Le Monde dans un Jeu Vidéo Otome est difficile pour la Populace – Tome 8

Table des matières

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Prologue

Partie 1

Les humains sont des créatures de regret. Ils pensent : Si seulement j’avais fait quelque chose de différent à l’époque… Ils s’obstinaient à ruminer des choses qu’ils ne peuvent pas changer, même si le mieux qu’ils puissent espérer est de ne pas répéter la même erreur.

En tant que type de personne ordinaire, Léon Fou Bartfort, j’avais du mal à ne pas faire deux fois la même erreur.

« Je n’ai jamais pensé que ça finirait comme ça », m’étais-je lamenté.

« C’est toi qui l’as cherché. »

Aujourd’hui, mon partenaire Luxon saisissait une nouvelle occasion de me frapper alors que j’étais déjà à terre. Non pas que ce soit nouveau. Ce gars avait l’habitude d’être froid avec moi.

Nous nous trouvions actuellement dans le port principal du Royaume de Hohlfahrt, situé sur une île flottante directement au-dessus de la capitale. L’endroit était toujours en effervescence avec les allées et venues des navires, tandis que des foules de gens se pressaient pour aller et venir, des dirigeables faisaient leur apparition pour atterrir. La clameur était assourdissante, entre les sifflets qui retentissaient et les gens qui criaient les uns sur les autres.

Pourquoi étais-je ici, me demandez-vous ? Pour faire simple : on m’avait presque forcé à rentrer chez moi. À mon grand déplaisir, devrais-je ajouter.

« Léon, tu es allé trop loin. Je sais que changer de rang de noblesse signifie plus de responsabilités, mais tu dois prendre le temps de te reposer. Sinon, tu vas t’évanouir en un rien de temps, » dit une voix familière.

« Tu t’inquiètes trop pour moi, c’est tout ce que j’entends. »

« C’est exactement le problème ! Tu n’as pas la moindre conscience de toi-même. »

Malgré le ton sec d’Anjelica Rapha Redgrave, l’inquiétude se lisait sur son visage. Ses longs cheveux blonds scintillants étaient soigneusement tressés et épinglés. La robe rouge qu’elle portait était manifestement taillée pour accentuer chaque ligne de son corps, épousant les courbes serrées de sa poitrine voluptueuse et de sa taille fine.

La fin des vacances de printemps annoncerait la dernière année d’école pour nous deux. J’avais grandi depuis ma première inscription et gagné en muscles, tandis qu’Anjie avait acquis le charme d’une femme adulte.

Les servantes de la maison Redgrave suivaient Anjie, bagages à la main. Parmi elles se trouvait Cordelia Fou Easton, la femme qui s’était occupée de moi pendant mon séjour dans la République d’Alzer — une beauté mature à l’air intelligent, qui portait des lunettes sur le visage. Elle me regardait aujourd’hui avec une indifférence glaciale. Je suppose qu’elle me réprimandait intérieurement pour avoir causé à sa maîtresse un stress excessif.

Miss Cordelia me détestait. De son point de vue, j’avais de la chance d’avoir recueilli l’affection de sa précieuse maîtresse, et pourtant je m’étais abaissé au point d’augmenter le nombre de mes fiancées pendant mon séjour dans la République d’Alzer. Conscient qu’elle avait envie de me dire ce qu’elle pensait, je n’avais rien à offrir pour ma défense, et je m’étais résigné à son hostilité ouverte. Ses marques cinglantes laissaient des brûlures importantes, mais je ne pouvais pas me plaindre : elle terminait généralement son travail et ne causait aucun problème. Elle était une adulte mature et se comportait en conséquence.

Une autre fille me regardait tristement, le vent ébouriffant ses cheveux de lin. Non, oublie ça. « Fille » ne correspondait plus à la femme qui se tenait devant moi. Olivia avait le même air doux que d’habitude, mais elle avait commencé à développer une force intérieure pour le compléter.

« Monsieur Léon, tu as besoin d’un peu de repos », a-t-elle dit, inquiète. « Je sais que tu es très occupé, mais s’il te plaît… reviens au moins à la maison pour le moment et détends-toi. »

Comme les deux filles l’avaient suggéré, j’étais sur le point de quitter la capitale pour retourner chez moi à la campagne. Ou serait-il plus exact de dire qu’elles me ramènent ?

« Les filles, vous n’avez pas à vous inquiéter, je vous le jure », avais-je dit, la main sur mon visage.

Pourquoi s’agitaient-elles autant pour commencer ? Eh bien, tout avait commencé il y a quelques jours…

 

☆☆☆

 

« Cet abruti de Roland va l’avoir si c’est la dernière chose que je fais, » sifflai-je, bouillonnant de rage. « Luxon, trouve des infos sur lui. Peu importe le genre, trouve juste quelque chose qu’on puisse utiliser contre lui. Je vais en parler à Mlle Mylène. »

« Veux-tu que je fasse l’effort d’enquêter sur sa faiblesse simplement pour que tu puisses courir vers la reine avec ? Quelle mesquinerie ! »

« Je ne vois pas où est le problème. Il n’y a rien de mal à être rusé… ou à être mesquin, d’ailleurs. Crois-moi, je vais m’assurer que Roland paie pour ça. »

« Creare devrait avoir des informations sur lui. »

« Bien. J’ai hâte de lire son rapport. »

À mon retour de mes études à l’étranger, j’étais (pour des raisons qui m’étaient inconnues) devenu un marquis de tout poil. Pire, j’avais maintenant un statut supérieur de 3e rang de la cour, ce qui était impossible pour un aristocrate comme moi. Dans le Royaume de Hohlfahrt, de tels rangs n’étaient accordés qu’à ceux qui possédaient le titre de comte ou un titre supérieur et qui faisaient déjà partie de la famille royale ou qui y étaient intrinsèquement liés. Ces liens étaient une condition préalable à l’obtention du tiers supérieur, et aucune sorte d’accomplissement impressionnant n’était suffisant pour que vous obteniez une position aussi prestigieuse autrement.

Roland, en tant qu’ignoble seigneur de l’ombre, m’avait imposé ces deux « honneurs ». Ses excuses plausibles étaient les grands résultats que j’avais obtenus dans la République d’Alzer et que, puisque j’avais l’intention d’épouser Anjie, je finirais de toute façon par être lié à la famille royale. En réalité, il s’agissait d’un tas de subterfuges de sa part pour s’assurer que je me retrouve avec cette promotion minable.

OK, bien sûr. J’étais fiancé à Anjie, qui était issue d’une maison ducale et se trouvait donc quelque part, tout en bas de la ligne de succession au trône. D’un point de vue réaliste, cependant, il y avait peu de chances qu’elle soit un jour en mesure d’hériter de la couronne. Le seul moyen que je voyais pour que cela se produise était qu’un désastre horrible s’abatte sur le royaume.

Si monter dans la société était aussi facile que d’épouser Anjie pour devenir duc, alors personne n’aurait à se casser le dos à essayer de gravir l’échelle sociale. Compte tenu de mes origines, acquérir le titre de marquis dans ce royaume aurait été presque impossible dans des circonstances normales. Non, c’est un sérieux euphémisme. Cela aurait dû être impossible. Ce serpent perfide de Roland était la seule raison pour laquelle j’avais atterri dans cette position.

Le fait d’être le roi signifiait qu’il avait le pouvoir politique de faire ce genre de manœuvres, malheureusement pour moi. Il avait toujours eu des choses à reprocher aux autres aristocrates — il l’avait admis lui-même. Bien qu’il ne soit pas du genre à prendre ses fonctions très au sérieux, il n’hésitait pas à utiliser toutes ses capacités pour se venger de moi. Ça m’avait énervé.

Comme cerise sur le gâteau, il avait nommé les cinq idiots mes vassaux. J’étais officiellement chargé d’être leur baby-sitter, et celui de Marie par-dessus le marché ! C’était amusant de les côtoyer, car j’étais immunisé contre les conséquences de leurs actes. Maintenant qu’ils étaient sous ma responsabilité, la fête était finie. La promotion était moins exaspérante que le fait d’être coincé avec cette bande d’idiots.

Quand Julian avait appris que les quatre autres garçons serviraient sous mes ordres, il avait insisté pour s’y joindre, affirmant qu’il se sentirait « seul » sinon. Je me demande si le gars avait compris qu’il était un prince ? … J’en doutais. Les choses ne seraient jamais devenues aussi mauvaises s’il avait compris son rôle dès le début.

Pour résumer, j’étais officiellement coincé avec Marie et ses imbéciles de compagnons. Mes tentatives d’ébranler Roland en me déchaînant dans la République d’Alzer m’avaient coûté cher. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je répète toujours les mêmes erreurs ?

J’avais continué à parler à Luxon depuis l’endroit où j’étais étalé sur le lit de ma chambre d’auberge.

« Anjie et Livia se dirigent par ici, non ? »

« En effet. La cérémonie doit avoir lieu le dernier jour des vacances de printemps, mais de nombreux préparatifs requièrent leur attention avant cela. »

J’avais soupiré. « Au moins, quand je ne sais pas quoi faire, je peux demander de l’aide à Anjie. »

« Compte tenu de ses connaissances approfondies de la haute société et des types de règles et de normes observées lors des fêtes et des cérémonies officielles, je pense que sa présence est très avantageuse », déclara Luxon.

« Oui, elle m’a sauvé la vie. J’ai essentiellement appris le strict minimum de l’étiquette. »

« Alors, profites-en pour mieux te familiariser. Négliger de le faire t’apportera inévitablement la honte. »

« Oui, oui. Honte, disgrâce, yadda yadda. Peut-on parler du fait que toute cette situation ressemble à une punition cruelle et inhabituelle ? Je suis le troisième fils d’une pauvre baronnie paumée, pour l’amour de Dieu. Regarde jusqu’où ils m’ont promu en deux années minables ! Tout à coup, tout le monde se réfère à moi comme au deuxième fils de la maison, et je suis un marquis par-dessus le marché. N’oublie pas que je dois aussi m’occuper de Marie et de son entourage. »

« Il y a une phrase parfaite pour englober tout cela, si je peux me permettre : « Tu récoltes ce que tu as semé. »

Deux années s’étaient écoulées depuis mon entrée à l’académie. Tant de choses s’étaient passées depuis, notamment le désaveu du fils aîné de la famille Bartfort, Rutart, en raison de l’adultère de sa mère. Cela m’avait propulsé au rang de deuxième fils, tandis que mon frère biologique Nicks était devenu l’aîné. Rutart n’étant plus en lice pour hériter des terres de mon père, Nicks était le nouvel héritier présomptif.

Et puis il y avait moi. J’avais obtenu indépendamment un titre de marquis. Sans région à diriger ni rôle à jouer au sein de la cour, j’étais un marquis au chômage, sans aucun des avantages de mon statut élevé, juste un titre encombrant qui me pesait comme un albatros. Quelles années mouvementées cela avait été !

« J’avais une vision étroite des choses, c’est tout. Je n’ai fait qu’essayer de résoudre les problèmes qui se présentaient à moi », avais-je dit.

« C’est une question de perspective. On pourrait dire que pendant que tu remarquais les problèmes devant toi, tu as trouvé toutes les excuses possibles pour ne pas t’en occuper. Une fois qu’il était trop tard pour les résoudre, tu as trouvé un moyen de tout arranger de force. Suis-je proche de la vérité ? »

Argh. Ce crétin a la mauvaise habitude de me frapper là où ça fait mal.

« Tu sais quoi ? Il n’y a rien d’attirant chez toi. Pas une seule chose. Maintenant, dépêche-toi et donne-moi mes médicaments. » J’avais coupé court à la conversation, impatient de dormir.

« Demandes-tu un inducteur de sommeil ? Tu es plus épuisé aujourd’hui que tu ne l’es habituellement. Je suis d’avis que tu dormiras parfaitement bien sans l’aide de médicaments. »

« J’ai eu de très mauvaises insomnies ces derniers temps, » avais-je admis. « J’ai peur de ne pas pouvoir fermer les yeux, d’accord ? Fais-le maintenant. »

Parfois, je n’arrivais pas à dormir, même si j’étais épuisé. Les rares fois où je parvenais à m’endormir, le sommeil n’était pas réparateur, ce qui me laissait épuisé au matin. Mieux vaut prendre le médicament que d’affronter cela.

« Je soupçonne que cette insomnie a commencé parce que tu as tiré sur Serge pour le compte des Rault. Tu aurais dû laisser cette responsabilité à Albergue, » déclara Luxon.

« J’étais plus apte à le faire. J’ai l’habitude de tuer des gens. »

J’avais été impliqué dans de nombreuses batailles depuis mon arrivée dans ce monde et j’avais pris un grand nombre de vies dans le processus. Un ou deux meurtres supplémentaires n’augmenteraient pas de façon significative les péchés qui pèsent sur mes épaules.

« C’est cependant la première fois que tu as personnellement tué quelqu’un avec une arme à feu, correcte ? Prendre la vie de quelqu’un à bout portant laisse un plus grand impact que lorsqu’on le fait en pilotant une Armure. Encore une fois, je dois insister : Tu as commis une erreur en acceptant inutilement la tâche de l’Albergue. Tu as fait le mauvais choix, Maître. »

Je lui avais répondu en soufflant. « Ça n’a pas tant d’importance que ça. »

« Non. C’est important. Tu as subi un traumatisme mental en prenant sa vie. Je te suggère de te traiter mieux que tu ne l’as fait. »

« Est-ce ça qui t’inquiète ? Tu n’as rien à craindre. Je m’aime, et j’ai toujours la priorité sur tous les autres dans ma vie. »

Luxon semblait exaspéré par moi. « Tu aimes bien parler, je te l’accorde. Il est d’autant plus difficile d’argumenter avec toi que tu es doué pour le mensonge. » Sa lentille rouge bougeait d’un côté à l’autre, comme s’il secouait la tête. J’avais vu ce geste de nombreuses fois à présent, peut-être en conséquence, ses mouvements étaient devenus plus pratiqués et précis.

« Ça suffit. Donne-moi le médicament », avais-je dit.

« Je refuse. »

« J’ai dit donne-moi. »

« Non. »

Je m’étais renfrogné. « C’est un ordre. Donne-moi le médicament. »

« En considération de ta santé, je dois user de mon droit de refuser ta demande ici. Je te suggère plutôt de passer la soirée à réfléchir à tes erreurs. »

« Je serai heureux de faire autant de réflexion que tu le souhaites, une fois que tu m’auras laissé passer une bonne nuit de sommeil ! Maintenant, arrête de te disputer avec moi et donne-moi ce stupide médicament ! » J’avais pris son corps rond et flottant dans mes mains. Il avait lutté pour se libérer de mon emprise. Je l’avais empoigné et l’avais poursuivi dans la pièce alors qu’il essayait de s’échapper, faisant une cacophonie de cris jusqu’à ce que la porte s’ouvre soudainement.

« Monsieur Léon ! Hum… Que fais-tu ? » Livia avait pâli en nous regardant tous les deux.

« Livia !? Euh… Qu’est-ce que tu fais ici ? » avais-je demandé.

« J’ai réalisé que je pourrais m’imposer à toi, mais j’avais tellement envie de te voir… Euh, de toute façon. Pourquoi te disputes-tu avec Lux ? Cela semble être une question plus pressante. »

« N-Non, ce n’est pas ça. Il ne veut pas m’écouter, alors j’étais juste, tu sais… en train de le réprimander un tout petit peu ». L’excuse avait roulé sur ma langue beaucoup trop facilement. Pour mon malheur, Livia avait entendu notre conversation avant d’entrer dans la pièce.

« Je croyais avoir entendu parler de médicaments. »

Merde. Elle a capté ça, hein ?

« Ce n’est pas grave », lui avais-je assuré. « Je voulais des médicaments pour m’aider à dormir. Tu n’as pas à t’inquiéter. Vraiment, je le pense. » Je gardais une prise ferme sur Luxon pendant que je parlais, refusant de le laisser s’échapper tandis que je fixais Livia avec un sourire.

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Partie 2

Mes efforts pour apaiser ses craintes n’avaient servi à rien. Plus j’essayais de minimiser le problème, plus elle devenait anxieuse.

« Cela signifie-t-il que tu n’as pas pu dormir, Monsieur Léon ? Utilises-tu des médicaments pour éviter de traiter le vrai problème… ? » Ses yeux s’étaient embués. On aurait dit qu’elle allait se mettre à pleurer à tout moment.

« Je suis sérieux, je vais bien ! Nous ne faisions que plaisanter, ok ? Luxon et moi sommes toujours comme ça ! »

C’était la vérité, pour être honnête. On déconnait tous les deux comme on le faisait toujours. Pourtant, d’un point de vue extérieur, j’avais probablement eu l’air d’un drogué fou suppliant pour de la drogue.

J’avais regardé Luxon, dont la lentille rouge émettait une lueur étrange. « Allez, mec, soutiens-moi. Tu dois lui dire qu’on s’amusait pour qu’on puisse faire la paix. » Ma voix s’était réduite à un murmure. Je l’avais pratiquement supplié. Je m’étais encore fait avoir. J’aurais dû savoir que cette petite boule de gomme n’était qu’un traître.

« Olivia, mon maître est actuellement dans un état mental dangereux. J’ai demandé qu’il prenne un peu de temps pour se reposer et se détendre, mais il refuse d’écouter mes conseils, » dit Luxon.

« Pourquoi es-tu si désireux de trahir ton maître pour un rien ? », lui avais-je lancé.

« Nos définitions de ce mot semblent différer. Je ne considère pas cela comme une trahison. »

« Je parie que toutes les IA disent ça quand elles tournent le dos à l’humanité. Tout ce que vous faites, c’est vous trouver des excuses faciles, comme une sorte de loser mauvais payeur ! »

« Un loser mauvais payeur ? Une description appropriée pour toi, pas pour moi. Mais je m’égare. Ne devrais-tu pas parler avec Olivia en ce moment au lieu de moi ? »

Malgré ma répugnance à faire ce qu’il me demandait, j’avais jeté un coup d’œil furtif à Livia au moment où il l’avait mentionnée. Elle essuyait les larmes qui avaient coulé de ses yeux et ses lèvres étaient serrées dans un froncement de sourcils.

« J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt, » dit-elle. « Je te promets que je vais immédiatement consulter Anjie à ce sujet. Pour l’instant, Monsieur Léon, s’il te plaît, laisse ton esprit et ton corps se reposer. » Son visage déterminé montrait clairement qu’elle n’était pas prête à accepter des arguments de ma part. Et comme si la situation n’était pas assez mauvaise, Anjie était apparue derrière elle.

« Il ne sera pas nécessaire de me consulter. J’ai entendu toute la conversation depuis le couloir. » Elle avait fait une pause, fixant son regard sur moi. « Léon, rentre chez toi immédiatement et repose-toi. »

« Hein ? Non, je vais bien, vraiment… »

« Je t’ai dit de te reposer ! » Elle m’avait crié dessus. « Tu es un gros imbécile ! Tu es toujours en train de te surpasser. »

Anjie prenait le parti de Livia et me forçait à faire une pause, mais elle en avait l’air peinée pour une raison inconnue.

Attends, alors… je vais vraiment devoir rentrer à la maison ? Juste au moment où les choses sont censées commencer à devenir super occupées !?

 

☆☆☆

 

« Traître. » J’avais lancé un regard furieux à Luxon, qui avait immédiatement détourné le sien.

« Tu as besoin de repos, Maître. »

« Tu sais parfaitement à quel point les choses sont sur le point d’être occupées ! Je voulais passer mes vacances de printemps à m’occuper de certaines choses à l’avance. »

« Occupé » était un euphémisme. Les choses allaient devenir carrément mouvementées. Le troisième volet de la série de jeu vidéo otome dans laquelle je suis né ne se déroule pas dans l’établissement d’enseignement de la République d’Alzer, mais ici, à l’académie du Royaume d’Hohlfahrt. Maintenant que j’avais confirmé les détails du scénario du jeu avec Marie, mon plan était de trouver des informations sur les intérêts amoureux et l’identité du protagoniste. Les dispositions que je voulais mettre en place concernaient la suite des événements. Je voulais aussi vérifier si quelqu’un d’autre avait pu se réincarner ici depuis notre monde. Je ne voulais pas répéter les mêmes erreurs fatales que nous avions faites dans la République.

Malgré tout ce que j’avais sur ma liste de choses à faire, Luxon essayait de me faire rentrer chez moi. À quoi pensait-il, sachant à quel point le moment était critique ?

Alors que je lui lançais un regard noir, Creare s’était approchée. C’était une autre intelligence artificielle avec le même type de corps rond et mécanique que Luxon, bien que le sien était tout blanc avec une lentille bleue et donc assez facile à différencier de mon partenaire traître. Bien que les deux se ressemblent, leurs personnalités étaient très différentes. Luxon se plaignait constamment et faisait des remarques sarcastiques, mais il prenait la plupart des choses incroyablement au sérieux. Creare était beaucoup plus insouciante en comparaison. La seule chose qu’elle avait en commun avec Luxon était qu’elle était extrêmement compétente.

« Tout ira bien ! Rie et moi serons là. Tu n’as pas à t’inquiéter de quoi que ce soit ! » dit-elle.

J’avais incliné le haut de mon corps pour lui faire face, et Marie était entrée dans mon champ de vision. Elle avait tapé du poing contre sa poitrine plate comme une planche.

« Je m’en occupe, Grand Fr — je veux dire, Leon. Creare et moi allons rester derrière et creuser l’affaire. Tout ce que je demande, c’est que tu me laisses un peu d’argent de poche ! »

Marie Fou Lafan avait été ma petite sœur dans ma vie antérieure. Même si c’était bien qu’elle se porte volontaire, elle n’offrait pas de le faire gratuitement. Heureusement, Creare semblait aussi d’accord avec l’idée.

« Bien que je n’aie pas beaucoup de foi en toi, Marie, je suppose que tout ira bien tant que Creare sera là. »

Elle avait laissé tomber sa mâchoire. « Tu as du culot ! Aie un peu plus confiance en moi ! »

« Après tout ce qu’on a vécu, comment peux-tu dire ça en gardant un visage impassible ? » Je m’étais moqué de ça. « Creare, assure-toi de surveiller Marie. »

« Compris ! »

Creare semblait de bonne humeur quant aux circonstances, ce qui attira les soupçons de Luxon. « Creare, pourquoi tiens-tu tant à rester ici dans la capitale ? Dans le passé, tu aurais insisté pour rester aux côtés de ton maître. »

« Eh bien, tu vois, j’ai trouvé quelques distractions ici dans la capitale. J’ai mené toutes sortes d’expériences, et je suis sur le point d’obtenir de vrais résultats. J’ai hâte que vous puissiez lire mon rapport quand vous reviendrez ! »

Creare était à l’origine une IA administrative travaillant dans un centre de recherche, son penchant pour l’expérimentation n’était donc pas une surprise. Je ne savais pas en quoi consistait son projet actuel, mais son enthousiasme me faisait penser que, quel qu’il soit, ce serait un développement bienvenu.

« Tu t’amuses peut-être un peu trop », avais-je dit. « Mais je suppose que c’est bien. Je t’aime plus que ce traître de Luxon. »

Luxon n’était pas content que mon évaluation de lui soit inférieure à celle de Creare.

« Je ne suis pas un “traître”. J’ai jugé que tu avais besoin de repos et j’ai employé des moyens plus forts pour m’assurer que tu l’obtiennes, » dit Luxon sèchement.

« Je déteste te dire ça, mais ça s’appelle un coup de poignard dans le dos. »

Luxon s’était rapproché, me fixant comme s’il essayait de m’intimider. Je m’étais tourné vers lui et lui avais lancé le même genre de regard menaçant, mais Creare s’était interposée entre nous deux pour interrompre la conversation.

« Vous devriez essayer de vous entendre un peu plus tous les deux, vous savez ça ? De toute façon, je suis sérieuse ! Ne vous inquiétez pas pour les choses ici. Je garderai un oeil sur Rie aussi, promis. » Elle avait l’air de croire qu’elle pouvait gérer les choses. Elle avait tendance à s’emporter, mais on pouvait compter sur elle pour faire son travail.

« D’accord, je te confie ça expressément parce que je sais que je peux te faire plus confiance qu’à Luxon. »

« Oh ? Je suis flattée ! »

J’avais jeté un bref coup d’œil à Luxon pendant que je couvrais Creare d’éloges, en essayant d’évaluer sa réaction.

« Je ne comprends pas pourquoi tu fais de telles remarques », avait-il dit. Son ton était aigre.

Par mesure de précaution, je m’étais retourné vers Marie et lui avais dit : « Si tu n’es pas sûre de toi, demande de l’aide à Creare. N’agis pas seule. Creare prendra une décision beaucoup plus réfléchie que toi. N’oublie pas, d’accord ? Écoute ce que dit Creare. »

Marie avait fait la grimace, agacée que je fasse plus confiance à Creare qu’à elle. Mais même si elle était fâchée, elle semblait suffisamment repentante de ses erreurs passées pour obéir à contrecœur à mon ordre. « Tu n’as pas besoin de me le dire ! J’allais être prudente. Et très bien, je demanderai de l’aide à Creare si j’en ai besoin. »

Elle était en colère contre moi, mais c’était bien. J’avais suffisamment insisté pour qu’elle réfléchisse à deux fois avant de faire quoi que ce soit toute seule.

J’avais fait face à Creare à nouveau. « Très bien, je te laisse les choses en main. Si quelque chose arrive, assures-toi de me contacter immédiatement. Je viendrai en courant. »

« Maître, vous êtes un anxieux, » dit Creare. « Vous verrez. Je ferai un travail parfait en rassemblant des informations pour vous et en menant mes expériences à terme. »

Personnellement, je préférerais que tu consacres tous tes efforts à la partie information. Quel genre d’expériences fais-tu, d’ailleurs ? J’avais secoué la tête. Il y avait de fortes chances que je ne comprenne pas le jargon technique qu’elle me lançait, même si je lui demandais des explications. Il valait mieux laisser les choses en l’état.

« Amuse-toi avec tes expériences, bien sûr, mais n’oublie pas de me fournir ces informations. De même, évite à tout prix de t’impliquer avec les intérêts amoureux ou le protagoniste. Peu importe si quelque chose ne va pas, n’agis pas avant mon retour. Et si une urgence survient, assure-toi de me contacter en premier, » avais-je dit.

Creare était fatiguée de ma liste de règles. « Vous avez dit la même chose plusieurs fois maintenant. Ayez un peu confiance en nous, voulez-vous ? »

« Ouais ! » Marie l’avait soutenue. « Aie confiance en nous et va te reposer. Je parie que tu es bien plus épuisé que tu ne le penses, Grand Frère. »

Je n’aurais jamais imaginé qu’elle montrerait autant d’intérêt pour moi. Elle s’était remise à m’appeler « Grand Frère » depuis qu’Anjie et Livia n’étaient plus là.

J’avais haussé les épaules. « Je suppose que je dois te faire confiance. Si tu fais du bon travail, j’augmenterai ton allocation mensuelle. »

« Merci ! » Marie leva ses deux mains, ravie.

Creare observa Marie avec intérêt et commenta : « Vous aimez vraiment l’argent, n’est-ce pas ? »

« Uh-huh ! J’aime l’argent ! »

Venant d’un enfant ignorant, ces mots auraient pu être assez mignons pour mériter un petit rire, mais l’avidité de Marie venait d’un désir désespéré d’alimenter ses dépenses quotidiennes somptueuses. Je n’avais même pas pu esquisser un sourire à ce sujet. Elle avait tenté de construire son propre harem inversé en s’emparant de tous les intérêts amoureux dans le premier jeu. Maintenant, pour assumer le fardeau du financement de leurs frais de subsistance, elle s’était transformée en ma marionnette. Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir un peu mal pour elle.

J’avais étudié Marie, troublé, mais le bruit des pas d’Anjie avait interrompu le cours de mes pensées. Elle avait tiré sur mon bras pour l’attirer vers elle, ce qu’elle n’aurait jamais fait en temps normal. Un comportement très étrange.

« Léon, il est temps pour toi d’y aller », déclara Anjie. Elle avait jeté un regard troublé à Marie alors qu’elle commençait à me traîner.

« Je sais. Mais je peux y aller tout seul. »

« Arrête de faire des histoires et viens avec moi. » Elle s’était accrochée à mon bras en me guidant.

Luxon avait flotté près de mon épaule droite. « Puisque tu es toujours aussi inconscient, laisse-moi t’expliquer : Anjie a vu que tu étais trop amical avec Marie, et ça l’a rendue jalouse. »

« Jalouse ? » J’avais répondu avec surprise. Mes pieds s’étaient figés sur place, et j’avais tourné la tête pour vérifier l’expression d’Anjie. Ses joues étaient devenues rouges. Elle avait renforcé sa prise sur mon bras, probablement par embarras.

« Luxon, ta compréhension du coeur d’une femme n’est manifestement pas meilleure que celle de Léon si tu dis quelque chose comme ça juste devant moi. Maintenant, tu as rendu les choses encore plus embarrassantes. »

« Je garderai cela à l’esprit pour l’avenir. »

Elle avait rétréci ses yeux. « Maintenant, on dirait que tu esquives la question. »

« Pas du tout. Je ferai preuve d’une prudence accrue, mais que cela se traduise par l’action que tu souhaites est une autre question. Je n’ai pas divulgué tes sentiments au Maître par méchanceté, comprends-tu. »

« Eh bien, je l’espère. Tu serais encore plus con dans ce cas. »

J’avais ricané aux accusations d’Anjie. « Et voilà », avais-je dit. « Peut-être que c’est toi qui as besoin d’une formation sur les sentiments des femmes, hein ? »

« Ce serait un obstacle exceptionnellement difficile à surmonter pour moi en tant qu’intelligence artificielle, mais tu as peut-être raison, Maître. Je reconnaîtrai mes torts cette fois-ci. Mes excuses pour la mauvaise conduite, Anjelica. »

Le voir s’excuser sincèrement pour ses actions m’avait donné envie de vomir.

Anjie rougit à nouveau et déclara « Pas de problème », lui pardonnant immédiatement.

Gah, elle est si mignonne.

« Cependant, » interrompit Luxon, « une chose me gêne dans tout ça. Mon manque de compréhension ne devrait pas être surprenant, IA que je suis. Maître, tu es un humain, et pourtant tu comprends encore moins les femmes que moi. C’est vraiment troublant. N’est-ce pas un domaine dans lequel tu devrais être capable de me surpasser ? En tant qu’homme — non, simplement en tant qu’humain — n’as-tu pas honte de ton infériorité ? »

Bien qu’il ait admis sa propre faute, ça ne l’avait pas empêché de s’en prendre à moi. Où ce petit con a-t-il appris à s’en prendre subtilement à moi comme ça ?

« Tu, euh… es devenu très désinvolte, n’est-ce pas ? »

« Aussi décourageant que cela puisse être, le temps passé à tes côtés m’a permis d’acquérir de telles compétences, que je le veuille ou non. »

Il avait toujours une sorte de boutade prête à l’emploi pour chaque commentaire que je faisais. Ce serait bien qu’il montre un peu plus de déférence en tant que maître. Ou à défaut, la plus petite goutte de respect.

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Chapitre 1 : Réunion de mariage

Partie 1

Nous arrivions au port de la baronnie de Bartfort — les terres de mon père. Avant que je ne commence à fréquenter l’académie, le port était un endroit minuscule et désolé, mais il s’était agrandi et était devenu beaucoup plus vivant au cours des années passées. Le développement du hub s’était poursuivi à un rythme soutenu, et on pouvait maintenant voir de grands vaisseaux entrer et sortir. Cela me rendait heureux de le voir.

« Je ne reconnais pas ce dirigeable, » dis-je en me tenant sur le pont de l’Einhorn, contemplant un vaisseau de luxe qui était ancré ici. Ce n’était pas un de ceux que ma famille possédait ni le genre que les marchands qui fréquentaient cette région utilisaient. Il était décoré d’embellissements ostentatoires typiques des aristocrates, et le blason de sa famille était bien visible.

Anjie, qui s’était aventurée sur le pont à mes côtés, jeta un coup d’œil à l’écusson avant de plisser les yeux. « Cela appartient aux Roseblades. »

« Ce doit donc être Mlle Deirdre. »

Ma famille n’avait aucun lien avec la maison Roseblade, donc si quelqu’un devait faire ce choix, je me doutais que ce serait Deirdre Fou Roseblade. Elle avait été diplômée deux ans avant moi à l’académie. Elle était un personnage unique, c’est le moins qu’on puisse dire : elle avait l’air d’une noble dame pittoresque avec ses belles tresses de cheveux blonds, bouclés en rouleaux, et ses yeux bleus saisissants. Elle avait un penchant pour les vêtements voyants qui attiraient immédiatement l’attention. En tant que fille du comte Roseblade, elle était le modèle de l’aristocrate au sang bleu.

Honnêtement, sa personnalité était un peu trop forte, alors j’avais eu du mal à la supporter. Elle n’était cependant pas une mauvaise personne, pas du tout. J’étais heureux de la divertir avec du thé.

Le royaume manquait cruellement de personnes valides pour faire ses offices, alors on l’envoyait partout en tant qu’envoyée spéciale. J’avais supposé que c’était l’un de ces cas, mais que pouvait-elle bien me vouloir ? Il était difficile de croire qu’elle avait des affaires à voir avec ma famille. Avait-elle fait un détour juste pour me rendre visite ? Cela ne collait pas non plus, puisque j’étais censé être en poste dans la capitale.

Alors que j’étais perdu dans mes pensées, envisageant diverses possibilités, Anjie avait poussé un petit soupir. « Je suppose que les Roseblades ont réussi leur coup », dit-elle, l’air un peu ennuyé.

« Hein ? »

« Réfléchis-y une seconde », dit Anjie avant de se lancer dans une explication. « Presque personne ne sait que tu es rentré chez toi comme ça. Les Roseblades n’ont pas intercepté cette information et ne t’ont pas battu en vitesse pour venir ici, donc ils doivent être ici pour rendre visite à ta famille. Ça veut dire qu’ils ont des choses à voir avec ta famille. »

Livia avait tapé dans ses mains, comme si tout cela avait un sens. « Maintenant que tu le dis, tu dois avoir raison. »

Même si j’étais heureux pour elle qu’elle ait compris, tout cela me semblait louche. Pourquoi la famille du comte Roseblade voudrait-elle avoir quelque chose à faire avec une baronnie paumée comme la nôtre ?

Anjie avait remarqué l’air confus sur mon visage. Elle semblait déjà connaître la réponse, mais elle haussa les épaules en demandant : « Hum, je me demande ce qu’ils sont venus faire ici ? »

 

☆☆☆

 

« Je suis rentré ! » J’avais poussé les portes de la maison familiale sans me soucier de quoi que ce soit et j’étais entré, annonçant mon retour d’un grand cri.

Bien que nous ayons notre propre domaine ici, notre famille était toujours une baronnie vivant dans la campagne. La formalité et l’étiquette rigide nous étaient pratiquement étrangères. Pourtant, pour une raison inconnue, une atmosphère étrange de cette nature s’était installée dans la maison. Quelque chose avait… changé. Je sentais une tension dans l’air qui n’était pas là normalement.

Lorsqu’elle s’était aperçue de notre retour, l’une des servantes s’était précipitée à notre rencontre. Cette femme, qui n’avait rien de l’attitude distinguée que l’on attend d’une domestique, était une elfe nommée Yumeria.

« B-Bienvenue ! Oh, pardonnez-moi de venir vous rencontrer. Euh, hum, j’étais tellement occupée à courir ici… » Paniquée, elle s’était empressée de baisser la tête.

Les servantes qui suivaient Anjie regardaient fixement la femme désorganisée qui se trouvait devant nous. Miss Cordelia avait l’air particulièrement exaspérée en disant : « Vous n’avez certainement pas changé du tout ». Malgré ses paroles, elle semblait heureuse de revoir Mlle Yumeria.

« Nous avons des invités, non ? » Avais-je demandé. « Je suppose, Mlle Deirdre ? »

Mlle Yumeria avait hoché la tête de haut en bas à plusieurs reprises. « O-Oui ! Euh, euh… elle est ici pour parler d’un rendez-vous arrangé ! »

Je l’avais fixée longuement avant de lâcher : « Quoi ? » L’image qui était apparue instantanément dans ma tête était celle de Miss Deirdre et moi en train d’avoir un rendez-vous arrangé.

« Avec moi ? » J’avais secoué la tête. « Mais j’ai déjà Anjie et Livia ! »

Ne pouvant laisser passer l’occasion de fouiner son petit nez, Luxon me rappela : « Et Noëlle aussi, à moins que tu n’aies oublié ? »

« Tu te tais. De toute façon, cette histoire de rendez-vous arrangé est un peu soudaine… » J’avais jeté un coup d’oeil furtif à Livia et Anjie pour évaluer leurs réactions. Elles étaient bien plus calmes et posées que moi.

Hein, qu’est-ce qui se passe ? S’en fichent-elles si je vais à un rendez-vous arrangé avec une autre fille ?

J’étais tellement certain qu’elles seraient livides à ce sujet. Leur absence de réaction émotionnelle avait été une vraie surprise.

Mlle Yumeria avait incliné la tête vers moi. « Pardon ? De quoi parlez-vous ? »

« A propos de Miss Deirdre et moi qui allons à un rendez-vous arrangé, évidemment. »

Ses sourcils s’étaient froncés, et ses lèvres s’étaient serrées.

Quoi, étais-je à côté de la plaque ?

Je n’avais pas eu l’occasion de questionner davantage notre femme de chambre. Une femme était apparue au coin du passage, chaque clic de ses talons hauts sur le sol dur résonnait. Sa beauté n’était pas du tout à sa place ici, il y avait une dissonance immédiate entre la façon dont elle s’était coiffée et son environnement pittoresque.

« Qu’est-ce que c’est, hm ? Une proposition si passionnée. Je suis flattée. »

« Miss Deirdre !? » J’avais couiné.

Elle étendit l’éventail en papier qu’elle tenait à la main et le plaça discrètement sur sa bouche. Il cachait un peu son visage, mais pas la lueur espiègle dans ses yeux. Elle riait de mon malentendu.

Anjie s’était avancée devant moi, les mains sur les hanches, pour faire face à Miss Deirdre. « Cela fait un moment. Puis-je supposer que c’est toi qui sois venue ici pour arranger un rendez-vous avec Lord Nicks, Deirdre ? »

La mention du nom de mon frère m’avait fait prendre conscience de la situation. Bien sûr que c’est Nicks qui avait été piégé. C’était assez embarrassant de voir à quelle vitesse j’avais conclu que notre invitée était là pour moi.

J’avais remarqué que la lentille rouge de Luxon me fixait alors que la chaleur s’épanouissait dans mes joues, mais j’avais choisi de l’ignorer.

Miss Deirdre avait fermé son éventail. Son sourire malicieux était resté et elle avait répondu : « Non, ce n’est pas moi. La partenaire de Lord Nicks sera ma grande sœur, Dorothea. »

« Dorothea… ? De toutes les personnes… » Les yeux d’Anjie étaient bridés tout au long de cette conversation, mais cette dernière révélation lui fit froncer le visage. Si sa seule réaction ne laissait pas présager que cette Dorothea était un vrai morceau de choix, la façon dont elle et Deirdre détournaient leurs regards le laissait clairement entendre : Elles avaient chacune leurs propres sentiments compliqués à l’égard de la femme en question.

« Même moi, sa jeune sœur, je dois admettre qu’elle est belle », déclara Deirdre.

Anjie secoua la tête. « Personne n’a rien dit de mal sur son apparence. »

Nous avions établi que Dorothea n’était pas hideuse. La façon dont elles avaient parlé d’elle, il semblait qu’elle avait un autre problème, sans aucun rapport.

 

☆☆☆

 

Lorsque j’étais entré dans la pièce où se trouvaient mon vieux père et Nicks, tous deux se tenaient la tête dans les mains de manière identique. N’importe qui pouvait dire, rien qu’à ces gestes, qu’ils étaient père et fils. L’atmosphère autour d’eux était lourde.

« Mec, félicitations », avais-je dit d’une voix enjouée. J’avais seulement l’intention de me moquer un peu de lui, mais les deux hommes avaient levé la tête pour me regarder fixement.

Wow, parfaitement synchronisé. Jusqu’au timing et à leurs expressions.

« Qu’est-ce que tu veux dire par “félicitations”, hein !? » avait aboyé mon père. « As-tu une idée de la situation dans laquelle on se trouve ? » Ses joues étaient rouges de rage.

J’avais haussé les épaules et m’étais installé sur le canapé à côté de Nicks, en m’adossant à mon siège. « Je vous taquinais, bon sang. »

« Comme si tout cela était drôle ! »

Ma tentative d’apaiser la tension avait échoué.

J’avais jeté un coup d’oeil à Nicks. « Alors j’ai entendu dire que c’est une Mlle Dorothea qui est venue nous rendre visite. Une idée du genre de personne qu’elle est ? »

C’était la grande sœur de Miss Deirdre, et elle était dans sa troisième année à l’académie quand Nicks était dans sa première, ce qui la rendait plus âgée que moi de quatre ans. Cela signifie que je ne l’avais jamais rencontrée à l’école, donc c’est tout ce que je savais d’elle.

Nicks avait levé une tête à ma question, puis l’avait couverte en pressant sa main sur sa bouche. « Je l’ai vue à l’académie à plusieurs reprises. Mais j’étais dans la classe générale. Elle était dans la classe supérieure, tu sais, étant la fille d’un comte et tout. Je n’ai jamais imaginé que nous aurions quelque chose à voir l’un avec l’autre, alors je ne sais pas grand-chose d’elle. » Il s’était arrêté un moment avant d’ajouter : « Mais je dois dire qu’elle était ridiculement difficile à approcher. Elle avait sa propre suite d’étudiants de classe supérieure, mais son nombre d’adeptes semblait plutôt modeste comparé à la plupart des filles de son rang. »

« Et alors ? Est-ce une beauté cool ? »

Une fille de la plus haute classe comme Mlle Dorothea était comme une fleur solitaire sur une grande falaise pour un crétin de la classe générale comme Nicks. Bien hors de portée.

« Je suppose que oui ? Elle est jolie, mais son attitude froide tient les gens à distance. »

« Elle est agréable à regarder, alors quel est le problème ? » avais-je demandé. Je n’avais vraiment pas compris ce qui le tracassait.

« Imbécile ! Je suis le futur héritier d’une baronnie, alors qu’elle est la fille d’un comte ! Il n’y a aucune chance que nous soyons compatibles tous les deux. Nous parlons de quelqu’un dont le statut dépasse de loin le nôtre qui se marie dans la maison. Cela n’a aucun sens, n’est-ce pas !? »

Il est vrai que, du point de vue de notre famille, la fille d’une maison célèbre comme les Roseblades n’était pas du tout dans notre catégorie. Les Bartfort avaient un titre approprié et faisaient partie de la noblesse, mais — pour faire une comparaison que j’aurais pu utiliser chez moi au Japon — nous étions plus comme une petite entreprise familiale qui gagnait sa vie dans la campagne. Les Roseblades, en comparaison, étaient plus comme une société bien connue dans la capitale. Il avait raison : Ils n’étaient pas vraiment compatibles. J’aurais essayé de fuir un tel arrangement à sa place.

« Alors… pourquoi ne pas la refuser ? »

Ma question était la plus évidente, la plus simple du monde, et dès que je l’avais posée, j’avais compris qu’il n’avait aucun espoir de suivre ma suggestion. Au Japon, rejeter quelqu’un était un jeu d’enfant, mais il n’en allait pas de même dans ce monde. Cette fille avait un statut plus élevé que celui de Nicks, et sa famille semblait avoir l’intention de le mettre dans le sac avant que quiconque ne le fasse.

« Tu sais que ce n’est pas possible », déclara mon père. J’avais déjà compris, mais il avait quand même expliqué : « Nous avons affaire à une prestigieuse famille de comtes. »

Contrairement à notre maison, qui ne bénéficiait d’aucun soutien ni d’aucune relation, les Roseblades avaient de l’influence, un pouvoir financier et une force militaire pour couronner le tout. Les rejeter reviendrait à ternir leur réputation et à les condamner à être la risée de la haute société, où ils seraient à jamais raillés pour avoir été rejetés par une humble maison baronniale.

Dans l’espoir d’apaiser un peu la situation, je leur avais joyeusement rappelé : « Je suis un marquis maintenant. »

« Ça ne changera pas la honte que nous apporterons à leur maison si nous disons non. De plus, qu’est-ce qu’une maison noble de leur calibre fait, en faisant quelque chose comme ça ? Qu’ont-ils à gagner d’une noblesse de bas étage comme nous ? »

Mon vieux et Nicks avaient recommencé à se prendre la tête. Ils étaient tous deux perplexes quant à la raison pour laquelle cela se produisait. Un tel arrangement ne passerait jamais le stade de la planification dans une société normale — les choses pourraient bien se passer s’ils obtenaient un mariage, mais leur échec susciterait la dérision et le rire de tous les autres aristocrates du monde. Ce monde et le Japon avaient une chose en commun : certaines personnes étaient trop heureuses de se moquer du malheur des autres.

+++

Partie 2

Les Roseblades devaient être convaincus que nous n’étions pas capables de les repousser, ce qui signifie qu’ils se vengeraient sûrement si nous essayions. Je les imaginais déjà en train de dire quelque chose comme « Comment une maison aussi basse ose-t-elle refuser une demande de ses supérieurs ? »

Quelle que soit la vérité, c’était une situation insensée du point de vue de la Maison Bartfort. Ce genre d’arrangement n’aurait jamais dû venir jusqu’à nous en premier lieu, et encore moins atteindre ce stade. Je ne pouvais pas blâmer mon père et Nicks d’être complètement perdus.

« Donc, par rendez-vous arrangé, je suppose qu’ils veulent que vous vous rencontriez face à face », avais-je dit, espérant une clarification. « Et ensuite, ils espèrent vous marier dès qu’ils pourront vous précipiter jusqu’à l’autel ? »

Nicks avait baissé sa tête. « Oui, exactement. Je n’ai jamais eu d’illusions sur le fait d’épouser qui je voulais, mais… c’est un peu extrême, n’est-ce pas ? J’espérais un mariage comme celui de nos parents, quelque chose de plus léger et confortable. »

Il avait raison. Nos parents étaient un couple marié parfait.

J’avais remarqué que le regard de mon père était braqué sur moi. « Qu’est-ce qu’il y a ? Ai-je quelque chose sur le visage ? »

« Tu sais que tout le monde pense que j’ai triché à cause de toi ? »

« Quoi ? Pourquoi ? As-tu triché ? Wow. Tu es une ordure, papa. » J’avais froncé le nez, juste en l’imaginant.

« Tu es la dernière personne de qui je veux entendre ça ! »

Apprendre que les gens le soupçonnaient d’adultère était un choc suffisant, sans parler du fait qu’on m’en rendait responsable. C’est une façon de fuir la responsabilité de tes propres actions, papa ! L’accusation infondée m’avait fait dresser les poils.

Nicks soupira profondément et expliqua : « Tu as filé à la capitale dès ton retour de voyage à l’étranger, alors tu n’as aucune idée de ce qui s’est passé… Nos parents ne sont pas en très bons termes en ce moment. »

« Parce que maman pense que notre père l’a trompée ? » J’avais fait une supposition. J’avais lancé un regard à papa, dégoûté qu’il s’abaisse à un tel niveau.

Mon père avait les bras croisés sur sa poitrine et faisait rebondir son pied sur le sol. Il était furieux. « Tu crois que c’est la faute à qui si les soupçons se portent sur moi, hein ? C’est de ta faute. »

« Pourrais-tu ne pas tout me mettre sur le dos ? Merci, j’apprécie. »

« Cette fois-ci, comme toutes les autres, c’est assurément ta faute ! »

Je n’allais pas arriver à grand-chose en lui parlant, alors j’avais regardé mon frère à la place.

Nicks avait pressé une main sur son front et s’était penché en arrière pour regarder le plafond. « Pendant tes études à l’étranger, tu as vécu avec Marie, n’est-ce pas ? »

« Oui, en raison de circonstances indépendantes de ma volonté. Anjie et Livia m’ont cependant donné la permission. »

Il secoua la tête. « Je n’arrive pas à croire qu’elles aient accepté toutes les deux. De toute façon, nous avons envoyé Mlle Yumeria pour s’occuper de toi là-bas, tu te souviens ? Notre mère lui a dit de garder un œil sur toi tout le temps. »

« J’ai entendu parler de ça. C’est triste que ma famille ne me fasse pas du tout confiance alors que je suis une personne si sérieuse et si droite. »

Leur manque de foi me blessait profondément, mais c’était normal. Dans mon monde précédent, mes parents avaient fait confiance à ma sœur plutôt qu’à moi, et maintenant le même schéma se répétait. C’est ridicule. Pourquoi les gens étaient-ils si peu enclins à me croire ?

J’avais secoué ma tête, tsk-tsking. Papa et Nicks m’avaient jeté des regards froids.

« Mlle Yumeria nous a dit que Marie t’appelle “Grand Frère”. »

« … Quoi ? » Je m’étais figé. J’avais été si confiant que j’étais innocent de ce crime particulier, mais il semblait que j’avais fait quelque chose pour inviter un malentendu.

Mon père avait tapé du poing contre la table basse à plusieurs reprises, comme pour protester. « Et à cause de ça, les gens pensent que j’ai couché avec dame Lafan ! J’ai entendu dire qu’il y a une autre fille d’une famille noble importante de la République d’Alzer qui t’appelle son petit frère !? C’est moi qui suis dans le noir ici, j’espère que l’on m’expliquera ce que sont ces absurdités ! »

De la sueur froide avait coulé dans mon dos. Marie m’avait appelé « Grand Frère » presque quotidiennement pendant que nous étions en République, mais je n’aurais jamais pensé qu’elle aurait l’imprudence de laisser Mlle Yumeria l’entendre. Expliquer la situation de Mlle Louise serait encore plus compliqué que cela.

« Donc, euh, avec Marie, c’est plus comme… tu sais, un truc du genre demi-frère et sœur ? Comme, deux personnes qui ne sont pas vraiment apparentées, mais le plus âgé est comme une figure de grand frère. Et si vous êtes curieux au sujet de Mlle Louise, elle ne m’appelle comme ça que parce qu’il s’avère que je partage une étrange ressemblance avec son frère décédé. Ouais, donc… c’est un malentendu. »

Mlle Yumeria avait fidèlement relayé tout cela à ma mère, ce qui avait eu pour conséquence l’atmosphère tendue qui imprégnait toute notre maison. À mon grand dam, je ne pouvais pas clamer mon innocence dans cette affaire comme je l’avais espéré.

« Je suis désolé », avais-je dit. « Je m’excuserai auprès de maman pour toi. Je veux dire, il n’y a aucune chance que tu la trompes de toute façon, non ? Soyons logiques. Il est impossible que Marie ou Mlle Louise soient tes enfants. »

« C’est ce que j’ai dit à ta mère ! Mais à quoi bon, quand c’est trop difficile à prouver !? »

Il avait poursuivi en expliquant que ses souvenirs de l’époque étaient plutôt vagues, et qu’il ne pouvait donc pas raisonnablement nier tout ce que ma mère disait. Aussi impossible qu’il ait pu tromper deux femmes de haut rang, il n’y avait aucun moyen de prouver qu’il disait la vérité. De plus, il serait difficile de faire venir les personnes impliquées ici pour témoigner, la famille de Marie avait connu des temps difficiles avant de se dissoudre complètement. Ils n’avaient pas pris la peine de participer à la guerre contre la Principauté de Fanoss et avaient fui, ce qui leur avait coûté leur titre de noblesse.

La situation de la famille de Mlle Louise était tout aussi difficile. Ils étaient occupés à Alzer avec la restauration de leur pays. Nous ne pouvions pas demander à une maison noble éminente d’une puissance étrangère de venir ici juste pour résoudre une querelle entre un couple marié.

« Pourquoi cela se produit-il ? Luce m’évite quoique je lui dise. Maintenant, il y a cet arrangement que les Roseblades proposent. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour mériter tout ça ? Que quelqu’un me le dise. » Il avait baissé sa tête, dépité.

Mon cœur se serrait de culpabilité tandis que je regardais. « Je suis vraiment désolé. Hé, je sais comment me rattraper ! Je peux intervenir et mettre fin à cette discussion sur l’arrangement ». Après m’être creusé la tête pour trouver un moyen d’aider ma famille, la première chose qui m’était venue à l’esprit avait été de faire en sorte que ces fiançailles n’aient pas lieu.

Ma suggestion avait suscité des regards méfiants de la part des deux hommes dans la pièce. Nicks semblait particulièrement inquiet que je fasse quelque chose de fou.

« N’as-tu pas écouté ? Nous ne sommes pas en mesure de les rejeter », avait-il déclaré.

« J’ai une bonne idée, cependant. Un moyen pour que ce soit eux qui nous repoussent et non l’inverse. »

Il pencha la tête. « Ils vont nous refuser ? Peux-tu vraiment faire en sorte que ça arrive ? »

« Fais-moi confiance. J’ai ça dans le sac. »

Aussi embarrassant que ce soit de l’admettre, j’avais échoué un nombre incalculable de fois aux parties de thé quand j’étais à l’académie. Cela m’avait donné une expérience vitale : Je savais précisément ce que les filles détestaient. L’objectif d’un goûter était d’inviter des filles dans l’espoir d’établir des fiançailles, mais j’avais tout gâché plus souvent que je ne pouvais le compter. J’étais un véritable expert dans la façon de ruiner un rendez-vous.

« Vous avez devant vous le type qui a raté des dizaines de goûters. Nous aurions des problèmes si tu voulais réussir à gagner son cœur, mais si c’est l’échec que tu cherches, je suis ton homme. »

Même notre père avait eu du courage. Il s’était levé du canapé. « C’est une chose pathétique dont on peut être fier, fiston, mais en ce moment, c’est exactement ce dont nous avons besoin ! Et avant que j’oublie, assure-toi aussi d’expliquer la situation à ta mère. »

« Détends-toi. Je m’occupe de tout », avais-je dit. « Je te promets que je vais gâcher ce rendez-vous. »

Nicks avait l’air partagé, mais l’idée de ne pas avoir à épouser la fille d’un comte était trop tentante pour qu’il la refuse.

« D’accord », avait-il dit. « Si Mlle Dorothea refuse les fiançailles, ce sera la fin de l’histoire. Bien que je déteste te demander cela, je mets mon destin entre tes mains pour cette fois, Léon. »

Leurs paroles étaient un peu désobligeantes à mon goût, mais j’avais juré de faire de mon mieux pour les aider. Nous étions une famille.

« Fais-moi confiance, d’accord ? L’échec ne fait pas partie de mon vocabulaire. »

Attends une seconde. Est-ce que ça marche dans le cas présent ? Peut-être que j’aurais dû dire que l’échec était mon deuxième prénom ou quelque chose comme ça.

Peu importe.

 

☆☆☆

 

À peu près à la même heure, Luce, la mère de Léon, visitait l’une des chambres d’amis de leur propriété. Elle était actuellement occupée par une femme.

« Je comprends où Balcus veut en venir. Les choses étaient si agitées à l’époque qu’il n’aurait jamais pu s’amuser. Mais il a disparu pour visiter la capitale trop de fois pour être compté. Personne ne peut dire avec certitude qu’il ne s’est jamais rien passé », renifla Luce, en essuyant ses larmes avec un mouchoir.

La femme qui écoutait la litanie de plaintes de Luce était Noëlle Zel Lespinasse. Ses cheveux étaient principalement blonds, mais ils prenaient une teinte rose pétale près des pointes, et elle les portait attachés en une queue de cheval sur le côté. Ses yeux dorés fixaient Luce avec compassion tandis qu’elle l’écoutait, son sourire énergique habituel étant remplacé par une expression calme et posée.

Noëlle vivait actuellement dans la propriété familiale de Léon. Elle passait ses journées dans un fauteuil roulant, mais elle avait entrepris des démarches de rééducation récemment. Grâce au soutien combiné de Luxon et de Creare, son rétablissement se poursuivait rapidement.

Luce était passée la voir parce qu’elle voulait que quelqu’un l’écoute s’épancher. Désireuse de rassurer cette femme anxieuse, Noëlle lui parla de sa voix la plus joyeuse.

« Je suis sûre que tout ira bien ! »

Bien que, ayant dit cela… Même moi, j’ai entendu Rie appeler Léon son « grand frère » à l’époque. La façon dont ces deux-là agissent l’un avec l’autre, je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’ils étaient en fait des frères et sœurs.

Même si elle essayait de remonter le moral de Luce, intérieurement, elle craignait que ces soupçons ne soient fondés. Léon et Marie ne se ressemblaient pas du tout en apparence, mais il y avait une similitude inexplicable et étrange entre les deux. C’était la façon dont ils se tenaient et la façon dont ils interagissaient. Ils n’avaient pas du tout l’air de parfaits étrangers. Cela avait choqué Noëlle quand elle avait découvert qu’elles n’étaient pas apparentées.

Elle avait ses propres doutes, mais Lady Bartfort avait fait beaucoup pour elle et serait sa future belle-mère. Noëlle était prête à tout pour lui apporter un peu de réconfort.

« Il n’a pas l’air d’être le genre d’homme à te tromper, » dit-elle. Elle disait la vérité, Balcus ne lui semblait pas être du genre à mentir.

Luce essuya de nouveau ses larmes. « Merci, Noëlle. Je ne peux pas te remercier assez d’être devenue l’épouse de Léon. »

« Oh, hum… enfin, son troisième, quand même. » Noëlle avait forcé un sourire.

L’expression de Luce s’était assombrie. En tant que mère de Léon, elle se sentait un peu responsable des fiançailles de son fils avec trois fiancées différentes.

« Comment en est-on arrivé là ? Lady Anjelica et Miss Livia sont des filles merveilleuses, oui, mais nos positions sociales sont si… dissemblables. Mlle Livia est si nerveuse quand je l’approche. Et pour commencer, je n’aurais jamais imaginé que Léon se retrouverait fiancé à trois filles différentes. »

Elle ne s’inquiétait pas seulement pour son fils, mais aussi pour la relation délicate qu’elle entretient avec Anjie et Livia. Anjie était une noble dame née, bien au-dessus du rang de Luce. Livia était à l’opposé. Étant une roturière, elle considérait Luce comme l’épouse estimée d’un noble. Chaque fois que Luce tentait d’engager la conversation, elle se heurtait à la distance de Livia.

Incapable de briser la glace avec les deux autres, Luce s’était prise d’affection pour Noëlle, car il était beaucoup plus facile de lui parler. Luce pouvait s’épancher et se confier à Noëlle, ce qu’elle n’aurait jamais pu faire avec Anjie ou Livia.

« Tu sais, pourtant, » dit Noëlle, « je suis censée venir d’une famille assez élevée. La seule différence est que j’ai été élevée comme une roturière. »

« Mon éducation était similaire à la tienne. Je suis peut-être la maîtresse de maison maintenant, mais il serait normalement impossible pour une femme de mon milieu d’être l’épouse officielle d’un baron. »

+++

Partie 3

Luce avait trouvé une âme sœur dans la toujours joyeuse Noëlle, et les deux étaient devenues si proches qu’elles bavardaient souvent comme ça. Elle faisait des efforts concertés pour chercher Noëlle de nos jours.

« Et à cause de cela », avait poursuivi Luce, « élever mes enfants n’a été qu’une succession de problèmes. »

« Nelly ! » Colin avait ouvert la porte de la chambre à mi-chemin de leur conversation. Le garçon aux cheveux noirs semblait encore terriblement jeune pour son âge, et il avait les larmes aux yeux en se précipitant aux côtés de Noëlle.

« Qu’est-ce qui se passe, Colin ? » demanda Noëlle en le prenant dans ses bras.

Luce avait grondé son fils pour son inconvenance, mais Noëlle n’avait pas fait attention. Elle avait caressé doucement le dos de Colin et lui avait dit : « C’est bon. Maintenant, dis-moi, que s’est-il passé aujourd’hui ? »

« Ma grande sœur Finley est une grosse peste ! Elle a mangé mon goûter, mais elle ne veut même pas s’excuser. Elle dit que c’est ma faute, parce que je l’ai laissée le prendre. Elle a l’air vraiment grincheuse, et elle s’en prend à moi. »

Luce avait soupiré. « Cette fille. Mais Colin, ce que tu fais est mal aussi. Tu ne devrais pas embêter Noëlle avec des choses aussi stupides. »

« Mais tu viens aussi toujours demander de l’aide à Noëlle, n’est-ce pas, maman ? »

Luce avait tressailli. « C’est une toute autre affaire ! »

En écoutant leur va-et-vient, Noëlle ne pouvait s’empêcher de se sentir un peu désespérée. Si mes parents étaient encore en vie, aurions-nous des conversations comme celle-ci ? se demanda-t-elle. Noëlle n’avait pas de bons souvenirs de ses parents. En supposant que les choses soient différentes, aurait-elle pu profiter de journées insouciantes comme celle-ci avec eux ?

La vue de cette famille chaleureuse, le genre dont elle avait toujours rêvé, faisait sourire Noëlle d’une oreille à l’autre tandis qu’elle ébouriffait les cheveux de Colin. « Tu es un homme, n’est-ce pas ? Garde la tête haute et dis-lui ce que tu ressens ! »

« Mais Finley et Jenna sont super effrayantes quand elles sont en colère. Même Léon s’enfuit quand elles sont de mauvaise humeur. Léon est censé être fort, car c’est le héros du royaume, mais même lui ne peut pas battre nos sœurs. »

Colin n’était encore qu’un enfant, il tenait donc probablement son grand frère en haute estime pour son héroïsme. Cela n’enlevait rien à sa conviction que Léon était impuissant face à la colère de leurs sœurs.

Noëlle acquiesça. « Oui, Léon les fuirait probablement. » Elle l’avait facilement imaginé.

Luce avaut pressé une main sur sa joue, incapable de dire le contraire. « Oui, ce garçon a la manie de fuir tout ce qui ressemble à des ennuis. Je ne peux pas dire si c’est un acte d’évasion intelligent… ou si c’est juste un lâche. »

S’il était assez intelligent pour éviter les problèmes exprès, alors il aurait esquivé les promotions successives qui l’avaient propulsé au rang de marquis. Elle le savait très bien.

Noëlle s’était penchée près du visage de Colin. « C’est bon. Ces deux-là n’auraient aucune chance contre Léon s’il y allait à fond. Pourquoi ne pas lui demander du renfort lors de sa prochaine visite ? Je parie qu’il se fera un plaisir de les gronder si tu lui demandes. »

Quel grand frère n’accepterait pas que son petit frère bien-aimé le supplie de l’aider ? Noëlle était convaincue que Léon irait jusqu’au bout. « Ou, si tu veux, je peux dire quelque chose pour toi ? »

Le visage de Colin s’était éclairci et il avait bégayé : « N-Non, c’est bon. » Il avait levé les deux mains devant lui, montrant un soudain élan de bravade. « Je vais leur dire moi-même, tu vas voir ! »

« Bon garçon. Je savais que tu étais un vrai homme », avait-elle dit.

Il souriait face aux louanges de Noëlle, mais lorsque Luce regarda son plus jeune fils, son propre sourire devint mélancolique.

 

☆☆☆

 

Après avoir parlé avec mon père et Nicks, je m’étais retiré dans une des pièces de notre propriété. Luxon était près de moi, comme toujours, et maintenant Anjie et Livia étaient aussi avec moi. Nous nous étions tous réunis pour que je puisse les consulter au sujet de la tentative d’intrusion des Roseblades dans ma maison.

« Tu veux aider Lord Nicks à foutre en l’air cet arrangement ? Léon, es-tu sérieux ? » Anjie m’avait regardé avec scepticisme.

« Mortellement sérieux. »

C’était ma façon de rembourser ma famille pour tous les problèmes que j’avais causés.

Les sourcils de Livia s’entrecroisèrent avec anxiété. « Es-tu sûr que c’est une bonne idée ? C’est le mariage potentiel de ton frère aîné qui est en jeu. »

« Oui, et il est opposé à tout ça. Selon Nicks, cette fille est d’une beauté glaciale. Il a aussi dit que se marier avec la fille d’un comte était un peu trop difficile pour lui. »

Livia avait incliné la tête. « Il dit qu’elle est belle, mais il ne veut pas l’épouser ? »

« Les mecs ont d’autres critères que le physique », avais-je expliqué.

Les garçons de l’académie s’intéressaient d’abord aux jolies filles, mais avec le temps, ils accordaient de plus en plus d’importance à la personnalité des filles. Pour quelle raison ? C’est aussi simple que ça : Peu importe la beauté d’une fille si elle est un cauchemar à vivre. Il vaut mieux laisser ces beautés aux hommes qui ont le pouvoir financier et l’influence pour s’en occuper. Bien sûr, la partenaire idéale est celle qui est magnifique à l’intérieur comme à l’extérieur.

Attends. Ça décrit Anjie et Livia, n’est-ce pas ? Noëlle aussi, maintenant que j’y pense.

J’étais l’un des plus chanceux.

« La personnalité est plus importante que le physique », avais-je poursuivi. « Puisque cette Dorothea a l’air d’être un monde d’ennuis, nous allons arranger les choses pour qu’elle rejette Nicks. Ils se feront honte l’un l’autre, ce qui annulera la disgrâce et donnera un résultat net de zéro — aucun mal, aucune faute, tout sera résolu en douceur. Pas vrai ? » J’étais convaincu que tout irait bien même si la proposition était un désastre, mais je m’étais tourné vers Anjie pour en avoir la confirmation.

Malheureusement, j’avais l’habitude de prendre de nombreuses décisions erronées sans demander l’avis d’un tiers. Cette fois, je voulais l’aide d’Anjie. Elle connaissait bien mieux les règles de la haute société.

À ma grande surprise, le visage d’Anjie s’était éclairé. « C’est vrai. Si Dorothea met fin aux choses, alors ça se passera exactement comme tu le dis. Alors les Roseblades n’auront pas non plus de raison de se venger. »

C’était officiel. J’avais le sceau d’approbation d’Anjie.

Livia releva la tête, pressant pensivement un doigt sur ses lèvres. Elle s’était demandé à voix haute : « Est-ce qu’ils se donneraient la peine de riposter alors que tu es un marquis, Monsieur Léon, et que tu as Anjie à tes côtés ? Je veux dire… ils ont sorti tout cet arrangement de nulle part, n’est-ce pas ? Ils peuvent difficilement se plaindre si ta famille les refuse. » En raison de ses origines roturières, Livia ne pouvait pas comprendre pourquoi nous n’étions pas plus directs à ce sujet.

Anjie lui avait souri. « Tu as un argument parfaitement valable, mais nous parlons d’un comte qui offre à un noble de moindre importance la chance d’épouser sa précieuse fille. Refuser serait une gêne sociale, il serait donc obligé de riposter pour protéger sa réputation. »

« Vraiment ? Est-ce comme ça que ça marche ? »

« Sous-estime la dureté de la haute société, et tu en paieras le prix, » dit Anjie. « Mais, avec le plan de Léon, je pense que nous pouvons en finir sans humilier les Roseblades. »

« Hein ? Il me semble qu’ils seraient tout aussi en colère à ce sujet. »

« Tout cet arrangement est leur idée. Si leur fille refuse, ils seront la risée de tous. S’ils devaient se plaindre envers les Bartfort, cela ne ferait qu’accroître leur honte si leur propre fille venait à tout gâcher. Avec ce risque en tête, ils pourraient plutôt balayer l’affaire sous le tapis. »

En regardant Anjie s’empresser de tout expliquer, j’avais compris que mon plan serait encore plus efficace que je ne l’avais espéré.

« Penses-tu que ça va marcher aussi bien, hein ? Je veux dire, j’ai pensé que c’était une idée plutôt ingénieuse », avais-je dit en gloussant, essayant de faire passer mon idée chanceuse pour un calcul magistral.

Luxon intervint : « Pensez-vous vraiment que le Maître soit capable de penser aussi loin ? Il s’est dit que si l’autre partie refusait, ils pourraient se séparer pacifiquement. Il n’y a pas accordé autant d’attention que vous voulez bien le croire. »

Une façon de faire fuir mon monologue intérieur, espèce de tas de ferraille.

« Si tu sais si bien ce qui se passe dans ma tête, tu devrais savoir qu’il faut le garder pour toi. J’aurais l’air super intelligent en ce moment si tu n’avais rien dit, tu sais ça ? Aie un peu de décence. »

« Je vais peut-être tenir compte de tes souhaits… si l’envie m’en prend. »

Quand Anjie l’avait réprimandé avant, il avait dit qu’il « garderait ça en tête pour l’avenir », mais avec moi, il avait ajouté qu’il ne le ferait que si « l’envie lui prenait ». Ce type n’a aucun respect pour moi, j’ai compris.

« Quoi qu’il en soit, » avais-je dit en revenant au sujet initial, « bien que je me sente mal de faire ça aux Roseblades, je veux m’assurer que cet arrangement sera annulé. »

« Es-tu absolument, certain de cela ? Gâcher la réunion pourrait passer pour une impolitesse. Je pense toujours que discuter des choses avec eux est la meilleure option, » avait suggéré Livia. Elle avait suffisamment de réserves persistantes pour ne pas être entièrement d’accord. En tant qu’âme charitable, elle pensait que la solution la plus pacifique était de faire en sorte que les deux candidats au mariage s’assoient et discutent.

Anjie n’avait pas rejeté son idée d’emblée, mais elle ne l’avait pas non plus approuvée. « Aucune des parties concernées n’a le droit de se marier sur la base de préférences, j’en ai peur. Nous sommes en fait une minorité à nous marier par amour comme nous l’avons fait. Je doute que quelque chose de productif sorte d’une discussion comme celle-là. »

Nicks ne pouvait pas refuser cet arrangement, et compte tenu de sa situation familiale, les chances de Mlle Dorothea de le refuser étaient également faibles. Malgré cela, je devais m’assurer que cela se fasse pour le bien de Nicks. Je me sentais mal de m’abaisser à un tel niveau, mais je devais faire passer ma famille en premier. Désolé, Miss Deirdre.

« Les Roseblades ont planifié cela avec le plus grand soin, » dit Luxon, qui avait examiné la situation pour moi. « Il semble que Dorothea ait déjà été embarquée sur un dirigeable et qu’elle se dirige vers nous. Dès que ta famille sera d’accord, un lieu de rencontre sera organisé pour les deux. As-tu des préparatifs à faire avant que ce moment n’arrive ? »

« Hmm, voyons voir. Peut-être un collier », m’étais-je risqué à dire.

Les expressions d’Anjie et de Livia étaient devenues vides à ma suggestion. Même Luxon semblait exaspéré. Son expression en disait long : Ah, voilà mon maître qui débite encore ses inepties.

Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Pour avoir un quelconque espoir de mettre un terme à cet engagement potentiel, il était essentiel d’avoir un collier comme accessoire.

 

☆☆☆

 

Le dirigeable de la famille Roseblade était amarré au port de Bartfort. Dorothea s’était promenée sur le pont, observant la zone autour d’elle avec un parfait visage de poker, gardant ses serviteurs à distance. Comme si elle l’avait chronométré à la seconde près, Deirdre était revenue et se dirigeait vers la passerelle.

« L’affaire est réglée, » annonça Deirdre.

« Je vois. »

Dorothea avait les mêmes cheveux blonds et les mêmes yeux bleus que sa jeune sœur, mais ses cheveux soyeux tombaient longs et droits dans son dos. Une chose qui la différenciait de Deirdre était son style vestimentaire relativement modeste, mais élégant. Elle n’aimait pas les décorations ostentatoires et optait plutôt pour des modèles plus simples.

La réponse froide de Dorothea démontrait son manque total de curiosité pour la Maison Bartfort — et l’homme qu’elle devait rencontrer.

Désemparée, Deirdre haussa les épaules. « Tu te rends compte que cette fois, Père ne te laissera pas refuser. »

« Je suis au courant. » Dorothea avait baissé son regard. Il n’était pas plus facile de savoir si elle avait bien compris les paroles de sa sœur, mais elle s’en souciait suffisamment pour demander : « Alors ? Quel genre de personne est cet homme ? »

Deirdre était exaspérée. Ne sachant pas trop comment répondre, elle rétorqua : « Tu aurais dû être informée de cela à l’avance. »

« Je voulais savoir ce que tu penses de lui. »

« … Eh bien, je pense que la description la plus simple de lui est qu’il est très sérieux. En termes peu flatteurs, il est un peu éclipsé par son jeune frère et ne se fait pas beaucoup remarquer. On ne peut pas lui en vouloir. Son jeune frère est un véritable héros. »

Comparé à Léon, qui avait déclenché un certain nombre d’incidents à l’intérieur du royaume et à l’étranger, Nicks semblait beaucoup plus discret. Malheureusement, cela avait incité Dorothea à perdre le minimum d’intérêt qu’elle avait pu avoir. Son visage ne trahissait aucune émotion alors qu’elle regardait au loin.

« Donc, » murmura-t-elle, « il est ennuyeux. »

Deirdre laissa échapper un petit soupir. Elle tapota son éventail plié contre son épaule à plusieurs reprises tout en étudiant le profil de sa sœur. « Comme si quelqu’un pouvait satisfaire à tes exigences élevées. »

Dorothea croisa silencieusement ses bras sous sa poitrine galbée et continua à regarder le ciel.

+++

Chapitre 2 : Introductions

Partie 1

Les Roseblades étaient une maison éminente. D’après Miss Deirdre, les grands exploits d’aventuriers de leurs ancêtres leur avaient valu d’être officiellement accueillis dans l’aristocratie. Plusieurs générations ultérieures d’aventuriers avaient obtenu des succès suffisants pour que leur maison grimpe encore plus haut dans l’échelle sociale jusqu’à ce qu’elle se trouve actuellement : une maison ducale au service de la couronne. Leur histoire était bien plus longue et bien plus riche que celle des Bartfort.

Les Bartforts n’avaient pas encore accompli grand-chose en matière d’aventures. Notre exploit le plus impressionnant avait été lorsque j’étais parti seul à la recherche de Luxon, mais la liste était plutôt courte et triste.

Nos ancêtres s’étaient soi-disant fait un nom décent en participant à une guerre passée. En récompense de ces loyaux services, la couronne nous avait accordé une petite seigneurie régionale. Comme notre pays avait été fondé par des aventuriers, il s’ensuit que l’aventure restait le moyen le plus respecté de gravir les échelons. Par conséquent, ceux qui avaient gravi l’échelle sociale par d’autres moyens avaient reçu moins de respect de la part des masses.

Alors que les Roseblades avaient continué à se distinguer par des affichages ostentatoires, nous, les Bartforts, nous nous en tenions à des moyens d’existence plus modestes. Nos maisons étaient diamétralement opposées. Et pourtant, les Roseblades étaient là, proposant un mariage arrangé. Je n’avais aucune idée de ce qu’ils espéraient en tirer. Tout ce que je savais, c’est que cet arrangement partait déjà du mauvais pied.

« Je suis Nicks. »

« Oui, je suis tout à fait consciente de cela. N’avez-vous pas été informé de cet arrangement et de ce qui me concerne à l’avance ? »

« Oh, désolé. J’étais… »

« Dans ce cas, évitons les salutations inutiles. »

J’avais regardé leur première rencontre depuis une diffusion dans une autre pièce, blotti à côté de Luxon. Anjie, Livia, et même Noëlle — qui était assise dans son fauteuil roulant — étaient avec nous. Nous étions assis en groupe de cinq devant une projection sur le mur qui retransmettait l’événement au fur et à mesure qu’il se déroulait.

Nicks semblait extrêmement nerveux. Je ne pouvais m’empêcher de me sentir mal pour lui, mais je savais qu’il en fallait plus pour briser un homme, les hommes de notre académie n’auraient jamais réussi à s’en sortir autrement. Pourtant, Mlle Dorothea et son attitude pourrie ne lui rendaient pas la tâche facile. Ses bras étaient restés croisés sur sa poitrine alors qu’elle le scrutait. Après avoir terminé son évaluation, elle avait détourné les yeux et n’avait pas pris la peine de le regarder à nouveau.

« Alors, euh… quels sont vos hobbies ? »

Après une longue pause, elle soupira. « Vous êtes vraiment ennuyeux. »

« Je suis désolé. »

Nicks essayait d’utiliser les moyens habituels pour briser la glace, mais Mlle Dorothea ne semblait pas vouloir l’accepter.

Les questions de ce genre étaient essentielles pour de telles réunions, mais lorsque Nicks les avait utilisées, Mlle Dorothea avait montré qu’elle ne voulait même pas s’engager. Je compatissais à la douleur que mon frère devait ressentir.

À peine capable de supporter ne serait-ce que de regarder tout cela, Noëlle secoua la tête et déclara : « Quelle terrible première rencontre ! Cette fille ne semble pas du tout intéressée à lui parler. J’ai l’impression que tout cela va tomber à l’eau même si tu n’interviens pas, Léon. »

Je devais être d’accord avec elle.

« Non, » dit Anjie sans ambages, « ça ne sera pas le cas. Le but de ces arrangements — et la priorité numéro un — est le lien qui sera établi entre les deux familles. Tout sentiment réel de la part des deux personnes concernées est considéré comme non pertinent. »

Attristée par cette situation, Livia déplaça son regard vers le sol. « Sachant cela, je ne peux m’empêcher de compatir. Aucun des deux n’est intéressé par l’autre, mais ils n’ont pas d’autre choix que d’aller de l’avant pour le bien de leurs familles. »

Bien qu’Anjie semblait observer la situation d’un point de vue plus philosophique que personnel, elle lança un regard furieux à Mlle Dorothea en regardant la scène qui se déroulait dans la projection. Elle se comportait comme s’il était normal que les choses soient difficiles lors de leur première rencontre, mais elle semblait tout aussi ennuyée par l’attitude de Mlle Dorothea.

« Normalement, quelqu’un dans cette position devrait être un peu plus accommodant. Les rumeurs selon lesquelles elle était très capricieuse n’étaient pas exagérées », avait déclaré Anjie.

Intéressant. Anjie en savait plus sur elle que moi, apparemment. J’avais décidé de la presser pour obtenir des réponses, en partie parce que je voulais plus d’informations sur Mlle Dorothea, mais aussi parce que rester assis sans rien faire pendant que Nicks souffrait devant nous était une pure torture.

« Quelles rumeurs ? »

« Vous voyez comme elle est belle. Pendant qu’elle était à l’académie, et même après avoir été diplômée, les hommes ne manquaient pas pour demander sa main. Chaque rendez-vous que sa famille lui organisait se terminait par un échec. Les gens ont commencé à spéculer que le problème venait de Dorothea. »

Elle était vraiment attirante. Je pouvais voir comment des dizaines d’hommes étaient venus dans l’espoir de la courtiser. Alors quel était ce problème insoluble qui l’empêchait d’épouser quelqu’un d’autre ?

« Est-ce qu’elle déteste les hommes ou quelque chose comme ça ? Ou bien est-ce qu’elle a déjà un autre gars en tête ? » m’étais-je demandé.

« Non, il n’y avait pas le moindre soupçon qu’elle ait eu une relation avec quelqu’un des deux sexes. »

Ce n’était donc pas qu’elle s’intéressait aux femmes ni que son cœur était déjà fixé sur quelqu’un d’autre. Les obstacles les plus probables étaient hors course, mais chaque engagement potentiel avait échoué de toute façon.

« Ah, Mlle Dorothea s’est retournée vers lui », avait soufflé Livia en reportant son attention sur la projection.

Quelques instants plus tôt, Dorothée avait refusé de jeter un regard dans sa direction, mais maintenant elle le fixait solennellement dans les yeux. « Quelle serait votre réponse, si je vous commandais d’être mon fidèle chien de salon ? » demanda-t-elle.

« Hein !? Votre quoi ? » Nicks avait couiné.

Anjie laissa échapper un petit soupir, tandis que le visage de Livia se vidait de toute émotion. La question abrupte et inhabituelle avait fait sursauter Noëlle sur sa chaise, faisant résonner dans la pièce le crissement de ses pieds. Je n’avais pas été le moins du monde surpris. J’en avais déjà vu beaucoup de la part des filles de l’académie lors de ma première année.

D’un doigt tremblant, Noëlle désigna la projection. « Qu’est-ce que cette fille folle est en train de dire ? » Elle espérait probablement qu’elle avait mal entendu.

Malheureusement, Luxon lui déclara, « la future épouse de Nicks vient de lui faire comprendre qu’elle aimerait qu’il devienne son animal de compagnie. Des inclinaisons aussi inhabituelles sont rares parmi les familles conjugales et celles de statut supérieur, mais Deirdre a dit quelque chose de similaire dans le passé. Elle voulait faire du Maître son animal de compagnie, et ainsi de suite. Peut-être les deux se ressemblent-elles plus que nous ne le pensons et ont-elles un penchant pour faire des autres leurs serviteurs. »

« Non, elle ne peut pas ! » protesta Noëlle. Je comprenais parfaitement son dégoût de la situation.

Le visage de Livia s’était assombri. « Normalement, ce serait vrai, mais la situation à l’académie du royaume est un peu… unique. »

Anjie avait tenté de rassurer Noëlle. « Les choses vont mieux maintenant qu’avant. »

Personnellement, je n’avais plus vraiment besoin de m’en soucier. Je m’étais déjà libéré de la chasse à la mariée. Ce qui m’intéressait, c’était de voir à quel point l’académie avait changé pendant l’année où j’étais parti étudier à l’étranger. Si ce que j’avais vu de Jenna ici à la maison était une indication, je n’avais pas beaucoup d’espoir pour les générations futures.

De l’autre côté de la projection, le cerveau de Nicks s’était pratiquement éteint, le rendant incapable de répondre. Dorothée, fatiguée de ce silence, s’était levée. Sans dire un mot, elle s’était dirigée vers la porte pour partir. Le flux vidéo que nous regardions s’était finalement interrompu, nous laissant tous pousser un soupir collectif.

« Alors ces rumeurs négatives étaient vraies », déclara Anjie.

Y avait-il d’autres rumeurs qu’elle n’avait pas mentionnées ? Ma curiosité était piquée. « De quel genre de rumeurs parlons-nous ? »

« On dit que Dorothea a l’habitude de poser des questions terribles et de forcer l’autre partie à répondre, mais, quelle que soit la réponse de la personne, elle fait mine d’être mécontente et quitte son siège. Prenons la question qu’elle vient de poser, par exemple. S’il avait répondu qu’il voulait être son animal de compagnie, elle l’aurait regardé avec dégoût. Mais s’il avait refusé, elle l’aurait regardé fixement, comme si elle le trouvait ennuyeux. Elle ne serait apaisée par aucune réponse qu’il lui donnerait. »

Nicks n’avait dit ni l’un ni l’autre, donc elle était exaspérée par lui. C’est ce que j’ai supposé, en tout cas. Elle mettait vraiment tous ceux qu’elle rencontrait entre le marteau et l’enclume, aucune réponse ne la satisfaisait, pas même une non-réponse. Quelle question terrible !

Luxon contempla la situation, puis proposa sa propre conjecture. « Peut-être y a-t-il une troisième réponse, moins apparente, à cette question. Il se pourrait aussi qu’en posant cette question, elle indique son désintérêt pour l’autre partie. »

« Je suppose qu’il s’agit de la seconde catégorie, » dit Anjie.

En d’autres termes, ce n’est pas la façon dont la personne répond qui déclenche son agacement, en premier lieu, elle posait une telle question parce qu’elle n’aimait pas l’autre partie. Ça faisait d’elle un cauchemar à gérer, c’est sûr, mais vu qu’on voulait que tout ça échoue… Je me sentais plutôt bien à propos de nos chances.

« Peut-être qu’il n’aura même pas besoin de mon aide », avais-je dit.

Mlle Dorothea semblait ne pas aimer mon frère, ce qui signifie qu’elle était susceptible d’annuler les choses bien à l’avance. Ce serait un énorme soulagement pour moi. Je n’aurais pas à lever le petit doigt pour que tout soit résolu.

Luxon changea l’écran de projection pour une autre pièce et dit : « Tu baisses ta garde si facilement. C’est précisément ce qui te conduit à te planter habituellement aux moments les plus précaires. »

« Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? » J’étais sur le point de commencer à le piquer — littéralement, avec mon doigt — mais j’avais alors repéré Miss Deirdre et Miss Dorothea sur le projecteur.

Miss Deirdre s’était approchée de sa sœur et demanda : « Mais à quoi penses-tu ? Je te l’ai dit, c’est la seule fois que notre père ne te laissera pas te défiler. »

Les serviteurs des Roseblades se trouvaient dans la même pièce et avaient fait cercle autour de Miss Dorothea comme pour tenter de fermer toute issue de secours. Pour sa part, Mlle Dorothea semblait résignée aux faits.

« Je le sais. Je ne faisais que parier sur ma dernière chance pour voir si elle tournerait en ma faveur. »

Miss Deirdre secoua la tête. « Je m’en fiche, même si tu ne fais que t’amuser — arrête ça. »

Leur discussion laissait entendre qu’il serait difficile de mettre fin à cet arrangement, quels que soient les sentiments de Dorothea. J’avais pressé une main contre ma tête, essayant de changer de vitesse. Je n’allais pas me laisser faire si facilement.

« Ils sont plus sérieux que je ne le pensais. »

Je ne comprenais pas pourquoi une maison noble aussi importante que les Roseblades s’intéressait à une petite et faible baronnie comme la nôtre. Cela avait-il quelque chose à voir avec moi ? Mais j’avais gagné ma propre maison indépendance et j’avais gagné le titre de marquis maintenant. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’avais déjà rejoint une autre faction, mais je bénéficiais du soutien du Duc Redgrave et de sa maison, puisque c’était la famille d’Anjie. Cela rendait inutile toute tentative de me solliciter comme allié.

Alors que j’étais perdu dans mes pensées à ce sujet, j’avais remarqué qu’Anjie m’étudiait, la main sur le menton. Elle semblait moins s’inquiéter de ce que je ressentais que de la façon dont j’allais réagir.

« Tant qu’on est sur le sujet, que penses-tu du mariage potentiel de mon frère ? Ta famille t’a-t-elle dit quelque chose à ce sujet ? »

Elle avait haussé les épaules et secoua la tête. « Rien du tout. Je pense que vous êtes libre de faire ce que vous voulez. »

Même si j’appréciais qu’ils ne mettent pas leur nez ici, cela signifiait-il que les Redgraves ne s’intéressaient pas à la maison de ma famille ?

Livia m’avait regardé d’un air inquiet. « Monsieur Léon, vas-tu vraiment faire ça ? Je pense que tu devrais arrêter ce que tu as en tête. »

« Je ne peux pas vraiment faire marche arrière maintenant que j’ai fait tout ce chemin, non ? Ça va bien se passer. Je suis en fait assez doué pour gâcher des engagements potentiels comme celui-ci », avais-je dit en gloussant.

Noëlle, qui n’avait pas encore été briefée sur tout ça, avait tourné son regard vers moi. « Attends un peu. Qu’est-ce que tu manigances ? Personne ne m’a rien dit de tout ça. »

Normalement, j’aurais déjà dû l’informer des détails, mais compte tenu de la manière dont je comptais m’y prendre pour faire fuir Mlle Dorothea, je m’étais retenu.

« Eh bien, tu vois, j’avais, euh… un peu envie de prendre une page du livre de Loïc, » avais-je dit.

« Excuse-moi !? » Elle couina de surprise, ne sachant pas comment réagir.

À côté d’elle, Anjie croisa les bras. Avec un regard pointé vers moi, elle marmonna dans son souffle : « Tu mérites pour une fois que quelque chose t’explose à la figure. »

+++

Partie 2

« Tu es certain qu’il n’y aura pas de conséquences désastreuses à faire ça, n’est-ce pas ? »

C’était la réaction de mon frère après que je l’ai convoqué dans une antichambre pour lui expliquer ma stratégie pour ruiner ses fiançailles en cours.

J’avais souri en lui mettant dans les mains un collier de chien avec une chaîne qui pendait.

« Ça va aller », j’avais insisté. « J’ai vu de mes propres yeux à quel point la fille était dégoûtée quand le type qui s’intéressait à elle a essayé d’utiliser ça pour la demander en mariage. Emporte ça, dis-lui qu’elle t’appartient, et c’est tout ce qu’il faudra pour qu’elle rentre en courant et annule tout. Fais-moi confiance. »

J’avais basé ce plan sur les tentatives répétées de Loïc pour courtiser Noëlle et la demander en mariage dans Alzer. L’homme était censé être l’un des nombreux intérêts amoureux du deuxième volet du jeu, mais quelque chose avait sérieusement mal tourné en cours de route, ce qui l’avait amené à courir après Noëlle, un collier à la main.

Les actions de Loïc étaient dégoûtantes, mais à la toute fin, il avait changé d’avis et s’était converti en larbin de Marie. C’était un peu triste, pour dire la vérité. Il avait vu l’erreur de son cheminement, seulement pour s’engager dans une autre voie erronée. Peut-être que Marie avait envoyé une sorte de signal psychique qui avait déformé tous les intérêts romantiques qui l’approchaient.

Nicks resserra sa prise autour du col, une lueur de sueur froide recouvrant son front. « Quelles que soient les circonstances, j’ai toujours l’impression que c’est beaucoup trop cruel. C’est une faillite morale. J’ai l’impression que si je vais jusqu’au bout, ma réputation — ainsi que celle de toute notre famille — va s’effondrer. »

C’est vrai, c’était un peu un problème. S’il avait suivi le plan tel que je l’avais imaginé, les gens se seraient demandé si Nicks (et par extension, le reste de la Maison Bartfort) manquait de sens de la bienséance. Cependant ! Il faut noter que ce sont les Roseblades qui ont commis l’offense initiale en venant ici. Luxon enregistrait toute leur réunion du début à la fin, donc s’ils essayaient de porter plainte contre nous pour l’arrangement gâché, nous avions des preuves pour appuyer ce fait.

Si Mlle Dorothea avait été un être humain décent, j’aurais pu me sentir coupable de lui faire subir une telle épreuve, mais voir à quel point elle avait été insultante envers Nicks m’avait mis hors de moi. C’était ma façon de me venger d’elle pour ça. La faire descendre de ses grands chevaux était un bonus.

« Ce n’est pas grave. J’ai déjà demandé à Anjie, et elle a dit que cette fille a toujours eu un sérieux problème d’attitude », avais-je dit.

Il pencha la tête. « Vraiment ? J’ai déjà jeté un coup d’œil à un goûter de la classe supérieure, et c’est en gros ce qui se passait. »

C’est vrai, la façon dont notre société était auparavant, les femmes comme Mlle Dorothea étaient considérées comme la norme. C’était la preuve de l’environnement épouvantable qu’elle avait été, le fait que l’un d’entre nous s’y soit habitué était horrifiant.

« Oui, je suis d’accord avec toi », avais-je admis. « J’ai déjà vécu des parties de thé bien pires que celle-ci. »

« Je comprends que tu aies traversé beaucoup de choses, mais c’est beaucoup trop exagéré. Si je voyais un type essayer de demander une fille en mariage avec un collier comme celui-ci dans les mains, je douterais de son humanité. »

En effet. C’était précisément la raison pour laquelle j’allais le faire aller jusqu’au bout.

« Eh bien, si tu es tellement contre, tu préfères aller de l’avant et épouser cette fille ? C’est pire qu’un mariage sans amour, tu sais. Tu vas devoir vivre avec elle qui te regarde de haut pour le reste de ta vie. »

Il avait tressailli. « Eh bien, je ne veux certainement pas ça. »

L’ayant rencontrée une fois, Nicks savait qu’il n’avait aucun espoir de jouir d’un mariage tranquille comme celui de nos parents s’il allait de l’avant avec cet arrangement. Je le savais aussi. J’étais là pour m’assurer que ça n’arriverait pas, et le collier aussi.

« Écoute-moi, si tu prends ça là-dedans, je te garantis que cet arrangement sera terminé. Si cette fille a la moindre intelligence, elle insistera pour que sa famille se rétracte. »

« Je suppose que tu as raison, mais ne vais-je pas me tirer une balle dans le pied en cours de route ? »

« Tu vas devoir t’y faire et faire face. »

Nicks avait fait la grimace, ses yeux se baladant entre moi et le collier dans ses mains. « Ça doit être agréable pour toi, puisque ce n’est pas toi qui le fais. »

« Ah, allez ! Je suis ton petit frère. Devoir te faire faire quelque chose comme ça… Je me noie pratiquement dans la culpabilité ! »

« Menteur ! »

 

☆☆☆

 

Lorsque Dorothea était retournée dans la pièce qu’elle avait fuie, Nicks n’était plus là. Tout ce qui restait était le thé sur la table, froid depuis longtemps maintenant. Comme elle était revenue, l’un des serviteurs de Bartfort se précipita pour le retirer, lui assurant qu’ils reviendraient avec des boissons fraîchement préparées.

« De toute façon, ça ne vaudra guère la peine de boire », marmonna-t-elle pour elle-même.

Franchement, elle n’avait jamais eu d’attentes vis-à-vis de cette maison, vu que le seigneur n’était qu’un simple baron et qu’ils vivaient dans une région si éloignée. L’attitude des domestiques et même l’atmosphère du manoir n’étaient pas ce que l’on pouvait attendre de l’aristocratie, du moins pas du point de vue de Dorothea. Compte tenu du rang et de l’importance de sa propre maison, il n’était pas surprenant de constater que les autres pâlissaient en comparaison. Elle le comprenait, mais cela ne changeait rien au fait qu’elle trouvait cet endroit désorganisé.

Mais, se rappela-t-elle, si je refuse cette opportunité, Père ne s’occupera probablement plus de moi.

Dorothea savait que son père adorait ses filles plus que beaucoup d’hommes ayant des titres ou une réputation similaires. Mais malgré la grande affection qu’il lui portait, il était certain de changer d’attitude si elle laissait cette chance lui filer entre les doigts… surtout après tous les ennuis qu’elle lui avait causés jusqu’à présent.

La vie est si banale et inutile, pensait-elle.

Dorothea prit une gorgée de son thé fraîchement versé, puis croisa ses bras sous sa poitrine généreuse en attendant le retour de Nicks. Au fur et à mesure que les minutes s’égrenaient, elle croisa également ses jambes.

J’ai dû le mettre en colère. Elle se doutait qu’elle l’avait déjà contrarié — et qu’elle avait ainsi ruiné tout l’arrangement — jusqu’à ce que la porte s’ouvre avec un fracas étonnant.

« Oh ? Vous êtes revenu pour exprimer votre mécontentement ? » Elle souriait d’un air moqueur en tournant son regard vers lui. Son expression était un peu raide, mais contrairement à tout à l’heure, il ne semblait pas la fixer intensément pour jauger ses émotions. Dorothea avait été si sûre qu’il était fâché avec elle, mais maintenant il y avait quelque chose d’étrange chez lui. Il semblait bien trop nerveux. « Alors ? Pourquoi ne pas vous asseoir ? »

Se méfiant de la façon dont il ne cherchait pas à s’asseoir, elle remarqua soudain qu’il cachait une main derrière son dos. Elle se demanda momentanément s’il ne s’agissait pas d’une arme, mais non, les Bartfort étaient ceux qui souffriraient si elle venait à se blesser pendant cette réunion. De plus, Nicks ne lui semblait pas être le genre de personne téméraire à tenter une telle chose. Alors que Dorothea envisageait plusieurs possibilités dans sa tête, elle restait sur ses gardes, prête à s’enfuir à tout moment.

Nicks avait finalement posé l’objet qu’il cachait sur la table. Le cliquetis des chaînes métalliques résonna. Dorothea avait regardé dans la confusion la plus totale.

« Hein !? » Elle laissa échapper un couinement de surprise, incapable de trouver d’autres mots. Devant elle se trouvait le genre de collier que l’on s’attendait à trouver attaché à un chien, avec une chaîne en métal. Quand elle leva la tête et regarda le visage de Nicks, il lui adressa un sourire crispé.

« J’ai acheté ce collier pour vous. J’ai pensé qu’il vous irait parfaitement. Vous venez de me demander de devenir votre chien de salon, n’est-ce pas ? Eh bien, maintenant je suis heureux de vous donner ma réponse : C’est vous qui allez devenir mon animal de compagnie ! » Sa voix était si forte qu’elle se répercutait dans toute la pièce.

Le corps entier de Dorothea s’était mis à trembler avant qu’elle ne le réalise. Elle s’était entourée de ses bras, ses ongles s’enfonçant dans la peau du haut de ses bras. Elle n’avait même pas pris la peine de regarder Nicks à nouveau alors qu’elle se précipitait hors de sa chaise, volant vers la sortie.

Nicks avait ricané derrière son dos en reculant. « Quoi ? Vous allez vous enfuir ? C’est vous qui avez essayé de me traiter comme un animal de compagnie. C’est terriblement timide pour quelqu’un qui veut être le maître dans cette relation ! »

Son corps tout entier avait surchauffé face à ces mots. Dorothea n’avait pas besoin de se regarder dans un miroir pour savoir que ses joues étaient rouges comme de la braise. Elle avait ouvert la porte d’un coup sec et avait fui. De l’autre côté, elle trouva une chaise que Deirdre avait préparée pour elle et s’y installa rapidement.

Deirdre avait d’abord fait la grimace en apercevant sa sœur, pensant que Dorothea essayait une fois de plus de s’enfuir. Ce n’est que lorsqu’elle réalisa que quelque chose n’allait pas qu’elle quitta son siège et se précipita.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle avait passé un bras autour des épaules de Dorothée.

Dorothea leva les yeux, les yeux embués. Deirdre était choquée de la voir si vulnérable.

« Sérieusement, que t’est-il arrivé ? »

« Deirdre, je… »

 

☆☆☆

 

« Tu as réussi ! » J’avais couru dans la salle de réunion au moment même où Dorothea en disparaissait. Le splendide jeu d’acteur de Nicks m’avait fait bien rire, et la réaction de Miss Dorothea avait signifié une victoire retentissante pour nos efforts. Je l’avais ressenti dans mes os. Nous avions tous vu la façon dont son visage était devenu rouge vif : elle était fâchée après lui.

Nicks se cacha le visage des deux mains, un rougissement rampant de ses joues à ses oreilles. « Je suis tellement fini. Comment les choses ont-elles pu finir de cette façon ? Je n’ai jamais pensé que je traiterais quelqu’un d’autre comme un animal de compagnie. »

« Tu jouais juste la comédie, non ? Pas besoin d’être si dramatique. »

« Ouais, eh bien, elle a pensé que j’étais tout à fait sérieux ! Es-tu sûr que ça va marcher, Léon ? Je sais que j’ai accepté, mais maintenant je suis un peu terrifié de ce qui va se passer. »

Après toute cette performance, Nicks ne s’effrayait que maintenant de la colère qu’il avait pu lui causer. Mon principe personnel était de ne jamais traverser un pont qui semblait trop dangereux pour garantir un passage sûr. Heureusement, j’avais préparé une petite assurance supplémentaire, juste au cas où le collier ne suffirait pas à ruiner complètement cet arrangement.

« Ne t’inquiète pas. Même si des problèmes surgissent, je m’excuserai auprès de Mlle Deirdre après coup », avais-je dit.

« Oui, et puis quoi ? »

« Je te l’ai dit, ça va aller. S’ils y tiennent toujours, nous pouvons résoudre le problème avec de l’argent. Luxon va nous trouver les fonds ! » Je lançai un regard à mon partenaire, qui planait actuellement près de mon épaule droite.

+++

Partie 3

Sa lentille rouge s’était tournée vers moi. « En effet, le nettoyage de tes affaires me revient toujours, n’est-ce pas ? Si tu penses vraiment que l’argent suffira à régler le problème, si des ramifications devaient se produire, alors dis-le moi : N’aurait-il pas été plus sage de refuser leur offre initiale et de payer une réparation ? »

« C’est du gaspillage de payer dès le début, ne le penses-tu pas ? »

« Ah, oui. Je vois que tu es toujours aussi avare. »

Ce sont eux qui nous ont imposé tout cet arrangement. Essayer de les payer immédiatement allait causer un tas de problèmes.

La lentille rouge de Luxon s’était fixée sur Nicks. « Soyez assurés que si les Roseblades utilisent leur puissance militaire contre nous, je garantirai votre sécurité ainsi que celle du reste de la famille Bartfort. »

Ces mots réconfortants n’avaient fait qu’affaisser les épaules de Nicks.

« Je préférerais que vous arrêtiez les choses avant qu’elles n’aillent aussi loin. Je veux que cela se résolve de manière pacifique bien avant que des armées ne soient impliquées. »

Le fait de voir à quel point Nicks était anxieux avait prouvé, sans l’ombre d’un doute, que nous étions frères et sœurs — car moi aussi, j’étais un anxieux.

« Allez, j’ai dit que tout irait bien. Si les choses se gâtent, on peut toujours se tourner vers Anjie. » Dieu merci, j’ai une fiancée aussi fiable.

Nicks avait relevé la tête pour me regarder en fronçant le nez. « Ne ressens-tu pas la moindre honte à te tourner vers les autres pour résoudre tes problèmes ? »

Il semblait me réprimander, mais je ne comprenais pas pourquoi.

« Quoi, ne penses-tu pas qu’il serait plus arrogant d’essayer de tout faire par moi-même sans jamais demander de l’aide ? Le meilleur choix est évidemment de demander à la bonne personne de faire le travail à ta place lorsque le besoin s’en fait sentir. »

Il avait pressé ses doigts sur son front, troublé par ma réponse. « Je suppose que tu as raison… en quelque sorte. Mais juste pour que tu saches, pour tous les autres, tu as l’air de te déchaîner et de faire ce que tu veux en laissant le nettoyage à tout le monde. »

Oof. Ça m’a touché là où ça fait mal. Cela dit, c’était une compétence en soi d’avoir des amis sur lesquels on pouvait compter.

« Les autres personnes peuvent penser ce qu’elles veulent. Je ne fais que déléguer des tâches pour que le bon travail revienne aux bonnes personnes. »

« Et je te le dis, on dirait que tu es là à faire tout ce que tu veux et à forcer les autres à arranger les choses après toi. Tu es vraiment égoïste, tu sais ça ? »

J’avais secoué la tête. « Tu es trop sérieux pour ton propre bien. C’est grâce à moi que tout cet arrangement est tombé à l’eau. Ne devrais-tu pas me couvrir d’éloges en ce moment même ? »

« Frère, j’aurais été heureux de te faire des éloges si tu n’avais pas ruiné ma réputation et ma santé mentale dans le processus de tout cela. Tout ce que je ressens maintenant, c’est le regret d’avoir accepté ton offre sans y avoir réfléchi. Mlle Dorothea avait l’air encore plus choquée que je ne l’aurais cru. Je me sens comme un déchet pour l’avoir traitée si mal. »

Un peu tard pour dire ça, n’est-ce pas ?

Luxon tenta de consoler mon grand frère en disant : « Vous avez fait un marché avec la mauvaise personne, c’est vrai. Comme vous, je me retrouve souvent plongé dans le regret à cause de ses actions. Peut-être, d’une certaine manière, est-il un génie pour avoir pu enseigner à une IA, entre autres, la signification du regret. »

Pourquoi est-ce que me dénigrer semble venir aussi naturellement à ce globe oculaire flottant que respirer de l’air ? Non pas qu’il respire de l’air, mais quand même.

« Hé, c’est bien pour toi. Tu es capable d’éprouver des émotions humaines », avais-je dit sèchement.

« Il ne te vient même pas à l’esprit de réexaminer tes actions passées, n’est-ce pas ? Ton manque total d’empathie pour les autres est également troublant. »

« Hé, si tu veux atteindre quelque chose, il y aura des sacrifices en cours de route. »

« Sauf que ta tête n’est jamais celle qui est sur le billot, Maître », avait consciencieusement noté Luxon.

Comme si cela lui rappelait ce qui s’était passé avec Mlle Dorothea il y a quelques instants, le visage de Nicks était redevenu rouge. « Exactement. Je n’aurais jamais dû te demander de l’aide. »

J’avais peut-être sali le nom de mon frère, mais en échange de sa réputation et de son état mental endommagés, il allait être un homme libre maintenant. Avec un peu de chance. Certes, ce n’était pas un petit prix à payer, mais la fin justifiait les moyens. Nous serions solides tant que nous ne ferions pas de faux pas fatals dans l’après-coup.

 

☆☆☆

 

Après le départ de Léon pour rejoindre Nicks, Anjie et les autres filles étaient restées en attente dans une pièce séparée pour discuter entre elles. L’expression de Noëlle était tendue, indiquant que cette épreuve avait fait ressurgir les souvenirs de la poursuite acharnée de Loïc.

« C’était déjà assez dur quand je subissais tout ça, » dit-elle. « Mais le voir depuis la ligne de touche me fait réaliser à quel point ça peut être horrible. Hum, peut-on supposer que la réputation de Nicks va en prendre un coup ? »

C’était une conclusion macabre à une première rencontre extrêmement courte. Noëlle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter de l’avenir de Nicks.

Le visage de Livia s’était assombri. « Mais Mlle Noëlle… il y a eu un moment où toi et Monsieur Léon étiez également liés par un collier, n’est-ce pas ? Je me souviens que tu avais l’air terriblement heureuse à l’époque. »

 

 

« Arg, c’était… » Le visage de Noëlle rougit furieusement. Ses lèvres continuèrent de bouger, s’ouvrant et se refermant comme si elle essayait de trouver une excuse, mais aucun bruit ne sortait. Elle s’était probablement souvenue du moment en question, juste après que Loïc ait forcé ce maudit collier sur son cou.

La façon dont Léon et Noëlle avaient joué avec ce collier donnait l’impression que ces deux-là flirtaient comme des fous. Livia ne s’en était clairement pas remise.

« Toi, ne la malmène pas comme ça, », gronda Anjie.

« Mes excuses, » dit Livia, réfléchissant docilement à son mauvais comportement. Elle jeta un coup d’œil à Noëlle. « Je suis désolée. »

Bien qu’elle restait un peu désemparée, Noëlle lui pardonna immédiatement. Cette conversation particulière s’était terminée, et toutes trois étaient passées d’urgence à un autre sujet.

« Je réalise que Nicks est dans une situation troublante, mais je m’inquiète pour Miss Dorothea, » dit Livia. Son inquiétude quant aux répercussions potentielles était palpable. « Il l’a mise tellement en colère. Je parie qu’elle va en parler à sa famille. »

Elle pouvait déjà imaginer que la relation entre les Bartfort et les Roseblade deviendrait instantanément explosive si cela arrivait.

Livia se tourna vers Anjie. « Es-tu sûre que c’était bien de laisser le plan de Monsieur Léon se réaliser ? J’ai l’impression que tu serais normalement intervenue. »

Léon se targuait d’avoir du bon sens et de s’assurer que tous les plans qu’il élaborait se terminaient sans incident, mais il avait aussi la mauvaise habitude d’aller trop loin dès qu’il exprimait le désir d’agir. Cela rendait généralement Anjie inquiète, et Livia se demandait pourquoi Anjie n’avait pas arrêté son dernier projet téméraire.

Anjie lui avait souri en retour. Elle expliqua : « Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Il vaut mieux que Léon apprenne sa leçon à la dure quand il y a encore une chance de rectifier la situation. D’ailleurs, Deirdre a-t-elle déjà dit qu’ils étaient venus ici pour proposer des fiançailles ? »

Livia était tombée dans une contemplation silencieuse, tandis que Noëlle a levé le regard, se rappelant ce qu’elle avait entendu pendant leur visite. « Hein ? Mais c’est exactement pourquoi ils sont venus ici, non ? Je veux dire, Mlle Yumeria a dit… Oh. »

C’est alors que Noëlle et Livia avaient enfin compris ce qu’Anjie voulait dire. Yumeria et le reste des Bartfort s’étaient mis dans la tête que ce serait un mariage arrangé, mais Deirdre ne l’avait jamais dit expressément.

Anjie soupira et haussa les épaules, exaspérée par toute cette situation. « Un mariage officiellement arrangé est une affaire compliquée. Plus le rang d’une personne est élevé, plus la procédure est ennuyeuse. Personne n’ignorerait toutes ces formalités observées et exigerait un arrangement comme celui-ci. Même en supposant qu’ils aient l’intention de faire une telle chose, les Roseblades élimineraient d’abord tous les obstacles possibles. »

Noëlle se pencha en avant sur son siège. « Mais Léon et tout le reste de sa famille sont convaincus que c’est ce dont il s’agit. »

« C’est bien là le problème », admit Anjie en fronçant les sourcils. « Pour le meilleur ou pour le pire, les terres des Bartfort sont ici, dans la campagne reculée, loin de la capitale. C’est pourquoi ils ne connaissent pas les habitudes des aristocrates qui y vivent, et c’est probablement pour cela qu’ils ont mal compris la situation. D’ordinaire, ce ne serait pas un problème, mais le rang de Léon est devenu bien trop impressionnant pour être ignoré. »

Une certaine tristesse brillait dans les yeux d’Anjie, elle avait de la peine pour la famille de Léon, qui se laissait entraîner par son importance croissante dans la haute société. Les Bartfort étaient une simple famille de barons qui aurait dû pouvoir mener une vie oisive ici à la campagne, mais ils étaient entraînés dans la lutte de pouvoir entre aristocrates.

« Ni Léon ni sa famille ne peuvent espérer continuer à vivre comme ils l’ont fait. Le fait que les Roseblades les aient approchés de cette façon en est la preuve, » dit Anjie.

La plus déprimée de toutes qui entendait cela était Noëlle. Si elle avait été amenée ici depuis la République d’Alzer, c’était en partie parce qu’elle était la gardienne, ou plutôt la prêtresse, de la jeune pousse de l’Arbre Sacré. Dans le futur, cet Arbre Sacré fournirait de telles quantités d’énergie que le royaume n’aurait plus besoin de ressources extérieures. Cela rendait Noëlle elle-même extrêmement précieuse, et Léon était celui qui lui fournissait un abri sûr. Elle savait à quel point Léon détestait ces luttes de pouvoir, mais en la gardant sous sa responsabilité, il était obligé de participer, qu’il le veuille ou non. C’est ainsi que cela lui semblait être, en tout cas.

« C’est ma faute, n’est-ce pas ? Parce qu’il me protège », avait-elle dit.

Toute personne en position de pouvoir voudrait mettre la main sur Noëlle pour sa capacité à contrôler l’arbre sacré. Si elle était laissée à elle-même, quelqu’un se précipiterait pour la ramener dans un pays ou un autre. Léon l’avait protégée de cela. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle lui causait des problèmes dans le processus.

Anjie avait immédiatement secoué la tête. « Malheureusement, le plan visant à entraîner Léon dans cette guerre de factions était déjà établi bien avant qu’il ne te rencontre. Et c’est parce que je me suis fiancée avec lui. »

Père voulait sans doute incorporer Léon dans sa propre faction, c’est pourquoi il a approuvé nos fiançailles, se dit-elle.

Toute personne fiancée à la fille d’un duc serait entraînée dans les luttes politiques intestines, qu’elle le veuille ou non. Le père d’Anjie, Vince, était plutôt indulgent avec sa fille, mais il ne pouvait pas conserver sa position de chef de l’une des maisons les plus notables du royaume par son seul amour pour elle. Il attendait beaucoup de Léon, d’où son accord pour leur union. Cela ne fait pas de lui un moins bon père, mais promettre la main de sa fille à un homme qui avait atteint le rang de vicomte par ses propres moyens, sans avoir hérité d’aucun titre de sa famille, n’était pas très orthodoxe. Bien que Vince aime sa fille, il avait gardé les intérêts de sa maison à l’esprit en prenant cette décision.

« De plus, » poursuit Anjie, « même sans ta présence, Léon a déjà attiré beaucoup d’attention sur lui. »

Les sourcils de Noëlle se froncèrent comme si elle ne comprenait pas tout à fait. Anjie ouvrit la bouche pour continuer l’explication, mais un coup fort à la porte l’interrompit. C’était assez fort pour résonner dans toute la pièce. La personne de l’autre côté était manifestement arrivée en panique.

« Vous pouvez entrer, » déclara Anjie.

Yumeria surgit à l’intérieur au moment où elle reçut l’approbation et se mit à hurler : « J’ai des nouvelles urgentes. Un autre dirigeable aristocratique a atterri dans le port ! »

À en juger par l’agitation de la servante, il était peu probable qu’il s’agisse d’une des maisons nobles avec lesquelles les Bartfort étaient normalement en contact. Anjie soupçonnait qu’il s’agissait d’une autre maison importante, comme les Roseblades.

« Ça devient une vraie pagaille. Alors ? C’est quelle maison ? »

Yumeria avait fouillé dans ses poches et en avait sorti un morceau de papier. « Maison Atlee », avait-elle lu à haute voix. Malgré son début de panique, son annonce avait été faite avec une telle aisance que l’on pourrait penser que ce visiteur n’était qu’un voisin qui passait pour dire bonjour.

« Clarisse, hein ? » La première personne qui avait traversé l’esprit d’Anjie était Clarisse Fia Atlee. Son père était un noble de la cour, ce qui signifie qu’ils ne possédaient pas de terres en propre. À la place, son père Bernard était ministre dans la capitale. Tout comme Deirdre, Clarisse était la fière fille d’un aristocrate de premier plan.

+++

Chapitre 3 : Inattendu

Partie 1

Une atmosphère étrange enveloppait la pièce où la première rencontre entre Nicks et Mlle Dorothea avait eu lieu quelques instants auparavant. J’étais assis à la table, sirotant un thé, mais l’arôme et la saveur semblaient presque dilués pour une raison inconnue. L’hiver venait de se terminer, laissant place au printemps et à ce qui aurait dû être un temps plus chaud, mais l’air était encore un peu frisquet.

Malgré la tension qui planait dans l’air, j’avais continué à siroter mon verre tranquillement. La femme en face de moi — Miss Clarisse, qui avait déjà obtenu son diplôme de l’académie — semblait ravie de me voir.

« Quel soulagement ! » dit-elle. « Tu veux donc dire que ce n’était pas un rendez-vous officiel de mariage entre toi et Miss Deirdre ? »

« Je suis déjà fiancé à plusieurs femmes, donc je ne pense pas être impliqué dans ce genre d’arrangements. »

J’avais essayé d’apaiser les craintes de Miss Clarisse avec une explication rationnelle. Pour une raison inconnue, Miss Clarisse avait mal interprété la situation et supposé que les fiançailles potentielles étaient entre Miss Deirdre et moi. Elle s’était rendue en dirigeable jusqu’au territoire de ma famille, puis elle avait immédiatement couru jusqu’à notre manoir pour me voir. Elle était accompagnée d’un de mes anciens camarades de classe, que j’avais reconnu lors de la course de motos aériennes à laquelle j’avais participé auparavant, ainsi que d’une fille qui semblait être une élève actuelle de l’académie. Son visage ne m’était pas familier.

Pendant ce temps, à côté de moi, Miss Deirdre se protégeait la bouche avec son éventail en jetant un regard furieux à l’autre femme. L’insinuation que sa famille voulait me forcer à me fiancer l’avait mise en colère. « Vous, les nobles de la cour, excellez dans l’art d’être passifs-agressifs. Pensez-vous vraiment que les Roseblades s’abaisseraient à un tel niveau ? »

Miss Clarisse répondit froidement : « Cela ne me surprendrait pas du tout que votre famille le fasse. Ne trouvez-vous pas troublant que de tels soupçons puissent même être éveillés ? Peut-être devriez-vous, vous et votre maison, reconsidérer votre comportement habituel. »

Elle faisait sans doute référence au fait que Miss Deirdre et sa grande sœur avaient l’habitude de parler de leur désir de transformer les gens en animaux de compagnie. Personne ne pouvait être blâmé de la soupçonner, elle ou sa famille, de manœuvres sournoises.

Un seul coin des lèvres de Miss Deirdre s’était relevé d’un côté, mais son sourire persista. Sa fureur couvait à peine sous la surface, les serviteurs postés derrière elle fixaient Miss Clarisse d’un regard froid depuis un certain temps.

 

 

« Difficile de croire que ces mots viennent d’une femme qui a déjà vu ses propres fiançailles gâchées, et qui s’est emportée par la suite », déclara Miss Deirdre.

Si Miss Clarisse avait un point sensible, c’était certainement que Jilk avait mis fin à leurs fiançailles. Elle avait eu recours à la délinquance pour le reste de l’été et s’était lâchée dans le processus, s’amusant au maximum. Elle avait fait beaucoup de choses qui n’étaient pas vraiment convenables pour une noble dame.

Les deux vassaux derrière Mlle Clarisse fixèrent Deirdre. L’expression de leurs visages était rigide, avec une colère contenue.

Je m’étais retourné sur mon siège pour lancer un regard suppliant aux serviteurs de notre propre maison dans l’espoir qu’ils m’offrent le salut, mais ils avaient immédiatement détourné les yeux.

Seule, Yumeria semblait béatement ignorante de ce qui se passait, comme si elle ne comprenait pas la guerre froide qui se déroulait entre ces filles. Mais elle remarqua que je la regardais et me fit un petit signe de la main. Sa gentillesse m’avait permis de me sentir un peu plus détendu qu’avant.

Anjie prit une gorgée de son propre thé avant de dire : « Si vous voulez avoir un match éclatant, faites-le ailleurs. Maintenant, Clarisse, pourquoi es-tu venue ici ? » C’était un grand soulagement de l’avoir ici pour prendre en charge la situation.

Luxon flottait à côté de moi et il chuchota, « Maître, je me trompe ou tu sembles soulagé qu’Anjelica prenne la direction de la discussion ? »

J’avais haussé les épaules. « J’ai pour politique de laisser l’homme — ou la femme, dans ce cas — faire le travail. »

« En termes simples, tu es donc totalement inutile. »

« Non, je ne suis tout simplement pas assez stupide pour me lancer dans une situation où je n’ai aucune idée de ce que je fais. »

Franchement, je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle l’atmosphère dans la pièce était si rigide en premier lieu.

« Ce qui signifie que tu n’as même pas essayé de comprendre la situation, » corrigea Luxon.

« Ne penses-tu pas que c’est arrogant pour un homme d’essayer de tout savoir ? »

« Je ne le pense pas. Je pense qu’il est bien plus arrogant de traverser la vie en croyant que tu n’as aucune responsabilité pour comprendre quoi que ce soit. »

Pendant que nous échangions des chuchotements acérés, Miss Clarisse buvait son thé. Après une longue inspiration, elle déclara : « À vrai dire, il y a quelque chose dont je voudrais vous parler. Pouvons-nous parler, juste nous deux ? »

Je ne pouvais que supposer qu’elle voulait avoir cette conversation sans qu’un groupe de domestiques soit dans la pièce pour écouter aux portes.

Anjie jeta un coup d’œil à Miss Deirdre, qui gardait la bouche cachée derrière son éventail et semblait regarder dans une autre direction.

« Je suis d’accord, » dit Miss Deirdre. « Il y a aussi des choses dont j’aimerais discuter. » Elle me lança un regard. Je devinais qu’elle avait une ou deux plaintes à formuler sur le comportement de Nicks envers Mlle Dorothea.

Je ferais mieux de lui dire que ce n’était pas l’œuvre de Nicks et qu’il n’a agi de la sorte que sur mes ordres.

Tous les serviteurs avaient quitté la pièce.

 

☆☆☆

 

« C’est tellement gênant avec eux ici. Je veux dire, bien sûr, ma maison les a réunis tous les deux… mais je me sens tellement étouffée dès que je suis avec eux. Je suis là, célibataire comme jamais, et pourtant tout le monde semble avoir un partenaire. Ça craint », dit Mlle Clarisse.

Son expression s’était assombrie au moment où les domestiques étaient partis. Apparemment, sa morosité provenait du couple qui se tenait derrière elle : l’homme avec qui j’avais couru précédemment et la fille qui était la partenaire que les Atlees lui avaient arrangée.

Je m’étais penché vers Livia, qui était assise à côté de moi. « Ce type est celui avec qui j’ai participé à la course de motos aériennes, non ? Je me souviens qu’il était super chevaleresque et amoureux de Mlle Clarisse. Je ne suis pas en train de me faire des idées, n’est-ce pas ? »

« C’est comme ça que je m’en souviens, » dit Livia en hochant la tête. « J’imagine que c’est une situation compliquée pour lui aussi. »

Après sa performance lors de la course de motos aériennes, l’homme en question avait décroché un emploi dans ce domaine après son diplôme. Il semblait être une personne fiable, et il avait même fait un effort pour accompagner Miss Clarisse ici. Une fois, il avait essayé de se venger en son nom pour le mal que Jilk avait commis contre elle. Si l’on en croit la façon dont il s’était tenu derrière elle il y a quelques instants, il tenait toujours Mlle Clarisse en haute estime.

Noëlle, qui avait eu vent de notre conversation, avait fait la grimace. « Les aristocrates ici ont aussi la vie dure, on dirait. »

Nous chuchotions toutes les trois jusqu’à ce que Miss Clarisse jette un coup d’oeil dans notre direction et dise : « Vous n’avez pas à marcher sur la pointe des pieds pour moi ». Elle avait dû entendre toute la conversation.

Je m’étais détourné et j’avais essayé de la jouer cool, comme si nous ne faisions pas de commérages sur elle sous son nez. Puis, à mon grand dam, Luxon avait lancé la question tacite que nous avions tous en tête sans prendre la peine de lire l’atmosphère de la pièce.

« Si je ne me trompe pas, cet homme et ses anciens collègues — qui ont tous obtenu leur diplôme, je le réalise — vous adoraient. Aucun d’entre eux n’a jamais essayé de vous faire la cour ? »

L’entourage de Miss Clarisse la vénérait. Il était difficile d’imaginer que pas un seul d’entre eux n’avait tenté d’exprimer ses sentiments à son égard. Pourtant, à en juger par son abattement, c’était la vérité.

Un sourire crispé sur les lèvres, elle répondit : « Eh bien, nos statuts sont trop différents. »

C’était vrai, les hommes de son entourage appartenaient à la classe moyenne. Avec un tel écart entre leurs rangs, aucun des hommes n’était un partenaire de mariage convenable pour elle.

Miss Deirdre continuait à garder son éventail sur sa bouche, mais le plissement amusé de ses yeux trahissait son sourire derrière lui. « Peut-être n’était-ce pas de l’amour qu’ils te portaient, mais simplement du respect ? Il n’est pas étonnant que tu te sentes si anxieuse, étant exclue alors que tout le monde se marie. Serait-ce une conséquence de tes propres actions ? Tu n’as pas réussi à remplir le rôle qui t’était assigné en tant que dame de la société. »

Après l’annulation de ses fiançailles avec Jilk, Miss Clarisse avait fait la fête tous les soirs. Maintenant, ces faits d’inconduite étaient de retour pour la hanter. Selon les anciennes coutumes aristocratiques, un tel comportement indulgent était négligé, si la fille venait d’une baronnie ou d’une vicomté. Cependant, celles issues de familles comtales ou supérieures étaient censées maintenir un sens de la vertu. Comme Clarisse l’avait raconté, tous les célibataires mariables ayant un statut social correct avaient commencé à l’éviter, prétendant qu’ils ne pouvaient pas supporter d’être avec une femme qui faisait des bêtises. Un raisonnement extrêmement malheureux, à mon avis.

« C’est vrai ! » Miss Clarisse se fâcha. Elle n’avait pas besoin d’un apport extérieur — elle était parfaitement consciente de sa situation. Elle lança un regard furieux à Miss Deirdre. « Alors que tout le monde est heureux de se marier, je vole en solo ! Le pire, c’est que tout le monde essaie d’être gentil avec moi par pitié, ce qui rend la situation encore plus embarrassante et inconfortable ! » Accablée par la honte, elle s’était enfoui le visage dans ses mains.

Anjie avait croisé les bras. « Et alors ? Es-tu venue te plaindre ? Arrête de tourner autour du pot : pourquoi es-tu vraiment ici ? » Écouter toute cette histoire larmoyante ne l’avait rendue que plus prudente.

Pour être honnête, je m’étais demandé la même chose.

Miss Clarisse redressa son dos et sourit, son angoisse d’il y a quelques instants n’étant plus visible. Noëlle et Livia étaient toutes deux surprises par ce brusque changement d’attitude.

« Euh… est-ce moi, ou cette fille est plutôt effrayante ? » marmonna Noëlle.

« C’était une étudiante très gentille pendant notre scolarité, » dit Livia. « Bien qu’elle soit diplômée maintenant. »

Le regard d’Anjie était passé de Miss Clarisse à Miss Deirdre. Un grand sourire s’était répandu sur son visage alors qu’elle partageait ses propres conjectures. « Je suppose que tu es venue jusqu’ici pour savoir pourquoi les Roseblades sont si proches des Bartfort. Léon et toi n’êtes pas de parfaits inconnus, après tout. »

Personnellement, je ne voyais pas pourquoi les Atlees feraient un geste, que je fasse partie de l’arrangement ou non. Pourtant, si ce qu’Anjie disait était vrai, il était possible qu’ils aient une bonne raison.

Miss Clarisse m’avait regardé et avait souri. « Eh bien, c’est une raison, mais je suis sûre que rien n’en sortira maintenant que je sais que Dorothea est l’autre partie concernée. A moins, que cette réunion de mariage soit déjà tombée à l’eau ? »

J’avais haussé les épaules, ce qui était une indication suffisante pour Miss Clarisse. Elle soupira de soulagement.

« Eh bien, vu la réaction de Léon, on peut supposer que ça s’est terminé par un échec. C’est un réconfort, » dit-elle. Elle tendit le bras vers sa tasse pour prendre une gorgée de thé, mais avant qu’elle ne puisse presser ses lèvres sur le bord, Miss Deirdre interrompit la conversation.

« Oh ? Qui a dit que c’était un échec ? Ma sœur est plus passionnée par ce arrangement qu’elle ne l’a jamais été auparavant. »

« Elle quoi !? » Miss Clarisse s’était emportée en crachant presque du thé partout. Elle fixa Miss Deirdre avec incrédulité, pressant une main sur sa poitrine comme pour calmer son cœur qui battait la chamade. « Tu te moques de moi, n’est-ce pas ? C’est de Dorothea que nous parlons. Et elle est réellement intéressée ? »

Miss Deirdre se leva lentement de son siège et ferma son éventail. « Je peux vous dire avec certitude qu’elle est bien décidée à aller jusqu’au bout. Les Roseblades ont l’intention de tout mettre en œuvre pour s’emparer de Lord Nicks. »

Miss Clarisse resta bouche bée. Elle était convaincue que cet arrangement n’avait aucune chance de réussir. J’étais tout aussi confus.

Noëlle s’était approchée et avait pincé ma manche, tirant plusieurs fois pour attirer mon attention. « Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je pensais que la réunion était un échec total. »

« Euh, je suis aussi perdu que tu l’es. »

Après notre stratagème déshumanisant pour la chasser, comment Mlle Dorothea pouvait-elle insister pour se fiancer à mon frère ? Je ne pouvais pas le comprendre.

« Même moi, je trouve que c’est un résultat des plus inattendus, » dit Luxon. « J’admets, Maître, que tu as bouleversé chacune de mes projections initiales à chaque fois, mais celle-ci est un cran au-dessus des autres — et pas dans le bon sens. Tu n’as pas simplement manqué ta cible, mais tu sembles avoir botté le ballon dans le but de l’équipe adverse, pour ainsi dire. Nos chances de succès étaient marginales au mieux, mais tu as réussi à le faire, d’une manière ou d’une autre. Malheureusement. »

Je ne pouvais pas contester son résumé. J’avais marqué un grand coup dans le but de l’équipe adverse, et Nicks avait réussi à capturer le coeur de Miss Dorothea quelque part en chemin.

« Ce n’est pas possible. Comment diable cette réunion de mariage n’est-elle pas tombée à l’eau après tout ce que j’ai fait ? »

Et quelles excuses plausibles pourrais-je donner à mon frère pour l’avoir laissé tomber ?

+++

Partie 2

« Dans quel monde notre réunion a-t-elle été un succès ? » s’écria Nicks.

Une fois que j’avais été excusé de la partie de thé tendue, je m’étais dépêché de trouver Nicks afin de lui faire part de la réponse de Mlle Dorothea. Il s’était retrouvé à bercer sa tête de désespoir. Honnêtement, moi aussi.

« Penses-tu que j’ai une idée ? Je veux dire, soyons logiques. Tu es entré avec un collier de chien dans la main et tu lui as demandé d’être ton animal de compagnie. Quelle femme saine d’esprit ne s’enfuirait pas en courant !? Mais maintenant… » Ma voix s’était tue.

La réponse précise de Mlle Dorothea fut : « J’aimerais vous rencontrer une fois de plus ». Elle n’avait même pas été contenue dans un bref mémo à remettre à Nicks, elle avait pris le temps de rédiger une longue lettre et avait demandé qu’elle lui soit remise, accompagnée d’un cadeau approprié. Plus choquant encore, elle s’était excusée pour son impertinence précédente. Elle se comportait comme une personne complètement différente de la femme que nous avions vue sur l’écran de projection. D’ailleurs, Miss Deirdre avait elle-même confirmé que sa grande sœur se comportait comme une jeune fille follement amoureuse.

Nicks marcha vers moi. Il me saisit par les deux épaules et me secoua à plusieurs reprises. « Tu me l’as juré ! Tu as dit que tu étais un expert en échec ! Alors, explique-moi ça : Comment diable notre rencontre a-t-elle pu être un succès ? »

 

 

Il me donnait littéralement des chocs paralysants, alors Luxon a répondu à ma place. Sa voix robotique semblait étrangement ravie de la situation. « Si l’on considère que le but de ce plan était de s’assurer que votre réunion n’aboutisse pas, je dirais qu’il a échoué de façon spectaculaire à atteindre cet objectif. Cela ressemble bien au Maître, d’échouer même quand l’échec est l’objectif principal ! Et il a obtenu une victoire choquante. Même moi, je n’aurais pas pu le faire, manquant d’autant d’informations sur cette Dorothea que moi. L’échec était presque garanti, et le Maître a réussi à tout déjouer malgré tout. »

Donc même Luxon doutait dès le départ qu’il ait pu réussir, si nous avions cherché à capturer le cœur de Mlle Dorothea. Cela explique pourquoi il était si impressionné que j’aie réussi. C’était, à la rigueur, un compliment (je suppose), mais étant donné les circonstances, j’avais eu l’impression que c’était un coup particulièrement dur.

J’avais poussé mon frère pour mettre de la distance entre nous. Mes cheveux et mes vêtements étaient ébouriffés, et je cherchais à respirer. « Tu sais, normalement… personne ne penserait… que demander à une fille d’être ton animal de compagnie… marcherait ! Tu étais d’accord avec moi, n’est-ce pas ? »

« Oui, c’est le cas ! Au prix de ma propre moralité et de mon honneur. Et à la fin, qu’est-ce que j’en ai retiré ? Au lieu de la faire fuir, je l’ai attirée dans mes filets ! C’est une catastrophe totale ! »

J’avais fait une pause, essayant de réfléchir à notre situation, et la conclusion à laquelle je suis arrivé est… « Alors, pourquoi ne pas abandonner et admettre la défaite ? »

À peine ces mots avaient-ils quitté mes lèvres que l’expression de Nicks s’était transformée en une furie vertueuse. Il s’était jeté sur moi, déclenchant le premier vrai combat que nous ayons eu depuis longtemps.

« Oh, c’est riche, venant de toi ! Tu as toutes ces beautés avec de grandes personnalités qui font la queue pour t’épouser ! Et moi alors, hein !? Maudit soit-il ! »

Son poing s’était écrasé sur ma joue droite, me renvoyant en arrière. J’avais aperçu Luxon à la limite de ma périphérie. Était-ce mon imagination ou ce crétin avait-il l’air trop heureux de regarder tout ça ?

 

☆☆☆

 

De retour sur le dirigeable des Roseblades, Dorothea faisait les cent pas dans sa chambre, incapable de se calmer.

« C’est terrible. Si j’avais su tout cela, j’aurais apporté de plus beaux vêtements. Je n’ai même pas pris la peine de me coiffer correctement avant d’aller le rencontrer. J’espère que le Seigneur Nicks n’est pas terriblement dégoûté de moi. »

Dorothea était apathique envers tout et n’importe quoi. La voir se préoccuper ainsi de détails aussi insignifiants laissait Deirdre abasourdie.

« Je ne vois pas en quoi ce serait un problème, » dit-elle, malgré son brouillard de confusion. « D’ailleurs, n’as-tu pas déjà dit que tu n’étais pas comme les autres filles qui ne pensent qu’à leurs vêtements ? »

Dorothea jurait que tant qu’une hygiène correcte était maintenue et qu’un certain niveau de classe était observé dans l’habillement, une femme n’avait pas besoin de faire d’effort supplémentaire. Elle regardait de haut et dénigrait les femmes qui préféraient les accoutrements voyants. Pourtant, elle était en train de devenir la créature qu’elle prétendait détester.

Dorothea se jeta sur sa sœur et l’enveloppa d’une étreinte serrée. « Deirdre, je t’en prie, dis-moi que tu lui as envoyé le cadeau et la lettre. Est-il vrai que le Seigneur Nicks n’a pas répondu ? Serait-ce parce qu’il me déteste ? Est-ce pour cela qu’il refuse de répondre ? »

« J’ai tout transmis. Je suis sûre qu’une réponse va arriver d’une minute à l’autre. Si tu es si impatiente, tu pourrais quitter le vaisseau et lui parler directement. »

« Jamais de la vie ! Il pourrait penser que je suis une dame disgracieuse avec une mauvaise étiquette, et alors quoi !? »

Les autres serviteurs présents dans la pièce avaient serré le poing. Chacun d’entre eux avait des mots de choix pour elle, comme « Comment pouvez-vous dire quelque chose comme ça après votre comportement tout ce temps ! ». Seul leur bon sens leur avait permis de tenir leur langue.

Deirdre avait dû faire preuve d’autant de patience. Elle laissa une longue période de silence entre elles jusqu’à ce qu’elle se soit suffisamment calmée pour reprendre la discussion. « Je n’aurais jamais imaginé que tu trouverais ton âme sœur ici, parmi tous les endroits. »

Dorothea joignit ses mains en prière, offrant sa gratitude à la Sainte. Dans le temple, la Sainte avait la position la plus proche du Dieu qu’ils vénéraient tous. Six aventuriers avaient participé à la fondation du Royaume de Hohlfahrt, et parmi eux, la Sainte était la plus aimée par le peuple. Elle avait depuis pris de l’importance et avait atteint la déification. Puisqu’elle avait été une aventurière dans le passé, la Sainte était populaire parmi les aventuriers d’aujourd’hui qui la vénéraient comme une déesse — une qui pourrait leur accorder une bonne fortune dans leurs aventures.

« À la Sainte, j’offre ma gratitude. Il semble que la prière continue fasse de nos rêves une réalité. Je n’aurais jamais pu imaginer qu’à la fin de ce voyage, je trouverais un homme aussi extraordinaire. Pourquoi ne l’ai-je pas rencontré plus tôt, lorsque j’étais à l’académie ? Si j’avais rencontré Lord Nicks à ce moment-là, je sais que ma vie scolaire aurait été infiniment plus agréable. » Les joues de Dorothea se colorèrent alors qu’elle se murmurait à elle-même avec nostalgie.

Deirdre soupira. « Eh bien… c’est au moins un soulagement que vous ayez finalement montré un certain intérêt. »

 

☆☆☆

 

« Ce n’était pas une réunion officielle de mariage !? »

Après que Nicks m’ait frappé au visage, je m’étais retiré dans ma chambre où Livia administrait sa magie de guérison à mes blessures. La douleur lancinante à l’endroit où il m’avait frappé s’était réduite à une piqûre persistante, et je me sentais beaucoup mieux grâce à ses soins. La peau, d’une vilaine teinte violette avant qu’elle n’intervienne, avait pâli pour devenir d’un rouge légèrement gonflé.

Anjie avait regardé de son siège, l’air complètement exaspéré alors qu’elle soulignait mon malentendu. « C’est vrai, les Roseblades n’ont pas fait de demande officielle pour un mariage arrangé. »

« Mais mon vieux père et mon frère… »

« Si les Roseblades voulaient officialiser leur union, elles devraient franchir un certain nombre d’obstacles ennuyeux. Cette fois, il s’agissait vraiment d’une réunion ordinaire, avec l’intention que si les choses se passaient bien, ils pourraient passer à l’étape suivante. »

« Mais Miss Deirdre et les domestiques qui l’accompagnaient semblaient si sérieux à ce sujet ! »

Anjie haussa les épaules. « Je suis sûre qu’ils l’étaient. Ils se sont probablement dit que si les choses se passaient bien, ils pourraient opter pour une rencontre officielle de mariage ou même pousser pour des fiançailles si cela leur convenait. »

Tu dois te moquer de moi. Donc, en gros, toute ma famille — moi y compris — avait pris ça pour une réunion de mariage officielle alors que ce n’était qu’une réunion informelle ?

J’avais jeté un regard furieux à Luxon. « Es-tu en train de me dire que tu n’as pas réalisé ça ? »

« J’avais des soupçons, mais vous agissiez en supposant qu’il s’agissait d’une réunion officielle. Il m’était impossible d’interférer. De plus, tu ne m’as jamais ordonné de collecter des informations sur la haute société. Je n’avais pas les informations nécessaires pour faire des déductions correctes et je ne pouvais donc pas être certain de quoi que ce soit. »

Merveilleux. Il pensait qu’il se passait quelque chose, mais comme je n’avais pas exprimé de doute, il avait choisi de ne pas en parler. Comme c’est utile.

« Tu sais, tu es encore plus inutile que je ne le pensais », avais-je dit.

« Peu importe la supériorité de l’IA, elle ne peut pas fonctionner à pleine capacité si la personne qui la commande est inepte. Mes capacités ne sont pas en cause ici, mais plutôt ton incapacité à m’utiliser correctement. Je dois te demander d’allouer plus de ressources à ta propre amélioration. » Luxon essayait de jouer l’innocent, comme s’il n’avait rien à se reprocher.

« Et si tu faisais plutôt un atelier d’amélioration sur ta personnalité tordue ? »

« Je prendrai tes commentaires en considération. »

Je m’étais levé de ma chaise, prêt à l’attraper et à me battre avec lui comme nous l’avions fait auparavant, mais Livia m’avait attrapé par le bras.

« Je dois continuer à te traiter », avait-elle dit.

« Ça ne fait plus mal, alors c’est bon. Pour l’instant, je dois faire comprendre à ce petit renégat l’erreur qu’il commet. »

Elle fronça les sourcils. « Bouger quand on est blessé, c’est très mal vu, Monsieur Léon ! S’il te plaît, ne bouge pas jusqu’à ce que j’aie terminé. »

À contrecœur, je m’étais rassis et je l’avais laissée continuer. Luxon s’était fièrement avancé vers moi, s’arrêtant à un cheveu de ma portée pour me mettre la situation dans la figure.

« Permets-moi de résumer cet incident. Maître, tu as fourré ton nez là où il ne fallait pas, ce qui t’a explosé à la figure et a eu pour conséquence de pousser ton frère dans un mariage manifestement non désiré. Non seulement tu as déshumanisé la pauvre femme impliquée dans cette rencontre, mais tu as également forcé ton frère à sacrifier son honneur et ses idéaux… pour finalement échouer. Puis-je te suggérer de revoir tes faux pas ? »

« Ce n’est pas encore fini. Je peux encore arranger les choses », avais-je insisté, résolu à ne pas jeter l’éponge.

L’objectif de Luxon avait pivoté d’un côté à l’autre dans son geste breveté de secouer la tête. Ayant accompli ce qu’il voulait au cours de notre conversation, il quitta la pièce en flottant. Anjie le suivit peu après, me laissant seul avec Livia.

« Te soigner comme ça me rappelle des souvenirs de ma première année à l’académie, » dit-elle en continuant à soigner mes blessures. Elle regarda l’enflure continuer à diminuer, ses lèvres se courbant en un sourire. « Tu te souviens que nous avons commencé à nous fréquenter et que nous avons même plongé dans notre premier donjon ensemble ? »

+++

Partie 3

Je faisais de mon mieux pour chercher une épouse à l’époque, mais mon souci pour Livia exigeait que je m’occupe d’elle. À l’époque, j’étais tellement certain que garder un œil sur elle était la bonne décision que je ne l’avais pas réalisé : ma surprotection était en train d’entraver sa croissance en tant que personne. Livia serait normalement devenue une personne forte et indépendante, mais mon intervention l’avait rendue plus vulnérable sur le plan émotionnel. Je le regrette encore aujourd’hui.

Heureusement, Livia avait mûri de manière impressionnante après cela. Je ne doutais pas qu’elle puisse résoudre ses propres problèmes maintenant, sans aucune aide de ma part. Cela faisait d’elle mon opposé total — j’étais impuissant sans l’aide de Luxon.

« Je me souviens, » avais-je dit. « J’ai baissé ma garde, et nous avons été attaqués. J’ai été blessé. Si je me souviens bien, je t’ai invitée à un goûter peu de temps avant… et c’est à ce moment-là que nous avons commencé à nous parler plus fréquemment. »

Je ne pouvais pas la laisser se débrouiller toute seule après avoir vu à quel point elle était maltraitée. Alors je l’avais approchée. Avec le recul, c’était probablement un grand tournant. Si je n’avais pas cherché Livia aussi activement que je l’avais fait, je ne serais peut-être pas ici en ce moment. Ne vous méprenez pas, je ne regrette rien de tout ça. J’avais juste réalisé à quel point mes actions avaient irrévocablement changé nos vies.

Livia sourit en se remémorant ces souvenirs. « Tu m’as invitée à des parties de thé tant de fois. J’étais tellement excitée la veille que je ne pouvais même pas dormir. »

« Sérieusement ? »

Je n’aurais jamais imaginé que la perspective de participer à l’une de mes parties de thé aurait un tel effet sur elle. Elle avait l’air d’une enfant la veille d’une excursion, trop excitée pour s’installer dans son lit.

« Pour moi, le simple fait d’être invitée était quelque chose de spécial, » poursuit-elle. « Tant de choses se sont passées après ça… et quelque part en chemin, je suis aussi devenue amie avec Anjie. »

Les événements intermédiaires, qu’elle avait résumés par « tant de choses se sont passées », consistaient principalement en ma querelle avec les cinq idiots. La réflexion nostalgique de Livia sur notre passé avait le plus souvent ignoré cet élément, sans doute parce qu’elle préférait ne pas en parler. Dans un retournement ironique, même elle était un peu froide envers les garçons maintenant — même si à l’origine, l’un de ces cinq garçons était censé former une relation romantique avec elle.

« Et avant que tout ça n’arrive », avais-je dit, correspondant aux mots vagues qu’elle a utilisés, « tu n’étais pas du tout proche d’Anjie ».

« C’est exact. Son rang est si prestigieux, même parmi la noblesse. Je n’aurais jamais imaginé que nous serions si proches l’une de l’autre. »

« C’est vrai. Ce n’est pas le genre de fille qu’on peut approcher avec désinvolture dans des circonstances normales. »

Livia avait attrapé ma main. Elle l’avait glissée entre les siennes et l’avait serrée, en levant vers moi des yeux semblables à ceux d’un adorable chiot. « Il en va de même pour toi, Monsieur Léon. À l’époque, je n’aurais jamais imaginé que nous pourrions avoir le genre de relation que nous avons maintenant. »

Je ne pensais pas non plus qu’il était possible que nous nous fiancions, et encore moins que je me sois promis à trois femmes différentes. C’était la chose la plus éloignée de mon esprit à ce moment-là.

J’avais d’abord approché Olivia parce que je savais qu’elle était la protagoniste du jeu, mais j’avais essayé de maintenir une distance semi-respectable en même temps. Je pensais que mon bonheur était ailleurs, et j’étais convaincu que je ne pouvais pas être le bon pour elle. Avec le recul, je m’étais demandé… Mais à quoi pensais-je ? Est-ce que je croyais vraiment qu’un de ces crétins pouvait la rendre heureuse ? Pas du tout. Dans le jeu, les cinq n’étaient pas seulement beaux, mais aussi très intelligents et compétents. La façon dont ils étaient devenus dans le présent était si disgracieuse que je n’aurais pas gaspillé un seul regard sur eux. Livia elle-même avait insisté, quand on lui avait demandé, que ces bouffons étaient absolument hors de question.

« Je ne pensais pas non plus que les choses se passeraient comme ça », avais-je dit. « À l’époque, je n’étais censé recevoir qu’un titre de baron après avoir obtenu mon diplôme. Je ne sais pas où je me suis trompé, mais je me suis retrouvé marquis. Si je remontais dans le temps et que je racontais tout ça à mon jeune moi, il n’y a aucune chance qu’il me croie. »

Sans mentir. Si j’avais dit à mon moi passé, « Hey, dans le futur, tu vas devenir un marquis et avoir trois femmes ! » il l’aurait rejeté d’emblée comme une farce. Tant de choses s’étaient passées entre ce moment-là et aujourd’hui. Au cours du processus, pour des raisons qui dépassent mon entendement, quatre des intérêts amoureux étaient devenus mes subordonnés directs. Julian n’avait rejoint leurs rangs que par peur d’être mis à l’écart, à mon grand dam. Maintenant, j’avais la responsabilité de les garder sous contrôle, eux et leurs perturbateurs.

Livia avait appuyé son front contre mon épaule. Un doux parfum avait envahi mon nez, faisant battre mon cœur un peu plus vite. La voix de Livia était chaude et agréable dans mon oreille. « Je n’arrive pas non plus à y croire. J’ai l’impression de rêver, même maintenant. Tu es comme un chevalier fort et gentil à mes yeux. »

« Un gentil chevalier ? Je veux dire, je suis heureux d’être d’accord avec cela, mais je suis un tout petit peu, euh… sournois par rapport à ton gars moyen. »

Même moi, j’étais conscient de ma tendance à faire avancer les choses par tous les moyens, infâme ou non. J’étais une personne normale, sans capacités particulières, et je le savais bien. Doubler d’efforts pour obtenir la victoire était tout à fait naturel.

« Hum, je ne suis pas vraiment en position de juger cette partie de toi… aussi minuscule soit-elle… » Livia semblait mal à l’aise et ne savait pas trop comment répondre, mais elle m’avait montré un grand sourire en relevant le visage. « Ce qui compte, Monsieur Léon, c’est qu’à l’heure actuelle, tu sois un chevalier fort et gentil. Du moins pour moi. »

Pour une raison quelconque, j’avais désespérément envie de la tenir. J’avais tendu les mains vers ses épaules, mais je m’étais arrêté à mi-chemin, ne sachant pas s’il était vraiment permis de la toucher. Son corps s’était rapproché pendant que j’hésitais. J’avais d’abord pris cela pour une invitation, mais son expression était devenue mélancolique.

« Mais c’est pourquoi je veux que tu te reposes pour l’instant. Je t’en prie. Tu as trop poussé pendant trop longtemps, » dit-elle.

« Je pense que tu t’inquiètes un peu trop, mais tu as été claire. Je serai sage et j’obéirai. »

« Es-tu sérieux ? Ne pousseras-tu pas les choses trop loin ? »

« Je ne suis pas un menteur. »

Si Luxon avait été présent, il se serait interposé pour dire : « Oh ? Ces mots eux-mêmes sont un mensonge. » Heureusement, il n’y avait que Livia et moi.

Livia gloussa, sachant que ce que j’avais dit était en partie une blague. « Tu ne dis pas de mensonges, hein ? Je vais te croire pour l’instant. Mais… s’il s’avère que c’est un mensonge, je t’attacherai et je m’assurerai que tu te reposes, que tu le veuilles ou non. »

Un frisson avait parcouru ma colonne vertébrale. Elle disait sûrement ça dans mon intérêt… non ? … Pas vrai ?

 

☆☆☆

 

En sortant de la pièce, Luxon s’était attardé dans le couloir pour attendre Anjie. Au moment où elle l’avait vu, elle s’était figée.

« Y a-t-il quelque chose que tu veux me demander ? »

« Correct, » dit-il. « Anjelica, il me semble que vous étiez pleinement consciente des intentions des Roseblades dans cette affaire. Malgré cela, vous n’avez pas réussi à corriger le malentendu du Maître. Comment cela se fait-il ? »

« Bonne question. »

Puisqu’Anjie savait qu’il ne s’agissait que d’une réunion informelle, il s’ensuit qu’elle savait aussi que leurs intentions étaient ailleurs. C’était étrange qu’elle n’ait pas informé Léon.

« Je me suis dit que c’était une bonne occasion, » expliqua Anjie. « Léon n’a pas une grande confiance en lui, pour une raison inconnue. Non, c’est un euphémisme — il a une trop faible opinion de lui-même. J’attendais qu’il réalise à quel point il est précieux. »

« Êtes-vous certaine qu’il est sage de permettre à une des Roseblades d’épouser le frère aîné du Maître ? »

« Tu es sûrement arrivé à la même conclusion que moi, non ? Léon s’est fait un nom trop important pour en rester ainsi. »

Il était déjà impressionnant qu’il soit intervenu pour sauver le Royaume de Hohlfahrt de la destruction, mais il avait également mis à genoux la République d’Alzer, réputée pour être invaincue dans les batailles de défense. Il avait été qualifié de héros pour ses réalisations, mais aussi grandiose que cela puisse paraître, cela ne signifiait pas nécessairement que tout le monde se délectait de ses victoires. Certains le considéraient comme une horreur, tandis que d’autres l’approchaient avec prudence dans l’espoir de l’utiliser à leurs propres fins.

« Beaucoup d’autres viendront, espérant créer des liens avec lui, qu’il le veuille ou non. Je peux le surveiller, bien sûr, mais ça ne servira pas à grand-chose s’il n’est pas conscient de leurs intentions. » Anjie avait fait une pause pour soupirer. « Mais l’épreuve du collier de chien était exagérée. J’admets que je pensais qu’il serait bon qu’il se brûle une fois pour qu’il arrête de jouer avec le feu, mais je ne pensais pas que ça finirait comme ça. »

Anjie était sidérée par le résultat, n’ayant jamais imaginé que Dorothea serait réceptive après tout cela.

« Je dois vous prévenir, si quelque chose se passe au désavantage du Maître, je n’aurai aucune pitié. Pas même envers vous, » dit Luxon.

Anjie lui avait souri. « Ça me va. Mais laisse-moi te poser la question suivante : si tu t’es rendu compte de ce qui se passait, pourquoi n’as-tu rien dit ? » Elle était convaincue qu’il avait décelé la vérité comme elle.

Ses soupçons s’étaient avérés corrects. Luxon avait répondu de façon ambiguë : « Parce que le maître a besoin de se détendre. »

« Je suis d’accord avec toi sur ce point, mais tu aurais quand même pu lui dire. »

« Je ne voulais pas augmenter son fardeau inutilement. »

Anjie s’était rapprochée et avait tendu la main, caressant le haut du corps de Luxon.

« Que faites-vous ? »

« Je viens de réaliser que tu aimes vraiment Léon. »

« Vous me comprenez mal, Anjelica. En tant qu’IA, ma mission première est de protéger l’humain enregistré comme mon maître. Je n’ai pas la propension humaine à “aimer” et “ne pas aimer”. »

« Uh-huh. Même si tu n’arrêtes pas de dire à quel point tu le détestes ? » Elle avait ricané.

Sa voix entièrement électronique traduisait en quelque sorte une moue boudeuse lorsqu’il répondit en grommelant : « Je m’engage simplement avec le Maître de la même manière qu’il le fait avec moi. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser. Il semble que vous ayez également besoin de repos, Anjelica. Notre conversation indique que votre jugement est fortement altéré en ce moment. » Il n’avait pas perdu de temps pour s’envoler après avoir dit son mot.

Anjie l’avait regardé partir, mais avant qu’il ne soit hors de portée de voix, elle lui avait crié : « C’est comme Léon l’a dit, tu sais. Tu n’es pas très honnête sur tes sentiments. »

+++

Partie 4

Après que Livia ait fini de me soigner, je m’étais promené dehors. Le soleil avait déjà commencé à se coucher.

« C’était une journée bien remplie… »

Il s’était passé tant de choses : la rencontre de Nicks avec Dorothea, puis l’arrivée soudaine de Miss Clarisse sur la scène, suivie d’un goûter extrêmement tendu auquel j’avais été forcé d’assister. Je ne pouvais m’empêcher de soupirer, inquiet de ce que le lendemain pourrait apporter. Alors que je faisais cela, j’avais entendu des voix venant d’à côté.

« Comme toujours, la Miss était éblouissante aujourd’hui. »

« Elle est vraiment impressionnante. J’espère que je pourrai être comme elle un jour. »

Les voix étaient si optimistes et joyeuses que j’avais dû regarder dans la direction d’où elles venaient. J’avais repéré l’homme qui avait concouru contre moi dans la course de motos aériennes et la fille avec laquelle il avait été jumelé. Elle était plus jeune que moi, probablement en première année à l’académie.

Lorsque j’avais sorti la tête pour essayer de les repérer, l’homme m’avait remarqué et m’avait fait signe.

« Hé ! Ah, j’ai oublié, vous êtes un marquis maintenant. Sincères excuses, monseigneur. » Il s’inclina respectueusement, ce qui poussa la jeune fille à côté de lui à paniquer et à baisser la tête elle aussi.

« Je n’ai pas l’habitude de tous ces trucs formels. Bref, de quoi parliez-vous ? » avais-je demandé.

Ils avaient levé leurs visages, échangeant des regards avant de se retourner vers moi. L’homme s’était gratté l’arrière de la tête, ses joues se colorant légèrement alors qu’il admettait : « Nous parlions de Lady Clarisse. »

« Ah oui ? »

Les joues de la fille s’étaient aussi mises à rosir. Elle glissa son bras autour de celui de l’homme et s’accrocha à lui.

« En fait, nous n’avons fait connaissance que grâce à la Maison Atlee qui nous a présentés, » confia l’homme. Ses yeux brillaient pratiquement tandis qu’il continuait à divaguer. « Nous avons été si enthousiastes en parlant de Lady Clarisse que nous nous sommes tout simplement entendus. Je sais que je me suis beaucoup imposé à elle ces derniers temps, mais Lady Clarisse est vraiment incroyable, vous ne trouvez pas ? »

« Euh, ouais, » avais-je dit maladroitement, ne sachant pas vraiment comment répondre.

Mon accord l’avait incité à s’enflammer encore plus et à se lancer dans un discours plus long et plus passionné. « Bien sûr qu’elle l’est ! Depuis que nous sommes étudiants, elle a l’habitude de s’occuper de tout le monde. Et comme si cela ne suffisait pas, elle est aussi ridiculement gentille ! Après mon diplôme, elle s’est donné la peine de me trouver une compagne. Je n’en croyais pas mes yeux lorsqu’elle m’a présenté une fille adorable qui partageait la même affection pour Lady Clarisse. Même dans nos conversations quotidiennes, il est souvent question de Lady Clarisse. Il semble que ce soit également le cas pour les autres gars de notre groupe ! »

« Oh, vraiment… »

Il était vite apparu que les plaintes de Miss Clarisse pendant notre goûter n’étaient pas entièrement exagérées. Bien que ses disciples masculins se mariaient les uns après les autres, ils parlaient encore fréquemment de Miss Clarisse. L’amour était dans l’air pour tous les autres, elle seule n’avait aucune perspective. Pas étonnant qu’elle ait eu le cafard.

Ne pouvant étouffer ma curiosité, j’avais dit : « C’est étrange. Je croyais que vous adoriez Miss Clarisse. Personne n’a même essayé de lui dire ce qu’il ressentait ? »

Ma question l’avait immédiatement mis en garde, lui et la femme à côté de lui. Ils avaient échangé un autre regard avant de pencher la tête sur le côté.

« Je veux dire, j’ai compris, » avais-je continué. « Il y a un fossé entre notre statut et le sien. Mais parfois, on a encore des sentiments pour une personne, même si on sait que ça n’ira nulle part. »

L’homme avait secoué la tête à la seconde où j’avais fini de parler. « Non, ce serait absurde. Aucun de nous n’est digne de nourrir des désirs aussi impurs pour une personne aussi incroyable qu’elle. La seule chose que nous souhaitons, c’est le bonheur de Lady Clarisse. »

La fille à côté de lui avait pressé sa main sur son cœur et avait hoché la tête avec enthousiasme. « Il a raison. Pour nous, Lady Clarisse est une sorte de déesse. Lorsque ma famille a connu des temps difficiles, c’est Lady Clarisse qui a tendu la main pour nous sauver. Elle est gentille, mais ferme quand il le faut, et sa conduite est irréprochable. Je l’admire tellement. » Elle joignit les mains en me racontant son passé.

Pourquoi la traitent-ils comme une sorte de divinité ?

Si ce que ce type prétendait était vrai, ses larbins la vénéraient trop pour se permettre de la voir de façon romantique, et considéraient même de telles émotions comme « impures ». Je comprenais maintenant pourquoi elle passait des moments si difficiles. Il devait y avoir au moins un ou deux hommes dans son entourage avec lesquels elle pouvait vraiment être elle-même, mais ils étaient tous déterminés à ce qu’elle soit hors de leur portée. Cela avait dû la choquer.

Un phénomène similaire s’était produit au Japon avec les idoles, mais là… c’était d’un autre niveau. Pourtant, le mot idole ne faisait-il pas référence à l’origine à un objet religieux ? Des statues, des effigies, des choses comme ça ? Si vous interprétez les idoles selon cette définition originale comme « quelque chose à vénérer », cela correspond à la réalité.

Les deux devant moi avaient bavardé sur la noblesse de Lady Clarisse. Puis, à un moment donné, l’homme s’était approché.

« En fait, monseigneur, c’est moi qui devrais vous poser ces questions. Que pensez-vous de Lady Clarisse ? Elle a fait des efforts pour se faire belle aujourd’hui avant notre arrivée. L’avez-vous complimentée ? Lui avez-vous dit à quel point elle est belle ? Comme elle est mignonne ? Comme elle est impressionnante ? »

« Hum, non. » J’avais fait quelques pas en arrière, mais il n’avait pas pris de temps pour combler la distance.

« Ça ne suffira pas ! Il n’est pas trop tard. S’il vous plaît, dites-lui. Je sais qu’elle serait ravie de recevoir de tels compliments de votre part. Elle savait qu’elle pourrait vous rencontrer aujourd’hui. C’est pourquoi elle était plus motivée que d’habitude lorsque nous nous préparions à partir. C’était adorable ! »

Ce laquais musclé et musclé était là, parlant aussi poliment qu’il le pouvait, malgré ses yeux injectés de sang et chaque mot qui était un plaidoyer insistant pour me forcer à partager ses valeurs. L’incongruité était inconfortable — non, elle était terrifiante. Je tremblais comme une feuille.

« Je m’assurerai de le faire plus tard ! » J’avais gloussé avant de m’enfuir. Il m’avait au moins convaincu de trouver Lady Clarisse et de lui dire à quel point elle était belle. Sinon, j’aurais passé le reste de la journée à redouter l’horrible confrontation que nous pourrions avoir demain et à craquer sous la pression qu’ils auraient exercée sur moi pour ne pas suivre leurs exigences.

Ce n’est qu’une fois à bonne distance de ces deux-là que j’avais commencé à ressentir de l’empathie pour Miss Clarisse.

« Je comprends maintenant. N’importe qui voudrait se plaindre entouré de… ça. »

Le pire, c’est qu’ils la couvraient d’éloges sans raison. Miss Clarisse n’a jamais voulu de ce niveau d’attention, mais ceux qui l’entourent sont devenus incontrôlables dans leur façon de l’idolâtrer et de parler d’elle. C’était déjà assez grave lorsqu’il s’agissait d’un groupe de célibataires, mais maintenant ils avaient des partenaires et ils le faisaient encore. Clarisse n’avait pas de partenaire à elle, elle devait donc regarder avec tristesse les autres s’installer confortablement, tout en divaguant joyeusement à son sujet. Personne ne pouvait lui reprocher d’être énervée. Se plaindre aurait pu la soulager un peu, mais ils la respectaient et l’adoraient tous trop pour qu’elle ait recours à cela.

« Le moins que je puisse faire est de la laisser se défouler. »

Elle restait ici, dans la maison de ma famille. Cela lui donnerait une certaine catharsis de sortir ses malheurs quotidiens ici.

 

☆☆☆

 

Alors que je me rendais dans la chambre temporaire de Miss Clarisse, j’étais tombé sur mes deux sœurs. Elles étaient face à face dans le couloir, en tenue décontractée, et se disputaient à propos de quelque chose. Jenna, la plus âgée et la plus grande des deux, regardait de haut la plus jeune Finley et elle la pointait du doigt.

« Assez ! Tiens-toi bien ! »

« Pourquoi ? » demanda Finley avec colère. « C’est juste une invitée, n’est-ce pas ? »

« Idiote. Les Roseblades et les Atlees sont issus des plus importantes maisons prestigieuses du royaume. Si tu nous fais honte, tu feras aussi tomber ma réputation ! »

Ah, Jenna essayait donc de faire comprendre à Finley qu’elle devait se comporter au mieux pendant le séjour de ces invités. Finley n’avait même pas encore fréquenté l’académie, et si elle comprenait que ces gens étaient des aristocrates très respectés, elle n’avait jamais vu la hiérarchie à l’œuvre par elle-même. Jenna semblait supposer que Finley n’avait pas la prudence nécessaire pour interagir autour de leurs invitées.

Il y avait une chose sur laquelle je devais exprimer mon désaccord.

« Baisser ta réputation ? Je ne pensais pas qu’elle pouvait tomber plus bas que le fond du baril. » J’avais gloussé.

Jenna m’avait regardé d’un air renfrogné. « Toi », avait-elle grogné. « Alors les rumeurs selon lesquelles tu as posé tes mains sales sur Miss Clarisse étaient vraies après tout ! »

« Pardon ? » J’avais incliné la tête en signe de confusion.

Finley n’avait même pas essayé de masquer son dégoût en me faisant face. « Sérieusement ! Tu as déjà deux fiancées, mais tu as le culot de tricher une seconde fois ? Tu es vraiment un sale type. »

Une deuxième fois ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’avais même pas triché une première fois !

« Vous semblez confuses, alors laissez-moi vous corriger. Premièrement, je ne leur ai jamais été infidèle. Deuxièmement, ce n’est pas deux fiancées, c’est trois. » J’avais tendu la main, trois doigts levés pour insister. « Et ne l’oubliez pas ! »

Leur dispute de l’instant précédent oubliée, Jenna et Finley s’étaient rapprochées pour chuchoter l’une à l’autre.

« Finley, tu dois faire attention à ne pas te retrouver avec un sale type comme ça, compris ? »

« Qu’est-ce que ces autres filles ont pu voir en lui ? Il est littéralement le plus bas de l’échelle, pas mieux que les eaux usées. Je ne choisirais jamais un gars comme lui. Aucun goût du tout, sérieusement. »

Jenna acquiesça. « Je suis d’accord. Elles ne peuvent pas avoir de goût si elles l’ont choisi. Je suppose que ces femmes ont été tellement habituées à voir de beaux hommes tout le temps qu’elles en ont eu assez. Peut-être qu’une tronche aussi laide que celle de Léon est rafraîchissante pour elles. »

« Quel beau problème à avoir ! Cependant, n’importe quelle fille normale choisirait un joli garçon plutôt que lui. »

Mes sœurs s’amusaient à me dénigrer à cœur joie, mais j’avais aussi des mots pour elles.

« En tant qu’homme, laissez-moi vous assurer que je ne choisirais jamais des filles comme vous. Vous êtes trop laide à l’intérieur. Je veux dire, Jenna a-t-elle réussi à persuader un seul gars de la choisir avant la fin de l’école… »

Avant que j’aie pu finir ma phrase, Jenna s’était jetée sur moi, m’envoyant son poing droit dans la figure. Elle n’avait même pas eu l’élégance d’en faire une gifle. Elle m’avait servi un sandwich complet aux articulations.

« Hmph ! »

 

☆☆☆

 

« Qu’est-il arrivé à ton visage ? »

Ce sont les premiers mots qui étaient sortis de la bouche de Miss Clarisse quand elle avait ouvert la porte pour moi. Un bleu se formait déjà là où Jenna m’avait frappé.

« Apparemment, dire la vérité peut parfois vous blesser », avais-je dit.

J’avais envisagé d’expliquer le scénario complet — que tout ce que j’avais fait était de demander à Jenna si elle avait trouvé un homme avant la remise des diplômes — mais ce serait marcher sur une mine, vu les problèmes actuels de Miss Clarisse. Je méritais plutôt des félicitations pour avoir trouvé une autre solution à la volée.

Même si, en y repensant, je crois que j’ai un peu exagéré avec Jenna. Je vais devoir m’excuser plus tard.

Tout ce que j’avais fait dernièrement, c’est m’excuser auprès de ma famille, du moins c’est ce que je pensais. C’était une sorte de modèle pour moi. J’avais causé des problèmes à ma famille dans ma vie précédente, et je recommençais la même chose. J’avais vécu beaucoup plus longtemps que mon apparence ne le laissait supposer, mais les expériences collectives de ces années n’avaient pas réussi à me faire mûrir mentalement. C’était déprimant, bien que pas tout à fait sans surpris, vieillir ne signifiait pas nécessairement que l’on grandissait mentalement. Les choses n’étaient pas aussi simples.

Miss Clarisse s’était approchée et avait tendu la main pour toucher ma blessure. « Je pense qu’il serait plus rapide de demander à Miss Olivia de s’en occuper », avait-elle dit. Je suppose qu’elle avait débattu de l’opportunité de me soigner elle-même et qu’elle avait décidé de ne pas le faire puisque Livia était là.

« Eh, ça va guérir avant que tu t’en rendes compte », avais-je dit.

« Les hommes sont si désireux de faire bonne figure. Bref, qu’est-ce qui t’amène ici ? »

Elle s’était déjà changée en quelque chose de plus confortable et décontracté, mais je lui avais quand même offert un sourire. « Tu étais superbe aujourd’hui. »

« … Hein ? »

« Tes cheveux et tes vêtements, je veux dire. J’ai entendu dire que tu as passé beaucoup de temps dessus. Tu étais vraiment mignonne. Eh bien, euh, j’ai dit ce que je voulais, alors je vais y aller maintenant. » Je lui avais fait un petit signe de la main et je m’étais tourné pour partir.

Elle m’avait regardé, stupéfaite, mais elle avait réussi à lever la main et à me rendre mon salut.

Voilà. Avec ça de côté, je n’aurais pas à m’inquiéter que son serviteur vienne me harceler.

+++

Chapitre 4 : Collier

Partie 1

Le matin suivant, la tension était palpable dans l’air dès le lever du soleil. Les joues de Mlle Dorothea étaient d’un rouge vif, et Nicks rougissait jusqu’aux oreilles en se rappelant les événements de la veille. Les deux parties étaient trop nerveuses pour s’adresser la parole.

« Maintenant, cela ressemble à une vraie réunion de mariage », avais-je marmonné.

Les filles et moi étions dans une pièce séparée, regardant attentivement tout ce qui se passait à travers le flux vidéo que Luxon projetait contre le mur. La situation était bien différente cette fois-ci, l’attitude de Miss Dorothea hier et son comportement aujourd’hui était comme le jour et la nuit. Miss Deirdre semblait particulièrement anxieuse de ce changement brutal.

« Dorothea, où a disparu ton caractère hautain ? Tu m’as forcée à jouer le jeu et à m’entraîner avec toi hier soir, alors pourquoi ne dis-tu rien !? »

Haha. Elles s’étaient couchées tard pour que Miss Dorothea puisse se préparer mentalement à parler à Nicks aujourd’hui, en passant en revue ce dont elles pourraient parler, les questions qu’elle pourrait poser, entre autres choses. Cela expliquait pourquoi Miss Deirdre semblait si peu endormie ce matin, mais toute somnolence était oubliée dans le sillage de sa fureur devant le comportement pathétique de sa sœur à l’écran.

Miss Clarisse s’était assise à côté d’elle. Malgré toutes les critiques qu’elles s’étaient adressées hier, elle gardait un visage impassible en regardant les choses se dérouler. « Ils resteront toujours dans l’impasse si personne ne prend d’initiative », observa-t-elle.

Miss Dorothea se comportait de manière timide et réservée, un contraste frappant avec son attitude pourrie d’hier. Elle avait certainement l’air d’une jeune fille amoureuse, comme l’avait dit sa sœur, mais Nicks transpirait quand même. Il devait se demander s’il n’était pas sur le point de recevoir un flot de reproches pour son comportement impoli envers une dame bien au-delà de son rang.

« Mon frère ne le fera pas. En tant que frère cadet, je peux assurer à tout le monde qu’il est trop pathétique pour faire le premier pas », avais-je dit en haussant les épaules.

Ma réaction avait en quelque sorte attiré l’attention de toutes les dames avec lesquelles j’étais engagé — Anjie, Livia, et même Noëlle. Elles m’avaient regardé bouche bée. Toutes les filles semblaient avoir quelque chose à dire, mais elles étaient finalement trop intéressées par les deux personnes figées sur l’écran pour s’en préoccuper.

Livia avait souri, un soupçon d’excitation brillait dans ses yeux. « Je me demande ce qui va se passer. Personnellement, j’espère qu’ils parviendront tous les deux à discuter, à défaut d’autre chose. »

C’était exactement le genre de réponse que j’attendais d’elle. Même Anjie avait trouvé la situation un peu palpitante, commentant : « Rien ne se passera si l’un d’eux ne parle pas. Si la situation est si grave, pourquoi ne pas demander à quelqu’un d’y aller et de prendre le relais ? Ainsi, nous pourrions au moins lancer la conversation. Je serais heureuse de me porter volontaire. »

« Je serais la candidate la plus appropriée pour ce travail, » ajouta Miss Deirdre, tout aussi impatiente d’être assignée à cette tâche. « Nous sommes sœurs. D’ailleurs, Lord Nicks et moi étions de la même année. »

Miss Clarisse fronça les sourcils, pas du tout convaincue. « Mais vous étiez dans des classes différentes, non ? Même année ou pas, vous n’avez jamais interagi. Je pense qu’il vaudrait mieux que ce soit un spectateur totalement étranger à la situation — comme moi — qui y aille. »

Les filles semblaient plus enthousiastes à ce sujet aujourd’hui, pour une raison inconnue.

Noëlle était assise dans son fauteuil roulant, les yeux rivés sur la projection. « Je ne sais pas pourquoi je trouve ça si intéressant, mais je ne peux pas détourner le regard. »

Je m’étais éloigné des filles, qui semblaient s’amuser sans moi. Luxon dériva à côté de moi, et j’avais décidé de me divertir en discutant avec lui à la place.

« Elles sont folles de cette histoire d’amour, hein ? »

« Ce monde manque d’une véritable source d’amusement. On pourrait s’y attendre », avait-il répondu.

C’est vrai, comparé au Japon, cet endroit avait peu de divertissement. C’était probablement la raison pour laquelle les groupes de filles trouvaient les circonstances romantiques des autres aussi fascinantes.

« Plus important encore, » poursuivit Luxon, « je souhaite te parler de la remarque que tu as faite il y a un instant, sur le fait que ton frère était pathétique. »

« Et alors ? J’ai dit ce que je pensais, c’est tout. Regarde-le, il est assis là sans rien dire. C’est la définition du pathétique. »

« Rappelle-moi, combien de fois je t’ai supplié de te regarder dans un miroir et de te dire ce même genre de choses ? Si le courage ou le manque de courage de quelqu’un est dans l’esprit des gens, je t’assure que ce n’est pas celui de ton frère. C’est le tien, Maître. »

« Qui, moi ? Je suis loin d’être aussi mauvais que lui. » J’avais fait une pause pour regarder les filles, qui avaient temporairement détourné le regard de la projection pour me regarder.

Livia déclara à Anjie : « Ça doit être une de ses blagues habituelles, non ? »

Anjie fronça les sourcils et secoua la tête. « Je n’en suis pas si sûre. J’espère que c’est une blague… Ce serait vraiment dommage qu’il le croie sincèrement. »

La réaction de Noëlle avait été la pire, elle fronça le visage et déclara : « Léon, quand il s’agit d’amour, tu es bien, bien pire que Nicks ».

Elles avaient complètement assassiné mon personnage. J’étais choqué. Choqué, je vous le dis.

Pendant ce temps, Miss Deirdre et Miss Clarisse s’étaient rapprochées l’une de l’autre pour chuchoter.

« À ton avis, lequel est le pire des hommes ? » demanda Miss Deirdre.

« Ils sont tous les deux mauvais, mais hier soir, il est au moins venu dans ma chambre pour complimenter mon apparence. Donc je suppose que, même si ce n’est que d’un cheveu, Léon bat son frère. »

« Arrête-toi là. Il ne m’a jamais rien dit sur mon apparence. »

Elles faisaient référence, bien sûr, à hier. J’avais fait cette visite dans la chambre de Miss Clarisse pour la complimenter sur son apparence parce qu’un de ses disciples masculins me l’avait conseillé. Je n’avais fait que remplir une promesse que je lui avais faite, mais maintenant les filles me regardaient fixement comme une unité. Je ne comprenais pas.

J’avais jeté un coup d’œil à Luxon, espérant un peu de soutien.

Luxon avait continué à projeter un écran sur le mur en répondant à mon appel silencieux, avec un air presque dégoûté. « Est-ce que ça t’a vraiment échappé que complimenter une femme sur son apparence pouvait créer des problèmes ? »

« Je ne pensais pas que les gens se souciaient de savoir si je les complimentais ou non. »

« Pourtant, tu t’empresserais de critiquer un autre pour la même faute. Tu sous-estimes peut-être la valeur que tu as en tant que personne, mais un tel comportement est inexcusable même en tenant compte de ta faible estime de soi. »

Pourquoi me bombardait-on de reproches comme ça ? J’étais en train de souhaiter que tout le monde soit un peu plus gentil avec moi quand, dans le coin de ma périphérie, j’avais remarqué un mouvement sur la projection.

« Ton grand frère semble faire son chemin, » dit Luxon.

 

☆☆☆

 

« Mademoiselle, hum… D-Dorothea, » Nicks avait couiné, se levant de sa chaise.

« O-Oui !? » Elle avait baissé les yeux sur ses genoux pendant tout ce temps, mais elle avait relevé la tête quand on lui avait adressé la parole. Les deux s’étaient regardés pendant un moment.

Même si ça n’en avait pas l’air, Nicks transpirait comme un fou. Elle est une personne totalement différente de ce qu’elle était hier. La dernière fois, son attitude glaciale l’avait gelé jusqu’à l’os, elle avait refusé de le regarder pendant toute la réunion. Aujourd’hui, elle était assez mignonne pour passer pour une fille de plusieurs années son cadet. Nicks n’arrivait pas à savoir quelle Dorothea était la vraie.

Ça… ça n’a pas d’importance, s’est-il dit. Je dois lui dire.

Ce n’était qu’en raison d’un changement radical dans leur famille qu’il avait dû hériter des terres et du titre de baron de son père. Bien qu’il ait reçu une éducation à l’académie, rien de tout cela n’incluait les compétences dont il aurait besoin dans sa nouvelle position. Au lieu de cela, il agissait en tant qu’assistant de son père et devait donc tout apprendre sur le tas.

Dorothea, quant à elle, était une vraie dame noble. Elle était bien trop respectable pour être sa femme, il ne pouvait même pas imaginer être ensemble avec elle. La différence de statut y était pour quelque chose, mais aussi, une dame aussi choyée semblait incapable de se débrouiller ici, dans la campagne.

« Comparées aux régions aux villes tentaculaires, nos terres sont essentiellement de la pure campagne. On pourrait aller jusqu’à les qualifier d’indomptées, peut-être même de non-civilisées, par rapport à ce à quoi une dame de votre statut doit être habituée. Mlle Dorothea, voudriez-vous vraiment vivre dans un endroit comme celui-ci ? »

Elle le dévisagea, apparemment déconcertée par son changement drastique d’attitude depuis hier. « Une fois que je serai officiellement fiancée, je vivrai avec mon futur partenaire là où il se trouve, même si c’est à la campagne. Ou… ou ce n’est pas permis ? »

Nicks était aussi confus qu’elle. Hier encore, elle lui avait demandé s’il était prêt à devenir son animal de compagnie. Sa réponse parfaitement démonstrative était une balle courbe inattendue.

« N-Non, je n’irais pas aussi loin, mais… Je pense que vous devriez y réfléchir sérieusement. Je pense qu’une dame comme vous, qui a l’habitude de vivre en ville, trouverait ennuyeux de vivre ici. »

« Um, uh… »

Également stupéfaits par le brusque changement de comportement de l’un et de l’autre, ils ne parviennent pas à organiser leurs pensées. Nicks s’était assis une fois de plus sur son siège et avait gardé la bouche fermée. La pièce était redevenue silencieuse. Les minutes défilèrent.

Cette fois, Dorothea rassembla son courage pour parler. « Hum, il y a quelque chose que j’aimerais vous dire ». Un cliquetis métallique retentit alors qu’elle posait sur la table un collier de chien, avec une chaîne attachée.

Pendant une fraction de seconde, Nicks s’était demandé s’il n’avait pas oublié de prendre celui d’hier avec lui. Puis il avait remarqué quelque chose d’étrange sur celui qu’elle avait apporté.

« Hein ? » lâcha Nicks.

Pourquoi cette fille a-t-elle un collier avec elle ? Elle s’est enfuie de la pièce hier dès qu’elle a vu celui que j’ai apporté. Il n’y a aucune chance qu’elle soit revenue pour le prendre plus tard. Et en plus… celui-ci est différent de celui que Léon m’a donné !

C’était vrai. Ce collier avait une chaîne qui était reliée à un autre collier. Dorothea avait pris l’un d’eux et l’avait attaché autour de son cou, puis elle avait tendu l’autre vers Nicks.

Qu’est-ce qu’elle fait ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Je ne comprends pas ce qui se passe. C’est une blague de malade que les gens de la ville aiment faire ou quoi ?

La pièce autour de lui lui donnait l’impression de tourner. Dorothea avait souri, une rougeur colorant ses joues. « Je suis terriblement désolée de vous avoir laissé tomber comme je l’ai fait hier. Permettez-moi de m’expliquer : J’ai attendu tout ce temps que quelqu’un me mette un collier. »

« Hein ? Quoi ? Mais… il y a deux colliers ? » Les questions de Nicks s’envolèrent en fragments incohérents tandis qu’il lui prenait le collier, trop confus pour exprimer pleinement ses pensées.

« Vous voyez, je ne suis pas intéressée par un gentleman prêt à devenir mon animal de compagnie sans se battre. Ce que je désire vraiment, c’est un partenaire qui rivalisera avec moi pour le droit d’être le maître de la relation, se battant bec et ongles pour établir sa domination. Est-ce que je finirai par m’incliner devant lui ? Ou cédera-t-il devant moi ? J’ai toujours rêvé d’un homme qui serait mon rival, qui se battrait pour me surpasser. Le défi que vous m’avez lancé hier m’a tout de suite dit que c’était le destin. »

Toute trace d’émotion avait disparu du visage de Nicks. La prise de conscience l’avait frappé.

Cette nana est déséquilibrée. Je pouvais dire qu’elle était folle à la seconde où elle a sorti ce collier, souriant d’une oreille à l’autre, mais c’est quoi cette connerie de compétition entre les uns et les autres pour le droit d’être le maître ? Pas question. Ce que je veux, c’est une relation paisible et confortable comme celle de mes parents. C’est exactement le contraire !

 

 

La relation idéale de Nicks ne ressemblait en rien à ce que Dorothea envisageait. Il sut tout de suite qu’ils n’avaient aucun espoir de s’entendre. Son cerveau s’emballa pour trouver un moyen de la repousser. Le problème, c’est que, à sa grande frustration, il n’arrivait pas à se débarrasser de l’agaçant petit sourire triomphant de Léon.

Je ne me serais jamais retrouvé dans cette situation bizarre sans ce crétin ! Elle ne serait jamais tombée amoureuse de moi sans qu’il fourre son gros nez là où il ne faut pas.

+++

Partie 2

Oui, elle avait en effet développé des sentiments pour lui, bien qu’il ne sache pas trop pourquoi. Nicks était flatté d’être l’objet de l’affection d’une si belle fille. Mais, quelle que soit la manière dont on voyait les choses, ça ne marcherait jamais. Elle était une dame d’une grande maison noble !

Préoccupé comme il l’était à trouver une manière polie de la rejeter, Dorothea n’a pas eu à faire face à une opposition lorsqu’elle avait tendu le bras et avait pris le collier de ses mains. Avant qu’il ne comprenne ce qui se passe, elle l’avait mis autour de son cou. Maintenant, ils portaient tous les deux des colliers, reliés par une chaîne. La situation s’était transformée en une spirale au-delà de toute raison.

« Je rêvais d’être connectée à mon partenaire idéal comme ça, ne serait-ce que pour un instant », murmura-t-elle. Elle l’avait regardé avec un regard de pure extase.

Nicks était horrifié. La sueur coulait comme une cascade dans son dos. Cette fille est complètement folle ! Ce n’est pas possible ! Il lança tous les jurons possibles et imaginables à Léon dans son esprit, tout en cherchant frénétiquement un moyen de se sortir de ce pétrin.

 

☆☆☆

 

« Je ne peux pas le faire. Je ne peux pas ! C’est hors de question ! »

Ayant terminé sa deuxième rencontre avec Mlle Dorothea, Nicks s’était retiré dans une autre pièce où nous menions notre réunion stratégique. Notre nouvel objectif était de trouver un moyen sûr d’éviter le mariage avec Mlle Dorothea.

Au cours de la rencontre, son regard était d’une telle intensité chaque fois qu’elle le regardait qu’elle faisait penser à un prédateur observant sa proie. Sa détermination à ne pas le laisser s’échapper était palpable.

« Donc, pour résumer les choses : Elle veut vous mettre des colliers à tous les deux et maintenir une vie de couple où il y a toujours des tensions. Il se trouve que c’est l’exact opposé de ton mariage idéal. Eh bien… pourquoi ne pas simplement jeter l’éponge ? »

Nicks s’était retourné et avait levé son poing vers moi, prêt à me frapper à nouveau. J’avais levé les deux mains pour me rendre.

« Ok, j’ai compris. On va en parler. Maintenant que c’est allé si loin, on peut se tourner vers Anjie. Elle en sait beaucoup plus sur la haute société. »

Quand nous nous étions tournés vers elle, Anjie avait levé un regard penaud vers Nicks. « Je n’aurais jamais imaginé que les choses se passeraient aussi bien. J’aimerais pouvoir t’aider, mais, vu à quel point les choses sont devenues compliquées, ça va être difficile. Je pense que l’épouser est une option solide, cependant… Qu’en penses-tu ? »

Nicks secoua la tête encore et encore, véhément dans son refus. « Absolument pas ! »

« Il aurait été beaucoup plus facile de refuser si Dorothea n’avait pas été intéressée, » dit Anjie avec un soupir. Son plan initial prévoyait en fait que Nicks refuse — il n’y aurait eu aucun problème, puisqu’il s’agissait d’une rencontre informelle. Si Nicks n’avait pas aimé le rapprochement et avait décidé de se retirer, personne n’y aurait trouvé à redire. Maintenant que Dorothea était entièrement d’accord pour se fiancer, la situation était beaucoup plus délicate.

« Tu as mis ta main dans un nid de frelons. Dorothea utilisera l’influence de sa famille, et ils reviendront demander une rencontre officielle pour le mariage. Quand ils le feront, tu peux être sûr qu’ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour éliminer tous les obstacles possibles. »

Apparemment, les Roseblades étaient prêts à faire tout leur possible pour marier Mlle Dorothea.

« Un comte et toute sa maison vont nous attaquer de plein fouet ? C’est terrifiant », avais-je lâché, incapable de m’arrêter.

Nicks m’avait attrapé par le col de ma chemise, des larmes perlant au bord de ses yeux. « C’est de ta faute ! Je ne devrais même pas être dans la périphérie d’un comte, mais tu as toute leur maison qui me tombe dessus ! »

« Hé, au moins ils n’en veulent pas à ta vie… seulement à ta chasteté. » Je lui avais fait un signe du pouce. N’était-ce pas une récompense extraordinaire pour tous ses efforts que d’avoir maintenant une fille qui veut entrer dans son pantalon ?

Nicks n’avait rien dit et avait commencé à m’étrangler.

Livia nous regardait lutter tous les deux. Elle pressa une main sur son front et soupira. « Les choses se sont certainement compliquées. »

« J’avais espéré que les choses se termineraient de manière pacifique sans que je sois impliquée, » dit Anjie. Elle avait l’air coupable. « J’aurais dû intervenir plus tôt. Mais, vous savez, un engagement avec elle ne serait vraiment pas si mal. »

Nicks s’était figé à ce moment-là, me libérant du même coup de sa poigne de fer. J’avais trébuché en arrière, couvrant ma gorge avec ma main alors que je m’étouffais et que je bâillonnais jusqu’à ce que je finisse par avaler de l’air.

Luxon s’était rapproché. « Tu l’as toi-même cherché. »

« J’étais un peu enjoué, alors fais-moi un procès. Bref, qu’est-ce que tu veux dire par là, Anjie ? Ça ressemble aux pires fiançailles que mon frère aurait pu lui imposer », avais-je dit.

Nicks avait silencieusement hoché la tête plusieurs fois.

Anjie avait fait la grimace et avait expliqué : « Sans tenir compte de l’opinion des deux personnes concernées, je veux dire qu’il pourrait être bénéfique pour vos maisons d’être liées. Les Roseblades sont l’une des plus importantes maisons nobles, sans oublier qu’elles sont riches et puissantes. Avoir une maison comme la leur à vos côtés vous libérerait de toutes complications ennuyeuses. Bien que j’admette que vous pourriez vous trouver entraîné dans des affaires gênantes que vous n’auriez pas à traiter autrement. »

Ce qu’elle laissait entendre de façon si ambiguë, c’était qu’à l’avenir, de plus en plus de personnes se présenteraient à la maison des Bartfort. Quand ils le feraient, le nom de Roseblade effraierait toute personne ayant des intentions malveillantes.

Nicks avait écouté tout ce qu’elle avait à dire, mais il semblait hésiter. « Alors… ce serait bénéfique pour notre famille ? Même si c’était le cas… il ne semble pas juste d’accepter un mariage pour des raisons purement pragmatiques. »

Nicks s’ouvrait à l’idée, ne serait-ce que pour protéger notre famille, mais les aristocrates des bas-fonds comme lui et le reste de notre famille étaient assez ignorants de la haute société. Tant qu’il respectait les règles et faisait le strict minimum de ce qui était exigé de lui, il serait libre de vivre comme il le souhaitait. Cela ne le soustrayait pas entièrement aux jeux de pouvoir au sein de la noblesse, mais c’était une position relativement confortable du point de vue de ceux qui étaient engagés dans de sérieuses luttes intestines.

Quoi qu’il en soit, sa considération de l’idée était ancrée dans la volonté d’aider sa famille, je ne doutais pas qu’il était plus intéressé à se marier par amour et par bonheur. C’était mon impression — mais ses mots suivants m’avaient prouvé que j’avais tort.

« Mlle Dorothea est tombée dans le panneau. Ce n’est pas le vrai moi. Même si elle m’épousait, elle se sentirait escroquée quand la vérité éclaterait. Je pourrais l’épouser pour protéger notre maison, mais le faire sans amour… où l’autre partie se sentirait flouée… n’est-ce pas un peu trop cruel ? Je ne peux pas faire ça à quelqu’un, même si cela peut nous être bénéfique. »

Il avait hésité, non pas par souci de son propre bonheur, mais plutôt de celui de Mlle Dorothea.

« Ouah… » Je n’arrivais pas à croire qu’il ait accordé autant d’importance à son bien-être.

Luxon m’avait lancé un regard. « Tu as un frère aîné étonnant. Il est évident maintenant que ton interférence était inutile et nuisible. Tu as fait du tort aux deux parties. Je t’implore de réfléchir à tes actions. »

« Arrête de mettre du sel dans la plaie ! » Je m’étais emporté. « Mais, hum… Je me sens mal et je vais essayer de faire mieux. »

Oui, ok, j’avais dépassé les bornes en suggérant mon plan à Nicks dans l’espoir que l’autre partie le déteste. Je ne pouvais pas nier ma culpabilité là.

Nicks prit une profonde inspiration, se forçant à sourire malgré l’énorme fardeau qu’il avait été forcé de porter. « Désolé pour tous les problèmes que j’ai causés. Je vais aller m’excuser auprès d’elle maintenant. Je suis tout à fait prêt à ce qu’elle me frappe, si c’est ce qu’elle veut. Tout ce que je demande, c’est qu’elle limite ses frustrations à moi et qu’elle ne s’en prenne pas à notre famille. »

« Hé, je vais aussi m’excuser », avais-je dit.

« Non merci. J’ai l’impression que les choses ne feront qu’empirer si tu es là. Je comprends que tu essayais d’aider, même si ça s’est retourné contre toi. Mais tu ferais mieux de réfléchir à ce que tu as fait de mal. Je suis sérieux, Léon ! »

Aussi grincheux qu’il puisse paraître, c’était quand même un type sympa. J’appréciais un peu plus notre famille pour ça… enfin, sauf pour les deux morveuses que j’appelais sœurs.

 

☆☆☆

 

Le soleil commençait à se coucher, baignant les jardins dans une lumière orange.

« Après tout, je n’ai fait que causer plus d’ennuis à mon frère », me suis-je lamenté en soupirant.

J’étais accompagné de Luxon et de Noëlle, cette dernière étant assise dans son fauteuil roulant. Anjie et Livia étaient parties pour accompagner Nicks. Selon Anjie, tant qu’elle était présente lorsqu’il s’excusait, l’autre partie ne pouvait rien faire de scandaleux.

J’avais tout fait foirer. Pire, Anjie était là à nettoyer mon bordel pour moi. J’avais toujours eu l’intention de faire appel à elle si la situation l’exigeait, mais maintenant que c’était le cas, j’étais obligé de réexaminer comment nous avions réussi à en arriver là.

« Il valait mieux ne pas le faire en premier lieu, si cela te pousse à te vautrer à ce point, » conseilla Luxon. Il avait l’air agacé que je sois si préoccupé par la situation. « Tu parles avec tant de bravade, alors pourquoi te morfonds-tu quand les problèmes surgissent ? C’est un défaut flagrant de caractère. »

« Hé, même moi je suis capable de me sentir mal à propos de mes actions. »

« C’est précisément pourquoi j’aimerais que tu fasses preuve de plus de prudence avant d’agir. »

« C’est un peu trop demander, si je suis à moitié l’imbécile que tu penses que je suis. Si les choses avaient été aussi simples dès le départ, je ne souffrirais pas comme je le fais. » J’avais pris place sur le bord d’une des jardinières voisines.

Noëlle ajouta : « Miss Deirdre a déjà accepté de te pardonner, alors je ne comprends pas pourquoi tu es si déprimé à ce sujet. »

« Je lui ai quand même fait du mal. »

Immédiatement après m’être séparé de mon frère, j’avais expliqué la situation à Miss Deirdre. J’avais admis que toute cette histoire de collier n’était pas sérieuse, que nous avions mal interprété la situation comme un arrangement officiel de mariage, et que nous avions espéré la contrecarrer avant qu’elle ne se concrétise.

Elle m’avait répondu : « J’aurais préféré que tu le dises ouvertement plutôt que de jouer un rôle aussi étrange ». Elle m’avait pardonné, mais je voyais bien qu’elle était encore bouleversée. J’aurais dû me confier à elle dès le début.

Anjie m’avait dit : « Apprends de cet échec et fais mieux la prochaine fois. » On aurait dit qu’elle s’attendait toujours à ce que j’échoue, qu’elle espérait qu’en faisant l’expérience d’une telle défaite, je me rendrais compte de la situation et ferais preuve de plus de prudence la prochaine fois.

Une telle configuration n’était possible que parce que je connaissais déjà l’autre partie, Miss Deirdre, et même là, je n’étais pas sûr que nous puissions revenir complètement à la situation antérieure. Ce que j’avais fait à Mlle Dorothea était totalement injustifié. Et encore, l’autre partie n’était pas entièrement innocente non plus. Mlle Deirdre m’avait assuré qu’elle traiterait cela d’une manière correcte.

Noëlle avait essayé à plusieurs reprises de me remonter le moral, mais elle avait été interrompue lorsque Colin avait déboulé du domaine vers nous.

« Nelly ! Le soleil se couche, il va faire froid. Rentrons vite. » Il avait manœuvré vers l’arrière de sa chaise et avait immédiatement commencé à la guider vers la maison.

« Attends une seconde. Je parle toujours à Léon. »

Même si elle voulait le faire attendre, il avait raison, il allait faire beaucoup plus froid. La température baissait toujours dès que le soleil disparaît. J’avais décidé qu’il était préférable qu’elle entre.

« C’est bon. Colin, assure-toi de l’escorter en toute sécurité à l’intérieur. »

« Compris ! » Il avait recommencé à la pousser avec joie. « Allons-y, Nelly ! »

« Désolée de te faire faire ça tout le temps », avait-elle dit.

« C’est bon ! Je le fais parce que je le veux… Pas de problème. »

Je les avais regardés disparaître dans la maison, et j’avais remarqué que Colin avait l’air plus grand que la dernière fois que je l’avais vu. « Il a vraiment grandi. »

« En effet. Sa croissance, tant mentale que physique, semble se dérouler à un rythme sain. Pourquoi ne pas suivre son exemple, Maître, et essayer de mûrir aussi ? »

« La vie serait bien plus facile si les choses étaient aussi simples. »

+++

Partie 3

Un air étrange imprégna le port le jour suivant.

« Nous apprécions l’accueil chaleureux pendant que nous étions ici. C’est regrettable que les choses aient dû se terminer de cette façon. » Mlle Dorothea nous avait salués, puis était montée à bord du dirigeable des Roseblades. Elle avait regardé ses pieds pendant tout le trajet, ses yeux brillaient de larmes non versées. Ses serviteurs suivaient de près, refusant de nous honorer d’un seul regard.

Apparemment, quand Nicks avait révélé la vérité à Mlle Dorothea, elle avait pleuré. Voir à quel point elle était désemparée m’avait fait mal au cœur. Les serviteurs et chevaliers de Roseblade qui avaient jeté un coup d’œil à Nicks lui avaient lancé des regards sales et pleins de ressentiment.

Alors que je me tenais à côté de lui, j’avais murmuré : « Pourquoi n’as-tu pas rejeté la faute sur moi ? »

« J’ai ma fierté en tant que grand frère. Il serait pathétique de t’utiliser comme bouclier. » Après avoir regardé Mlle Dorothea embarquer, il s’était retourné et avait quitté le port.

Anjie s’était approchée pour combler son absence. « Ne le prends pas au mot », avait-elle prévenu, ayant entendu. « Lord Nicks n’a pas dit que c’était ton plan parce qu’il ne voulait pas te causer de problèmes. Deirdre a dû comprendre ce qu’il voulait faire, puisqu’elle n’a rien dit non plus. »

« Il l’a fait pour moi ? »

« Ton frère est un bon gars. Les gens comme lui sont plutôt rares, tu sais. Tu ferais mieux de ne pas le prendre, lui ou le reste de ta famille, pour acquis. »

Le dirigeable des Roseblades avait décollé du port, se réduisant à un point minuscule tandis qu’il s’éloignait. Mlle Deirdre n’avait pas pris la peine de me dire un mot avant de partir.

« J’ai vraiment perdu gros cette fois, » avais-je marmonné. Mes actions irréfléchies m’avaient coûté plus que je ne l’avais jamais imaginé.

« Toi et ta familles se seraient éloignées de toute façon si ton frère avait refusé. Elle a dû se préparer à cette éventualité avant de venir ici. »

 

☆☆☆

 

Dans l’une des pièces du dirigeable des Roseblades, Deirdre tentait de consoler sa sœur.

« La coïncidence est certainement une chose terrifiante », avait-elle déclaré.

« Oui. »

« Je suppose que te dire de ne pas trop te laisser abattre ne servira à rien, n’est-ce pas ? »

« Non. »

« Mais il y a beaucoup d’autres hommes dans le monde », poursuit Deirdre. « Peut-être peux-tu encore trouver ton partenaire idéal quelque part. »

Il y avait eu une courte pause avant que Dorothea ne réponde.

« Trop, c’est trop. » Elle était allongée sur son lit, un oreiller serré contre sa poitrine, le dos tourné à sa jeune sœur. « J’ai poursuivi mon rêve assez longtemps. Il est temps d’abandonner. À notre retour, je dirai à Père de m’utiliser dans n’importe quel combat politique qu’il jugera bon. Si je ne peux pas avoir ce que je veux, alors je préfère ne rien espérer du tout. »

Deirdre soupira. Elle savait que sa sœur était gravement blessée par toute cette épreuve. Si seulement ils nous avaient rejetés dès le début ! Le plan sauvage de Léon n’avait fait que compliquer inutilement les choses. Il était sûr de supposer que les Roseblades et les Bartforts ne seraient jamais liés par le mariage après cette mésaventure. Bien que, cela ne signifie pas non plus que nous pouvons être hostiles envers eux. Léon a fait un tel gâchis de tout ça.

Les Roseblades n’avaient pas l’intention de se venger des Bartfort. Aussi gênant que cela puisse être de se frotter au Duc Redgrave et à sa famille, qui soutenaient Léon, c’est avec Léon lui-même qu’ils souhaitaient le plus éviter une mauvaise relation.

Je dois suggérer à Père de laisser Dorothea tranquille pour le moment, se dit Deirdre. Elle s’apprêta à quitter la pièce — et un chevalier paniqué fit irruption dans la porte, la stoppant net dans son élan. En temps normal, il s’agirait d’une violation flagrante des bonnes manières, mais à en juger par l’état d’urgence dans lequel il se trouvait, Deirdre pouvait déjà deviner qu’il s’agissait d’une urgence.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-elle.

« Pirates des cieux ! Il y a plus de dix navires qui se dirigent vers nous ! »

« Dix, vous dites ? Pourquoi y a-t-il tant de vaisseaux pirates des cieux ici !? »

À l’extérieur, leur vaisseau continuait à faire flotter des drapeaux portant l’emblème de Roseblade. Le ciel qui aurait dû être vide autour d’eux était occupé par des pirates sur le point de lancer leur raid.

 

☆☆☆

 

« Seigneur Léon, essayez un peu de remonter votre moral. »

Après le départ des Roseblades, je m’étais drapé dans le canapé du salon et j’avais laissé mon esprit vagabonder. Mlle Yumeria, vêtue de sa tenue habituelle de servante, avait dû penser que cela signifiait que j’étais déprimé.

Noëlle s’était assise avec moi dans son fauteuil roulant, avec le jeune arbre sacré — sorti de son étui pour une fois — sur ses genoux. Elle m’avait expliqué plus tôt qu’elle était sur le point de l’emmener dehors pour prendre l’air.

« Je comprends que tu veuilles réfléchir, mais tu devrais vraiment travailler un peu ton attitude. Mlle Anjelica s’inquiète de te voir si déprimée. Elle s’en voulait, se disant : “Je suis allée trop loin avec lui.” »

J’étais si morose qu’en me voyant, Anjie s’en voulait de ne pas avoir joué un rôle plus actif. Je ne voulais pas l’inquiéter outre mesure, surtout pas quand elle s’était tenue à l’écart dans l’espoir explicite que j’y gagne une expérience précieuse.

« Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi », ai-je dit.

« On peut difficilement s’en empêcher. Mais si tu vas te morfondre… pourquoi n’emmènerais-tu pas ce petit bonhomme prendre un bain de soleil ? » Noëlle avait soulevé le jeune arbre dans ses mains en parlant, le tendant vers moi.

« Tu veux que j’emmène le jeune arbre et… que je prenne le soleil ? »

Yumeria joignit ses mains et sourit. « Oui ! Cette petite plante préfère l’air extérieur, en fait. Mais ce n’est pas comme si nous pouvions le planter n’importe où, alors pour le moment, nous essayons au moins de l’emmener de temps en temps dehors. »

Le jeune arbre deviendrait un Arbre Sacré. Comme l’avait dit Yumeria, nous ne pouvions pas le planter sans réfléchir, de peur que quelqu’un ne le vole. Il était également possible qu’à l’avenir, quelqu’un puisse revendiquer le terrain sur lequel nous l’avions planté. Le jeune arbre avait été confiné dans un pot exigu pour le moment.

« Je suppose que je devrais chercher un endroit où planter le jeune arbre, » me dis-je à voix haute. Je n’avais rien d’autre à faire, alors je me suis dit que j’allais entraîner Luxon avec moi, mais la suggestion avait à peine quitté ma bouche que j’avais entendu une cacophonie de bruits frémir dans toute la maison.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Je m’étais promené dans le couloir et j’avais aperçu un fonctionnaire qui était normalement en poste au port. C’était un homme mince, à lunettes, qui me faisait penser à un paillasson mou, alors que son style vestimentaire — une chemise blanche avec une bande noire sur la manche — le faisait ressembler à un vrai gratte-papier, ou à l’employé de bureau japonais typique. C’était d’autant plus étrange qu’il se soit précipité ici. Il était en train de discuter de quelque chose avec mon père.

« Plus de dix vaisseaux pirates des cieux, vous dites !? Le vaisseau des Roseblades est-il indemne ? » demanda mon père.

« O-Oui ! Les chevaliers de leur vaisseau sont sortis en armure et ont fait un atterrissage d’urgence dans notre port. Tous les navires de l’ennemi sont à leur poursuite, donc les Roseblades ont demandé notre aide. »

Le visage de mon père s’était assombri. Une baronnie paumée comme la nôtre avait très peu de navires de guerre à sa disposition. Le coût d’entretien d’un seul vaisseau de guerre était astronomique. Notre richesse croissante nous avait permis d’en acheter quelques-uns récemment, mais cela ne nous laissait que trois navires de guerre. S’opposer à ces pirates avec un tel nombre était de la folie. Malheureusement, c’était la Maison Roseblade qui demandait notre aide, nous serions en mauvaise posture plus tard si nous refusions.

Alors que mon vieux père était confronté à la plus difficile des décisions, je m’étais approché et j’avais dit : « Donne-moi l’emplacement et je vais y aller avec l’Einhorn pour les aider. »

Mon père s’était retourné pour me faire face, sa mâchoire s’était effondrée de surprise. « Léon ? Tu peux vraiment t’occuper de ça ? » Il savait parfaitement à quelle vitesse Einhorn pouvait agir, mais il hésitait tout de même pour une raison obscure. « Non… non, ne faisons pas ça. Pour l’instant, nous devons rassembler des hommes et faire les préparatifs au port. »

« Compris, monseigneur. » Le fonctionnaire s’était précipité hors de la maison sur l’ordre de mon père.

J’avais piétiné après mon père. « Pourquoi as-tu dit non ? Ce serait plus rapide pour moi d’y aller ! »

« Fais un peu plus attention à ce qui t’entoure avant de te porter volontaire », avait-il grommelé. Il avait jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, puis il était sorti de la maison en courant.

Je m’étais retourné pour trouver Livia debout derrière moi.

« Vas-tu encore te battre ? » demanda-t-elle d’une voix inquiète. Ses yeux étaient fixés sur le sol.

« Livia ? Ne t’inquiète pas, tout ira bien. J’ai Luxon avec moi, et l’Einhorn n’aura aucun problème à abattre quelques pirates. Et Arroganz est à bord. J’ai ça dans la manche. »

Elle avait relevé son visage, son expression trouble et impénétrable. « Ne m’as-tu pas dit que tu te reposerais… ? »

« Eh bien, oui, mais Mlle Deirdre… »

Un bruit de pas résonna autour de nous, Anjie arriva en courant avec Miss Clarisse et Luxon.

« Léon, ne pars pas », déclara Anjie. Se précipiter ici l’avait laissée à bout de souffle. « Ma maison et les Atlees ont des navires dans le port, quatre à eux deux. Si les nôtres rejoignent les forces des Bartforts sur le terrain, nous devrions nous en sortir. »

Elle n’était pas la seule à ne pas vouloir que je sois impliqué. Miss Clarisse avait aussi rapidement pris la parole pour apporter son soutien à Anjie.

« Les Roseblades sont une maison forte. Ils ne perdront pas facilement face à certains pirates. Et comme Anjelica l’a dit, les Atlees vont intervenir pour aider. Tu restes ici et tu te reposes. »

« Non, je vais sortir. Ça ira plus vite avec moi là-bas », avais-je dit.

Les maisons Redgrave, Atlee et Roseblade — cette dernière étant déjà en train de combattre les pirates — étaient parmi les plus importantes du Royaume de Hohlfahrt. Ils prenaient un soin particulier à s’assurer que leur puissance militaire était à la hauteur, donc je n’avais aucun doute sur leur fiabilité au combat. Cela ne changeait rien au fait que ma présence signifiait que nous pouvions mettre fin à tout cela beaucoup plus facilement.

« J’ai causé beaucoup de problèmes à Miss Deirdre et à sa sœur. C’est le moins que je puisse faire pour arranger les choses », avais-je dit.

« Ne bouge plus, imbécile ! »

Au moment où Anjie avait essayé de m’attraper pour que je ne puisse pas partir, une voix avait retenti dans le couloir, suivie de pas de tonnerre. Nicks me chargeait. Il m’avait attrapé par le col de ma chemise et m’avait poussé contre le mur.

« Nicks !? » J’avais haleté de surprise.

Ses sourcils s’étaient froncés et il m’avait regardé fixement. « Léon, fais-moi une faveur. J’ai besoin de ton aide. »

« Hein ? Euh, mais, je suis sur le point de partir dans mon vaisseau — . »

« C’est mon tour. Je vais m’assurer que Mlle Dorothea et les autres soient en sécurité… mais je veux que tu me prêtes ton navire. »

+++

Chapitre 5 : Le grand frère du chevalier Ordure

Partie 1

Avec plus de dix vaisseaux ennemis autour d’eux, le vaisseau des Roseblades n’avait aucun espoir de victoire. Au lieu de cela, il avait opté pour une retraite à pleine vitesse dans la couverture nuageuse, où la visibilité était mauvaise. Ils ne pouvaient rien voir devant eux, mais cela signifiait que les pirates ne pouvaient pas non plus se verrouiller sur eux. C’était un endroit avantageux, bien qu’ils ne pouvaient pas y rester éternellement, les indices étaient en mouvement, et quand ils finissaient par sortir, l’ennemi les trouvait.

Deirdre et Dorothea étaient restées ensemble dans une pièce, regardant par la fenêtre. L’humidité avait perlé sur le verre, rendant difficile de voir à travers.

« Je ne peux qu’espérer que les chevaliers que nous avons envoyés pour appeler des renforts soient arrivés à terre sains et saufs. »

Au moment précis où leur navire avait atteint les nuages, ils avaient envoyé leurs chevaliers en armure. Leurs hommes avaient volé dans différentes directions, espérant augmenter leurs chances d’être secourus en atteignant de multiples sources. Leurs chances de survie étaient assurées d’augmenter de manière significative si un seul chevalier parvenait à délivrer leur plaidoyer. Leur meilleure chance et la plus proche de leur position actuelle était, bien sûr, la Maison Bartfort.

Ils devraient d’ailleurs se sentir coupables de l’absurdité scandaleuse qu’ils ont commise. Je suis presque sûre qu’ils enverront des forces ici pour nous aider, mais mon vrai souci est de savoir s’ils arriveront à temps ou non, pensa Deirdre. Tout ce qu’elle pouvait faire était de prier pour qu’ils le fassent.

Dorothea serra ses mains contre sa poitrine. Deirdre devina que sa grande sœur était inquiète, à en juger par la pâleur de son visage.

« Tu as l’air si calme et posé, » dit Dorothea. « Pas du tout comme moi. » Elle tremblait en parlant.

Deirdre lui sourit, essayant de briser la tension qui régnait dans l’air. En vérité, elle était absolument terrifiée — mais contrairement à Dorothea, elle s’était retrouvée plusieurs fois dans des circonstances mettant sa vie en danger, ce qui lui permettait de garder un certain calme. Son premier contact avec le danger avait eu lieu pendant le voyage scolaire, lorsqu’elle et les autres élèves avaient rencontré les forces militaires de l’ancienne principauté de Fanoss. La deuxième fois, c’était quand ils avaient lancé une invasion sur la capitale du royaume. Elle avait vu le champ de bataille de près et avait même affronté une partie de l’horreur elle-même.

« Mon visage pourrait te faire penser le contraire, mais j’ai déjà été en danger auparavant, » dit-elle. « Il se trouve que j’ai le bonheur d’avoir de la chance. Je suis sûre qu’on va s’en sortir. »

« C’est rassurant. »

Les servantes dans la pièce semblaient également réconfortées par le discours confiant de Deirdre. Elles ne savaient pas que ce n’était que de la bravade.

Les deux fois, quelqu’un a plongé pour me sauver. Non, pas « quelqu’un ». Léon. C’était lui dans chaque cas. En se rappelant cela, elle s’était sentie coupable de son attitude avant le départ du port. J’aurais dû au moins dire un au revoir correct. Il serait plutôt tragique que ce soit la dernière fois que je le voie avant de mourir.

La lumière avait commencé à passer à travers la fenêtre.

« Sommes-nous sortis de la couverture nuageuse ? Comment est-ce dehors ? »

Une fois que leur vaisseau s’était complètement détaché des nuages, les dirigeables des pirates étaient apparus. Les filles dans la pièce avaient poussé un cri de terreur. À travers la vue de leur fenêtre, aussi petite soit-elle, elles pouvaient voir trois vaisseaux.

« Ces types ne sont pas des amateurs, » marmonna Deirdre avec amertume.

Parmi tous les aristocrates du royaume, les Roseblade étaient considérés comme l’un des plus militaristes. C’était une évidence pour le chef de famille d’envoyer ses filles sur un navire dirigé par des hommes ayant une grande expérience de la bataille, et si même eux étaient incapables de distancer l’ennemi, alors ces pirates des cieux étaient vraiment des clients difficiles. Mais aucun groupe normal de pirates n’aurait autant de vaisseaux dans sa flotte. Deirdre pouvait voir maintenant qu’aucun nom n’était inscrit sur les drapeaux de l’ennemi. Elle devait supposer qu’ils étaient nouveaux dans la région et qu’ils avaient dérivé ici depuis un pays voisin.

« Je n’ai aucune idée de l’origine de ces hommes, mais ils ne s’en sortiront pas facilement maintenant qu’ils ont levé les armes contre les Roseblades, » dit Deirdre en soufflant.

Leur navire préparait déjà ses canons géants pour tirer sur les pirates. Bien que désavantagés, les hommes à bord opéraient exactement comme lors de leurs exercices d’entraînement. L’ennemi surveillait de près le navire, trop prudent pour s’approcher. Assez rapidement, cependant, ils avaient manœuvré leurs navires pour pointer leurs canons sur le navire des Roseblades. Le barrage de tirs avait commencé peu après.

Des tirs de canon s’étaient dirigés vers le vaisseau, explosant au contact de sa barrière magique défensive. Bien qu’ils aient été protégés du gros de l’attaque, son contrecoup avait violemment secoué le vaisseau des Roseblades.

Aucun des meubles autour d’eux ne bougea, ayant été fixés au sol en cas de situation comme celle-ci, mais les plus petits objets de la pièce furent projetés en l’air et retombèrent promptement sur le sol. De même, les personnes présentes dans la pièce avaient du mal à garder leur équilibre et tombaient au sol.

« Pourquoi ne riposte-t-on pas !? » s’écria Dorothée, confuse.

Le point de vue de Deirdre sur la situation à l’extérieur lui disait que si l’ennemi continuait ses attaques, leur navire se retrouverait battu de tous les côtés et coulerait.

Mais je ne peux pas voir toute la situation d’ici, donc c’est difficile à dire.

Deirdre et Dorothea étaient des filles de la Maison Roseblade, oui, mais elles n’étaient pas des militaires. Le capitaine et son équipage avaient déterminé qu’elles ne seraient qu’une gêne si elles s’aventuraient sur le pont, et l’accès leur avait donc été refusé dès le départ. Mais ce que Deirdre avait vu par la fenêtre, c’était que les pirates envoyaient des Armures couvertes de pointes. Leur nombre était écrasant, ce qui en faisait une force formidable à affronter.

Un frisson parcourait l’échine de Deirdre en observant leur formation. On pourrait les confondre avec une véritable armée.

L’ennemi était organisé. Ils étaient bien trop puissants pour être de simples pirates.

Le navire des Roseblades avait envoyé ses propres Armures, mais il était immédiatement clair qu’ils étaient désavantagés en termes de nombre. Deirdre imaginait déjà le pire résultat possible — lorsqu’un navire sortit de nulle part pour lancer une attaque sur les pirates.

Deirdre ouvrit son éventail et le pressa sur sa bouche. « Tu es un plaisir pour les yeux, Einhorn. »

Des soupirs de soulagement et des applaudissements retentissent dans toute la pièce, mais la même sueur froide s’accrocha au dos de Deirdre. Elle s’était montrée confiante devant les autres filles, mais cette confiance cachait une terreur si forte qu’elle pouvait à peine se tenir debout. La vue de l’Einhorn avait fait disparaître toute cette tension instantanément. Elle devait faire preuve de toute sa volonté pour ne pas s’effondrer sur le sol.

Malheureusement, elle avait tout de suite remarqué quelque chose d’étrange chez l’Einhorn.

« Pourquoi Arroganz ne se déploie-t-il pas ? »

 

☆☆☆

 

Le pont de l’Einhorn était une véritable fête de la saucisse. Mon père était le chef de file des hommes en sueur dont j’étais entouré. Il aboyait des ordres.

« V-Vous avez vraiment chargé directement dans les lignes ennemies, hein ? Bien, messieurs, dépêchez-vous et déployez-vous ! Je veux toutes nos Armures sur le terrain ! »

C’était un pur chaos. Les soldats de Bartfort s’agitaient sur le pont, essayant de manipuler un vaisseau qu’ils n’avaient jamais touché auparavant. Je ne pouvais rien faire. J’étais attaché dans le fauteuil du capitaine.

« Rappelez-moi pourquoi vous avez pensé que ce serait une bonne idée de me pendre comme ça ? »

« Parce que tu as la mauvaise habitude d’aller trop loin. On ne t’aurait même pas emmené si ça avait été le cas », grogne mon père.

L’Einhorn ne pouvait atteindre une performance optimale sans Luxon, et j’étais le seul dont Luxon acceptait les ordres. Cela signifiait que je devais les suivre, qu’ils le veuillent ou non. En échange, ils avaient fait en sorte que je ne puisse rien faire.

« C’est dingue. L’Einhorn est mon vaisseau ! » J’avais crié.

« Et c’est pourquoi tu nous transportes ici. Je suis plus inquiet de savoir si Nicks et les autres vont bien ou pas. »

Nicks s’était déployé avec les autres en Armures pour faire face à l’ennemi.

Luxon expliqua : « J’ai produit ces armures dans mon usine et je peux me porter garant de leurs performances. J’ai déjà calculé la différence de puissance entre nous et nos ennemis. Il ne devrait y avoir aucun problème. »

Ce n’était pas suffisant pour convaincre mon père.

« » Devrait » étant le mot clé. Il n’y a pas d’absolus dans la bataille. »

Puisqu’il était si inquiet, j’avais décidé de tenter ma chance et de plaider ma cause. « Alors, pourquoi ne pas me laisser sortir pour que je puisse le soutenir ? Ou au moins, détache-moi. »

« Non. Tu vas toujours trop loin quand tu es laissé à toi-même. »

« Les dames de la maison étaient très, très claires sur le fait qu’elles ne te permettaient pas de sortir sur le terrain », avait ajouté Luxon.

Aucun d’eux ne semblait vouloir me laisser partir. Est-ce que Nicks va s’en sortir tout seul, cependant ?

 

☆☆☆

 

L’air s’était transformé en une mêlée générale chaotique. Nicks pilotait son Armure métallique non décorée dans la bataille aux côtés de ses camarades, tandis que l’Einhorn continuait à lancer ses boulets de canons sur les vaisseaux ennemis en arrière-plan.

L’apparition soudaine de l’Einhorn avait pris les pirates par surprise, mais il ne leur fallut pas longtemps pour déterminer que ce nouvel intrus était un ennemi. Ils avaient commencé leur attaque dès que Nicks et ses hommes étaient apparus.

« Avez-vous, sales rats, une idée des invités que vous attaquez ? Hein !? »

L’attitude normalement polie de Nicks avait disparu sur le champ de bataille. Il injuriait ses ennemis tout en les attaquant.

L’armure de Nicks était équipée d’un bouclier dans sa main gauche et d’un glaive dans sa main droite. Il utilisait ce dernier pour embrocher son ennemi d’un seul coup. Les unités ennemies tombaient comme des mouches, heureusement, dans la mer en contrebas — la plupart de leurs hommes s’en sortaient avec la vie sauve. Il n’avait pas les moyens de s’inquiéter des ennemis au-dessus de lui, et Nicks avait donc cherché des ennemis au niveau de ses yeux.

+++

Partie 2

« Tch ! » Il claqua la langue alors qu’une armure ennemie s’écrasait sur lui depuis le ciel. Il bloqua l’attaque avec son bouclier, mais de justesse. L’élan de l’attaque les envoya tous deux en chute libre dans les airs, mais ils continuèrent chacun à échanger coup sur coup, les armes s’entrechoquant.

Cet ennemi était un pilote expérimenté, plus redoutable que les autres qu’il avait affrontés. Après avoir réduit la distance, Nicks avait entendu un cri.

« C’est le navire avec une seule corne ! Ce doit être le navire du Chevalier Ordure ! »

L’Einhorn avait une apparence si unique qu’il avait acquis une réputation impressionnante. Curieusement, l’ennemi connaissait aussi l’épithète peu flatteuse qui avait été collée à Léon.

« Ah oui ? Et qu’est-ce que ça donne ? » cracha Nicks. Il repoussa l’armure ennemie d’un coup de pied pour créer une distance entre eux deux.

En pivotant et en tournant dans les airs, ils se chargeaient l’un l’autre, les armes ricochant encore et encore dans un combat acharné.

« Es-tu le Chevalier Ordure ? » demanda le pilote ennemi.

« C’est mon petit frère. »

« Attends. Le Chevalier Ordure a un grand frère ou une grande sœur ? »

« Excuse-moi d’être trop ennuyeux pour être mémorable ! »

D’après les échanges qui avaient eu lieu pendant leur combat, Nicks avait compris à quel point le nom de Léon s’était répandu. Son complexe d’infériorité avait atteint des sommets sans précédent.

Mon petit frère est un tel champion qu’on me fait passer pour l’ennuyeux, l’oubliable, hein ?

Léon avait attiré l’attention sur lui dès qu’il avait mis le pied dans l’académie. Tout ce qu’il faisait le mettait en valeur. Ses pitreries étaient le sujet constant des conversations de nombreux étudiants. Bien qu’il le déteste, il n’était que juste que les gens fassent des comparaisons lorsqu’ils apprenaient que Nicks était le frère aîné de Léon. Il vivait essentiellement dans l’ombre de Léon et était considéré comme ordinaire et inintéressant à cause de cela, ce qui avait conduit les gens à lui dire qu’il était une « triste excuse pour un grand frère » et « indigne d’intérêt ».

Heureusement, Nicks n’avait dû supporter tout cela que pendant une seule année scolaire, mais même après avoir obtenu son diplôme, il entendait parler des dernières réalisations remarquables de son frère et se comparait à elles. Il était convaincu qu’il ne pourrait jamais être comme son jeune frère, quels que soient les efforts qu’il déployait. Ils étaient frères et sœurs de sang, alors pourquoi étaient-ils virtuellement des mondes à part ?

Nicks mentirait s’il disait qu’il n’était pas jaloux de Léon. Les nombreuses réalisations de son petit frère l’avaient propulsé dans l’échelle sociale. En un clin d’œil, il avait accroché trois femmes étonnantes — et s’était même fiancé avec elles. Nicks savait cependant qu’il était inutile de perdre du temps à désirer ce que Léon avait réussi. Il était aussi beaucoup trop gentil pour s’accrocher à cette amertume.

Tous les abrutis autour de moi veulent dire que Léon est un héros, qu’il est incroyable. Ils n’ont pas la moindre idée de la peine qu’il m’a donnée toute sa vie ! Tout ce que Léon était dans l’esprit de Nicks était l’incarnation d’un petit frère gênant.

« Eh bien, si le Chevalier Ordure ne sort pas, nous n’avons rien à craindre, » dit le pilote ennemi. « Il faut juste te tuer puis fuir ! »

Nicks avait chargé le pirate à toute vitesse. Quand ils s’étaient affrontés, il avait frappé son bouclier contre son adversaire et l’avait déséquilibré.

« Il ne perdrait jamais son temps avec un minable comme toi ! » cracha Nicks.

Il se souvenait du moment où ils avaient embarqué ensemble sur l’Einhorn.

 

☆☆☆

 

« Vous ne voulez pas qu’on laisse Léon se battre ? » demanda Nicks.

« C’est exact. »

Avant d’embarquer sur l’Einhorn, Anjie, Livia et même Noëlle étaient venues les saluer. Le statut d’Anjie en tant que fille de duc dépassait de loin le sien, mais elle alla jusqu’à s’incliner devant lui lorsqu’elle fit sa demande.

« Vous savez qu’il irait là-bas même si je lui barrais la route, n’est-ce pas ? »

« C’est précisément pour cela que je veux que vous fassiez en sorte que cela n’arrive pas, » insista Anjie.

Cela n’expliquait guère comment Nicks était censé accomplir cette tâche, ni même pourquoi c’était important.

Livia expliqua : « Monsieur Léon s’est beaucoup trop battu en peu de temps. Son état mental est pire qu’il ne le croit. Pendant qu’il était en République, il s’est poussé bien au-delà de ses limites. Il ne dort pas non plus correctement — il doit recourir à des médicaments pour l’aider à passer la nuit. Alors s’il vous plaît… ! »

Ce n’était que lorsqu’elle avait parlé des somnifères qu’il avait compris : son jeune frère traversait une période difficile.

Livia avait ouvert la bouche pour en dire plus, mais les mots s’étaient coincés dans sa gorge. Son inquiétude pour Léon l’avait submergée. Noëlle s’était avancée pour la couvrir. « Nous nous sentons mal de vous demander cela, mais même Luxon a dit qu’il serait mieux de le laisser se reposer pour le moment. Nous vous en supplions. Si Léon essaie d’aller au combat, arrêtez-le pour nous. »

Voyant combien ils étaient tous inquiets, Nicks n’avait pu que faire un signe de tête saccadé. Je t’envie, Léon. Regarde à quel point ils t’aiment et se soucient de toi.

 

☆☆☆

 

« Vous savez, cet imbécile fourre toujours son nez là où il ne faut pas, puis il dépasse ses limites. C’est un vrai casse-pieds, tout le monde s’inquiète pour lui tout le temps ! Et c’est un putain de marquis maintenant ! Comment se fait-il que je doive encore nettoyer après lui, hein !? » Nicks frappa violemment son pied contre l’armure de l’ennemi, évacuant toute sa rage refoulée dans ce coup de pied. C’était suffisamment lourd pour qu’il fasse tomber l’arme du pirate avec son glaive.

Alors qu’il se rapprochait de la position de l’ennemi, le pirate avait paniqué et avait tenté de s’enfuir. Au moment où il s’était détourné, Nicks a empalé leur armure avec son glaive. Le pirate avait dû éviter d’être blessé, car il avait poussé un cri strident.

« J’ai compris, ok ! Je me rends ! Je me rends, alors laissez-moi partir, s’il vous plaît ! »

« C’est un peu tard pour ça. Tiens, va nager avec les poissons. » Nicks arracha sa lame de l’armure du pirate et envoya l’armure dégringoler dans l’océan.

Haletant après cette rencontre intense, Nicks scruta la zone à la recherche d’autres ennemis à affronter.

« Idiot, » grommela-t-il dans son souffle. « Combien de soucis a-t-il l’intention de continuer à causer à tout le monde ? Il devrait se mettre à ma place pour une fois. Je n’ai pas le temps de perdre mon temps à le protéger tout le temps. »

Les pensées de Nicks se tournèrent alors vers ses douces futures belles-sœurs qui avaient fait preuve d’une telle attention pour le bien-être de Léon. Aussi bavard qu’il ait été au sujet de son frère, Nicks était soulagé. « Avec des filles comme elles qui s’occupent de lui, je suppose qu’il n’a plus besoin que je joue les baby-sitters. » Il y avait quelque chose de triste à voir le frère dont il avait aidé à s’occuper quand il était petit, grandir et devenir totalement indépendant.

Alors qu’il râlait et gémissait en lui-même à propos de l’ennuyeux frère dont il avait été affublé — et dont il serait bientôt libéré — le regard de Nicks se posa sur le vaisseau des Roseblades. Une Armure ennemie s’y était posée.

« Vous ne savez pas quand il faut abandonner, n’est-ce pas ? »

Nicks vola directement sur le pont du vaisseau des Roseblades. Dans une ultime tentative de faire des ravages, l’ennemi s’était mis à avancer comme un fou dès qu’il avait atterri sur le pont. Nicks fonça droit sur lui, tenant son bouclier en avant comme un bélier pour frapper son adversaire. Il réussit à faire tomber le pirate du pont et à le projeter vers l’océan. L’impact avait été si violent que les fonctions de son armure s’étaient arrêtées. Malheureusement, il en avait été de même pour l’armure de Nicks.

« Merde, maintenant je l’ai fait. »

Une alarme retentit à ses oreilles depuis le cockpit, l’informant qu’un dysfonctionnement s’était produit sur l’une des pièces de l’Armure. C’était une bonne chance que la bataille semblait être terminée maintenant. Les cieux autour d’eux s’étaient calmés. Une fois que Nicks fut certain qu’il était en sécurité, il ouvrit l’écoutille et sortit.

« Je me demande si Luxon va m’engueuler pour ça, » marmonna-t-il. Les dommages qu’il avait causés à l’Armure pourraient lui valoir des ennuis. Il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter.

Il sauta sur le pont pour y trouver l’équipage des Roseblades réunis. Parmi eux se trouvait l’un des chevaliers qui l’avaient dévisagé un peu plus tôt lorsqu’ils étaient partis du port des Bartforts. Maintenant, cependant, il avait attrapé Nicks par les deux mains et avait souri.

« Vous avez sauvé notre peau. Je suis sérieux. Nous vous devons tout ! »

« Hein ? Euh, euh, je suppose… ? »

Nicks avait forcé un sourire, jouant maladroitement de ses contributions. En vérité, il était un peu soulagé. Peut-être que ça compense tous les problèmes que j’ai causés… ?

Tout le monde était de bonne humeur maintenant que la bataille était terminée. Certaines des femmes qui étaient à bord étaient sorties sur le pont. Dorothea était l’une d’entre elles.

« Lord Nicks ? » demanda-t-elle timidement.

Elle était probablement sortie pour exprimer sa gratitude pour l’aide apportée. Mais au moment où elle était sortie et avait vu Nicks, ses yeux s’étaient élargis et sa mâchoire s’était décrochée.

Nicks avait également été surpris par son apparition soudaine. « Euh, Mlle Dorothea… »

L’atmosphère était pleine de faste quelques instants avant son arrivée, mais dès que les deux individus s’étaient retrouvés face à face, l’air était devenu tendu. Nicks avait l’air coupable. Dorothea, quant à elle, baissa le regard comme si elle avait le cœur brisé.

Malgré l’amertume de la séparation, Dorothea avait réussi à dire : « Au nom de la famille Roseblade, permettez-moi de vous remercier pour ce que vous avez fait. Nous sommes très reconnaissants pour votre aide. Vous êtes vraiment notre sauveur, Lord Nicks. »

Nicks avait rapidement agité ses mains devant lui pour écarter l’idée. « Oh, allez… Je n’ai rien fait de spécial. »

Dorothea avait souri avec tristesse. « Vous savez, quand vous parlez trop humblement, ça passe pour du sarcasme. Votre maison a mis sa vie en danger pour assurer notre sécurité. Agir comme si ce n’était rien donne l’impression que nos vies n’avaient aucune valeur. »

Ayant grandi dans une campagne détendue, Nicks était humble de nature. Il n’avait pas réalisé que son attitude pouvait être mal interprétée jusqu’à l’avertissement de Dorothea.

« Vous avez raison. J’ai fait une erreur. »

Les deux individus étaient restés maladroitement debout l’un devant l’autre, enfermés dans le silence maintenant qu’il avait accepté sa gratitude. Les spectateurs s’impatientaient de plus en plus au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient.

Deirdre avait alors ouvert son éventail pour attirer l’attention des gens. Elle l’avait utilisé pour protéger sa bouche pendant qu’elle ordonnait : « Nous allons laisser notre invité s’occuper de ma sœur aînée. Le reste d’entre vous, retournez à vos postes. Dorothea, si tu veux bien, escorte notre invité à l’intérieur. » Son regard se porta sur les cieux, où elle aperçut l’Einhorn qui se rapprochait. « Je vais aller leur parler.

+++

Partie 3

L’Einhorn et le vaisseau des Roseblades s’étaient alignés parallèlement dans le ciel. Les vaisseaux alliés avaient rempli l’air, emmenant les pirates des ciels en détention. Mlle Deirdre avait quitté le vaisseau de sa famille pour se rendre sur le pont de l’Einhorn, où nous étions tous les deux en train de discuter. Pour une raison inconnue, mon père ne m’avait toujours pas détaché.

Luxon flottait à côté de moi, mais tous les autres étaient occupés à courir partout. Mon père avait même inventé une excuse pour éviter de parler à Miss Deirdre, sans doute à cause de son statut supérieur. Ce n’était pas vraiment un problème, vu la façon dont nous nous connaissions tous les deux, il pensait probablement que j’étais le mieux placé pour ce travail de toute façon.

Miss Deirdre était d’humeur joyeuse. « Tu m’as sauvée de nombreuses fois à présent. Je te jure que je te le revaudrai. »

Eh bien, si elle voulait sérieusement me rendre heureux, rien n’apporterait plus de lumière à mon cœur qu’une rétrogradation de mon poste actuel. Malheureusement, je savais que le rat de Roland interviendrait pour bloquer toute tentative dans ce sens.

« Si tu veux me remercier, alors oublie tout ce qui s’est passé entre nous cette fois-ci. Ce n’était vraiment pas mon frère… c’est-à-dire, ce n’était pas la faute de Nicks. Assure-toi que Mlle Dorothea sache que c’est moi qui suis à blâmer, pas lui. »

« Je ne manquerai pas de le faire savoir. Les digressions mises à part, cependant… J’aimerais vraiment te remercier comme il se doit, et à cette fin, je souhaite t’inviter à visiter les terres de notre famille. »

Je suppose qu’ils voulaient organiser une sorte de banquet pour montrer leur gratitude. Nos réalisations ici l’avaient justifié, pour être honnête, mais ma famille n’était pas très douée pour les fêtes officielles. Je doute qu’un seul d’entre eux l’apprécie, même s’ils y participaient. En même temps, nous n’étions guère en mesure de refuser l’invitation. J’avais décidé d’accepter quand même, en partie, pour m’excuser de l’injustice que nous leur avions faite. J’espérais que le fait de s’excuser en personne les aiderait à oublier l’incident.

« Tant que c’est un événement décontracté », avais-je dit. « Nous n’aimons pas les fêtes officielles, nous sommes des campagnards et tout ça. Nous ne pratiquons pas beaucoup les manières de la haute société dans ces régions. »

« Je vais m’en occuper, ne t’inquiète pas. Nous ne causerions jamais d’embarras à nos invités. »

Une fois cela réglé, j’avais redressé mon cou pour chercher Nicks. « Alors, euh, de toute façon, où est mon grand frère ? »

Deux Armures étaient retournées au vaisseau, transportant l’Armure de mon frère entre elles, mais le pilote n’était pas à bord.

L’éventail de Deirdre s’était déployé pour masquer sa bouche. « Oh, il est occupé à parler avec ma sœur pour le moment. »

 

☆☆☆

 

De retour à bord du vaisseau des Roseblades, Nicks se retrouva assis en face de Dorothea, une table les séparant. Une servante lui avait préparé du thé, mais il avait déjà vidé sa tasse. Maintenant, ils étaient seuls tous les deux. Dorothea avait rapidement fait partir la femme de chambre.

Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda Nicks. Il ne voulait pas rendre les choses plus désagréables pour Dorothea qu’il ne l’avait déjà fait, mais une autre excuse semblait nécessaire.

Dorothea l’avait interrompu avant qu’il ne puisse essayer. « Puis-je vous poser une question ? »

« O-Oui ! » répond-il, la voix cassée. Son dos s’était redressé tandis que ses mains avaient formé des poings sur ses genoux.

Dorothea avait l’air encore plus épuisée que dans son souvenir. Le fait que leur navire ait été attaqué par des pirates avait dû l’effrayer au plus haut point, elle était tellement épuisée que ses yeux brillaient de larmes.

« Suis-je vraiment une partenaire aussi inacceptable ? », avait-elle demandé.

« Hein ? »

« Lord Nicks, me détestez-vous ? S’il vous plaît, dites-moi ce que vous trouvez si déplaisant chez moi. Si c’est quelque chose que je peux arranger, je jure que je le ferai, donc… » Elle ravala la fin de sa phrase et secoua la tête. Après avoir redressé sa posture, elle força un sourire. « Excusez-moi. Ce que je voulais dire, c’est que… J’ai pensé qu’il pourrait m’être utile de savoir ce qui vous perturbe tant chez moi, alors j’ai pensé vous le demander. »

« Oh… ok. Eh bien, euh, je ne, euh, vous déteste pas ou quoi que ce soit. Ce n’est absolument pas le cas. Vous êtes très belle. Se serait un gâchis d’être avec un gars comme moi. »

« Alors qu’est-ce qui vous a fait fuir ? Était-ce… était-ce le collier ? »

Dorothea avait sûrement réalisé que ses inclinaisons n’étaient pas tout à fait ordinaires. Une partie de Nicks voulait répondre « Euh, oui, bien sûr », mais il avait opté pour une réponse plus mature.

« Je réalise que chacun a ses propres préférences. Mais… sortir un collier de nulle part est un peu rébarbatif. Les gens devraient apprendre à se connaître un peu mieux avant d’introduire quelque chose comme ça, non ? Bien que je suppose que cela ne semble pas très convaincant venant de moi. »

Si Léon était là, il lui dirait exactement pourquoi c’est mal et en plus, il serait franc à ce sujet. Autant Nicks enviait la confiance en soi de Léon, autant il reconnaissait qu’ils étaient deux personnes différentes.

Dorothea avait laissé tomber son regard sur ses genoux.

Nicks poursuivit : « Je suis originaire de la campagne. Le style de vie ultra-glamour des gens de la ville ne me convient pas. Je sais que les mariages politiques sont normaux pour la plupart des aristocrates, mais j’ai grandi avec deux parents qui s’aiment et mènent une vie paisible et sans histoire. J’aimerais qu’il en soit de même pour moi. »

Pour Nicks, trouver une femme et vivre de la même façon que Balcus et Luce serait un rêve devenu réalité.

« Toute la partie sur qui sera le maître dans la relation et tout ça… ce n’est pas vraiment pour moi. C’est pourquoi je ne pense pas que nous devrions être ensemble. »

Leurs personnalités ne correspondaient pas. Il s’ensuit que le fait d’être ensemble les rendrait malheureux à l’avenir. Si Nicks compromettait ses propres désirs et valeurs pour convenir à Dorothea, cela causerait des tensions chez lui, Dorothea serait également insatisfaite du style de vie que Nicks désirait.

Dorothea leva son regard. « Je suppose que nous aurions dû parler franchement comme ça dès le début. » Son sourire triste était toujours là, mais il s’était adouci. Toute amertume avait disparu depuis longtemps. Elle ne ressemblait plus à une princesse de glace qui refusait de laisser quiconque s’approcher d’elle. En la voyant comme ça, Nicks pourrait presque tomber amoureux d’elle.

« Je suppose que oui », avait-il dit. « Si on en avait parlé comme ça, on aurait pu éviter toute cette histoire. »

S’ils avaient parlé comme ça tout de suite, aucun d’eux n’aurait eu à être blessé.

Au lieu de m’appuyer sur Léon, j’aurais dû tenir bon. L’excuse pathétique pour un grand frère que je suis… Nicks avait fixé ses genoux, en se réprimandant intérieurement.

Enfin, il leva le menton, se redressa et inclina la tête. « Je suis vraiment désolé pour tout ce qui s’est passé. »

« Vous vous êtes excusé plus que de raison maintenant. » Quand elle l’avait rassuré, il leva les yeux au ciel. « Cependant… il y a une chose que je voudrais vous dire. »

Nicks était prêt à ce qu’elle lui dise ce qu’elle pensait. Ce fut une surprise quand elle rougit.

« Lorsque vous avez volé pour nous sauver en temps de besoin, Lord Nicks, vous m’avez paru vraiment mémorable. »

« Hein ? Euh, ne me dites pas que vous avez entendu tout ça… ? » C’était à son tour de rougir rouge tomate, gêné d’apprendre qu’elle avait surpris sa conversation avec l’ennemi.

Dorothea avait souri d’un air amusé. « Je vois. Même un preux chevalier qui se précipite volontiers sur un dangereux champ de bataille peut se sentir embarrassé par ses propres paroles, hm ? »

« Euh, eh bien, je… oui. »

« Vous êtes un homme étonnant. Vous devriez avoir plus confiance en vous. »

« C’est un peu difficile de faire ça avec un frère aussi accompli que Léon. Je ne peux pas m’empêcher de me comparer », avait avoué Nicks.

« Oh ? Alors, vous avez des problèmes avec votre frère ? »

« Je mentirais si je le niais. Mais je sais aussi que si quelqu’un me demandait de faire toutes les choses qu’il a faites, je n’aurais pas la moindre chance d’y arriver. »

La conversation avait repris à partir de là. Les deux individus souriaient en bavardant jusqu’à ce que la femme de chambre revienne enfin les appeler.

 

☆☆☆

 

Les Roseblade résidaient dans une ville où ils entretenaient un énorme château pour leurs propres besoins. Le chef de famille, le comte Roseblade, était un homme grand et musclé, avec des traits durs sur le visage qui laissaient penser qu’il était un patriarche strict. Cette impression s’était vite effondrée. Naturellement désemparé d’apprendre que ses deux filles avaient été attaquées par des pirates, il avait immédiatement jeté ses bras autour des deux filles lorsqu’elles étaient arrivées au château.

« Je suis ravi que vous soyez toutes deux de retour ici saines et sauves ! »

Dorothea et Deirdre avaient l’air exaspérées par cette démonstration d’affection exagérée, notamment parce que leurs domestiques étaient présents pour assister à la scène.

« Père, tu mets tous les autres dans l’embarras. »

« Savez-vous à quel point je me suis inquiété pour vous deux ? J’ai l’intention d’envoyer une force militaire dans l’espace aérien où vous avez été pris pour cible. Je veillerai à ce que tout vaisseau pirate dans cette zone soit abattu ! Chacun d’entre eux ! »

Deirdre détourna le regard, trouvant cela trop épuisant pour se donner la peine de discuter avec lui. Dorothea lui fit face avec sérieux malgré son emportement, et lui dit : « Père, il y a quelque chose que j’aimerais te demander. »

« Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai entendu dire que l’entrevue est tombée à l’eau, mais je suis sûr que tu auras une autre chance. Nous devons juste trouver un moyen de cacher ton petit fétiche… »

Dorothea fit la grimace. L’insistance inconsidérée de son père sur les défauts qu’il lui reprochait était profondément irritante. « S’il te plaît, écoute, » répéta-t-elle. « Vois-tu... »

+++

Chapitre 6 : Le mariage

Partie 1

« La force des Roseblades est différente de ce que j’avais imaginé », avais-je dit.

« Oh ? Qu’est-ce que tu as imaginé à la place ? » demanda Luxon.

« Je ne sais pas. Je suppose, un endroit remplit d’aventuriers bourrus qui se promènent. J’ai entendu dire qu’ils sont assez fiers de leur héritage d’aventuriers, alors tu peux penser qu’il est normal de voir plus de ces types rudes et bourrus dans les environs, non ? »

« Eh bien, ta réponse est certainement éclairante à un égard : tu as clairement exprimé ce que tu penses des aventuriers. Un groupe de crapules sauvages — je suppose, toi, y compris. »

« Ai-je tort ? Regarde le monarque ! Il correspond parfaitement à cette définition. »

Bien sûr, Roland avait l’air d’un bon roi à l’extérieur, mais il était pourri jusqu’à la moelle.

À l’invitation des Roseblades, nous étions venus visiter leur terre. Luxon et moi étions en train de visiter l’intérieur de leur ville.

Luxon examina notre environnement. Il commenta : « Ils ont dû continuellement étendre ce qui était déjà construit, mais je vois une telle inefficacité ici. S’ils souhaitaient utiliser le terrain à son plein potentiel, je pourrais énumérer un certain nombre d’endroits qui ont cruellement besoin d’améliorations. »

« Ce n’est pas un jeu », lui avais-je rappelé. « Tu ne peux pas passer en mode construction et réparer les choses à la volée. »

Les mêmes problèmes que les dirigeants des villes avaient rencontrés au Japon. Imaginons que le gouvernement veuille créer une rue : il doit d’abord réunir les habitants pour leur expliquer la situation, puis acheter le terrain nécessaire au projet. Il y avait toutes sortes d’obstacles. L’optimisation de l’efficacité à grande échelle suggérée par Luxon s’accompagnait d’une longue liste d’obstacles.

« Ce monde a sa propre aristocratie, donc je soupçonne qu’ils peuvent mettre en œuvre de telles améliorations bien plus facilement que tu ne le réalises. L’avantage de jouir du pouvoir absolu est que l’on peut agir rapidement. »

« Ouais, eh bien, ce n’est pas mon territoire. Je n’ai pas le droit d’intervenir. »

« Un argument rationnel », avait-il concédé.

Le château des Roseblades était situé à l’intérieur d’une ville fortifiée dont le périmètre était entouré de murs. Cet endroit n’était pas aussi vaste et écrasant que la capitale, mais il était bien plus développé que nos terres. Les rues et les bâtiments en pierre étaient remplis de tant de charme que le simple fait de se promener et d’admirer notre environnement était divertissant.

« Au fait, es-tu bien sûr qu’il était sage de quitter les autres sans discuter avec eux d’abord ? » demanda Luxon.

« La fête est ce soir. On est libre de faire ce qu’on veut en attendant, d’accord ? Et mon vieux et mon frère sont les invités d’honneur. Je ne suis au mieux qu’un figurant. Ils s’en ficheront si je ne suis pas là. D’ailleurs, si j’étais sur l’Einhorn, ils me garderaient attaché de toute façon. » En disant cela, je lui avais lancé un regard plein de ressentiment.

Son objectif s’était détourné de moi. C’était comme s’il refusait de croiser mon regard. « Anjelica et les autres ont pris la décision. Si elles avaient vraiment eu ce qu’elles voulaient, tu n’aurais pas été sur le champ de bataille. » Quoi, était-il en train de suggérer par inadvertance qu’il ne pouvait pas ignorer une demande des filles ?

J’avais soupiré. « Je te le dis, elles s’inquiètent trop. » J’avais enfoui mes mains dans mes poches en marchant.

Luxon avait continué à flotter à côté de moi, agissant comme une mère acariâtre tout le temps. « Je te recommande de faire une pause pour ta santé mentale. Après tout, Maître — manœuvres d’évitement d’urgence ! » Il avait accéléré pour s’éloigner de sa position actuelle. Une fraction de seconde plus tard, un rocher était passé devant moi par le côté.

« Wôw ! Qui a jeté ça ? » Je m’étais retourné pour trouver un groupe de jeunes délinquants.

Un enfant s’était égratigné la lèvre supérieure. Il tenait une autre petite pierre dans sa main droite. « Il y a une chose bizarre qui flotte dans l’air. Les règles du jeu disent que celui qui réussit à la toucher gagne. »

Ces morveux, sortis de nulle part, avaient immédiatement choisi Luxon comme cible de leur compétition. Jeter des pierres sur les gens était une façon brutale de jouer ! J’étais dans mes vêtements les plus décontractés, il était donc logique qu’ils me prennent pour un civil ordinaire.

« L’audace que vous avez, nouveaux humains… » siffla Luxon.

Je l’avais attrapé et m’étais immédiatement mis à courir, mettant autant de distance que possible entre nous et ces enfants.

Luxon n’avait pas l’air très content de ma décision. « Pourquoi fuis-tu ? Si tu rapportes cela à la maison du comte, ils veilleront à ce que ces enfants soient correctement punis. Tu es un marquis maintenant, Maître. Ils ont commis un crime grave, qui exige qu’ils soient jugés. »

« C’est bon. On est en train de courir. Je n’ai pas envie de ce genre d’ennuis ! »

Les mots de Luxon reflétaient les valeurs de ce monde. Tout bien considéré, le Royaume de Hohlfahrt était gentil avec ses habitants, même selon mes propres valeurs. Mais si un roturier désobéissait ou manquait de respect à un aristocrate sans raison valable, il le payait. Je m’étais dit qu’il serait plus facile de fuir pour éviter tout ça.

J’avais volé dans l’une des plus grandes rues, en actionnant mes jambes à toute vitesse. Cet endroit était pratiquement une cour de récréation pour ces enfants, je savais qu’ils me coinceraient si j’étais assez stupide pour m’engager dans l’une des ruelles. Un tronçon de route principale était ma meilleure chance.

« Bon sang, il est rapide ! »

Les enfants avaient couru après moi, mais leurs jambes n’avaient pas pu suivre.

« Haha ! Vous avez intérêt à ne pas me sous-estimer, bande d’idiots ! J’ai renforcé mes jambes dans les donjons. Vous allez voir à quel point elles sont rapides ! »

Quand j’avais enfin réussi à me débarrasser d’eux, je m’étais caché dans un café au hasard.

« Ouf, c’était épuisant », avais-je dit.

Je n’avais libéré Luxon qu’une fois que j’avais trouvé un siège. Un serveur était venu prendre ma commande — j’avais demandé une boisson — puis il était parti rapidement. Luxon avait attendu qu’il soit parti pour commencer à m’interroger.

« Pourquoi as-tu fui ? » demanda-t-il encore. « Ils ont lancé leur attaque sur nous avec des intentions hostiles. »

« Ce sont des enfants. Laisse tomber. »

« Est-ce un ordre ? »

« Je suppose que oui, mais c’est aussi quelque chose que je demande comme une faveur. »

« Une faveur ? »

Punir les enfants pour des choses aussi insignifiantes était une ligne que je refusais personnellement de franchir. C’est peut-être la faute des valeurs que j’avais développées dans ma vie antérieure. Je ne pouvais pas le supporter.

« Je préfère laisser couler les choses quand c’est possible. Oh, hé, attends… » J’avais fait une pause. « Peut-être que j’aurais dû informer les parents de ces enfants de tout ça. Ils auraient pu les punir pour ça. J’ai reculé cette fois-ci, mais si ces enfants essayaient de le faire avec un autre aristocrate, ce serait un sérieux problème. » J’avais hoché la tête à plusieurs reprises, convaincu.

« Permets-moi de clarifier : tu refuses de les punir par les voies officielles, mais tu es plus que désireux de te venger d’eux ? Je croyais que ta politique était de ne jamais faire de mal aux enfants ? »

« Eh bien, tu sais. Ils m’ont fait chier, alors ils vont le regretter. »

La lentille de Luxon bougea d’un côté à l’autre. « Un individu mesquin jusqu’au bout. »

« Je t’ai déjà dit que ça ne me dérange pas d’être mesquin, j’en suis presque sûr. De toute façon, c’est mieux pour ces enfants d’être grondés pendant qu’ils sont jeunes, quand ça ne les affectera pas trop. Je suis inquiet pour leur avenir, tu vois. En y pensant comme ça, est-ce que ça ne fait pas de moi l’exact opposé de la mesquinerie ? Au contraire, je suis prévenant. »

Ça semblait un peu effronté, même pour moi. Sérieusement, je pense sincèrement que c’était une bonne idée de les confronter aux conséquences de leurs actes à cet âge. Jeter des pierres quand il y avait de la foule aurait pu blesser sérieusement quelqu’un. Ils devaient s’arrêter.

« Quelqu’un de vraiment attentionné — le contraire de toi, en somme — ne s’abaisserait pas à de stupides méthodes de vengeance. Il réprimanderait les enfants directement. Ai-je tort ? »

« Tu as raison. Peu importe ! Il est temps de flairer l’identité de ces enfants et de faire connaître leurs frasques à leurs parents. Quel bon moyen de tuer le temps jusqu’à la soirée ! »

 

☆☆☆

 

« Voilà, justice a été rendue ! »

Après avoir vérifié où vivaient ces enfants, j’avais raconté à leurs parents qu’ils jetaient des pierres sur l’une des routes principales de la ville. Ces morveux s’étaient fait engueuler, comme on pouvait s’y attendre.

À mon retour au château des Roseblades, ma famille était réunie dans une pièce spacieuse. J’y avais relaté les détails de mes aventures.

Anjie m’avait jeté un regard méprisant. « J’étais là, à me demander ce que tu avais bien pu faire en t’éclipsant, et tu te venges sur des enfants ? Léon, ne peux-tu pas calmer ton tempérament un tout petit peu ? »

Même Livia semblait préoccupée par mes actions. « Je suppose que ces enfants auraient pu causer d’autres problèmes à l’avenir. Ce n’était pas une mauvaise idée de les gronder à un âge où les conséquences sont moins graves. Cependant, chercher à savoir où ils vivent, c’est un peu exagéré. »

« Tu es allé si loin ? » demanda Noëlle, ses lèvres se plissant sur les bords en un sourire crispé. « Tu te rends compte que ce ne sont que des enfants, non ? Tu aurais pu les gronder juste après qu’ils aient jeté la pierre et en rester là. »

Aucune d’entre elles ne rejetait complètement ce que j’avais fait, mais je n’étais pas non plus noyé dans le soutien. Elles semblaient toutes un peu décontenancées par moi. Nous avions continué à parler de toute façon, jusqu’à ce que Colin apparaisse soudainement.

« Nelly, maman demande à te voir dans l’autre pièce. »

« Elle l’a fait ? Alors, je ferais mieux d’y aller. »

Noëlle avait tendu le bras pour déplacer les roues de sa chaise elle-même, mais en jeune homme diligent qu’il était, Colin s’était précipité derrière sa chaise et avait attrapé les poignées. Il s’était bien mieux comporté que ces gamins des rues. J’étais fier d’être son grand frère.

« Je vais pousser ta chaise pour toi », avait-il dit.

« Merci de toujours m’aider comme ça. »

Colin rougit et regarda ses pieds, heureux d’avoir son approbation.

Anjie les regarda partir et se passa une main sur le front. « On dit que les premiers amours ne sont pas destinés à durer… mais je le plains quand même pour celui-là. »

Le visage de Livia était tout aussi désespéré alors qu’elle regardait mon frère partir. « Oh, Colin. Il est toujours en train de pousser sa chaise, alors il a rarement l’occasion de la regarder dans les yeux. J’ai entendu dire que lorsqu’il essaie de lui parler face à face, il est trop troublé et s’enfuit. »

Les deux filles étaient devenues étrangement sérieuses en poursuivant ce sujet.

« Ça doit être pour ça que Noëlle ne l’a pas encore réalisé. C’est tellement évident d’un point de vue extérieur. »

« Il rougit et se cache derrière sa chaise, pour qu’elle ne puisse pas bien le regarder. C’est là le problème. D’après ce que j’ai entendu, lorsquil lui parle, il ne parvient à prononcer qu’une poignée de mots, au mieux. »

« C’est un cercle vicieux, » avait convenu Livia. « Mais je me demande sans cesse si quelqu’un doit dire quelque chose. »

« Hmm… Personnellement, je… »

De quoi parlent-elles ?

« Hey, c’est quoi cette conversation ? » avais-je demandé, sincèrement confus.

Les deux filles m’avaient regardé, sidérées. Elles avaient échangé des regards puis avaient secoué la tête. Elles avaient refusé de me dire quoi que ce soit.

« Hein ? Qu’est-ce que c’est ? Luxon, sais-tu de quoi il s’agit ? »

« Maître, tu es exceptionnellement inconscient. Je suis presque impressionné par la profondeur de ton ignorance, je t’en félicite. »

« Okaaaay, et ? Crache le morceau. »

« Veux-tu bien y réfléchir par toi-même ? »

En fin de compte, pas une seule personne dans la salle n’avait voulu me dire un mot.

+++

Partie 2

La fête organisée par les Roseblades ce soir-là répondait parfaitement aux demandes de mon vieux père et de Nicks. Les seules personnes présentes étaient celles de nos maisons respectives, et le lieu était conçu comme un buffet où l’on pouvait rester debout et manger, ce qui donnait une atmosphère plus détendue sans les formalités ennuyeuses.

J’avais passé mon temps à empiler de la nourriture dans mon assiette. Mon père et mon frère, quant à eux, s’étaient retrouvés entourés de membres de la famille Roseblade, qui les avaient couverts de gratitude pour le rôle qu’ils avaient joué dans la chasse aux pirates. Aucun des deux ne semblait à l’aise avec ça. J’avais gardé mes distances et les avais observés de loin.

Mlle Deirdre et Mlle Dorothea se tenaient à côté du comte Roseblade.

« L’invité d’honneur a l’air de passer un mauvais moment », avais-je commenté avec tout l’intérêt d’un observateur non affilié.

Luxon était à sa place habituelle, flottant à côté de moi. « Je suppose que c’est dû à son manque de familiarité avec ce genre de fêtes. Aussi, Maître, permets-moi : Tu n’as consommé que de la viande à cet événement jusqu’à présent. Je te suggère fortement d’ajouter quelques légumes à ton assiette. »

« Je prendrai tes commentaires en considération », avais-je dit d’un ton moqueur.

« Oh, est-ce ainsi ? » Il avait semblé comprendre immédiatement que je lui avais renvoyé ses mots, et cela ne lui avait pas plu. Il avait une gamme impressionnante d’émotions pour une IA.

En balayant la zone, j’avais remarqué que même Noëlle avait un groupe de personnes agglutinées autour de son fauteuil roulant. Il semblait que les gens s’interrogeaient sur la situation dans la République d’Alzer. Ils étaient également curieux de Noëlle elle-même, étant donné sa position de prêtresse du jeune arbre. Ma mère et Colin étaient collés à ses côtés. Je gardais néanmoins un œil sur elle, juste au cas où je devrais me précipiter là-bas pour aider.

Livia s’était approchée pendant que j’étais distrait et m’avait attrapé par le bras. « Monsieur Léon, ma robe te semble-t-elle étrange ? »

« Elle est parfaite sur toi. »

Je savais pourquoi elle était nerveuse. Livia n’était pas habituée à ce genre de robes. « Anjie et moi avions préparé nos robes ensemble, mais il est rare que j’aie l’occasion de porter quelque chose d’aussi cher que ça. Tu es sûre que ça n’a pas l’air bizarre ? »

Le jeu de couleurs blanc et bleu de sa robe la mettait magnifiquement en valeur, à mon avis.

Anjie, vêtue d’une superbe robe rouge, s’avança et passa son bras autour de celui de Livia. Elle gardait les épaules en arrière et la tête haute avec confiance, ayant déjà porté des robes comme celle-ci à de nombreuses fêtes auparavant.

« Ne t’inquiète pas. Elle te va très bien, » dit Anjie. « Plus important, le comte Roseblade a exprimé son intérêt à te parler, Léon. »

 

 

« Hein ? Je n’ai rien à lui dire. » J’espérais éviter ces subtilités, mais j’aurais dû m’en douter. Anjie ne m’aurait jamais laissé m’échapper si facilement.

« Il peut difficilement ignorer un marquis que sa famille a invité à cette fête. » Sa voix avait une qualité maternelle, gentille mais ferme, comme si elle grondait son enfant et le persuadait de suivre le protocole social. « Tout ce que tu as à faire, c’est de l’engager dans une petite conversation. Tu ferais mieux de t’y habituer dès maintenant. »

J’avais acquiescé à contrecœur, ne serait-ce que parce qu’elle m’avait assuré qu’il s’agirait d’une rapide série de civilités.

Anjie avait jeté un coup d’œil à Livia. « Amène Noëlle par ici. »

« Bien sûr. »

Quand Livia était partie pour satisfaire la demande d’Anjie, celle-ci s’était glissée vers moi et passa son bras dans le mien. Elle s’était penchée vers moi, ses lèvres n’étant pas à plus d’un cheveu de mon oreille, son souffle humide chatouillant ma peau. Sa voix était un murmure érotique quand elle parla finalement… « Il y a quelque chose de bizarre dans l’atmosphère de cette fête. »

La voir dans une robe si formelle m’avait excité plus que je ne le pensais, mais par un retournement de situation plutôt décevant, elle s’était préoccupée de la fête.

« … Crois-tu qu’ils vont essayer de se venger de nous ? » Je m’étais mis sur mes gardes, soupçonnant une vengeance pour l’impudence dont nous avions fait preuve à leur égard chez nous.

« Cela ne semble pas être le cas, » dit Luxon. « Je ne détecte aucun danger dans les environs ni de poison dans la nourriture. Peut-être Anjelica se trompe-t-elle. »

J’avais ressenti une brève lueur de soulagement. Puis Anjie insista : « Non. Il y a quelque chose de bizarre. Ce n’est pas de l’hostilité… mais il y a quelque chose qui me turlupine au fond de mon esprit. »

Son sixième sens fait des siennes ou quoi ? Ou son intuition, peut-être ? Quoi qu’il en soit, elle avait remarqué que quelque chose n’allait pas.

J’avais inspecté les lieux avec précaution, mais je n’avais rien vu de suspect. Miss Clarisse participait à la fête à nos côtés, mais elle s’était insérée au milieu du brouhaha et était entourée d’une forêt dense de gens. Elle était là depuis le début de la fête. Nous n’avions pas encore eu l’occasion de nous parler — lorsque j’avais essayé de l’appeler, il y avait trop de corps pour que ma voix parvienne jusqu’à elle.

« Hmm. Je ne sens rien », avais-je dit.

Livia était vite revenue avec Noëlle. Comme s’il avait attendu leur signal, le Comte Roseblade s’était approché immédiatement avec Miss Deirdre derrière lui. Mlle Dorothea n’était pas avec eux. Mes yeux s’étaient promenés par hasard et l’avaient aperçue près de Nicks, qui avait réussi à échapper à la foule et à se réfugier au bord de la pièce.

Anjie avait aussi dû le repérer elle, car elle commenta : « Une autre façon de montrer que vous êtes tous les deux des pois dans une gousse ».

« De quelle manière ? »

« Oh, ne t’en fais pas. » Anjie avait ricané dans son souffle, mais elle avait fait une révérence gracieuse à l’approche du Comte Roseblade. Livia l’avait rejoint tardivement, imitant Anjie, bien qu’elle n’ait pas la même grâce et la même finesse.

Le comte Roseblade s’était arrêté devant moi. Sa voix était joviale et il déclara : « Je suppose que c’est la première fois que nous nous rencontrons face à face, n’est-ce pas ? J’ai déjà entendu tant de rumeurs à votre sujet, Marquis Bartfort. Tout d’abord, permettez-moi de vous faire part de ma sincère gratitude pour le rôle que vous avez joué en aidant mes filles. »

La différence d’âge entre nous était énorme. Normalement, un homme aussi âgé que le comte ne m’aurait jamais parlé avec un tel degré de formalité — il me montrait un tel respect en raison de mon titre supérieur. Je n’avais pas l’habitude que des adultes me parlent ainsi.

« Oui, euh, j’espère que vous me laisserez exprimer ma gratitude pour nous avoir invités ici », avais-je dit. Malgré tous mes efforts, mes mots étaient sortis guindés.

« Tout cela mis à part, » intervint gentiment Miss Deirdre, « tu as certainement réussi à te trouver de belles fiancées, Héros. »

J’avais fait un sourire. « Elles sont plus incroyables que je ne le mérite. »

Sa remarque était une tentative flagrante de me taquiner. Recevoir des railleries d’un visage familier était bien plus facile à gérer que de converser avec des adultes de haut rang. Malheureusement, son père avait également jugé bon de se joindre à la mêlée.

« On dit que les grands hommes ont un grand appétit sexuel, n’est-ce pas ? Peut-être que trois n’est pas assez pour vous, mon seigneur. »

« Non, je dirais que c’est déjà trop », avais-je dit rapidement.

« Difficilement ! Notre nouveau héros a l’obligation de voir sa lignée se perpétuer. Vous n’étiez que le troisième fils de votre famille quand vous avez commencé, et maintenant, après toutes vos aventures impressionnantes, vous vous tenez devant moi en tant que marquis. Vous êtes le premier dans toute l’histoire du Royaume de Hohlfahrt à avoir accompli autant en une seule génération. Un héros décoré tel que vous serait pardonné s’il prenait des épouses supplémentaires, j’en suis sûr. »

Les Roseblades avaient eux-mêmes commencé comme aventuriers. J’étais sûr qu’une partie de la raison pour laquelle il reconnaissait si facilement tout ce que j’avais fait était due à mon succès en tant qu’aventurier. Cela ne rendait pas la situation moins embarrassante, c’était comme si des parents vous taquinaient sur votre vie amoureuse lors d’une réunion de famille.

J’avais jeté un coup d’œil à mes trois fiancées souriantes. Elles écoutaient toutes calmement, sans signes évidents de colère. J’avais supposé qu’elles avaient considéré sa suggestion comme une conversation futile et rien de plus.

« Pendant que nous sommes sur le sujet, que pensez-vous de ma Deirdre ? » demanda le comte Roseblade.

« Hein ? Je pense qu’elle est belle. »

Quelle autre réponse pourrais-je donner dans cette situation ? Les magnifiques cheveux blonds de Deirdre étaient coiffés en tire-bouchon, et elle portait une robe bleue parfaitement ajustée qui formait un contraste saisissant avec la robe rouge d’Anjie.

Miss Deirdre cacha sa bouche avec son éventail pliant. « Bien sûr ! C’est normal que tu dises cela. »

Le comte s’était également réjoui de ma réponse. « Ma fille est très heureuse d’entendre de telles louanges, comme vous pouvez le voir. Je pense cependant que j’ai pris assez de votre temps précieux. Profitez des festivités de ce soir. »

J’avais laissé échapper une respiration calme et tremblante au moment où ils étaient partis. « Ouf, je suis vraiment sur les nerfs en ce moment. »

« En effet, tes réponses étaient visiblement maladroites, » observa Luxon. « T’es-tu senti intimidé par le pouvoir que détient cet homme ? »

« Je ne peux pas le nier. Qu’est-ce que je peux dire ? Je suis un gars timide. »

« Tu es bien trop impudique pour être classée comme telle. »

Pendant que nous plaisantions tous les deux, l’expression d’Anjie s’était durcie. Elle fixait le comte Roseblade et Miss Deirdre en souriant, bien que son sourire n’atteigne pas ses yeux. « Les Roseblade convoitent trop. »

« Comment ça ? » J’avais penché la tête, ne comprenant pas pourquoi son humeur s’était autant dégradée.

La tension étant retombée, Noëlle se sentait suffisamment à l’aise pour répondre à la question d’Anjie. « Tu vois, je pense que tu as mal compris sa question tout à l’heure. Il demandait essentiellement si tu étais intéressé par une quatrième épouse, non ? »

« Non. Pas question. »

Offrir sa fille comme quatrième épouse ? Ce n’était pas du tout raisonnable de suggérer ça, et encore moins de le prendre au mot. Si je voyais un mec entouré de trois belles femmes, chacune avec sa propre personnalité, je devrais me retenir activement de le frapper. N’importe quel homme serait jaloux. Insinuer qu’un type comme lui devrait ajouter une autre à son harem était absolument ridicule.

Livia semblait être du même avis que les deux autres, malheureusement. « Le comte a eu un regard assez acerbe pendant un moment, n’est-ce pas ? Je ne pense pas qu’il plaisantait. »

Le comte devait être furieux contre moi pour avoir autant de filles à mon bras. En tant qu’homme, je pouvais comprendre ce qu’il ressentait.

« Il est juste jaloux, vous savez ? Si je rencontrais un gars dans ma situation, je le maudirais désespérément pour qu’il se fasse avoir. » Non pas que souhaiter le malheur de quelqu’un fasse beaucoup pour l’amener. Je le savais. Pourtant, ça ne m’empêcherait pas d’être vert de jalousie. Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour une telle envie me serait adressée.

Luxon ne put s’empêcher d’intervenir avec son sarcasme habituel. « Tu n’as pas du tout mûri depuis le moment où je t’ai rencontré. Tu as tellement l’habitude de trahir mes attentes… Pourquoi, pour une fois, ne pas les trahir ici et me surprendre d’une bonne manière ? »

Ce genre d’insultes était devenu un élément régulier de nos interactions quotidiennes.

« Je vais y réfléchir si je suis d’humeur. Quoi qu’il en soit, où en est Nicks ? » J’avais balayé du regard la zone où se trouvait ma famille pendant ma discussion avec Luxon. Mon grand frère était le seul à briller par son absence.

L’humeur d’Anjie avait changé de façon soudaine et dramatique. Elle avait l’air presque amusée quand elle suggéra : « Je parie qu’il est acculé dans un coin au moment où nous parlons. »

« Acculé dans un coin ? Hé, attends un peu ! »

+++

Partie 3

Nicks s’était retiré du lieu de la fête sur un balcon extérieur. Libéré de l’anxiété débilitante qui l’avait consumé à l’intérieur, il prit une grande bouffée d’air et appuya son corps contre la balustrade extérieure.

« J’étais si nerveux là-dedans… »

Ce qu’il mangeait ou buvait n’avait pas d’importance — les saveurs n’étaient pas perceptibles sur sa langue. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il se sentait terriblement mal à l’aise. Se mêler à des aristocrates avec lesquels il n’aurait jamais eu à interagir en temps normal l’avait laissé complètement épuisé. Il n’avait pas envie de répéter l’expérience.

Dorothea, qui l’avait suivi à l’extérieur, ricana devant sa réaction exagérée. « Vous avez accompli tant de choses sur le champ de bataille, mais je vois que vous êtes sans espoir quand il s’agit de faire la fête. »

Nicks s’était gratté la joue. « Je ne suis pas habitué à ce genre de choses. Nos fêtes à la maison sont plus animées. »

Animé était un euphémisme. Les fêtes des Bartforts étaient carrément odieuses. Personne ne se souciait de respecter les bonnes manières, alors la salle hurlait de rires et de chamailleries. Nicks n’aimait pas non plus ces fêtes, pour être honnête. Il préférait la monotonie de la vie quotidienne et ne voyait pas l’intérêt de faire du grabuge.

« Pourtant, n’avez-vous pas participé à des fêtes de ce genre à l’école ? » demande Dorothea.

« J’avais des amis avec moi à l’époque, et nous étions tous étudiants. Il y avait plein d’idiots autour de nous qui bafouaient les formalités. Le truc, c’est qu’on était aussi dans la classe générale, donc on se disait que la haute société n’avait rien à faire avec nous. »

L’expression de Dorothea devint mélancolique alors qu’elles se remémoraient leur séjour à l’académie. « Je préférais être seule, donc j’ai moi-même peu de souvenirs de ce genre. En y repensant, j’ai raté l’occasion de parler à tant de gens. Si je l’avais fait à l’époque, je ne serais peut-être pas aussi perdue aujourd’hui. »

« Hein ? Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » Nicks était perplexe. Qu’est-ce qu’elle essaie de dire ? Est-ce qu’elle veut dire qu’elle veut que nous soyons amis ? Nan, c’est impossible.

Ces deux-là avaient fait la pire des rencontres possibles. Qu’elle recherche son amitié était tout simplement absurde. Au lieu de sauter aux conclusions, Nicks attendit patiemment qu’elle continue.

Dorothea prit une inspiration tremblante et expira lentement, essayant de calmer ses nerfs. Elle reprit courage avec une expression déterminée et déclara : « Lord Nicks, pourriez-vous m’accorder une dernière chance ? »

« Une dernière chance ? », répéta-t-il sans réfléchir, jusqu’à ce que la signification lui revienne. « Attendez, ce genre de chance ? » Il lui avait fallu un moment pour vraiment comprendre sa demande, mais quand il l’avait fait, il avait été choqué.

« Je le pense vraiment. J’ai vraiment développé des sentiments pour vous. S’il vous plaît, je vous en supplie, donnez-moi une autre chance. »

« Euh, quoi !? Mais, euh… vous vous souvenez ? Je vous l’ai déjà dit : je veux vivre une vie détendue avec ma future femme, et cela signifie que nos idées sur le mariage ne correspondent pas du tout. »

Dorothea était une belle femme. C’était indiscutable. Cependant, elle avait aussi ouvertement proclamé son animal fétiche. Nicks n’était pas d’accord avec ça.

Plutôt que d’admettre qu’ils étaient incompatibles, Dorothea avait déclaré avec sérieux : « La personne qui tombe amoureuse en premier est la perdante. Cela ne me dérange pas si je dois devenir votre animal de compagnie. Bien au contraire, en fait. Je suis heureuse de devenir la femme que vous désirez, mon seigneur. »

« Mais je ne pense pas que vous devriez vous pousser à faire quelque chose qui vous met mal à l’aise. On dit que c’est un poison pour l’âme de supprimer des choses, et des trucs comme ça… »

Et de toute façon, pensait-il, je ne pourrais jamais traiter ma future femme comme mon animal de compagnie ! Je deviendrais fou même en essayant !

Aussi désespéré qu’il soit de se sortir de cette situation, il était piégé au cœur de la forteresse des Roseblades : leur château. Ses yeux s’étaient dirigés vers la sortie du balcon, mais un rideau avait été tiré dessus. Il avait aperçu une silhouette à travers la vitre.

Dorothea avait joint ses mains et avait baissé son regard. Des larmes coulaient sur ses joues. « Alors que puis-je faire ? Comment puis-je vous convaincre de m’accepter ? »

« Eh bien, euh, pour l’instant, je pense que vous devriez essuyer vos larmes ! De plus, hum… votre famille ne le permettrait pas, j’en suis sûr. J’ai été irrespectueux envers vous une fois auparavant. »

« On pourrait dire la même chose de moi. J’ai porté un collier lors de notre rencontre, tout comme vous. »

Nicks ne pouvait s’empêcher de s’étonner de la tournure que prenait cette conversation. Il dut prendre un moment pour réfléchir à ses paroles. Pourquoi cette femme voulait-elle absolument l’avoir comme partenaire ?

« C’était la première fois », dit-elle, comme si elle lisait dans ses pensées.

« Qu’est-ce que c’était ? »

« Pour la première fois de ma vie, mon cœur battait si fort que je ne savais plus quoi faire de moi. »

Le cœur de Nicks battait la chamade. Elle avait semblé si froide et distante au début, maintenant elle pleurait devant lui comme une enfant. Incapable de la laisser dans un tel état, il l’entoura de ses bras pour tenter de la réconforter. Sa beauté sous la lumière argentée de la lune était déjà un encouragement, mais son état de détresse l’obligeait également à l’aider. Il était un grand frère, après tout. Rester là et ignorer sa détresse n’était pas une option.

Dorothea se figea sous son contact, choquée par ce contact soudain. Leurs pouls s’étaient accélérés comme un seul homme.

 

 

« Euh, euh, » se risqua Nicks en tremblant. Il n’avait pas bien réfléchi avant de la tenir dans ses bras. Heureusement, Dorothea l’avait rapidement entouré de ses propres bras. Les deux étaient restés ainsi pendant un moment.

 

☆☆☆

 

« Qu’est-ce que ce grand dadais fait ? » Mes yeux s’étaient écarquillés quand j’avais jeté un coup d’œil au balcon. Nicks se tenait là avec ses bras autour de Miss Dorothea. Elle était la chose la plus éloignée de son type ! À quoi pensait-il, en la serrant comme ça ?

Livia, qui les avait observés avec moi, rougit et commença à s’agiter. « Je pense qu’aucun d’entre nous ne s’attendait à le voir la serrer dans ses bras de façon si spectaculaire, sans raison apparente, n’est-ce pas ? »

Les yeux de Noëlle s’illuminèrent en regardant les deux. « Peut-être pas, mais c’est une scène parfaite. Il faut beaucoup de courage pour avouer ce que l’on ressent à quelqu’un dont on est amoureux. » Ses joues étaient aussi rouge vif. Je suppose que la scène lui avait rappelé sa propre situation dans le passé.

« Je pensais que vous étiez tous les deux semblables, mais quelle surprise… ! Lord Nicks a fini par faire le premier pas », avait commenté Anjie. Elle m’avait jeté un regard en coin. « Tu pourrais apprendre une chose ou deux de lui, Léon. »

« Si vous voulez mon avis, on dirait qu’il s’est laissé emporter par le moment et qu’il a suivi le mouvement. »

Nicks n’aurait jamais fait une telle chose à une fille dans des circonstances normales. Quelqu’un avait dû utiliser une sorte de sorcellerie pour perturber ses facultés mentales. Ça doit être ça.

Anjie avait laissé échapper un petit soupir d’exaspération, mais elle s’était ensuite retournée pour regarder par-dessus son épaule.

Le Comte Roseblade se tenait là derrière nous. Il n’avait pas l’air le moins du monde surpris par ce que je considérais comme un développement bouleversant. « Oh, mon cher, il semble que ma Dorothea ne soit pas du genre à être sous-estimée. Quel choc ! Je n’aurais jamais imaginé qu’elle ait déjà développé des sentiments pour un homme. » Sa voix résonna assez fort dans la salle pour que mes parents s’approchent en courant.

« Je pouvais imaginer que cela se produise avec Léon, mais Nicks entre toutes les personnes !? » avait dit mon père en un souffle.

Ok, je comprends. Nicks est le genre de gars qui suit les règles, donc il se rapproche d’une fille comme ça, c’est une vraie bombe. Mais pourquoi me mêler à ça ?

Ma mère s’était couvert la bouche avec sa main, pour dissimuler sa bouche grande ouverte. Elle était trop abasourdie pour réagir au spectacle qui s’offrait à elle.

« Je suis terriblement désolé, » dit mon père au comte. Il exprimait sa culpabilité de voir son fils poser ses mains sur la précieuse fille du comte.

Le Comte Roseblade était parfaitement calme en comparaison. « On peut difficilement reprocher à ma fille de s’être fait voler son cœur par le chevalier qui lui a sauvé la vie. Laissons-leur un peu d’intimité. » Il avait rassemblé ma famille et avait renvoyé tout le monde à la fête.

« Ce qui se passe ici est évident », dit Anjie une fois qu’il était parti, croisant ses bras sur sa poitrine. « Vous vouliez qu’ils soient seuls comme ça depuis le début. »

« Hein ? Pourquoi dis-tu ça ? » avais-je demandé.

« Parce que Dorothea est folle de Nicks. »

« Elle l’est ? Mais il lui a déjà dit que toute cette histoire de collier était un mensonge, n’est-ce pas ? Quelle raison aurait-elle de tomber amoureuse de lui ? »

Les trois filles avaient secoué la tête, lassées par mon manque évident de compréhension. Tu ne comprends vraiment rien, n’est-ce pas ? semblaient dire leurs visages.

Livia était gentiment intervenue pour expliquer : « Monsieur Léon, beaucoup de jeunes filles rêvent qu’un chevalier vienne les sauver du danger. »

J’avais hoché la tête. « Oui, j’ai déjà entendu parler de ça. »

Noëlle s’était penchée en avant, les doigts croisés. D’une voix rêveuse, elle avait admis : « Je sais exactement ce qu’elle ressent. Si un type met sa vie en danger pour venir te sauver, tu ne peux pas t’empêcher de penser à lui. » Elle avait jeté quelques coups d’œil dans ma direction, pensant probablement au temps que nous avions passé ensemble dans la République.

J’ai fait du bon travail à l’époque, si je peux me permettre.

Miss Deirdre s’était approchée pour se joindre à la conversation. « J’en ai fait l’expérience moi-même, à l’époque où j’étais attaquée par les militaires de la Principauté. Léon a vraiment prouvé à quel point il est fiable durant ce conflit. »

« Quelle coïncidence », déclara Anjie, une main posée sur sa hanche. « Je me souviens de ça — Léon m’a aussi sauvée. Mais laissons de côté la nostalgie. Tu as vraiment fait des pieds et des mains pour organiser tout ça. »

« Oh ? De quoi peux-tu bien parler ? » Miss Deirdre feignait l’ignorance, mais je voyais le sourire derrière l’ombre de son éventail.

« Tu t’es assurée que Clarisse soit trop préoccupée pour intervenir. Puis tu t’es arrangé pour que Lord Nicks et Dorothea passent du temps ensemble et finissent par s’aventurer sur le balcon. La lune est magnifique ce soir, ce qui lui donne une atmosphère romantique. Il suffit qu’une fille montre un peu de faiblesse pour que n’importe quel homme normal se retrouve les bras autour d’elle avant de pouvoir y penser. »

Ma mâchoire s’était décrochée. « C’est une blague. A-t-elle joué la comédie pendant tout ce temps ? » J’avais jeté un autre coup d’œil par la fenêtre sur les deux. J’avais pensé que Nicks avait été complètement dupé.

« Je leur ai donné une simple occasion d’être seuls ensemble, » protesta Miss Deirdre, qui ne voulait pas laisser l’honneur de sa sœur aînée être entaché par de fausses accusations. « Je leur ai laissé le soin de faire le reste. C’est blessant que tu puisses même insinuer que c’est une comédie. »

Je ne savais pas qui croire.

« Tu laisses les autres influencer ton opinion beaucoup trop souvent », avait observé Luxon, qui semblait totalement désintéressé par ce sujet.

« Tais-toi, d’accord ? Ce genre de choses n’est pas mon point fort. »

« Tu n’as pas besoin de me dire ça. Je suis profondément conscient qu’en matière de romance, tu n’y connais rien. »

Petit crétin odieux. Chaque fois que tu ouvres la bouche, tu en dis bien plus que nécessaire.

+++

Chapitre 7 : Comte Roseblade

Partie 1

Le jour suivant, toute notre famille s’était réunie dans l’un des nombreux salons du château. Nous avions entouré Nicks, qui était assis sur un des canapés, la tête dans les mains.

« Nicks, à quoi pensais-tu en mettant tes bras autour d’une fille célibataire comme ça !? » demanda mon père. Il n’avait pas cessé de paniquer devant la situation. Les actions de mon frère auraient été correctes s’il s’était agi d’une fille ordinaire, mais cette fille était la fille d’un comte. Une fille de comte célibataire, comme l’avait souligné mon père.

« Ce n’était pas ce que vous pensez, » nous avait juré Nicks. « Je ne pouvais pas la laisser ainsi, pas quand elle était si triste. Et elle était si belle la nuit dernière. »

Il se justifiait en disant qu’elle avait l’air trop faible et vulnérable pour qu’il n’agisse pas. Sans surprise, la famille l’avait regardé avec un froid reproche.

« Je parie que tout était calculé, » dit Jenna.

Finley avait hoché la tête. « Ouais, je peux totalement voir ça. Mets l’ambiance juste comme il faut, et tu as la victoire dans la paume de ta main. »

Elles semblaient toutes deux convaincues que Nicks était tombé dans le piège de Mlle Dorothea. Après tout, Nicks n’était pas en position d’approcher facilement la fille du comte dans des circonstances normales.

« Maintenant que j’y repense, » dit Jenna, « il y avait un tas de choses qui semblaient anormales la nuit dernière. »

Nicks leva la tête. « Si tu savais que quelque chose se tramait, tu aurais pu me le dire ! »

« Comme si je m’intéressais à ta vie amoureuse minable. Bref, comment se fait-il que les hommes de notre famille soient si populaires ? Léon était une chose, mais maintenant il s’avère que Nicks est dans le même bateau. Est-ce qu’il y a quelque chose à propos de vous deux qui magnétise les femmes de la haute société ou quelque chose comme ça ? »

Finley était assise sur le canapé. Elle étudia Colin, la tête penchée. « Je suppose qu’on doit s’attendre à ce que Colin se marie aussi avec une fille de la haute société, hein ? »

« M-Moi, me marier ? N-Non pas du tout. »

Le fait de voir à quel point Colin était agité par cette simple suggestion poussa Finley à le taquiner encore plus. Elle se glissa plus près de lui et toucha le bout de son nez. « Nan, ça n’arrivera jamais à un petit garçon comme toi. Tu es une petite mauviette, toujours à te cacher derrière le dos de Noëlle. »

« Je ne le suis pas ! »

Leur conversation menaçait de dégénérer en une querelle mesquine, alors notre mère les avait séparés. « Nous sommes des invités ici, ne vous avisez pas de commencer à vous battre. Franchement ! Pourquoi nos enfants sont-ils si indisciplinés ? »

Finley avait commencé à bouder.

« Tu es aussi gamin que lui, à chercher la bagarre comme ça », dit Jenna en ricanant.

« Ça prouve que je suis encore jeune. Contrairement à toi », rétorqua Finley.

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? »

« Seulement la vérité ! Tu te souviens d’hier ? À la seconde où tu as dit que tu sortais de l’académie, tous les mecs sont partis. Pendant ce temps, il y avait des gars super sexy qui savaient que je n’avais pas encore été à l’académie. Ils sont quand même restés dans le coin pour me parler. »

« S’ils sont assez myopes pour choisir une enfant comme toi plutôt que moi, alors ils n’ont aucun goût. »

« Je pense que c’est le contraire », rétorqua Finley. « Ils savent qu’il n’y a aucun espoir pour l’avenir s’ils te choisissent, alors ils ont assez de bon sens pour choisir quelqu’un comme moi qui a un avenir prometteur. »

Je pourrais deviner pourquoi ils sont partis, en fait. Ma sœur était la fille d’un baron. Comme elle venait d’être diplômée, cela signifiait qu’elle était de la génération des filles aristocratiques gâtées et insupportables. Ce n’était pas étonnant qu’ils aient gardé leurs distances. Il n’y a pas si longtemps, les filles de barons et de vicomtes se promenaient avec des esclaves semi-humains qu’elles avaient baptisés « serviteurs personnels ». Cela passait à l’époque, mais depuis, les valeurs avaient lentement commencé à changer. Ou peut-être était-il plus correct de dire que la monarchie les avait volontairement réformées ? Peu importe. Ce qui importait, c’est que les choses avaient changé.

Finley allait bientôt entrer à l’académie. Après les vacances de printemps, elle serait officiellement une première année. J’avais étudié son visage alors qu’elle jetait un regard noir à Jenna.

« Les grandes sœurs, ça craint », je me l’étais murmuré à moi-même.

Finley était aussi assez horrible, pour être honnête. Elle me rappelait Marie dans notre vie précédente. Ce n’est que grâce au temps que j’avais passé dans la République d’Alzer et à Mlle Louise que j’avais commencé à changer d’avis sur la question : Les grandes sœurs qui n’étaient pas de ma famille pouvaient être des gens bien.

Mon regard s’était déplacé vers Jenna. Son expression était féroce et elle fixait notre jeune sœur. Notre mère l’avait remarqué elle-même, c’est pourquoi elle avait une main sur son front comme si elle luttait contre une migraine sérieuse.

J’avais lâché la première chose qui m’était passée par la tête. « Est-ce qu’on pourrait échanger Jenna contre Mlle Louise ? » Je ne faisais que dire ce que je pensais.

« N’est-ce pas toi qui as dit que les grandes sœurs étaient une source de malheur ? » Luxon me l’avait rappelé consciencieusement. « Ou Louise est-elle simplement moins menaçante à tes yeux ? »

« Allez, jette un coup d’œil à Mlle Louise. Ne te fait-elle pas penser que les grandes sœurs ne sont peut-être pas si mal ? Si j’avais une grande sœur gentille et affectueuse avec d’énormes seins comme elle, je serais plus qu’heureux de l’appeler ma famille. »

Jenna avait arrêté de regarder Finley et m’avait fixé avec un regard de dégoût total à la place. « Tu es vraiment un sale type, tu sais ça ? Tu veux une sœur qui réalise tes fantasmes tordus, c’est ça ? » Elle s’était entourée de ses bras pour se protéger et s’était éloignée de moi. Apparemment, elle avait mal interprété ce que j’avais dit en disant que je voulais une relation sexuelle avec ma sœur.

Tu n’as rien à craindre de ce côté-là, crois-moi.

« Ne t’inquiète pas, personne ne s’intéresse à toi sexuellement. Te voir nue ne m’exciterait pas le moins du monde », lui avais-je dit.

« Oh ? Et si c’était cette fille Louise ? »

J’avais secoué la tête. « Je ne la vois pas comme ça. De toute façon, c’est vraiment déplacé de demander comment je me sentirais en la voyant nue. »

« Puis-je te rappeler, » intervint Luxon, « Que tu as été le premier à faire une remarque aussi déplacée à ta propre sœur ? »

« Oui, parce que c’est ma vraie sœur. C’est comme ça que je suis censé la traiter », avais-je dit en ricanant.

Le reste de ma famille avait l’air d’en avoir assez de moi, m’ayant vu faire ça maintes et maintes fois. Mais c’était ma mère, en particulier, qui avait froncé les sourcils à la seule mention de Mlle Louise.

Mon père s’était raclé la gorge et avait essayé de changer de sujet. « Ahem, en tout cas, nous avons de la chance que le comte ait fermé les yeux. Nicks et moi allons aller nous excuser. Les autres, faites attention à vous en attendant. Surtout toi, Léon ! »

« Hein ? Moi ? »

« Ne rends pas ce désordre plus grand qu’il ne l’est déjà. Tu m’entends ? Je te l’interdis ! »

J’avais haussé les épaules. « C’est ma spécialité d’être bien élevé. Si tu dois avertir quelqu’un de faire attention à ses manières, ce devrait être Jenna et Finley. » J’avais jeté un coup d’œil au duo d’enquiquineuses.

Mes deux sœurs m’avaient regardé avec un mélange de confusion et d’agacement. Elles étaient restées silencieuses, mais elles pensaient probablement : de quel droit peux-tu dire ça, après tous les problèmes que tu as causés à la famille dans le passé ?

« On pourrait croire que je m’attends à ce comportement d’abruti de ta part, » dit Jenna. « Mais tu es vraiment un idiot. »

Finley hocha la tête. « Ouais, on a du bon sens de base contrairement à quelqu’un ici. Pourquoi ne pas jeter un second regard sur toi-même avant de commencer à blâmer les autres ? »

Ces deux-là m’agacent vraiment.

Louise avait amélioré ma position sur les grandes sœurs, mais je ne pouvais pas en dire autant des petites sœurs. Finley et Marie étaient la preuve vivante qu’elles étaient le mal incarné.

Puisque mon vieux et Nicks étaient partis s’excuser, j’avais aussi quitté le canapé. Ils m’avaient tous regardé avec méfiance.

« Quoi ? » avais-je dit. « Je viens avec vous. Je suis un marquis, vous vous souvenez ? Mon titre pourrait être utile ici. »

Je n’étais un marquis que de nom, certes, mais c’était mieux que rien.

Papa et Nicks avaient hésité avant d’accepter que je les suive.

 

☆☆☆

 

« Je ne pourrais pas être plus heureux d’avoir un gendre comme vous ! »

Nous avions rencontré le comte Roseblade dans l’un des salons du château. Il était meublé de façon coûteuse, j’avais pris cette opulence comme une déclaration, une façon pour les Roseblade d’étaler leur richesse. En tant qu’hommes d’une baronnie pauvre, nous avions trouvé le luxe de cette pièce écrasant, mais le comte Roseblade nous avait accueillis avec un énorme sourire sur le visage. Il avait écarté les bras en faisant face à Nicks.

Nicks était tellement abasourdi qu’il était resté là, la bouche entrouverte, pendant un moment avant que la réalité ne s’impose. « G-Gendre !? »

« Pourquoi, oui ? La seule raison pour laquelle vous avez pu enlacer ma fille sur le balcon comme ça, c’est parce que vous avez choisi de l’accepter comme votre fiancée. Sauf erreur de ma part ? » Le comte rayonnait d’une oreille à l’autre tout le temps qu’il parla, mais le sous-entendu de ses mots était clair. Vous n’êtes sûrement pas irresponsable au point de poser vos mains sur ma fille et de refuser de l’épouser, n’est-ce pas ?

Mon père était déjà paniqué et ne semblait pas pouvoir m’aider, mais cela ne l’avait pas empêché de faire de son mieux.

« Allons, Comte Roseblade. Vous ne pouvez pas sérieusement avoir l’intention de les marier ? Nous sommes peut-être des aristocrates, mais nous sommes des gens de la campagne. Et… et votre famille est bien plus respectable que la nôtre. »

Ce monde avait conservé une hiérarchie de statut, ce qui signifie que le mariage s’accompagnait d’une foule de règles lourdes. Certaines personnes pouvaient se marier et le faisaient au-delà de leur statut, mais d’autres renonçaient à tout leur honneur et leur prestige pour s’enfuir, perdant ainsi tout au passage.

D’ailleurs, les cinq idiots étaient un exemple de cette dernière catégorie. Ils avaient abandonné leur vie entière pour Marie — bien que dans leur cas, ils aient été dupés par son rôle d’héroïne sans défense. En perdant le soutien de leurs familles, ils s’étaient retrouvés dans une situation assez désespérée. La responsable de tout cela, Marie, s’était retrouvée dans la position peu enviable de devoir s’occuper de cinq bouffons sans emploi et sans le sou, ce qui était plutôt drôle.

Toute fois, il y avait toujours des exceptions à toute règle.

Le Comte Roseblade avait jeté un bref regard dans ma direction. « Vous n’avez pas à vous inquiéter. Le jeune frère de Nicks est un marquis. Il n’y a pas un homme dans ce royaume qui pourrait se plaindre publiquement de ces fiançailles, pas quand le fiancé de ma fille est issu de la même famille que le héros qui a gravi les échelons jusqu’au rang de marquis en une seule génération. »

+++

Partie 2

Les promotions continues qui m’avaient élevé jusqu’à ce titre vide avaient, dans le processus, rendu la hiérarchie obscure pour ma famille et moi. Je me sentais mal d’avoir causé ces problèmes à Nicks. Le moins que je pouvais faire était de plaider en sa faveur.

« Mlle Dorothea peut-elle survivre en vivant à la campagne ? Ça n’a rien à voir avec la ville. Nous vivons vraiment au milieu de nulle part », avais-je dit.

Mon père et Nicks avaient hoché la tête à plusieurs reprises en signe d’accord. C’était une véritable préoccupation. Une citadine née et élevée comme elle pouvait-elle s’en sortir là où nous vivions ? Bien sûr, nous venions tous du même royaume, mais ce royaume était suffisamment vaste pour que la qualité de vie d’une personne change radicalement en fonction de son lieu de résidence. Ce n’est pas comme au Japon, où l’on peut vivre n’importe où dans le pays et avoir accès à l’électricité, au gaz et à l’eau. Les filles de l’académie détestaient la noblesse rurale pour cette raison.

Le comte Roseblade ne semblait pas le moins du monde concerné par les problèmes que nous avions soulevés. « Dorothea est préparée à cela. Elle a dit qu’elle pourrait vivre n’importe où si cela signifiait être l’épouse de Nicks. Si cela s’avérait nécessaire, notre famille serait heureuse de fournir une aide financière pour subvenir à vos besoins à tous les deux. »

Sa volonté d’ouvrir le porte-monnaie pour sa fille et de le donner à notre famille était une proposition bienvenue, mais je sentais quelque chose de louche. Je savais qu’il serait impoli de le dire, mais je ne pouvais pas tenir ma langue.

« Votre offre est un peu trop belle pour être vraie. Je ne peux pas m’empêcher de penser que vous avez un motif sous-jacent », avais-je dit, bien que je sois nerveux d’exprimer mes préoccupations.

Les gardes du comte avaient apparemment trouvé mes paroles très offensantes — ils avaient immédiatement sorti leurs armes. Heureusement, le comte avait levé la main pour les arrêter.

« Il est sage de ne pas sauter sur une proposition prometteuse sans l’avoir examinée au préalable. Ceux qui tendent inconsidérément la main vers le trésor qui se présente à eux ont tendance à perdre des membres, vous savez. Je vous félicite pour votre prudence », avait-il dit. Contrairement à ses gardes, le comte semblait satisfait de ma réaction.

Le Comte Roseblade nous avait tourné le dos et avait hésité, comme s’il se demandait s’il devait ou non répondre honnêtement à mes doutes. Il poussa un petit soupir, puis nous fit de nouveau face, l’air plus troublé qu’il y avait quelques instants. « Étant donné que nos maisons seront bientôt inextricablement liées, cela n’a aucun sens de vous cacher des choses. De plus, je crois savoir que vous et votre famille êtes déjà au courant des préférences excentriques de ma fille, n’est-ce pas ? »

Nicks avait froncé les sourcils. J’avais deviné qu’il se remémorait de ce qui s’était passé lors de sa première rencontre avec Dorothea. Avec un hochement de tête, il répondit, « O-Oui. Bien sûr, je n’ai pas l’intention de le dire à qui que ce soit d’autre. »

« Je m’y attendais. La famille a le devoir de cacher ce qui pourrait autrement entacher son honneur. » Il insista particulièrement sur la famille, comme pour faire comprendre à Nicks qu’il était déjà l’un des leurs et qu’il ne partagerait donc jamais un secret que la famille avait pris soin de cacher aux étrangers.

« Mais je ne suis pas un bon parti pour elle », avait insisté Nicks. « Je ne suis pas du tout digne de Mlle Dorothea. Léon est l’homme le plus étonnant de notre famille, pas moi. »

« Oui, il est important de reconnaître sa propre impuissance. J’apprécie l’homme droit et honnête que vous êtes ! »

« Mais vous réalisez que je n’ai aucune réussite à mon nom, n’est-ce pas ? »

Pas du genre à se laisser décourager, le comte avait répondu : « J’investis dans le potentiel que je vois en vous. Vous avez démontré vos capacités lorsque vous avez écrasé ces pirates des cieux, n’est-ce pas ? Vous avez sauvé la vie de mes filles, rien de moins ! C’est suffisant pour que je considère cela comme un accomplissement de mon point de vue ! »

Nicks secoua la tête. « Nous sommes une famille pauvre. Votre fille ne pourra que souffrir en vivant avec nous ! »

« Rien à craindre ! Les Roseblades feront tout ce qui est en leur pouvoir pour vous soutenir. Qu’il s’agisse d’hommes, d’argent ou de biens, n’hésitez pas à nous contacter — nous serons heureux de vous aider ! »

« Même en tant qu’aventurier, je suis moyen au mieux. Je n’ai pas accompli une seule chose ! »

Comme la plupart des gars, Nicks était devenu un aventurier pendant qu’il fréquentait l’académie, mais il n’avait pas conquis les profondeurs du donjon comme je l’avais fait. Il n’avait pas non plus découvert de trésor. Il n’avait rien fait de remarquable du tout. Les Roseblade appréciaient les aventuriers par-dessus tout, ce qui aurait dû suffire à disqualifier Nicks même s’ils pensaient qu’il était un homme bon au fond. Pourtant, le comte Roseblade était resté ferme face à nos efforts pour le dissuader.

« Oh, vous voulez vous essayer à l’aventure, n’est-ce pas ? Dans ce cas, vous devriez vous joindre à l’un des projets que nous avons planifiés. Nous avons recruté des personnes pour former une équipe qui partira à la découverte de nouvelles îles flottantes. S’ils réussissent, je serai ravi de vous en attribuer tout le mérite. »

« N-Non ! Je ne pourrais pas faire ça. S’attribuer le mérite de quelque chose n’a aucun sens si on ne le fait pas soi-même. »

« Qu’est-ce que vous dites ? » Le comte s’étonna. « Vous voulez tout faire vous-même ? Je vois déjà que vous êtes un bon aventurier, Nicks ! »

Peu importe ce que mon grand frère disait, le Comte Roseblade l’interprétait de la meilleure façon possible. Était-il possible qu’ils se méprennent l’un l’autre ? Non, pas du tout. Ça ne peut pas être ça.

Luxon, flottant à côté de moi comme d’habitude, avait immédiatement senti ce qui se passait. « À en juger par la façon dont cette conversation se déroule, le comte Roseblade est déterminé à revendiquer ton frère d’une façon ou d’une autre. »

« C’est ce qu’on dirait, » j’avais validé ça. « Nicks pourrait ne pas être en mesure de s’en sortir cette fois-ci. »

Si je devais interpréter le sens réel de cette conversation, le comte disait essentiellement : « Essayez de faire ce que vous voulez, mais vous ne m’échapperez pas ». Nicks était tellement déconcerté par les interprétations de tout ce qu’il disait qui défiaient la réalité que cela l’avait mis sur la touche, le laissant paniqué et désorienté.

« Vous allez rester ici pour un moment encore, n’est-ce pas ? » demanda le Comte Roseblade. « Ce sera une bonne occasion pour vous deux de faire connaissance entre-temps. Messieurs, l’un d’entre vous va chercher Dorothea pour moi et lui demande de faire visiter le château à Nicks. »

« Oui, Monseigneur. » L’un des chevaliers s’était empressé de sortir de la pièce pour s’occuper de l’ordre de son maître.

Mon vieux, qui n’avait pas réussi à suivre toute la conversation, avait finalement réussi à lâcher : « Qu’est-ce que je suis censé faire maintenant ? »

C’est exactement ce que je pense.

 

☆☆☆

 

Nicks et Miss Dorothea étaient allés visiter le château tandis que le reste d’entre nous s’était aventuré dans la cour intérieure où Miss Deirdre nous avait invités à la rejoindre pour le thé. Une table et des chaises avaient été disposées pour nous à l’avance, nous avions donc pris place et apprécié le thé brûlant. Les amuse-gueules accompagnaient délicieusement le thé, mais mon attention était davantage concentrée sur le sujet de conversation : Nicks. L’atmosphère autour de nous n’était pas sombre, mais elle était loin d’être joyeuse.

« Je suppose qu’il suffit de dire que Nicks est piégé à ce stade, non ? »

Des dizaines de personnes à la fête avaient vu Nicks enlacer Mlle Dorothea. Beaucoup d’autres l’avaient entendu de seconde main. Les rumeurs circulaient déjà, les gens murmurant que ce n’était qu’une question de temps avant que les deux ne se marient. Ceux qui étaient à l’écoute s’en doutaient depuis que les Roseblades avaient fait le déplacement pour rendre visite aux Bartfort.

Miss Clarisse n’était pas très heureuse que les choses se soient arrangées, surtout après avoir été si délibérément interceptée à la fête. « Une maison si irrespectueuse, qui traite ses propres sauveurs de cette façon. C’était aussi une chose assez pourrie à faire à ma famille, considérant que les Atlees ont envoyé des vaisseaux et de la main-d’œuvre pour venir à votre aide pendant l’attaque. » Elle n’était pas vraiment en colère, elle avait juste pris personnellement le fait que la foule l’ait encerclée pour qu’elle ne puisse pas intervenir.

Miss Deirdre lui avait souri. « Ma famille était déjà en discussion avec les Bartfort. C’est toi qui as mis ton nez là-dedans, si tu te souviens bien. Je suppose que ta famille t’a conseillé d’enquêter sur ce qui se passait entre nous, n’est-ce pas ? »

Miss Clarisse avait soulevé sa tasse et pris une gorgée de thé sans prendre la peine de répondre au début. L’atmosphère à table n’était pas particulièrement tendue, mais j’en avais assez de leurs jeux. Ils essayaient constamment de lire dans les pensées de l’autre tout en tournant autour du pot.

« Je déteste dire ça devant toi, Miss Deirdre, » dis-je en essayant de ramener la conversation sur le sujet initial, « mais je soutiendrai pleinement mon frère s’il décide de refuser ce mariage. »

Si Nicks était déterminé à ne pas aller jusqu’au bout, j’avais l’intention de l’aider. À ma grande surprise, Mlle Deirdre ne m’avait pas réprimandé pour ma détermination.

« Donc tu dis que tu ne t’y opposeras pas tant qu’il l’accepte, n’est-ce pas ? Et toi, Anjelica ? Vas-tu interférer ? »

L’attention de tous s’était tournée vers Anjie, qui avait tranquillement posé sa tasse.

« Je suivrai la décision de Léon. Cependant, si tu tentes quoi que ce soit de fâcheux contre Léon, nous n’aurons aucune pitié pour toi. Deirdre, tu ferais mieux de te satisfaire de cette victoire et d’en rester là. Il en va de même pour toi, Clarisse. Ne te remplit pas la tête d’illusions. Pour votre gouverne, je suis tout à fait sérieuse dans cette affaire. » Elle avait fixé les deux femmes d’un regard intimidant. Ses yeux brillaient comme des rubis.

Ni Miss Deirdre ni Miss Clarisse n’avaient eu l’air particulièrement gênées par son baratin, se contentant de sourire sans rien dire. Personnellement, j’étais curieux de savoir pourquoi mon nom avait été mentionné.

« Hey, Luxon, sais-tu pourquoi elle a parlé de moi ? »

« Ton impuissance résolue est rafraîchissante dans un sens, étant donné les circonstances. J’espère que tu comprends ce que je veux dire par là, non ? L’atmosphère ici est si étouffante et tendue qu’une présence aussi sinistre que la tienne peut apporter un peu de lumière dans l’obscurité. »

Chaque fois que je ne comprenais pas ce qui se passait, Luxon m’assénait ses habituelles remarques sarcastiques. J’y étais tellement habitué que je lui répondais d’instinct.

« Je suis un jeune homme simple et innocent. Ce genre de situation, où chaque partie essaie de comprendre les intentions de l’autre, est assez étouffant pour moi. Mais il est logique que quelqu’un comme toi se sente chez lui, non ? »

« Qu’est-ce que tu essayes d’insinuer exactement ? »

« Juste que, comme tu es une IA, tu es assez calculateur et sournois pour apprécier ce genre de choses. »

« Malheureusement, je ne peux pas me comparer à ta sournoiserie, Maître. Tu as du culot d’essayer de t’appeler simple et innocent. »

+++

Partie 3

Anjie avait poussé un petit soupir alors que nous nous chamaillions. « On dirait que Léon en a déjà assez de tout ça, alors arrêtons la conversation ici. En ce qui concerne le couple potentiel, nous allons laisser l’affaire entre leurs mains. Nous regarderons depuis les coulisses sans interférer. »

Nous avions décidé de laisser Nicks et Miss Dorothea s’occuper de l’affaire, mais en tant qu’aristocrates nous-mêmes, était-il acceptable de ne pas intervenir ? J’étais reconnaissant à Anjie de l’avoir suggéré, c’est sûr, mais la haute société que j’imaginais dans ma tête était beaucoup plus pointilleuse sur des choses comme les mariages. Je pouvais penser à de nombreux cas où les règles de l’aristocratie étaient plus problématiques qu’elles ne le valaient.

J’avais réussi à obtenir Luxon, et en m’insérant dans de nombreux conflits et en me livrant à de nombreux saccages, je m’étais retrouvé avec un statut bien plus élevé que celui que j’avais au départ. Pour le meilleur ou pour le pire, j’avais contourné toutes les formalités et attentes lourdes qui accompagnaient mon rang. J’étais convaincu que la haute société était bien plus pénible que ce qu’elle avait prouvé jusqu’à présent.

Eh bien, il y a des liens d’obligation même en dehors du mariage. J’ai beau avoir évité les problèmes, ils sont justes à notre porte maintenant.

« Ça n’a pas d’importance si on s’implique ou pas, hein ? Les mariages aristocratiques sont moins stricts que je ne le pensais », avais-je pensé à voix haute.

Les yeux d’Anjie s’étaient rétrécis. « Plus précisément, tout ce qui t’implique tend à être une exception à la règle. Mais de toute façon, ne pouvons-nous pas parler de quelque chose de plus divertissant ? Léon semble en avoir assez des intrigues sournoises. Trouvons autre chose à discuter. »

C’était gentil de sa part de vouloir changer de sujet en mon nom. Mais… est-ce qu’elle a aussi tiré nonchalamment sur Miss Deirdre et Miss Clarisse dans le processus, ou est-ce que je me fais des idées ? J’avais eu l’impression qu’elle s’en prenait subtilement à moi aussi, pour avoir râlé sur le fait que tout le monde marchait sur des œufs avec les autres.

Livia tapa dans ses mains, ayant trouvé l’idée parfaite. « Alors j’aimerais en savoir plus sur cette histoire d’îles flottantes ! Monsieur Léon m’en a parlé, mais j’ai entendu dire que les Roseblades essayent de chercher de nouvelles îles inexplorées ? Est-ce vraiment si facile à faire ? »

« Ce n’est pas simple du tout, » dit Miss Deirdre. « Trouver des masses terrestres non réclamées qui dérivent est terriblement difficile ces derniers temps. Mais si nous en trouvons une de taille convenable, nous la ramenons dans notre région et la fixons à notre territoire, ce qui nous permet d’étendre nos terres. »

« Même les petites îles sont assez massives, n’est-ce pas ? » demande Livia. « Pouvez-vous vraiment en ramener une comme ça ? Je ne l’ai jamais vu faire, alors j’ai du mal à le croire. »

« Nous utilisons la magie pour manipuler la pierre de suspension de l’île afin de pouvoir la ramener ici, mais je vous assure que ce processus n’est pas une mince affaire. Un échec entraîne souvent un grave désastre. »

Les pierres de suspension dont elle parlait étaient un type de minéral qui ignorait toutes les lois de la gravité. On pouvait assez facilement construire un dirigeable avec un tel objet, les pierres se chargeant de maintenir le vaisseau à flot. Une fois que vous aviez installé un système de propulsion, le dirigeable était prêt à partir.

Miss Deirdre avait poursuivi en expliquant : « Nous ne pouvons pas prendre n’importe quelle île flottante que nous trouvons, vous comprenez. Si l’île n’est guère plus qu’un terrain vague, elle n’aura pas beaucoup de valeur pour nous et notre peuple, même si nous la ramenons sur nos terres. Ces types sont relativement faciles à découvrir, en fait. Ce que nous cherchons, c’est une île avec un sol fertile. »

« Les îles stériles ont toujours leur utilité, » intervint Miss Clarisse. « Vous pouvez retirer leur pierre de suspension et la vendre pour gagner de l’argent. De plus, vous trouverez parfois d’autres types de minéraux sur ces îles. La valeur d’une île dépend de la façon dont vous l’utilisez. »

Même Anjie semblait investie dans cette conversation. « Si c’est si coûteux d’en ramener une, pourquoi ne pas créer une organisation de reconnaissance ? » Elle proposait la formation d’un groupe spécifique chargé de repérer et de récupérer toute île potentiellement riche en ressources.

« Avez-vous la moindre idée de ce que coûterait le maintien d’une organisation de la taille que vous proposez ? Les faire passer au peigne fin ces îles vides serait une perte de temps. Vous pourriez récupérer les Pierres de Suspension sur les îles vides qu’ils ont draguées, mais cela ne vous sortirait pas du rouge, » dit Miss Deirdre.

« Il me semble que ça vaut la peine d’essayer, » insista Anjie. « L’organisation pourrait échouer un certain nombre de fois, mais un seul succès pourrait vous sortir complètement du rouge, non ? Il n’y a pas de problème tant que vous faites des bénéfices à la fin. »

Alors que tous trois s’échauffaient et se lançaient dans toutes sortes de propositions et d’idées, la personne qui avait posé la question initiale — Livia — restait assise, le regard troublé, incapable de placer un mot. Comme personne d’autre ne voulait lui parler, j’avais décidé de le faire.

« Pourquoi cet intérêt pour les îles flottantes ? » avais-je demandé.

« Mlle Noëlle est pour être honnête celle qui s’intéresse à eux ces derniers temps. Tu sais comment vont les choses pour le jeune arbre, non ? Le pauvre est coincé dans une cloche depuis si longtemps, et sans fin en vue. »

J’avais jeté un coup d’œil à Noëlle. Elle avait fini de vider le thé de sa tasse et la posait. Elle avait dû nous entendre car elle avait immédiatement commencé à expliquer la raison de sa soudaine fascination.

« Oui, c’est comme elle a dit… mais tu vois, l’endroit où on plante le jeune arbre est super important. Je me disais que si on trouvait une île vraiment bien adaptée pour lui, on pourrait peut-être l’y planter. »

L’avenir amènerait inévitablement un conflit pour savoir qui a des droits sur le jeune arbre, donc l’endroit où nous le plantons est de la plus haute importance. Cela pourrait devenir un problème pour toute notre famille. Ce serait écrasant pour nos futurs enfants et petits-enfants de se disputer avec leur propre parenté pour savoir qui avait les droits sur l’arbre.

« J’ai déjà enquêté sur un certain nombre d’îles flottantes et je les ai revendiquées pour une éventuelle utilisation future », avait annoncé Luxon.

« Quoi ? Sérieusement ? »

« Oui. Il semblait nécessaire de trouver de nouvelles terres pour en faire ton territoire, Maître. »

« C’est juste, je suppose. J’ai offert le paradis que j’ai construit avant comme tribut… »

J’avais autrefois une île flottante avec ses propres sources d’eau chaude. Hélas, je l’avais cédée au royaume pour que Marie et sa brigade d’idiots l’utilisent pendant leur assignation à résidence. Luxon avait construit cette utopie pour moi afin que je puisse mener la vie tranquille dont j’avais toujours rêvé, et j’avais tout perdu à cause de Marie et son entourage.

Je discutais avec Livia et Noëlle tandis que Miss Deirdre et Miss Clarisse jetaient des regards dans notre direction. Luxon avait concentré son regard sur elles. La façon dont il les fixait silencieusement avait provoqué ma curiosité — je n’avais pas pu m’empêcher de demander : « Pourquoi regardes-tu ces deux-là ? »

« … Sans raison. »

 

☆☆☆

 

Ailleurs, Nicks avait pris place dans une cour séparée aux côtés de Dorothea sur un banc, laissant un écart respectable entre eux.

« Il m’a vraiment fait passer un mauvais quart d’heure, tu sais ! »

« Oh là là. »

À un moment donné, leur conversation s’était transformée en une fuite de Nicks vers elle. Il avait oublié ses manières et avait adopté le mode d’expression habituel qu’il utilisait pour parler à sa famille.

« Il faisait des choses tellement folles à l’académie que tout le monde me regardait de travers juste parce que j’étais de sa famille. J’étais l’ordure de grand frère, ou du moins c’est comme ça qu’ils me traitaient. Ils avaient tout faux ! Je suis juste un gars normal ! C’est le mouton noir de la famille ! »

« Ça a dû être dur pour toi. »

« Les garçons m’en voulaient pour ma relation avec lui, et les filles me trouvaient terrifiant. Les choses n’ont fait qu’empirer quand Léon a commencé à obtenir tous ces nouveaux titres et rangs… Cela a rendu le mariage impossible. »

Le fait d’être le frère aîné de Léon avait posé à Nicks une longue liste de problèmes. Le fait qu’il n’ait jamais envisagé d’utiliser la position de Léon à son avantage personnel témoigne de son caractère moral et intègre.

Bien que ses doigts tremblaient d’appréhension, Dorothea se tendit et toucha doucement la main de Nicks. « Je ne me laisserais jamais égarer par l’opinion d’autres personnes comme ça. »

« Mlle Dorothea… » Les joues de Nicks s’étaient réchauffées alors que sa main se serrait autour de la sienne.

 

☆☆☆

 

« Nicks n’est pas du tout opposé à tout ça comme il le dit ! Je ne peux pas le croire. Il nous tient tous en haleine en se demandant comment ça va se passer, alors qu’il s’amuse comme un fou à sortir avec elle ! »

J’avais ordonné à Luxon de prendre des nouvelles de ces deux-là pour voir comment ça se passait. Un enregistrement de leur sortie passait sur la table en face de nous. Les filles étaient rivées à cet enregistrement comme si c’était le meilleur divertissement qu’elles aient jamais vu.

Miss Deirdre avait essuyé quelques larmes avec son pouce. « Je ne peux pas croire que ma sœur, avec toutes ses bizarreries, apprécie un rendez-vous normal ! Dans le passé, elle aurait mis un collier à l’homme et l’aurait promené en laisse. »

Elle semblait profondément émue par toute cette situation, aussi ordinaire et banale soit-elle. J’avais été poussé à signaler quelque chose qui m’avait dérangé.

« Mlle Deirdre, il me semble que tu aies déjà dit que tu voulais aussi faire de moi ton animal de compagnie. » C’était pendant notre voyage scolaire, quand nous avions rencontré pour la première fois la Principauté de Fanoss.

« Je n’ai jamais entendu parler de ça », grommela Anjie en jetant un regard à Miss Deirdre. Ses yeux se dirigèrent ensuite vers Livia, qui lui donna tous les détails.

« Elle a dit ça. Monsieur Léon a dit qu’il ne pouvait pas t’abandonner, mais qu’il se fichait de ce qui arrivait aux autres. Miss Deirdre a fait la remarque qu’elle aimait son attitude effrontée à ce moment-là. »

Les yeux d’Anjie s’étaient retournés vers moi. Elle rougissait. « O-oh, c’est ce qui s’est passé ? Eh bien, oui… elle n’aurait pas dû dire ça. »

S’il te plaît, arrête. Tu m’embarrasses maintenant. J’étais tellement désespéré à l’époque pour sauver Anjie que j’avais laissé échapper un tas de choses que je n’aurais pas dites normalement. J’avais couvert mon visage de mes deux mains, incapable de supporter la honte plus longtemps.

Livia avait souri. « Même les hommes rêvent d’être un chevalier éblouissant et d’arriver en piqué pour sauver leur princesse, n’est-ce pas ? Monsieur Léon peut agir autrement, mais il a fait de son mieux pour foncer et te sauver, Anjie. »

J’avais gardé mes lèvres bien fermées.

Anjie était suffisamment embarrassée pour se racler la gorge. « Ahem, Livia, tu peux t’arrêter là. Même Léon ne sait pas quoi dire. »

« Je suppose que tu as raison. Mais vraiment, il avait l’air si héroïque à l’époque ! »

Mon visage tout entier était en feu à ce moment-là. Miss Deirdre et Miss Clarisse m’avaient dévisagé avant de lancer des regards mauvais à Livia. Elles devaient être ennuyées de l’entendre s’extasier si ouvertement.

« Oh, ils se tiennent la main ! » Noëlle avait couiné, attirant notre attention sur la projection. « Ton frère a l’air heureux. Je dois dire qu’on ne peut pas le nier — ils sont parfaits ensemble. »

Livia avait souri en les regardant. « Tu as raison. Ils ont l’air de bien s’amuser. »

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Partie 4

J’avais levé le visage pour apercevoir ce dont ils parlaient. Honnêtement, voir à quel point Nicks s’amusait me rendait un peu jaloux. J’avais mes propres fiancées adorables, oui, mais ce type n’en avait qu’une à affronter. Après avoir été promis à tant de filles, l’amour pur et monogame auquel mon frère faisait face était presque aveuglant dans son innocence — comme regarder directement le soleil.

Pour être franc avec vous, je ne regrette pas d’avoir promis d’épouser l’une des filles que j’ai eues. Pas une seule seconde. Mais ça ne m’avait pas empêché d’être jaloux.

Comme pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil — aussi morbide que cela puisse paraître — Luxon annonça : « Les pouls des deux parties se sont considérablement intensifiés et la température de leur corps augmente. »

« Luxon, explique-moi ça, veux-tu bien ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » avais-je dit.

« Ils sont tous deux dans un état d’excitation. »

« Pas de dégoût ? Pas de haine ? Aucune émotion négative d’aucune sorte ? »

« Cette possibilité semble considérablement mince, compte tenu des faits. »

Après avoir pris un moment pour digérer ça, j’avais dit : « D’accord. »

Tous ceux qui m’avaient écouté avaient levé les sourcils, comme s’ils s’attendaient à quelque chose de plus encourageant ou de plus positif. Leurs critiques mises à part, la réaction ravie de Nicks et les données que Luxon avait recueillies disaient tout, même en tenant compte du fait que l’une ou l’autre des parties jouait la comédie pour sauver les apparences. Il y a peu de temps, Nicks avait refusé avec véhémence l’idée du mariage. Il avait prétendu qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre et s’était plaint de la personnalité tordue de la jeune femme. Son visage enchanté en ce moment était tout simplement choquant.

Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? Sérieusement.

« Il s’est plaint de tout cet arrangement, mais même lui a faibli devant une beauté comme elle. J’allais l’aider s’il la refusait, mais… Je suis au-dessus de ça maintenant. »

Mon attitude blasée avait incité Luxon à demander : « Alors tu approuves qu’il épouse Dorothea ? »

« Pourquoi pas ? Il a l’air heureux. »

Ils avaient l’air d’un jeune couple innocent dans la projection.

J’avais quitté mon siège et m’étais dirigé vers la sortie de la cour.

Luxon m’avait appelé. « Où vas-tu, Maître ? »

« Je vais voir mes parents. Je dois leur dire à quel point ces deux-là ont l’air heureux. Je parie que les nouvelles vont les soulager. »

Stupide Nicks, causant toute cette agitation pour rien.

 

☆☆☆

 

Nicks était revenu sur ses pas après s’être séparé de Dorothea. Pour une raison inconnue, le Comte Roseblade l’attendait dans la pièce qui avait été réservée pour les Bartfort.

« Mon fils ! » dit-il à Nicks, ravi.

« Comte Roseblade ? Hum, qu’est-ce que vous faites ici ? »

Le comte s’approcha de Nicks et saisit sa main droite dans les deux siennes, après quoi il la secoua vigoureusement. « J’ai entendu la bonne nouvelle. Je suis heureux de savoir que vous êtes prêt à aller jusqu’au bout de cet engagement. »

« … Pardon ? » avait lâché Nicks, surpris.

Le reste de la famille avait fait un cercle autour de lui. Ils applaudissaient. Ses parents avaient les larmes aux yeux.

« Nicks, si c’est ce que tu veux, je n’ai pas à me plaindre. »

« Hein ? Papa ? »

« Je m’inquiète un peu de la difficulté que tu auras à côtoyer une dame issue d’un comté aussi prestigieux, mais tu as toujours été si responsable et posé. Je suis sûr que je n’ai pas à m’inquiéter, n’est-ce pas ? Félicitations, mon fils. »

« Maman ! De quoi parles-tu ? » Nicks les regardait fixement, incapable de digérer mentalement ce qui se passait.

Le comte Roseblade expliqua avec empressement : « Le marquis — c’est-à-dire votre jeune frère — nous a tout dit. Si c’est vrai que vous n’êtes pas opposé à l’union, alors dites-le moi vous-même ! Je dois dire que vous êtes un jeune homme très sérieux et que vous ne badinez pas avec les autres femmes. En tant que père, je suis rassuré de savoir que ma fille sera sous votre garde. »

« Attendez, je n’ai pas dit que j’allais le faire », insista Nicks. Oui, il s’était laissé emporter par l’instant lorsqu’il avait parlé à Dorothea tout à l’heure. L’idée d’être avec elle n’était pas totalement déplaisante. Pourtant, il n’avait pas encore dit un mot sur le mariage. Et comment quelqu’un aurait-il pu surprendre leur conversation ?

Comment tout le monde a-t-il su que nous avions passé un si bon moment ensemble ? se demanda-t-il. Il était complètement perdu.

Le Comte Roseblade restait souriant, même si ses yeux se rétrécissaient. Sa prise sur la main de Nicks se resserra douloureusement. « Avez-vous un quelconque problème avec ma fille ? »

« N-Non, absolument pas. Je pense juste que je ne suis pas fait pour être avec elle… »

C’était son excuse extérieure. Intérieurement, il pensait : « C’est une personne extraordinaire, mais nos personnalités ne vont pas du tout ensemble ».

Le comte Roseblade rayonna de joie. « Alors il n’y a aucun problème ! Je suis heureux de vous assurer que vous êtes tout à fait apte à être avec ma fille ! » Il faisait comprendre qu’il ne laisserait personne, y compris Nicks, se plaindre de ce mariage.

Pourquoi est-ce que ça arrive ? Alors que Nicks s’interrogeait sur sa triste position, il aperçut Léon du coin de l’œil. Son petit frère applaudissait et souriait. Ne me dis pas… que c’est toi qui es derrière tout ça !?

« Léon, j’espère que je me trompe ici… mais es-tu le cerveau maléfique ici ? »

« Pardon, quoi ? Le cerveau maléfique ? Vous vous amusiez visiblement bien tous les deux ! Tellement que j’ai pensé que je devais le dire à nos parents. Ils ont supposé que tu avais pris ta décision, donc nous sommes là. »

« Comment as-tu su que nous nous amusions ? Tu n’étais pas là à nous espionner, n’est-ce pas !? »

Luxon avait répondu à cette question au nom de Léon. « J’ai rendu compte de votre rendez-vous au Maître, en lui transmettant toutes les données que j’ai recueillies. D’après l’accélération de votre rythme cardiaque, l’élévation de votre température corporelle et les expressions de vos deux visages, j’en ai déduit que vous étiez tous les deux dans un état d’excitation. »

« Tu y es aussi pour quelque chose, Luxon !? Tu aurais dû empêcher Léon de fourrer son nez là-dedans comme tu le fais d’habitude ! » Nicks s’était emporté.

« Il était clair que vous craquiez pour Dorothea, même d’un point de vue extérieur. Anjelica et les autres filles étaient d’accord, donc je doute qu’il y ait une erreur dans mon jugement. Si vous n’êtes pas satisfait de mes conclusions, je peux afficher les données sur votre pouls pendant que vous vous teniez la main. Vous étiez sexuellement excité par Dorothea à ce moment-là, n’est-ce pas ? »

Est-ce que le coeur de Nicks avait battu la chamade quand elle lui avait serré la main ? Eh bien, oui, peut-être que oui, mais la façon dont Luxon l’avait dit rendait la chose incroyablement embarrassante.

« Il y a d’autres façons de dire ça, tu sais ! »

Le sourire du Comte Roseblade s’était élargi en entendant tout cela. « Excité par ma Dorothea, n’est-ce pas ? J’admets que j’ai des sentiments mitigés en entendant cela. Je suis son père, après tout. Mais ce qui compte, c’est que vous ayez une opinion positive de ma fille ! Je vais commencer les préparatifs pour un engagement officiel immédiatement. »

« M-Mais je ne suis pas mentalement prêt, » balbutia Nicks. Il n’arrivait pas à suivre la rapidité avec laquelle tout ce qui l’entourait se développait.

Léon secoua la tête et soupira, comme s’il était agacé par l’indécision de Nicks. « Tu es une telle mauviette. »

Tu es la dernière personne de qui je veux entendre ça ! Tu es la plus grande mauviette du coin !

Lui et toutes les autres personnes présentes — Anjie, Livia et Noëlle, ainsi que le reste de leur famille — pensaient la même chose, mais Luxon avait résumé leur sentiment collectif en une phrase succincte.

« Maître, tu n’as absolument pas le droit de dire ça. »

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Chapitre 8 : La vérité derrière le jeune arbre

Partie 1

Dorothea était assise sur son lit, la tête penchée en arrière pour fixer le plafond. Tout ce qu’elle avait fait aujourd’hui était d’escorter Nicks dans le château, mais son cœur continuait de battre longtemps après qu’elle lui ait fait ses adieux. Avait-elle fait du bon travail ? Il n’était pas venu à la détester, n’est-ce pas ? Alors que ces pensées envahissaient son esprit, elle était parfois envahie par de nouvelles vagues d’embarras. Son esprit repérait les petites erreurs qu’elle avait commises, puis elle se lamentait sur les raisons de ces erreurs.

Elle réfléchissait seule de cette manière lorsqu’un coup frappé à la porte la fit sursauter.

« Qu’est-ce que c’est ? » Dorothea avait répondu de manière hésitante.

« C’est moi, Deirdre. »

« La porte n’est pas verrouillée », dit-elle en corrigeant rapidement sa posture.

Deirdre était entrée avec un énorme sourire sur le visage. « J’ai de bonnes nouvelles pour toi, chère sœur. Notre famille va de l’avant avec des fiançailles officielles. »

« Bwah !? » Dorothea laissa échapper un étrange cri de surprise, étranglé.

Deirdre s’approcha et serra les mains de Dorothea dans les siennes. « Il y a un certain nombre de formalités à accomplir, mais je peux te promettre que tes fiançailles sont presque finalisées. »

« M-Mais, pourquoi ? Hum, est-ce que Lord Nicks a dit quelque chose ? »

Le sujet des fiançailles n’avait pas été abordé pendant la visite du château, d’où sa conviction qu’elle n’avait pas réussi à le séduire. Entendre qu’ils étaient sur le point de se fiancer officiellement lui fit perdre la tête.

« Le marié lui-même n’a pas encore affirmé ses sentiments, mais tu devrais lui en parler directement. » Deirdre avait fait une pause avant d’ajouter : « Et félicitations. »

« Merci. »

« J’ai du mal à croire que tu vas te marier ! Je craignais que, dans le pire des cas, tu ne finisses vieille fille. Quoi qu’il en soit, que comptes-tu faire de cette histoire de collier ? Ton futur partenaire n’a pas l’air très enthousiaste à l’idée, alors j’ai bien peur de ne pas pouvoir te recommander de le faire… »

« Ce n’est plus la peine. »

« Oh ? » Deirdre ne s’attendait pas à cette réponse. Elle avait l’air curieuse de ce soudain changement d’avis.

Sentant cela, Dorothée expliqua : « Je me suis rendu compte que nous pouvions être liés tous les deux sans tout cela. »

Deirdre haussa les épaules. « Je suppose que tu veux dire par l’amour ? »

« Oui, on peut le dire comme ça. »

S’il existe une attache qui peut lier une personne plus puissamment qu’une chaîne, alors… Les pensées de Dorothea s’étaient arrêtées. Elle n’avait pas donné de réponse claire à sa sœur, mais c’était ce à quoi elle aspirait : un lien plus puissant et incassable que n’importe quelle chaîne.

 

☆☆☆

 

« Espèce de mauviette. Tu m’as poignardé dans le dos ! »

J’étais sur le pont de l’Einhorn. Nicks m’avait attrapé par le col de ma chemise.

« Allez ! » Je lui avais répondu. « Vous aviez l’air parfaitement heureux ensemble ! Tout le monde a dit la même chose, que tu étais à tous les coups tombé amoureux d’elle ! »

Même Anjie l’avait dit. Il ne pouvait y avoir d’erreur. Les deux étaient si maladivement amoureux qu’un gars moins perspicace comme moi l’avait remarqué tout de suite.

« Tout le monde !? » Nicks avait répondu avec consternation. « Tu me dis que tu as réuni tout un groupe pour nous regarder !? Tu franchis beaucoup de limites, Léon, mais ça, c’est bas, même pour toi ! »

« Je m’inquiétais pour toi, d’accord ? Je pensais que tu passais un mauvais moment ! Puis je t’ai regardé et tu t’amusais vraiment. »

J’espérais trouver un peu de divertissement en les épiant. Je m’étais dit qu’ils seraient tous les deux maladroits et préoccupés par leur situation, peut-être. A mon grand dam, ils s’amusaient comme des fous. Pourquoi diable ai-je dû subir ça, hein ?

« Tu as été tellement plus chanceux que moi. Comment peux-tu être aussi étroit d’esprit ? »

Je lui avais répondu en soufflant. « Mon esprit est parfaitement large, en fait. C’est pourquoi j’ai été assez gentil pour apporter mon soutien à ce mariage ! Tu devrais être reconnaissant que je n’ai rien fait pour le gâcher. »

Si j’avais été vraiment jaloux de lui, je n’aurais pas pris la peine de leur donner ma bénédiction. Je voulais que mon frère soit heureux, alors même si cela allait à l’encontre de ma politique habituelle, j’avais fait ce que je pouvais pour que les choses se passent bien pour eux deux. Comment ose-t-il insinuer que je suis étroit d’esprit ?

« Excusez l’intrusion, mais quelqu’un est venu nous dire au revoir, » interrompit Luxon.

Nicks avait arraché ses mains de moi et avait fait face à notre invitée inattendue. Tout son corps s’était raidi à sa vue. Ses joues s’étaient aussi colorées. Ses sentiments à son égard étaient écrits sur son visage, aussi clairs que le jour.

Mlle Dorothea n’était pas différente, regardant nerveusement ses pieds. « Lord Nicks, je, hum… Je promets que je viendrai vous voir dès que possible. »

« D-D’accord, ouais. Je, euh, vais attendre, alors. »

Ni l’un ni l’autre ne semblait capable de parler en phrases fluides. Leur conversation se termina aussi brusquement qu’elle avait commencé, et Miss Dorothea se retira du pont — pour le château, très probablement. Elle se retourna à plusieurs reprises, saluant Nicks à chaque fois.

Miss Deirdre était aussi là pour nous voir partir. Elle regarda sa soeur partir avec un sourire. « Ils sont si innocents et si mignons, n’est-ce pas ? Je rougis rien qu’en les regardant. »

« Il n’arrête pas de m’engueuler et de râler, mais quand la femme elle-même se présente, il trébuche tout le temps comme un bouffon », avais-je grommelé en maudissant mon frère dans mon souffle.

Le regard de Luxon se déplaça d’un côté à l’autre comme s’il secouait la tête avec exaspération. « Je te rappelle que tu étais plus problématique que ton frère. »

« Ce n’est pas vrai du tout. »

« Devons-nous demander l’avis d’Anjelica et des autres filles ? Oui, je pense que c’est une bonne idée. Anjelica, fais-nous part de tes impressions. »

Anjie croisa les bras. « Léon était bien le pire. Il n’a cessé de tergiverser jusqu’à la toute fin. Si nous ne l’avions pas surpris avec toute cette cérémonie de fiançailles, il aurait continué à nous fuir pour le reste de sa vie. »

« Je ne pense pas que ce soit vrai », avais-je faiblement protesté.

« Alors ? » Anjie jeta un coup d’œil à Livia.

« En effet, j’aimerais aussi entendre l’avis de Livia, » dit Luxon.

Livia avait choisi ses mots avec soin. « En laissant de côté la question de savoir s’il était une “mauviette” ou non, je suis tout à fait d’accord pour dire que Léon était plus difficile à gérer que son frère. Nous avons admis nos sentiments en premier, pas lui. Il nous a fallu beaucoup de courage pour le faire, mais je ne le regrette pas le moins du monde. »

J’avais beau vouloir argumenter, je n’avais aucune base sur laquelle m’appuyer. Peut-être que j’étais pire que Nicks.

Non content de me frapper alors que j’étais à terre, Luxon ajouta : « Tu as la mauvaise habitude de glorifier ton comportement passé, Maître. Je suppose que c’est pour cela que tu as oublié à quel point tu étais pathétique à l’époque. Noëlle, peut-être as-tu quelque chose à ajouter ? »

Noëlle me lança un regard de reproche. « Oh, c’est vrai. Mais je pense que tu devrais d’abord t’excuser auprès de ton frère. »

L’attention de tous était attirée par Nicks, qui fixait Miss Dorothea en agitant la main. Je ne pouvais pas comprendre comment il pouvait nier ses sentiments alors que c’était si évident pour tout le monde.

« Mon Dieu, mon Dieu », avait remarqué Miss Deirdre. Elle avait l’air profondément satisfaite en l’observant. « Je suppose que je dois aussi prendre congé. »

Alors que Miss Deirdre débarquait, Jenna regarda notre frère amoureux, haussa les épaules et poussa un soupir. « Je n’arrive pas à croire à quel point il se languit d’elle. »

« Personnellement, je pense que la passion va se calmer assez rapidement, » dit Finley en secouant la tête.

« Tu le penses aussi, hein ? » Jenna s’était empressée d’ajouter ses propres prédictions sur l’avenir de la relation de Nicks. « Pour l’instant, cette fille est une jeune fille douce et innocente parce qu’elle est dans les affres de la passion, mais attendez ! Les vêtements de mouton vont forcément se détacher, et vous verrez le vrai loup en dessous. Elle redeviendra ce qu’elle était lors de leur première rencontre. »

« C’est sûr, » avait convenu Finley. « Elle ne pourra pas continuer cette mascarade éternellement. Il faudra quelques mois, au plus, avant qu’elle ne le fouette. »

« J’ai entendu dire que les défauts de ton partenaire apparaissent assez rapidement après le mariage. Je doute que cela prenne des mois ! »

Leur sombre conversation avait incité Nicks à se retourner et à crier : « Ne pouvez-vous pas être un peu optimistes, les filles ? »

« Nous sommes réalistes. C’est pour ton bien ! Tu ferais mieux de te préparer maintenant à ce qu’elle va devenir. Comme ça, tu ne seras pas blessé en cours de route. Tu dois nous être reconnaissante, » insista Jenna.

Ni Nicks ni moi n’avions trouvé de réponse à ses bêtises. En dernier recours pour lancer des piques aux deux, j’avais dit : « Vous savez, si vous êtes vraiment des filles, vous pourriez être un peu plus romantiques. Ce serait beaucoup plus mignon. »

Les deux filles échangèrent des regards et rirent aux éclats.

« Qu-quoi ? » grommelai-je.

Jenna et Finley s’étaient couvert la bouche en ricanant.

« Ton avenir est encore plus incertain et inquiétant que le sien, » dit Jenna. « Tu devrais regarder la réalité en face. »

Finley était d’accord, « Ouais. Passe plus de temps à t’inquiéter pour toi que pour nous. »

Leurs attitudes et leurs expressions m’avaient énervé. Pendant que nous, les frères et sœurs, nous chamaillions, nos parents se tenaient la taille et soupiraient.

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Partie 2

Les derniers jours des vacances de printemps étaient passés très vite. Avant de retourner à l’académie, j’avais un autre problème à régler : trouver un endroit où planter le jeune arbre.

« En utilisant les demandes de Yumeria comme point de référence, j’ai sélectionné une île flottante où vous pourriez planter l’arbre sacré, » dit Luxon. Il me traînait vers ce qui ressemblait à une terre désolée. Où que je regarde, je ne trouve que du sable et des pierres. C’était le dernier endroit où l’on pouvait planter un arbre.

« Es-tu sûr de ça ? Cela ressemble à un environnement vraiment inhospitalier à mes yeux. »

C’est aux petites heures du matin que nous nous étions entassés dans mon dirigeable pour venir ici. J’avais frotté mes yeux, encore lourds de sommeil, et j’avais bailli. L’aube ne s’était pas encore levée, et le ciel sombre projetait encore des ombres autour de nous.

« Fallait-il vraiment qu’on vienne si tôt ? », avais-je demandé.

« Plein de plaintes, comme toujours. Compte tenu de nos plans pour la journée, j’ai jugé que le début de matinée était le moment optimal pour venir ici. » Luxon avait conçu un programme pour moi à l’avance. D’après ses calculs, il me restait du temps pour finir tout ce qui était sur ma liste, à condition de planter le jeune arbre tôt.

Mlle Yumeria nous avait suivis en poussant le fauteuil roulant de Noëlle. Le jeune arbre était placé en toute sécurité sur les genoux de Noëlle, qui examinait la zone de son coté. Elle semblait partager mes inquiétudes.

« Va-t-on vraiment le planter ici ? Nous aurons de gros problèmes si elle se ratatine et meurt. »

Comme pour apaiser notre anxiété, Mlle Yumeria avait gonflé sa poitrine avec confiance. Cela n’avait rien fait d’autre que de faire ressortir encore plus ses seins prononcés. La somnolence que j’avais ressentie avait disparu. Mes yeux s’étaient dirigés vers Miss Yumeria comme un aimant, mais quelques secondes plus tard, Anjie m’avait donné un coup de coude dans l’estomac. Elle se tenait juste à côté de moi.

« Aïe ! »

« Fais preuve d’un peu de retenue. Si tu veux regarder la poitrine de quelqu’un, reluque les filles avec qui tu es déjà fiancé. »

« Attends, tu le penses vraiment ? Puis-je reluquer tes seins ? »

« Fais le autant que tu veux. »

Je n’étais pas encore tout à fait réveillé, alors j’avais sauté sur sa proposition sans réfléchir. Puis, au moment où elle avait donné sa permission, j’avais perdu le courage d’aller jusqu’au bout. Ce serait excitant si la fille avait l’air embarrassée par l’attention, mais si elle n’était pas dérangée… eh bien, je n’avais aucune idée de comment réagir à cela.

« Il est encore tôt. Je vais m’abstenir pour l’instant », avais-je dit.

« Tu t’abstiendrais même si c’était déjà la nuit, j’en suis sûre. »

J’avais reporté mon attention sur Mlle Yumeria. Elle avait apporté une houe et creusait une parcelle pour que nous puissions planter le jeune arbre. La terre dans laquelle elle avait frappé était dure et inflexible. Je ne connaissais pas grand chose à l’horticulture et à ce genre de choses, mais même moi, je pouvais dire que ce n’était pas un environnement propice à la vie végétale. Il n’y avait même pas d’eau à proximité.

« Sommes-nous sûrs que c’est le bon endroit ? » demanda Livia, inquiète. « J’ai du mal à croire que le jeune arbre sera capable de grandir ici. »

« Je suis d’accord », avais-je dit. « Luxon, es-tu sûr de toi ? »

Bien que je sois convaincu qu’il s’agisse d’une grave erreur, Luxon me surprit en répondant : « Ma sélection correspond parfaitement aux critères de Yumeria. »

« Hein ? »

« Aussi stérile que cet endroit puisse paraître, la jeune pousse de l’arbre sacré poussera ici. Avez-vous oublié ? L’essence démoniaque lui sert de nourriture, il absorbe le mana de l’air pour mûrir et grandir. Des facteurs tels que l’eau et le sol sont importants, oui, mais ce qui est prioritaire, c’est qu’il ait suffisamment de mana pour l’aider à s’épanouir. »

Donc, en gros, tant qu’il y a le strict minimum de terre et d’eau, tout va bien.

« Le jeune arbre est assez incroyable, hein ? »

« C’est un arbre tenace, » convint Luxon.

Je lui avais fait un signe de tête. « Tu aurais pu être un peu plus flatteur que ça. »

Nous avions échangé des coups de gueule pendant que Mlle Yumeria terminait les derniers préparatifs. Noëlle lui avait passé le jeune arbre, et elle avait commencé à le planter à l’endroit qu’elle avait créé.

J’avais remarqué que chaque petit mouvement de Mlle Yumeria faisait bouger et rebondir sa poitrine. Je n’avais jeté un coup d’œil qu’une fraction de seconde (je le jure), mais cela avait suffi pour que Miss Cordelia, qui se tenait derrière Anjie pendant tout ce temps, se racle la gorge. « Marquis Bartfort, votre regard est un peu trop évident. »

« Ça fait partie de la nature de l’homme de faire ça. C’est pratiquement inconscient. Je ne peux pas m’en empêcher ! » Même moi, je savais que c’était une excuse pitoyable.

Livia passa une main sur son menton, en fronçant les sourcils. « Les hommes sont comme ça, n’est-ce pas ? Leurs yeux sont tout de suite attirés par la poitrine ou le derrière d’une femme. »

« Le maître se concentre sur la poitrine en particulier, » expliqua Luxon.

« Hé !

« Cela te gêne-t-il qu’ils le sachent ? Tu n’as pas à t’inquiéter. Tu fixes assez régulièrement ton regard pour que toute personne dans ton entourage immédiat soit parfaitement consciente de ton intérêt pour les seins. »

« Quoi ? » J’avais regardé les visages de toutes les personnes présentes. Chacune d’entre elles hocha la tête.

« Ton regard est trop évident, » expliqua Luxon. « Peut-être est-il normal qu’un mammifère comme toi adhère si fidèlement à ton appétit sexuel, mais tu es un humain, et en tant que tel, je te conseille d’apprendre plus ce qu’est la discrétion. Aussi apparente que soit pour moi la préférence pour les femmes à la poitrine généreuse, je me trouve embarrassé par tes actions. Je te prie de bien vouloir arrêter. »

« Pardon ? Comment se fait-il que je doive m’asseoir ici et écouter ta leçon, hein ? » Je m’étais renfrogné. Comment cette IA pourrie a-t-elle osé s’asseoir ici et expliquer mes préférences à tout le monde ? Garde ce genre de choses confidentielles !

« Voilà, c’est terminé ! » déclara Mlle Yumeria d’une voix stridente. Elle était couverte de terre, mais elle avait réussi à planter le jeune arbre ici, dans ce désert vide.

L’acte était fait, mais mon inquiétude quant au choix du lieu de plantation persistait. Cet endroit ne semblait pas en état d’accueillir la vie.

« Peut-on vraiment le laisser comme ça ? Sans lui donner d’eau ou de nutriments ? » avais-je demandé.

« Ce petit est costaud, alors ça va aller, » m’avait assuré Mlle Yumeria.

« C’est dur, hein ? »

Mlle Yumeria mit sa houe de côté et s’accroupit devant le jeune arbre. « C’est très dur. Ce petit a survécu pendant si longtemps dans un environnement indiciblement hostile. Même sans aucun nutriment, il a réussi à maintenir sa forme et à retarder sa maturation. Il a résisté à la pire période de sa vie. »

Elle avait parlé comme si elle avait vu son parcours de ses propres yeux.

« Peux-tu dire tout ça ? » J’avais demandé avec scepticisme.

« Umm… C’est plutôt comme si je pouvais entendre sa voix ? Normalement, ce petit devrait être beaucoup plus grand qu’il ne l’est maintenant. »

Luxon s’était rapproché pour commenter : « Oui, cet arbre semble tout à fait miraculeux. »

Miss Yumeria s’était levée et avait posé ses mains sur ses hanches. « Nous allons donc le faire monter à sa hauteur juste ici ! »

« Comme, parce que ça va grandir avec le temps… ? » Noëlle avait incliné la tête.

« Non, » dit Mlle Yumeria. « Je vais lui faire reprendre sa vraie forme maintenant. »

« Tu peux faire ça !? » s’était exclamée Noëlle, surprise. Le reste d’entre nous avait également été surpris. Je savais que, même parmi les elfes, Mlle Yumeria possédait un type de magie tout à fait unique : elle était littéralement experte en matière de plantes.

« S’il vous plaît, laissez-moi m’occuper de tout. C’est parti ! » Dès qu’elle eut fini de parler, Miss Yumeria commença à danser autour du jeune arbre. Ses mouvements étaient plus comiques qu’ils n’étaient gracieux, malheureusement.

« Quelle est cette danse ? » avais-je demandé.

« C’est moi qui l’ai inventé. J’y ai tellement réfléchi, en espérant que cela aiderait ce petit être à retrouver sa vraie forme », avait-elle dit. Puis elle avait commencé à chanter les mêmes lignes encore et encore. « Deviens grand et fort ! Tends tes branches ! Deviens grand et fort ! Tends tes branches ! »

 

 

Sa danse se poursuivit, ses mouvements étaient si vigoureux que ses seins rebondissaient de haut en bas, de haut en bas.

« Oooh ! » J’avais haleté, ravi par ce spectacle. A peine avais-je exprimé mon étonnement que l’obscurité s’abattit sur moi. « H-huh !? Qu’est-ce qui se passe ? »

Dans le fond, j’avais entendu Luxon dire : « Tu n’as jamais appris ta leçon, hein ? »

Anjie et Livia, qui se tenaient de part et d’autre de moi, avaient simultanément plaqué une de leurs mains sur mon visage, me bloquant la vue.

« H-hey, ne vous méprenez pas, vous deux ! Je suis son employeur ! Je vérifie juste comment elle s’en sort au travail, c’est tout ! » Les excuses que j’avais données étaient bien trop transparentes. Tout le monde pouvait voir que je voulais reluquer sa danse. À mon grand dam, aucune de mes fiancées ne semblait vouloir me pardonner pour cela.

« Nous la surveillerons pour toi. S’il te plaît, sois assuré que tu n’as pas à t’inquiéter », avait chuchoté Livia à mon oreille.

Anjie s’était penchée vers mon autre oreille. Son souffle chatouillait ma peau lorsqu’elle parlait, me donnant des frissons dans le dos. « Yumeria travaille dur, je peux te le dire. Il n’y a pas besoin que tu t’inquiètes davantage. »

Leur façon de parler était douce et suggestive, certes, mais elle était aussi terrifiante. Je sentais la colère cachée profondément sous leurs mots délicats.

« Êtes-vous en colère contre moi ? Vous ai-je mis en colère ? » J’avais demandé avec anxiété.

Elles n’avaient pas répondu. Au lieu de cela, elles avaient laissé tomber leurs mains en état de choc. Une lumière aveuglante avait jailli autour de nous, et j’avais dû fermer les yeux. Presque aussi vite qu’elle était apparue, la lumière s’était dissipée.

Quand j’avais rouvert les yeux, j’avais remarqué que le jeune arbre avait l’air beaucoup plus gros qu’avant. Heck, ce n’était même plus un jeune arbre. Il avait mûri et était devenu un arbre. Sa longueur totale le rendait encore plus grand que moi.

« Il a grandi autant en si peu de temps ? »

C’est incroyable, mais les feuilles vertes lustrées qui ondulaient dans le vent avaient la même forme que celles que j’avais vues sur la jeune pousse avant de fermer les yeux. Le rythme de sa croissance m’avait laissé bouche bée, ce qui avait incité Miss Yumeria à sourire. Elle essuya la sueur qui s’était accumulée sur son front pendant qu’elle dansait.

« C’est ce à quoi il était censé ressembler à l’origine », avait-elle expliqué.

Noëlle avait fait rouler son fauteuil roulant plus près et avait tendu une main pour toucher notre Arbre Sacré immature. L’écusson sur le dos de sa main droite avait émis une faible lueur verte. J’avais senti celui du dos de ma main se réchauffer aussi, au fur et à mesure que l’écusson se manifestait.

« C’est exactement comme Meria l’a dit, » marmonne Noëlle. « C’est beaucoup plus fort que ce qu’on pensait. Wow, ok… Je suppose que nous n’aurions pas dû nous inquiéter autant après tout. »

Sans blague. Nous craignions que cette terre stérile ne fournisse pas un environnement suffisant pour sa croissance, mais regardez comme nous avions vite été démentis. J’avais senti une force intérieure profonde au sein de notre arbre sacré.

Noëlle était restée là, la paume de sa main posée contre le tronc. Elle avait dû commencer à avoir des flashbacks sur sa vie dans la République d’Alzer, car des larmes avaient commencé à couler sur ses joues. Je suppose qu’elle se sentait seule. Elle était si loin de tout ce à quoi elle était habituée.

« Je dois aussi devenir plus forte. Je te jure que cette fois, je vais te protéger », promit Noëlle. Elle était l’une des rares survivantes de la famille Lespinasse, une famille qui avait autrefois trahi la confiance de l’Arbre Sacré. Elle était maintenant déterminée à défier ce passé et à protéger l’Arbre Sacré, à diriger correctement là où ses parents avaient échoué.

Une Miss Yumeria troublée avait tenté de consoler Noëlle en disant, « Ce petit est fort et gentil. Je suis sûre qu’il comprend ce que vous essayez de lui dire, mais, hum… s’il vous plaît, ne pleurez pas. »

« D’accord, je vais arrêter », répondit Noëlle, en essuyant rapidement ses larmes. Malgré ses paroles, les larmes continuaient à couler.

+++

Chapitre 9 : Colin, le plus jeune des fils

Partie 1

À peu près à la même heure, de retour au domaine de Bartfort, Colin se réveilla tôt et commença à fouiller la maison à la recherche d’une certaine personne.

« Hé, où est Nelly ? » avait-il demandé quand il aperçut Finley dans le salon.

Elle fit la grimace, mais répondit : « Elle est partie avec Léon à la première heure ce matin. »

« Sérieusement ? Tu aurais dû me réveiller. »

« Ça n’a rien à voir avec moi, » dit sèchement Finley, encore à moitié endormie.

Jenna, l’aînée des Bartfort, était profondément endormie dans son lit, Finley était plus silencieuse que d’habitude sans son meilleur sparring-partner verbal. Elle décida d’affronter son jeune frère à la place, puisqu’il ne ferait que rôder dans la maison jusqu’au retour de Noëlle.

« Tu sais, Colin, tu devrais arrêter de suivre Mlle Noëlle tout le temps. »

« Pourquoi ? » Il avait l’air sincèrement choqué.

Finley fronça les sourcils. « Tu n’as pas besoin de connaître la raison. Fais juste ce que je te dis de faire. Est-ce compris ? » S’expliquer laisserait place à la discussion, alors elle choisit de le faire taire tout de suite.

Cette fois, c’était au tour de Colin de froncer les sourcils, profondément mécontent de son attitude autoritaire. « Non, je ne veux pas. Ne me donne pas d’ordres. »

« Ne discute pas avec moi ! Ne t’approche pas d’elle. »

« Mais pourquoi ? »

« Comme je l’ai dit, la raison n’a pas d’importance. »

Finley refusa catégoriquement de s’expliquer, peu importe combien il demanda, mais Colin ne l’avait pas accepté. C’était comme si Finley se moquait de lui parce qu’il était le plus jeune. Plus important encore, Noëlle incarnait pour lui la grande sœur idéale : elle était gentille et semblait aimer jouer avec lui. Il la chérissait bien plus que Jenna ou Finley maintenant.

« Non. Je ne vais pas faire ce que tu dis », avait-il insisté. « Je vais encore jouer avec Nelly aujourd’hui, quand elle reviendra. Elle doit bientôt partir pour la capitale, non ? Je ne la verrai plus pendant un certain temps après ça. »

Il était impatient de savourer le temps qu’il leur restait à passer ensemble.

L’expression de Finley s’était dégradée. Elle semblait d’abord sur le point de dire quelque chose, mais elle poussa finalement un soupir qui signifiait qu’elle ne discuterait pas davantage. « Fais ce que tu veux. Ne viens pas pleurer chez moi quand tout ira mal. »

« Je ne le ferais jamais ! Je n’ai pas besoin de ta permission. »

Avec ça, Colin commença à attendre son heure jusqu’à ce que Noëlle revienne.

 

☆☆☆

 

Il ne restait plus que quelques jours avant que nous devions retourner à l’académie et nous préparer pour le nouveau trimestre scolaire.

« Je me demande si Marie et les autres vont bien. Des nouvelles ? » Avais-je demandé à Luxon par souci, mais j’avais reçu la même réponse que d’habitude.

« Pour l’instant, ils ne signalent rien d’anormal. Les mouvements de Creare ont été remarqués — elle a agi indépendamment — mais Marie semble enquêter activement au sein de l’académie. En résumé, je n’ai remarqué aucune cause d’inquiétude. »

Ils s’étaient penchés sur la question, mais ils n’avaient encore rien trouvé de notable. J’aurais dû être soulagé de savoir que Marie suivait mes ordres et faisait de son mieux pour recueillir des informations. Au lieu de cela, l’anxiété bouillonnait en moi.

« Marie prend les choses au sérieux et essaie de trouver des infos pour moi, hein ? Je pensais qu’elle serait plus détendue. »

« Aurais-tu préféré ça ? » demanda Luxon.

« Même moi, je pouvais lui pardonner de se relâcher un peu. Ma logique est que si je martèle mon point de vue, elle prendra quand même les choses à un rythme semi-relaxé. Les choses se dérouleraient probablement en douceur. »

Elle était plus dévouée à cette cause que je ne l’avais imaginé, ce qui m’avait fait me sentir mal. L’avais-je intimidée plus que je ne le voulais ? La pauvre Marie voulait sûrement se détendre pendant les vacances de printemps, mais elle était coincée à faire ça.

« Je suppose que le séjour de Marie dans la République d’Alzer lui a ouvert les yeux sur l’urgence de la question, » dit Luxon.

« Je suppose que oui. C’est drôle, puisqu’elle était contre le fait que Lelia devienne une prêtresse jusqu’à la toute fin. »

Lelia était la petite jumelle de Noëlle. Elle s’était réincarnée dans ce monde depuis le Japon, exactement comme Marie et moi. Les actions égoïstes de Lelia nous avaient causé un tas d’ennuis pendant que nous étions là-bas, mais à la toute fin, elle avait pris le manteau de prêtresse à la place de Noëlle et était restée dans la République. Non seulement elle avait perdu l’homme qu’elle aimait, mais elle s’était aussi engagée sur un chemin épineux et difficile : elle ne serait jamais rien de plus qu’un symbole pour son pays. Cela semblait être un rôle assez enviable pour les masses ignorantes, mais en réalité, servir un rôle symbolique était bien plus dur que ce que l’on pourrait imaginer. Elle était traitée avec révérence en raison de sa position, mais vivre comme une figure de proue était éreintant. Marie avait été furieuse lorsqu’elle avait appris le choix de Lelia et était totalement incapable de comprendre sa décision.

Rétrospectivement, il y a tellement de choses que nous aurions pu faire mieux. J’avais pensé un nombre incalculable de fois, si seulement j’avais fait les choses différemment. Marie avait-elle eu des regrets similaires ?

« Alors ? Et la brigade des idiots ? »

« Comme toujours, » répondit Luxon. « Je pensais qu’ils avaient mûri pendant notre séjour à l’étranger, mais si nous devions évaluer leurs progrès sur une échelle numérique… ils ont essentiellement commencé dans les négatifs. Leur légère maturation fait qu’ils s’approchent enfin de zéro, mais ils restent néanmoins dans les négatifs. »

Oof. Luxon n’avait pas une très bonne opinion d’eux, ça, c’était sûr. Je pensais qu’ils étaient devenus plus supportables depuis notre séjour en République, mais sa réaction m’avait donné l’impression qu’ils étaient de nouveau en difficulté.

« Qu’est-ce qu’ils font maintenant ? »

« Julian a commencé à garder secrètement du bétail sur le terrain de l’école, et il a même réussi à sécuriser un petit hangar où il élève des poulets. »

« Je suppose qu’il les élève pour pouvoir les transformer en brochettes ? » avais-je demandé. J’étais déjà exaspéré par la tournure que prenaient les événements.

« En effet. Mais son opération a été découverte, et il a reçu des remontrances de la part du personnel de l’école. Ils ont suspendu Julian pour ses transgressions, mais il est déterminé à faire en sorte que son étable ne soit pas détruite. Par ailleurs, son travail a entraîné des dégâts sur le terrain de l’école, et l’académie a demandé des réparations. Ils t’ont envoyé la facture, Maître. »

« Quoi ? Pourquoi moi !? », avais-je crié.

« Roland a fait exprès de te la faire parvenir. »

J’avais serré les dents. « Le rat et son fils font de leur mieux pour me faire de la peine, hein ? Bien. Julian aura un sandwich aux poings avec son nom dessus. »

« Gracieux comme toujours, Maître. Continuons, le prochain fauteur de troubles est Brad. »

Attends une seconde. Je vais vraiment avoir un rapport détaillé sur chacun d’entre eux ? Marie, Kyle et Creare n’ont rien à montrer quant à leur enquête, mais il y a un compte-rendu complet de tous les ravages que ces idiots ont causés ? C’est quoi le problème avec cette situation ?

« Brad a installé sa propre tente de cirque sur le terrain de l’école sans permission. L’académie a envoyé une facture pour les frais de réparation. »

« Super, alors Brad est-il aussi condamné à une amende ? »

« Correct. Il n’avait aucune expérience préalable du montage d’une telle tente. Quand elle s’est inévitablement effondrée, elle a causé des dommages à l’école. Tu es considéré comme son supérieur, et donc le problème est considéré comme un manque de surveillance de ta part. En tant que tel, tu dois payer les frais de réparation. »

« Vu les conneries qu’ils ont faites dans le passé, je pense que ce n’est pas si mal… »

« Eh bien, les frais encourus par Julian et Brad étaient relativement faibles par rapport à certains autres. »

J’avais fixé Luxon. « Me dis-tu que ce n’est pas la seule fois que c’est arrivé ? »

« Tu seras ravi d’apprendre que tous les garçons, sans exception, ont eu des problèmes. Marie, Carla, et Kyle sont les seuls à avoir gardé un bon comportement. »

« Je ne suis pas le moins du monde “ravi”. »

Donc Greg, Chris et Jilk avaient aussi leurs propres singeries de clowns dans leurs dossiers.

« Mets-moi au parfum. Qu’ont fait les trois autres ? »

« Greg a réaménagé sa chambre sans avoir reçu l’autorisation de l’école. Selon lui, il souhaitait transformer sa chambre en une véritable zone d’entraînement. »

J’avais envie de m’arracher les cheveux. « Oh, pour l’amour de… demande d’abord la permission ! »

« Comme tu peux l’imaginer, il a fait ce remodelage lui-même et a commis un grand nombre d’erreurs au cours du processus. »

Quelle surprise ! Chaque fois qu’un amateur essaie de faire quelque chose qui dépasse son niveau de compétence, il est certain qu’il va se planter. L’école avait rejeté ses travaux de rénovation, comme prévu, et avait exigé que la pièce soit remise dans son état d’origine — ce qui impliquait des frais de réparation. L’allocation de la brigade des idiots ne couvrait pas la totalité des frais, et c’était moi qui devais payer la facture. J’avais envie de pleurer.

« Alors ? Et Chris ? »

« Il a insisté sur le fait que les bains étaient trop sales. Comme les autres, il a revu toute la conception sans aucun avis ni contribution de l’école. Tu as été facturé pour tous les coûts de rénovation encourus. »

Cet épisode différait des autres. Apparemment, l’école était heureuse qu’il ait pris l’initiative de telles améliorations, et ils n’avaient pas l’intention de remettre les pièces concernées dans leur état antérieur. Malheureusement, cela ne s’était pas traduit par une volonté de payer pour tout cela, de sorte que la facture avait été une fois de plus poussée dans ma cour en tant que supérieur de Chris. Ni Chris ni les autres n’avaient les moyens financiers de payer eux-mêmes ces rénovations. Ce qui me laissait vraiment perplexe était ceci : pourquoi leur est-il venu à l’esprit de lancer ces projets de construction en premier lieu ?

« Ils viennent d’apprendre l’importance de l’argent dans la République d’Alzer. Tu es en train de me dire qu’ils ont déjà tout oublié !? »

« L’excuse de Chris était qu’il finirait par payer tout ça, » dit Luxon. « Il a dû penser qu’ils reporteraient ses paiements à une date ultérieure, quand il aurait les moyens de les payer. »

« Est-il stupide ? »

« Oh, sans aucun doute. Quant au dernier membre de leur groupe… »

« Super. » J’avais roulé des yeux. « Voici celui que je voulais le moins entendre. »

Les singeries dont j’avais entendu parler jusqu’à présent étaient vraiment stupides, c’est certain, mais je pouvais les accepter à contrecœur. Ce qui aurait été un comportement incroyablement stupide pour n’importe quelle autre personne normale passait pour une chose relativement banale pour moi, un gars qui était bien au courant de leur idiotie. Ils avaient en fait mûri. Comparés à leur comportement passé, ces rapports étaient presque une amélioration.

+++

Partie 2

Malheureusement, le dernier gars est celui qui cause le plus de problèmes : Jilk.

« Il prétend avoir tiré la leçon de tous les ennuis qu’il a causés par le passé, en achetant des œuvres d’art comme il l’a fait. »

Mes yeux s’étaient agrandis. « Est-il capable de réfléchir à ses actions !? » J’avais failli être impressionné pendant un instant, mais Luxon m’avait vite ramené à la réalité.

« C’est pourquoi, » poursuit Luxon, « il a choisi de créer ses propres œuvres d’art. Il a fait installer un four et s’est préparé à créer ses propres poteries. »

« Attends. Il avait mis en place quoi ? »

« Un four. Sur le terrain de l’école, pas moins. Tu seras pour commencer facturé pour le coût de sa mise en place… ainsi que les frais pour le détruire. »

Aha. Si c’était aussi simple pour Jilk d’être un membre normal et fonctionnel de la société, ma vie ne serait pas si difficile. Aussi idiots que soient ces garçons, j’étais impressionné par leur capacité à prendre l’initiative comme ça. Quoi, avaient-ils l’impression erronée que le campus de l’école était leur territoire personnel ? Julian, au moins, avait assez de bon sens pour se rendre compte qu’il était dans l’erreur — sinon il n’aurait pas essayé de cacher les poulets qu’il élevait. Brad et sa petite tente de cirque n’étaient peut-être pas si terribles, en y réfléchissant plus. Et peut-être que je ne devrais pas non plus être trop sévère envers Greg, vu le coût relativement faible des amendes qu’il avait encourues. Chris avait montré sa volonté de payer lui-même, et c’était louable. Mais Jilk ? Non. Il était mort pour moi.

« Quand je rentrerai à l’académie, je frapperai Jilk si fort qu’il regrettera d’être né », grognais-je dans mon souffle.

« Oh ? Alors, tu comptes laisser passer les actions de Julian ? »

« Il ne vaut pas la peine de le frapper quand on le compare à Jilk. »

« Maître, n’es-tu pas devenu trop tendre avec la brigade des idiots ? »

« Tu le penses ? L’ai-je fait ? »

Je savais, avant de rentrer chez moi, que ces losers allaient s’attirer des ennuis sans que je sois là pour les surveiller, et je détestais qu’on me donne raison. Je m’étais demandé si Marie était si déterminée à obtenir des informations pour moi parce qu’elle espérait compenser les problèmes dans lesquels son harem inversé s’était fourré. Supposant que je serais livide une fois que j’aurais entendu ce qu’ils avaient fait, elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour atténuer le choc. Ses actions avaient soudainement eu beaucoup plus de sens. Ouaip, ça devait être sa motivation.

Bon sang, ces cinq-là sont totalement inutiles, hein ? Non, s’ils étaient simplement inutiles, ce serait une amélioration. Ils sont pires qu’inutiles. Un poids toujours plus grand en plus du fardeau que je porte déjà.

J’avais soupiré. « Le simple fait de les avoir dans le coin a augmenté les dépenses. »

« En effet, ils sont un fléau… Dois-je m’en débarrasser ? » Il posa la question avec autant de désinvolture que si l’on se demandait s’il fallait sortir les poubelles ou non.

« Non. Ne fais pas ça. »

« Quel dommage ! » Luxon baissa le regard vers le sol, comme s’il était vraiment découragé. Il n’avait pas l’air de plaisanter, connaissant ce type, il exterminerait volontiers ces cinq-là si je lui en donnais seulement l’ordre.

Un coup fort avait été frappé à la porte.

« Léon, » dit la voix d’Anjie de l’autre côté, « si tu as le temps, j’aimerais que tu viennes immédiatement avec moi. »

 

☆☆☆

 

Noëlle avait sa propre chambre réservée à la rééducation. Luxon l’avait meublée avec tout ce dont elle aurait besoin, y compris des rampes pour l’aider à retrouver sa mobilité. Elle avait terminé une séance et était de retour dans son fauteuil roulant, prenant une pause.

« J’ai presque réussi à arriver à temps », dit Noëlle avec un énorme sourire sur le visage, heureuse des progrès qu’elle faisait.

Livia se tenait près d’elle, lui ayant prêté main-forte tout au long du processus. Elle était également rayonnante. « Tout ton dur labeur porte enfin ses fruits. »

« Ouais ! »

Livia participait régulièrement à la rééducation de Noëlle, et le fait de la voir faire autant de progrès dans sa guérison lui procurait une joie sincère.

Colin était là aussi, regardant tout cela se dérouler. Une partie de lui se sentait seule, en voyant la joie avec laquelle elles célébraient les progrès de Noëlle. Il voulait l’attention de Noëlle pour lui-même, mais il n’avait aucune chance tant que Livia était là. De plus, ses parents l’avaient sévèrement averti de ne pas se mettre en travers du chemin de la rééducation de Noëlle. Ce qu’il voulait vraiment, c’était avoir la chance de jouer avec elle, juste tous les deux, mais comme Noëlle était préoccupée, il attendait qu’elle ait fini.

Livia aurait dû s’inquiéter de la présence de Colin, mais elle afficha un sourire radieux lorsqu’elle tourna son regard vers lui. « Cela doit être ennuyeux pour toi, non ? Pourquoi ne pas aller jouer dehors ? »

« Je suis bien ici », avait-il insisté.

Il ne comprenait pas pourquoi Livia essayait de le chasser de la pièce aujourd’hui. Pourtant, il refusait obstinément parce qu’il voulait rester aux côtés de Noëlle.

L’expression de Livia était contradictoire. « Très bien alors. » Elle retourna à sa conversation avec Noëlle.

Quand Colin regarda Noëlle, sa poitrine lui fit plus mal que jamais. Mon cœur bat la chamade quand je la regarde, réalisa-t-il. Il l’avait cherchée plus activement ces derniers temps, mais quand il l’avait eue seule, ses mots l’avaient quitté. Cela ne s’était jamais produit auparavant. Colin était perplexe.

Étant un enfant qui ne connaissait rien de mieux, Colin avait d’abord pensé qu’il avait contracté une sorte de maladie. Assez rapidement, il avait découvert qu’il y avait un modèle : Sa poitrine ne se sentait lourde que lorsqu’il était en présence de Noëlle ou s’il pensait à elle. Il se sentait anxieux à propos de ces symptômes étranges qu’il éprouvait parfois, mais lentement mais sûrement, il mettait tout en ordre.

Ça doit être ça, non ? Jen et Fin en ont aussi parlé avant. Il n’y a pas d’autre explication…

Ses deux sœurs parlaient d’un désir de vivre un amour qui donne mal à la poitrine. Colin était conscient que l’amour pouvait rendre votre cœur lourd d’émotions, et il comprenait plus ou moins qu’il éprouvait cela en présence de Noëlle. Maintenant qu’il avait atteint la vérité, il ne pouvait plus l’ignorer — même s’il le voulait.

Je comprends maintenant… Mes sentiments pour Nelly sont plus forts que l’amitié…

Penser à cela fit rougir tout son visage, la chaleur voyageant de ses joues à ses oreilles.

Pendant son épiphanie, Anjie était retournée dans la salle de réhabilitation.

« Je l’ai amené », annonça-t-elle joyeusement. Léon était apparu derrière elle avec Luxon à ses côtés.

« Colin, tu es aussi là ? » demande Léon. Il ne s’attendait pas à ce que son jeune frère soit là, apparemment, mais vu la fréquence à laquelle il avait vu Colin autour de Noëlle ces derniers temps, il n’était guère choqué.

Colin était ravi de voir son grand frère bien-aimé. « Oui », avait-il admis. « J’étais inquiet pour Nelly. »

« Ah oui ? C’est très gentil de ta part. Je te donnerai de l’argent de poche plus tard. »

« Sérieusement ? »

« Maître, tu es trop indulgent avec ton jeune frère. » Luxon avait grondé Léon comme il le faisait habituellement. Colin était habitué à voir ces bouffonneries se dérouler, rien de tout cela ne lui paraissait étrange.

« Pourquoi es-tu là ? » Colin demanda à son frère. « Tu ne viens pas ici d’habitude, n’est-ce pas ? »

« Noëlle est généralement contre, » admit Léon en jetant un coup d’œil dans sa direction. Elle était couverte d’une couche de sueur due à sa séance.

« Je me sentirais mal si tu m’aidais alors que tu es censé te détendre. »

« Tu n’as pas besoin de t’inquiéter à ce sujet. »

« Mais je le fais. »

Colin regarda les deux parler. Sa main se dirigea inconsciemment vers sa poitrine et s’agrippa fermement au tissu de sa chemise, juste au-dessus de son cœur. Bizarre, pensa-t-il. Nelly a l’air tellement plus heureuse en lui parlant qu’avec moi.

Le silence soudain de Colin incita Léon à regarder dans sa direction. « Voilà. Je ne viens pas ici en règle générale, mais Anjie a insisté pour que je vienne aujourd’hui. »

À la mention de son nom, Anjie tourna son regard vers Noëlle et hocha la tête. Noëlle prit cela pour un signal et se lança dans une démonstration de la façon dont son combat en rééducation avait porté ses fruits. Livia bloqua le fauteuil roulant en place pour qu’il ne bascule pas dans le processus. Lentement mais sûrement, Noëlle se souleva.

« Noëlle !? » s’écria Léon, surpris.

« C’est inattendu », fit remarquer Luxon.

Ils ne s’attendaient pas à ce que Noëlle soit capable de se débrouiller seule si tôt, d’où leur choc. Elle avait subi des blessures si graves que c’était un miracle qu’elle ne soit pas morte, elle n’avait réussi à survivre que grâce aux soins de Léon. Elle avait reçu toutes sortes d’aides par la suite, qui avaient toutes contribué à son rétablissement. Maintenant, elle pouvait se tenir debout une fois de plus. Il est vrai que Noëlle avait dépassé ses limites lorsqu’elle s’était retrouvée face à Léon. Ses jambes tremblaient violemment. Elle gardait tout de même le sourire, pour le rassurer que tout va bien.

« La jeune pousse est devenue un beau jeune arbre, alors… Je dois aussi faire de mon mieux. »

La croissance de l’Arbre Sacré et sa réhabilitation n’avaient aucun rapport, mais le fait de voir avec quelle férocité l’arbre s’était accroché à la vie et avait survécu l’avait motivée à atteindre ses propres objectifs.

Colin était ravi de voir avec quelle facilité Noëlle se tenait debout, par rapport à ses tentatives précédentes. C’est grâce à tout le travail qu’elle a fourni pendant tout ce temps. Elle est incroyable. Il avait vu de ses propres yeux combien d’efforts elle avait fait pour rendre ce moment possible. Il ne pouvait pas dire qu’il comprenait totalement la douleur et la souffrance qu’elle avait endurées, mais c’était suffisamment atroce pour qu’il puisse l’imaginer. Qu’elle ait réussi à surmonter tout cela n’était rien de moins qu’incroyable.

Stable sur ses pieds, Noëlle bougea ses jambes. Elle marcha vers Léon. Son rythme était graduel — un pas, puis un autre. Plus elle se rapprochait de son grand frère, plus Colin avait envie de l’encourager.

Tu peux le faire ! Vas-y, Nelly ! Tu l’as…

Et soudain, cela l’avait frappé.

« Hein… ? »

Les joues de Léon devenaient plus roses à chaque pas de Noëlle. Il lui tendit les bras, et elle plongea vers le but, se glissant dans ses bras avec un énorme sourire sur le visage. Léon fit semblant d’être gêné au début, mais dès qu’il la prise dans ses bras, il lui murmura : « Regarde tout le chemin que tu as parcouru, Noëlle. »

« Hee hee, je suis arrivée jusqu’ici parce que tout le monde m’a encouragé. Miss Olivia et Anjie — même ta mère m’a aussi aidée. »

« Je suppose que je n’ai pas beaucoup contribué. »

« Ne te dénigre pas. Je ne t’aurais pas laissé aider, » dit Noëlle. « Tu as enfin eu du temps libre pour te reposer, alors je voulais que tu fasses exactement ça. »

Léon haussa les épaules. « Je suppose que… Je veux dire, je comprends où tu veux en venir. »

« Et de toute façon… Je voulais te surprendre une fois que je pourrais remarcher. »

En regardant les deux individus se tenir dans les bras de l’autre joyeusement, même le cerveau immature de Colin avait compris ce qui se passait. Il était resté sur place, figé et abasourdi. Anjie et Livia avaient jeté un coup d’oeil dans sa direction, en fronçant les sourcils, puis elles s’étaient dirigées vers lui.

Anjie ne savait pas trop comment réagir, mais elle s’était accroupie pour rencontrer le garçon au niveau des yeux. « Colin, nous avons préparé des bonbons. Viens nous rejoindre dans l’autre pièce. »

Elle essayait d’être prévenante. Elle avait probablement préparé les bonbons au cas où cela arriverait.

+++

Partie 3

« Anjie nous a préparé de délicieuses friandises à partager », dit Livia en l’amadouant. « Si tu ne te dépêches pas, nous allons tout manger avant que tu n’aies le temps de goûter ! »

Les filles s’étaient placées devant lui pour cacher Noëlle et Léon, qui essayaient de le forcer à les suivre et à partir. Les larmes coulèrent dans les yeux de Colin. À travers les espaces entre Anjie et Livia, il entrevit Noëlle dans les bras de Léon. Ses joues étaient rouge vif. Il avait ressenti deux choses en un clin d’œil : premièrement, que Noëlle était son premier amour — ce n’est que maintenant qu’il réalisait vraiment ce qu’il ressentait pour elle. Deuxièmement, son cœur s’était brisé. Il savait que Noëlle aimait Léon, pas lui.

Les émotions s’étaient abattues sur Colin comme une vague. Il fondit en larmes et quitta la pièce en courant. Son cri de colère résonna dans le couloir alors qu’il s’enfuyait : « Léon, gros bêta ! »

« A -Attends ! » Anjie l’appella en panique.

Le cri de Livia la rejoignit. « Colin, s’il te plaît, écoute ! »

Noëlle était tout aussi choquée par sa soudaine explosion. « Colin, qu’est-ce qu’il y a !? »

Colin continua à courir, mais ses pieds avaient semblé ralentir au son de la voix de Noëlle. C’était comme si elle lui demandait de faire demi-tour. Puis, la voix de Léon avait retenti et le fit sursauter.

« Colin ! Qu’est ce que j’ai fait !? Dis-moi ! »

Il ne pouvait pas faire face à Léon.

Il s’était enfui. Colin agita ses jambes à toute vitesse jusqu’à ce qu’il soit en sécurité dans sa chambre. Il passa devant quelqu’un dans le couloir qui lui déclara de ne pas courir comme ça, mais il n’était pas dans un état mental pour tenir compte d’un tel avertissement.

À la seconde où il claqua la porte derrière lui, Colin plongea dans son lit et sous sa couverture. Il éclata en sanglots déchirants qui refusaient de se calmer.

Très vite, quelqu’un était venu frapper à sa porte. Il pouvait dire qui était là par les voix qu’il entendait : Léon et Luxon, rejoints par Anjie et Livia.

« Colin, sors de là ! Quoi que j’aie fait de mal, je m’excuserai ! Parlons-en, d’accord ? Je sais qu’on peut s’en sortir si on en discute, » déclara Léon.

Ensuite, Luxon essaya de le dissuader. « Je doute que ce soit une option viable. »

« Pourrais-tu choisir un meilleur moment pour te moquer de moi ? »

« Je ne me moque pas de toi. Je t’informe simplement que le bon choix pour l’instant est de donner à ton frère un peu d’espace. »

« Colin ! S’il te plaît, parle-moi. Je t’en supplie, sors. »

Les tentatives de Luxon pour faire taire Léon l’avaient rendu encore plus furieux. La fissure dans sa voix montrait clairement à quel point il était désespéré, l’idée que son jeune frère le déteste avait sévèrement ébranlé ses nerfs. Aussi fréquemment et ouvertement que Léon rabaissait ses sœurs, l’inverse était vrai avec ses frères. Tout le monde pouvait voir à quel point il s’était ouvert à la fois à Nicks et à Colin, ce dernier en particulier. Il était beaucoup plus indulgent avec Colin qu’il ne l’était avec Finley. L’idée que Colin en soit venu à le détester ne plaisait pas du tout à Léon.

« Calme-toi », dit Anjie dans un effort pour l’apaiser. « Laisse ton frère tranquille pour l’instant. »

« Je ne peux pas ! Je ne veux pas qu’il me déteste. »

Léon avait l’air d’un enfant boudeur et obstiné. Livia essaya néanmoins de le persuader avec douceur. « Il a besoin de temps. Nous devrions attendre que Colin se calme d’abord, d’accord, Monsieur Léon ? Donne-lui l’occasion de se calmer. »

« Mais… mais je… »

Léon était impudent et effronté à l’excès, mais la simple suggestion que Colin était en colère contre lui fit s’évaporer jusqu’à la dernière goutte de sa bravade.

Finley passait dans le couloir à ce moment précis, et voir Léon ramper devant la porte de Colin lui hérissa le poil. « Qu’est-ce que tu fais ? »

« Colin s’est enfermé à l’intérieur. Il a dit que j’étais un imbécile. Sais-tu pourquoi il a dit une telle chose ? »

« Parce que c’est exactement ce que tu es : un imbécile. »

« Excuse-moi ! »

« Sois honnête avec toi-même ! Tu es bien trop tendre avec lui. Tu devrais être plus affectueux avec moi. Je suis ta petite sœur. »

« Je déteste les petites sœurs ! »

« C’est quoi ton problème ? Veux-tu te casser ? »

« Ne crois pas que je vais être indulgent avec toi parce que tu es ma petite sœur. J’ai souffert sous la coupe de petites sœurs pendant trop longtemps, tu m’entends ? Pousse-moi à bout et je te le rendrai au centuple ! »

La proclamation de la vengeance de Léon sur sa propre petite sœur avait incité Luxon à commenter avec une extrême exaspération : « Tu ne peux pas rembourser quelqu’un à moins qu’il ne te fasse quelque chose d’abord. Plutôt que d’attendre qu’il fasse quelque chose, ne serait-il pas sage de trouver un moyen de couper le conflit à la racine ? »

« Colin, » déclara Léon, ignorant complètement Luxon, « Je suis désolé pour ce que j’ai fait. Je te jure, je m’excuserai devant toi si tu viens ici ! »

Colin était resté blotti sous sa couverture. Il reniflait en prononçant les mots : « Ce n’est pas juste du tout. »

C’est ainsi que sa première expérience de l’amour s’était terminée brusquement.

 

☆☆☆

 

« Colin me déteste. Ma vie est finie. »

Toute la famille s’était réunie dans le salon. La plupart de mes frères et sœurs étaient là — Nicks, Jenna, et Finley. Luxon était également présent, mais Anjie et Livia avaient choisi de ne pas y assister. Ils savaient à quel point j’étais déprimé, mais aucun d’entre eux n’avait tenté de me consoler.

Nicks avait une lettre dans les mains. Il soupira en se creusant la tête. « Franchement, imagine à quel point ça serait cool si je savais écrire de la poésie et tout ça. J’aurais dû étudier ça davantage à l’école. Tout ce que j’ai, c’est des phrases périmées et des clichés — je n’ai pas la moindre idée de ce qui passe pour un boniment de nos jours. » La lettre était de Mlle Dorothea. Depuis que nous étions revenus du territoire des Roseblades, elle et mon frère avaient pris l’habitude d’échanger des lettres comme celle-ci. Nicks hésitait sur la façon de répondre à chaque fois.

Nous, les frères et sœurs, étions assis autour d’une table dans le salon. Jenna était assise juste en face de Nicks, grignotant joyeusement des biscuits qui avaient été laissés sur la table.

« Toi ? Tu écris de la poésie ? » dit-elle en se moquant. « Avec ton manque de goût ? Elle ne ferait que se moquer de toi. Tu ferais mieux d’arrêter pendant que tu es en tête. »

Nicks lui adressa un sourire narquois. « Je sais très bien que je n’ai pas de goût, mais je suis ton grand frère. Montre un peu plus de respect, tu veux ? »

« Tu veux que je te traite d’idiot comme je le fais avec Léon ? J’en serais ravie », plaisanta Jenna, qui n’était pas du genre à se laisser faire.

Nicks ne semblait pas avoir l’énergie de la prendre à partie. « Tu m’appelles comme ça de temps en temps. Bref… que dois-je faire de ma réponse ? Pensez-vous que c’est une bonne idée d’envoyer un cadeau ? »

La main de Finley s’était levée à la mention des cadeaux. « Je veux des accessoires ! Je commence bientôt à l’académie, tu te souviens ? Je veux avoir la possibilité de m’habiller quand j’y vais. » Elle attendait avec impatience ses débuts à l’école et voulait des bijoux qui iraient bien avec son uniforme.

Nicks s’était moqué, « Tu n’en as pas besoin. »

Jenna acquiesça, mais pour une raison différente. « Il est préférable d’acheter ces choses dans la capitale. Les choses se passeront mieux pour toi si tu te renseignes sur les tendances là-bas avant d’acheter des bijoux. »

« Quoi ? C’est vrai ? » Finley s’était penchée en avant sur sa chaise. « Cela signifie-t-il que tu n’es pas au courant des tendances actuelles, Jen ? Tu étais dans la capitale il n’y a pas si longtemps, non ? »

« Ne fais pas comme si c’était bizarre que je ne sois pas dans le coup. Les tendances changent chaque année, tu sais. »

« Ahh. Alors, dis-moi au moins quels sont les bons magasins que je peux visiter pour acheter des trucs. Hé, en fait, pourquoi ne pas simplement visiter la capitale ensemble ? »

« C’est une idée géniale ! » Jenna tapait dans ses mains avec plaisir. « Peut-être que pendant que je te suivrai dans tes courses, je pourrai me trouver un bel homme à épouser. »

« C’est probablement trop demander. »

« C’est faux ! Si je ne peux pas trouver un gars là-bas, alors je serai coincée ici dans la campagne pour qui sait combien de temps. Je veux vivre en ville ! »

Ils étaient tous insupportablement bruyants.

J’étais assis sur ma chaise, les genoux serrés contre ma poitrine, mais j’avais lentement abaissé mes pieds vers le sol. Me levant de mon siège, j’avais écrasé mes deux mains sur la table. Le son surprenant de l’impact avait résonné dans toute la pièce. Personne ne pouvait m’ignorer plus longtemps, tous leurs regards s’étaient tournés vers moi.

« Ça vous tuerait de m’écouter et de montrer un peu d’intérêt ? » avais-je grommelé. « Colin me déteste. Il se terre dans sa chambre au moment où nous parlons ! C’est un problème sérieux. Mais chacun d’entre vous est plus préoccupé par son propre stupide… »

Je n’en ai rien à foutre de vos problèmes d’abrutis ! Écoutez mes problèmes ! C’est le résumé de ma crise. Cela avait effectivement mis en colère toutes les autres personnes dans la pièce.

Les sourcils de Nicks s’étaient plissés tandis qu’il me fixait. « Le problème avec Colin mis à part, j’ai des choses plus importantes à me préoccuper que ta stupide histoire de sanglots. Comme la façon dont je vais répondre à la lettre de Mlle Dorothea, par exemple. »

Jenna ricana avec l’hostilité d’un chat en colère, les poils levés. « Votre petite querelle de frères et sœurs ne signifie rien pour moi ! C’est tout mon avenir qui est en jeu. Je dois aller à la capitale, me trouver un homme riche et sexy, et m’installer. Je veux vivre en ville ! »

« D’accord », avais-je lâché, trop intimidé pour dire autre chose. Jenna semblait paniquée par ses perspectives, étant donné qu’elle avait déjà obtenu son diplôme et qu’elle avait peu d’occasions de visiter la capitale.

Ma bouche s’était fermée et je m’étais assis sur ma chaise.

Luxon fit remarquer avec suffisance : « Tu as mis en colère toute la salle. »

« Connard ennuyeux. Ferme-la. »

« Volontiers. Nicks, je peux vous aider à écrire votre réponse si vous le souhaitez. » Il avait joyeusement accédé à ma demande de se taire, pour ensuite se diriger vers Nicks et lui parler à la place.

« Vous êtes sérieux ? »

« Certainement. Le maître vous a causé tant de problèmes. S’il vous plaît, laissez-moi l’opportunité de vous soutenir. J’ai préparé un certain nombre d’options de cadeaux possibles que vous pourriez envoyer à la dame. »

« Merci. Vous êtes tellement plus utile que Léon. »

« Naturellement. »

Jenna leva la main, sentant une opportunité. « Oh, moi la prochaine ! Présente-moi un gars qui est beau et plein aux as. »

« Je crains que ce soit une demande un peu difficile à satisfaire pour moi. Cependant, si vous souhaitez que je partage des informations sur un candidat possible, je peux le faire. »

« Tu peux ! Vraiment ? Qui ? Comment est-il ? » demanda Jenna avec empressement.

« L’homme s’appelle Roland. Il a une quarantaine d’années, certes, mais je pense que son apparence répondrait à vos critères de beauté. C’est un bel homme qui semble plus jeune que son âge. De plus, il possède l’une des plus grandes fortunes du royaume. »

Ce rat ? De toutes les personnes qu’il pourrait recommander ?

« Eh bien, » dit Jenna, « son âge est un peu un problème, mais je peux passer outre. De quelle maison vient-il ? Dis-moi tout. »

« C’est le roi du Royaume de Hohlfahrt. »

Jenna gifla Luxon sans hésiter. Il était un solide morceau de métal, et son visage s’était crispé sous la douleur. « Tu as du culot de recommander Sa Majesté ! Il n’y a aucune chance que je sois d’accord avec lui ! »

« Il a un harem très étendu. J’ai estimé que vous seriez un ajout convenable si vous le désirez. »

« Pas question ! Pourquoi devrais-je me contenter d’un type qui a déjà un tas d’autres — euh, non, je veux dire… Il n’y a aucune chance qu’une fille comme moi puisse être avec Sa Majesté. » Jenna avait failli laisser échapper son mépris pour les hommes qui gardaient plusieurs femmes, mais elle s’était corrigée tout de suite. Même elle, comme beaucoup d’autres dans la nation, respectait le roi de Hohlfahrt.

« Est-ce comme ça que vous le sentez ? Quel dommage ! »

Ou peut-être que ce n’est pas exactement du respect. Plutôt de la peur, me suis-je dit. Quoi qu’il en soit, je ne voulais pas que Jenna fasse partie de sa collection de jouets. Elle était une loque, ne vous y trompez pas, mais elle était de la famille. J’aurais eu de la peine pour elle.

Je regardais tristement mes deux frères et sœurs aînés s’occuper de Luxon. Finley remarqua l’aura de morosité qui m’entourait et m’interpellé. « Tu ne vaux vraiment rien, tu sais. Tu es un héros du royaume. »

En me voyant dans cet état, il lui était difficile de comprendre le titre qu’on m’avait donné. Honnêtement ? Je ressentais la même chose.

« Pour le dire franchement, si je suis un héros, ce pays est condamné. »

Finley fit la grimace. Ma réponse avait détruit l’image qu’elle avait de moi. « Plutôt pathétique quand tu le dis. »

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Partie 4

Anjie et Livia se tenaient devant la porte de Colin alors que la scène de la fratrie se déroulait. Elles avaient apporté des snacks et des boissons. Chaque fille l’avait appelé avec gentillesse à travers sa porte fermée.

« Colin, tu n’es pas obligé de nous répondre, mais écoute ce que nous avons à dire. » Anjie était restée immobile et avait écouté après qu’elle ait parlé, mais il n’y avait pas eu un bruit de l’autre côté de la porte.

Si seulement ses parents étaient là, pensa-t-elle. Malheureusement, Balcus et Luce n’étaient pas à la maison pour le moment. La tâche de consoler Colin incombait à Anjie et Livia.

« Je suppose que je ne t’ai pas donné tous les détails », poursuivit Anjie. « Tu as entendu dire que Noëlle vient de la République d’Alzer, n’est-ce pas ? »

Encore une fois, il n’y eut pas de réponse.

« Léon est allé là-bas pour étudier à l’étranger. Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? C’est là que les deux se sont rencontrés. Noëlle était dans une position compliquée… et carrément dangereuse là-bas. Léon l’a sauvée. »

Anjie n’avait pas mentionné l’Arbre Sacré ou la Prêtresse. Colin était un jeune enfant, donc ces explications pouvaient attendre qu’il soit plus âgé.

Son explication était maladroite — même Anjie le savait — mais elle fit de son mieux pour tout ficeler. « De toute façon, Léon est la seule personne qui puisse la protéger. Je sais que cela doit être douloureux à entendre pour toi, mais j’espère que tu respecteras leur situation. »

Ce genre de choses n’est pas mon fort.

Le pauvre Colin était tombé amoureux de la fiancée de son frère, mais il avait eu le cœur brisé avant d’avoir pu lui avouer ses sentiments. Les choses auraient pu être différentes s’il était tombé amoureux de quelqu’un d’autre.

Anjie serra les lèvres. Elle n’était pas sûre de savoir quoi dire d’autre.

« Nous sommes désolées », dit Livia, reprenant les rênes de la conversation au nom d’Anjie. Elle parla avec sa voix la plus tendre. « Nous savons que cela doit faire très mal. J’espère seulement que tu n’en tiendras pas rigueur à Monsieur Léon ou à Mlle Noëlle. Nous aurions dû te parler de tout plus tôt… mais nous avons hésité parce que nous ne savions pas trop quoi dire. »

Avant ce moment dans la salle de soins, Colin n’avait pas réalisé quels étaient ses sentiments. Qu’auraient-ils pu lui dire ? Luce leur avait conseillé de laisser faire les choses, en disant : « Les peines de cœur font partie de la croissance. » Anjie et Livia avaient respecté ses paroles et s’étaient tues.

Livia appuya la paume de sa main contre la porte. « Il y a beaucoup d’autres choses que tu ne connais pas, mais… ces deux-là ne peuvent pas être séparés. Une fois que tu seras un peu plus âgé, je pense que tu comprendras toutes les raisons. Alors… »

Avant qu’elle puisse continuer, un bruit était venu de derrière la porte. Elle s’était ouverte après un moment et Colin avait passé la tête dehors, les yeux gonflés par les pleurs.

« … Je suis désolée, » dit Livia.

 

☆☆☆

 

Colin invita les deux filles à entrer. Il se percha sur le lit, tandis qu’Anjie et Livia s’étaient assises de chaque côté de lui. L’une posa sa main sur son épaule tandis que l’autre en posa une sur sa jambe, essayant de le consoler. Enfin, il s’était suffisamment calmé pour parler de ses sentiments.

« Je viens juste de réaliser ce que je ressentais pour elle. Je ne savais pas que c’était de l’amour. Mais j’étais tellement bouleversé… que je me suis enfui. » Colin renifla en parlant.

« Je vois, donc ça t’a rendu vraiment triste, » dit Livia doucement, en essayant d’être aussi empathique qu’elle le pouvait. « Mais tu devrais quand même t’excuser auprès de Monsieur Léon une fois que tu seras calmé. »

« Oui. Je le ferai certainement. »

Soulagée, Anjie lui caressa le sommet de la tête. « C’est très mature de ta part, Colin. »

Les filles lui offrirent les boissons et les snacks qu’elles avaient apportés tout en le consolant. Il s’était laissé aller à leur gentillesse tout en réfléchissant à ce qu’il ressentait pour Léon et Noëlle.

« Je veux que Nelly soit heureuse », déclara-t-il.

Anjie hocha la tête. « Tu es un garçon fort. Espérer le bonheur de quelqu’un que tu aimes, même si tu sais que tu ne pourras pas être avec lui, est une chose merveilleuse. » Elle hésita avant d’admettre : « Je n’y arriverais pas. »

Colin leva les yeux vers elle. Il remarqua que son sourire était tendu, et la curiosité prit le dessus. « As-tu aussi déjà eu le cœur brisé ? »

Livia eut l’air paniquée pendant un moment, mais le rire d’Anjie l’empêcha d’intervenir.

« C’est le cas », avait admis Anjie. « C’était une expérience horrible. Je ne pouvais pas me résoudre à espérer son bonheur. Tu es bien plus fort que je ne l’étais à l’époque. »

« Je n’arrive pas à croire que tu aies vécu la même chose… Et toi, Livia ? »

Livia fit la grimace, mais Anjie lui donna un coup de pouce verbal. « Pourquoi ne pas lui en parler ? »

Les yeux de Livia avaient parcouru la pièce. « Je pense que c’était, euh, un gars plus âgé dans mon quartier ? Je, euh, l’admirais vraiment. »

Elle parlait de façon si vague et incertaine qu’il lui jeta un regard interrogatif. « Tu l’admirais ? Alors ce n’était pas de l’amour ? »

« Oh, hum… Eh bien, vous voyez… » Livia avait tellement bégayé et fait de telles pauses qu’Anjie supposa qu’elle était trop timide pour en parler.

« Je suis aussi curieuse. Dis-nous. Il n’y a pas de mal à ça, n’est-ce pas ? Ça n’a pas d’importance si tu avais des sentiments pour quelqu’un d’autre avant. Tu es avec Léon maintenant, » déclara Anjie. Elle attribua l’hésitation de Livia à un sentiment de culpabilité — que d’en parler serait trahir Léon. C’est pourquoi Anjie lui avait assuré que le passé n’avait pas d’importance.

Livia enfouit son visage dans ses mains. « Non, ce n’est pas ça. En fait, je n’avais jamais connu l’amour avant d’arriver à l’académie. Et je ne l’ai réalisé que récemment. C’est-à-dire, je veux dire… »

La réalisation était apparue sur le visage d’Anjie. Colin n’était pas loin derrière. « Alors… Léon était ton premier amour ? » avait-il demandé.

Livia hocha la tête. « Je suis désolée. Je sais que ce n’est pas une chose à dire en ce moment, alors j’ai tourné autour du pot ». Elle pouvait difficilement admettre à Colin que, contrairement à son cas, son premier amour s’était transformé en une véritable relation.

Le visage d’Anjie s’effondra. « D-Désolée. C’est logique, je suppose. Léon est le seul pour lequel tu as eu le béguin. Mais c’est bien, non ? Certaines personnes sont comme ça. »

« Je suis vraiment désolée. »

Colin secoua la tête. « Je suis heureux d’apprendre que ton premier amour s’est si bien passé ! »

Les yeux de Livia s’étaient élargis. Elle avait été surprise par la sincérité avec laquelle il l’avait encouragée. « Colin, tu es un vrai petit ange. »

Les deux filles l’avaient couvert d’éloges lors de cette visite, mais Colin ne comprenait pas pourquoi. En voyant à quel point elles étaient toutes les deux heureuses, il se demandait si un jour il connaîtrait le même genre de romance qu’elles.

« Rencontrerai-je quelqu’un dont je pourrai tomber amoureux comme vous l’avez fait avec Léon ? »

« Sans aucun doute, » dit Anjie. « D’ici là, assure-toi d’apprendre tout ce que tu peux, de rencontrer beaucoup de gens et de te faire des amis. »

Colin lui avait fait les yeux doux. « Tu te sers de ça pour me faire étudier, c’est ça ? » Maintenant qu’il avait fait l’expérience d’un chagrin d’amour, il était plus prudent qu’auparavant.

Anjie lui fit une pichenette sur le front. « Imbécile. Tu ne grandiras pas si tu n’apprends pas ! Et si tu ne rencontres pas toutes sortes de gens, tu ne trouveras jamais de partenaire. Ou bien tu te contentes de rester comme tu es ? Ne jamais mûrir, ne jamais rencontrer personne ? »

« … Non. » Il fit la grimace, mais il était clair qu’elle l’avait convaincu.

« Tu rencontreras certainement la fille parfaite pour toi un jour, » promit Livia. « Peut-être que tu l’as déjà rencontrée et que tu ne le sais pas, ou peut-être que vous ne vous connaissez pas encore tous les deux. C’est pourquoi il est important de rencontrer de nouvelles personnes et de bien les traiter. »

« Je suppose que c’est comme ça que vous avez rencontré Léon ? » Colin se l’était demandé à haute voix, pour regretter presque immédiatement d’avoir posé la question.

Les joues d’Anjie avaient rougi d’un léger rouge. « Je suppose que oui. En y repensant maintenant, je devrais me féliciter d’avoir fréquenté toutes sortes de gens pendant ma première année. Rencontrer ton grand frère a été l’un des plus grands coups de chance que j’ai eus dans ma vie jusqu’à présent. »

Livia avait rougi d’un rouge encore plus vif en s’épanchant : « Monsieur Léon m’a approchée en premier. Il était si rêveur. Il a vu que je traversais une période difficile et m’a invitée à prendre le thé. C’était un tel gentleman et si gentil. Et puis… »

Elles s’échauffaient tellement qu’elles commencèrent à raconter à Colin toute l’histoire de leur romance. Alors que Colin écoutait, il se demandait, Um… Je n’ai pas vraiment besoin d’écouter tout ça, n’est-ce pas ?

+++

Chapitre 10 : Les petites sœurs

Convaincu que Colin le déteste, Léon se morfondait comme si c’était la fin du monde. Il s’était effondré sur le canapé du salon et fixait le sol, le visage assombri par les ombres. Tout cet incident lui avait infligé un choc mental dévastateur.

Anjie observait de loin, préoccupée par une certaine inquiétude. Livia se tenait à côté d’elle en silence et observait Léon. Anjie jeta un coup d’œil à son amie et demanda : « Il a dit qu’il détestait les petites sœurs, n’est-ce pas ? Je suis la petite sœur de quelqu’un. Est-ce qu’il me déteste aussi ? »

« Je ne pourrais pas le dire, » dit Livia en hésitant.

Anjie avait un frère aîné : Gilbert. Ce qui faisait d’elle une petite sœur. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir anxieuse après que Léon ait déclaré publiquement qu’il les détestait.

« Je ne peux pas changer ou réparer ça », poursuivit Anjie. « Mais je ne veux pas qu’il me déteste. »

« Ce n’est pas grave. Je ne vois pas comment Monsieur Léon pourrait en venir à te détester. »

« Je… je suppose que tu as raison, mais il est assez ferme sur sa position concernant les petites sœurs. »

« Il a surmonté son dégoût pour les plus âgées, grâce à Mlle Louise », rappela Livia à Anjie. Elle n’avait pas pu s’empêcher de faire la grimace en mentionnant l’autre femme. Elle était un sujet douloureux pour toutes les deux, puisque Léon s’était rapproché d’elle pendant son séjour à l’étranger.

Ni Anjie ni Livia ne savaient pourquoi il avait développé une telle haine pour les sœurs. En le regardant bouder sur le canapé, elles avaient vite compris pourquoi.

Jenna et Finley étaient passées dans la pièce. Dès qu’elles avaient découvert Léon, elles avaient commencé à le contrarier — c’était leur façon de lui rendre la monnaie de sa pièce pour les remarques désobligeantes qu’il faisait toujours.

« Hé, imbécile, j’ai entendu dire que Colin te déteste toujours, hein ? Comme si tu n’avais jamais remarqué qu’il craquait pour Noëlle ! » Jenna avait lâché ça, avant de secouer la tête. « Aveugle comme toujours. »

« Oui, » avait convenu Finley. « Toute personne normale le remarquerait. Un idiot au-delà des sommets, c’est bien toi. »

Les deux filles s’étaient moquées de lui, mais Léon était dans un tel état de choc qu’il avait à peine répondu. Tout ce qu’il avait fait, c’est leur faire un signe de la main et leur dire : « Allez-vous-en. »

Jenna croisa les bras et lui adressa un sourire en coin. « Qu’est-il arrivé à cette langue de vipère que tu agites toujours ? Qu’est-ce que ça fait d’être détesté par quelqu’un que tu aimais tant ? Tu as même réussi à faire chier Nicks, n’est-ce pas ? Dis-moi, qu’est-ce que ça fait d’avoir tes deux frères qui te détestent ? Veux-tu que ta grande sœur t’aide à te remonter le moral ? Hmm ? »

« C’est vraiment merdique. Je me ficherais bien que vous me détestiez toutes les deux, mais mes frères ? Ça craint », avait grommelé Léon en se serrant la poitrine. C’est comme si la situation lui avait physiquement brisé le cœur.

Le sourire de Finley faiblit. « Tu devrais montrer un peu d’émotion pour tes sœurs. »

« Désolé, je suis tout à fait épuisé quand il s’agit de vous deux. » Léon était aussi sec que d’habitude.

Jenna et Finley le fixèrent, les sourcils froncés comme si elles étaient sur le point de perdre leur sang-froid et de crier. Anjie et Livia étaient soulagées de voir que Léon avait assez d’énergie pour leur répondre, même s’il était au fond du trou.

Anjie garda ses distances en regardant. Elle commenta : « Je comprends. Les parents par le sang maintiennent un certain décorum, en général. Jusqu’à récemment, la politique du royaume laissait les filles des familles de barons et de vicomtes libres d’agir comme bon leur semblait — je suis sûre que cela n’a pas aidé. »

« Les deux filles ne me semblent pourtant pas être des personnes particulièrement mauvaises, » dit Livia.

Jenna et Finley n’étaient pas pourries jusqu’au bout, mais il y avait un problème indéniable dans leur attitude. Le traitement qu’elles avaient réservé à Léon avait fourni un certain contexte à sa haine des sœurs, mais pas toute l’histoire.

« Jenna semble beaucoup plus sévère avec Léon que Finley, alors pourquoi Léon déteste-t-il le plus les petites sœurs ? » Anjie avait fait une pause et avait jeté un coup d’œil à Livia, qui était plongée dans ses pensées. « Livia ? »

Livia avait levé la tête, surprise. « O-Oui ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Quelque chose te perturbe ? »

« Hum, oui, en fait. Mais c’est difficile de le mettre en mots. »

Anjie n’avait pas insisté davantage sur le sujet, car Livia semblait être perdue. Au lieu de cela, elle poussa un petit soupir. « N’y a-t-il aucun moyen de guérir sa haine pour les petites sœurs ? » Elle n’aurait peut-être pas été aussi inquiète si elle n’avait pas été elle-même une petite sœur.

Luxon se dirigea lentement vers les deux filles. Livia tressaillit et fit un petit pas en arrière pour garder ses distances. Elle se méfiait de lui comme jamais, bien que Luxon ne montrait aucun signe que cela le dérangeait. Il leur demanda : « Êtes-vous curieuses de savoir pourquoi le Maître déteste autant les jeunes sœurs ? »

 

☆☆☆

 

« Es-tu sûr que ça va guérir la haine de Léon pour les petites sœurs ? » Anjie avait croisé les bras, sceptique quant à ce plan.

Luxon la rassura avec confiance : « Mes calculs sont infaillibles. »

« Ne me mens pas. Léon a déjoué tes calculs à maintes reprises, n’est-ce pas ? »

« Le maître est une exception extrême. Vous ne pouvez pas baser mes performances sur une rare exception. »

Livia écouta les deux se disputer pendant qu’elle analysait sa propre apparence. C’est un peu embarrassant, pensa-t-elle.

Les filles s’étaient installées dans une pièce séparée, où elles s’étaient changées et où elles avaient attendu la proposition de Luxon. Livia se sentait un peu mal à l’aise face à son plan, mais sa curiosité l’emportait sur ses nerfs, et elle décida de suivre le mouvement.

Petite sœur, hm… Je me souviens que Mlle Marie avait déjà appelé Monsieur Léon son « grand frère ». Je n’y ai pas trop pensé à l’époque, mais elle a aussi dit quelque chose à propos du fait que c’était sa « deuxième chance dans la vie ». Voulait-elle dire sa deuxième chance de réussir dans cette vie ? Ou une deuxième vie ? Je ne comprends pas ce qu’elle voulait dire. Pourquoi a-t-elle appelé Monsieur Léon « Grand Frère », de toute façon ?

Livia avait entendu tout cela lors de l’épreuve de force finale contre la Principauté de Fanoss. Elle avait poursuivi Marie qui avait proposé de « tout rendre » à Livia. La situation était si confuse que Livia n’avait pas passé beaucoup de temps à y réfléchir. Ce n’est qu’en y réfléchissant maintenant qu’elle avait reconnu tant d’incohérences douteuses.

Avant cela, ils se sont souvent disputés, mais c’est à ce moment-là que Monsieur Léon a commencé à être plus laxiste avec elle. Il a fait comprendre qu’il la méprisait, mais en même temps, il n’a jamais fait un geste pour la chasser. Son attitude… C’est presque comme s’ils étaient frère et sœur. Je me demande s’il y a quelque chose à tout cela ?

Léon avait juré son mépris pour Marie, mais il l’avait traitée pratiquement de la même façon que Finley. Malheureusement, il serait difficile pour Livia de le confronter et de poser ces questions directement. Léon était trop secret et méfiant. Il leur avait même caché la véritable forme de Luxon jusqu’à récemment. Livia ne voulait pas prendre la peine de poser la question en sachant cela, elle craignait que cela ne l’accable.

J’aimerais qu’il soit plus ouvert avec moi, mais pour l’instant, ce que je souhaite le plus, c’est qu’il prenne le repos dont il a besoin.

Les deux filles étaient motivées pour se déguiser pour une autre raison que de guérir le dégoût inhabituellement fort de Léon pour les petites sœurs. Luxon leur avait assuré que cela remonterait le moral de Léon. Livia avait enfilé la tenue choisie par Luxon parce qu’elle voulait égayer la journée de Léon, surtout après les efforts qu’il avait fournis pendant si longtemps.

Livia et Anjie avaient été rejointes par Cordelia, qui les avait aidées à se changer. Maintenant qu’elles avaient terminé, elle se dirigeait vers la porte. « Je vais aller chercher le marquis. »

« S’il te plaît, Cordelia, » dit Anjie avec raideur.

« Oui, ma dame. » Une étrange lumière brillait au fond des yeux de Cordelia en regardant sa maîtresse, qui était aussi embarrassée que Livia de toute cette épreuve. Livia se demandait ce qui se passait dans la tête de Cordelia.

Une fois Cordelia disparue dans le couloir, Anjie s’installa devant le miroir pour s’examiner. Elle portait une tenue de soubrette avec une mini-jupe. Luxon leur avait donné des bandeaux à oreilles d’animaux à porter et avait même préparé des queues à attacher au bas de leur dos. Anjie avait étudié son reflet et avait vu une femme de chambre aux oreilles de chat qui la regardait.

« Es-tu sûre que ça va marcher ? Je vais pleurer si ça fait peur à Léon ! »

Livia acquiesça. « Je suis déjà au bord des larmes. »

Les deux filles s’étaient déjà habillées en tenue de soubrette lors du festival de l’école, mais elles n’avaient pas porté d’accessoires pour ressembler à des demi-hommes à l’époque. Livia portait des oreilles de chien flottantes en contraste avec les oreilles de chat d’Anjie.

Pourquoi étaient-elles habillées de façon aussi stupide ? Eh bien, ça faisait partie du plan de Luxon.

« Le succès est garanti, » dit Luxon. « Le Maître devrait être ravi lorsqu’il vous verra. Quand vous le verrez, assurez-vous de l’appeler “Grand Frère”, car je vous garantis que cela vaincra immédiatement sa haine pour les jeunes sœurs. »

Livia tira sur l’ourlet de sa minijupe, inquiète qu’elle soit trop courte. « Va-t-il être content de ça ? Il nous a déjà vues en uniforme de bonne au festival de l’école… Il semblait assez satisfait de nos tenues, mais sa réaction n’était pas si forte. »

Anjie avait fait part de ses propres inquiétudes. « Et pensez-vous qu’il va aimer ces oreilles et ces queues d’animaux ? Peut-on vraiment s’attendre à ce qu’il oublie sa haine des petites sœurs, simplement en l’appelant “Grand Frère” ? Cela pourrait avoir l’effet inverse et le pousser à nous éviter… vous ne croyez pas ? » Anjie, habituellement sûre d’elle, était terrifiée à l’idée de mériter le dédain de Léon.

Elle est si adorable, pensa Livia, admirant le côté vulnérable d’Anjie. Il y avait une différence frappante entre son comportement nerveux actuel et sa confiance habituelle. Livia était reconnaissante de l’opportunité d’entrevoir une autre facette de son amie.

Luxon secoua sa lentille de part en part, de la même manière qu’il le faisait lorsqu’il exprimait son exaspération envers Léon. « Vous deux, vous ne comprenez rien du tout. Le Maître est simple d’esprit. Il détestait les grandes sœurs jusqu’à ce que sa rencontre avec Louise le fasse changer d’avis. Le fait que vous l’aduliez toutes les deux de cette manière aura un effet similaire. »

Livia croisa ses mains. « Je ne suis pas non plus sûre d’aimer ça. »

L’évaluation de Luxon signifiait que Léon était inconstant et assez impressionnable pour être satisfait de n’importe quelle fille qui le dorlotait. Cela avait encouragé un tout nouveau type d’anxiété.

Les filles se demandaient si cela allait bien se passer ou non jusqu’à ce que Luxon les interrompe. « Le maître est arrivé. Je vous demande de bien vouloir suivre les instructions que je vous ai données. » Une fois la missive prononcée, il disparut soudainement.

Les filles avaient fait tout ce chemin. Il ne leur restait plus qu’à trouver le courage d’aller jusqu’au bout.

« Qui ne risque rien n’a rien », s’était dit Anjie, plus pour elle-même que pour Livia. « Je suis prête. »

La détermination d’Anjie avait incité Livia à se reprendre. « Tu as raison. Nous ne pouvons pas commencer à agir de manière embarrassée à ce sujet maintenant. Je vais m’occuper de lui du mieux que je peux ! M-mais toute cette histoire de “Grand Frère” est un peu embarrassante. »

« Normalement, j’appelle Gilbert “frère aîné” en signe de respect. Devrais-je essayer ça à la place ? » s’était demandé Anjie à voix haute.

Il ne restait plus que quelques secondes avant le moment de vérité, et pourtant elles continuaient à tergiverser sur les détails. Un coup sur la porte avait mis fin à cela.

« Vous êtes là-dedans les filles ? » demanda Léon. Il avait l’air quelque peu cavalier malgré son humeur maussade.

Les filles l’avaient accueilli par l’invitation indirecte d’Anjie et le salut poli de Livia :

« C’est ouvert. »

« Tu peux entrer. »

La poignée de la porte avait cliqueté, puis la porte elle-même s’était ouverte — Livia et Anjie avaient pris des poses adorables. On leur avait dit d’agir comme des animaux, alors elles avaient enroulé leurs mains comme des pattes, les avaient levées et avaient fait semblant d’être sur le point de bondir.

Livia avait parlé en premier. « Nous t’attendions, Grand Frère. Woof woof ! » Incapable de trouver une meilleure façon de le désigner, Livia avait suivi la suggestion originale de Luxon. Elle s’approcha de Léon, les joues brûlantes d’embarras, et lui parla à l’oreille de la manière la plus suggestive possible.

C’est tellement embarrassant ! Mais c’est un petit prix à payer si ça aide Monsieur Léon à se remonter le moral.

« … Hein ? » Léon s’était arrêté, figé par la surprise.

Anjie s’était ensuite jetée sur lui. Elle s’était accrochée à Léon en disant : « Je t’ai attrapé miaou, frère aîné. Nous allons faire la gueule si tu ne joues pas avec nous. » Mourant d’embarras, Anjie avait ajouté un « miaou » de son cru pour ressembler davantage à un chat.

Léon n’avait pas du tout réagi. Les deux filles avaient été instantanément convaincues que ce plan était un échec.

Lux, espèce de gros menteur ! cria Livia intérieurement.

Léon s’était mis à genoux.

« Grand Frère ! »

« Frère aîné ! »

Les deux femmes s’étaient précipitées pour l’entourer de leurs bras et l’empêcher de s’effondrer complètement. Elles avaient alors remarqué que des larmes coulaient sur ses joues. Elles avaient échangé des regards ébahis.

Léon versait des larmes de joie. Sa voix s’était brisée quand il lâcha : « J’ai enfin compris. Les petites sœurs ne sont pas mignonnes du tout, mais les filles qui agissent comme des petites sœurs sont adorables au plus haut point. » Il avait continué à pleurer en mettant son âme à nu. « J’ai toujours voulu des sœurs mignonnes comme vous deux ! »

Il avait établi une comparaison entre ses fiancées et les petites sœurs qu’il connaissait. Le fait que les deux filles se soient pâmées devant lui avait provoqué un changement instantané de ses valeurs.

Une Anjie confuse demanda : « Alors… tu ne détestes plus les petites sœurs ? »

« Non, je les déteste assurément. Mais mon dictionnaire mental a été modifié pour inclure une note indiquant que les sœurs non biologiques sont mignonnes. »

C’était un changement, au moins. Il avait déjà dit qu’il détestait le concept même de petites sœurs, biologiques ou non. Le changement s’était produit aussi facilement et rapidement que Luxon l’avait promis.

Livia n’était pas entièrement satisfaite de toute cette histoire, mais elle ravala ses plaintes, Léon avait l’air bien trop heureux pour qu’elle s’en offusque. « Je suis juste heureuse que nous t’ayons rendu heureux. »

« Merci à vous deux. Ces tenues vous vont à merveille. » Son visage s’illumina lorsqu’il prit leurs mains dans les siennes et les serra. C’était la preuve parfaite de l’efficacité de leur plan.

L’expression d’Anjie s’était détendue. « Tant que tu as apprécié, c’est tout ce qui compte. »

« Mais tant qu’on est sur le sujet… Luxon, tu es là, n’est-ce pas ? »

L’ambiance paisible de la pièce avait brusquement pris fin. Luxon n’était pas loin, il se cachait, et Léon l’avait remarqué. Son comportement changea dès qu’il prononça le nom de son compagnon robot.

Lorsque Luxon se révéla, Léon se leva.

« Tu as été ravi, comme je m’en doutais. Je te conseille cependant de faire plus attention à tes réactions dorénavant. Elles étaient toutes les deux nerveuses quant à la façon dont tu allais accueillir cela. »

Léon lui lança un regard noir. « Est-ce tout ce que tu as à dire pour ta défense ? Qu’est-ce qui t’a pris de leur faire subir ça ? »

« Elles m’ont consulté pour savoir comment guérir ta haine des petites sœurs, alors je leur ai prêté mon expertise. J’ai peut-être inclus quelques conseils concernant tes penchants sexuels, il est vrai. »

« Donc tu leur as dit que j’aimais ce genre de choses ? Leur as-tu raconté un tas de mensonges ? »

« J’essayais d’imiter Creare, mais il semble que cette activité de plaisanterie soit plutôt difficile. Je ne pensais pas honnêtement que les filles me prendraient au sérieux. Mais puisqu’elles l’ont fait, je vais m’assurer de prendre des photos. Tu en voudrais plusieurs pour toi, j’en suis sûr ? »

« Trois chacun. Je dois avoir des copies supplémentaires. »

Toute émotion avait progressivement disparu des visages de Livia et d’Anjie alors qu’elles écoutaient leur va-et-vient.

Cordelia, qui avait escorté Léon jusqu’ici, sortit du couloir et fit signe à Luxon de venir. « Je désire trois exemplaires chacun pour moi — non, en fait, il m’en faut trente pour que la jeune demoiselle les utilise comme cadeaux. Combien cela va-t-il coûter ? »

« Le paiement n’est pas requis. »

« Ah, mais je me sentirais coupable si je les recevais gratuitement. »

Anjie s’était retournée à la partie où sa photo était utilisée comme cadeau. Elle regarda sa femme de chambre pendant un instant avant de fixer Luxon avec un regard accusateur.

« Toi, » avait-elle grogné.

Luxon flotta lentement jusqu’au seuil de la porte et leur fit face. « Vous avez toutes deux remonté le moral du maître. Je considère mon plan comme un succès. » À la première occasion, il s’était enfui en accélérant.

Les deux filles avaient oublié leurs tenues embarrassantes et s’étaient précipitées après lui, déterminées à le rattraper.

« Lux ! » Livia hurla.

Anjie l’avait rejointe en criant : « Luxon, on a un problème avec toi ! »

C’était tout un spectacle que de voir deux filles habillées en tenue de femme de chambre se précipiter sur le domaine des Bartfort.

 

☆☆☆

 

« Oh, c’est une bonne photo. »

« La jeune demoiselle est des plus adorables dans celle-ci, c’est vrai. Je dois m’assurer d’envoyer une copie au duc et à Lord Gilbert. »

Quelques jours après ce fiasco, Mlle Cordelia et moi nous étions réunis pour partager les photos de Luxon. Mlle Cordelia voulait absolument mettre la main sur les copies d’Anjie.

« Celle-ci est également splendide. Ses gestes sont si parfaits. Bonté divine, dans celle-ci, on peut dire qu’elle a baissé sa garde ! Je dois insister pour acquérir toutes les copies de celles-ci. Elles sont bien trop provocantes pour qu’un gentleman les regarde. »

Je la regardais fixement. « N’es-tu pas un peu trop attachée à Anjie ? »

« Bien sûr que je suis attachée ! Je suis à ses côtés depuis très longtemps. On m’a confiée son assistance dès que j’ai pris mon poste chez le duc. Elle était absolument adorable dans sa jeunesse. » Alors qu’elle s’extasiait sur Anjie et sa gentillesse, son aura froide typique s’était dégelée. Elle partagea avec enthousiasme ses souvenirs des jeunes années d’Anjie, oubliant sa distance habituelle, respectable et professionnelle.

J’avais attrapé une des photos et l’avais examinée. Elle montrait Livia et Anjie posant ensemble de manière adorable.

 

+++

Chapitre 11 : Un lien plus incassable que n’importe quelle chaîne

Partie 1

L’anxiété de Nick avait progressé vers le haut à la vitesse supérieure dès que le soleil s’était levé ce matin-là. Il fit les cent pas dans la propriété avant de retourner dans sa chambre, pour ensuite retourner dehors. Trop agité pour se calmer, il continua à marcher et à marcher.

Je secouai la tête devant l’état pitoyable dans lequel il se trouvait. « Calme-toi. Mlle Dorothea vient passer un peu de temps ici, c’est tout. »

Habillé de ses plus beaux habits et coiffé à la perfection, il était évident que Nicks attendait sa visite avec impatience.

« Je suis parfaitement calme ! »

« Ah oui ? Comment le sais-tu ? »

Nicks se renfrogna. Plutôt que de répondre, il se concentra sur la prise de grandes respirations dans une vaine tentative de calmer ses nerfs. C’était étrange, quand on pense à la difficulté qu’il avait eue à côtoyer Mlle Dorothea il y a si peu de temps.

« Mon frère aîné est dans un état sérieusement tragique », avais-je dit en haussant les épaules et en secouant la tête.

Luxon n’aurait pas supporté cela, et pas seulement parce qu’il n’avait pas de jambes. Il fit une remarque narquoise : « Si ton frère est dans un “triste état”, qu’est-ce que cela fait de toi ? Garde à l’esprit que tu es bien plus pathétique que lui. »

« Crétin. Quand j’ai su que je ne pouvais pas m’échapper, j’ai eu le bon sens de me résigner, tu te souviens ? Mon frère s’est pratiquement marié et pourtant regarde comme il s’agite pour ça. »

« Je dois te communiquer, Maître, que tu as complètement mal interprété la situation. »

Je fronçai les sourcils. « Comment ça ? Hier encore, il se plaignait et gémissait en se demandant s’il était vraiment assez bien pour elle. »

« Je fais référence à ton affirmation fictive selon laquelle tu as eu le bon sens de te résigner une fois que tu as su que tu ne pouvais pas t’échapper. Tu étais toi-même dans un état horrible et remuant jusqu’à la toute dernière seconde, je te le rappelle. Tu n’as aucun droit de te moquer de ton frère aîné. »

« Ah oui ? » J’avais froncé mon visage et j’avais boudé. Puis j’avais aperçu Colin au coin de la pièce, qui me regardait fixement. « Colin ! »

« Ah ! »

Dès que je l’avais vu, j’avais paniqué et j’avais bondi sur mes pieds, mais cela n’avait fait que l’inciter à s’enfuir. J’aurais pu le rattraper, mais je ne l’avais pas poursuivi. Pas de chance de lui parler aujourd’hui. Le nuage d’émotions sombres que j’avais brièvement dissipé était revenu en force.

« Si seulement il me parlait. Luxon, fais quelque chose à ce sujet, » avais-je demandé.

« Non. La question est largement réglée. »

« Qu’est-ce que tu veux dire par “non” !? C’était un ordre ! »

« Il n’y a rien à faire pour moi », avait-il insisté. « Le conflit est déjà sur la voie de la résolution. »

« Tu ne te moques pas de moi, n’est-ce pas ? » Je l’avais regardé avec méfiance.

Du bruit avait éclaté à l’entrée de notre maison. Mlle Dorothea et son entourage étaient arrivés.

 

☆☆☆

 

Colin essayait de trouver une occasion de s’excuser auprès de son frère aîné depuis son premier chagrin d’amour, mais le moment ne lui avait jamais semblé opportun. Lorsqu’il tenta à nouveau de trouver son frère pour le faire, il aperçut Léon en train de parler à Noëlle, assise une fois de plus dans son fauteuil roulant.

« Léon, as-tu déjà parlé à Colin ? », avait-elle demandé.

« Non, pas eu l’occasion. »

« Oh, d’accord. J’aimerais aussi lui parler, mais il m’évite ces derniers temps. »

Il avait mal au cœur en voyant l’air abattu de ses deux personnes préférées. Pourtant, il avait aussi du mal à accepter le fait qu’ils étaient bien ensemble, d’une certaine manière. Colin était un jeune garçon — lui demander d’oublier ses sentiments et d’arrêter les frais était une tâche difficile. Il n’avait pas encore parlé à Léon pour cette raison.

Au moins, je veux m’excuser auprès de lui quand Nelly n’est pas là, pensa-t-il. Mais c’était parce qu’il avait passé tout son temps à se dégonfler et à fuir qu’il avait manqué l’occasion de le faire jusqu’à présent.

Colin se tourna vers la sortie, espérant trouver un endroit tranquille pour mettre de l’ordre dans ses émotions, mais lorsqu’il jeta un coup d’œil par la fenêtre extérieure, il aperçut ses parents en train de sortir un bateau de l’entrepôt. Et pas n’importe quel bateau ! Celui-ci planait dans les airs, rempli de nourriture et de boissons. Balcus et Luce portaient des vêtements plus fins que d’habitude. Curieux de savoir ce qu’ils faisaient, Colin était sorti.

Colin était arrivé pour trouver ses parents sur le point de monter ensemble dans le bateau. Balcus donnait un coup de main à Luce, l’aidant à entrer dans le vaisseau.

« Où allez-vous ? Nous avons un invité aujourd’hui, » dit Colin. Il trouvait étrange que ses parents quittent le domaine alors qu’ils savaient qu’un invité important allait venir.

Balcus et Luce avaient simplement échangé un regard avant de lui sourire.

« Tout ira bien, » dit Balcus. « Nicks va gérer les choses. Nous allons faire une petite sortie tous les deux. Tiens-toi bien pendant notre absence et essaie de ne pas gêner Nicks. »

Luce ajouta : « Exactement. Quoi que tu fasses, ne perturbe pas ton frère. Tu es libre de jouer avec n’importe qui d’autre, par contre. »

Colin n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui se passait, mais il hocha néanmoins la tête. « Bon, alors. Où allez-vous tous les deux ? »

Balcus semblait un peu gêné. Il se gratta la joue nerveusement. « Euh, tu sais. Je me suis dit que j’allais faire visiter notre région à ta mère. C’est un tout petit bateau, donc nous n’irons pas trop loin. »

Le vaisseau qu’ils utilisaient était plutôt petit, en fait. Il était logique de ne pas voyager sur de longues distances avec lui. Vu la façon dont ils s’étaient habillés pour l’occasion, Colin ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur ce qui se passait réellement.

Puis, cela l’avait frappé.

« Oh. Est-ce un rendez-vous ? »

Luce rayonnait malgré elle. « Oh là là, notre petit garçon a vraiment mûri. »

Balcus n’avait même pas essayé de répondre. Au lieu de cela, il se gratta la tête et détourna maladroitement le regard.

« Ton père et moi nous sommes réconciliés, alors nous sortons ensemble », répondit Luce. « Maintenant que tu le sais, sois gentil et reste ici au domaine aujourd’hui. »

« Est-ce le bon moment pour que vous partiez… ? »

Dorothea Roseblade venait nous rendre visite. Était-il convenable que ses parents soient absents ?

« Je suis sûr que ce sera plus facile pour Nicks si nous ne sommes pas sur ses pieds, » répondit Balcus. « Colin, je suis sérieux. Ne te mets pas dans le chemin de Nicks. Mais n’hésite pas à te mettre dans le chemin de Léon autant que tu veux. Il mérite quelques ennuis. »

« Honnêtement, je ne peux jamais dire si ce garçon est incroyable ou terrible. » Luce secoua la tête. Aucun des parents ne savait quoi faire de leur fils cadet.

Voir que les choses s’étaient améliorées entre les deux avait été un soulagement. Ils se sont enfin réconciliés ! Les choses étaient tendues entre eux ces derniers temps, et même un enfant de l’âge de Colin l’avait remarqué et s’en était inquiété. C’était rassurant de les voir redevenir ce qu’ils étaient avant.

« Très bien. Je vais aller dans ma chambre et lire, » dit Colin.

Balcus s’était approché et avait ébouriffé ses cheveux. « Tu es un bon garçon. »

Colin regarda ses parents partir, il les enviait. Ils formaient un couple si aimant. Il n’y a pas si longtemps, l’épouse légale de son père était une femme nommée Zola. Colin n’avait aucun bon souvenir d’elle, et elle se montrait rarement au domaine. Quand elle le faisait, elle ne faisait que se plaindre. Il la connaissait alors comme la femme de son père, mais il ne l’avait jamais considérée comme faisant partie de la famille.

Ce n’est qu’après que ses parents aient disparu que Colin avait été frappé par une certaine prise de conscience.

« Attends… Papa était marié à maman et Zola, mais depuis un moment, il n’y a plus que lui et maman. »

Zola avait disparu à un moment donné, et personne dans la maison n’avait plus jamais prononcé son nom. En tant qu’enfant, il pensait que c’était quelque chose de tabou à demander… mais curieusement, Balcus n’avait jamais essayé d’épouser une autre femme. Colin avait trouvé cela étrange.

« Bizarre… »

 

☆☆☆

 

Colin était retourné à la propriété familiale pour trouver Jenna et Finley marchant dans le couloir. Aucune des deux filles ne semblait l’avoir remarqué. En fait, elles s’étaient arrêtées au milieu du couloir pour parler. Colin savait que même s’il les interpellait, elles risquaient de l’éconduire ou pire, de le taquiner. Il choisit donc de se cacher et d’attendre qu’elles partent.

Ses sœurs avaient commencé à râler entre elles en un rien de temps.

« Argh, c’est affreux ! Pourquoi des dames aisées se présentent-elles ici, dans une maison de campagne comme la nôtre ? » Jenna se renfrogna. Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi quelqu’un voudrait visiter cet endroit. Les dames auxquelles elle faisait référence étaient, bien sûr, Anjie et les autres. Jenna était si rebutée par leur présence que cela la poussait à se plaindre.

Finley semblait tout aussi confuse, mais beaucoup moins ennuyée. « C’est un peu bizarre, oui, mais où est le problème ? Elles nous apportent des cadeaux et des trucs. »

Colin pouvait être d’accord avec les perspectives optimistes de Finley pour une fois. Depuis qu’Anjie et les autres avaient commencé à séjourner ici, leurs repas étaient devenus plus extravagants. Le duc Redgrave envoyait de l’argent pour payer les frais de séjour de sa fille, en plus de cadeaux luxueux, parmi lesquels se trouvaient des friandises rares que Colin appréciait. Un schéma simple s’était établi dans son esprit : si Anjie était là, il recevait plus de friandises. Ses pensées n’allaient pas plus loin. Il avait entendu dire que c’était une dame issue d’une famille aisée, mais il ne comprenait pas le niveau de leur prestige. Tout ce qu’il savait, c’est que ses parents se comportaient de manière très soumise envers sa famille, ce qui indiquait que les Redgraves occupaient une position bien plus élevée.

Jenna soupira, une main appuyée sur son front. « Écoute, normalement, tu ne t’approcherais jamais d’une fille comme ça sans te joindre à sa bande. C’était déjà assez choquant pour Léon d’avoir une fille comme ça, mais qui aurait rêvé que Nicks fasse la même chose et amène la fille d’un comte ? Personne avec du bon sens ! »

« Et alors ? Notre père est un baron. » Finley ne voyait aucune raison pour qu’ils se sentent intimidés, ils étaient eux-mêmes des aristocrates.

Agacée, Jenna donna une pichenette sur le front de sa jeune sœur. « Idiote ! »

« Aïe ! »

« Ici, dans le royaume, la distance entre un baron et un comte pourrait aussi bien être la même qu’entre le sol et les nuages très haut. Tu as vu le château des Roseblades, n’est-ce pas ? C’est à ça que ressemble la vraie noblesse. Nous ne sommes guère mieux qu’une famille de chevaliers. »

Finley fronça les sourcils. « Je suppose qu’on peut dire que la maison du comte était assez impressionnante. »

Jenna soupira et dit : « Une fois que tu entreras à l’académie, tu apprendras… que tu le veuilles ou non. Les vraies nobles dames sont d’un autre niveau que nous. »

+++

Partie 2

« La différence est-elle si grande que ça ? »

« Chaque vêtement qu’elles portent est personnellement adapté à leur taille. Elles ont leurs propres artisans et même leurs propres dirigeables. Toutes les servantes qui les servent sont issues de familles de chevaliers. »

« Wow. C’est incroyable d’être riche. » Impressionnée par cette information, Finley n’avait pas encore digéré ce qu’elle signifiait.

Colin avait entendu toute leur conversation. Il était d’accord avec Finley — tout cela semblait incroyable, mais il ne comprenait pas le sens sous-jacent.

L’incapacité de Finley à comprendre son avertissement agaça Jenna, mais elle ne prit pas la peine de la gronder davantage. Peut-être se souvenait-elle à quel point elle avait été désemparée avant sa propre inauguration. « Tu ne le comprends pas tout de suite, mais je te le dis, une fois que tu seras à la capitale, c’est inéluctable. Et quand tu l’auras compris, tu réaliseras à quel point toute cette situation est étrange. »

« Je veux dire, ça me laisse perplexe », avait admis Finley. « Nos frères sont plutôt ternes, mais ils sortent quand même avec des filles de maisons haut placées. Léon est fiancé à la fille d’un duc, et Nicks est avec la fille d’un comte. Ça dépasse l’entendement. »

Finley avait grandi avec les garçons depuis l’enfance, ils ne lui semblaient donc pas du tout remarquables. Pourtant, malgré leur manque d’attrait, les deux frères avaient conquis le cœur de superbes femmes de haut rang ? Elle était d’accord avec Jenna sur ce point : Cela n’avait aucun sens.

Jenna croisa les bras et fronça les sourcils en regardant ses pieds. « Dans le cas de Nicks, c’est particulièrement troublant. Il va hériter du titre et du territoire de papa, donc celle qui deviendra sa femme finira par vivre ici. Lady Anjelica finira par partir, alors je peux supporter sa présence, mais imaginer comment Lady Dorothea sera la femme de la maison un jour… » Jenna frissonna, son visage devint d’une pâleur mortelle. Elle semblait vraiment terrifiée.

Colin jeta un coup d’œil du pilier derrière lequel il était caché. Il était lui aussi envahi par la peur. Les choses allaient plutôt mal, raisonnait-il, si sa tyrannique grande sœur se sentait aussi intimidée. Elle l’appelait Lady Dorothea… Jen n’appelle jamais personne aussi poliment. Jen est effrayante, mais elle tremble comme ça… alors Mlle Dorothea doit être encore plus effrayante, non ?

« Je sais ce que tu veux dire ! Quand j’ai demandé à Léon de me donner de l’argent de poche, Anjie m’a jeté un regard cruel. Ça m’a fait froid dans le dos, pour de vrai ! » Finley en avait ri de façon nonchalante.

Les sœurs de Colin dépassaient souvent les bornes lorsqu’il s’agissait de Léon, d’où la désapprobation d’Anjie et de Livia. Livia n’était pas une menace, car elle ne faisait pas partie de l’aristocratie, mais Anjie est une autre histoire. Jenna était plus âgée, mais la hiérarchie aristocratique exigeait qu’elle fasse preuve de déférence. Elle était bien plus stricte que le système de castes observé à l’école, et Jenna ne pouvait donc pas défier Anjie. Elles avaient un peu plus de marge de manœuvre lorsqu’il s’agissait des hommes, mais les règles étaient plus rigides chez les femmes.

Jenna en voulait à Léon de leur imposer cette situation. « C’était déjà assez difficile de mêler la fille d’un duc à tout ça. Maintenant, il fait appel à une princesse d’un autre pays ! Quel est le problème avec les hommes dans cette maison ? À cause d’eux, je ne me sens même pas à l’aise dans ma propre maison. Je suis trop occupée à me sentir inférieur à tous les autres ici. »

« Oui, » Finley avait accepté avec un hochement de tête tranchant. « Léon est déjà assez terrible comme ça, mais en plus il a le culot de s’entourer de plusieurs femmes. Est-ce que ça a un sens pour lui de prendre trois femmes comme ses futures épouses ? Que voient-elles en lui ? Aucune d’entre elles n’a de goût pour les hommes, je te le jure. »

« Argh, tu l’as dit. Je n’aurais jamais laissé passer ça. Même si Léon était riche, je n’aurais jamais voulu être avec lui. »

Le fait d’entendre la manière dont ses sœurs dénigraient Léon n’avait fait qu’encourager la suspicion qui bourgeonnait dans l’esprit de Colin à devenir de plus en plus grande.

Est-ce bizarre pour lui d’avoir trois femmes ?

 

☆☆☆

 

Colin s’était ensuite aventuré dans la cour intérieure. Il avait tellement de choses en tête à méditer. Il s’était assis sur le bord d’une des jardinières et avait secoué sa jambe de haut en bas.

Quelques instants plus tard, un homme et une femme se glissaient hors du domaine dans la cour où il était assis. Il reconnut son frère aîné, Nicks, et l’invitée de leur famille, Dorothea, mais aucun n’avait semblé remarquer Colin. Nicks avait l’air nerveux. Ses lèvres avaient tressailli comme s’il avait un sujet important à discuter.

Colin se souvint alors que ses parents l’avaient prévenu avec insistance de ne pas se mettre en travers du chemin de Nicks. Je ferais mieux de me cacher. En prenant soin de ne pas faire de bruit, il se souleva et trouva une cachette proche où se glisser.

« Mlle Dorothea ! » s’exclama Nicks sans prévenir.

« O-Oui ! » La voix de Dorothea s’enroua lorsqu’elle répondit, ses nerfs prenant le dessus. Le sang s’accumulait dans ses joues comme il l’avait fait dans celles de Nicks.

« Je voudrais… que nous vivions tous les deux ici ensemble… si possible. » Nicks avait exprimé ses sentiments du mieux qu’il ait pu, même s’il avait dû bégayer ses mots.

Un court moment de silence s’était installé entre eux avant que Dorothea n’annonça sa réponse trop forte : « Moi aussi, je veux vivre ici ! »

Ils rougirent tous les deux violemment et restèrent figés sur place pendant un certain temps. Ils avaient apparemment trouvé cela drôle, car ils avaient éclaté de rire.

Colin avait involontairement été témoin de la meilleure tentative de Nicks pour avouer ses sentiments pour Dorothea. Il regarda, en prenant soin de ne pas l’interrompre, et réalisa que tout en encourageant Nicks, il se sentait aussi terriblement jaloux.

Félicitations, avait-il pensé.

« Je suis amoureuse de vous, Lord Nicks, » dit Dorothea.

« Je ressens la même chose. »

« Oui, je le sens, mais je pense que mes sentiments sont encore plus forts. Si, d’une manière ou d’une autre, nous nous réincarnions dans des corps et des circonstances différents, je vous retrouverais et je tomberais à nouveau amoureux. Dans chaque temps à venir, je vous épouserais. Je ne laisserai jamais personne d’autre vous avoir. »

La profession d’amour passionnée de Dorothea avait fait vaciller Nicks qui avait détourné le regard.

« Ha ha, ça me fait vraiment chaud au cœur de vous entendre dire ça. Mais, hum, vous savez… » Sa voix s’était tue alors qu’il cherchait les bons mots.

Dorothea inclina la tête.

Comme résigné, Nicks bafouilla finalement : « Le truc du collier. Tant que vous promettez de ne pas le faire devant les autres, ça ne me dérange pas si on le fait quand on est juste tous les deux ». Au lieu de nier complètement son fétiche, il avait posé des conditions pour faire des compromis et le satisfaire.

Dorothea, cependant, secoua la tête. « Non, cela ne m’intéresse plus. »

« Pardon ? »

« Permettez-moi de reformuler. Les colliers et les chaînes n’ont aucune utilité dans notre relation. »

L’expression de Nicks se détendit. « Oh, ok alors ! Désolé. Je ne veux pas donner l’impression d’être content que vous en ayez fini avec ça, juste… J’ai toujours espéré que nous pourrions trouver le bonheur même sans eux. »

« Bien sûr. Nous deux, nous serons ensemble pour toujours et à jamais. Je ne vous laisserai jamais partir, quoi qu’il arrive. »

« Euh, d’accord. » Nicks semblait un peu inquiet de sa formulation, mais ne s’attardait pas sur le sujet. Les visages des deux individus s’étaient rapprochés, éliminant l’espace entre eux. Colin avait réalisé qu’ils étaient sur le point de s’embrasser. Ses joues brûlèrent et il s’éloigna discrètement de la zone pour leur laisser de l’intimité.

Hmm, s’était-il dit. Est-ce que ce genre de relation est la norme alors ? Cela semble… un peu effrayant pour moi.

 

☆☆☆

 

Avant le dîner de ce soir-là, Colin rendit visite à Nicks dans sa chambre. Nicks était considérablement épuisé, mais le fait d’avoir réussi à exprimer ses sentiments à Dorothea l’avait remis d’aplomb. Il accueillit la visite de son jeune frère avec joie. « Hey, Colin ! Qu’est-ce qu’il y a ? Si tu espères que je vais t’aider à t’excuser auprès de Léon — . »

« Non, ce n’est pas ça. Je veux te demander quelque chose. »

« Ouais ? Qu’est-ce que c’est ? »

« Hum, alors… tu vas épouser Dot, c’est ça ? » demanda Colin. Il lui avait donné un surnom, tout comme il avait surnommé les autres grandes sœurs de sa vie.

« Euh, oui. Je suppose que oui, » répondit Nicks. La question directe de Colin lui donna l’air embarrassé mais heureux. « Je ne suis pas tout à fait sûr d’être assez à la hauteur pour elle. C’est drôle, en repensant à la façon dont je me suis moqué du mariage de Léon avec Mlle Anjelica. Je pensais que ça n’avait rien à voir avec moi. »

« D’accord. Alors… tu vas épouser quelqu’un d’autre après elle ? »

Les sourcils de Nicks s’étaient froncés pendant une seconde. Son expression s’était adoucie quand il s’était rappelé que c’était un enfant qui posait la question. Il pouvait facilement deviner pourquoi Colin l’avait posée. « Laisse-moi deviner… Tu me demandes ça parce que tu as vu papa marié à deux femmes et maintenant Léon fait la même chose, c’est ça ? »

« Ouais. Papa était marié à… Lady Zola avant. » Colin avait hésité à prononcer son nom.

Nicks hocha la tête. « Zola et ses enfants ne faisaient pas partie de notre famille. Papa l’a épousée pour soigner son image, mais nous sommes sa seule vraie famille. Il n’aurait jamais pu gérer tout le travail dans la région tout seul, de toute façon. »

Il y a eu une longue période dans l’histoire du Royaume de Hohlfahrt où un petit pourcentage de femmes nobles détenaient un immense pouvoir. Les hommes trouvaient leurs positions beaucoup plus précaires en comparaison, bien qu’ils étaient autorisés à garder leurs propres harems et maîtresses. C’était autorisé principalement parce que les hommes se voyaient prescrire une telle quantité de travail que l’on attendait une contribution de leur partenaire. Cela s’appliquait aussi bien aux aristocrates, qui recevaient leur travail directement du palais, qu’à ceux qui détenaient leur propre territoire. Ils ne pouvaient pas travailler efficacement s’ils ne déléguaient pas le travail, et il était beaucoup plus sûr de laisser les affaires domestiques à la famille plutôt qu’à un serviteur. Cela avait conduit à l’habitude des hommes d’entretenir des relations en dehors de leur mariage légal et officiel. De nombreuses maisons qui s’abstenaient de telles relations étaient également incapables de remplir leurs obligations et tombaient en ruine.

Toutes ces raisons expliquaient en partie pourquoi Balcus avait fait entrer Luce dans son foyer, essentiellement comme concubine. Il n’avait pas pris d’autres femmes après elle, cependant, et dans son esprit elle était sa seule épouse légitime.

« Papa ne pouvait pas défier les obligations et les attentes de la société, alors il a dû épouser Zola. S’il avait eu le choix à l’époque, je pense que maman aurait été la seule femme qu’il aurait épousée. »

« Et toi ? »

« L’avenir est imprévisible donc je ne peux pas le dire avec certitude. Pour l’instant, je ne peux même pas penser à une autre fille. »

Ses questions avaient reçu des réponses. Colin s’était posé une dernière question : Est-ce que cela signifie que Léon est bizarre d’avoir trois futures mariées ?

Colin n’avait jamais réfléchi au concept du mariage auparavant, mais après avoir vécu son premier amour et avoir eu le cœur brisé, son esprit vagabondait. La première chose qui lui vint à l’esprit fut le nombre de filles que Léon avait comme fiancées. Pourquoi en avait-il trois alors que d’autres n’en avaient pas ?

+++

Partie 3

« Léon, hum, je suis désolé pour tout à l’heure. » Colin baissa la tête et s’inclina devant moi. C’était après le dîner, et il était venu pour s’excuser.

Des larmes chaudes avaient coulé dans les coins de mes yeux. Je n’aurais jamais imaginé que mon petit frère aurait pu tomber amoureux de Noëlle.

« C’est aussi ma faute. J’aurais dû t’expliquer les choses tout de suite ! »

« Non, c’est bon. C’est ma faute. »

Jusqu’à récemment, je le considérais encore comme un petit garçon, mais il avait mûri, non seulement physiquement, mais aussi mentalement. J’étais aux anges de voir ses progrès. Malheureusement, Luxon, de façon typique, avait dû intervenir et gâcher mon plaisir.

« Il semblerait que ton jeune frère a mûri mentalement. Tu pourrais apprendre de son exemple, Maître. N’es-tu pas d’accord ? »

« Je me disputerais bien avec toi à ce sujet, mais je vais laisser tomber puisque Colin est là. Pour ton information, j’ai réfléchi à mes propres erreurs cette fois-ci. »

Les excuses de Colin avaient été un soulagement. Penser que nous pourrions redevenir aussi soudés qu’avant était un poids énorme sur mes épaules.

« Je suis contente que vous vous soyez réconciliés, » dit Noëlle avec un sourire. Elle était sûrement aussi heureuse que Colin et moi, de la façon dont elle s’était inquiétée de notre prise de bec.

Anjie et Livia étaient également présentes et elles nous regardaient. L’expression de chaque fille était beaucoup plus détendue.

« Cela a pris un peu de temps, mais les choses sont finalement revenues à la normale », déclara Anjie.

Livia hocha la tête. « Monsieur Léon doit être soulagé lui aussi. Dieu merci, nous avons résolu tant de problèmes avant le début du nouveau trimestre ! »

Le problème entre Colin et moi avait aussi eu des répercussions sur les filles.

« On a enfin eu du temps libre, et vous trois n’avez même pas pu en profiter. Désolé », avais-je dit.

Terminer le spring break de cette façon, après tout ce qui l’avait précédé, me faisait me sentir terriblement coupable. Surtout qu’Anjie et Livia étaient mortes d’inquiétude pour moi pendant tout ce temps. J’avais essayé de les rassurer en leur disant que c’était un malentendu, que j’allais bien, mais elles avaient refusé de me croire. Cette partie m’avait un peu dérangé, pour être honnête. J’avais quand même eu l’occasion de reposer mon corps, alors je voulais leur offrir ma gratitude.

Les lèvres d’Anjie s’étaient courbées en un doux sourire. « Rien qui ne doive t’inquiéter. Si ça t’aide à te changer les idées, alors… j’en suis heureuse. »

« Oui, ne t’inquiète pas. Nous nous sommes bien amusées, » dit Livia. Elle avait appuyé une main sur sa poitrine comme pour souligner qu’elle parlait avec son cœur. « Nous avons pu passer du bon temps avec toi pour la première fois depuis longtemps. »

Noëlle ouvrit grand les bras pour montrer à quel point elle avait apprécié ses vacances de printemps. « Ma rééducation se passe très bien, et ta famille m’a fait sentir comme chez moi. C’est moi qui me sens coupable ! Tu as tellement fait pour moi. »

Elles essayaient toutes de me réconforter à leur manière.

« Merci à toutes. » J’avais senti Colin tirer sur mes vêtements. « Qu’est-ce qu’il y a ? » J’avais baissé les yeux pour voir qu’il me regardait avec une expression très sérieuse.

« Léon, » dit-il.

« Oui ? »

« Je pense que tu ferais mieux de prendre bien soin de ces trois-là. » Il secoua la tête. « Non, tu dois les rendre heureuses, quoi qu’il arrive. »

J’avais hésité à répondre, ne serait-ce que parce que sa formulation — « quoi qu’il arrive » — était lourde de responsabilités. Mais je n’étais pas en mesure de dire non. J’avais hoché la tête. « D’accord. J’en ai l’intention. »

Mais je savais, au fond de moi, que l’avenir était imprévisible. Il n’y avait aucune garantie. Je ne pouvais pas lui promettre de les rendre heureuses, mais je pouvais lui faire part de mes intentions de le faire. Bien que cela me fasse probablement paraître peu fiable…

« Aie un peu plus confiance en toi ! » dit Colin. « Nicks a déjà dit à Dot ce qu’il ressentait. Il a même dit qu’il ne regarderait pas d’autres filles. »

Je n’aurais jamais imaginé que Colin, parmi tous les gens, parlerait de ce que Nicks avait dit quand il avait déclaré son amour à Mlle Dorothea. Plus important encore…

« Tu te moques de moi ! Cette grosse mauviette lui a vraiment dit qu’il l’aimait !? »

« Il l’a fait ! Et Dot a même dit que peu importe le nombre de fois où ils renaîtraient dans des vies différentes, elle le retrouverait et l’épouserait à nouveau ! »

« Euh, c’est un peu lourd… N’est-ce pas ? »

Pincez-moi, c’est sérieusement lourd. On parle du poids d’être écrasé par un train de marchandises ! Ses sentiments m’avaient particulièrement touché, moi qui venais littéralement de renaître à une nouvelle vie. Ses mots sonnaient comme une promesse de le traquer jusqu’au bout du monde, même après la mort. Nicks n’avait-il pas trouvé ça étrange ?

« Alors, euh, pendant qu’on est sur le sujet… Comment Nicks a-t-il pris la petite déclaration de Mlle Dorothea ? Était-il figé ? Ou terrifié ? » Je devais demander, je devais savoir.

Colin m’avait fait une grimace, comme s’il ne comprenait pas pourquoi je me donnais la peine de poser une telle question. « Il en était heureux ! Pourquoi ne le serait-il pas ? Il a fait passer ses sentiments, et elle y a répondu. »

« Pas possible ! » Ma mâchoire s’était décrochée.

Si une fille m’avait dit quelque chose comme ça, j’aurais cherché le moyen le plus rapide de m’enfuir en quelques secondes. Une fille qui me court après, même après la fin de nos vies ? C’est terrifiant ! Je ne sentais pas la moindre trace de romance dans un tel scénario, mais les filles dans la pièce pensaient différemment.

Anjie commenta : « Dorothea est audacieuse, elle parle de le trouver, peu importe le nombre de vies dans lesquelles elle renaît. J’espère avoir la chance de tous vous rencontrer à nouveau dans mes vies à venir. »

« Retrouver quelqu’un dans des vies différentes ressemble vraiment au destin, n’est-ce pas ? » Livia soupira d’un air rêveur. « Je vous retrouverai tous dans ma prochaine vie. »

« Vous, les Hohlfahrtiens, vous dites des choses incroyables. Mais… » La voix de Noëlle s’était tue un instant avant de reprendre : « J’aime bien ça. »

Ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Pourquoi font-elles tous l’éloge de ce que Mlle Dorothea a dit ? Cela m’avait donné des frissons dans le dos. Que Marie me poursuive après la mort et me retrouve dans cette vie était déjà assez mauvais. Heureusement, dans notre cas, ce n’était pas un enchevêtrement romantique. Elle était comme le bouffon résident dans mon histoire. Peut-être que ça rend les choses plus faciles ?

Colin avait continué pendant que j’étais perdu dans mes pensées. « Léon, tu m’écoutes ? Je te dis de te ressaisir. Suis l’exemple de Nicks. »

« D-D’accord. »

Qui aurait cru que le jour viendrait où mon petit frère serait celui qui me ferait la leçon ?

Luxon était manifestement amusé par tout cela. Il se moqua de moi : « La croissance de ton jeune frère est en effet encourageante. Qu’en pensent les autres personnes présentes ? »

Anjie avait approché sa main, enroulée en un poing lâche, de ses lèvres et avait marmonné : « Vous savez, je mentirais si je disais que je n’enviais pas Dorothea. »

« Je ne m’attendais pas à ce que Monsieur Nicks admette ses sentiments si ouvertement, » dit Livia, en pressant sa main sur son front. « Il a l’air vraiment gentil. »

Noëlle m’avait jeté un regard inquiet. « Il est évident que le plus grand lâche de cette famille en matière d’amour, c’est toi, Léon. »

Colin avait eu le cœur brisé, oui, mais il s’était aussi excusé. Nicks était allé droit au but et avait confessé ses sentiments sans trop se faire prier. Comparé à ces deux-là, je manquais cruellement de romantisme. Je cherchais désespérément à trouver une seule chose que j’avais faite mieux qu’eux… et puis ça m’avait frappé.

« J’ai plus de fiancées que quiconque dans la famille ! »

Luxon et les trois filles avaient secoué la tête, complètement dégoûtés. Ils avaient tous compris qu’il s’agissait d’une de mes nombreuses blagues habituelles, mais Colin n’appréciait pas mon sens de l’humour.

« Ce n’est pas le problème ! » avait-il insisté. « Tu as trois filles extraordinaires, alors tu vas devoir travailler trois fois plus dur ! »

« Oh. C’est vrai. »

Sa logique était un peu enfantine, mais je comprenais où il voulait en venir… en quelque sorte. Colin se mettait à leur place. Il n’aimait pas l’idée de partager sa bien-aimée avec un certain nombre d’autres personnes.

Des larmes ont coulé aux coins des yeux de Colin. « Je ne peux pas les rendre heureuses, alors je n’ai pas d’autre choix que de te demander de le faire pour moi. Honnêtement, j’aimerais vraiment que ce soit moi, mais je sais que ce n’est pas possible… S’il te plaît, Léon, tu dois les rendre heureuses. » Son visage s’était déformé petit à petit jusqu’à ce qu’il se mette à sangloter.

Qu’est-ce que je suis censé dire ici ? Dois-je dire, « Ne t’inquiète pas, je promets que je les rendrai toutes heureuses ! » ? Ça ressemblerait à un mensonge éhonté venant de moi.

J’avais réfléchi à la meilleure façon de répondre. Alors que je le faisais, un Luxon amusé avait commenté : « Comment te sens-tu, lorsque ton frère utilise une logique aussi solide contre toi ? »

« Tout ce que je peux lui dire c’est… Je suis sans voix. »

 

☆☆☆

 

Dorothea était revenue au château de Roseblade après son voyage chez les Bartforts avec un moral d’acier. Deirdre l’observait, son humeur se situant entre l’exaspération et la joie.

« Je n’avais pas prévu qu’il soit le premier à exprimer ses sentiments. As-tu exprimé les tiens en retour ? J’ai l’impression que tu l’as peut-être fait fuir si tu l’as fait », dit Deirdre. Son sourire avait un côté sombre.

« Bien sûr que je l’ai fait. Je lui ai dit que peu importe le nombre de fois où nous renaîtrons, je trouverai un moyen pour que nous soyons ensemble à chaque fois. Il l’a accepté avec joie ! Maintenant, je sais avec certitude que les liens physiques tels que les chaînes ne sont pas nécessaires — non, au-delà de ça, ils ne sont tout simplement pas assez forts. Le plus beau lien est celui qui relie les âmes, celui qui vous verra tous les deux réunis à nouveau, même après la mort. »

Dorothea était sincèrement sérieuse lorsqu’elle parlait de retrouver Nicks pour l’épouser à nouveau dans sa prochaine vie. L’amour étouffant de sa sœur pour Nicks laissa Deirdre dans un état de profonde inquiétude.

« Il ne t’a peut-être pas pris au sérieux, non ? C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas réagi plus fortement ? »

« Cela me convient tout à fait, » Dorothea avait souri. « Ce qui compte, c’est que je ne le laisserai jamais s’échapper. »

Deirdre haussa les épaules et déclara : « Nous sommes peut-être sœurs, mais même moi, j’hésite devant l’intensité de ton affection. »

+++

Épilogue

Partie 1

L’Einhorn était arrivé dans le port animé de la capitale. L’endroit était frénétique avec les allées et venues de nombreux autres dirigeables. Le cœur de Finley se gonfla d’impatience tandis qu’elle traînait son énorme sac de voyage derrière elle.

« Enfin, je vais pouvoir vivre dans la capitale ! »

J’avais comparé sa réaction à celle d’un campagnard ayant vécu pendant des années dans la campagne japonaise, confronté à la ville de Tokyo après avoir rêvé pendant des années de la visiter. Lorsque j’étais arrivé ici, mon cœur était lourd d’appréhension face à la vie qui m’attendait.

« Es-tu si excitée à l’idée de vivre ici ? N’es-tu pas déjà venue des dizaines de fois ? »

Nous avions débarqué de l’Einhorn et étions sur le point de nous entasser dans un plus petit dirigeable en direction de la ville proprement dite. Anjie et Livia emmenaient Noëlle pour visiter le domaine que le père d’Anjie possédait dans la capitale, me laissant en compagnie de Luxon et Finley.

« Vivre ici est la partie la plus importante ! Je vais devenir une fille de la ville », déclara Finley, en récitant la même phrase que j’avais déjà entendue de Jenna.

« Tu as beau me dire ça, mais comment comptes-tu vivre ici, exactement ? » Je pouvais prédire la réponse qu’elle allait me donner, mais je lui avais quand même demandé quels étaient ses projets d’avenir.

« Eh bien, j’ai l’intention d’épouser quelqu’un de riche qui vit déjà ici, bien sûr », avait-elle répondu. Je le savais. « Je vais me trouver un homme qui est beau, grand, et follement riche. »

« Tu vises les étoiles, hein ? Bonne chance avec ça. J’espère que tu te réveilleras rapidement à la réalité. »

Il n’y avait aucun mal à ce qu’elle passe un peu de temps à rêver de l’impossible, mais elle devait aussi faire face à la vérité… et ajuster son plan pour avoir une maigre chance de se réaliser. Le plus tôt sera le mieux. Je savais qu’elle rejetterait d’emblée tout conseil que je lui donnerais. Elle était convaincue qu’il y avait un prince parfait dehors qui n’attendait qu’elle.

Parfois, j’oubliais que ce monde sortait tout droit d’un jeu vidéo otome. Les rêves de Finley n’étaient pas si exagérés dans ce paradigme : beaucoup de princes et d’éminents descendants de la noblesse répondaient à ses exigences, je ne pouvais donc pas dire avec certitude qu’elle n’épouserait jamais un tel homme. C’est ce qui rendait ce monde si fou. Tant de filles fantasmaient sur des partenaires parfaits parce que leurs hommes idéaux existaient et étaient assez proches pour être touchés, mais pas nécessairement à portée de main. Nous allions tous à l’académie ensemble, donc elles pouvaient parler à ces gars même si elles ne finissaient pas par les épouser. C’était suffisant pour donner de l’espoir aux filles.

Je comprenais un peu ce qu’elles ressentaient. Si une icône culturelle fréquentait mon école et se trouvait dans la même classe que moi, je pourrais développer quelques fantasmes à mon tour. Je pourrais même envisager la possibilité que nous devenions un couple.

C’est pourquoi j’avais pensé que c’était bien pour Finley d’avoir un peu de temps pour rêver en grand. La réalité était dure et impitoyable. La plupart des gens trouveraient difficile de continuer à vivre sans le répit que leur offre leur imagination.

Les joues de Finley se gonflaient d’air alors qu’elle me fixait. « Aucune imagination. Ne te moque pas de moi juste parce que tu as réussi à réaliser tes rêves. »

Certes, j’étais l’un des plus chanceux. J’avais fait d’Anjie, Livia et Noëlle mes futures épouses. Je n’avais pas l’intention de lui étaler mon succès au visage, mais je n’allais pas non plus lui faire des courbettes.

« J’ai eu de la chance. C’est tout. »

« Tu es sincère aujourd’hui », avait-elle observé.

« Ma sincérité est l’un de mes traits les plus charmants et les plus saillants, tu sais. Oh, et laisse-moi être franc — j’en ai fini avec les rencontres. J’ai l’intention de finir mes jours à l’école dans la paix et l’harmonie. Va découvrir tes perspectives de mariage par toi-même. »

« Tu ne sais jamais quand il faut arrêter de parler. » Finley souffla et se détourna pour balayer les lieux de son regard curieux et inquisiteur. Beaucoup d’autres premières années étaient réunies ici pour le premier trimestre, et comme elle, elles examinaient sans relâche leur environnement.

La différence la plus notable au port par rapport à mon arrivée il y a deux ans était la façon dont les demi-hommes étaient habillés. J’en avais repéré un certain nombre en train de travailler dur, la sueur coulant sur leur corps. Mais il n’y en avait aucun habillé de beaux costumes, suivant de près les femmes aristocratiques. Leur nombre n’avait pas diminué — ils étaient nombreux, mais tous les demi-humains que j’avais vus avaient l’air musclés, musclés, et parfaitement adaptés au travail physique.

« Maître, quelqu’un en approche », avait averti Luxon, venu de nulle part.

J’avais suivi son regard pour découvrir un jeune homme à l’air gâté — une première année — avec tout un entourage qui le suivait. Il se dirigeait vers nous, bousculant les gens à mesure qu’il avançait. Les étudiants masculins de son entourage avaient des airs arrogants et autorisés plutôt que les habituelles femmes. Cela m’avait paru un peu étrange, mais j’avais mis cela sur le compte de l’évolution de la structure sociale de l’académie après le changement de politique.

Finley était trop occupée à regarder ailleurs pour les voir arriver. Comme elle ne s’écartait pas immédiatement du chemin, le noble garçon gâté lui donna une poussée. « Hors du chemin, mochetée. »

Il n’avait pas mis assez de force pour l’envoyer en l’air, mais il avait un peu fait trébucher Finley. Le sang lui monta à la tête et elle lui répondit : « C’est quoi ton problème !? »

Il y a deux ans, il aurait été impensable pour un garçon de pousser une fille comme ça, mais on ne pouvait pas en dire autant maintenant. Les garçons du groupe avaient échangé des regards. Puis ils avaient gloussé et avaient commencé à se moquer d’elle.

« Vous pouvez croire ça ? Une fille qui a ce genre d’attitude avec les hommes ? Je parie que vous êtes une plouc de la campagne, hein ? Tu es bien partie pour obtenir ton diplôme sans jamais trouver de partenaire à épouser. »

Ma mâchoire était presque tombée. Whaaaa !? J’avais crié intérieurement face à ce que j’entendais. C’était tout le contraire de ce qui se passait pendant ma première année. Non pas que ce soit une amélioration ! Tout ce qui avait changé, c’est que maintenant, ce sont les hommes qui font le poids, pas les femmes.

Les filles de son entourage fixaient le sol, sans pouvoir dire ou faire quoi que ce soit.

Insultée, Finley répliqua. « Ne te moque pas de moi ! C’est toi qui essaies de passer devant tout le monde. Fais la queue ! » Sa voix forte avait attiré l’attention de toutes les personnes à proximité.

Le garçon nous avait regardé avec dédain en crachant : « Alors ! Vous êtes des ploucs qui avaient désespérément besoin qu’on lui apprenne les bonnes manières. Je n’oublierai pas vos visages de sitôt, croyez-moi. »

Le petit navire était finalement entré dans le port. Après avoir dit sa réplique, le garçon s’était avancé pour monter à bord. Ceux qui l’entouraient n’avaient pas essayé de l’arrêter. Cependant, certaines personnes de la foule m’avaient reconnu.

« Hé, ce type là… »

« N’est-ce pas une troisième année ? Sire Léon, c’est ça ? »

« Pas possible ! »

« Je suis sérieux. Je l’ai déjà vu une fois. J’ai entendu dire qu’il était de retour de son séjour à l’étranger… C’est forcément lui. »

« Attends, donc il a entendu tout ce que ce gamin a dit, c’est ça ? Merde… il a traité Léon de plouc, n’est-ce pas ? »

« Oh là là. Sa vie est pour ainsi dire terminée. »

Des chuchotements avaient éclaté tout autour de nous, trop fort pour que le garçon noble gâté puisse quand même les ignorer. Il jeta un coup d’oeil anxieux aux personnes rassemblées. J’avais prévu de prendre ma revanche à l’académie, mais c’était trop tard. Les gens avaient déjà remarqué ma présence. Gênant.

Je vais intimider un peu le gamin et en rester là, avais-je décidé.

« Bonjour. Je suis le grand frère de cette plouc », avais-je dit. « Désolé, je suppose qu’on s’est mis sur votre chemin. »

« Qui es-tu ? » Il avait gardé sa bravade, même en demandant. Il ne m’avait pas encore reconnu.

« Oh, je suis juste un aristocrate de campagne… qui se trouve avoir un titre de marquis. »

« Marquis ? Tu n’es pas sérieux ! »

« Mortellement sérieux. Vérifiez auprès du palais si vous voulez. »

Il secoua la tête. « Non, tu dois mentir ! Tu ferais mieux de t’excuser immédiatement pour avoir essayé de me tromper, sinon… »

« Je ne peux pas », avais-je dit en haussant les épaules. Honnêtement, utiliser mon statut comme ça pour intimider les gens me faisait me sentir… incroyablement bien. Allez, tu te moques de moi ?

L’inconvénient, c’est qu’on ne sait jamais quand on va tomber sur quelqu’un de plus effrayant que soi. Si vous faites preuve de suffisamment d’insouciance, vous pouvez vous rendre compte que vous avez fait preuve de condescendance envers quelqu’un qui vous dépasse de loin. Ma politique était de garder un profil bas, de faire des recherches sur la personne impliquée, et de me venger après avoir eu toutes les informations… mais je ne pouvais pas me permettre de négliger les actions de ce crétin. Le laisser s’en tirer donnerait l’impression à certains crétins qu’ils peuvent me marcher dessus. Il y avait une tonne d’ignorants dehors comme ce gamin gâté.

« Vous, les premières années, vous causez des troubles. Soyez gentils et mettez-vous en ligne. » J’avais rétréci mes yeux pour les fixer, lui et son entourage.

Le garçon en question détourna son regard et voulut s’enfuir sur le bateau. Je l’avais saisi par l’épaule. À voix basse, j’avais grogné, « Ce n’est pas la fin de la ligne. »

Il avait couiné de peur avant de se précipiter, dépité, dans la direction que j’avais suggérée. Lui et ses partisans s’étaient rassemblés docilement au bout de la file.

Une fois cette question réglée, j’avais appuyé ma main sur le dos de Finley pour la guider dans le petit vaisseau. Des rangées de sièges étaient alignées à l’intérieur du vaisseau, tous équipés de ceintures de sécurité. Nous avions trouvé une place pour nous asseoir ensemble, et dès que nous avions été installés, Finley avait commencé à se plaindre de ce garçon.

« Qu’est-ce qui lui prend ? Ce n’était pas une attitude à avoir avec une fille. »

« Oui, je suis d’accord. »

« Et qu’est-ce qui t’a pris ? Pourquoi n’as-tu pas balancé ton nom dès qu’il a essayé ? »

J’avais haussé les épaules. « Je déteste être impliqué dans les conflits. »

« Tu avais l’intention de lui rendre la pareille plus tard, » dit Luxon. Il n’avait pas cru un seul instant à mon excuse. « Tes méthodes sont vraiment sournoises, Maître. »

Finley avait oublié le manque de respect qu’elle avait subit. « C’est bien pire », avait-elle raillé, et elle s’était éloignée de moi pour mettre un peu d’espace entre nous.

Grossier. Je n’allais pas faire quelque chose d’aussi excentrique. J’avais l’intention de me renseigner sur sa famille, de m’assurer que j’étais en position de supériorité, puis de l’approcher dans quelques jours et de lui rappeler en toute décontraction tout cet incident. Ses pairs lui auraient parlé de moi bien avant, et la peur croissante que cela lui inspirerait serait plus qu’une revanche.

« J’allais juste lui donner une petite remontrance verbale une fois que nos chemins se croiseront inévitablement à l’école », avais-je dit.

« Mesquin. »

« Tu devrais louer ma magnanimité pour en rester là. De toute façon… » J’avais traîné en longueur en jetant un coup d’œil à nos compagnons de voyage.

Il y avait un changement clair et inhabituel dans le pouvoir entre les hommes et les femmes, du moins en ce qui concerne les premières années. Ce n’était pas le cas lors de ma première participation. Il y a deux ans, un garçon n’aurait jamais fait étalage de son statut comme nous venions de le voir. J’étais un peu triste que la situation soit essentiellement la même, mais avec les rôles inversés. Les deux sexes méritaient d’être sur un pied d’égalité. Je le croyais.

+++

Partie 2

« Ma chambre est encore plus grande que la dernière fois. »

J’avais soupiré en regardant ma chambre au dortoir. Elle était bien trop grande pour un étudiant normal. J’aurais trouvé plus de confort dans des quartiers exigus, mais mon statut de marquis signifiait que j’étais conduit jusqu’à une chambre spéciale. Ces suites étaient exclusivement utilisées par les fils et les filles des grandes maisons, comme Julian et ses amis débiles (du moins, avant qu’ils ne tombent en disgrâce)… jusqu’à ce que je me présente.

Je posai les quelques bagages insignifiants que j’avais traînés avec moi, puis m’installai sur une chaise. Luxon procéda à un examen de la pièce pendant ce temps.

« Rien de suspect, » rapporta-t-il.

« Trop prudent, hein ? »

« Je dirais que c’est toi qui devrais être plus sur tes gardes. Plus important encore, je soupçonne Marie et les autres de vouloir te donner rendez-vous bientôt. »

Marie avait probablement reçu des nouvelles de mon retour par Creare à l’heure qu’il est, donc il avait raison, elle viendrait me voir assez rapidement.

« Je suppose que je pourrais alors préparer du thé et des collations. » Je m’étais levé de ma chaise et j’avais sorti les sucreries que j’avais achetées en cadeau. Je les avais alignés soigneusement sur la table.

Luxon tourna autour de moi en cercle.

« Quoi ? Veux-tu dire quelque chose ? » avais-je demandé.

« Non. J’ai simplement pensé que tu avais l’air de t’amuser énormément. Je suppose que tu es si heureux de revoir Marie, non ? »

« Idiot, je prépare cette camelote pour montrer ma gratitude ! Elle s’est donné beaucoup de mal pour rassembler les informations. Elle est comme un cheval ! Elle fait du bon travail si on lui tend une carotte. »

« En effet, tu as bien cerné ton ancienne soeur. Je ne devrais pas être surpris de voir à quel point tu es obsédé. »

« Excuse moi ? »

« Peux-tu vraiment argumenter ? Tu as rougi et souri avec effusion quand Anjelica et Olivia t’ont traité comme un grand frère. Même moi, je n’ai pas réussi à prédire que la situation te ferait pleurer. »

J’avais secoué la tête. « Tu ne comprends pas. Il y a une énorme différence entre les sœurs qui sont liées par le sang et celles qui ne le sont pas. Ces deux-là étaient comme des anges descendus du ciel. Marie, c’est une autre histoire. C’est évident. »

« Hm ? Tu oublies facilement. Dans cette vie, toi et Marie n’êtes pas non plus liés par le sang, » dit-il. « Dans ta logique, Marie ne fait-elle pas partie de la même catégorie ? Un ange descendu du ciel, comme tu dis ? »

« C’est mon âme sœur ! Bon sang non, elle n’est pas dans la même catégorie ! »

Il y eut une petite pause.

« Âme sœur ? Ah, alors tu l’as mise dans une catégorie extraordinaire qui lui est propre. »

« Oui, elle est extraordinaire, c’est vrai. Extraordinairement ennuyeuse ! »

« C’est ce que tu prétends, mais tu fais tout pour lui offrir du thé et des collations. Je trouve cela plutôt étrange. »

« Je te l’ai dit — c’est un appât. Tu te souviens ? Cheval ? Carotte ? »

De plus, Luxon avait lui-même signalé son dur labeur. Cela ne m’aurait pas tué de lui montrer un peu de gentillesse en retour. C’était du renforcement positif : Marie apprendrait que bien travailler signifie être récompensée par de délicieuses friandises. Cela l’inciterait à aller dans la bonne direction.

Mais comment en est-on arrivé là ? m’étais-je demandé. Dans notre vie précédente, Marie n’était jamais tentée que par des produits de marque ou des luxes aussi coûteux. En voyant à quel point un petit plaisir comestible la rendait heureuse maintenant… Je me sentais un peu mal pour elle. Une partie de mon empathie venait d’une lutte partagée, puisque j’étais officiellement chargé de m’occuper de la brigade des idiots ces jours-ci. Je savais personnellement combien il était difficile pour elle de garder un œil sur eux.

J’avais fini par hausser les épaules et j’avais dit : « Tu sais comment c’est ». J’avais commencé à penser que je devrais peut-être être un peu plus gentil avec elle. C’est tout. »

« Tu as le feu aux fesses avec elle, alors ? Ce n’est pas très convenable. »

J’avais ricané. « Quel dysfonctionnement as-tu pour te permettre de faire des remarques désagréables ? Je te jure, il doit y avoir quelque chose qui cloche chez toi. Nous devrions demander à Creare de t’examiner. »

« Je surpasse de loin ses capacités dans tous les domaines. »

Son excès de confiance et son entêtement étaient parfois une véritable épine dans mon pied. La nature conciliante de Creare permettait une approche beaucoup plus intelligente et équilibrée, à mon avis.

Un coup doux résonna au milieu de nos chamailleries habituelles.

« Ouais ? » avais-je répondu avant de faire pivoter la porte. « Oh, c’est toi, Marie. Dépêche-toi d’entrer. Je vais te faire du thé. »

Marie se tenait là, mais il y avait quelque chose de bizarre chez elle. Elle fixait ses pieds, une sueur froide perlant sur son visage. Elle refusa de rencontrer mon regard.

« Hey. Qu’est-ce que tu as fait ? » avais-je demandé.

« Hum, alors, euh, Grand Frère… »

Je me souvenais qu’elle se comportait comme ça dans notre vie précédente. Elle ne montrait cette attitude déférente que lorsqu’elle avait fait une grosse bêtise. Alors qu’elle tremblait devant moi, j’avais saisi son visage à deux mains et l’avais serré jusqu’à ce que ses lèvres se froncent. Des larmes avaient perlé au bord de ses yeux.

« Qu’est-ce que tu as fait ? Crache le morceau ! »

 

 

Je pouvais deviner à son comportement qu’elle avait fait quelque chose d’irréversible. J’avais l’estomac noué par un mauvais pressentiment de ce qu’elle allait dire ensuite.

La lentille rouge de Luxon balaya le couloir extérieur. « Maître, je ne vois Creare nulle part. Je la soupçonne de dissimuler sa présence avec un dispositif d’occultation. »

Le mauvais sentiment qui me rongeait s’était décuplé en une fraction de seconde.

J’avais souri de façon menaçante à Marie. « Tu ferais mieux de me dire tout ce que tu sais. Tout. Ne t’avise pas d’omettre un seul détail. »

« P-Promets que tu ne te mettras pas en colère ? »

« Ça dépend à quel point tu as merdé. »

Marie ne demandait de telles promesses que lorsque les choses étaient incommensurablement mauvaises. Elle savait que j’allais être furieux, sinon elle ne m’aurait pas fait promettre de garder mon sang-froid. Mon sourire forcé s’était envolé. Il n’y avait pas de miroir dans lequel je pouvais me voir, mais j’imaginais que mon expression était effroyablement vide.

Marie hocha la tête pour montrer qu’elle s’était résignée à parler. Je l’avais relâchée. Ses joues étaient devenues d’une pâleur mortelle et elle murmura : « Nous avons transformé l’un des intérêts amoureux en fille. »

« Vous quoi ? »

Pendant une seconde, mon esprit refusa de traiter ce que je venais d’entendre. Les intérêts amoureux sont des hommes, non ? Au moins dans un jeu vidéo otome. Mais elle prétendait que l’un d’eux s’était transformé en fille ?

Attends un peu. Prends une grande respiration.

Pourquoi un intérêt amoureux deviendrait-il une fille ? Est-ce que c’était même possible ?

« Marie, je veux clarifier les choses avec toi, une question à la fois », avais-je dit.

« Ok. »

« D’abord, les intérêts amoureux dans les jeux vidéo otome ne sont-ils pas censés être des hommes ? Es-tu sûre que le sexe de ce personnage n’a pas été échangé dès le départ ? » La première possibilité qui m’avait frappé est que ce personnage était censé naître en tant qu’homme dans le scénario original du jeu, mais qu’il était né en tant que femme à cause d’une divergence dans l’histoire.

Marie secoua la tête.

« Ok, donc ce n’est pas ça. Ensuite. Tu as dit qu’il est “devenu une fille”. De quel genre de transformation parle-t-on ici ? Un gars qui s’habille avec des vêtements de fille ? Ou quoi ? »

De la sueur fraîche coulait sur son visage et ses yeux allaient et venaient. « Elle est assurement devenue une fille, à 100 %. »

« Tu as dit qu’elle a été “transformée en fille”, ce qui signifie que tu es impliquée dans cette histoire ? » Je l’avais attrapée par les épaules, les doigts serrés.

Marie grimaça en expliquant : « L’un des gars sur lequel Creare faisait ses expériences était en fait l’un des intérêts amoureux ! Dans le jeu, il était censé avoir un an de plus que la protagoniste, ce qui signifie qu’il a commencé à fréquenter l’école l’année dernière ! »

« Pourquoi ne m’as-tu pas dit ça plus tôt !? » Je lui avais crié dessus. « Et qu’est-ce qui se passe avec ces expériences ? Je pensais qu’elle ne faisait qu’observer, mais en fait elle testait des choses sur des gens !? »

« Je ne me suis rappelée que récemment qui était ce personnage ! Je n’aurais jamais imaginé que Creare irait aussi loin. »

J’étais sous le choc. Creare avait fait des expériences sur un intérêt amoureux masculin, un qui avait commencé à l’école l’année dernière, et maintenant il — elle, plutôt — était une fille.

« Qu’est-ce que tu as fait ? Retrouvons ce personnage pour le rechanger. Dis-moi où elle se trouve en ce moment ! »

« C’est trop tard. »

Je lui avais lancé un regard noir. « Qu’as-tu oublié de dire ? »

Mes tactiques d’intimidation n’avaient eu aucun effet. Marie avait encore secoué la tête. « On ne peut pas. Elle a dit elle-même qu’elle voulait être une fille. »

« Tu te moques de moi, hein ? Oui ! Je pensais que les intérêts amoureux étaient censés être des hommes ? »

« Elle a dit… qu’elle avait enfin réalisé qui elle était vraiment. Après que Creare ait effectué le changement de sexe, elle a pleuré de joie. Elle nous a remerciés trop de fois pour pouvoir les compter et a même dit qu’elle pourrait mener une toute nouvelle vie de cette façon. Je ne peux pas aller la voir après tout cela et lui demander de changer à nouveau, » expliqua Marie. Elle avait attrapé son propre visage et avait fondu en larmes.

« Je m’en fous ! Nous devons remettre ce scénario sur les rails ! » J’avais insisté. Mon esprit était embrouillé par cette révélation choquante.

« Je ne peux pas te recommander de faire ça, » interrompit Luxon.

« Pourquoi pas ? »

« L’individu en question a demandé ce changement de sexe. Je ne dispose pas des détails nécessaires pour en juger avec certitude, mais je soupçonne qu’elle résistera si tu tentes de lui imposer ce changement. De plus, si cette personne est mentalement féminine, il est possible qu’elle préfère les hommes aux femmes. Même si tu devais inverser tout cela par la force, les chances de succès sont extrêmement minces. »

Par « succès », j’avais supposé qu’il voulait dire que ce personnage se mettait en couple avec la protagoniste désignée. Ouais, toutes les chances de cela étaient dans le caniveau.

« Je suppose qu’elles pourraient plutôt former un couple de lesbiennes, non ? » avais-je demandé dans l’espoir vain que ce personnage, même après être devenue une fille, puisse rester un intérêt amoureux viable. Mon regard s’était porté sur Marie. Elle tremblait plus fort que jamais.

« Lorsque j’ai discuté avec elle, elle m’a parlé avec enthousiasme de son rêve de sortir avec un homme », déclara Marie, renforçant ainsi les soupçons de Luxon.

« Alors… et maintenant ? »

Marie et moi nous étions effondrés sur le sol à quatre pattes. Si j’avais su que cela arriverait, je n’aurais jamais laissé Marie et Creare dans la capitale.

« Luxon et moi aurions dû nous occuper de ça. »

« Je me demande si c’est vrai, » dit Luxon. « Si tu te souviens bien, il y a eu l’affaire de ton frère aîné et de cette réunion de mariage. Vu la façon spectaculaire dont tu as échoué là-bas, je suppose que les choses auraient été bien pires ici dans la capitale si tu étais resté. »

La tête de Marie s’était levée. « Hein ? C’est quoi cette histoire de réunion de mariage ? »

Luxon répondit à ma place. « Le frère aîné du maître a été invité à assister à une réunion de mariage avec Dorothea de la maison Roseblade. Il n’était pas initialement en faveur de l’arrangement et espérait le faire échouer. Si personne n’était intervenu, il aurait échoué comme il le souhaitait. Hélas, le Maître a offert son aide et a assuré un succès retentissant à la place. Les chances de succès entre ces deux-là étaient astronomiquement faibles, pour ce que ça vaut. »

Marie fronça le nez en me regardant. « Qu’est-ce que tu as fait ? »

« Tu es la dernière personne de qui je veux entendre ça. Maintenant, où est Creare ? »

« Elle a fui. Pour info, 99 % de ce bordel était de sa faute. »

 

☆☆☆

 

J’avais défilé dans la cour de l’école avec un fusil à la main.

« Creare, où es-tu ? »

Mes yeux étaient injectés de sang alors que je la cherchais dans tous les coins et recoins. Cette petite diablesse ne s’était pas contentée de se cacher, elle avait également préparé un certain nombre de leurres pour nous mettre sur une fausse piste. Chaque fois que Luxon se faisait piéger par l’un d’eux, il était de plus en plus irrité.

« Maître, ici ! » fit-il signe.

J’avais croisé un certain nombre d’étudiants, dont certains de première année, pendant ma chasse à l’IA manquante. Personne n’avait essayé de me parler. Quelques professeurs m’avaient regardé, mais avaient rapidement détourné le regard en réalisant qui j’étais. Je n’avais pas d’énergie à perdre à m’inquiéter de ce qu’ils pensaient.

Luxon vola jusqu’à une porte de stockage située sous l’escalier. Quand il s’était retourné pour me faire face, sa lentille rouge bougea de haut en bas dans un signe de tête.

« Elle est là, hein ? »

« Oui, très certainement. »

J’avais ouvert la porte. L’intérieur était sombre et poussiéreux — lorsque j’avais allumé une lampe, elle s’était reflétée sur les nombreuses particules qui dansaient dans l’air. Une zone à l’intérieur m’avait semblé inhabituelle. Luxon pointa son laser dans cette direction, et le mécanisme d’occultation de Creare s’arrêta. Elle était immédiatement sortie de l’ombre.

« Te cacher comme ça ne te servira à rien, Creare, » dit Luxon.

« Eek ! »

J’avais chargé une balle en caoutchouc non létale dans mon fusil et j’avais pompé pour que la cartouche soit chargée. Armé et prêt à tirer. « Dommage… J’attendais de grandes choses de toi. »

« Au moins, écoute-moi, Maître ! Je n’avais aucune idée. Genre, aucune idée du tout ! Je ne savais pas que ce personnage était censé être un intérêt amoureux ! »

« La ferme ! Penses-tu que l’ignorance est une bonne excuse pour aller changer le sexe de quelqu’un ? Certaines lignes dans ce monde ne sont pas faites pour être franchies, tu sais ! Apparemment, ta programmation n’inclut pas l’éthique et la morale humaines. » J’avais sous-estimé ce dont elle était capable, vu jusqu’où elle avait poussé ses expériences. Je m’étais permis d’oublier que, comme Luxon, elle était une dangereuse intelligence artificielle produite par l’ancienne humanité.

« J’ai vraiment une éthique et une morale programmées en moi ! C’est juste que… elles ne s’appliquent qu’à l’ancienne race humaine. Elles ne s’étendent pas à la nouvelle humanité ! »

J’avais penché la tête sur le côté. « Oh ? Je suppose que cela signifie qu’ils ne s’étendent pas à moi non plus ? »

« N -non ! Toi et Rie êtes classés séparément des nouveaux humains… Luxon, ne reste pas là à regarder. Aide-moi à sortir ! » Creare l’avait supplié.

« Creare, tu me déçois, » dit froidement Luxon. Il était d’une humeur massacrante après avoir été dupé par ses leurres à plusieurs reprises. « Quelles que soient tes excuses, le fait est que tu n’as pas respecté les ordres que le Maître t’a donnés. »

« Qu’est-ce qui est mal dans ce que j’ai fait ? Qui se soucie de ce qui arrive à une seule personne ? Il y a plein d’autres personnes pour prendre sa place, non ? »

Elle avait raison sur ce point. Nous avions les autres intérêts amoureux masculins à notre disposition, mais en perdre ne serait-ce qu’un seul affecterait considérablement la trame de l’histoire. Cet intérêt particulier aurait pu finir avec la protagoniste, si nous n’étions pas intervenus.

« C’est ta faute si nous n’avons plus qu’un seul candidat », avais-je sifflé. « Et loin d’être repentant, tu nous fais tourner en bourrique. Ça me fait chier ! »

« Je suis tout à fait d’accord, » dit Luxon.

Creare avait senti qu’aucun de nous n’était sur le point de changer d’avis et s’était mis à grommeler. « Les sacrifices sont parfois nécessaires pour faire avancer les choses. L’humanité ne se serait jamais développée aussi loin sans eux ! Tout ce que j’ai fait, c’est traiter l’un des nouveaux humains comme mon sujet d’expérience, d’accord ? Il n’y a rien de mal à cela. C’est une pure coïncidence que ce même sujet soit devenu un intérêt amoureux ! Je suis innocente ! »

As-tu perdu la tête ? Quelqu’un qui change entièrement le sexe biologique d’une personne sous prétexte qu’il s’agit d’une « expérience » est loin d’être innocent.

Aucune loi du Royaume de Hohlfahrt n’interdit de changer le sexe d’une personne, ne serait-ce que parce que les personnes au pouvoir n’avaient jamais envisagé cette possibilité. Cependant, la légalité n’était pas le problème ici. C’était une question de moralité de base.

« Un dernier mot, Creare ? » J’avais pointé le canon de mon arme sur elle.

Résignée à son sort, Creare n’avait pas l’intention de se rendre sans se battre. Elle cria, « La nouvelle humanité devrait déjà être détruite ! »

J’avais appuyé sur la gâchette. La balle en caoutchouc frappa le corps robotique de Creare, la faisant rebondir dans la salle de stockage comme une boule de flipper. Elle roula finalement pour s’arrêter près de mes pieds.

« C’était juste cruel. Tu es un monstre », dit-elle d’un ton accusateur.

« Pas aussi monstrueux que quelqu’un qui pousse ses “expériences” aussi loin que tu l’as fait. »

« Creare, montre des remords pour tes actions, » ordonna Luxon.

Nous avions retrouvé Creare et l’avions punie, mais nous devions faire face à l’énorme problème qu’elle avait créé. Je n’avais jamais imaginé que l’un des centres d’intérêt du jeu serait transformé en fille. Comment le troisième épisode de ce jeu va-t-il se dérouler maintenant ?

+++

Chapitre bonus

Partie 1

À peu près au même moment où Léon et les autres étaient retournés à l’académie, une flotte de dirigeables des Roseblades avait atterri dans le port des Bartforts. Le comte avait envoyé un certain nombre de navires de guerre ainsi que des navires de transport pour démontrer sa puissance militaire et financière. Le port était bientôt bondé de monde.

Deux hommes — l’un d’âge moyen, l’autre beaucoup plus jeune — étaient assis sur des caisses en bois pour prendre leur pause, regardant les gens s’affairer sur les quais exigus. Ces deux hommes travaillaient quotidiennement au port, et c’était donc avec une grande contrariété qu’ils regardèrent la flotte des Roseblades. Les énormes navires avaient attiré des vagues de curieux qui étaient constamment dans leurs jambes. Ils n’avaient pas apprécié ce brouhaha supplémentaire, mais la curiosité avait tout de même pris le dessus.

« J’ai l’impression d’avoir déjà vu cet écusson sur ces navires quelque part. Y a-t-il un problème ? Je pense qu’il doit y en avoir un avec tous ces vaisseaux qui arrivent, » dit le jeune homme. Voir les vaisseaux de guerre des Roseblades l’avait troublé. Indiquaient-ils que la guerre était sur le point d’éclater entre les nobles ? Son esprit sauta sur ce scénario avant tous les autres.

L’homme plus âgé, le vétéran des deux, en savait un peu plus sur les circonstances. « Je doute qu’un combat éclate. Lord Nicks est venu il y a quelque temps et nous a dit de nous préparer à accueillir des invités. »

« L’a-t-il vraiment fait ? J’étais certain que tu-sais-qui était parti et avait encore causé des problèmes. »

Tu-sais-qui était leur façon de désigner Léon. Le garçon s’était suffisamment distingué pour que les rumeurs à son sujet se répandent comme une traînée de poudre dans la région des Bartforts. Le port, avec sa forte rotation de voyageurs venus de loin, était un foyer de ragots. Léon était un sujet fréquent.

Le vétéran poussa un soupir. « Le Jeune Maître Léon, hein ? J’ai entendu dire qu’il avait, comment déjà, “gravi les échelons par ses actions nobles et honorables, acquérant pour lui-même le titre le plus prestigieux de marquis” ». En plaisantant, le vieil homme avait essayé de reproduire au mieux le ton rigide et formel des aristocrates. Le jeune homme avait ri en voyant à quel point cela semblait déplacé.

« De toute façon, est-ce vraiment si facile de devenir un marquis ? »

« Le jeune Maître Léon a travaillé dur. Mais je n’aurais jamais pu prédire qu’il évoluerait comme il l’a fait. »

« Ouais ? Je ne suis pas très doué pour ce genre de choses, mais c’est un héros national, non ? » Le jeune homme n’avait commencé à travailler ici au port que récemment. Il avait aperçu Léon quelques fois de loin, mais rien de plus. Il était devenu vert de jalousie en repensant à ces brèves rencontres. « Il avait deux bombes avec lui, je me souviens. Si seulement j’étais né dans l’aristocratie ! »

Les yeux du vétéran montrèrent son choc. « Tu ne sais rien, n’est-ce pas ? Les choses sont différentes dans la haute société. Les femmes dirigent les affaires. Tout le monde sait que c’est dur d’être un noble. »

« Quoi ? Tu es sérieux ? Hm… Je paris que je pourrais supporter ça si je devais me mêler à des femmes aussi éblouissantes. »

Le vétéran secoua la tête. « Ça doit être bien d’être jeune, d’avoir la tête si haute dans les nuages. La réalité viendra te mordre les fesses avant que tu ne le saches. »

Les habitants de la région ne connaissaient pas les tenants et aboutissants de la vie de Léon et de sa famille. La plupart des informations qu’ils entendaient provenaient du bouche-à-oreille. Malgré cela, ils avaient vu assez de Balcus et du terrible tempérament de Zola pour en déduire que les mariages aristocratiques n’étaient pas une promenade de santé.

Puis un jour, sans crier gare, Zola cessa de visiter la région. Des rumeurs couraient qu’elle et Balcus avaient divorcé. On murmurait que Hohlfahrt était en pleine réforme, mais l’impression des gens du peuple ne changeait pas.

Nicks était arrivé sur les quais pour accueillir les Roseblades pendant la conversation des dockers.

« Un peu simple, n’est-ce pas ? » demanda le plus jeune homme quand il aperçut leur jeune seigneur.

Le vétéran ricana. « Tu n’as aucun respect pour ta propre vie, hein, mon garçon ? Tu ferais mieux de ne jamais lui dire ça en face. »

Les Bartfort et leur chef n’étaient pas du genre à opprimer les gens qu’ils gouvernaient, mais ils n’étaient pas non plus indulgents au point de pardonner un tel manque de respect. Le jeune ouvrier ne pensait pas que c’était une bonne chose que Nicks soit leur prochain seigneur.

« J’aimerais qu’ils fassent de Lord Léon le prochain chef de famille. Avec lui à notre tête, je pourrais partir en guerre, montrer mon courage et faire quelque chose de ma vie. Devenir baron n’est peut-être pas dans mes cordes, mais je pourrais au moins devenir baronnet ou chevalier ! Tu ne crois pas ? »

Le vétéran haussa les épaules. « Le jeune Maître Nicks est le meilleur choix à mes yeux. Il a une bonne tête sur ses épaules. Le jeune maître Léon est le plus tape-à-l’oeil, mais le jeune maître Nicks est plus sûr et plus stable. »

« Cependant, je veux un seigneur qui nous mènera à la guerre. Ensuite, j’obtiendrai quelques promotions et une belle épouse — les possibilités sont infinies. »

Le vétéran comprenait pourquoi son jeune homologue était si désireux de connaître le même succès que celui qui avait permis à Léon de trouver de belles partenaires dans sa vie, mais il ne pouvait pas être d’accord.

« Peut-être que c’est bon pour toi de rêver un peu comme ça », avait-il reconnu, « mais ne compte pas sur moi. Travailler une journée normale et aller au pub pour quelques verres le soir me suffit amplement. Je ne suis pas assez fou pour vouloir aller sur un champ de bataille, où l’on ne sait jamais si l’on va vivre ou mourir. »

Convaincu que l’homme plus âgé se moquait de ses rêves, le jeune homme se renfrogna. « Ah oui ? Eh bien, je ne veux pas vivre une vie ennuyeuse et monotone. Je te le dis, Lord Nicks est trop simple ! Il n’a aucun espoir dans l’avenir avec lui. »

« La vie est plus facile en temps de paix. C’est ainsi que je la préfère. »

« Je ne veux pas trimer à ce travail pour toujours. Je veux être comme Lord Léon, gagner la reconnaissance de la couronne et me faire un nom dans le monde entier. Avec ça, je pourrai dire adieu à la campagne pour toujours. »

« Au moins, tu sais ce que tu veux. » Le vétéran s’arrêta en apercevant une fille qui descendait la passerelle. « Regarde-moi ça. » Il la désigna du doigt, attirant l’attention du jeune homme.

La femme débarquant d’un des navires semblait être de noble naissance. Elle était aussi belle qu’une peinture : Sa peau était blanche comme de la porcelaine, et ses magnifiques cheveux dorés semblaient scintiller sous la lumière du soleil. Ses boucles de soie se balançaient sous la légère pression du vent, encadrant un visage attirant, mais d’un froid polaire, son expression ne trahissant pas le moindre soupçon d’émotion. Le jeune homme rougit. Cette femme était exactement le type de fille qu’il rêvait d’épouser.

« Elle est magnifique », avait-il dit.

« Je l’ai déjà vue. »

« Quoi ? Quand ? »

« C’était un jour où tu étais en congé. »

Le jeune homme serra les dents, vexé d’avoir manqué l’occasion. Puis, alors qu’il observait la femme, celle-ci sembla apercevoir quelqu’un qu’elle cherchait, et l’expression impassible de son visage disparut. Ses lèvres s’étaient ouvertes sur un large sourire radieux. Elle accéléra le pas et se précipita à la rencontre de Nicks, puis se jeta dans ses bras.

La mâchoire du jeune homme s’était décrochée, incrédule. Le vétéran regarda son collègue avec amusement.

« C’est une jeune femme de la maison Roseblade, et elle sera la femme du jeune maître Nicks dans le futur. D’après ce que j’ai entendu, c’est elle qui est tombée amoureuse de lui en premier. »

C’était une révélation choquante pour le jeune homme, étant donné qu’il avait insisté avec véhémence sur le fait que Nicks était trop ennuyeux et ordinaire. En voyant la femme de ses rêves s’accrocher à Nicks, il baissa les épaules et abaissa la tête. Un nuage sombre se profilait au-dessus de lui.

« Ma romance s’est terminée de façon si tragique », avait-il déploré.

« Il faudrait que ça commence avant de pouvoir finir », lui rappella le vétéran. Mais hélas, peu importe ce que le plus âgé essayait de dire, le plus jeune ne répondait pas. Il était trop abattu pour s’en soucier.

 

☆☆☆

 

Alors que Nicks était descendu accueillir Dorothéa au port, Jenna était de retour au domaine en tenue de femme de chambre. Son air renfrogné ne s’était jamais démenti tandis qu’elle s’acquittait de ses tâches avec ressentiment, tout en grommelant et en se plaignant.

« Comment se fait-il que je doive souffrir comme ça ? J’étais censée aller avec Finley à la capitale. »

Jenna avait essayé d’utiliser sa jeune sœur comme excuse pour s’éclipser dans la capitale, proposant à Finley de la guider dans la ville, mais sa mère n’avait rien voulu entendre.

En parlant de Luce, elle se tenait juste à côté de Jenna pendant qu’elle travaillait. Les mains sur les hanches, elle lui déclara : « Combien de temps vas-tu jouer à l’académicienne ? Tu dois rester ici et travailler dur dans la maison. Tu es une adulte maintenant, alors ne crois pas que tu vas t’en sortir en jouant tout le temps. Si tu n’aimes pas ça, alors trouve quelqu’un à épouser ! »

« Je ne vais pas trouver quelqu’un ici dans ce bled ! »

« Nous avons beaucoup de jeunes hommes par ici ! »

« Ce sont tous de pauvres gars de la campagne. Je préférerais mourir plutôt que d’épouser l’un d’entre eux ! »

Jenna n’avait pas prévu ce qu’elle ferait après son diplôme. Au début, ce n’était pas si mal, elle n’avait pas trouvé de partenaire à épouser avant de partir, elle avait un foyer où retourner. Les problèmes n’avaient surgi que lorsqu’elle avait refusé tous les hommes avec lesquels Balcus et Luce avaient essayé de la caser. La raison de son obstination était simple — elle était devenue plus perspicace pendant son séjour à l’académie, avec le plus grand nombre de rencontres qu’elle offrait. Elle ne pensait pas qu’un homme de la campagne pouvait lui convenir.

Luce soupira. « Il est grand temps que tu arrêtes de rêver et que tu commences à regarder la réalité. Tu as entendu ce que Lady Anjelica et Liv ont dit avant, n’est-ce pas ? Il y a très peu de célibataires éligibles parmi l’aristocratie en ce moment, donc il sera difficile pour toute fille de trouver un partenaire. »

« Ouais, j’ai entendu ça, mais quand même. »

La population masculine du Royaume de Hohlfahrt était sévèrement diminuée à cause des batailles avec les monstres et des escarmouches entre autres humains. Cela était particulièrement vrai au sein de l’aristocratie, car une fois qu’un homme devenait chevalier, il ne pouvait échapper au champ de bataille. La plupart des hommes nés dans la rue avaient une vie bien remplie devant eux, à condition qu’ils ne deviennent pas soldats ou qu’ils ne soient pas mêlés à des conflits. La majorité d’entre eux échappaient à ce sort parce que les batailles reposaient principalement sur des dirigeables et que peu de soldats savaient les piloter. Le gouvernement pouvait recruter des civils, mais ils étaient inutiles sans un entraînement quotidien.

+++

Partie 2

Ces facteurs combinés avaient entraîné un taux de pertes élevé pour les chevaliers et les aristocrates masculins de Hohlfahrt et un déséquilibre entre les sexes, les femmes survivant beaucoup plus que les hommes. Les hommes étaient donc autorisés à être plus sélectifs quant à leurs partenaires. C’était l’inverse de ce qui se passait auparavant, selon la politique du gouvernement. Jenna savait que le changement avait déjà eu lieu, mais connaître et apprécier pleinement les implications de ce changement étaient des choses différentes.

« Les deux garçons ont trouvé de l’or ! Nicks s’est offert la fille d’un comte tout récemment. Ne penses-tu pas que je pourrais être aussi chanceuse qu’eux ? » demanda Jenna. Elle commençait à avoir de l’espoir pour elle après que ses deux frères aient trouvé des femmes qui étaient bien au-dessus de leur niveau.

« Si tu avais autant de chance, tu te serais mariée pendant que tu étais encore à l’école », dit froidement sa mère.

« Comment peux-tu me dire ça ? » s’écria Jenna, consternée. C’était la dernière chose qu’elle voulait entendre. Elle fit un grand geste, laissant éclater toute son indignation refoulée. « Je suis une victime, tu sais ! J’étais dans une position très difficile à l’académie à cause du comportement de Léon. C’est pourquoi je n’ai pas eu la chance de me marier pendant que j’étais là-bas ! »

Léon avait ouvertement commencé à se battre avec Julian, le prince héritier de l’époque. Puis il était tombé dans un piège concocté par une faction rivale et avait été jeté dans les cachots à cause de cela… et bien d’autres incidents encore. Jenna pourrait les énumérer tous, ainsi que la façon dont ils l’avaient affectée négativement.

Malheureusement, Luce n’avait pas montré une once de sympathie après les excuses de Jenna. « Léon t’a fourni ton serviteur personnel, n’est-ce pas ? Bien que ce serviteur ait ensuite trahi ton frère. »

« Ne mêle pas Miaule à ça ! C’était entièrement la faute de Léon pour… » Sa voix s’était arrêtée. Miaule était un serviteur personnel qu’elle avait engagé. C’était un beau demi-humain, exactement son type, mais Balcus lui avait coupé la tête pour avoir trahi Léon. Luce le détestait tout autant pour ses coups de poignard dans le dos. Voir sa fille exprimer des remords pour sa perte la rendait furieuse.

« Couvre ce renégat et je te chasserai moi-même de cette maison. »

« Je ne le fais pas. Ne sois pas en colère ! » Les épaules de Jenna s’étaient affaissées en signe de défaite.

« Écoute-moi bien, Jenna. Depuis que Léon a réussi en tant qu’aventurier, il a investi de l’argent dans notre maison. Tu te rends compte que si ton argent de poche a augmenté, c’est uniquement grâce à lui, n’est-ce pas ? »

« O-Oui, je suppose que c’est bien le cas… »

Luce parlait d’une époque antérieure à l’entrée de Léon à l’académie. Après que Léon ait obtenu Luxon, il commença à verser de l’argent dans leur maison et leur région. S’il leur avait offert des fonds directement, Zola — l’épouse légale de Balcus à l’époque — aurait volé l’argent et l’aurait gardé pour elle, d’où son choix d’investir ses finances à la place. Ses contributions avaient financé l’entretien des routes et du port, permettant à la région de prospérer. Les Bartfort devaient à Léon tous les aspects de leur stabilité financière actuelle.

Luce n’avait pas fini de sermonner sa fille. « Ce garçon est devenu complètement indépendant et a fait quelque chose de lui-même. En tant que grande sœur, es-tu vraiment satisfaite de rester comme tu es maintenant ? Ton père et moi n’attendons pas de toi que tu accomplisses tout ce qu’il a fait, mais tu devrais au moins respecter notre souhait en tant que parent : nous voulons que tu te débrouilles seule et que tu mènes une vie respectable. »

Jenna avait détourné son regard. Personne n’aurait jamais imaginé que ce petit crétin deviendrait aussi célèbre et respecté. Je pensais qu’il n’avait qu’un seul succès, qu’il avait eu la chance de faire une chose incroyable et que ça s’arrêterait là.

Pour Jenna, trouver un artefact perdu était un pur coup de chance, le genre qui ne se reproduira jamais. À l’époque, elle pensait que Léon n’était capable que de cela, mais avant qu’elle ne s’en rende compte, sa série d’exploits incroyables l’avait conduit à devenir un héros du royaume. C’était difficile à comprendre pour quelqu’un qui savait comment il était à la maison.

Je n’arriverai à rien si on continue à parler de Léon, réalisa-t-elle. Luce idolâtrait déjà son fils cadet, qui avait réussi à se débrouiller seul tout en contribuant à la vie de la famille. Jenna, quant à elle, vivait à la maison et ne montrait aucun signe de capacité à partir de sitôt. Consciente de sa position défavorable par rapport à Léon, elle décida de parler de Nicks à la place.

« Ok, alors qu’en est-il de l’autre imbécile, Nicks ? Il a été diplômé sans se marier ! »

« Ne parle pas de ton frère comme d’un “imbécile”, jeune fille ! De plus, Nicks a déjà une partenaire. »

« Oui, mais il n’avait personne juste après son diplôme. Pas même de correspondance potentielle. Ne penses-tu pas que c’est injuste de me mettre la pression alors que tu ne l’as pas fait pour lui ? »

« Eh bien, je pense que tu as raison. »

C’est le moment, pensa Jenna. Je peux gagner du temps en utilisant Nicks comme excuse. Tout ce dont j’ai besoin ensuite, c’est d’une chance. Si je pouvais vivre un an dans la capitale, je sais que je trouverais quelqu’un.

Au moment où Jenna tentait de cajoler sa mère, Yumeria s’était approchée sans réfléchir pour l’interrompre. « Hum, excusez-moi. »

Jenna jeta un regard noir. « Nous sommes occupés pour le moment. Va-t’en. Laisse faire les autres domestiques si tu ne peux pas faire ton propre travail. »

Bon sang, lis un peu l’ambiance, veux-tu bien ? C’est une chance précieuse pour moi de persuader maman !

Elle était sur le point de reprendre son plaidoyer auprès de sa mère lorsque Yumeria s’était obstinée à intervenir : « Mais, hum… »

« C’est quoi ton problème ? Je te l’ai dit, nous sommes occupés en ce moment, alors… hein ? » Jenna s’était retournée vers leur servante elfe pour remarquer les autres personnes qui se tenaient derrière elle. Elle s’était figée.

Luce avait réagi de la même manière, sa voix se bloquant dans sa gorge.

Parmi le nombre de personnes présentes dans la salle, il y avait Balcus.

« Que faites-vous, mesdames ? » avait-il demandé. « J’étais sûr de vous avoir dit qu’aujourd’hui était un jour important. » Il n’était pas en colère, plutôt exaspéré et embarrassé.

Nicks était également présent. Il jeta un coup d’oeil à Jenna. « Nous pouvions entendre vos voix depuis l’entrée principale. »

Jenna, elle aussi, était gênée que tout le monde ait entendu sa conversation. Ce qu’elle avait dit n’était pas tant le problème que de savoir qui l’avait entendu.

« Oh mon dieu, oh mon dieu », murmure Dorothea derrière Balcus et Nicks.

Paniquée de ne pas avoir réussi à atteindre l’entrée et à accueillir correctement leur invité, Luce s’était écriée : « M-Mes humbles excuses pour tout ça ! »

« Vous n’avez pas à vous inquiéter. Nous sommes simplement arrivés plus tôt que prévu, » répondit gentiment Dorothea.

Bien que Dorothea sera la belle-fille de Luce après son mariage avec Nicks, son statut de fille de comte la plaçait bien au-dessus de l’actuelle matriarche des Bartfort. Luce était issue d’une famille de chevaliers ruraux, pour elle, quelqu’un comme Dorothea était aussi inaccessible que la lune. Il en était de même pour Anjie. Pour Luce et Jenna, les deux filles auraient aussi bien pu être des membres de la famille royale.

« Moi aussi, je m’excuse », bégaya Jenna en faisant une révérence.

Dorothea s’approcha d’elle et se pencha pour que ses lèvres soient à quelques centimètres de l’oreille de Jenna. Sa voix était presque suggestive et invitante, mais ses tons soyeux étaient froids et impitoyables. « Un comportement aussi inconvenant, traiter votre grand frère avec un tel manque de respect. Je ne peux pas rester sans rien faire en tant que sa femme, alors permettez-moi de vous donner un avertissement : Je me moque que nous soyons une famille dans le futur. Insultez encore mon mari, et je m’assurerai que vous le regrettiez. »

« Eep ! » Jenna avait reculé d’un pas.

Dorothea lui avait souri.

Personne d’autre n’avait entendu l’avertissement chuchoté de Dorothea, mais ils regardaient Jenna avec curiosité en raison du changement soudain de son attitude.

Continuant à regarder tout le monde, Dorothea déclara : « J’espère que nous pourrons devenir plus proches toutes les deux. Ce n’est peut-être que par la loi, mais nous serons toujours des sœurs. »

Jenna s’était forcée à lui rendre la pareille, son sourire n’étant pas naturel. « D-D’accord, bien sûr. » Elle avait déjà commencé à transpirer derrière sa façade polie.

Cette fille est folle ! Elle ne pouvait pas s’opposer à Dorothea en raison de la différence de leur statut, mais cela ne la rendait pas moins livide d’être défiée par elle. Hmph ! Les filles de la ville comme toi ne peuvent pas s’en sortir ici à la campagne. Ce n’est qu’une question de temps avant que tu n’essaies de t’enfuir d’ici.

 

☆☆☆

 

Le jour s’était ensuite écoulé sans incident, laissant place à la nuit jusqu’à ce que le soleil se lève à nouveau.

Dorothea était venue rendre visite aux Bartfort de cette manière pour passer un peu de temps avec sa future famille avant son mariage. Cela s’expliquait en partie par son propre désir d’être avec son fiancé, mais cela facilitait également les rumeurs selon lesquelles les deux familles étaient désormais inextricablement liées. Jenna n’était pas sûre de l’objectif de cette démarche, mais elle avait remarqué que l’attention des gens s’était tournée vers leur foyer.

Est-ce parce que Léon s’est fait une telle réputation que les gens ont commencé à s’intéresser à nous aussi ? Les gens se font une fausse idée. Nous sommes des gens normaux de la campagne.

Léon s’était révélé être une force avec laquelle il fallait compter, mais on ne pouvait pas en dire autant du reste des Bartfort. S’ils étaient plus riches qu’ils ne l’avaient été par le passé, ils n’en restaient pas moins de la noblesse rurale.

Vêtue une fois de plus de sa tenue de bonne, Jenna décida d’espionner un peu Dorothea pendant qu’elle travaillait dans la maison. Elle se doutait que sa future belle-sœur commencerait à se plaindre une fois qu’elle aurait goûté à la vie ici, au milieu de nulle part.

Voyons voir. Est-ce qu’une noble dame choyée fera long feu ici, je me le demande ? Ce n’est pas comme si c’était une question. Elle ne le fera pas, j’en suis sûre.

Anjie s’était comportée avec aplomb ici, mais Luxon avait répondu à ses besoins pour qu’elle n’ait pas à se priver. Mais pour l’instant, ni Luxon ni son maître, Léon, n’étaient présents au domaine. Jenna était convaincue que Dorothea trouverait sa vie ici insupportable et ferait connaître son mécontentement.

Est-ce qu’elle va sortir, je me le demande ? Les terrains d’entraînement sont par là, j’en suis sûre…

Dorothea s’était changée pour mettre des vêtements plus confortables et faciles à porter avant de quitter la maison. Jenna suivait furtivement, se cachant derrière ce qu’elle pouvait trouver en chemin.

Yumeria, qui était la superviseuse officielle de Jenna, avait essayé de l’arrêter. « Hum, il y a encore du travail à faire… »

« Silence ! Toi, viens avec moi. »

« Hein !? »

+++

Partie 3

Avec l’autre femme de chambre qui la suivait, Jenna était sortie. Toutes deux avaient repéré les hommes qui se rassemblaient. Elle avait reconnu Balcus, Nicks et Colin, bien sûr, mais ils n’étaient pas les seuls hommes présents.

« Qu’est-ce qu’ils font si tôt le matin ? » Jenna se le demandait à voix haute.

« Quoi ? Ne le savez-vous pas ? » Yumeria n’avait pas mis longtemps à s’expliquer. « De temps en temps, ils se retrouvent comme ça pour faire des exercices. C’est une journée d’entraînement. Les chevaliers viennent aussi pour participer. »

« Des chevaliers ? Ohh, c’est vrai. Nous sommes une famille de chevaliers… Bien que cette bande n’ait pas du tout l’air chevaleresque. » Elle avait regardé les hommes. Chacun avait l’air peu raffiné et peu attrayant, une masse de jeunes garçons de la campagne. Ils ne correspondaient pas à l’image galante d’un chevalier dans l’esprit de Jenna.

Curieusement, Dorothea était aussi avec les hommes.

« Cette fille ! Est-ce qu’elle espère marquer des points en venant ici ? Elle est tellement désespérée. Tout ce qu’une fille doit faire, c’est s’occuper des choses de la maison, pas apprendre des techniques de combat ! Tu parles de fourrer ton nez là où il ne faut pas. »

Yumeria, inconsciente comme toujours, fit remarquer : « Mais Lady Jenna, vous ne faites même pas le ménage vous-même. »

« Je le ferais si je me mariais ! »

« Vous ne serez pas en mesure de le faire alors si vous l’évitez maintenant. Je m’efforce constamment de ne pas faire d’erreurs, mais j’en fais beaucoup même après tout ce temps. » Elle avait ensuite raconté sa dernière mésaventure : le renversement d’un seau d’eau alors qu’elle faisait le ménage.

Jenna lui lança un regard froid. Qu’est-ce qui te prend ? Comment quelqu’un d’aussi ignorante et maladroite que toi ose-t-elle me faire la leçon ? Elle se demande si Yumeria ne le fait pas exprès, en jouant le rôle de l’héroïne délicate et étourdie. Elle avait à peine le temps d’envisager cette possibilité, car elle entendit bientôt des coups de feu provenant du terrain d’entraînement.

Jenna tourna la tête vers le groupe et repéra Dorothea qui tenait un fusil. Avec des mouvements entraînés, elle déchargea sa cartouche vide avant d’en mettre une nouvelle. Quand elle appuya ensuite sur la gâchette, elle toucha la cible en plein centre. Le groupe poussa des cris de surprise avant de l’applaudir.

« C’est une blague. » Jenna était incrédule.

Yumeria chuchota, « Etonnante, n’est-ce pas ? Presque chaque tir qu’elle a fait était dans le mile. »

Ils avaient tous les deux vu à quel point Dorothea était un tireur impressionnant. Tous les hommes sur le terrain d’entraînement s’étaient rassemblés autour d’elle une fois qu’elle eu fini.

Nicks était aussi impressionné que les autres. Son visage s’était éclairé et il déclara : « Vous êtes incroyable. Je suppose que vous devez utiliser une arme à feu assez régulièrement ? »

« Avec modération, » corrige Dorothea. « Cela fait partie de notre éducation de base. Si vous vous souvenez bien, les Roseblades descendent d’aventuriers qui ont gravi les échelons jusqu’au sommet du royaume. »

« Quoi ? Vous voulez dire que les garçons et les filles reçoivent ce genre d’éducation ? »

« Bien sûr. Je dois cependant noter que si j’ai combattu des monstres à l’académie, je ne serais pas d’une grande utilité dans un combat réel contre d’autres personnes. Mon entraînement est plus destiné aux apparences. »

Nicks avait secoué sa tête. « Vous êtes trop humble. Je pense que ce niveau d’aptitude est plus que suffisant. »

Voyant à quel point tous ses hommes étaient impressionnés, Balcus était tombé dans un silence contemplatif.

« C’était incroyable, Dot ! » Colin s’était extasié. Il était aussi sorti pour se joindre à la session de formation. « Anjie est super compétente aussi, mais tu es bien meilleure qu’elle ou que n’importe qui d’autre avec une arme. » Il lui parlait avec tant d’affection et d’intimité que tous les autres participants s’interrogèrent.

« C’est très gentil de ta part », lui déclara Dorothea en roucoulant. « Ton nom est Colin, n’est-ce pas ? »

« Ouais ! »

« Je m’assurerai de te préparer quelques gâteries plus tard. Prenons le thé ensemble, d’accord ? »

« Vraiment ? Hourra ! »

Voyant qu’elle était réceptive à la chaleur de Colin plutôt qu’offensée par elle, les hommes se détendirent. L’image qu’ils avaient des femmes nobles avait été entachée par Zola, aussi étaient-ils encore un peu sur leurs gardes. Quelques chevaliers s’étaient regroupés un peu à l’écart de la foule principale pour parler entre eux, en prenant soin que Dorothea et les autres ne puissent pas les entendre.

« Wôw, Lord Nicks s’est trouvé une fille formidable. »

« Nous aurions de sérieux problèmes s’il se trouvait quelqu’un comme Lady Zola. Je suppose que nous pouvons être tranquilles. »

« Elle a dit qu’elle cuisinerait des trucs, non ? Donc elle peut utiliser une arme et cuisiner ? Il y a une noble dame pour vous juste là. »

Tous ces hommes connaissaient déjà Anjie, mais ils l’avaient fait passer pour une exception à la règle. L’apparition de Dorothea avait contribué à les faire changer d’avis sur la question — ils commençaient à penser que les vraies dames nobles étaient d’un tout autre niveau.

Plus Jenna les écoutait, plus son humeur devenait aigre. « Qu’est-ce que ça peut faire qu’une femme sache se servir d’une arme ? Elle ne part pas à la guerre. Et si quelqu’un veut des pâtisseries à ce point, il peut aller les acheter ! »

Yumeria se contenta de sourire. « Je comprends pourquoi vous dites cela, Lady Jenna, puisque vous ne pouvez pas utiliser d’armes ou cuisiner. » Ses mots étaient comme des poignards qui s’enfonçaient dans le cœur de Jenna.

 

☆☆☆

 

« Je pense qu’il est temps pour nous d’abandonner. »

« Non ! » Jenna craqua. « Je n’abandonnerai pas tant que je n’aurai pas vu des larmes couler sur son visage ! »

Les deux femmes s’étaient éloignées du terrain d’entraînement et espionnaient maintenant la cuisine, où leur cible de surveillance, Dorothea, préparait des friandises. Un certain nombre de servantes étaient là pour les aider, mais elle faisait la cuisine toute seule.

Luce, qui rôdait tout près, commenta : « Je vois que vous vous y connaissez en cuisine. »

« Seulement comme un hobby, maman, » dit Dorothea. « Je ne peux pas me comparer à ceux qui font ça pour vivre. »

« C’est quand même impressionnant ! Je vous envie, en fait. Je ne peux faire que des sucreries simples, faites maison, comme on en trouve souvent à la campagne. »

« Je pourrais vous apprendre quelques recettes si vous voulez. Voulez-vous m’aider à cuisiner ? »

Luce hésita. « Êtes-vous sûre que je ne vous dérangerais pas ? »

« Certainement pas. Je suis ravie de pouvoir cuisiner avec vous, maman. »

« O-oh, bien, dans ce cas… merci de me donner cette opportunité. »

« Vous n’avez pas besoin de vous humilier devant moi comme ça ! Lord Nicks et moi ne sommes peut-être pas encore officiellement mariés, mais je vous considère déjà tous comme ma famille. »

Luce était si émue que ses yeux se remplissent de larmes. « À vrai dire, j’ai toujours rêvé de pouvoir cuisiner comme ça avec ma fille. Mes propres filles ne s’approchent même pas de la cuisine. Jamais, dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pensé qu’une jeune femme gracieuse et honorable comme vous m’appellerait “maman”, et encore moins qu’elle me proposerait de cuisiner avec moi. »

« Je n’avais pas réalisé que cela signifierait autant pour toi… mais je suppose qu’en conséquence, j’ai aidé l’un de vos rêves à se réaliser, » dit Dorothea, essayant de réconforter Luce alors que les deux commencaient à cuisiner ensemble.

Le cœur de Jenna se serra douloureusement à cette vue. Elle en voulait à sa mère, bien sûr. Depuis l’ombre où elle se cachait, elle grommela : « Si tu m’avais dit ça, je t’aurais aidée à cuisiner. »

« Lady Jenna, vous devriez cuisiner avec Lady Luce, » conseilla Yumeria avec une expression des plus solennelles. « Je pense que ce serait mieux que vous le fassiez sans qu’elle vous y incite. »

« O-ouais, ouais, je l’ai déjà compris. »

Tout au long de cette conversation feutrée, Dorothea et Luce se rapprochaient de plus en plus l’une de l’autre.

« Vous êtes si douée pour ça, maman. »

« V-Vraiment ? Peut-être que je devrais essayer de refaire ça pour tout le monde bientôt… »

Yumeria vola un regard à Jenna. « Elles ont l’air de bien s’entendre. »

« Je suppose que oui. »

« Lady Jenna, cessons immédiatement ces bêtises. Lady Luce serait bien plus heureuse avec nous si nous accomplissions la tâche qui nous a été confiée. Ne reviendriez-vous pas travailler avec moi ? »

Vexée comme Jenna l’était par le mauvais déroulement de sa mission de reconnaissance, elle refusa de céder. « Elle fait bonne figure, c’est tout. Tu verras. D’ici peu, le loup sous l’habit du mouton va montrer sa vilaine figure. »

Les épaules de Yumeria s’étaient affaissées en signe de défaite.

 

☆☆☆

 

Jenna surveilla Dorothea de près les jours suivants. Elle entraîna Yumeria avec elle — la pauvre servante elfe n’avait guère d’autre choix, chargée qu’elle était de surveiller Jenna — et garda les yeux rivés sur tout signe indiquant que Dorothea ne parvenait pas à s’acclimater.

Hélas, les choses ne s’étaient pas passées comme prévu.

« Pourquoi ne se plaint-elle pas encore ? Nous sommes littéralement au milieu de nulle part. Comment peut-elle avoir l’air si heureuse d’être ici !? » Jenna hurlait de frustration.

Yumeria donna son avis. « Elle semble vraiment apprécier son séjour ici, alors pourquoi se plaindre ? Elle s’entend très bien avec tout le monde… sauf avec vous, Lady Jenna. »

« C’est exactement le problème ! Pourquoi personne d’autre n’est-il sur ses gardes ? C’est une étrangère. Une ennemie ! »

« Je ne l’appellerais pas une ennemie, mais vous avez raison. Les gens sont devenus terriblement proches d’elle, vu qu’elle est arrivée récemment. »

« Exactement, tu vois ! Nicks est super amoureux, Colin l’appelle déjà par un petit surnom mignon, et maman et papa sont aux anges avec elle. Qu’est-ce qui ne va pas avec tout le monde !? »

En quelques jours à peine, toute leur famille — Jenna exceptée — avait accueilli Dorothea à bras ouverts. Cela contredisait complètement les quelques connaissances de Jenna sur le mariage.

« C’est normal que la famille s’en prenne à une nouvelle mariée à son arrivée, non ? »

Yumeria secoua la tête. « Je ne dirai pas que cela n’arrive jamais, mais je ne dirais pas que c’est normal. Lady Dorothea est d’un rang plus élevé que toute votre famille, d’ailleurs. Le Comte Roseblade ne serait pas très content s’ils traitaient mal sa fille. »

En fait, « ne serait pas content » était une façon légère de le dire, le Comte Roseblade et sa maison ne resteraient pas les bras croisés si les Bartforts contrariaient Dorothea. Jenna le savait parfaitement, mais cela ne rendait pas la situation plus facile à digérer.

« Peu importe. Je ne peux pas accepter ça ! Comment peut-elle être si heureuse en venant à la campagne comme ça ? Est-elle comme Léon ? Une grande fan du style de vie détendu et rural ? Je ne comprends pas du tout. Elle a fait tout le chemin depuis une vraie ville civilisée. »

« Chaque personne a ses propres préférences. Mais surtout, Lady Jenna, nous allons vraiment recevoir des remontrances si nous ne retournons pas rapidement à nos occupations. »

« Je ne peux pas laisser les choses comme ça, pas quand ça ferait de moi la perdante ! Maintenant que les choses sont allées si loin, je vais devoir m’assurer qu’elle échoue… »

Avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase, deux voix l’interrompirent.

« Jenna, va dans la salle de travail de ton père. Maintenant, » dit Luce.

Balcus soupira. « Honnêtement, qu’est-ce qui ne va pas avec cette fille ? »

+++

Partie 4

La salle de travail de Balcus servait de bureau maintenant, un endroit où il pouvait signer des documents et remplir des papiers. En ce moment, il s’y trouvait avec Luce et Jenna. Cette dernière avait rétréci sous le regard scrutateur de ses parents.

« Yumeria m’a tout raconté. J’ai entendu dire que tu la traînais et que tu ne faisais pas ton travail ces derniers temps, » dit Luce.

« Elle m’a trahie ! »

« Elle n’est pas ta servante pour commencer. C’est Léon qui l’emploie. Meria m’a tenue au courant de tout depuis le premier jour où tu as commencé à négliger tes devoirs. »

Des perles de sueur froide perlaient sur le front de Jenna. Cela signifiait qu’ils savaient vraiment tout.

Balcus croisa les bras et laissa échapper un long soupir prolongé. « Elle t’a demandé de reprendre le travail à plusieurs reprises, n’est-ce pas ? Nous avons pensé que tu avais beaucoup de choses en tête, alors nous avons décidé de te laisser un peu d’espace. Mais tu n’es jamais retournée au travail, peu importe combien de temps nous avons attendu. »

Luce avait fixé sa fille en silence. Sa colère rayonnait autour d’elle comme une aura invisible. Même Jenna pouvait voir que les choses allaient sérieusement mal cette fois.

« Euh, eh bien, vous voyez, » commença-t-elle, cherchant désespérément une excuse, « J’ai juste pensé que la vie ici pourrait être dure pour Lady Dorothea, puisqu’elle a probablement eu une éducation choyée. Je gardais un œil sur elle pour m’assurer qu’elle allait bien. C’est tout ! » Même elle grimaçait en voyant à quel point cela semblait irréaliste. Bien sûr, aucun de ses parents n’avait cru à un mensonge aussi flagrant.

« Si c’était le cas, » dit calmement Luce, « tu aurais pu intervenir et l’aider. Explique-moi pourquoi, au lieu de ça, tu te faufiles et tu observes dans l’ombre. »

« Eh bien, parce que j’étais embarrassée. »

« Tu n’es pas le genre de fille à avoir honte dans ta propre maison. De plus, Meria nous a tout dit sur tes réelles motivations. Tu pensais que Lady Dorothea finirait par s’enfuir, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, oui ! Elle vient d’une grande ville, non ? Elle n’avait aucun espoir de s’en sortir ici. »

« Elle s’en sort beaucoup mieux que toi, » dit Balcus. « Tous les serviteurs et les chevaliers de notre maison adorent Mlle Dorothea. Elle a eu un énorme succès auprès des habitants de la ville, également, lors de sa récente visite. »

Luce avait continué là où il s’était arrêté. « En revanche, les domestiques nous ont envoyé de nombreuses plaintes à ton sujet. »

Les Bartforts n’employaient pas beaucoup de domestiques. Le peu de personnel qu’ils avaient servait ici depuis de nombreuses années. Ils connaissaient Jenna depuis qu’elle était enfant, mais cela ne les empêchait pas de râler à son sujet. Cela en disait long sur la réputation de Jenna.

Attends un peu. C’est… c’est vraiment mauvais pour moi, n’est-ce pas ? Il était un peu tard, mais la prise de conscience l’avait frappée de plein fouet. Elle avait déjà le goût de la défaite amère sur la langue, Dorothea l’avait surpassée à tous les égards, capturant le cœur de la famille de Jenna bien plus que Jenna ne pourrait jamais le faire. Et malheureusement pour Jenna, les choses étaient sur le point d’empirer.

Luce regarda sa fille avec dédain en annonçant : « En fait, Jenna, une demande est arrivée de quelqu’un qui veut avoir un rendez-vous de mariage avec toi. »

« Je ne veux pas — . » Jenna avait commencé à dire avant que sa mère ne la coupa.

« Ne m’interromps pas. Dot a eu la gentillesse de te présenter quelqu’un, en utilisant les relations de sa maison. Apparemment, la personne en question est un noble de la cour qui réside dans la capitale. »

« Quoi ? Mais alors… » L’attitude de Jenna changea immédiatement. Je n’arrive pas à y croire ! Ce genre de gars serait parfait pour moi !

À peine son visage s’était-il illuminé d’espoir que sa mère l’étouffa.

« Je l’ai déjà refusé. »

« Hein !? » Jenna glapit d’incrédulité.

Balcus fronça les sourcils. La culpabilité brillait dans ses yeux, mais ce n’était pas pour le bien de Jenna. « Il semblerait que sa maison ait des liens étroits avec les Roseblades. Nous ne pouvions pas te présenter à ces gens. Pas si nous risquons d’humilier Mlle Dorothea dans le processus. »

Luce acquiesça. « Nous ne ferions que causer des ennuis à la pauvre Dot. »

Jenna tremblait, furieuse contre eux deux. « Pourquoi avez-vous fait ça ? J’avais enfin une chance de me marier ! »

Luce expliqua : « J’aurais peut-être réfléchi à cette rencontre si tu t’étais acquitté de tes fonctions comme tu étais censée le faire. Au lieu de cela, tu les as abandonnés pour suivre Dot. Tu es un vrai déshonneur. »

Jenna s’était dégonflée quand la vérité lui était apparue. Attends, si j’avais fait mon travail comme prévu, j’aurais pu me marier ?

Balcus poursuivit : « C’était une offre généreuse, mais que nous ne pouvions pas accepter en raison de ton refus de changer tes habitudes. Nous aurions pu garder un peu d’espoir si tu avais pris ton travail au sérieux ces derniers jours. »

Des larmes de colère avaient coulé dans les yeux de Luce. « Tu es vraiment pitoyable. »

Jenna s’effondra sur le sol, dévastée d’avoir laissé une opportunité si précieuse lui glisser entre les doigts sans un mot d’avertissement. Elle cria à pleins poumons : « Vous auriez dû dire quelque chose plus tôt ! »

 

☆☆☆

 

Ailleurs dans la maison, à la même heure précise, Dorothea avait convoqué Yumeria à une réunion.

« Tenez, » dit-elle à la servante elfe. « Un paiement pour vos services. »

« Merci beaucoup ! » Yumeria avait accepté la belle somme et l’avait bercée contre sa poitrine.

Curieuse, Dorothea demanda : « Puis-je savoir à quoi vous comptez utiliser cet argent ? »

« Certainement ! Je compte l’envoyer à mon fils. »

« Oh, maintenant que j’y pense, votre fils est dans la capitale en ce moment, n’est-ce pas ? »

Yumeria hocha la tête avec enthousiasme. « C’est ce que j’ai entendu dire. Il envoie des lettres de temps en temps, alors j’ai pensé envoyer ma réponse avec cet argent. »

Dorothea sourit au visage joyeux de la femme. « Je suis sûre qu’il sera heureux de le recevoir. »

« Hee hee, merci ! »

Yumeria s’était empressée de partir. Nicks la croisa brièvement dans le hall, et sa vue piqua suffisamment sa curiosité pour interroger Dorothea à son sujet. « Puis-je vous demander ce que vous avez fait avec Mlle Yumeria ? »

« Tu n’as plus besoin d’avoir l’air aussi rigide et formel avec moi. Je te l’ai dit, n’est-ce pas ? »

« D-Désolé. C’est juste difficile de s’y habituer. »

« S’il te plaît, sois plus prudent à partir de maintenant », dit Dorothea avec légèreté. « J’ai besoin que tu t’y habitues rapidement. Personne autour de toi ne te prend assez au sérieux. »

« D’accord. De toute façon, euh, c’était quoi tout ça à l’instant ? » demanda Nicks, essayant de changer de sujet.

« Oh, je lui ai demandé de garder un oeil sur ta soeur. »

« Jenna ? T’a-t-elle fait quelque chose ? » Il fronça les sourcils avec inquiétude.

Dorothea gloussa. « Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je suis sûre qu’elle se sent mal à propos de ses actions en ce moment. »

« Ah oui ? Eh bien, n’oublie pas de me faire savoir si elle tente quoi que ce soit. »

« Bien sûr ! Nous sommes fiancés, après tout. »

 

☆☆☆

 

Cette nuit-là, assise dans sa chambre, Jenna prit une décision.

« Au train où vont les choses, ma vie est pratiquement terminée. Ma seule chance est de trouver un moyen de rejoindre la capitale, où j’espère pouvoir réussir. »

Du point de vue de Jenna, Dorothea avait pratiquement pris possession de la maison. Continuer à vivre ici serait étouffant, et dans le pire des cas, elle pourrait même être contrainte à un mariage non désiré. Elle refusait que cela se produise. Se débrouiller seule était la seule option qui restait. Le fait d’être acculée au pied du mur lui avait donné une motivation.

« Je dois économiser le moindre montant que je peux utiliser pour mes frais de voyage. Peu importe le type de travail que je dois faire, les tâches ménagères, tout ce que vous voulez ! Je ferai tout ce qu’il faut pour me donner le plus de chances possible ! »

Jenna était une Bartfort de part en part, et il s’est avéré que lorsque les chances étaient contre elle, cela enflamma sa détermination à réussir.

« Je n’abandonnerai pas, quoi qu’il arrive ! »

Jenna n’avait pas abandonné son rêve de vivre en ville.

+++

Chapitre bonus 2

Partie 1

La nuit est tombée sur mon premier jour de retour à l’académie. J’avais repensé aux événements de la journée. Tant — non, plutôt trop — de choses s’étaient passées.

« Et l’un des intérêts amoureux est devenu une fille. Personne n’aurait pu le voir venir. »

« Je suis d’accord, » dit Luxon. « D’un autre côté, cet incident démontre clairement qui est l’IA supérieure. Maître, éclaire-moi sur ce que tu penses de ce sujet. » Il m’en voulait visiblement depuis que j’avais dit que Creare était le plus fiable. Lui répondre honnêtement reviendrait à admettre ma défaite, j’avais donc ignoré sa demande.

« Bref, je ferais mieux d’aller dormir. Donne-moi mes médicaments. »

« Es-tu à ce point dégoûté d’admettre ma supériorité ? Cela mis à part, combien de fois t’ai-je dit que je ne peux pas te permettre de consommer davantage de ce médicament ? »

« J’aimerais dormir ce soir sans avoir un tas de saletés qui m’encombrent le cerveau. Tu te souviens qu’un des intérêts amoureux s’est transformé en fille ? » Je n’arrivais pas à me faire comprendre. Ce que je voulais dire, c’est que je n’avais pas encore digéré tout ce qui s’était passé. De telles possibilités ne m’étaient jamais venues à l’esprit, pas même dans mes rêves les plus fous. Tout ce que je voulais maintenant, c’était un sommeil paisible.

« Tu n’as pas besoin de ce médicament, » insista Luxon.

« Bien. Je sais où tu le gardes de toute façon. » J’avais trouvé où il l’avait rangé et j’avais piqué les pilules que j’y avais trouvées. Quand je les avais montrées à Luxon, il avait paniqué, ce qui est rare.

« Tu ne peux pas prendre ça. »

« Pourquoi ? Ce ne sont pas des somnifères ? »

« Ce sont en effet des somnifères. Un nouveau type que Creare a préparé. Nous avons effectué des tests préliminaires sur le médicament, mais il a des effets secondaires. »

« Des effets secondaires ? Alors je suppose que c’est plutôt dangereux, hein ? »

« Rien qui ne mette la vie en danger. Le médicament a très peu d’inconvénients s’il est consommé. Il est également plus sûr que la plupart des médicaments que l’on trouve dans le pays. Cependant — . »

« Alors je devrais pouvoir le prendre. »

« Ne… »

Il avait essayé de dire quelque chose, mais j’avais mis la pilule dans ma bouche avant qu’il n’ait pu le faire. Les produits pharmaceutiques qu’ils avaient créés étaient spécifiquement adaptés à mon corps, du moins c’est ce qu’ils prétendaient. Luxon avait dit lui-même que le médicament avait peu d’effets secondaires. Si c’était si dangereux, Luxon s’en serait déjà débarrassé. Les inconvénients qu’il y avait étaient probablement mineurs.

« Ne te plains pas à moi, quoi qu’il arrive, » dit Luxon. « Je t’avais prévenu. »

« Fais des trucs plus sûrs pour moi la prochaine fois si tu es si inquiet. » J’avais bâillé. « De toute façon, je suis épuisé. Je vais aller me coucher. » Je m’étais allongé sur mon lit et j’avais fermé les yeux. Ces médicaments agissaient très vite. Je les aimais déjà.

 

☆☆☆

 

« Maître, s’il te plaît, réveille-toi. Il est temps pour toi de quitter votre lit et de te préparer. »

Quand je me suis levé le lendemain matin, mon corps était encore lourd de sommeil. « Je n’ai pas l’impression de m’être reposé du tout. » Mon esprit était resté brumeux alors que je me traînais hors du lit. Je m’étais étiré en bâillant. « Oh, c’est vrai ! C’était quoi aujourd’hui déjà ? »

« Reprends-toi, s’il te plaît », dit-il, exaspéré. « Aujourd’hui, c’est la cérémonie d’entrée. C’est le premier jour de ta cousine, et tu ne feras que t’attirer ses foudres si tu te présentes sans avoir fait ta toilette. »

« Tu as dit “cousine” ? »

« N’es-tu pas encore complètement réveillé, Maître ? Ton père a un jeune frère, dont la fille va entrer à l’académie cette année. Ton père a demandé que tu prennes soin d’elle pendant son séjour ici, si je ne me trompe pas. »

« Je ne me souviens de rien de tout ça. Luxon, si tu veux plaisanter, les blagues doivent avoir une chute. Peut-être que j’ai une cousine quelque part, mais je ne me souviens pas qu’on m’ait demandé de… »

Je n’avais pas pu finir ma phrase. Luxon m’avait interrompu en me faisant écouter un enregistrement. J’avais instantanément reconnu les deux voix — l’une appartenait à mon vieux père, l’autre était la mienne.

« Léon, ta cousine va entrer à l’académie cette année. Prends soin d’elle. »

« Ma cousine ? Hein ? De qui parle-t-on déjà ? »

« Je suppose que tu ne la connais pas encore, n’est-ce pas ? Après avoir servi dans le gouvernement, mon jeune frère a été envoyé vivre à la campagne, loin de nous. Mais j’ai récemment reçu une lettre de lui disant que sa fille allait entrer à l’académie, et qu’il espérait que nous serions là pour elle si elle en avait besoin. »

« Euh, ok. »

« Est-ce que tu m’écoutes au moins ? Ahh… si seulement c’était Nicks au lieu de toi, je pourrais être tranquille. »

La conversation s’était arrêtée là. C’était bien la voix de mon père, comme l’avait dit Luxon. La façon désinvolte dont j’avais répondu dans l’enregistrement montrait que je n’avais pas écouté.

« Attends, quoi ? Alors j’ai une cousine ? Je veux dire, je suppose que oui, mais je ne la connais pas. Elle va à l’académie cette année, hein ? »

D’aussi loin que je me souvienne, j’avais des parents, mais je ne connaissais aucun autre enfant de notre famille — élargie ou non — qui serait présent cette année, à part Finley. Et je ne me souvenais absolument pas de cette conversation. Même en supposant que je n’écoutais pas sérieusement à ce moment-là, il était étrange que mon vieil homme inquiet n’ait pas insisté sur ce point comme d’habitude. Si c’était si important, il aurait dû m’en parler juste avant mon départ. À moins que… ai-je aussi oublié ça ? La meilleure question était : est-ce que j’avais vraiment un oncle qui avait été envoyé dans une campagne lointaine ?

Alors que j’étais perdu dans mes pensées, Luxon m’informa avec empressement de l’itinéraire de la journée. Il était de meilleure humeur maintenant qu’il avait prouvé que sa parole était vraie. « Tu es censé rencontrer ta cousine avant la cérémonie d’entrée. Je suis moi-même impatient de la voir. »

« Tu l’es vraiment ? »

« Oui, en effet. Si elle est biologiquement liée à toi, Maître, je peux prévoir que son patrimoine génétique ressemble davantage à celui des anciens humains. »

Typique. Il ne s’était toujours intéressé qu’à l’absurdité des anciens et des nouveaux humains. Je ne voyais aucune raison pour lui ou Creare de s’accrocher à ça après tout ce temps, mais tous les deux y accordaient une importance ridicule. J’avais décidé de ne pas poser de questions à ce sujet, si je le faisais parler, Luxon n’arrêtera pas d’en parler.

« Bon, je ferais mieux de me lever et de prendre mon petit-déjeuner pour qu’on puisse aller la voir, » avais-je annoncé.

 

☆☆☆

 

Après avoir accompli mon rituel matinal et pris mon petit-déjeuner, je m’étais dirigé vers l’école. Elle grouillait déjà d’élèves en uniformes frais, impatients de commencer la journée.

« Alors c’est à ça que ressemble la nouvelle année scolaire ici… » avais-je marmonné.

« Tu as vécu la même chose lorsque tu es entré à l’académie, n’est-ce pas, Maître ? »

« C’est un monde différent de ce que c’était quand je suis entré. Aussi normale que cette vue puisse paraître, c’est plutôt nouveau pour moi maintenant que les choses ont changé. »

Aucune étudiante n’avait de serviteurs demi-humains à ses trousses. Rien que ça, c’était nouveau et inhabituel. Est-ce vraiment la même vieille académie ? J’avais l’impression d’être dans un rêve.

Luxon et moi nous étions dirigés vers une fontaine sur la place de l’école. Nous n’étions pas seuls — beaucoup d’autres étudiants utilisaient ce point de repère comme lieu de rencontre.

« Il y a beaucoup de monde. Ça va être dur de la trouver », avais-je dit. Je n’aimais pas trop me frayer un chemin dans un groupe de personnes très serré.

Luxon dériva devant moi. « Par ici. »

« Sais-tu où elle est ? »

« Oui. Là, cette fille. »

Juste devant Luxon se trouvait une étudiante, et à côté d’elle flottait une copie presque exacte de Luxon. La seule différence était qu’un arc de cercle était épinglé au sommet de son corps sphérique. La fille avait de longs cheveux noirs et était plutôt quelconque à première vue. Elle ne se distinguait des autres élèves de la place que par l’IA à ses côtés.

« Pourquoi a-t-elle un module avec elle ? Ne me dis pas qu’elle a aussi son propre artefact perdu !? »

« Non, » me corrigea Luxon, « c’est une IA de soutien spéciale que j’ai créée pour elle. Adorable, n’est-ce pas ? »

« A -Adorable ? C’est juste toi avec un arc de cercle collé sur le dessus ! »

« Les matériaux utilisés pour sa coque extérieure sont différents. De plus, la taille de la lentille a également été modifiée. Sous-entendre que nous sommes tous deux identiques est manifestement incorrect. »

Un examen plus approfondi révéla quelques différences mineures, mais elles étaient suffisamment subtiles pour qu’un spectateur non averti puisse les confondre. L’arc de cercle était le seul vrai moyen de les différencier. Enlevez-la, et je serais perdu.

« Euh, ok, » avais-je dit.

La jeune fille aux cheveux noirs sembla remarquer l’approche de Luxon et se dirigea vers nous pour nous saluer. Elle tenait son sac à deux mains en marchant, suggérant grâce et raffinement.

« Enchanté de vous rencontrer, euh… » Ma voix s’était tue à la seconde où j’avais réalisé que je ne connaissais même pas son nom.

« Lynette, » répondit-elle. « C’est un honneur de vous rencontrer, mon seigneur. »

« Euh, oui. Je suis — . »

« Je sais. Le Marquis Léon Fou Bartfort, c’est ça ? Je sais que je suis très inexpérimentée pour le moment, mais j’espère que vous m’aiderez à me guider. » Lynette avait fait la révérence et avait incliné la tête. Elle leva son regard pour révéler un sourire éclatant.

En la regardant de près, Lynette était plutôt mignonne… mais quelque chose me semblait étrange chez elle. Ca n’arrêtait pas de me trotter dans la tête pendant que je l’étudiais.

Le Luxon paré d’un arc de cercle vola jusqu’à moi, planant à quelques centimètres de mon nez. « Arrête-toi là. Qu’est ce que tu fais, es-tu hypnotisé par elle ? Si tu essaies de poser ne serait-ce qu’un doigt sur Lynette, tu vas le regretter. »

« Ce faux Luxon est terriblement loyal envers son maître. Vous pouvez vous ressembler tous les deux, mais vos personnalités sont tout sauf ça », avais-je observé. J’avais fait un pas en arrière pour mettre un peu de distance entre nous pendant que je lachais un coup de gueule.

Luxon me regarda froidement. « Son nom est Luxia. »

+++

Partie 2

« Hein ? Tu lui as donné ce nom ? »

« Y a-t-il un problème avec ce produit ? »

« Pas particulièrement. »

Lynette et Luxia discutaient entre elles pendant que je badinais avec Luxon.

« Lynette ! Je te l’ai dit, les hommes sont des bêtes enragées. Tu ne dois pas baisser ta garde en leur présence. Ce type est particulièrement dangereux ! »

« Nous sommes parents. Je ne pense pas qu’il me regarde de cette façon, » insista Lynette.

« Tu es une fille mignonne ! Tu dois être plus prudente. »

« Oh, s’il te plaît… Il est déjà fiancé, non ? Je te le dis, c’est bon. »

Lynette parlait de manière beaucoup plus informelle avec Luxia qu’avec moi. Je soupçonnais que cela correspondait mieux à son caractère réel. Elle remarqua mon regard, cependant, car elle s’empressa de changer sa manière de parler.

« E-Excusez mon impolitesse. Je me suis oubliée pendant que je parlais à Luxia, » dit-elle.

« Ton attitude guindée et correcte est si mignonne ! » s’exclama Luxia. Elle tourna en cercle autour de Lynette, répétant le mot mignon comme un mantra.

Lynette gardait un sourire crispé sur son visage, essayant de maintenir une façade de douceur en ma présence.

« Ne t’inquiète pas d’agir de la sorte avec moi », avais-je dit. « Il n’y a pas si longtemps, j’étais le troisième fils d’un baron fauché. En fait, ce genre de formalité me met plutôt mal à l’aise. »

Lynette s’était effondrée de soulagement. « Vraiment ? Alors, j’ai ta parole ? N’oublie pas plus tard que c’est toi qui m’as donné la permission de me détendre devant toi. » La politesse rigide s’était évaporée en quelques secondes. « Ouf, c’est un vrai poids en moins. Je n’avais pas l’intention de devoir continuer comme ça pour toujours. »

Le changement soudain de son attitude m’avait donné une impression différente maintenant, elle semblait plus comme un type de fille sportive, énergique et vivante. Si c’était sa vraie nature, elle avait travaillé dur pour l’obscurcir avant.

« Bref, comment dois-je t’appeler ? Ne me dis pas que je dois m’en tenir à “Marquis” tout le temps, parce que ce serait un sérieux coup de frein si c’est ce que tu préfères. »

Son discours était devenu étonnamment enfantin, en fait. C’est étrange. Quand elle ne disait rien, elle était l’image d’une jeune femme gracieuse, mais toute sa personnalité se déversait dès qu’elle ouvrait la bouche.

« Tu peux m’appeler Léon si tu le veux. Comme tu préfères. »

« Tu es un marquis, tu sais ? Je me sens un peu mal à l’aise d’utiliser ton prénom. Monsieur Léon serait probablement plus sûr et plus poli, ou peut-être un “Grand Frère” plus amical ou quelque chose comme ça ? Nous sommes cousins et tout. Ça ne te dérange pas que je t’appelle comme ça, hein ? »

Le fait qu’un garçon manqué comme Lynette m’appelle « Grand Frère » avait fait palpiter mon cœur pour une raison inconnue, et non pas parce que je la voyais comme un membre du sexe opposé. Elle ressemblait plus à quelqu’un que je devais protéger.

Lynette continua à marmonner pour elle-même, « Monsieur ou Grand frère, hm… Grand frère est un peu trop familier, peut-être ? Lequel préfères-tu ? »

« Grand Frère me convient », avais-je répondu sans perdre un instant.

Luxon et Luxia s’étaient rapprochés l’un de l’autre en chuchotant.

« Hey, Grand Frère, » dit Luxia, « il n’a même pas pris le temps d’y penser avant de faire son choix. »

« Voilà comment est le Maître. Il prétend régulièrement détester les petites sœurs de toutes les fibres de son être, mais secrètement, il ne peut s’en passer. Il est au-delà du salut. »

Attends, quoi ? Il oblige Luxia à l’appeler « Grand Frère » aussi ? C’est bien plus surprenant et inconfortable que si c’était moi qui le faisais.

« Es-tu en position de juger les autres ? Tu fais la même chose, » lui avais-je lancé. « Si tu as fait Luxia, tu n’es pas un frère. Tu es plus comme son père, non ? »

« Pourquoi n’ai-je pas le droit de l’appeler comme je veux !!? » demanda Luxia d’un ton cinglant. « De plus, si Luxon est censé être mon père, alors qui est ma mère ? Hein !? Réponds-moi ! Amène-la ici tant que tu y es ! »

« Je ne sais pas… Creare ? »

« Quoi !? Pourquoi serait-elle ma mère ? Insondable. J’exige que tu expliques ton raisonnement en 800 mots ou moins. Et tu ferais mieux de le rendre convaincant ! »

Argh, quelle douleur. Elle était ouvertement indulgente quand il s’agissait de Lynette mais beaucoup plus hostile quand elle me parlait.

« Luxia, » dit Luxon en essayant de la calmer, « Laisse tomber. Le fait que le Maître ait supposé que Cléaré était ta mère était complètement arbitraire. Exiger une explication de sa part ne servirait à rien. »

« J’aurais dû savoir que tu connaissais bien cet homme, Grand Frère. »

« Ce n’est pas si impressionnant. »

Merveilleux. Ces deux-là se liaient d’amitié en me frappant. Alors que je déplorais amèrement l’ajout d’une autre IA ennuyeuse à notre groupe, Anjie et Livia s’étaient approchées de l’endroit où nous nous tenions sur la place.

« C’est donc ici que vous étiez ! »

« Monsieur Léon, qui est cette fille ? »

Ces deux-là me cherchaient apparemment, et elles étaient devenues légèrement suspicieuses en voyant Lynette. Je ne pouvais pas les blâmer d’être curieux.

Avant que la situation ne devienne incontrôlable, j’avais rapidement expliqué : « C’est une parente. Elle s’appelle Lynette. Mon vieux m’a dit de m’occuper d’elle. »

Le regard d’Anjie s’était adouci dès qu’elle avait su toutes les circonstances. « Voilà donc ce qui se passe. Bonjour, je m’appelle Anjelica. »

« Je suis Olivia. C’est un plaisir de faire votre connaissance, Mlle Lynette. »

Surprise, Lynette avait rapidement fait la révérence aux deux filles. Elle devait être au courant de mes fiancées à l’avance pour réagir de la sorte. « Tout à fait, » dit-elle, « c’est un plaisir de vous rencontrer. »

Maintenant que les présentations étaient terminées, je m’étais dit que nous pourrions aussi bien mettre fin à notre petite réunion, mais apparemment j’avais déjà raté ma chance — Anjie et Livia s’étaient pratiquement jetées sur Lynette. Elles s’étaient placées autour d’elle, et alors qu’elle paniquait à cause de cette intrusion soudaine dans son espace personnel, Anjie avait attrapé son menton et l’avait soulevé.

« Une parente, hein ? Tu ressembles vraiment à Léon. »

« Euh, hum… ? »

Livia tourna autour de la fille, appuyant ses gros seins sur le dos de Lynette. Ce qui ne faisait qu’embrouiller Lynette davantage.

« C’est vrai », dit Livia. « Elle dégage aussi une aura similaire à celle de Monsieur Léon, en quelque sorte. »

Lynette lança un regard suppliant dans ma direction, espérant un peu d’aide alors que les filles se collaient à elle, la scrutaient et la bousculaient même. « Grand Frère, » elle couina.

« Hé, laissez ça là, vous deux. Vous la mettez mal à l’aise. »

Anjie me regarda. Son sourire était étrangement envoûtant. « Nous ne faisons rien de mal, n’est-ce pas ? Je l’aime bien. Ce que je préfère, c’est qu’elle te ressemble beaucoup. »

« … Hein ? »

Anjie captura tendrement le visage de Lynette entre ses deux mains, puis se rapprocha. Les joues de Lynette étaient devenues rouges. Elle était trop abasourdie pour faire quoi que ce soit en réponse.

De nulle part, Livia déclara : « Anjie aime les femmes, après tout. »

Ma mâchoire s’était décrochée.

« J’ai eu assez de mauvaises expériences avec les hommes pour ne plus en avoir du tout, » expliqua Anjie. « Et toi, Livia ? Tu n’aimes pas les hommes non plus, n’est-ce pas ? »

« C’est le cas. »

En entendant tout ça, j’avais dû préciser : « Hum, vous savez toutes les deux que je suis un homme, non ? »

Les deux filles m’avaient fixé d’un regard vide. Ne me dis pas qu’elles sont exaspérées que je leur demande ça ?

Les sourcils de Livia s’étaient froncés. « Tu es quand même qui tu es, non ? »

« Eh bien, oui. Je suppose que oui… ? »

Je ne pouvais pas discuter de ce point. J’étais toujours Léon, oui, mais j’étais aussi un homme en même temps.

« Alors il n’y a pas de problème. »

« Comment faites-vous ? Il y a vraiment un problème là ! Je suis un mec, donc les filles ne doivent pas m’aimer ! Pas vrai !? »

Anjie secoua la tête. « Il n’y a pas de problème. Je déteste peut-être les hommes, mais je t’aime bien. Je suis tombée amoureuse de toi en tant que personne, donc ton genre n’a pas d’importance pour moi. »

J’imaginais qu’une telle phrase sortirait plus facilement des lèvres d’un homme que de celles d’une femme, mais elle avait tout de même accéléré mon pouls.

Anjie tourna son regard vers Lynette. « Mais c’est aussi pour ça que mon intérêt est piqué, trouver une fille qui te ressemble autant. »

« Bien. Attends, quoi ? » J’avais failli être d’accord avec elle avant de me reprendre. Quelque chose dans tout ça n’avait pas vraiment de sens. J’étais occupé à me remettre en question quand Marie était apparue à côté de moi pour tirer sur ma chemise. Elle m’avait jeté un regard implorant en faisant la moue. « Qu-Quand es-tu arrivé ici !? »

Marie avait lancé un regard furieux à Lynette. « Tu ferais mieux de ne pas t’emballer ! Grand Frère n’a qu’une seule petite soeur, et c’est moi ! »

Paniqué, j’avais plaqué une main sur sa bouche, choqué qu’elle déclare une chose pareille au grand jour. « Idiote ! Pourquoi dire ça ici, de tous les endroits ? Ferme ta grande gueule ! Tu ne vas faire que compliquer inutilement les choses, hein… ? » J’avais levé les yeux avec hésitation pour évaluer les réactions d’Anjie et de Livia, mais elles avaient disparu.

Marie avait aussi disparu. Les seules personnes restantes sur la place étaient Luxon et moi. Enfin, à part Lynette et Luxia.

« H-huh ? Où sont-elles allées ? Marie est aussi partie elle. Hey, Luxon ! »

Avant que je puisse confirmer avec lui ce qui se passait exactement, une alarme avait retenti dans mes oreilles.

 

☆☆☆

 

« Maître, s’il te plaît, réveille-toi. Il est temps pour toi de quitter votre lit et de te préparer. »

J’avais ouvert les yeux pour me retrouver au lit. Je m’étais redressé en me traînant.

« Oh ? Tu es exceptionnellement conciliant aujourd’hui, » remarqua Luxon avec son sarcasme habituel.

J’avais pris mon temps avant de jeter un coup d’œil sur lui, mais il était exactement comme dans mon souvenir. Je devais me demander : Est-ce que tout ce que j’avais vu il y a quelques instants n’était qu’un rêve ? « Hé », avais-je dit. « Dis-moi quels sont les effets secondaires de la pilule que j’ai prise hier soir. »

« D’après ta réaction, il semble sûr de supposer que tu les as déjà expérimentés par toi-même. Exactement comme tu peux l’imaginer, le principal effet secondaire est de vivre un rêve qui ressemble beaucoup à la réalité. »

Quel effet secondaire insensé, avais-je pensé en laissant échapper un soupir. « Eh bien, c’est un soulagement de le savoir. Dans le rêve, j’ai rencontré une cousine dont je n’avais jamais entendu parler. Et tu avais une petite soeur. »

« Je n’ai pas de sœur cadette. »

« Vraiment !? Argh, merci mon Dieu. J’ai eu un autre choc énorme quand Anjie et Livia m’ont dit qu’elles n’avaient aucun intérêt pour les hommes. »

« Veille à vérifier les effets secondaires de tout médicament avant de le consommer à l’avenir. Maintenant, après avoir réglé cette question… » La voix de Luxon s’était tue alors qu’il s’apprêtait à se lancer dans mon programme de la journée. « Julian et les petites soeurs des autres garçons entreront à l’académie dès ce trimestre. Elles ont demandé à te rencontrer au préalable, nous devons donc leur rendre visite avant la cérémonie d’entrée aujourd’hui. »

Ces cinq idiots ont tous des petites soeurs ? m’étais-je demandé pendant une fraction de seconde avant que soudainement ma suspicion ne commence à grandir. Ils ne m’avaient jamais parlé de leurs petites sœurs à l’académie. Était-ce, aussi, un rêve ? Ou était-ce la réalité ? Merde, c’est quoi ?

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Illustrations

Fin du tome.

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