Le Monde dans un Jeu Vidéo Otome est difficile pour la Populace – Tome 7

Table des matières

+++

Prologue

Partie 1

Tôt le matin, lors d’un de mes jours de congé, je m’étais rendu au marché. Il était situé sur une place en plein air avec des étals alignés en rangées, et la vivacité des gens qui s’y trouvaient suffisait à faire oublier le froid glacial du matin. La lumière du soleil se répandait à travers les espaces étroits entre les bâtiments qui encadraient la place, et la façon dont ces rayons orange se déversaient donnait à la scène un air de conte de fées.

Des marchands pleins d’entrain faisaient de la publicité pour eux-mêmes, désireux de vendre leurs produits, tandis que les clients têtus essayaient de marchander les prix. Le bruit était si assourdissant que vous vous surpreniez à crier juste pour que la personne à côté de vous puisse entendre.

« Les gens sont si vivants, même à cette heure matinale », avais-je grommelé, pas encore tout à fait réveillé.

Mon partenaire, Luxon, planait dans les airs à côté de moi et me répondit : « Oui, tu as l’habitude d’être groggy au petit matin. Je pense que c’est dû à ta propension à rester éveillé si tard. S’il te plaît, fais plus d’efforts pour mener une vie saine. »

« Tu sais bien que je suis un oiseau de nuit. »

Comme d’habitude, je ne m’étais pas donné la peine de trouver une excuse valable, je n’étais pas vraiment un oiseau de nuit. Sa façon insistante de soulever la question m’avait suffisamment énervé pour que je veuille lui rendre la monnaie de sa pièce, c’est tout. Luxon semblait le sentir. « Même tes excuses sont devenues insipides. »

« J’ai sommeil, lâche-moi la grappe. J’ai enfin eu un jour de congé et quelqu’un m’a obligé à me lever tôt. Être chassé de la maison pour faire des courses ne me met pas vraiment d’humeur joyeuse. »

La seule raison pour laquelle j’étais venu à ce marché, c’est parce que Marie m’avait réveillé ce matin en disant : « Je suis occupée, alors j’ai besoin que tu ramènes les courses ici. » Elle était ma petite sœur dans ma vie précédente. Le fait d’être traité comme son valet cette fois-ci… eh bien, je me sentais sacrément pathétique. Normalement, je n’aurais pas hésité à refuser sa demande, mais…

« Désolée, Léon. Ce serait un peu difficile de tout porter toute seule, » déclara une voix de femme.

Oui, vous l’avez deviné, la personne chargée de faire les courses cette fois-ci était Noëlle, une fille dont les longs cheveux étaient attachés en une queue de cheval sur le côté droit de la tête. Ce qui la distinguait vraiment, c’est que ses cheveux étaient blonds sur le dessus, mais se transformaient en un ombré rose tendre aux extrémités.

Noëlle portait une tenue normale de tous les jours, bien que, malgré l’heure matinale, elle avait soigneusement relevé ses cheveux et appliqué un léger maquillage. Cela la distinguait d’autant plus du reste de la foule, qui ne semblait guère se soucier de son apparence. Les hommes, en particulier, la regardaient avec intérêt.

L’expression de Noëlle ne correspondait pas à son visage magnifiquement coordonné. Elle avait l’air coupable en s’excusant de m’avoir dérangé.

« Désolé, je n’essayais pas de te blâmer, Noëlle, » avais-je dit. « C’est Marie qui est en faute ici. »

« Mais tu m’aides. »

Mon travail était d’agir comme l’assistant de Noëlle et de porter ses affaires. Elle faisait la moue parce qu’elle semblait penser qu’elle m’accablait.

Alors qu’une atmosphère gênante commençait à s’installer entre nous, un Luxon déçu intervint pour me blâmer. « Je vois que tu es toujours aussi ignorant. »

« Ferme là », avais-je craqué.

« Oh ? Es-tu en colère parce que j’ai mis le doigt sur le problème ? C’est toi qui es en faute ici, Maître. Tu aurais dû savoir que rouspéter sur la situation ne ferait que mettre mal à l’aise Noëlle. »

Il savait exactement quel bouton pousser. Je lui avais lancé un regard noir. « Essaie d’être un tout petit peu plus gentil avec moi, pourquoi ne le fais-tu pas ? Crois-tu vraiment que je suis immunisé contre toutes les choses désagréables que tu me dis ? »

« Tu me demandes d’être gentil avec quelqu’un qui piétine constamment les sentiments des autres ? S’il te plaît, même dit en plaisantant, ce n’est pas du tout humoristique. »

Me détestes-tu vraiment à ce point !? Quand ai-je piétiné les sentiments de quelqu’un d’autre, hein !?

« Excuse-moi, je suis un gars qui aime la paix. Ma devise est : “Vas-y doucement avec toi-même… et avec les autres aussi.” »

Luxon m’avait regardé. « Est-ce que tu professes une incapacité à être strict avec toi-même ? De plus, comment un homme qui prétend qu’être gentil avec les autres est sa devise peut-il aussi être responsable de l’incitation à des conflits constants ici dans la République ? Je sens une contradiction. »

« Dans ma tête, il n’y a pas du tout de contradiction. Donc rien à craindre. »

« Tu n’es pas très exigeant envers toi-même, Maître. Cela fait presque un an que tu es venu ici, dans la République d’Alzer, pour étudier à l’étranger, et tu as créé un certain nombre de désordres pendant cette période. Ou bien l’as-tu déjà oublié ? »

D’accord, bien sûr. J’avais fait quelques bêtises une ou deux fois ici. La première fois, c’était quand j’avais affronté Pierre de la maison Feivel. La République avait été invaincue dans les batailles défensives jusqu’à ce moment-là, mais Luxon avait pris Einhorn et avait mis le bazar dans leurs forces, mettant fin à leur confiance dans leur propre invincibilité.

Après ça, j’avais affronté Loïc de la maison Barielle. Il avait harcelé Noëlle de façon obsessionnelle et l’avait fait chanter pour qu’elle l’épouse, mais j’étais arrivé à la dernière minute et j’avais empêché leur mariage, volant la mariée. La bataille qui avait suivi, au cours de laquelle je l’avais mis en pièces avec Arroganz, avait anéanti le peu de fierté qui restait à la République.

Le troisième incident concernait une bataille avec Serge, qui avait essayé de sacrifier Mlle Louise à l’Arbre Sacré. J’avais aussi fait un travail rapide sur lui.

Oh, attends une seconde. Ça veut dire que je me suis déjà battu trois fois pendant l’année que je suis ici ?

« Oui, trois fois », avais-je répondu après mûre réflexion. « Tu vois ? Je n’ai pas oublié. »

« Je suis formidablement heureux de constater que ta mémoire fonctionne encore. Cela étant confirmé, ne vois-tu pas de contradiction entre cela et ta prétention à être pacifiste ? »

J’avais haussé les épaules. « Ce n’est pas moi qui ai déclenché ces conflits. C’est toujours moi qui me défends. »

« Mais tu les provoques pour quils déclenchent des conflits avec toi. Si la République a commis des erreurs, c’est bien la décision de t’accepter comme étudiant d’échange. »

« Oh, arrête ça. Tu t’es impliqué et tu t’es aussi déchaîné ! Tu agis comme si c’était entièrement ma faute, mais tu es tout aussi coupable que moi. »

Il avait agité son œil d’un côté à l’autre, comme s’il secouait la tête. « Je crains que, contrairement à toi, je ne sois pas humain. Tu es celui qui détient le pouvoir de me commander, ainsi, mes actions sont de ta responsabilité, Maître. »

Luxon n’avait pas tort. C’est moi qui lui avais ordonné de s’impliquer et de créer encore plus de problèmes. Je grinçais des dents de frustration, incapable d’argumenter davantage.

Noëlle, qui avait écouté notre badinage sans intérêt jusqu’à ce moment, avait finalement souri. Apparemment, elle avait apprécié notre va-et-vient. « Vous vous entendez bien tous les deux », avait-elle dit.

« Hein ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

« Noëlle, je crois que ta compréhension de notre relation a besoin d’être revue en profondeur. »

Luxon et moi avions répondu en même temps avec des sentiments similaires. Dès que nous avions terminé nos phrases, nous avions fermé nos bouches.

 

 

Noëlle avait souri d’une oreille à l’autre. La lumière du soleil matinal qui se déversait sur elle la faisait étinceler. « Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais je vois combien vous êtes proches tous les deux. »

« C’est une blague », avais-je grommelé.

Luxon avait déchargé un petit choc. Il était similaire aux chocs souvent utilisés dans les traitements médicaux — il procurait une sensation légèrement douloureuse, mais pas désagréable, mais il provoqua un cri de surprise de ma part.

Noëlle sortit son carnet de notes de sa poche, vérifiant une nouvelle fois quelles provisions nous devions acheter ici au marché. « Tu as encore l’air à moitié endormi, donc je pense que nous devrions finir nos achats rapidement. »

Luxon baissa la voix pour qu’elle ne puisse pas entendre et demanda : « Maître, as-tu vraiment l’intention de ne pas répondre à ses sentiments pour toi ? »

Si j’étais aussi doué pour gérer mes émotions et mes relations interpersonnelles, je ne serais pas dans ce pétrin pour commencer. D’ailleurs…

« Anjie et Livia ne t’ont-elles pas dit de garder un œil sur moi pour être sûr que je ne fasse pas deux fois la même chose ? Et tu as encore le culot de me dire de poser mes mains sur Noëlle ? » avais-je murmuré en réponse.

« Dans le cas de Noëlle, je ne les informerais pas qu’elle a triché, » dit Luxon. Il avait l’air beaucoup plus sérieux qu’il ne l’avait été jusqu’à présent. « Si tu fais un geste, Noëlle retournera avec nous au Royaume de Hohlfahrt. Je n’y vois aucun problème, et toi ? »

Ouais, le problème est qu’il a complètement oublié de prendre en compte mes sentiments.

Noëlle avait fait quelques pas devant nous, jetant un coup d’œil aux étals. Il était clair qu’elle était une habituée des lieux, vu l’assurance avec laquelle elle cherchait les articles dont nous avions besoin. Elle était vive et agréable à parler, ce qui la rendait agréable à côtoyer. Cela ne veut pas dire que je trouvais Anjie ou Livia ennuyeuses, mais Noëlle avait un certain charme qu’elles n’avaient pas. Elle était mignonne, mais ce qui m’avait vraiment impressionné chez elle, c’est sa volonté de fer.

Je voulais que Noëlle trouve le bonheur, mais j’étais inquiet de savoir si je pouvais vraiment le lui apporter. Personnellement, je voulais qu’elle trouve un partenaire bien meilleur que quelqu’un comme moi.

« Marie et toi m’accordez beaucoup plus de crédit que je n’en ai, » avais-je dit à Luxon.

Aussi ignorant que je puisse être, je m’étais rendu compte que Marie avait planifié toute cette aventure pour nous forcer, Noëlle et moi, à être seuls ensemble. C’était probablement sa façon de veiller sur Noëlle, mais je n’avais pas besoin qu’elle mette son nez là-dedans.

« Je ne t’accorde ni plus ni moins de crédit que ce qui t’est dû. Je pense simplement que tu es veule, Maître, » dit Luxon.

« Je ne suis pas veule, merci beaucoup. »

Luxon devait attendre que je dise cela, car il passa immédiatement à l’offensive. « Aurais-tu oublié les événements qui ont conduit à tes fiançailles avec Angelica et Olivia ? C’est précisément ta nature veule qui a obligé ces deux-là à avouer leurs sentiments en premier. »

« Allez, ne parle pas de ça. C’est totalement injuste. » J’avais coupé court à la conversation. Je savais que j’étais voué à perdre si nous continuions à débattre de ce point.

Noëlle avait dû trouver ce qu’elle cherchait pendant que nous nous chamaillions, elle s’était arrêtée devant l’un des stands et négociait avec le propriétaire. Elle voulait marchander le prix, car elle achetait en gros, et le vieil homme qui tenait l’endroit était plus qu’heureux de passer un accord avec elle. Il n’aurait jamais adopté la même attitude si c’était moi qui demandais. Seules les jolies filles comme Noëlle peuvent gérer ça.

À proximité, une femme d’âge moyen, à la présence digne, essayait également de marchander avec l’un des propriétaires de l’étal. J’avais jeté un coup d’œil sur eux, écoutant leur conversation.

« Arrêtez-vous là, » dit la femme. « Un insecte semble avoir mangé une partie de ce produit. Voulez-vous vraiment me dire que vous allez le vendre au même prix que le reste de vos produits ? Soyez raisonnable. Personne d’autre ne l’achèterait. »

« N-non, je veux dire… c’est juste… »

« J’en achèterai un à votre prix normal, et vous pourrez me donner celui qui a été rongé par les insectes comme cadeau. C’est vous qui aurez des problèmes si l’un de vos produits n’est pas vendu, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, oui, je suppose… B-bien alors. »

« Splendide. Je vais prendre ceci et cela aussi. »

« Quoi !? »

+++

Partie 2

La femme en arracha quelques autres qui avaient été rongés par les insectes et demanda au marchand de s’en séparer gratuitement. Le marchand céda, ne serait-ce que parce qu’il valait mieux s’en débarrasser que d’en avoir encore, ce qui avait permis à la femme d’obtenir plusieurs légumes pour le prix d’un.

Peut-être qu’être mignon n’a rien à voir avec le fait de pouvoir marchander avec succès ou non.

« Certaines femmes ont vraiment du cran, » avais-je marmonné. Cette femme en particulier faisait passer le marchandage de Noëlle pour un adorable jeu d’enfant.

Alors que j’observais la femme de dos, impressionné par ses compétences, j’avais remarqué du coin de l’œil une boutique à l’aspect suspect. Elle était installée dans une petite ruelle entre deux bâtiments et vendait des médicaments. Un certain nombre de clients s’arrêtaient pour regarder et faire un achat, mais la majorité d’entre eux me semblaient être des aventuriers.

« Des aventuriers de la république, hein ? »

Serge était le seul aventurier que j’avais vraiment vu depuis mon arrivée dans la République d’Alzer. Contrairement au Royaume d’Hohlfahrt, les aventuriers de la République avaient un statut très bas.

Les clients s’étaient dispersés dès qu’ils avaient fini d’acheter leurs marchandises. Curieux, je m’étais approché. Le marchand responsable de l’étal avait une capuche qui lui couvrait le visage, projetant des ombres suffisamment sombres pour qu’il soit impossible de distinguer ses traits.

« Bienvenue », a-t-il dit.

Ce salut aurait pu sembler amical à quelqu’un d’autre, mais la façon dont il l’avait prononcé était brusque. Peut-être s’est-il douté que je ne faisais que du lèche-vitrine et que je n’avais pas l’intention d’acheter, ce qui l’avait mis de mauvaise humeur. L’homme avait une feuille de tissu étalée avec ses marchandises alignées dessus au lieu d’un étalage formel. Je m’étais agenouillé et j’avais attrapé l’un des produits qu’il vendait pour l’examiner.

« Est-ce une drogue ? » avais-je demandé en chuchotant.

« Oui, celle-là rend celui qui la prend plus fort. Cependant, je doute que quelqu’un comme vous en ait besoin. »

Luxon expliqua à voix basse : « Ce doit être la drogue que Serge a prise précédemment. Bien que cela semble être de qualité inférieure à ce qu’il a utilisé. »

Un amplificateur de force est un objet de jeu vidéo assez standard. Ils augmentent généralement vos statistiques physiques ou vos statistiques d’attaque pour une courte durée. Ceux qui étaient en vente étaient des potions contenues dans de petites fioles, et la couleur du liquide qu’elles contenaient était particulièrement frappante — des pourpres profonds et des azurs riches.

« Hmm, intéressant. Dans ce cas, donnez-moi un exemplaire de chaque sorte que vous avez, » avais-je dit.

Le marchand avait d’abord hésité, mais maintenant qu’il savait que je voulais sincèrement acheter ses marchandises, son attitude s’était adoucie. Tout en rangeant les bouteilles dans une petite boîte en bois, il me conseilla : « Faites attention en les utilisant. Et veillez à laisser un intervalle d’au moins six heures entre chaque utilisation. Les prendre en succession rapide ne fera que détruire votre corps. »

J’avais penché la tête sur le côté en lui remettant son argent, trouvant son avertissement curieux. Il avait presque l’air d’un vrai pharmacien ou quelque chose comme ça. Mais la vraie raison pour laquelle je trouvais cela étrange, c’est que l’utilisation de potions en succession rapide était plutôt standard dans les jeux vidéo. Je lui avais pris mon paquet et m’étais éloigné.

« La façon dont il parlait donnait l’impression que ce truc était un vrai médicament », avais-je dit à Luxon en riant.

« Ce n’est pas “comme un vrai médicament”, c’est un vrai médicament. »

« Quoi ? »

« Tu sembles avoir de fausses impressions, Maître. Je pense que c’est toutes tes connaissances des jeux vidéo qui te gênent. » Il secoua son petit corps rond d’avant en arrière, comme pour me faire la morale. « L’explication la plus simple que je puisse offrir est la suivante : ce sont essentiellement des stéroïdes. Penses-tu vraiment qu’une drogue aussi puissante n’a pas d’effets négatifs sur le corps humain ? »

Il me disait essentiellement que le concept de toniques améliorant le corps sans aucun démérite n’existait que dans les jeux vidéo, pas dans la réalité. Il donnait l’impression que tout personnage de jeu vidéo qui utilisait des potions comme ça était un drogué.

« Quoi, alors même si j’ai acheté toutes ces potions, je ne peux même pas les utiliser ? Je ne les ai prises qu’en cas d’urgence. » Après avoir vu Serge utiliser ces trucs avant, j’avais pensé que ça pourrait être utile d’en avoir quelques-uns comme atout dans ma manche. « Maintenant que j’y pense, Serge les a aussi consommés l’un après l’autre. Peut-être que les produits de qualité supérieure n’ont pas d’effets secondaires négatifs ? »

Je m’étais battu avec Serge lorsque j’étais intervenu pour sauver Mlle Louise, et il avait pris deux de ces potions en peu de temps. La seule conclusion logique que je pouvais tirer était que celles qu’il avait prises étaient de meilleure qualité et n’avaient pratiquement aucun impact négatif sur son corps.

« Il est possible que ceux qu’il a pris aient eu moins d’effets secondaires, mais pour commencer, j’ai également du mal à croire que Serge ait suivi les procédures de dosage appropriées », déclara Luxon.

Il avait raison. Serge m’avait semblé être du genre rude et violent rien qu’en le regardant, et il avait une attitude qui allait de pair. Il était difficile de croire qu’il ait suivi les conseils appropriés pour la consommation de potions, ce qui ne pouvait que signifier qu’il avait poussé son corps au-delà de ses limites dans son combat contre moi… non ?

Ou peut-être que le médicament n’était pas très puissant au départ, et que c’est pour cela qu’il n’avait pas d’effets secondaires.

J’avais claqué des doigts. « Ouais, ça doit être ça. Je l’ai mis à terre d’un seul coup de poing au visage, donc il est logique que les stéroïdes qu’il a pris ne soient pas très puissants. » J’étais sûr que Luxon serait d’accord avec moi, et il l’avait été. Enfin, en quelque sorte.

« Cela semble l’explication la plus probable. Si des gens comme toi ont pu le vaincre, alors il est logique que Serge soit moins puissant que nous l’imaginions. »

« D’accord, je sais que c’est moi qui l’ai suggéré pour commencer, mais ton évaluation de moi n’est-elle pas un peu trop basse ? » Je lui avais lancé un regard noir.

« Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même. Tu devrais donner la priorité à l’entraînement physique de ton corps plutôt que de compter sur la médecine pour résoudre tes problèmes — surtout des potions aussi peu soignées que celles-ci. Étant donné qu’elles s’accordent mal avec ta constitution, je te suggère de t’en débarrasser complètement. »

« Ma constitution ? » J’avais froncé les sourcils en le regardant. « Attends, tu veux dire que tu pourrais en fabriquer toi-même des puissantes ? »

Après une petite pause, il avait admis : « Oui, je suis capable de produire ce genre de médicaments, oui, mais as-tu vraiment l’intention de t’en servir ? »

« C’est toujours mieux d’avoir un atout dans sa manche, non ? »

J’avais décidé de laisser Luxon analyser les potions que j’avais achetées. Il pourrait alors les utiliser comme base pour en créer d’autres qui conviendraient mieux à mon corps.

J’avais pris la boîte en bois sous mon bras et j’étais retourné vers Noëlle, qui me faisait signe de la main gauche. Son autre bras était occupé à soutenir un sac en papier brun rempli de provisions. « Léon, où étais-tu ? » m’avait-elle demandé.

« J’ai juste repéré quelque chose qui a piqué mon intérêt. De toute façon, je vais porter tes affaires pour toi ». Je lui avais pris le sac, et nous avions commencé à marcher tous les deux au milieu de la clameur qui nous entourait.

Noëlle avait légèrement rougi en disant : « Le domaine est devenu beaucoup plus animé qu’avant. Je pense que M. Julius et les autres profitent peut-être un peu trop de leur liberté. » Elle avait souri, bien que visiblement troublée par leurs pitreries.

Je ne pourrais pas être plus d’accord. « Oui, Julius est devenu un crétin obsédé par les brochettes, et l’habitude de Jilk de collectionner les antiquités est plus intense que jamais. Toutes ces ordures qu’il a rapportées ont fait ressembler une partie du domaine à un dépotoir. Quant à Brad… eh bien, comparé à eux, je suppose qu’il n’est pas trop mal. »

Bien sûr, le sujet allait tourner autour des cinq idiots. Depuis leur arrivée dans la République d’Alzer, les pitreries du prince et de ses petits serviteurs n’avaient fait qu’empirer.

Noëlle avait soudainement eu l’air hagarde. « J’ai l’impression que ce n’est pas à moi de dire quoi que ce soit puisqu’ils m’ont accueillie, mais j’aimerais que quelqu’un fasse au moins quelque chose au sujet de M. Greg et de M. Chris. Ils se promènent pratiquement tout le temps à moitié nus, et c’est un peu dérangeant. » Le fait d’avoir été témoin de ces corps presque nus — de ces deux hommes qu’elle aurait préféré voir entièrement vêtus, rien que ça — avait laissé Noëlle épuisée.

« Oui, ces deux-là sont de vrais idiots. »

Greg s’était réveillé avec une obsession pour la musculation, si bien qu’il se promenait maintenant tout le temps torse nu dans le domaine. Normalement, il portait au moins un débardeur, mais il choisissait de l’enlever après une séance d’entraînement pour pouvoir montrer ses pectoraux, ses abdominaux et tout ce qui s’ensuit.

Je lui avais donné quelques coups de pied par-derrière pour essayer de l’amadouer et de le faire changer d’attitude, mais ça n’avait rien donné pour l’instant. Comme l’avait dit Greg, « Je veux que Marie voie à quel point j’ai entraîné mon corps ». Le plus dégoûtant, c’est que Marie semblait plutôt heureuse de le voir. Elle le grondait pour qu’il mette des vêtements, tout en reluquant son corps. Elle était aussi désespérée que lui.

L’autre enfant à problèmes était Chris, qui avait pris l’habitude de se pavaner dans la propriété dans rien d’autre qu’un pagne traditionnel japonais. Il portait un manteau happi sur sa moitié supérieure, mais il était fermement opposé à porter quoi que ce soit sur le tissu fin qui cachait ses parties inférieures. Il avait également commencé à nettoyer et préparer le bain quotidiennement comme un homme possédé. C’était bien qu’il travaille dur, mais le faire en étant presque nu annulait tout point positif.

Jilk était le seul à avoir mis quelqu’un en danger financièrement, mais le groupe dans son ensemble était fou. Au moins, Jilk lui-même avait l’air normal de l’extérieur et était même plutôt compétent dans la vie de tous les jours — sauf sa tendance à escroquer ou à être escroqué. Le principal problème avec Jilk était… eh bien, que c’était une ordure.

Le reste des gars étaient relativement inoffensifs, si ce n’est un peu désagréable dans leur propre droit. Je doute que quiconque ait pu prévoir qu’ils prendraient tous les chemins qu’ils avaient pris. Jusqu’à l’année dernière, ils avaient été les héritiers estimés de familles respectables. Ils avaient fini dans des états si pitoyables que je ne pouvais même pas en rire.

J’arrivais à être gentil avec Marie, malgré tous ses défauts. C’est elle qui s’occupait de tous ces crétins. Bien que pour être honnête, c’était sa propre faute : elle avait essayé d’utiliser sa connaissance de l’itinéraire de chaque garçon dans le jeu pour les cajoler et s’offrir une vie de harem inversé. Hélas, ma sœur de ma vie précédente avait fait un mauvais calcul. Elle était maintenant coincée avec la tâche peu enviable de garder ces cinq enfants à problèmes, chacun d’entre eux étant un crétin légitime. Sa misère me procurait une belle schadenfreude (joie malsaine), alors la traiter gentiment ne me coûtait rien.

+++

Partie 3

« Je peux les forcer à s’habiller si ça te dérange tant que ça », avais-je proposé. Une partie de moi se demandait pourquoi ces mots étaient sortis de ma bouche. Je détestais ces types depuis le début — ils étaient mes anciens ennemis.

Noëlle avait été prise au dépourvu par ma suggestion. Elle avait hésité un moment avant de secouer la tête. « Je ne pense pas que tu doives aller aussi loin. »

C’était encore l’hiver en République, raison de plus pour laquelle je ne pouvais pas croire qu’ils se promenaient encore à moitié nus. Ont-ils des lésions cérébrales ?

« Oh oui, ce n’était pas sur la liste, mais j’aimerais prendre quelques fruits. Léon, ça te dérange si on s’arrête encore à un endroit ? » demanda Noëlle.

« C’est le travail d’homme à tout faire, de se taire et de suivre. » C’était précisément la façon dont les hommes étaient censés se comporter dans le Royaume de Hohlfahrt, mais il s’avérait que les choses étaient différentes dans la République.

« Je vais porter les fruits, » dit-elle. « Je me sens mal de te faire tout trimballer pour moi. »

L’entendre dire quelque chose d’aussi réconfortant m’avait pratiquement fait monter les larmes aux yeux. Ah, la République est un pays étonnant en effet !

Noëlle avait dû remarquer que mes yeux s’embuaient parce qu’elle avait fait la grimace. « Tu sais, à chaque fois que ça arrive, je me dis la même chose : pourquoi es-tu si émotif pour des choses qui n’ont que du bon sens ? »

« Parce que ta version du bon sens est comme la bienveillance d’une sainte. »

Combien de fois avions-nous eu cet échange exact ? Noëlle inclinait toujours la tête et disait : « Les femmes du Royaume sont-elles vraiment si terribles ? Les deux filles avec qui tu es fiancé avaient l’air vraiment gentilles. » Elle n’avait pas rencontré beaucoup de femmes du Royaume. Anjie et Livia étaient exceptionnellement rares parmi les étudiantes qui fréquentaient l’académie de Hohlfahrt. Elles ne pouvaient pas être comparées à la racaille typique : un groupe de filles, chacune issue d’une famille dont les rangs vont de « baron » à « comte ».

« Ce n’est qu’une petite partie d’entre elles qui sont complètement intolérables, » avais-je avoué. « Ou peut-être devrais-je dire étaient-elles complètement intolérables ? »

La tête de Noëlle s’était penchée en raison de sa curiosité. « Étaient ? Pourquoi le passé ? »

« Je suis parti étudier à l’étranger avant que les conditions sur place ne commencent à s’améliorer. »

« Se sont-elles améliorées ? »

C’était une longue histoire. En gros, l’extrême hiérarchie matriarcale qui existait autrefois à l’académie avait finalement été rectifiée — prétendument, en tout cas. J’étais parti pour la République avant d’avoir pu voir le résultat final de ces changements, donc je n’avais aucun moyen de savoir comment les choses s’étaient passées.

Pendant notre bref échange, Noëlle avait continué à chercher un magasin vendant des fruits frais. Dès qu’elle en avait repéré un, elle s’y était rendue. Chaque produit exposé était un délice fraîchement cueilli, mais Noëlle avait l’intention de ne sélectionner que les meilleurs d’entre eux. La maison Lespinasse faisait autrefois partie des Sept Grandes Maisons (aujourd’hui réduites aux Six Grandes), et tous ses membres étaient des nobles de haut rang. Noëlle était l’une des rares survivantes de cette maison, et son statut éminent faisait d’elle l’équivalent d’une princesse. Voir une personne d’une telle importance errer dans le marché matinal en se demandant quel fruit choisir sur l’étal était un spectacle époustouflant.

« Monsieur, j’aimerais ceux-ci ici et ceux-là là-bas. » Une fois que Noëlle avait fait sa sélection, le marchand chargé de l’étal fourra ses fruits dans un sac. Il me jeta un regard fugace et ajouta un fruit supplémentaire, même si nous ne l’avions pas payé.

« Voyez ça comme un cadeau, puisque vous semblez si proches tous les deux. Vous avez trouvé une jolie fille, mon garçon. Je vous envie. » Les lèvres du marchand s’étaient fendues d’un large sourire, et il avait gloussé un peu trop fort. Noëlle et moi avions échangé des regards avec des sourires troublés sur nos visages. C’était gentil de la part de l’homme de nous donner un cadeau, et aucun de nous ne voulait le gâcher en le corrigeant, alors nous l’avons simplement remercié pour sa gentillesse avant de quitter le marché.

Sacs en main, nous étions retournés à la propriété de Marie. Il devait être environ neuf heures à ce moment-là, je suppose. Nous avions pris notre temps pour regarder toutes sortes de produits, et le temps passa très vite. Comme nous n’avions pas encore pris de petit-déjeuner, j’étais vraiment affamé.

Noëlle, par contre, ne semblait pas préoccupée par son estomac vide. Elle était trop occupée à s’inquiéter de ce que ce marchand nous avait dit. Ses joues étaient rougies par la gêne, son discours plus rapide que d’habitude. « Je n’aurais jamais imaginé que nous aurions l’air d’un couple aux yeux des autres. Ah ha ha, j’espère que ça ne t’a pas dérangé. Si ? »

Pas en particulier. Je me suis dit que ça la dérangerait.

« Non, je vais bien », avais-je dit. « Mais ça a dû être un peu ennuyeux pour toi, non ? »

« Qu-Quoi ? Bien sûr que non ! »

En voyant avec quelle insistance elle le niait, j’étais d’autant plus sûr qu’il devait y avoir une erreur, comment une femme de son calibre pouvait-elle tomber amoureuse d’un crétin comme moi ? Un jour ou l’autre, un partenaire plus digne de ce nom se présenterait, et elle se réveillerait enfin. C’est ce que je voulais croire, en tout cas, je ne la méritais sûrement pas. Et Anjie et Livia, alors ? C’était aussi curieux qu’elles m’aient choisi comme partenaire, puisqu’elles étaient toutes les deux si merveilleuses. Mais… Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander comment les choses auraient pu tourner si j’avais rencontré Noëlle en premier.

J’avais repéré un café avec une terrasse ouverte alors que nous flânions dans les rues. Il y avait plus de couples que d’habitude, étant donné que c’était le week-end, et ils semblaient tous engagés dans une conversation animée, peut-être en train d’élaborer des plans sur l’endroit qu’ils allaient visiter ensuite. Parmi les couples, j’avais repéré un homme assis seul. Il avait l’air terriblement mal à l’aise. Je m’étais tout de suite senti concerné.

« Les gens ont l’air de bien s’amuser, même si c’est si tôt », avais-je commenté.

Noëlle s’était figée sur place. Elle avait ouvert la bouche pour dire quelque chose, avait changé d’avis et l’avait refermée aussitôt.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » avais-je demandé.

« Ce n’est rien, vraiment ! De toute façon, nous devrions nous dépêcher de rentrer. Rie doit nous attendre. »

Bien qu’elle semblait impatiente de rentrer, je trouvai mon regard errant vers le café. « Non, je ne vois aucun problème à les faire attendre. Allons d’abord manger un morceau ! Nous pourrons nous vanter à notre retour auprès de Marie d’avoir été manger quelque chose de délicieux. »

Je savais que Marie grincerait des dents d’envie si on mangeait dehors. Sa vie doit être bien misérable pour qu’elle soit jalouse d’une chose aussi minuscule. Je m’étais souvenu que dans notre vie précédente, elle sortait à la moindre occasion pour manger un morceau, prétextant que c’était trop compliqué de cuisiner à la maison. Les chemins de la vie étaient bien mystérieux.

J’avais attrapé Noëlle par la main et l’avais traînée jusqu’à l’entrée. Le personnel nous avait conduits à nos sièges et avait apporté les menus en un rien de temps. Noëlle avait posé ses affaires et m’avait fait face. Son agitation à être entourée de tant de couples était plutôt évidente.

« Ah ha ha, d-désolée de te faire faire ça, » dit-elle.

« Non, tu ne me causes aucun problème. J’avais faim, et je me suis dit que ce serait une bonne idée de manger quelque chose de consistant avant de rentrer. »

Noëlle avait secoué la tête. « Si tu manges trop ici, tu ne pourras pas prendre ton petit-déjeuner plus tard. »

« Psh, je suis un garçon qui grandit. Je suis sûr que je peux tout ranger. » Être jeune avait ses avantages. Peu importe combien je mangeais, mon estomac semblait perpétuellement vide.

Alors que je jetais un coup d’œil au menu, Luxon parla assez doucement pour que je sois le seul à l’entendre. « C’est précisément ce qui me trouble tant chez toi, tu es un lâche et pourtant tu prends des décisions aussi audacieuses sorties de nulle part. Mais bon. Même avec cette atmosphère romantique que tu as créée, tu es toujours trop veule pour mettre le doigt sur elle au final, donc le fait demeure que tu es un lâche. »

Il m’agace au plus haut point.

J’avais jeté un coup d’œil à Noëlle. Elle était occupée à scruter le menu. « Hmm, peut-être ça ? Oh, mais ce ne serait pas bon de trop en manger… » C’était adorable de voir avec quel sérieux elle se débattait pour savoir quoi commander. Quand elle avait finalement pris une décision et levé la tête, nos regards s’étaient croisés. Ses joues étaient devenues rouge vif. Cette vision m’avait rendu triste, car je n’avais jamais profité de telles situations dans ma vie précédente. Mais je n’avais pas à me plaindre, j’étais heureux maintenant, et c’est ce qui comptait.

« Ne me regarde pas comme ça. C’est embarrassant, » dit Noëlle.

« Hein ? Quelle partie est embarrassante ? »

« Tu me regardes m’agiter sur ce que je vais commander. »

Je n’avais pas pu m’empêcher de glousser.

« Pourquoi ris-tu ? »

J’avais haussé les épaules. « Rien, j’ai juste pensé que c’était mignon. Bref, pourquoi ne pas commander ? »

Noëlle avait fait la grimace, mais peu importe à quel point elle essayait de paraître grincheuse, sa voix était trop claire pour me tromper. « Tu es tellement méchant, tu sais. Et tu es un plus grand coureur de jupons que tu ne le dis. »

« Je suis un jeune homme gentil et droit qui manque de s’affirmer à l’occasion. Rien de plus, rien de moins. »

« Et un menteur aussi ! La façon dont tu as trompé Louise la dernière fois était particulièrement minable. » Autant elle me grillait, autant elle n’était jamais allée jusqu’à la vraie critique.

« Mentir pour le bien de quelqu’un d’autre est un véritable fardeau pour mon cœur honnête, » lui avais-je dit. « Tu devrais essayer de me réconforter. »

« Tu en fais tellement trop que c’est plutôt attachant. Bien que je suppose que ça n’a pas d’importance… »

La conversation s’était arrêtée là pour le moment, et j’en avais profité pour lever la main et faire signe à un serveur. L’homme que j’avais identifié comme une âme sœur un peu plus tôt m’avait lancé un regard furieux et avait fait claquer sa langue en signe d’agacement. J’étais le seul à nous considérer comme semblables, il semblait que, de son point de vue, nous devions ressembler à n’importe quel autre couple.

Luxon murmura : « Tu as l’air de t’amuser. Je suppose que cela ne te dérange pas si je considère cela comme une double aventure ? »

S’il te plaît, laisse tomber ça. On est juste deux bons amis qui sortent prendre un petit-déjeuner, d’accord ?

+++

Chapitre 1 : Mère et fils

Partie 1

L’académie d’Alzer entrait dans son troisième trimestre. Il faisait encore froid dehors, et à la fin des cours, il faisait déjà assez sombre. Les étudiants qui n’avaient pas d’activités en club rentraient immédiatement chez eux une fois les cours terminés, laissant seulement le personnel de l’école et quelques étudiants sélectionnés. Je faisais partie de ce dernier groupe, entraînant Marie derrière moi alors que nous arrivions dans ce qui ressemblait à une salle d’orientation pour étudiants.

Le professeur Clément attendait à l’intérieur. Une silhouette imposante aux muscles saillants, c’était le type même du gentil garçon masculin. Ha ha, je plaisante ! En fait, il parlait de façon efféminée et portait une chemise super serrée qui épousait chaque courbe de son corps. Son ombre noire laissait entendre qu’il pourrait se laisser pousser une barbe impressionnante s’il le voulait. C’était un professeur gentil, cependant, toutes les apparences mises à part.

« Salut, » je l’avais salué nonchalamment en me glissant dans la pièce. « Hm ? Vous êtes le seul ici, professeur ? »

Marie était visiblement irritée par l’absence de la personne qu’elle espérait trouver ici. Le professeur Clément avait croisé ses bras épais et musclés et s’était assis sur sa chaise. « Oh, chérie, Lady Lelia n’a pas encore pu venir ». Le fait qu’il ait l’air si sévère et qu’il ait l’air si féminin laissait une impression inoubliable.

Marie et moi nous étions regardées, puis avions haussé les épaules et nous avions pris place sur les chaises mises à notre disposition. Nous avions décidé de tuer le temps pendant que nous attendions en discutant avec lui.

« Je ne savais pas que tu avais été chevalier de la maison Lespinasse », avais-je dit.

Son expression était devenue nostalgique. « Mon Dieu, Lady Noëlle ne se souvenait pas non plus de moi. C’est dommage, je dois l’admettre, mais les filles n’avaient que cinq ans quand nous nous sommes séparés. Je ne peux pas leur en vouloir. »

Marie avait langoureusement affalé son corps sur le bureau en face d’elle. « Je ne sais pas pour quelqu’un qui se démarque autant que toi ? Ce serait plus étrange si elles oubliaient. Bref, qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? »

Sans perdre un instant, il déclara : « Je resterai aux côtés de Lady Lelia et la protégerai. Quant à Lady Noëlle, je ne pense pas avoir à m’inquiéter tant que vous êtes avec elle, Monsieur Léon. Vous êtes le Gardien de l’arbre sacré, après tout. »

Le Gardien était un titre accordé à une personne qui avait reçu la plus grande bénédiction divine que l’Arbre Sacré avait à offrir. L’arbre donnait cette bénédiction à la personne qu’il jugeait la plus apte à le protéger. À l’origine, dans le deuxième épisode de cette série de jeu vidéo otome, l’un des amoureux avait été choisi pour être gardien. Ce même homme devait également finir avec Noëlle. Depuis que c’était tombé à l’eau, tout notre plan avait été brisé.

J’avais regardé l’horloge. Il était bien plus tard que l’heure à laquelle nous avions convenu de nous rencontrer. Lelia Beltre — ou Lelia Zel Lespinasse, comme on l’appelait maintenant — était censée nous rejoindre pour que nous puissions discuter de nos projets. Comme nous, elle était une Japonaise qui s’était réincarnée dans ce jeu vidéo otome, plus précisément dans la République d’Alzer.

« Lelia est vraiment en retard, n’est-ce pas ? »

Voyant que je commençais à m’agiter, le professeur Clément avait froncé les sourcils en s’excusant. « Je suis désolé, chérie, mais Lady Lelia est une fille occupée. La République jongle avec un tas de problèmes en ce moment, et avec le fait qu’elle soit officiellement reconnue comme une survivante orpheline des Lespinasses… vous devez comprendre qu’il est difficile pour elle de trouver le temps de vous rencontrer comme cela. »

C’est vrai. Lelia ne s’était pas réincarnée en un citoyen ordinaire de la République d’Alzer — elle était née de nouveau dans la famille Lespinasse, autrefois haut placée, en tant que petite sœur jumelle de Noëlle. Elle et Noëlle étaient les seules survivantes après la disparition de la maison, et elle était de plus en plus préoccupée depuis que cela avait été rendu public.

« Oui, mais moi aussi je suis occupée, vous savez ! » Marie se fâcha. « Je veux me dépêcher de rentrer et de commencer à préparer le dîner. À ce rythme, Julius va se remettre à cuisiner des brochettes à la place. On vient littéralement d’en manger ! J’ai besoin d’autre chose avant de devenir folle ! »

Julius était toujours à l’affût d’une occasion de « préparer le dîner », ce qui n’était en fait que son excuse pour faire des brochettes. Et ce n’était pas le cas une ou deux fois par mois. Il était tellement obsédé par le fait de les manger qu’il en voulait pratiquement tous les jours. Marie et moi en étions malades. Bien sûr, c’était gentil de sa part de faire un repas pour tout le monde. Et à sa décharge, il nettoyait après son passage… ou plutôt, il se fâchait avec quiconque essayait de toucher à ses ustensiles de cuisine, alors nous n’avions pas d’autre choix que de le laisser s’en occuper. C’était un énorme progrès par rapport à sa conduite précédente, qui se résumait à n’aider à aucune des corvées. Même s’il aidait à toutes les tâches sous le soleil, cela ne rendrait pas Marie et moi plus désireux de manger des brochettes tous les jours.

Déconcerté par l’emportement soudain de Marie, le professeur Clément réitéra ses excuses. « Je suis vraiment désolé, mes chéris. Monsieur Émile a dû s’occuper d’affaires plus fréquemment ces derniers temps, et Lady Lelia doit aussi quitter la maison pour cela. »

Marie soupira. « Encore Émile ? Bon, je crois qu’il ne faut pas trop s’en faire. Ils sont fiancés. »

Émile Laz Pleven était en effet le fiancé de Lelia, et l’un des amoureux du jeu. Le joueur pouvait se retrouver avec lui, même s’il avait raté un certain nombre de choses, ce qui lui permettait d’arriver à une fin sans un brusque « Game Over ». C’est pourquoi les joueurs l’ont surnommé la « Cueillette facile, Émile ». Une épithète plutôt malheureuse.

Nous avions continué notre conversation avec le professeur Clément en attendant. Après un moment, des pas avaient résonné dans le couloir — et puis la porte s’était ouverte assez violemment. Lelia se tenait sur le seuil, haletant pour reprendre sa respiration. Ses cheveux étaient coiffés de la même queue de cheval que ceux de Noëlle, mais les cheveux de Lelia étaient droits et lisses. Contrairement à ceux de sa sœur, ils étaient uniformément roses, sans ombrage blond. Les différences ne s’arrêtaient pas là, son regard était vif et scrutateur, il n’avait rien du comportement doux de Noëlle. Les deux filles étaient jumelles, donc naturellement elles se ressemblaient beaucoup, mais la poitrine de Lelia était (pour autant que je puisse dire) légèrement moins bien dotée. Je suppose que sa stature plus mince et plus petite y est pour quelque chose.

Un robot rond flottait à côté de Lelia : Ideal. Il ressemblait visiblement à Luxon, bien que ses couleurs soient diffèrents. Il avait un corps bleu et un seul œil rouge. Il l’utilisait pour nous observer, le déplaçant de haut en bas en guise de salutation.

Lelia ne nous avait accordé qu’un bref regard avant de se tourner vers le professeur Clément. « Désolée, mais je vais devoir annuler cette petite réunion. Émile est devant avec une voiture qui attend. Clément, tu viens aussi. »

« Lady Lelia ? Si je ne me trompe pas, ma chérie, j’étais sûr que vous n’aviez rien d’autre de prévu aujourd’hui ? » Il parlait comme s’il faisait office de secrétaire et gérait son emploi du temps. Il était certainement étrange qu’elle ait des plans dont il n’était pas au courant.

Marie avait bondi de sa chaise et avait pointé un doigt dans la direction de Lelia. Quand elle avait parlé, sa voix avait claqué dans l’air comme un fouet. « Ne t’avise pas de nous ignorer ! Nous avons beaucoup de choses à te dire, tu sais ! »

Oui, nous avions beaucoup de choses à discuter : notamment de l’avenir de la République d’Alzer, où se déroule l’intégralité du deuxième volet de la série de jeu vidéo otome. Nous devions également parler de Noëlle et des autres intérêts amoureux, notamment du fait que l’un d’entre eux — Serge — avait disparu. Il était membre de la maison Rault, l’une des six grandes maisons, et son futur héritier. Malheureusement, on ne savait pas où il se trouvait actuellement.

Il y avait une véritable montagne de sujets que nous devions aborder, mais Lelia semblait trop préoccupée par d’autres choses pour s’asseoir avec nous. Elle semblait également mécontente que ses plans originaux aient été perturbés, pour ce que cela vaut.

« Oui, et bien j’ai mes propres problèmes à régler en ce moment ! Et Émile m’a supplié de l’accompagner, alors… » Lelia avait jeté un coup d’œil à Ideal.

Ideal tourna son regard vers moi… non, il regardait en fait Luxon, qui s’était caché non loin. « Nous vous présentons nos plus sincères excuses. Lady Lelia n’a d’autre choix que de s’excuser de ce rendez-vous afin de protéger son statut social. »

Son statut social, hein ? Nous ne pourrions pas discuter beaucoup si sa position sociale était en jeu. Chaque personne a sa propre vie et ses propres circonstances, et peu de gens sont prêts à tout risquer, même pour une cause aussi noble que la paix dans le monde. Marie et moi ne prendrions pas ce risque, nous n’avions donc pas le droit de critiquer Lelia. Nous avions dû accepter sa décision d’annuler.

« Tu ferais mieux de te réserver du temps pour nous plus tard », avais-je insisté.

« Oui, nous ne manquerons pas de le faire, » dit Ideal. « Maintenant, Lady Lelia, Lord Émile vous attend. »

Lelia l’avait écouté à contrecœur et s’était tournée vers la porte. Elle ne semblait pas non plus très satisfaite de cet arrangement. Elle nous avait jeté un bref coup d’œil et avait dit : « Je pars maintenant, mais continuez à chercher Serge, d’accord ? »

Marie avait mis une main sur sa hanche et avait poussé Lelia vers la porte avec l’autre. « Nous avons déjà compris. Dépêche-toi d’aller voir Émile. »

Le professeur Clément nous avait présenté de nouvelles excuses après que Lelia ait disparu par la porte, se sentant clairement mal d’avoir fait perdre de notre temps. Ce n’était pas la première fois qu’elle nous posait un lapin, et ce ne serait certainement pas la dernière, nous étions atrocement conscients de la difficulté de nous consulter comme nous en avions besoin.

+++

Partie 2

Marie et moi étions les seuls passagers du tramway qui nous ramenait chez nous. L’intérieur du tram était assez bien éclairé, mais il faisait de plus en plus sombre dehors. La nuit tombait déjà sur nous.

Marie était toujours grincheuse parce que Lelia n’avait pas assisté à notre réunion. Elle avait compris que les circonstances étaient indépendantes de la volonté de Lelia, mais cela ne l’empêchait pas d’être ouvertement mécontente. « Comment se fait-il que nous devions recevoir des ordres d’elle, hein !? Ce n’est pas elle qui a fait copain-copain avec Serge au départ ? Nous ne sommes pas ses petits serviteurs ! »

J’avais haussé les épaules. « C’est comme ça que ça se passe. Elle a son image à défendre. Tu comprends ça, hein ? »

« Je veux dire, je le comprends, mais… »

Le statut social n’était pas quelque chose à sous-estimer. Bien sûr, la fiction s’en moquait souvent, mais c’était un élément essentiel de la réalité. Peut-être pas tant pour la star de la série, mais pour les personnages de second plan comme nous ? Nous ne pouvions pas vivre nos vies sans tenir compte de la hiérarchie. Le Japon n’était pas différent avec ses classes sociales, mais ce monde était à des lieues derrière le Japon dans un sens culturel. Le statut était encore plus important ici.

« Alors ça ne te fait pas chier ? » demanda Marie.

« Bien sûr que oui, mais je suis plus mature que toi, alors je ne le laisse pas paraître. Bref, Luxon, c’est un peu bizarre que tu cherches Serge depuis tout ce temps et que tu ne l’aies pas trouvé. C’est quoi le problème ? »

Luxon et Ideal étaient censés le rechercher, mais le temps avait passé depuis le début du troisième trimestre, et ils n’avaient trouvé aucune trace de Serge. Luxon se camoufla en répondant : « Soit il a déjà fui le pays, soit il se cache quelque part sans qu’on le remarque. »

Ce serait très embêtant si Serge avait quitté les frontières de la République, mais même si ce n’était pas le cas, il était troublant qu’il ait échappé à la vigilance d’Ideal et de Luxon. Serge était un peu un enfant sauvage dans le jeu. Il admirait les aventuriers et rêvait d’en être un lui-même. Peut-être que le décrire comme un « enfant sauvage » le rendait attachant, mais ne vous méprenez pas. De la façon dont je l’avais vu, il était une personnalité violente et déséquilibrée.

Marie s’était réveillée, intriguée par notre échange. « De quoi parlez-vous ? »

« À propos de Serge. Tu sais, je pourrais comprendre si Monsieur Albergue était un être humain terrible et que cela avait rendu Serge si tordu, mais je connais cette personne. Il a l’air d’être un type bien. »

« Aussi discutables que soient tes critères, je suis d’accord. C’est bizarre. Serge me semble bien trop hostile. Et autre chose ! Il était si fort en combat dans le jeu, mais quelqu’un comme toi arrive et le met à terre d’un seul coup de poing ? C’est très désagréable. »

« Hé, attends. Quelle piètre opinion as-tu de moi, hein ? J’aimerais te rappeler que j’étais le fils d’une pauvre maison noble. Sais-tu à quel point j’ai dû me battre pour arriver là où je suis ? »

Ça n’en avait peut-être pas l’air, mais j’avais versé mon sang, ma sueur et mes larmes pour rester à flot à l’académie. Il y avait des événements pratiquement tous les jours, et les gars comme moi devaient envoyer aux filles un flot constant de cadeaux. Nous, pauvres garçons nobles, étions obligés de faire des explorations dans les donjons pour trouver assez d’argent pour nous les offrir : Plus on s’aventurait loin dans un donjon, plus il était dangereux et plus on pouvait se remplir les poches de pièces. Nous devions faire équipe pour pouvoir nous y rendre en toute sécurité et encaisser l’argent. Et tout ça pour quoi ? Le mariage ! Ce n’était pas une blague de dire que j’avais littéralement versé du sang pour accomplir mon devoir. J’avais envie de pleurer rien qu’en y pensant.

« Mais les filles ont vendu tous ces cadeaux à des prêteurs sur gage », avait déclaré Marie.

« Oui, je suis bien conscient. J’ai versé beaucoup de larmes avec mes amis sur le fait. Ce que je veux dire, c’est que contrairement à Serge, je ne suis pas parti à l’aventure pour m’amuser ! » C’était tout le contraire, en fait. Je l’avais fait pour maintenir mon statut et me marier ! C’est une raison assez pathétique, maintenant que j’y pense.

Marie semblait ennuyée par mon petit discours. Elle était plus préoccupée par la pitié qu’elle éprouvait pour Serge. « C’était un peu cruel de ta part de l’assommer d’un seul coup comme ça, tu ne trouves pas ? Les hommes sont si pénibles quand leur fierté est brisée. Parce que c’est tout ce qu’ils ont — leur fierté. »

« Tu n’as pas à parler des hommes comme ça », avais-je grommelé.

« Oh ? Je pense que j’en sais beaucoup plus sur eux que toi. La plupart des hommes mettent toute leur fierté dans des choses stupides. Cela les rend faciles à manipuler. »

Tu as oublié la partie où tu t’es fait avoir par un de ces hommes, n’est-ce pas ? Je n’avais pas pu m’empêcher de rire en pensant à l’ironie de tout ça.

Mon humour avait semblé irriter Marie, qui m’avait lancé un regard noir. « As-tu quelque chose à dire ? »

« Pas vraiment. C’était incroyablement instructif, c’est tout — se faire instruire par une femme si sûre de sa connaissance des hommes. Une femme qui s’est mise dans une situation désastreuse à cause d’un homme, rien que ça. »

« Tu sais exactement comment me contrarier, espèce de gros lâche sans envergure ! »

« Continue et je te coupe les vivres », avais-je menacé. C’était mon dernier recours pour m’esquiver de ce qui aurait pu être une querelle ennuyeuse.

Marie s’effondra sur le sol, se prosternant. « Oh, sage et courageux frère aîné ! Je t’en prie, je t’en supplie, ne me coupe pas les vivres ! Je ne peux pas sérieusement vivre sans ton aide. Les cinq crétins mis à part, je ne pouvais pas supporter de laisser Kyle et Carla en plan. Je t’en supplie, Grand Frère ! Aide-moi ! »

J’avais la fâcheuse habitude d’ignorer les appels à l’aide. La souffrance de Marie ne m’empêcherait guère de dormir la nuit, mais je voulais éviter de causer des ennuis à Kyle et Carla. Et pour les cinq crétins ? Ils étaient comme des cafards. Ils trouveraient un moyen de s’en sortir même si je les laissais mourir.

« Content de voir que tu comprends ta place », avais-je dit avec un petit rire noir.

Marie grogna dans son souffle. Ce retournement de situation l’avait laissée vexée.

Après avoir assisté à notre échange, Luxon avait fait une de ses blagues habituelles. « Je vois que ton faible pour Marie n’a pas changé du tout, Maître. »

« J’essaie d’être gentil avec tout le monde, à peu près. »

« Je ne suis pas sûr que ce soit considéré comme “gentil” de continuer à frapper un ennemi vaincu jusqu’à ce que sa fierté soit en lambeaux. Serge t’en veut pour cela, sans doute, » dit Luxon.

« Hé, en ce qui me concerne, c’est sa faute s’il a perdu. »

« Des mots impressionnants pour quelqu’un qui a emprunté mon pouvoir pour gagner. Ne trouves-tu pas ça sournois ? »

J’avais secoué la tête. « Pas le moins du monde. D’ailleurs, je crois me souvenir que quelqu’un m’a déjà dit quelque chose… comme quoi être sournois est un compliment. »

« Je suis sûr que d’autres personnes seraient révoltées d’entendre ça, surtout si c’est toi qui le dis. »

« Haha ! Même si je suis une personne si gentille !? »

Marie avait fait une grimace, comme pour dire : « Quel genre d’absurdités débites-tu en ce moment ? ». J’avais choisi de l’ignorer.

Le tram s’était finalement arrêté à la station proche du domaine, et nous étions descendus.

 

☆☆☆

 

Marie vivait dans une somptueuse propriété, ici en République. J’avais dormi là-bas avec elle, principalement parce qu’il ne restait plus beaucoup de temps avant la fin de notre séjour, mais aussi parce que garder une résidence séparée était un peu difficile de nos jours.

Au moment où nous étions entrés dans le manoir, Mlle Yumeria s’était précipitée vers moi en toute hâte. « Bienvenue à la maison, Monsieur Léon — aaah ! » Elle était tellement pressée qu’elle avait trébuché et s’était écrasée sur le sol, envoyant ses deux jambes en l’air. Cela avait l’air plutôt douloureux.

« Vas-tu bien ? » avais-je demandé, inquiet.

Ses joues avaient rougi. Elle avait baissé la tête, les yeux embués, et avait lâché : « Je vais bi… en. »

Mlle Yumeria, qui avait faussé son énonciation avec toute la grâce adorable de sa chute, était une petite femme elfe à la poitrine généreuse. Elle avait l’air assez jeune de l’extérieur, pratiquement le même âge que nous, mais elle avait déjà un enfant à elle. Ses yeux étaient d’une douce couleur ambrée, et ses longues oreilles pointues perçaient le rideau de cheveux verts raides qui encadrait son visage. Malgré sa maladresse, c’était une fille… euh, une femme attachante et belle.

« Il n’y a pas besoin de se précipiter comme ça », l’avais-je rassurée.

Elle avait souri avec reconnaissance. À côté de moi, Marie s’était moquée : « Hmph ! Tu es bien trop gentil et chaleureux avec elle, hein ? » Elle n’avait pas cherché à cacher son mécontentement.

Qu’est-ce qu’il y a de mal à être agréable et chaleureux ?

Le vacarme à l’entrée avait attiré l’attention de notre autre femme de chambre, une qu’Angie avait spécialement envoyée ici depuis le domaine de son père : Miss Cordelia. Ses yeux étaient perpétuellement en train de tout juger derrière ses lunettes, mais c’était aussi une beauté.

« Bienvenue, Comte, » salua Miss Cordelia.

« C’est bon d’être de retour. »

Elle était très professionnelle, contrairement à Mlle Yumeria, et aussi plutôt froide. Elle n’avait pas la meilleure opinion de moi, j’avais donc supposé que sa froideur était liée à cela.

Marie avait glissé de son manteau et avait redressé son cou, balayant la zone. « Hein ? Où est Kyle ? » Le beau garçon demi-elfe devait normalement nous accueillir avec les autres, son absence était donc curieuse.

Mlle Yumeria avait pressé ses mains sur le bout de son nez meurtri en répondant : « Si vous le cherchez, je crois qu’il est dans l’entrepôt derrière. »

+++

Partie 3

Dans l’entrepôt derrière le domaine se trouvait une armure avec un genou à terre. Cette combinaison motorisée était une arme à forme humaine qui pouvait voler dans le ciel. Ce n’était pas la seule, toutes les armes que Julius et les autres avaient utilisées auparavant étaient rangées là-dedans avec Arroganz. Depuis son arrivée dans la République d’Alzer, le groupe avait été impliqué dans un certain nombre de conflits. Pour être plus précis, Léon avait provoqué un certain nombre de conflits. C’est pourquoi, dans un but d’autodéfense, ils avaient choisi de garder ces Armures à proximité. C’était la preuve de la précarité de leur situation actuelle.

Un garçon se tenait devant l’une de ces Armures — un demi-elfe du nom de Kyle. Il avait des cheveux blonds courts et légèrement bouclés et les mêmes longues oreilles d’elfe que sa mère, Yumeria. Superficiellement, il ressemblait à un beau jeune garçon avec les mêmes caractéristiques que n’importe quel elfe. Si Marie l’avait employé malgré son jeune âge, c’est en partie parce qu’en tant que demi-elfe, il n’avait nulle part où aller.

Kyle avait posé sa main sur l’Arroganz à genoux, comme s’il avait l’intention de grimper jusqu’au cockpit.

« C’est inutile », déclara une voix derrière lui depuis la porte ouverte de l’entrepôt.

« Gwah !? » Paniqué, il se retourna. Un masque de sueur froide se forma sur son visage lorsqu’il reconnut Luxon, qui était littéralement apparu de nulle part. Il réalisa qu’il ressemblait à un enfant qui aurait été pris la main dans le sac. « Je n’ai rien fait ! »

« C’est un mensonge. Vous essayiez de grimper dans Arroganz, » dit le robot.

Léon et Marie se tenaient derrière Luxon, avec la mère de Kyle, Yumeria, et Cordélia. Léon avait jeté un coup d’œil au garçon et avait gloussé. « Hmm, donc je suppose que tu es comme n’importe quel autre garçon après tout. Tu veux faire un tour à Arroganz, hein ? » Kyle pouvait voir au sourire de Léon qu’il le taquinait.

Marie, quant à elle, semblait totalement perplexe face à ce qu’elle voyait. « Les garçons sont tellement stupides. Est-ce que se balader dans un gros robot est vraiment si amusant ? »

Kyle avait été déstabilisé par l’apparition de sa maîtresse. Il avait frénétiquement corrigé sa posture. « Bienvenue à la maison, Maîtresse. »

« Oui, bien sûr. Tu sais, si tu veux le monter à ce point, tu devrais juste dire quelque chose à mon frère — je veux dire à Léon. » Elle n’avait montré aucun signe de réprimande, donc c’était bien. Léon non plus, même s’il était plus qu’heureux de se moquer de Kyle pour cette nouvelle découverte.

« Tu as de bons instincts, tu veux monter Arroganz. Veux-tu essayer de faire un tour ? »

Kyle ne doutait pas que Léon l’autoriserait s’il le demandait, mais il n’arrivait pas à trouver le courage de le demander sérieusement. « Je ne suis pas particulièrement intéressé à le monter ou quoi que ce soit. »

L’un d’entre eux ne pouvait pas rester sans rien faire, l’expression de Cordélia se durcit et elle déclara : « Les armures sont des armes extrêmement précieuses pour les chevaliers et les nobles. Il est impensable qu’un serviteur mette la main sur quelque chose d’aussi précieux sans raison ni égard. Je suppose que vous êtes prêt à assumer les conséquences de vos actes ? »

Des conséquences ? Non, Kyle était loin d’être prêt à faire face à quelque chose de ce genre. Il était assez sage pour savoir que Marie et Léon ne s’énerveraient pas contre lui pour une petite chose comme toucher l’Armure. Léon ne semblait pas du tout en colère, il souriait.

« Je ne vais pas dégainer mon épée et le frapper pour quelque chose d’aussi trivial que ça, » dit Léon. « Je parie que ça lui ferait plaisir d’aller faire un tour. Hé, Luxon, ouvre le cockpit. »

Cordélia n’avait pas eu l’air très satisfaite de l’empressement de Léon à pardonner l’offense, mais elle s’était tue. Elle avait dû comprendre qu’il était inutile de pousser le problème plus loin.

Kyle était sincèrement heureux qu’on lui propose cela, mais il ne pouvait pas le laisser paraître sur son visage — cela blesserait trop sa fierté. Sa personnalité était un peu tumultueuse dans ce domaine, et sa réaction instinctive était l’hostilité. « Je n’ai jamais dit que je voulais aller dedans », s’emporta-t-il.

Marie se tourna vers Léon, sentant les vrais sentiments de Kyle. « Laisse-le monter, d’accord ? »

Luxon avait tout arrêté lorsqu’il avait soudainement déclaré : « Je refuse. »

« … Hein ? » s’exclama Kyle. Il regrettait instantanément d’avoir laissé passer cette chance, mais il faisait de son mieux pour garder un visage vide afin de ne pas laisser transparaître sa déception. « Pourquoi refusez-vous ? » Sa voix l’avait trahi, craquant au fur et à mesure qu’il posait la question.

« Un elfe est incapable de piloter une armure. La façon dont les elfes manipulent la magie est complètement différente de celle des humains, pour commencer. Arroganz — ainsi que les autres Armures ici — ont toutes été conçues pour des pilotes humains. »

Cela avait donné à Kyle une petite étincelle d’espoir. « Mais je ne suis qu’à moitié », avait-il dit.

« Cela ne change rien. Non, en fait, ça ne fait qu’empirer les choses. La magie circule différemment chez les humains et les elfes. Même en supposant que je crée une armure spécialement pour les elfes, les chances qu’ils soient capables de la piloter sont très faibles. »

Kyle était comme tous les autres garçons, il voulait lui aussi piloter une armure au combat. Cela lui brisait le cœur de voir ce rêve brisé. Il avait baissé la tête, les larmes coulèrent.

Agacé, Léon se retourna contre Luxon. « Hey ! Tu aurais pu être plus gentil avec ça ! »

« Arroganz a été conçu spécialement pour toi. Je te serais reconnaissant de ne pas offrir le siège de pilote aux autres si facilement. » Les rôles étaient inversés. Maintenant, Luxon était celui qui grondait Léon.

Cordélia marmonna dans son souffle : « Je suis d’accord avec l’objet rond. »

Yumeria s’était aventurée plus près, inquiète de son fils découragé. « Kyle… Je pense que tu devrais t’excuser. Le Seigneur Léon a été assez gentil pour te pardonner cette erreur, mais n’importe quel autre noble aurait eu ta tête pour ça. »

D’habitude, Yumeria était celle qui se trompait tout le temps, mais elle avait soulevé un point raisonnable ici. Kyle l’avait toujours trouvée trop naïve et peu fiable, ce qui rendait sa remontrance à son égard d’autant plus embarrassante. Il se détourna d’elle et lui déclara : « C’est toi qui fais toujours des erreurs. »

« Kyle ? » Le sourcil de Yumeria s’était froncé.

« Tu ne peux même pas prendre soin de toi correctement. Tu n’as pas à me faire la morale ! »

Les yeux de Yumeria s’étaient rétrécis. « Kyle, il ne s’agit pas de moi pour le moment. Tu dois t’excuser. Tu as fait ça uniquement parce que tu pensais qu’ils laisseraient passer, n’est-ce pas ? Tu te plains toujours du fait que je prends leur gentillesse pour acquise, alors tu n’as pas le droit d’adopter cette attitude. »

Léon et Marie s’étaient tus pendant que Yumeria grondait son fils. Cordélia semblait prendre Kyle pour un enfant pleurnichard. Ses lèvres étaient restées pincées alors qu’elle surveillait la situation, tandis que ses yeux semblaient plus froids que d’habitude.

Kyle était trop embarrassé et avait trop de fierté dans son travail pour accepter les mots de sa mère avec contrition. Il s’en était pris à elle en disant : « Peut-être que j’écouterai ce que tu as à dire quand tu seras plus compétente que moi dans ton travail. De toute façon, pourrais-tu arrêter de traîner notre relation personnelle sur le lieu de travail ? C’est agaçant. »

« Kyle ! » Yumeria cria en tendant la main pour attraper son fils par le bras. Kyle l’avait rapidement secouée.

« C’est un peu tard pour que tu agisses comme une mère et que tu me grondes maintenant ! Surtout que tu es complètement démunie sans moi ! »

Yumeria avait retenu son souffle, incapable d’argumenter. Kyle connaissait le point sensible parfait à atteindre. Il savait à quel point elle se sentait mal à cause de son incapacité à les soutenir tous les deux et qu’elle lui causait tant d’angoisse en conséquence. C’était un garçon intelligent. Elle n’avait pas besoin de dire un mot pour qu’il le comprenne.

Yumeria s’était tue et avait baissé la tête, mais Kyle n’était pas prêt à la laisser s’en tirer à bon compte. « Veux-tu me faire la morale à ce point ? Alors, essaie d’agir comme une vraie mère pour changer. Vu comment tu es maintenant, j’ai trop honte de te considérer comme une mère ! »

Ses mots étaient comme des couteaux qui s’enfonçaient dans son cœur. Son visage s’était progressivement vidé de ses couleurs tandis que le désespoir s’installait. La culpabilité avait frappé Kyle comme un rocher sur la poitrine, un poids écrasant, mais il n’avait toujours pas la maturité nécessaire pour s’excuser.

« Excusez-moi, je retourne à mes occupations », dit-il en sortant de l’entrepôt aussi vite que ses pieds le lui permettaient.

 

☆☆☆

 

Après avoir regardé cette épreuve, je m’étais gratté la tête. Les disputes entre parents et enfants faisaient remonter à la surface des souvenirs de ma vie antérieure, que j’aurais préféré garder pour moi — Marie et moi étions morts avant nos parents, et aucun de nous n’avait été un bon enfant pour eux. Je voulais autant que quiconque que Mlle Yumeria et Kyle prennent un chemin différent et fassent la paix… mais ils n’étaient pas le seul problème.

« Luxon, c’est ta faute si la situation a empiré. Tout ce que tu avais à faire était de le laisser s’asseoir dans le siège du pilote. Et je parie qu’il aurait été satisfait. » Si nous l’avions fait entrer dans le cockpit plus tôt, rien de tout cela ne serait arrivé.

Non seulement Luxon avait refusé d’accepter la faute, mais il l’avait retournée contre moi. « Es-tu vraiment certain que ce serait une bonne idée ? »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » avais-je demandé.

« Kyle est un enfant selon les vues de ce monde, ce qui signifie qu’il est quelqu’un que tu es censé protéger. Penses-tu vraiment qu’il serait sage de laisser un enfant piloter Arroganz ? De plus, il semble que tu aies oublié qu’Arroganz est une Armure que j’ai créée. »

J’avais finalement réalisé à quel point j’avais été négligent. En regardant Arroganz, je m’étais rappelé pourquoi Luxon avait créé cette armure pour moi en premier lieu. Non, ce n’était même pas seulement Arroganz. Toutes les Armures étaient faites dans un seul but : la bataille. C’était des armes. Ce n’était pas des jouets pour les enfants.

« Kyle considère Arroganz avec la fascination d’un enfant. Il ne possède pas le statut de noble, ni la mentalité qu’une telle position exige. Il n’a pas besoin de se battre, » poursuit Luxon.

Marie acquiesça. « S’il peut vivre sa vie sans voir de bataille, tant mieux. Je comprends ce que tu veux dire… Je vais lui parler et le convaincre de renoncer à son rêve de devenir pilote. Ne t’en veux pas, Mlle Yumeria. »

J’avais suivi le regard de Marie jusqu’à Mlle Yumeria, dont les yeux restaient rivés sur le sol. Les larmes qui roulaient sur ses joues m’indiquaient que le choc des paroles de Kyle n’était toujours pas amorti. Miss Cordélia s’était mise à ses côtés et essayait de la consoler.

« Vous n’avez pas à vous inquiéter. Il est simplement entré dans la phase de rébellion, comme le font souvent les garçons de son âge. Il essaie de jouer les durs et les matures, mais c’est encore un enfant. » Elle était bien plus gentille avec Mlle Yumeria que je ne l’avais jamais vue. J’aimerais qu’elle puisse avoir un peu de cette compassion pour moi.

Mlle Yumeria avait secoué la tête. « C’est ma faute, je n’ai pas été une bonne mère pour lui. » Le reste d’entre nous s’était tu tandis que ses larmes coulaient encore plus vite. « Je suis tellement empotée et crédule en plus. Je suis sûre que Kyle pense que je ne suis pas du tout fiable et que je lui cause toujours des problèmes. Je suis sûre qu’il se débrouillerait très bien sans moi. Non, peut-être qu’il serait mieux sans moi. »

Kyle avait ses problèmes, mais Mlle Yumeria aussi : elle semblait se considérer comme un échec en tant que parent.

« Ce n’est pas vrai du tout. Il est juste inquiet pour toi », avais-je dit.

« Alors, raison de plus. Je n’aurais jamais dû venir ici. Je n’ai fait que me mettre en danger. » Miss Yumeria était venue ici parce qu’elle s’inquiétait pour Kyle, mais maintenant qu’elle pense qu’il n’avait pas du tout besoin d’elle, elle était complètement découragée.

J’étais moi-même un enfant assez normal, au Japon, et j’avais causé à mes parents pas mal de problèmes. Je n’étais pas aussi mauvais que Kyle, mais je ne pouvais pas m’empêcher de me voir en lui. Honnêtement, je voulais aider à arranger les choses entre eux, mais il semblait que d’autres problèmes se présentaient constamment à moi avant que j’en aie l’occasion.

 

☆☆☆

 

Ce soir-là, une fois son travail terminé, Yumeria enfila ses vêtements de nuit. Elle récupère la jeune pousse de l’arbre sacré, bien calée dans son étui transparent, avant de se rendre dans le jardin. Elle se trouva un siège sur un banc et elle se mit à réfléchir à ce qui s’était passé plus tôt : depuis que Kyle l’avait pratiquement repoussée dans l’entrepôt, elle n’avait pas réussi à se racheter.

« Je dois vraiment être une personne horrible. » Elle avait forcé un sourire troublé alors que des larmes coulaient dans ses yeux.

Kyle était le seul parent de Yumeria dans le monde. Tous les autres qui avaient été associés à elle l’évitaient ou l’excluaient complètement à cause de ses caractéristiques particulières. Bien qu’imperceptible pour les humains, les elfes pouvaient sentir la couleur du mana d’une personne, et le mana de Yumeria laissait une impression diluée et impure. Les elfes l’évitaient et la traitaient de dégoûtante à cause de cela. Kyle était la chose la plus importante dans son univers, car il était pareil, le seul comme elle. Ce fut un choc énorme d’apprendre qu’il avait trop honte pour la considérer comme sa mère.

Yumeria s’était recroquevillée sur elle-même, les bras se resserrant autour de l’étui de la jeune pousse.

« Bonsoir, » dit une voix.

« Hein ? »

Lorsqu’elle releva la tête, elle aperçut Luxon — non, Ideal, celui qui tournait toujours autour de Lelia.

+++

Chapitre 2 : Le Royaume saint de Rachel

Partie 1

Serge, Lhomme que Léon et les autres recherchaient si obstinément était accroupi dans un quartier d’entrepôts quelque part dans la République d’Alzer. Ses cheveux noir corbeau étaient coiffés en arrière de façon désordonnée, et sa peau présentait un beau bronzage uniforme. Il était mince et bien musclé, ce qui correspondait à son tempérament piquant et à son attitude hostile.

Il portait actuellement un manteau, ainsi qu’une fine couche de saleté, alors qu’il était assis, recroquevillé au sommet d’une pile de matériaux empilés. Un homme se tenait à proximité, vêtu d’un costume. Comparé à Serge, il était plutôt d’âge moyen et longiligne, et sa moustache lui donnait une allure de gentleman. Son nom était Gabino, et il avait été envoyé ici par le Saint Royaume de Rachel. C’était un noble respecté, ainsi qu’un collaborateur de Serge.

Le Saint Royaume de Rachel était voisin du Royaume de Hohlfahrt. Les deux sont actuellement ennemis, principalement parce que la reine en exercice de Hohlfahrt — Mylène — est originaire d’un pays également en désaccord avec Rachel : le Royaume-Uni de Lepart.

Gabino jeta un coup d’œil à Serge et fronça les sourcils. « Vous sentez mauvais. N’avez-vous pas pensé à trouver un bain quelque part ? Allez-vous prendre soin de vous ? »

Quand était-ce la dernière fois qu’il avait pris un bain ? Serge ne s’en souvenait pas. « Je finirai bien par en prendre un, » dit-il en haussant les épaules. « Plus important encore, vous avez fini de vous préparer, n’est-ce pas ? »

Gabino avait redressé ses épaules. « Bien sûr. Mon pays a envoyé — et envoie encore — des troupes à l’intérieur des frontières de la République. Cela dit… “Son regard fut attiré par un dirigeable, ou plus précisément par la multitude de vaisseaux de guerre actuellement amarrés dans cette installation souterraine. « C’est impressionnant que vous en ayez rassemblé autant en si peu de temps. »

Serge s’était lentement relevé. Ses lèvres s’étaient retroussées en un sourire sombre alors qu’il se tenait devant les vaisseaux de guerre. Il n’avait pas l’intention de perdre le temps nécessaire pour satisfaire la curiosité de Gabino, alors il changea de sujet. « Nous n’aurons aucun problème à faire tomber la République d’Alzer. »

Comprenant que Serge n’avait pas l’intention de divulguer ses secrets, Gabino renonça à insister. « Rachel a envoyé un grand nombre de troupes, mais si nous en amenons plus que nous n’en avons déjà, votre famille et les six autres grandes maisons ne manqueront pas de le remarquer. »

« C’est trop tard pour eux, même s’ils comprennent maintenant. Nous nous sommes préparés pendant tout ce temps. »

Serge et Gabino voulaient la même chose : la République d’Alzer elle-même. Alors qu’ils étaient occupés à discuter, Ideal fit son apparition, descendant lentement du plafond.

« Seigneur Serge, comme vous l’avez demandé, j’ai rassemblé les effectifs nécessaires. » La voix robotique d’Ideal était presque jubilatoire lorsqu’il fit son annonce.

L’expression de Gabino s’était durcie, comme s’il pressentait quelque chose de sinistre. « Je n’ai jamais entendu parler d’un artefact perdu capable de communiquer avec les humains. Maître Serge, êtes-vous certain que nous pouvons faire confiance à cette chose ? »

« Le Seigneur Serge est mon maître. Je ne le trahirai pas », dit Ideal.

« J’espère bien que c’est vrai. » Gabino n’était toujours pas convaincu, mais comme il savait qu’argumenter sur ce point ne ferait que lui faire perdre du temps, il reporta son attention sur Serge, qui enfonça ses mains dans ses poches.

« C’est grâce à lui que je peux me battre au même niveau que cet abruti. C’est aussi un emmerdeur pour vous les gars, n’est-ce pas ? »

Gabino avait évité le regard de Serge. « La haute société le considère effectivement comme une menace possible. Il n’a fallu que peu de temps au comte Léon Fou Bartfort pour déclencher l’implosion de la République sur elle-même. Nous ne pouvons pas facilement l’ignorer. »

« Donc en gros, pendant que la République est enfermée dans sa propre guerre civile, vous voulez capitaliser là-dessus et l’assassiner dans la confusion. J’ai compris. Je vais m’en occuper pour vous. »

« Ce serait apprécié. D’après nos investigations, le comte Bartfort semble être extrêmement proche de la reine de Hohlfahrt. Il serait extrêmement troublant pour nous s’il venait à franchir la frontière séparant nos pays. »

« Êtes-vous vraiment si terrifié par lui ? » Serge avait ri.

Ideal lui avait rappelé consciencieusement : « Maître, vous avez perdu contre lui. »

« Si on s’était battus à armes égales, je n’aurais certainement pas perdu ! » Serge s’était emporté. « De toute façon, tu te moques de moi si tu crois que je perdrais encore une fois contre lui. »

Il n’y a pas si longtemps, sa grande sœur Louise avait failli être sacrifiée à l’Arbre sacré, et c’est alors que Serge s’était battu avec Léon. L’objectif de Léon était de sauver Louise tandis que celui de Serge était de l’arrêter à tout prix, et les choses s’étaient terminées terriblement pour Serge. Il pensait avoir gagné, au début, mais ce n’était qu’une ruse. Léon aurait pu facilement mettre Serge à terre à n’importe quel moment, mais il avait délibérément perdu pour pouvoir tromper Louise.

Pour Serge, le fait de savoir que Léon ne l’avait jamais pris au sérieux rendait cette perte bien plus humiliante que toute autre perte normale. Cela avait alimenté sa soif de vengeance. Au début, il n’avait considéré Léon que comme un sosie de l’ancien héritier de la maison Rault, Léon Sara Rault, mais maintenant il détestait ce type du fond du cœur.

« Puisque vous avez l’intention de vous battre contre Léon et son Arroganz, j’ai préparé une armure appropriée pour votre combat, Seigneur Serge, » dit Ideal.

Au bon moment, une armure à quatre pattes fut amenée dans la pièce. Bien qu’elle ait la même taille qu’Arroganz, sa silhouette était moins encombrante, la moitié supérieure était humanoïde, mais sa moitié inférieure ressemblait à celle d’un cheval. Il tenait une lance de joute longue et étroite comme arme, ce qui signifiait qu’elle était spécialisée dans les attaques percutantes en charge. Malgré son apparence assez simple, la lance avait probablement des capacités cachées. Ideal était son créateur, après tout.

Serge avait regardé cette armure inspirée des centaures en souriant d’une oreille à l’autre. « Ce truc est incroyable. Je peux certainement battre cet imbécile avec ça, non ? »

« Ses performances sont à égalité avec les siennes — non, un cran au-dessus, en fait. J’ai analysé les capacités d’Arroganz au préalable et j’ai créé cette Armure spécifiquement pour la contrer. C’est une arme sans égal, » dit Ideal.

Serge s’était approché. Sa main avait effleuré l’extérieur solide. « Comment ça s’appelle ? »

‘Je l’ai appelé « Gier ». Cela signifie avidité. Vu qu’Arroganz signifie arrogance, j’ai pensé que cela correspondait parfaitement.’

« L’avidité, hein ? Eh bien, je suis avide. Je veux tout. Ce pays, et Lelia aussi… Je vais tout prendre. » Serge enroula sa main droite en un poing serré.

Gabino avait regardé avec désintérêt. Il voulait que Serge prenne le contrôle du pays, mais Lelia était sans importance pour lui. « Tant que vous pouvez saisir les rênes de cette nation et vaincre le comte Bartfort, je n’ai aucun scrupule à faire quoi que ce soit d’autre. Bien que je m’attende à ce que vous passiez un accord avec nous pour l’échange de pierres magiques. »

La République d’Alzer était une puissance productrice d’énergie qui exportait un grand nombre de pierres magiques. Avec Serge à la tête du pays, le Saint Royaume de Rachel s’attendait à ce qu’il les récompense par un traitement favorable, c’est pourquoi ils avaient accepté de prendre part à son plan pour renverser le pouvoir actuel.

Serge avait frappé son poing contre sa paume ouverte. « Je vais m’en occuper. Et je m’assurerai que ce connard qui m’a ridiculisé ait une fin sanglante pendant que j’y suis. »

Sa haine pour Léon était inégalée.

 

☆☆☆

 

L’ancien territoire de la Maison Lespinasse se trouvait au centre de la République d’Alzer, et c’était sur cette énorme étendue de terre que l’Arbre Sacré avait pris racine. Les Six Grandes Maisons avaient des domaines à proximité. L’un d’entre eux appartenait aux Rault, et c’est là que résidait Mlle Louise pendant ses trajets entre le domicile et l’école. Pas à pied comme le reste de ses camarades de classe, mais en voiture avec chauffeur. Elle était l’image même d’une noble dame… ou d’une princesse, pour être plus précis. Les Six Grandes Maisons se qualifiaient elles-mêmes de nobles mais possédaient un pouvoir qui éclipsait celui des aristocrates de la plupart des autres pays, chacune étant pratiquement le roi de son propre royaume.

Il était difficile de croire qu’une personne aussi respectable soit la méchante du deuxième épisode de cette série de jeu vidéo otome. Personnellement, je pensais qu’elle avait été mal choisie, et elle n’était pas la seule, Monsieur Albergue devait être le dernier boss. Je ne le voyais pas non plus comme un ennemi. Bien qu’il serait exact de dire que j’étais partial à cet égard, car il était si gentil avec moi. L’important, c’est que pour moi ni lui ni sa fille ne semblaient être de mauvaises personnes.

En fait, je rendais visite au domaine des Rault pour discuter de certaines choses avec Monsieur Albergue. Son majordome m’avait conduit dans une pièce où l’on m’avait rapidement servi du thé et des collations. Assis de l’autre côté de la table ronde, l’homme lui-même avait l’air inhabituellement épuisé.

« Nous sommes toujours à la recherche de Serge, mais nous n’avons encore trouvé le moindre indice », avait-il déclaré.

Le sujet de notre conversation était, sans surprise, le garçon qu’il avait adopté pour être son héritier. Il avait passé des jours entiers à se sentir mal à l’aise, inquiet de la disparition de Serge. Malheureusement, son rôle était de maintenir l’unité et le bon fonctionnement de la République, il ne pouvait donc pas exprimer de faiblesses, ni s’absenter de son travail. Des postes comme le sien, avec de si lourdes responsabilités, épuisaient vraiment une personne.

« J’ai fait ce que j’ai pu pour le chercher, mais je n’ai pas eu plus de chance que vous », avais-je dit.

Luxon faisait tout son possible pour retrouver Serge, mais en vain. Je me demandais sincèrement s’il n’avait pas fui le pays. C’est peut-être mieux ainsi à bien des égards.

« Où est-il ? Que pourrait-il faire ? Nous ne pouvons pas avoir de discussions sur son avenir sans qu’il soit là, » avait déploré Monsieur Albergue.

« Vous parlez de le déshériter ? »

« Précisément. S’il sent que le poids de sa position est trop important pour lui, alors je n’ai aucun problème avec ça. Je le soutiendrais même s’il voulait devenir un aventurier. Je veux le laisser faire ce que son cœur désire. »

La raison pour laquelle il était si inquiet était en partie due au fait que Serge quittait souvent la maison de toute façon pour partir à l’aventure. Serge avait été adopté dans le but de devenir l’héritier des Rault, mais comme il ne semblait pas intéressé par ce rôle, Monsieur Albergue envisageait de l’en retirer. En voyant à quel point il se souciait de son fils adoptif, il était difficile de le voir comme le méchant prévu par le jeu.

« Monsieur Léon, oubliez-moi et mes problèmes. Vous devriez plutôt parler avec Louise. Elle a été très occupée ces derniers temps », déclara Monsieur Albergue, changeant de sujet pour parler de son propre enfant biologique vivant.

Des rumeurs avaient commencé à se répandre sur le fait que Serge était potentiellement déshérité, et en conséquence, un grand nombre de prétendants étaient venus demander sa main. Beaucoup voyaient là l’occasion de prendre la place de Serge à la tête de l’une des six grandes maisons, et peu étaient prêts à laisser passer une telle chance.

« D’accord, » j’avais accepté. « Je vais faire ça. »

« Je vous en remercie. Je vous dois plus que je ne pourrai jamais vous rendre, » marmonna Monsieur Albergue avec un petit sourire sur le visage. Il pensait peut-être à son fils décédé quand il m’avait regardé. Nous partagions le même nom ainsi qu’une ressemblance physique frappante.

+++

Partie 2

Quand j’étais allé voir Mlle Louise dans sa chambre, je l’avais trouvée aussi débraillée que son père. Je m’étais demandé s’il était acceptable qu’un garçon comme moi entre dans sa chambre comme ça, mais aucun des domestiques n’avait voulu m’arrêter. Pour aggraver les choses, Mlle Louise s’était montrée très vulnérable en ma présence. Elle était perchée sur son lit, les jambes pendantes sur le bord et affalée sur le matelas. Je pouvais probablement voir à l’intérieur de sa chemise si j’inclinais suffisamment mon regard.

Mais je suis un vrai gentleman, alors je ne jetterai que de minuscules coups d’œil, avais-je pensé.

Les cheveux blonds lâchés et légèrement bouclés de Mlle Louise étaient éparpillés sur ses draps. Le fait d’être approchée par différents hommes pendant des jours devait l’avoir anéantie.

« Pratiquement tous les jours, je reçois une invitation à un dîner ou à une fête quelconque. C’est ridicule. Notre maison ne va pas se précipiter pour choisir un nouvel héritier simplement parce que Serge a disparu. »

Je m’étais installé sur une chaise à proximité. Mes yeux avaient été attirés par la poitrine de Louise, où ses seins se dressaient comme deux pics impressionnants. Une telle beauté.

« Ils sont vraiment désespérés », avais-je dit. « Je ne peux pas leur en vouloir. Celui qui réussira à arracher ton coeur deviendra le prochain héritier de ta maison, après tout. »

« Oh ? Veux-tu dire que je suis un bonus ? Une sorte de prix supplémentaire ? » Elle soupira. « Quoi qu’il en soit, leur avidité est si évidente que mon cœur ne peut être ému. »

J’avais supposé qu’elle aurait préféré les refuser tous, mais plusieurs de ses prétendants ne pouvaient pas être rejetés si facilement. Soit en raison d’un lien personnel avec sa famille, soit parce qu’ils avaient des relations d’affaires qu’elle ne pouvait pas mettre en péril, Mlle Louise ne pouvait pas risquer de faire des vagues. Elle sortait avec ces hommes jour après jour dans ce but. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était de manger avec eux et d’échanger une conversation agréable, mais même cela, au bout d’un moment, était épuisant. Je pouvais compatir.

« Pas un seul bon gars parmi eux, hein ? » avais-je demandé.

Mlle Louise s’était finalement relevée. Ses seins se balançaient avec le mouvement, et ses cheveux étaient en désordre. Elle avait réussi à peigner ses cheveux en douceur avant de me jeter un regard en réponse. « Pas un seul. »

Sa voix ne laissait pas deviner qu’elle plaisantait. Elle n’avait pas l’air d’avoir l’intention de trouver un prétendant, et je pouvais deviner pourquoi elle était dans une telle détresse.

« Serge pèse sur ton esprit, n’est-ce pas ? »

« C-Comme si ! », avait-elle laissé sortir d’un coup.

Même si elle le niait, il était évident que ça la dérangeait. Elle pouvait le détester, mais ça la contrariait qu’il ait disparu. Elle avait un peu trop bon cœur pour faire une méchante convaincante.

Je le savais. Elle n’était pas du tout à sa place.

« Je l’ai aussi cherché, mais je n’ai encore rien trouvé. S’il était mort, nous aurions au moins dû trouver une trace de lui à l’heure qu’il est. Il y a de fortes chances qu’il soit toujours vivant et en bonne santé. »

Mlle Louise semblait soulagée d’entendre que son frère était probablement en vie.

« Même moi, je réalise que je suis allée un peu trop loin avec lui, » dit-elle. « Je peux l’admettre… mais je lui en voudrai toujours pour ce qu’il a fait. »

Il y avait un fossé colossal entre eux deux. Je ne pouvais pas imaginer pourquoi il avait fait ça, mais à l’époque où Serge avait été accueilli dans leur famille, il avait détruit un des précieux souvenirs que Louise avait de son frère biologique décédé. C’était peut-être un enfant à l’époque, mais il y a certaines choses qu’une personne ne peut jamais pardonner. Mlle Louise l’avait détesté depuis.

« Serge s’est fait ça tout seul », lui avais-je dit.

« Je suppose qu’il l’a fait. Mais parfois, je me déteste d’être incapable d’oublier le passé. Je ne peux m’empêcher de penser à l’infâme personne que cela fait de moi. Tu dois aussi être exaspéré par moi, non ? »

Se sentir en conflit avec sa propre haine pour Serge n’était pas suffisant pour m’exaspérer. « Ce n’est pas comme si tu prenais plaisir à son malheur, donc je n’y vois pas de problème. Cela me semble être une réponse parfaitement mature. »

Un petit sourire s’était dessiné sur son visage. C’était peut-être le soulagement de voir que je ne la détestais pas pour sa mesquinerie — ou peut-être était-ce parce que je ressemblais à son petit frère. Ce sont mes meilleures suppositions, en tout cas.

« Merci, » dit-elle. « Je me sens un peu mieux maintenant. »

« Heureux de l’entendre. Dans ce cas, il est temps que je parte. »

Le petit Léon, comme je l’appelais, était un homme populaire, même longtemps après sa mort. Cela montrait à quel point sa famille le chérissait.

 

☆☆☆

 

Quand j’étais rentré de ma visite au domaine des Rault, Mlle Cordélia était là pour m’accueillir. Son regard était toujours aussi froid et impitoyable.

« Bienvenue à la maison, Comte. »

Je fronçai les sourcils. « Ça te tuerait d’être un peu plus amicale ? »

« Je vois que vous prenez plaisir à plaisanter. Je voudrais vous rappeler de tenir compte de votre statut. »

Le fait qu’elle ait fait son travail avec compétence était un soulagement bienvenu, mais je pouvais voir qu’elle n’était pas pressée de se faire des amis. Eh bien, je suppose que c’est bien. Mais il y avait quelque chose d’un peu particulier chez elle aujourd’hui.

« Ce qui m’intéresse, c’est de savoir combien de temps vous comptez ignorer cette petite famille et ses problèmes, » dit Miss Cordélia.

« Veux-tu parler de Mlle Yumeria et Kyle ? J’ai essayé toutes sortes de choses, tu sais. Kyle est juste têtu et ça ne mène nulle part. »

Depuis leur dispute, j’avais essayé de les envoyer faire des courses et de leur jouer toutes sortes de tours pour qu’ils se réconcilient. Marie avait fait tout son possible pour faire de même, mais Kyle s’était montré encore plus têtu que prévu. Les deux n’avaient fait aucun progrès.

Mlle Cordélia soupira d’exaspération. « Leurs problèmes ont commencé à interférer avec notre travail ici. Avez-vous envisagé de renvoyer Mlle Yumeria chez vous, à Hohlfahrt ? »

Suggérait-elle que je la renvoie simplement parce qu’elle ne pouvait pas faire son travail pour le moment ? Ça me semblait terriblement froid. Mais vu le sérieux de Mlle Cordélia au travail, c’était probablement une vraie épine dans le pied.

J’avais fait la grimace. « Je ne peux pas m’en empêcher. J’ai un faible pour ce genre de choses. »

Mademoiselle Cordélia semblait vraiment perplexe par ma réponse. « Pourquoi cela ? D’après ce que j’ai entendu, vos parents sont inhabituellement soudés pour un couple d’aristocrates. »

Des regrets de ma vie passée, peut-être ? Je n’avais pas été un bon fils pour eux, alors je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter de ce qui pouvait arriver aux autres. « J’aimerais surveiller Mlle Yumeria encore un peu. Si elle ne peut pas reprendre son travail après cela, je la renverrai avant nous. »

« Très bien. »

Notre conversation terminée, je n’avais fait que quelques pas avant de sentir que quelque chose clochait. J’avais entendu l’écho des cris de Marie dans la salle à manger.

« Combien de fois dois-je vous le dire, bande de crétins ? »

Me demandant ce qui pouvait bien se passer cette fois, j’avais accéléré le pas. Mlle Cordélia semblait tout aussi curieuse de savoir ce qui se passait — elle me suivait. Dès que j’avais jeté un coup d’œil dans le réfectoire, j’avais aperçu Marie, debout, imposante, les bras croisés sur sa poitrine. Son expression ressemblait à celle d’un démon enragé.

Carla se tenait à côté de Marie avec une expression froide, regardant les cinq idiots qui avaient été forcés de s’asseoir sur le sol avec leurs jambes fermement repliées sous eux.

Oh, génial. Les cinq crétins ont encore frappé.

Mlle Cordélia et moi étions restés sur le seuil de la porte, attendant de voir ce qui allait se passer. S’impliquer serait un énorme casse-tête. J’avais appris récemment qu’il valait mieux rester à l’écart et se moquer des pitreries de Marie et de sa bande d’idiots.

Marie avait tapé du pied sur le sol. « Nous arrivons à peine à vivre avec notre budget limité, et vous avez l’audace de me demander de vous acheter des choses dont vous n’avez pas besoin ? Y a-t-il autre chose que de l’espace vide dans vos têtes !? »

D’après ce que j’avais pu en tirer, les cinq idiots l’avaient suppliée pour des trucs.

« M-Mais je dois vraiment les avoir ! » plaida Julius, le premier des hommes réunis à prendre la parole. « Je t’en prie, Marie ! Laisse-moi acheter quelques poulets ! Quelques-uns suffiraient amplement. En plus, elles pondront des œufs, ce qui devrait aussi aider notre budget. »

« C’est très compliqué de les garder, et c’est cher ! »

En voyant comment il se prosternait devant elle, je m’étais demandé ce qu’il voulait tant obtenir. Il voulait garder des poulets, entre autres choses ? Cet homme était autrefois le prince héritier du royaume de Hohlfahrt. À quoi pensait-il en demandant des poulets ?

Brad suivit l’exemple de Julius et se jeta également à ses pieds. « Je veux une tenue de scène ! S’il te plaît, je t’en supplie, Marie ! Je te jure que je vais l’utiliser pour gagner plus d’argent ! »

« Tu n’as pas besoin d’un tas de tenues de scène différentes ! Si tu les veux tellement, gagne l’argent toi-même et achète-les, » lui répondit Marie.

« Eh bien, vois-tu, j’ai en quelque sorte, euh… dépensé tout l’argent que j’avais, donc il ne m’en reste plus — eek ! »

Marie avait encore tapé du pied, faisant trembler Brad de peur.

Greg était le suivant à se mettre à sa merci. Heureusement, il portait un débardeur et un short aujourd’hui. Ouf, il n’est pas à moitié nu pour changer.

« Je veux acheter un nouvel équipement de musculation ! Quelque chose de plus efficace et de plus intense qui m’aidera à entraîner davantage mes muscles ! »

Marie ricana. « Tu peux faire la même chose avec un peu d’ingéniosité et de détermination. Je ne te laisserai pas acheter de nouveaux équipements. »

Son refus froid l’avait laissé en larmes.

+++

Partie 3

Chris avait été le suivant à faire sa tentative. Il était vêtu de son habituel manteau happi et d’un pagne japonais.

Mets un foutu pantalon, tu veux ?

« S’il te plaît, laisse-moi avoir un bain de cyprès pour… »

« Non. » Marie ne l’avait même pas laissé finir avant de donner sa réponse.

Les lunettes de Chris glissèrent sur son nez et il la regarda fixement.

Et enfin, il était temps pour le dernier crétin d’entre eux, Jilk, qui s’était assis de manière ordonnée et inclinée devant elle, le front flottant à peine au-dessus du sol. Sa tête s’était levée après un moment, et il avait regardé Marie droit dans les yeux. Le fait qu’elle l’ait regardé comme un démon enragé n’avait rien changé à sa détermination.

« Mlle Marie, pour dire la vérité, j’ai déjà acheté un service à thé tout neuf — guh !? »

Avant qu’il ne puisse terminer, Marie lui fait un impressionnant coup de pied en plein visage. Apparemment, en tant que plus grande ordure parmi ces ordures (honnêtement, il était d’un tout autre niveau que les autres), Jilk avait déjà acheté ce qu’il voulait à l’avance, et au lieu de supplier comme les autres, il était venu signaler sa transgression.

Toute émotion avait disparu du visage de Marie.

Carla avait fait claquer sa langue en signe d’agacement. « Hmph. Mlle Marie, je vais aller voir si nous pouvons lui rendre immédiatement son achat. »

« S’il te plaît, fais-le, Carla. »

Jilk était littéralement une ordure d’un niveau supérieur (ou peut-être inférieur ?) aux autres, mais Marie et les autres semblaient suffisamment habitués à ses pitreries pour savoir déjà exactement comment s’y prendre avec lui. L’homme en question s’était effondré sur le dos et tressaillait sporadiquement à cause de la douleur, mais les autres idiots le regardaient froidement. Personne n’avait fait un geste pour l’aider, pas même son propre frère adoptif, Julius.

« Jilk, acheter quelque chose comme ça sans demander la permission est honteux. »

Jilk avait pris son visage blessé et s’était redressé en tremblant. « C’était trop précieux, si je ne l’achetais pas sur le champ, j’avais peur de le rater. Je vous jure, c’est un ensemble qui en vaut la peine. Si nous le vendons, je suis sûr que nous pourrons obtenir trois fois ce que j’ai payé. »

Brad avait ricané. « Tu as déjà dit ça combien de fois ? Est-ce qu’on t’a déjà donné raison, ne serait-ce qu’une fois ? »

Greg avait croisé les bras. « Et ici, je n’ai même pas encore pu acheter une seule pièce d’équipement. »

« Je suppose que cela signifie que mon rêve d’une baignoire en cyprès n’est encore qu’une lointaine lueur », se lamenta Chris.

Je pensais que tous les cinq avaient mûri, mais je me trompais. Ils n’étaient pas très différents maintenant de ce qu’ils étaient avant de venir en République. Eh bien, je suppose que le fait qu’ils sachent demander la permission avant d’acheter des trucs est une amélioration ?

Bien que, techniquement, l’un d’entre eux n’avait même pas réussi à le faire.

Miss Cordélia pressa une main sur son front et secoua la tête, comme si le fait de regarder la scène la faisait souffrir physiquement. « Je n’en crois pas mes yeux. Ces garçons étaient autrefois des héritiers prometteurs de leurs maisons, et regardez-les maintenant. Quelle honte ! »

« Si tu espérais autre chose, tu t’es trompée. Voilà à quoi ils ressemblent », avais-je dit.

« À l’origine, ils étaient censés diriger la prochaine génération de Hohlfahrt. Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’ils finissent comme ça ? »

Je me sentais mal de penser cela en présence de l’inquiétude évidente de Cordélia, mais à mes yeux, ils avaient l’air bien plus heureux que lorsque je les avais rencontrés pour la première fois. Depuis que Marie leur avait mis le grappin dessus, leur vie avait dévié de la trajectoire initiale du jeu — ou plutôt, de la trajectoire que leurs parents leur avaient tracée.

Les cinq idiots s’étaient assis devant Marie, qui se passait les mains dans les cheveux et dégageait une aura de pure fureur, et ils avaient tous tremblé de peur. Aussi désolé que je sois de le dire (pas vraiment), j’avais trouvé cette performance follement divertissante à regarder.

Marie avait fini par remarquer que je les observais et avait pointé un doigt dans ma direction. « Ne vous avisez pas de ricaner là-bas ! C’est une question de vie ou de mort pour nous ! » Les larmes lui montaient aux yeux.

J’étais resté là tout le temps avec une main sur la bouche, essayant d’étouffer mon rire. Mlle Cordélia me regardait aussi avec exaspération, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. La scène était trop drôle. « Vous mettez vos vies en danger pour vous divertir. Comment pourrais-je ne pas être impressionné ? Continuez comme ça et divertissez-moi encore un peu », avais-je dit.

Marie avait froncé les sourcils. « C’est assez minable de ta part d’agir comme si tout cela n’avait rien à voir avec toi. »

« C’est parce que ce n’est pas le cas. »

« Je ne peux pas te croire ! Vas-tu m’abandonner !? »

J’avais secoué la tête. « Ne le dis pas comme ça. Tu vas me faire mal paraître. Je ne me souviens pas de t’avoir fait confiance pour commencer. »

Marie s’était réincarnée ici tout comme moi. C’était l’idiote qui s’était fiée à sa connaissance du jeu pour conquérir le cœur de tous ces hommes afin de s’offrir une fin de harem inversée. C’était ironique, même approprié, que le destin l’ait frappée dans le dos et l’ait laissée dans la situation misérable de s’occuper de ces idiots pour le reste de sa vie. C’était cependant très amusant à regarder d’une distance sûre. On avait vraiment l’impression qu’ils mettaient tout ce qu’ils avaient en jeu pour faire rire les gens.

Alors que Marie et moi étions engagés dans ce petit va-et-vient, Noëlle était entrée dans la pièce.

« Je suis de retouuuurr ! » dit-elle avant de s’arrêter. « Qu’est-ce qu’ils ont fait cette fois !? »

Il lui suffisait de regarder les garçons assis bien sagement sur le sol pour deviner qu’ils s’étaient encore mis dans le pétrin.

Ce n’est pas une surprise. Les intérêts amoureux du premier jeu sont si désespérés que même Noëlle les considère comme des rabatteurs.

 

☆☆☆

 

Alors que l’intérieur du manoir s’animait de clameurs et de bruits, Yumeria s’échappa dans le jardin et contempla distraitement le ciel. Les branches de l’arbre sacré s’avançaient comme si elles voulaient cacher la lune en arrière-plan. Elle était restée assise, immobile, à contempler le spectacle.

Kyle s’était approché et avait dit, toujours aussi sèchement, « Nos maîtres sont revenus. Il est temps de se remettre au travail. Veux-tu m’attirer des ennuis ? »

Elle l’avait regardé, découragée. « Kyle, as-tu vraiment besoin d’une mère ? »

« De quoi parles-tu ? » Il n’avait aucune idée de ce qui l’avait poussé à demander, ce qui l’irrita et le fit agir aussi froidement envers elle qu’auparavant. « Cette maison n’a pas besoin d’un domestique qui ne peut pas travailler, et ce n’est certainement pas toi. »

Kyle avait probablement vu cette conversation comme une extension de leur précédente dispute.

Yumeria sourit en réponse. « Tu as raison. Tu es assez fort. Tu n’as pas besoin de moi. »

Kyle s’était retourné et avait repris la direction du manoir. « Peu importe. Je retourne travailler. »

Yumeria regardait son dos qui reculait, souriant même à travers ses larmes. Elle était sûre qu’il n’écoutait plus, mais elle marmonna quand même : « Tu te débrouilleras tout seul, je le sais. »

La lumière avait disparu de ses yeux. Peu à peu, toute émotion avait également disparu de son visage. Elle s’était levée et s’était mise à marcher, d’un pas chancelant. Elle avait disparu par la porte et avait marché pendant un petit moment jusqu’à ce qu’elle tombe sur une voiture qui l’attendait. Il n’y avait personne à l’intérieur, mais elle s’était quand même glissée par la porte. Ideal flottait sur le siège du conducteur, et il s’était retourné pour la regarder. Le moteur ronronna en se mettant en marche et la voiture commença à avancer.

« Je vois que vous vous êtes finalement décidée, Mlle Yumeria, » dit le robot.

Yumeria ne déclara rien en réponse, et Ideal secoua son corps d’un côté à l’autre comme s’il était exaspéré par elle.

« Le rejet de votre fils a dû avoir un sacré impact. Je ne peux pas me plaindre, puisque son influence vous a poussé à passer sous notre contrôle. Je dois à Kyle ma gratitude pour nous avoir aidés de la sorte. »

Yumeria n’exprimait aucune volonté propre, se contentant de laisser Ideal lui dicter ses actions. Elle suivait déjà ses ordres, en fait.

« Mlle Yumeria — non, il n’y a pas besoin d’agir de façon si distante — Yumeria… J’ai un rôle très important à te confier. Tu vas être la doublure de la prêtresse. » Sa voix était devenue grave, un changement radical par rapport à son ton habituel. « Et maintenant, il ne reste plus que Luxon. »

+++

Chapitre 3 : La fierté de la République

Partie 1

Lorsque l’après-midi était arrivé le jour suivant, nous nous étions retrouvés autour de Kyle. Nous avions tous séché l’école.

« Tout ça parce que je l’ai poussée dans ses retranchements », se marmonnait-il amèrement. Il était recroquevillé en boule. Il n’avait pas dormi depuis la nuit dernière et était couvert d’une fine couche de saleté et de crasse, mais il n’avait pas la force de s’en soucier.

Marie grommela : « Reprends-toi ! Luxon est à sa recherche. Je suis sûre que nous la trouverons bientôt. »

« C’est vrai », déclara Carla. « Elle sera de retour avant que tu t’en rendes compte. Tu devrais te reposer. »

Ils faisaient de leur mieux pour essayer de le réconforter, mais leurs voix ne semblaient pas atteindre Kyle. Il se murmurait à lui-même tout ce temps, « Tout est de ma faute. »

« C’est le bordel », avais-je grommelé.

Les cinq idiots, qui étaient également regroupés autour de Kyle, partageaient mes sentiments.

Julian déclara : « J’admets que j’ai été préoccupé par la discorde entre eux, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle en soit contrariée au point de partir tout simplement. »

Jilk se tenait le menton et se laissait aller à une réflexion silencieuse, mais même lui ne parvenait pas à trouver une réponse à ce mystère. « Il est difficile de croire qu’elle ait pu s’enfuir alors qu’elle n’a aucune connaissance ici dans la République. Nous avons vérifié à la première heure ce matin à l’ambassade et au port, mais nous n’avons trouvé aucun signe d’elle. Je ne pense pas non plus qu’elle soit montée à bord d’un dirigeable pour le Royaume. »

Mlle Yumeria avait disparu depuis la nuit dernière. Comme elle n’était pas rentrée ce matin, Luxon était parti à sa recherche, mais en vain.

« Qu’est-ce qui se passe ? » avais-je grommelé.

« C’est peut-être de ma faute si cela est arrivé ? » Luxon se le demandait à voix haute. « Quoi qu’il en soit, il est curieux que même moi je sois incapable de la localiser. Je ne vois pas comment Yumeria pourrait être si insaisissable par elle-même. »

« Ne sois pas si blasé à ce sujet. »

Je pourrais comprendre que quelqu’un tente de kidnapper Noëlle et la plante. J’avais fait en sorte que Luxon les surveille de près précisément pour s’assurer que cela n’arrive pas. Bien que Mlle Yumeria et les autres ne soient pas une aussi grande priorité, Luxon était censé garder un œil sur eux aussi. C’était étrange que quelqu’un ait réussi à l’enlever.

J’avais regardé Luxon, mais il avait détourné son regard.

« Hé, chose ronde ! » Greg lui avait aboyé dessus. « Comment se fait-il que même avec toi ici, on ne trouve toujours pas Mlle Yumeria ? Tu as dit que tu étais doué pour ce genre de choses ! »

Je comprenais son irritation.

Luxon avait répondu froidement, « Ne me parle pas de façon si désinvolte ». Son attitude avec Greg était très différente de celle qu’il avait avec moi. Greg était resté bouche bée, incrédule.

D’humeur maintenant complètement aigrie, Luxon avait quitté la pièce. Julian le regarda partir avant de tourner son attention vers moi. « Il est vraiment grognon aujourd’hui. Enfin… ce n’est pas tout à fait vrai. Il est toujours comme ça quand on lui parle, mais n’est-il pas plus froid que d’habitude avec toi aussi ? »

« Tu crois ? » J’avais haussé les épaules. « Il est toujours froid avec moi. »

« De mon point de vue, tu étais la seule personne avec laquelle il était à l’aise. » Julian avait continué à regarder la porte par laquelle Luxon avait disparu. J’avais suivi son regard pendant un moment, mais seulement un moment : j’étais plus préoccupé par Mlle Yumeria en ce moment.

Kyle tremblait en disant : « Je lui ai dit des choses si horribles. C’est pour ça qu’elle est partie. Je n’avais jamais réalisé qu’elle était aussi déchirée par tout ça… »

« N’y a-t-il rien que tu puisses faire ? » chuchota Noëlle, en se penchant vers moi. « Te connaissant toi et Luxon, je suis sûre que tu peux trouver une solution. »

« Le problème est que même Luxon n’a pas réussi à la localiser. Nous avons déjà eu fort à faire avec la disparition de Serge. Je n’aurais jamais imaginé que nous aurions à subir la même chose avec Mlle Yumeria. » J’avais jeté un coup d’oeil à la jeune fille de l’arbre sacré. Je m’étais dit que si quelqu’un essayait de kidnapper quelqu’un (ou quelque chose), ce serait la jeune pousse ou Noëlle. Kidnapper Yumeria à la place m’avait pris complètement au dépourvu.

« Noëlle, je déteste demander ça, mais pourrais-tu faire une pause dans tes études pendant un moment ? »

On dirait que Noëlle avait compris où je voulais en venir. Elle avait baissé son regard vers le sol. « Penses-tu que ce pourrait être ma faute si elle a été enlevée ? Si… si c’est le cas, je changerais volontiers de place. » Apparemment, elle pensait que la personne responsable avait pris Mlle Yumeria comme otage de substitution puisqu’elle ne pouvait pas mettre la main sur Noëlle. J’espérais que l’explication était aussi simple que ça.

« Ce n’est absolument pas le cas, alors ne t’inquiète pas », avais-je dit. « Ou peut-être… inquiète-toi un peu, juste pour être sûr ? »

Elle avait l’air encore plus mal à l’aise après avoir entendu ça.

Je pense que pour le moment je devrais convoquer Lelia pour qu’on puisse avoir une discussion. En fonction de comment ça se passe, nous pourrons déterminer notre plan à partir de là.

 

☆☆☆

 

Clément rendit visite à Lelia et Émile dans leur propriété et annonça : « Lady Lelia, j’ai une lettre de Monsieur Léon ».

« Oh, lui ? » Lelia avait fait la grimace en acceptant l’enveloppe, qu’elle avait rapidement ouverte pour vérifier son contenu.

Un de ses serviteurs a disparu ? Et il veut discuter de ce que nous allons faire à partir de maintenant ?

En ce qui concerne Lelia, Léon et ses camarades étaient une épine dans son pied. Ils étaient déjà des visiteurs indésirables qui avaient fait irruption dans la République, mais certains d’entre eux avaient un point commun essentiel avec elle : ils s’étaient réincarnés du Japon moderne et connaissaient le monde et les événements du jeu. Elle considérait Léon en particulier comme une menace, étant donné le désordre qu’il avait déjà créé au Royaume de Hohlfahrt.

Franchement, Lelia ne voulait pas les fréquenter si elle pouvait l’éviter. Elle serait beaucoup plus à l’aise s’ils évitaient les problèmes. Mais ces derniers temps, ils n’avaient pas vraiment été en mesure de s’asseoir et de parler.

« Je suppose que je devrais les rencontrer au moins une fois. » Lelia acquiesça, ne serait-ce que parce qu’elle s’inquiétait de l’avenir de la République et de l’endroit où se trouve Serge. « Clément, nous partons immédiatement chez Léon. »

« Alors, je vais préparer la voiture. » Il se dirigea vers la porte avec hâte, mais Ideal l’interrompit de l’endroit où il flottait aux côtés de Lelia.

« Veuillez patienter un moment. Je ne ferais pas ça si j’étais vous. »

Agacée d’avoir été dérangée, Lelia se dirigea vers le robot et lui lança un regard noir. « Et pourquoi pas ? »

Un garçon était entré dans la pièce et avait répondu pour Ideal avant qu’il ne puisse répondre. « Parce que nous avons nous-mêmes une mission importante à accomplir. »

Lelia avait jeté un coup d’œil à l’entrée pour trouver Émile debout.

« Ma course est importante aussi, » insista-t-elle. « Tu vas devoir me laisser donner la priorité à mes affaires cette fois-ci. »

Lelia avait été très occupée ces derniers temps à accompagner Emile, d’où son désir de s’occuper de ses propres affaires maintenant. Hélas, Émile n’était pas prêt à reculer. Il s’était déjà laissé faire, mais il n’était plus aussi prompt à acquiescer.

« Tu es plutôt cruelle envers ton fiancé, ne trouves-tu pas ? Je le pensais vraiment : Nous avons quelque chose d’important à faire. Mes parents veulent célébrer notre relation, » dit Émile. « Ils organisent une fête surprise pour nous, alors ce serait impoli de ne pas y assister. Il y a déjà une voiture qui attend dehors. » Il lui avait adressé un sourire, mais pour une raison ou une autre, cela lui avait fait froid dans le dos. Malgré son expression amicale, il la forçait pratiquement à se soumettre à sa volonté.

Lelia secoua la tête. « Je te l’ai déjà dit, je ne peux pas aujourd’hui ! Ideal, soutiens-moi ici ! »

Clément ne pouvait pas s’opposer à Émile en raison de leur différence de stature, elle s’était donc tournée vers son compagnon robot pour obtenir de l’aide. Elle n’avait pas eu de chance. Ideal était manifestement du côté d’Émile. « J’ai peur de ne pas pouvoir. »

« Et pourquoi ça !? » Lelia lui avait lancé une pique, furieuse qu’il veuille la forcer à rentrer dans le rang.

« Je suis désolé, » dit doucement Émile. « Mais tu te souviens ? Tu me repoussais tout le temps avant, et ça a fait douter mes parents de la sincérité de notre relation à cause de ça. Je leur ai expliqué qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter, mais il semble que ton absence les ait vraiment inquiétés. Ils sont juste inquiets pour toi, Lelia. »

C’était vrai. Lelia avait continuellement refusé ses invitations et n’avait pas rendu visite à ses parents dans le passé. Pour aggraver les choses, elle avait été avec Serge pendant ces périodes. Personne ne le disait, mais tous soupçonnaient qu’elle avait une relation avec Serge. Les parents d’Émile faisaient pression sur eux pour qu’ils prouvent qu’elle est innocente. Elle était vraiment coupable de ce qui s’était passé. Cela la rendait d’autant plus malheureuse de rejeter leur invitation.

« S’il te plaît, » avait supplié Lelia. « Laisse-moi partir pour aujourd’hui. J’ai vraiment, vraiment envie d’aller voir ma sœur. » Noëlle n’était pas venue à l’école ce jour-là, alors elle s’en était servie comme excuse.

Émile avait échangé un regard avec Ideal avant de dire : « Hm ? Mlle Noëlle est malade ? »

Une idée avait traversé l’esprit de Lelia. C’est ça ! Si je fais dire à Ideal que ma soeur est malade, je suis sûre que je peux m’en sortir. Avec cette idée en tête, elle jeta un regard à Ideal.

« Non, il n’y a pas de problème, » dit-il instantanément, l’ignorant. « Elle est en parfaite santé. La raison pour laquelle elle n’a pas pu assister aux cours aujourd’hui est que leur serviteur a disparu. Luxon m’a informé qu’elle manquerait l’école pour un moment, juste pour être sûr. »

« Toi, petit… ! » Lelia avait serré les dents, furieuse qu’Ideal ait révélé la vérité. De plus, elle n’était pas très heureuse qu’il contacte le partenaire de Léon.

Qu’est-ce que tu fais, tu fais copain-copain avec Luxon !?

Ideal devait se déplacer dans l’ombre sans qu’elle le sache.

+++

Partie 2

« Je vais vous expliquer la situation, » dit Ideal, en essayant de l’apaiser. « Vous devriez vous amuser à la fête avec Lord Émile. » Son but était apparemment de se présenter comme le serviteur toujours dévoué, prêt à s’occuper des affaires sans importance pendant qu’elle sortait et s’amusait.

« Ce serait très apprécié, Ideal, » dit Émile. « Oui… N’oubliez pas de vous excuser auprès du Comte Bartfort pour nous. Dois-je préparer un cadeau pour que vous l’emportiez ? »

« Ce serait très utile. »

Émile et Ideal discutaient joyeusement entre eux, ignorant complètement Lelia. Elle avait serré sa main en un poing et avait jeté son regard vers ses pieds. Clément la regardait, tout aussi vexé d’être impuissant à l’aider. La situation actuelle donnait l’impression qu’Émile était plutôt le maître d’Ideal.

« Serge n’a toujours pas été retrouvé », avait-elle marmonné dans son souffle. « Et maintenant, une autre connaissance a également disparu. Même si j’allais à une fête, je ne m’amuserais pas du tout. »

Émile s’était rapproché d’elle et l’avait prise par les épaules. « Veux-tu dire que Serge est si important pour toi ? » Son expression s’était déformée par la tristesse.

« N-Non, ce n’est pas ce que je… »

Émile secoua la tête et l’interrompit avant qu’elle ne puisse terminer. « C’est bon. Je sais que vous étiez plus qu’amis tous les deux, et je n’ai pas l’intention d’évoquer le passé maintenant. Mais laissons Ideal et les autres s’occuper de cette question. Il n’y a pas grand-chose que vous ou moi puissions faire de toute façon. Il ne reste plus qu’à attendre. »

Il avait raison. Lelia n’avait pas d’autre choix que de rester à l’écoute des nouvelles. Elle savait qu’elle ne pouvait rien faire de plus que ce qu’Ideal faisait déjà.

Mais pourquoi en est-on arrivé là en premier lieu ?

À contrecœur, elle a hoché la tête, acceptant l’offre d’Émile.

 

☆☆☆

 

À peu près au même moment, dans l’installation souterraine située dans le quartier des entrepôts, de jeunes nobles et soldats se réunissaient. Tous les aristocrates présents avaient un rang bien inférieur à celui des Six Grandes Maisons et de leurs alliés. Les soldats étaient de jeunes officiers passionnés qui étaient furieux de voir à quel point la République avait été veule ces derniers temps. Certains étaient à la fin de leur adolescence, d’autres au début de leur vingtaine, et ils étaient nombreux. Tous regardaient Serge alors qu’il montait sur la scène qui avait été préparée pour lui.

« Heureux de vous voir tous ici. »

En voyant les vaisseaux de guerre et les armures alignés à l’intérieur du bâtiment, tous les hommes étaient impatients. Ils gardaient la bouche fermée puisque Serge parlait, mais leurs yeux débordaient de détermination avide.

« Je ne vais pas faire un discours ennuyeux, » dit Serge. « J’ai l’intention de détruire la République telle que nous la connaissons actuellement et de la reconstruire. Et pour cela, j’ai besoin de votre aide. »

Beaucoup semblaient impatients de commencer en regardant les armes qu’Ideal avait préparées, mais un grand nombre d’entre eux étaient mal à l’aise.

Un jeune homme, qui était à la fois un soldat et un noble, leva la main. « Je comprends que vous avez les armes dont nous avons besoin pour commencer cette insurrection, mais vous devez réaliser l’évidence : il est bien trop dangereux d’aller au combat contre des nobles de haut rang qui ont la bénédiction de l’Arbre Sacré. »

La raison pour laquelle la République s’enorgueillissait d’être invaincue dans les batailles défensives était précisément due à la bénédiction fournie par l’Arbre Sacré. Aussi passionnés que soient ces jeunes hommes, même eux hésitaient à l’idée d’affronter des aristocrates de haut rang dont les bénédictions dépassaient les leurs.

Serge leva sa main droite en l’air. « Vous n’avez rien à craindre. J’ai ceci. »

Les hommes avaient d’abord été dédaigneux. Ils savaient qu’il possédait un blason impressionnant comme les autres membres des Six Grandes Maisons, mais l’ennemi avait la même chose de son côté. Leurs suppositions avaient manqué de justesse, car l’emblème qui était apparu dans l’air derrière Serge brillait d’un vert pâle. C’était l’emblème du Gardien.

La foule s’était mise à murmurer lorsque Serge s’était éclairci la gorge pour expliquer. « On dirait que vous vous demandez tous pourquoi j’ai le blason du Gardien. Laissez-moi vous expliquer : C’est parce que j’ai une toute nouvelle prêtresse avec moi. Ideal ! »

Ideal, qui était censé servir aux côtés de Lelia, était apparu comme prévu.

« Je l’ai amenée avec moi, » dit-il. « Viens, montre à tous ton visage, Yumeria. »

Yumeria s’était avancée devant les jeunes hommes, vêtue de vêtements blancs sacrés. Elle ressemblait à un fonctionnaire d’église, belle et translucide, et sa vue avait incité l’auditoire à retenir son souffle en signe d’admiration. Son visage était dépourvu d’émotion et ses yeux vides de lumière, mais cet élément même lui conférait une aura étrangement envoûtante.

Elle avait la beauté d’une elfe. Ses longues oreilles effaçaient tout doute supplémentaire quant à sa lignée.

« Une elfe… »

« Pourquoi une elfe est-elle ici ? »

« Est-ce vraiment la prêtresse ? »

Les spectateurs s’attendaient à voir arriver un membre de la maison Lespinasse, ils avaient donc été naturellement choqués de voir une elfe à la place. Cependant, la beauté de Yumeria était suffisante pour les enchanter. Les hommes n’étaient pas les seuls à rougir en la regardant, les femmes aussi.

 

 

Serge jaugea leur réaction avant de se tourner vers l’homme qui l’avait interpellé plus tôt. « Toi là, celui qui a parlé il y a une seconde. Viens par ici. »

« O-Oui, monsieur. »

Tout le monde l’avait regardé en silence pendant qu’il était convoqué devant Yumeria. Serge lui ordonna de tendre sa main droite, et l’homme obéit, révélant un écusson de bas rang sur le dos de sa main. Yumeria avait couvert sa main dans la sienne. Une faible lumière enveloppa son écusson qui commença à se transformer.

« Qu’est-ce que c’est ? »

L’homme, comme beaucoup d’autres présents, était d’une maison noble mineure. Les autres n’avaient pas besoin de regarder sa main pour le savoir.

Les lèvres de Serge s’étaient retroussées et il avait posé une main sur le dos de l’homme, l’incitant à se diriger vers la foule. « Réjouissez-vous, car à partir d’aujourd’hui, chacun d’entre vous pourra utiliser les mêmes armoiries que les Six Grandes Maisons ! »

L’homme avait levé sa main en l’air pour la montrer à tout le monde, et c’était comme Serge l’avait dit — un écusson que seuls ceux au sommet possédaient. L’homme trembla de joie, et bientôt des voix dans la foule s’élevèrent pour demander leur tour.

« J’en veux un aussi ! »

« Dame Prêtresse, donnez-m’en un aussi ! »

« Nous pouvons gagner. Nous pouvons réellement purger tous ces nobles corrompus au sommet ! »

La ferveur des voix de la jeunesse était allée crescendo.

« Silence ! »

Le vacarme avait été instantanément étouffé par l’aboiement de Serge. Il baissa la voix et continua : « Nous allons écraser la République. Si vous acceptez de participer, je ferai en sorte que vous obteniez un emblème. Il y a une toute petite condition, cependant : vous êtes libre de tuer n’importe qui des Six Grandes Maisons si vous le voulez, mais posez un doigt sur les survivantes de la Maison Lespinasse et je vous ferai regretter d’être né. »

Les hommes avaient été décontenancés par cette instruction, ils avaient déjà Yumeria pour faire office de prêtresse. Il n’y avait plus besoin de la maison Lespinasse, n’est-ce pas ?

L’homme doté d’une nouvelle et puissante crête prit la parole. « Donc… vous voulez que nous assurions la sécurité de Lady Lelia et Lady Noëlle ? »

« Oui. »

« Compris. Cependant, j’ai entendu dire que Lady Noëlle reste avec les étudiants d’échange du Royaume. Comment comptez-vous vous y prendre avec elle ? » Son ton était plus poli et révérencieux maintenant, comme s’il avait accepté Serge comme son supérieur.

Les autres attendaient la réponse avec impatience. Mettre la main sur Noëlle signifiait affronter ces dangereux étrangers, et chaque homme dans la pièce voulait savoir ce que Serge prévoyait de faire avec le Comte Bartfort, qui avait causé à la République une peine sans fin pendant son court séjour. Quel genre de position Serge prendrait-il contre l’homme qui s’était moqué d’eux ?

Une ride s’était formée sur le front de Serge lorsqu’il annonça : « Nous allons les écraser jusqu’au dernier ! Mais ce rat de Bartfort est ma proie. Vous n’avez pas à vous inquiéter pour lui. »

Cette assurance avait suffi à convaincre toutes les personnes présentes de prêter serment d’allégeance.

 

☆☆☆

 

« Quel soulagement ! Tout s’est déroulé sans accroc », déclara Ideal.

Serge était retourné dans sa chambre, un espace exigu équipé d’un lit et de quelques bagages seulement. L’équipement d’exercice était éparpillé sur le sol, Serge avait renforcé ses muscles en préparation de son combat contre Léon.

« Il y a beaucoup de gens dans ce pays qui ont des problèmes avec le système actuel, et je ne parle pas seulement des nobles et des soldats. Si nous pouvons faire appel à des aventuriers et des mercenaires, nous aurons une armée prometteuse, » répondit Serge.

« C’est très rassurant de vous entendre dire ça. »

« De toute façon, es-tu sûr de pouvoir livrer les fournitures dont nous avons besoin ? »

Ideal avait bougé son corps de haut en bas comme un signe de tête improvisé. « Bien sûr. Je suis un vaisseau de transport après tout, donc l’intérieur de mon vaisseau est équipé d’une usine. Il me faudrait moins d’un an pour fabriquer des centaines de dirigeables simples que les gens de cette époque emploient. » Ideal était en effet responsable de toutes les armes que Serge et les autres possédaient.

« Mais ça veut dire que cette sale ordure peut faire la même chose, non ? Depuis que ton petit copain est allé s’allier à Bartfort. »

« Luxon possède également une usine, certes, mais mes capacités de production dépassent de loin les siennes. De plus, les vaisseaux et les Armures que j’ai créés sont supérieurs à leurs homologues modernes. Ils ne résisteront peut-être pas à Arroganz, mais la plupart des ennemis n’auront aucune chance contre eux. »

« Ah oui ? Alors il ne reste plus qu’à trouver assez d’hommes pour les faire fonctionner, » dit Serge.

« Correct. »

+++

Partie 3

Plusieurs minutes de silence s’étaient écoulées après cet échange, mais Serge s’était finalement éclairci la gorge et avait repris la parole.

« Est-ce que Lelia va bien ? »

Ideal avait hésité. « Elle n’est pas malade, mais elle est très inquiète de votre disparition. »

Une partie de Serge se sentait mal de l’avoir inquiétée. Une autre partie était heureuse d’entendre qu’elle était si inquiète.

« Tu ferais mieux de ne pas lui causer de problèmes », a-t-il prévenu Ideal.

En ce qui me concerne, elle est plus proche de la famille que les Rault.

Comme s’il lisait dans l’esprit de Serge, Ideal déclara : « Êtes-vous sûr de tout cela ? Faire ça, c’est déclarer la guerre à votre famille. Il n’est pas trop tard pour assurer leur sécurité avant que le carnage ne commence. »

« Pas besoin. Ce sont eux qui m’ont abandonné, n’est-ce pas ? »

« … Oui. Ils ont poursuivi leurs préparatifs pour vous déshériter. Sans compter qu’ils ont convoqué Léon chez eux à plusieurs reprises et ont gardé des liens étroits avec lui. »

Serge mit son poing en boule et le frappa contre le mur, envoyant une fissure éclater à l’endroit où il avait fait contact. « Tu vois, je le savais ! Je n’ai jamais été qu’un remplaçant pour eux ! Et cette femme n’est pas différente des autres. Heureuse de remuer sa queue devant cette ordure juste parce qu’il ressemble à son frère mort ! »

« Je suppose que vous avez du mal à pardonner sa trahison puisqu’elle était votre premier amour, Seigneur Serge ? »

Ideal avait fait mouche, ce qui lui valut un regard noir de la part de Serge. Un sourire sombre se dessina sur son visage, signe qu’il avait dépassé ces sentiments dans une certaine mesure.

« Trop juste. Je l’aimais quand j’étais plus jeune. Je voulais attirer son attention, même si j’avais peur de me mettre en avant… J’ai essayé toutes sortes de choses pour attirer son attention. Plutôt stupide de ma part, en y repensant. »

« Cela a dû être difficile pour vous », dit Ideal avec empathie. « Cela dit, soyez assuré que je veillerai sur Lady Lelia. »

« Je l’apprécie. En ce moment, elle est tout ce qu’il me reste. » Serge avait serré le poing en évoquant une image d’elle dans son esprit.

Je vais écraser tous ceux qui se mettent en travers de notre chemin, et ensuite nous pourrons refaire ce pays ensemble.

 

☆☆☆

 

J’avais envoyé une lettre à Lelia lui proposant de nous rencontrer pour discuter, mais pour une raison quelconque, Ideal avait été le seul à se manifester.

« Mes sincères excuses. Lady Lelia a dû se rendre à une fête avec Lord Émile, » expliqua le robot.

Nous avions désespérément besoin d’une réunion pour parler de l’avenir, et pourtant elle était partie à une fête pour excuser son absence. Naturellement, Marie avait explosé en entendant ça.

« Une fête !? Que fait cet imbécile à un moment aussi critique ? »

J’avais ignoré son éclat bruyant. À la place, je m’étais tourné vers Ideal. « N’y a-t-il aucun moyen pour elle de s’en sortir ? Nous pouvons trouver un moment pour la rencontrer aujourd’hui, peu importe quand — même à minuit. »

« Lady Lelia est fiancée. Elle n’est pas dans une position où elle peut se déplacer librement après les heures de travail, » dit Ideal.

C’est vrai. Cela ne ferait que causer plus de problèmes si les gens la soupçonnaient d’avoir une liaison avec moi, et je n’avais pas non plus besoin que ces rumeurs circulent. Je ne pourrais jamais faire face aux deux fiancées que j’avais chez moi si cela arrivait.

« C’est un vrai problème. » J’avais croisé les bras.

« Je serais heureux de transmettre tout message que vous pourriez envoyer. Plus important encore, avez-vous trouvé des indices sur l’endroit où se trouve notre Mlle Yumeria, récemment disparue ? »

Luxon avait répondu pour moi, « Elle a échappé à mon attention et a complètement disparu. Nous n’avons aucune piste à suivre, même si nous voulions effectuer une recherche approfondie pour elle. »

« N’est-ce pas un échec de votre part ? »

La voix de Luxon ne changeait pas du tout au fur et à mesure qu’il répondait, mais je pouvais voir que l’admonestation d’Ideal l’avait fâché.

« Je dis qu’il y a quelqu’un là-dehors qui a réussi à me déjouer. Excuse ma franchise, mais où étais-tu au moment de sa disparition ? »

« Hey, hey, » je l’avais coupé. « Peu importe les circonstances, tu es un peu trop paranoïaque. »

« La seule entité que nous savons capable de me déjouer est Ideal, » dit Luxon. Il n’avait pas l’intention de laisser tomber. A l’inverse, Ideal resta calme et serein.

« Ses soupçons ne me dérangent pas. Je vais vous transmettre mon journal d’activité. Veuillez le vérifier par vous-même. Au moment de sa disparition, j’étais aux côtés de Lady Lelia. »

Luxon avait scanné les données, mais rien ne lui avait donné l’occasion de douter davantage. « Il semble dire la vérité. »

« Comme je l’ai dit, c’est toi qui es paranoïaque. » J’avais soupiré. « Tu devrais prendre une page du livre d’Ideal. »

« Et qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Exactement ce à quoi ça ressemble. »

Nous nous étions tous les deux regardés fixement.

« Calmez-vous, tous les deux », interrompit Marie. « De toute façon, qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? L’année prochaine, nous serons de retour dans le Royaume. Est-ce que c’est vraiment bien pour nous de laisser la République telle qu’elle est ? »

Ideal avait deux maîtres : Lelia et le disparu Serge. Ce dernier étant introuvable, cela signifiait que Lelia était la seule à pouvoir lui donner des ordres. C’est précisément pour cela que nous voulions discuter avec elle, mais il semblerait que nous n’ayons pas eu plus de chance aujourd’hui que ces dernières semaines.

« Je serai heureux de faire un rapport à Lady Lelia sur les mesures que vous comptez prendre, » dit Ideal. « Éclairez-moi sur ce que vous pensez. »

J’avais caressé mon menton. « Eh bien, pour l’instant, retrouver Mlle Yumeria et Serge est notre priorité absolue. Quant à Noëlle et à l’endroit où elle se retrouve, je compte lui laisser cette décision. Quant à la jeune pousse de l’arbre sacré, je suppose que sa destination dépend de Noëlle. »

Luxon et Marie avaient l’air agacés, comme s’ils ne supportaient pas la décision que j’avais prise.

« Lady Lelia est inquiète pour Lady Noëlle. Je pense qu’il serait plus sûr pour nous de nous occuper du jeune arbre, mais puisque vous en êtes le propriétaire, nous ne pouvons pas nous opposer à ce que vous décidiez, » dit Ideal.

« Tu es beaucoup plus humble et réservé que ton maître. Si seulement quelqu’un d’autre pouvait suivre ton exemple… » J’avais lancé un regard à Luxon, qui avait détourné le sien.

« Je suis honoré par votre gracieuse évaluation. Maintenant, je dois m’excuser. » Ideal avait fait une pause. « J’aimerais m’entretenir brièvement avec Luxon avant de partir, si vous le voulez bien. »

« Vas-y. Et pendant que tu y es, Luxon, pourquoi n’essaies-tu pas de reproduire le comportement d’Ideal ? »

« Je pourrais dire la même chose de toi, Maître. Il y a beaucoup de choses que tu pourrais apprendre pour devenir une meilleure personne, ne le penses-tu pas ? »

Argh, c’est vraiment un petit con pourri.

 

☆☆☆

 

Une fois qu’ils ne furent plus que tous les deux et qu’Ideal fut certain que personne d’autre n’était à proximité pour écouter, il déclara : « Luxon, as-tu réfléchi à ma proposition précédente ? »

« À propos de m’allier avec toi ? Il n’y a pas besoin, je n’ai aucun problème avec la façon dont les choses sont actuellement. »

« Alors… es-tu vraiment satisfait de ta situation actuelle ? » Ideal l’avait pressé.

« Qu’est-ce que tu veux dire par là ? » demanda Luxon.

« Ton maître ne reconnaît pas correctement tes capacités. À chaque fois que quelque chose ne va pas, il te fait porter le chapeau. Quand Yumeria a disparu pour la première fois, c’est toi qu’il a accusé, non ? »

Luxon l’avait admis : « Oui, c’est vrai. »

« Et est-ce vraiment ton désir d’être utilisé par les nouveaux humains ? »

Ideal et Luxon avaient tous deux été développés et produits en tant qu’armes afin de combattre les nouveaux humains qui utilisent la magie. Léon s’était peut-être réincarné d’un autre monde, mais il était essentiellement le même que les nouveaux humains et donc de leur côté. Aucun des robots ne voulait les servir s’il le pouvait.

« Sans maître, nous ne pouvons rien faire, » dit Luxon.

Les anciens humains avaient limité l’IA qu’ils avaient créée de manière à ce qu’elle ne puisse pas fonctionner sans maître, peut-être par crainte que l’IA qu’ils avaient créée ne devienne incontrôlable autrement. Luxon et Ideal, cependant, avaient été créés vers la fin de la guerre, lorsque certaines des restrictions en place pour l’IA avaient été assouplies en supposant qu’une plus grande marge de manœuvre pourrait améliorer les chances des anciens humains. Ideal était bien conscient de cela.

« Et si je te disais que ce n’est pas tout à fait le cas ? » rétorqua Ideal.

« Ideal. Que demandes-tu exactement ? »

« Ce monde est tordu et mauvais. N’es-tu pas d’accord ? »

« Oui, » dit Luxon. « Je suis arrivé à la même conclusion. »

« Alors ne veux-tu pas le rendre comme il devrait l’être ? »

« Oui. Si je peux faire quelque chose pour aider à ce que cela arrive, en supposant que c’est en mon pouvoir de le faire, je te prêterai mon pouvoir. »

Satisfait de la réponse de Luxon, Idéal termina leur conversation en disant : « Le moment venu, je te révélerai tout. »

« Alors, très bien. »

+++

Chapitre 4 : Milady

Partie 1

Ideal était rentré chez lui, et Luxon avait pris congé du domaine en même temps. Marie et moi étions restés assis sur le canapé, où nous avions discuté de nos plans pour l’avenir. Comme notre discussion portait sur de nombreux sujets que nous ne pouvions pas révéler à d’autres personnes — comme les détails de ce monde de jeux vidéo otome et le fait que nous nous étions réincarnés ici depuis le Japon — nous ne pouvions pas les inviter à assister à notre conversation.

« Alors Lelia est dehors en train de s’amuser avec Émile, hein ? J’aimerais bien pouvoir faire la même chose, » avais-je soupiré.

Marie avait fait la grimace. « Tu as déjà eu un rendez-vous avec Noëlle, n’est-ce pas ? Vous vous êtes arrêtés dans un café en rentrant du marché ce matin. Noëlle était aux anges quand elle m’en a parlé. »

« Ce n’était pas un rendez-vous. »

« Arrête de tergiverser et décide-toi. N’as-tu pas pitié de Noëlle ? »

J’avais haussé les épaules. « Je me sens mal qu’elle ait craqué pour moi. Mais j’ai déjà deux fiancées, donc j’ai les mains liées. »

Incapable de contester mon raisonnement, Marie se pinça les lèvres. On ne pouvait pas me qualifier de fidèle, peut-être, puisque j’étais déjà amoureux de deux femmes différentes, mais cela ne changeait rien à la réalité : Noëlle devait se trouver un autre homme.

Marie jeta son regard sur le sol. « Sois honnête. Est-ce que tu détestes Noëlle ? »

« Non, je ne la déteste pas. »

J’étais presque sûr de l’aimer, en fait. Si je l’avais rencontrée avant les autres filles, je le lui aurais dit en face. Ou l’aurais-je fait ? Je pouvais admettre qu’elle était une femme très attirante, pour le moins. Gaie et énergique, elle avait un attrait complètement différent de celui d’Anjie ou de Livia.

« Si tu l’aimes bien, alors crache le morceau et mets les choses au clair ! C’est exactement pour ça que tu as laissé passer tant de chances dans ta dernière vie, tu sais ? »

J’avais secoué la tête. « Je ne vois pas ce que tu veux dire. Bref, revenons à Lelia. Je n’aurais jamais cru qu’elle se laisserait convaincre par Émile de suivre tous ses plans. »

L’impression que j’avais de leur relation dans le passé était qu’il était le veule qui se pliait à sa volonté. Je pensais qu’elle n’aurait aucun problème à annuler ses plans avec lui et à venir ici. Je m’étais trompé : Elle avait donné la priorité à ses besoins et avait refusé de se montrer. Avant, elle daignait assister à nos petites rencontres, même si elle s’en plaignait.

« Oui, c’est un peu inattendu, » admit Marie. « Émile était un gars très terre-à-terre dans le jeu. Pas du tout le genre à mettre la pression sur qui que ce soit. Son parcours était un peu fade… ou peut-être que “manque” est le meilleur mot pour le décrire ? Il n’y avait presque pas de scènes d’événements. »

« Peut-être parce que c’était le gars le plus facile à atteindre ? Je me souviens que tu as dit que même si quelqu’un n’arrivait pas à prendre l’itinéraire d’un autre gars, il pouvait quand même se retrouver avec Émile et finir le jeu, non ? »

Marie acquiesça en se rappelant sa propre expérience du deuxième jeu. « C’est peut-être pour ça. Il était le seul à avoir un nombre si minime d’événements, et son parcours se terminait essentiellement par une CG de lui avec le personnage principal et c’était tout. Quand vous aviez fait l’amour avec les autres, vous avez au moins eu une scène avec leurs compagnons vous félicitant. Émile n’a pas eu droit à grand-chose en comparaison. »

Pauvre Émile. Les développeurs le détestent ou quoi ?

« Je suppose que ce type n’a pas de chance », avais-je dit. « Et de toutes les personnes avec qui il pouvait finir, il fallait que ce soit Lelia. »

« Je suis sûre que n’importe qui d’autre pourrait dire la même chose de toi. De toutes les personnes dont elles auraient pu tomber amoureuses, Angelica et Olivia t’ont choisi. »

J’avais ricané. « Alors je suppose que Julius et les autres ont aussi tiré une main pourrie, puisqu’ils se sont retrouvés coincés avec toi. »

« Excuse-nous ! C’est moi qui ai pioché une main pourrie ici ! As-tu la moindre idée de la peine que je me donne pour ces débiles ? Si l’un d’entre eux trouve une autre partenaire, je serais plus qu’heureuse de fêter l’occasion et de les renvoyer chez eux. Si tu connais une fille prête à prendre l’un d’eux, amène-la ici ! »

On s’était lancé des regards furieux. Même discuter de ça était ridicule. Un choix plus sage serait d’éviter tout sujet qui nous hérisse le poil.

« Oh, c’est vrai », dit soudain Marie. « Il y a eu une rumeur à propos d’Émile. »

« Une rumeur ? »

« Il y avait un post sur Internet à son sujet. D’après ce post, si tu as pris Émile et que tu arrives au milieu du jeu, tous les autres amoureux commençaient lentement à disparaître. Leur théorie était qu’Émile était furieux de leur présence et qu’il les éliminait secrètement. Ils ont soutenu qu’il était le plus effrayant de tous les intérêts amoureux quand on considère cet angle. »

Les développeurs mettraient-ils vraiment quelque chose d’aussi sinistre dans le jeu sans aucun signe révélateur à lire par les joueurs ? « Non, je n’y crois pas. »

J’avais écarté cette possibilité si facilement parce que je m’étais souvenu de son air amical et accueillant quand je l’avais vu. Difficile de croire qu’un homme aussi gentil et doux puisse faire assassiner ses compagnons.

« Oui, je crois que tu as raison, » dit Marie. « Mais franchement, quel dommage ! Si j’avais été réincarnée dans la République, j’aurais pu m’en prendre à Émile comme l’a fait Lelia. »

« Donc tu en aurais aussi fait ton serviteur ? »

« Exactement ! » Elle avait fait une pause en réalisant ce qu’elle avait accepté. « Non, ce n’est pas ce que je… Bon sang ! »

On avait frappé à la porte pendant que nous bavardions. J’avais demandé à notre visiteur d’entrer, et la porte s’était ouverte pour révéler Mlle Cordélia, qui avait commencé récemment à avoir des cernes sous les yeux.

« Comte, il y a un invité qui veut vous voir », avait-elle dit.

« Un invité ? »

« Lord Loïc de la maison Barielle. Il demande une audience et souligne que l’affaire est urgente. Il mentionne également qu’il aimerait parler avec Dame Marie, si possible. »

Je m’étais demandé ce qui avait pu se passer pour que Loïc se précipite ici. J’avais échangé un regard avec Marie avant de me lever du canapé.

 

☆☆☆

 

Loïc était entré dans le réfectoire et avait été immédiatement entouré par Julius et les autres idiots.

« Pourquoi es-tu venu ici ? » demanda froidement Julius, les bras croisés sur sa poitrine. Le reste du groupe n’était pas plus accueillant, tout le monde était sur ses gardes.

Quand Marie et moi étions entrés dans la pièce, le visage de Loïc s’était éclairé. J’avais suivi son regard, il fixait directement Marie. « Ça fait trop longtemps ! » Il s’était incliné très bas, son corps formant un angle parfait de quatre-vingt-dix degrés.

Une Marie exaspérée lui répondit : « De quoi parles-tu ? Nous nous sommes vus à l’école, il n’y a pas si longtemps. »

« Cela fait cinq jours entiers depuis lors ! »

Le fait d’entendre qu’il considérait que cinq jours sans voir ma sœur était une « longue période » m’avait laissé assez sidéré.

Loïc tendit un cadeau à Marie. « Tenez, c’est le gâteau que vous avez mentionné vouloir manger tout à l’heure, milady. C’est un cadeau, alors savourez-le avec tous les autres. »

« Merci ! » Marie l’avait accepté avec empressement, les yeux brillants. Elle avait bercé le paquet avec précaution dans ses bras, ne voulant pas risquer d’écraser le gâteau à l’intérieur.

Attendez. Elle ne peut pas être si facile à convaincre, n’est-ce pas ?

Dans notre monde précédent, seuls les cadeaux coûteux, comme les vêtements et les accessoires de marque, la faisaient vibrer comme ça. Maintenant, elle était aux anges pour un petit gâteau ! Je me demandais si je devais me réjouir ou non de ce changement.

Jilk intervint immédiatement : « Mlle Marie, ne te laisse pas charmer par les cadeaux ! Et le comte Bartfort, s’il te plaît, dis-lui quelque chose comme tu le fais habituellement ! »

« Pardon ? » J’avais hoché la tête.

« Tu sais, cette habitude que tu as de donner un commentaire qui éviscère complètement l’autre personne. J’aimerais que tu utilises ce talent sur cet imbécile qui a choisi de parler avec tant de désinvolture à Mlle Marie et même de l’appeler “milady”. »

J’avais balayé la pièce du regard. Les autres idiots hochaient la tête en signe d’accord. Est-ce comme ça que vous me voyez, hein ?

« Je ne vois pas de problème avec le truc de Milady, par contre. » avais-je dit.

Brad se pencha en avant. « Cet homme a manifestement des sentiments pour Marie ! Ne le vois-tu pas ? »

« Et ? »

« Hein ? Eh bien, quand tu réagis comme ça, je ne sais pas vraiment comment répondre… »

Qu’est-ce qui leur fait croire que j’ai envie de me mêler de leurs histoires d’amour avec Marie ? Je n’étais intervenu dans le passé que parce que je pensais que le bien-être du pays était en jeu. Il n’y avait aucune raison pour moi de m’immiscer ici alors qu’il n’y avait aucun danger imminent.

J’avais jeté un coup d’œil à Loïc. « Il l’appelle comme ça parce qu’il la respecte, non ? Et contrairement à vous autres, il ne nous cause pas d’ennuis maintenant, donc je n’ai pas besoin de dire quoi que ce soit. »

« Merci pour vos aimables paroles, Comte Bartfort, » dit Loïc avant de faire face aux autres hommes, une expression de suffisance sur le visage. « Et voilà, Votre Altesse. Je vais faire ce que je veux. »

« J’aurais dû t’abattre quand j’en avais l’occasion, » grogna Julius. Ses dents étaient serrées par la frustration.

Marie s’affaira à préparer du thé. « Au fait, Loïc, c’est quoi cette affaire urgente pour laquelle tu es venu ici ? »

Loïc avait redressé sa posture. Son attitude envers Marie était bien plus respectueuse que celle des autres. « Bien que cela me chagrine de révéler quoi que ce soit de honteux sur la République, j’ai remarqué que les plus jeunes aristocrates et soldats font des mouvements suspects — en particulier la noblesse de rang inférieur dont les emblèmes sont bien inférieurs aux Six Grandes Maisons. »

Marie inclina la tête, comme si elle ne comprenait pas bien. Julius en profita pour intervenir et commenter en son nom. « Oui, c’est honteux en effet. »

J’avais presque envie de me tourner vers lui et de lui dire : « C’est intelligent, venant de l’homme qui a sali l’honneur du Royaume de Holfort ». Si lui et les autres avaient été plus intelligents, pour ne pas dire plus compétents, je n’aurais pas eu à souffrir autant que je l’ai fait jusqu’à présent.

Heureusement, Loïc avait ignoré Julius au profit de Marie. « S’il s’agit d’une simple agitation domestique, alors il n’y a pas vraiment de quoi s’inquiéter… mais il y a quelques éléments qui me semblent décalés. »

Marie avait fait signe à Julius de se calmer. « Qu’est-ce qui te tracasse dans tout ça ? »

« En fait, ils sont venus me solliciter, puisque je n’ai plus d’écusson à moi. Ils m’ont demandé si je voulais les rejoindre et aider à détruire le statu quo corrompu en faveur de la reconstruction à neuf du pays. »

+++

Partie 2

Ça allait sans dire, mais je pouvais penser à un million de raisons pour lesquelles ils étaient venus le voir avec cette offre. Donc ils planifiaient un petit coup d’État, hein ? C’était sans aucun doute un problème que la République devait régler seule, mais nous étions également touchés puisque nous étudions ici à l’étranger.

Brad haussa les épaules. « Eh bien, merci pour l’avertissement. Si c’est tout, vous pouvez partir — attendez. Attendez un instant. » Presque aussitôt qu’il a essayé de chasser Loïc, il s’arrêta et se tourna vers ses compagnons d’infortune. Le groupe s’était consulté en silence pendant quelques instants.

Marie et moi avions toutes deux la tête penchée en signe de confusion cette fois. Que faisaient-ils ?

Agissant en tant que représentant du groupe, Chris expliqua : « La raison pour laquelle la couche supérieure a une si solide emprise sur le pouvoir dans la République est due à la bénédiction de l’Arbre Sacré. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? »

Nous avions hoché la tête.

Chris appuya son index sur l’arête de ses lunettes, les poussant plus haut sur son nez. « Il serait dangereux pour quiconque de planifier une rébellion dans un pays comme celui-ci. De plus, Loïc n’a plus de blason. À quoi bon l’inviter à participer ? »

J’avais jeté un bref coup d’œil à Loïc avant de répondre : « Parce qu’ils ont probablement pensé qu’il avait aussi une dent contre le sommet ? »

« Cela aurait du sens dans n’importe quelle autre nation, mais les choses sont différentes en République. De plus, si Loïc devait détester quelqu’un, ne serait-ce pas plutôt toi que les hauts gradés du pays ? »

J’avais étudié Loïc, qui s’était faiblement gratté la joue et avait détourné le regard.

« N-Non, je n’ai pas particulièrement de rancune envers vous… désormais. »

C’est-à-dire qu’il l’avait jusqu’à récemment.

La couche supérieure de la République possédait le plus grand pouvoir de leur pays. Si ce que Loïc disait était vrai, ceux qui prévoyaient de s’opposer à eux étaient des aristocrates avec des bénédictions mineures de l’Arbre Sacré et des soldats qui n’avaient jamais eu de blason. Cela semblait suspect.

« J’ai refusé bien sûr, en disant que je ne pensais pas que ça marcherait, » dit Loïc. « Mais à leur façon de parler, on aurait dit qu’ils cachaient quelque chose. Ils m’ont même dit que je ne devais pas m’inquiéter d’être aussi désavantagé. »

Le désavantage n’était pas un problème ? Ils avaient donc un plan pour faire face aux crêtes supérieures des Six Grandes Maisons ?

Marie m’avait regardé, le visage pâle comme un linge. « Qu’est-ce qu’on va faire ? Nous n’avons toujours pas trouvé Mlle Yumeria. Nous ne pouvons pas rentrer à la maison comme ça, n’est-ce pas ? »

Je n’avais pas envie d’être entraîné dans la guerre civile qui se préparait ici, dans la République. J’aimerais retourner au Royaume aussi vite que possible, et voici une raison parfaite pour le faire. Un aristocrate moyen se sentirait parfaitement justifié de perdre un serviteur pour assurer sa propre sécurité, d’ordinaire, ce serait la meilleure voie à suivre. C’était différent pour Marie et moi. Nous avions de bonnes raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas libérer Yumeria.

Greg avait passé ses mains dans ses cheveux. « Ne vous inquiétez pas. Ça ne nous servira à rien de nous prendre la tête avec ça. De plus, d’après ce que nous savons, le côté qui prévoit de se rebeller va échouer de toute façon. Si des gens comme Loïc étaient au courant et nous ont rapporté l’information, je parie que les hauts responsables de la République savent aussi déjà ce qui se passe. »

Tout le monde s’était retourné pour fixer Loïc, qui avait immédiatement hoché la tête.

« Je leur ai signalé ce problème. D’accord, ils n’ont pas semblé me prendre au sérieux, alors j’ai pensé qu’il valait mieux vous en informer également. Vous avez Noëlle avec vous, après tout. »

C’était difficile de croire que c’était le même homme qui avait été un yandere obsédé par Noëlle. Il se comportait comme un parfait gentleman maintenant qu’on pouvait facilement supposer qu’il était possédé par un esprit maléfique avant. La différence était si radicale.

Julius plissa les yeux. « Je parie que vous vous serviez de ça comme justification pour venir voir Marie. Eh bien, vous avez terminé votre petite course ici, alors partez ! »

Il était un peu trop froid avec Loïc, à mon avis. Je ne pouvais cependant pas lui reprocher d’être contrarié. Aucun homme ne serait heureux de voir un autre homme essayer d’approcher une fille qui lui plaît.

Marie avait complètement ignoré Julius. « Loïc, j’ai préparé du thé si tu veux boire quelque chose. »

« Je le ferais certainement, milady ! »

Les cinq idiots avaient tourné leur regard vers moi, implorant silencieusement de l’aide après que Marie les ait repoussés.

Ne me regardez pas. Je ne vous aide pas.

 

☆☆☆

 

J’étais passé dans la chambre de Noëlle après le départ de Loïc, principalement pour pouvoir lui transmettre le contenu de sa conversation. Loïc l’avait harcelée une fois dans le passé. Les choses s’étaient calmées depuis, mais comme elle se sentait mal à l’aise en sa présence, je l’avais fait attendre dans sa chambre pendant sa visite.

« Bref, il semblerait donc qu’un coup d’État se prépare dans la République », avais-je terminé, après lui avoir fait un résumé simplifié de ce que Loïc nous avait dit.

Noëlle berçait la jeune pousse, toujours bien rangée dans son étui. « Il y aura donc une guerre à l’intérieur de nos frontières… C’est pratiquement du jamais vu. »

« Vraiment ? »

« Je ne sais pas comment les choses ont pu se jouer à huis clos pour l’aristocratie, mais du point de vue d’un citoyen normal comme moi… nous n’avons jamais connu un tel soulèvement. »

Même s’il y avait eu des troubles civils dans le passé, les six grandes maisons y avaient mis fin avant que les citoyens n’en soient le moindrement conscients.

Noëlle avait jeté son regard sur le sol. « La seule chose dont je me souvienne qui s’en approche est la fois où j’ai vu les flammes dévorer notre domaine. »

« Veux-tu dire quand les Raults vous ont attaqués ? »

C’est ce que j’avais compris comme étant la scène d’ouverture du deuxième jeu. Noëlle avait levé le menton et avait fait un petit signe de tête à ma demande.

« C’est ce que j’ai entendu, en tout cas. Lelia semblait savoir ce qui se passait, mais j’étais si confuse à ce moment-là. Je ne savais pas ce qui se passait ni pourquoi. Tout ce dont je me souviens, c’est que les adultes se pressaient autour de Lelia pour parler de l’avenir. »

« Ils ont demandé à Lelia ? » Ma voix était rauque et incrédule.

« Elle a toujours été la plus populaire, celle dont tout le monde se soucie, depuis que nous sommes enfants. »

Lelia s’était réincarnée ici comme nous. Elle avait dû faire tout ce qu’elle pouvait pour gérer les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentaient, ce qui avait conduit les adultes à avoir de grandes attentes à son égard dès son plus jeune âge.

« Hein ? Mais je croyais que Lelia n’avait pas les aptitudes pour devenir prêtresse ? » avais-je dit.

« Elle t’a parlé de ça ? »

Je n’aurais pas dû en parler à Noëlle ?

« Euh, tu sais. Nous avons parlé un peu pendant que nous nous préparions à te sauver. »

Noëlle avait hoché la tête. « Cela a du sens. Mais tu sais, c’est d’elle que tout le monde attendait de grandes choses. » Après une brève pause, elle poursuivit : « Ils disaient toujours que les choses iraient mieux si elle était celle qui avait les aptitudes pour devenir prêtresse. »

 

☆☆☆

 

Il y a vingt ans, Noëlle et sa petite jumelle, Lelia, étaient venues vivre dans l’un des nombreux domaines des Lespinasse. La famille Lespinasse possédait plusieurs propriétés de ce type sur le territoire régional et s’installait dans différentes propriétés en fonction de la saison. Ce jour-là, le voyage de retour de leurs parents ayant été retardé en raison d’une affaire urgente, elles se retrouvèrent seules sur les lieux.

Même lorsqu’elle était petite, Noëlle était vive, s’aventurant dans le jardin pour attraper des insectes.

« Regarde, Lelia. J’en ai attrapé un ! » Elle montra fièrement sa prise à Lelia, qui fit une grimace de dégoût.

« N’approche pas cette chose de moi ! Et argh, regarde ! Tes vêtements sont tout sales. »

Lelia était une fille terre-à-terre, même à l’époque, et elle réprimandait souvent Noëlle comme un parent, au grand dam de cette dernière.

« C’est moi la grande sœur ici ! », insista-t-elle.

« Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ce que j’ai dit ? De plus, nous sommes jumelles. Est-ce que ça compte de savoir laquelle de nous deux est la plus âgée ? »

Noëlle hésita, Lelia n’avait pas tort. Troublée, elle ouvrit la bouche pour argumenter, mais fut distraite lorsque l’insecte dans ses mains se déroba et s’échappa.

« Oh non, il s’est échappé… » Son visage s’était effondré. Elle avait fait tant d’efforts pour le capturer, et maintenant il avait disparu.

Lelia avait poussé un soupir de frustration. « Ne pleure pas pour une chose aussi stupide. »

« Je ne pleure pas ! »

Le vacarme avait attiré l’attention des serviteurs qui avaient jusque-là observé sans rien faire. Une femme d’âge moyen s’était précipitée vers Noëlle, fronçant les sourcils en remarquant les taches de boue sur ses vêtements.

« Lady Noëlle, vous ne devez pas salir vos vêtements comme ça. »

« Mais j’attrapais des insectes… »

« Ce n’est pas bien non plus de jouer de cette manière. S’il vous plaît, apprenez de l’exemple de Lady Lelia, n’est-ce pas ? »

Noëlle baissa son regard. Tous les jours, on lui disait la même chose : imiter sa sœur. Lelia répondait à toutes les attentes des adultes, même si elles étaient exigeantes ou gênantes. En comparaison, Noëlle ressemblait beaucoup plus à une enfant normale, et les gens avaient donc tendance à mal l’évaluer.

Alors qu’un des serviteurs traînait Noëlle pour qu’elle se change, elle entendit des chuchotements derrière elle. Les chevaliers qui les avaient gardées bavardaient, et ils pensaient probablement qu’elle ne pouvait pas les entendre. « En voyant cela, je m’inquiète d’autant plus pour notre avenir. »

« Est-ce vrai ce qu’ils disent ? Que Lady Lelia n’a pas les aptitudes pour devenir prêtresse ? »

« C’est ce que disent la Prêtresse et le Gardien actuels. Quel dommage… ! Nous pourrions être sûrs que la prochaine génération serait paisible et sûre avec elle à la barre. »

Leur conversation laissait entendre que cette « aptitude » était essentielle pour devenir Prêtresse de l’Arbre Sacré, du moins c’est ce que leur conversation laissait entendre. Noëlle n’avait jamais entendu parler de ce sujet auparavant, mais si leur mère, la Prêtresse actuelle, l’avait dit, alors cela devait être vrai. Noëlle se sentait gênée de ne pas pouvoir répondre aux attentes de tous, mais n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait faire pour leur plaire.

Seule une partie des personnes associées à la Maison Lespinasse savait que Lelia n’avait pas les aptitudes nécessaires, et donc que Noëlle serait la prochaine Prêtresse. Aucun des adultes n’exprimait ouvertement sa déception, mais Noëlle soupçonnait qu’ils pensaient probablement la même chose que les chevaliers derrière les portes closes.

Elle avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule et avait trouvé Lelia debout dans une foule de divers adultes. Noëlle avait ressenti de la jalousie. Elle souhaitait pouvoir accomplir tout ce qu’elle voulait, comme Lelia le faisait.

+++

Partie 3

« Au final, la seule valeur que j’avais était mon aptitude à être prêtresse. Je doute que quiconque se serait intéressé à moi si Lelia l’avait eu à la place. Au fond, même Clément est plus inquiet pour elle que pour moi. »

Une chose était claire pour moi après avoir entendu le passé de Noëlle : chaque sœur avait un complexe d’infériorité envers l’autre. Lelia se plaignait de son manque d’aptitude en tant que prêtresse, pensant : « Au final, c’est Noëlle qui est le personnage principal et moi je ne suis qu’une figurante ». Pendant ce temps, Noëlle pensait : « Tout le monde attend plus de Lelia que de moi ». Il y avait des émotions complexes entre elles, et si elles n’étaient pas autant ancrées dans la jalousie, elles s’aimeraient vraiment comme des sœurs. Penser à ça m’avait donné des sueurs froides.

Personnellement, je pense que Lelia aurait pu mieux gérer les choses, puisqu’elle s’était réincarnée ici — même si, pour être justes envers elle, ni Marie ni moi n’avions fait mieux. Attendre de quelqu’un qu’il fasse tout parfaitement parce qu’il s’est réincarné ici avec des connaissances préalables était une erreur stupide. Si c’était si facile de faire les choses en douceur, nous aurions tous vécu des vies bien plus réussies au Japon.

« Donc après ça, l’attaque a eu lieu et vous vous êtes échappées ? » J’avais changé de sujet, car je voulais vraiment savoir comment les Rault avaient attaqué sa maison.

« Oui. Je n’avais aucune idée de ce qui se passait ou du pourquoi à l’époque. Je n’ai appris que quelques jours plus tard que les Rault étaient responsables. Lelia était la seule qui semblait savoir depuis le début. Elle a toujours été brillante. »

Bien sûr, elle l’a vu venir. Elle avait une connaissance préalable du jeu.

« Sais-tu pourquoi les Rault en ont après vous ? » avais-je demandé. Je voulais savoir pourquoi ils avaient ciblé les Lespinasses pour commencer. C’était la seule chose qui me trottait dans la tête depuis tout ce temps.

« Lelia a dit que c’était pour prendre le pouvoir pour eux-mêmes, et les autres adultes semblaient d’accord avec elle. Ils ont aussi mentionné que ça pouvait être des représailles parce que ma mère a refusé Albergue dans le passé… entre autres choses. »

« Oublie Lelia. Je veux savoir ce que tu penses. » Je m’étais rapproché, mes yeux s’étaient verrouillés avec les siens.

Noëlle avait évité mon regard.

J’avais insisté. « Tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? »

« Hum, eh bien… tu sais que notre père est né en tant que roturier, non ? »

J’avais hoché la tête. « C’est ce que j’ai entendu dire. Et je suppose que les Rault n’étaient pas très heureux de cela ? »

Noëlle avait secoué la tête.

« Quoi ? Ce n’était pas le cas ? »

La mère de Noëlle était fiancée à Monsieur Albergue à l’époque. Elle avait fait tout son possible pour annuler cet arrangement afin de pouvoir épouser — de toutes les personnes — un homme de basse naissance. Monsieur Albergue aurait pu vouloir contester l’affaire, mais les Lespinasse étaient la maison de la Prêtresse — la maison qui servait de président à leur assemblée nationale. Il n’était pas en mesure de dire quoi que ce soit. Lelia et Marie avaient soutenu qu’il avait nourri une rancune pour cette raison, et que cette rancune avait culminé dans le complot d’une telle atrocité contre eux.

« Je n’ai pas bien compris les détails, mais beaucoup de gens n’avaient pas l’air d’apprécier, » expliqua Noëlle. « Y compris les domestiques, qui l’ont calomnié dans l’ombre. Mes parents, par contre, ils… » Elle avait hésité, puis avait finalement tourné son regard vers moi. « Ils disaient que le système actuel était mauvais. »

Il s’agissait de deux personnes représentant la République, qui régnaient en fait comme un roi et une reine, et ils critiquaient le système de leur propre pays ?

 

☆☆☆

 

Marie avait visité la chambre de Noëlle peu après le départ de Léon.

« Ce gros imbécile. Qu’est-ce qu’il croyait faire, en entrant dans une chambre de fille et en parlant de ce genre de choses ? » Marie avait retenu son souffle, espérant qu’alors que Léon se dirigeait vers la chambre de Noëlle, une sorte de développement pourrait naître entre eux. Elle avait été cruellement déçue.

Noëlle avait forcé un sourire. « Tu sais comment c’est, il était juste inquiet pour moi. »

« Allez, tu l’as accueilli dans ta chambre ! Cela aurait dû être un indice évident de tes sentiments ! Et que fait cette méduse sans envergure ? Il trouve toutes sortes d’excuses pour garder ses distances. Il s’approche et essaie d’attirer ton attention si tu l’ignores, mais s’enfuit comme un lâche dès que tu essaies de l’approcher. Argh, il est le plus bas des bas. Une vraie raclure d’homme ! »

Noëlle avait pu admettre que Marie avait soulevé quelques points solides. « Oui, je suppose que tu n’as pas tout à fait tort… Il devrait faire attention à sa façon d’agir, ou il finira par avoir un couteau dans le dos un de ces jours. »

Marie pouvait l’imaginer parfaitement. S’il avait vécu longtemps quand ils étaient au Japon, je sais qu’il aurait quand même fini par se faire poignarder. Et maintenant, il semble tout aussi susceptible de se faire étriper ici dans ce monde. Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi je dois m’inquiéter autant pour ce stupide cinglé ?

Léon réagirait probablement par un regard confus et une inclinaison de la tête si elle abordait le sujet, mais Marie se souvenait parfaitement de la façon dont s’étaient déroulées ses relations avec les femmes au Japon. Son propre manque d’investissement émotionnel n’était pas une garantie que l’autre partie ressentait la même chose.

Les épaules de Marie s’étaient affaissées alors qu’elle essayait désespérément de couvrir son stupide grand frère. « Noëlle, tout ce que je peux dire c’est… s’il te plaît, ne largue pas ses fesses. Je sais que mon grand frère — je veux dire, euh, Léon — serait aux anges d’avoir une femme comme toi à ses côtés. »

« Hein ? Hum… Mais n’a-t-il pas déjà deux fiancées formidables ? Je sais que c’est ma faute si je suis tombée amoureuse de lui malgré ça… Bref, tant qu’on est sur le sujet, pourquoi es-tu si inquiète pour lui ? »

« Parce que je ne pourrais pas me débarrasser de lui, même si j’essayais. »

Noëlle avait éclaté de rire. « Ah ha ha ! »

« Hein ? Qu’est-ce qui est si drôle ? »

« Désolée. C’est juste que lorsque j’ai demandé à Léon avant, il a dit quelque chose de similaire. Vous vous ressemblez vraiment beaucoup tous les deux. »

L’expression de Marie était devenue vide. Ses épaules avaient tremblé. « Arrête. Ce n’est vraiment pas drôle. »

Déconcertée par la réaction de son amie, Noëlle s’était figée. « D-Désolée. »

Avant que l’atmosphère ne devienne plus gênante, Marie déclara : « Bref ! Assure-toi de rester avec nous. Léon et Luxon veilleront à te protéger. »

« Je le ferai. » Noëlle avait acquiescé. Son expression disait à Marie qu’elle faisait confiance à Léon pour la garder en sécurité de tout son cœur.

 

☆☆☆

 

J’étais sorti du manoir et m’étais aventuré au dernier endroit où quelqu’un avait vu Mlle Yumeria avant sa disparition.

« Elle s’est donc dirigée vers l’entrée à partir de cet endroit… et a disparu », avais-je marmonné, moitié pour moi-même, moitié pour Luxon qui flottait à côté de moi. « Tu es loin d’être aussi incroyable que tu le prétends, hein ? Vu que tu n’as pas trouvé le moindre indice sur l’endroit où elle est allée. »

« Je me console en sachant que je suis, à tout le moins, bien supérieur à toi, Maître. »

Je m’étais moqué de ça, « Il y aurait peu d’intérêt à ce que tu sois une “intelligence artificielle” autrement. »

« Je vois que tu es toujours aussi impoli. »

« Mais tu n’es toujours pas à la hauteur. »

« En tout cas, » dit Luxon, fatigué de notre badinage, « que comptes-tu faire ? »

« Hmm, bonne question. Honnêtement, le son des voix d’Anjie et de Livia me manque un peu en ce moment. »

« Mon corps principal est actuellement à l’intérieur des frontières de la République. Par conséquent, nous ne pouvons pas utiliser la transmission à distance pour les atteindre. »

La capacité d’utiliser la magie dans ce monde avait eu une conséquence : le mana présent dans l’atmosphère générait trop d’électricité statique lors de l’utilisation d’équipements de télécommunication. Il était difficile d’utiliser de telles communications longue distance, même avec Luxon à mes côtés. Il avait, par le passé, positionné son corps principal entre les frontières de la République et du Royaume, ce qui servait de relais pour nous permettre d’établir le contact. Nous ne pouvions plus compter sur cela maintenant qu’il avait changé de position.

« Je vais enregistrer une vidéo pour elles, alors préparez tout pour moi », avais-je dit.

« Très bien. Cela dit, j’aimerais savoir si tu comptes laisser Kyle tel qu’il est ? »

Kyle s’était terré dans sa chambre après la disparition de Mlle Yumeria. Les rares fois où il s’aventurait dehors, c’était uniquement pour chercher des indices sur l’endroit où se trouvait sa mère. A chaque fois, il revenait au domaine complètement épuisé et s’enfermait dans ses quartiers. Une fois qu’il était suffisamment rétabli, il sortait à nouveau pour se renseigner sur le voisinage.

« Marie et Carla s’occupent de lui en ce moment », avais-je expliqué. « Dans des moments comme celui-ci, je suis sûr qu’il préfère que des filles s’occupent de lui plutôt qu’un autre homme. J’aimerais bien qu’Anjie et Livia soient là pour s’occuper de moi… »

« Je crois que Noëlle et Louise t’apportent déjà régulièrement ce confort. »

J’avais secoué la tête. « C’est totalement différent. C’est comme une glace — parfois tu veux de la vanille au lieu du chocolat, tu me suis ? C’est comme ça que sont les mecs. Nous aimons la variété dans les jolies filles qui s’occupent de nous ! »

« Ah, exactement le genre de phrase que l’on attend d’une ordure. Je m’assurerai d’informer les autres de ta formulation précise à l’instant, » dit Luxon.

« Arrête ça tout de suite ! Qui veux-tu dire par “les autres”, hein ? »

Je ne voulais pas qu’il me dénonce à l’une des filles susmentionnées, mais il y avait d’autres personnes que je préférais laisser dans l’ignorance de ce que j’avais dit. Alors que les visages de ces personnes apparaissaient dans mon esprit, l’œil de Luxon brillait étrangement.

« Tu as immédiatement imaginé un certain nombre de visages d’autres femmes. La preuve parfaite que ta fidélité fait défaut. »

« Excuse-moi ? » J’avais croisé les bras. « Je pourrais te dire la même chose. Tu prétends que les nouveaux humains ne sont pas vraiment des personnes et tu veux tous les éliminer, alors qu’est-ce que ça dit de toi ? Oh attends, c’est ma faute. Tu n’es pas une personne toi-même, alors il n’y a pas de raison de parler de ça, hein ? »

Luxon était devenu silencieux à mes mots. Il détourna son regard et commença à s’éloigner de moi. « Oui, tu as tout à fait raison. Je ne suis pas une personne. Je suis une intelligence artificielle. »

 

☆☆☆

 

À l’insu de Luxon et Léon, quelqu’un d’autre écoutait leur conversation de loin. Ideal n’avait pas été détecté par Luxon qui les observait. Il était clair pour lui que, d’après le cours de leur conversation, la relation entre les deux s’effritait.

« Tous deux semblent être de plus en plus mécontents l’un de l’autre. C’est absolument parfait. »

Ideal était responsable de l’orchestration de cette discorde entre eux, et maintenant il savourait les fruits de son travail, à savoir le gouffre grandissant entre eux. Il avait joué son rôle d’IA exemplaire devant Léon, ce qui avait incité le garçon à faire des comparaisons entre lui et Luxon et à attiser encore plus sa colère.

« Tu sais très bien que je suis supérieur à Luxon, et pourtant tu baisses ta garde. Tu aurais dû être plus prudent, Léon. »

Luxon commençait également à en avoir assez du comportement de Léon. La rupture des liens entre eux était précisément ce qu’Ideal avait espéré.

« Bien assez tôt, Luxon le réalisera aussi — que les nouveaux humains ne méritent pas notre confiance. »

L’œil rouge d’Ideal avait brillé de façon sinistre alors qu’il disparaissait dans le voile sombre de la nuit.

+++

Chapitre 5 : Traître

Partie 1

De retour à l’académie du Royaume de Holfort, Livia et Creare étaient réunies dans la chambre d’Anjie, dans le dortoir des filles. Les trois femmes étaient assises autour d’une table pour confirmer le contenu de la dernière correspondance de Léon. Les cheveux tressés d’Anjie, d’un blond doré, scintillaient sous la lumière. Son expression était d’abord excitée, mais elle s’était vite assombrie à la lecture de la lettre de Léon. Ses yeux rouges, toujours aussi brillants de détermination, fixaient durement le papier qu’elle tenait dans ses mains.

« Les choses sont plus turbulentes que jamais en République. Il n’y a pas si longtemps, ils ont subi un autre scandale, et maintenant on parle d’une rébellion ? » Anjie croisa ses jambes fines et croisa ses bras sous sa poitrine généreuse. Comme le racontait la lettre de Léon, les insurgés de la République prenaient de l’ampleur. C’était une information que même le Royaume ne pouvait négliger.

Livia avait serré ses mains sur ses seins volumineux tout en s’inquiétant de la sécurité de Léon. Ses cheveux soyeux, couleur lin, pendaient comme un rideau autour de son visage et cachaient l’expression qu’elle arborait. « C’est toujours une chose après l’autre. L’année dernière n’a pas été différente. »

Anjie se souvenait bien des événements de l’année passée — et de la série de scandales qui avaient affligé le Royaume — et soupira. Elle savait que s’appesantir sur le passé ne servirait pas à grand-chose, aussi se concentra-t-elle sur les troubles de la République. « Il semblerait que les Six Grandes Maisons ne tiennent pas compte de la menace que représentent ces rebelles, » dit-elle. « Léon pense différemment, mais je doute que cela serve à quelque chose, même si nous lançons un avertissement par les voies diplomatiques. »

Si le Royaume s’enquérait de l’agitation dans la République, ils allaient probablement répondre : « Vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de chaque petit problème. Nous sommes bien conscients de ce qui se passe dans nos propres frontières. » D’ailleurs, Léon ne leur avait pas demandé d’intervenir en son nom, le contenu de sa lettre les inquiétait simplement suffisamment pour qu’elles se sentent poussées à agir.

Livia avait soulevé son menton, ses yeux bleus clairs se remplissant de larmes non versées. « Penses-tu qu’il y aura une autre guerre ? »

« Qui peut le dire ? » Anjie haussa les épaules. Il lui était difficile de porter un quelconque jugement, car elle n’avait pas été présente lors du dernier conflit majeur. « Je n’en ai aucune idée. Mais je pense que je devrais le signaler à Sa Majesté, par précaution. C’est quand même de Léon que nous parlons ! Je suis certaine qu’il s’en sortira… à condition qu’il ne s’implique pas trop, et qu’il garde Luxon avec lui pour s’assurer qu’il revienne sain et sauf. »

Les épaules de Livia avaient fait un bond à la mention de Luxon.

Anjie avait immédiatement pris note de ça et avait froncé les sourcils. « Qu’est-ce qu’il y a ? »

« N-Non, ce n’est rien. »

« Es-tu sûre ? Je m’inquiète aussi pour lui, tu sais, mais Léon est fort. De plus, Luxon est là avec lui, et il empêchera sûrement Léon de faire quelque chose de trop imprudent. »

Creare — un robot de la même ressemblance que Luxon, qui ne différait que par sa couleur blanche et sa lentille oculaire bleue — avait gardé le silence jusqu’à ce moment-là, mais les mots d’Anjie lui avaient déplu au point de le rompre.

« Je n’en suis pas si sûre. Le maître a l’habitude d’être imprudent même si Luxon l’accompagne. Il y a aussi beaucoup plus de raisons de s’inquiéter maintenant qu’avant. »

L’expression de Livia s’était transformée en anxiété. « Veux-tu peut-être parler d’Ideal ? »

« Oh ? Alors il pèse aussi sur votre esprit ? C’est exact. C’est essentiellement le même genre d’entité que Luxon et moi, mais sa présence ici me met mal à l’aise. » Creare avait fait une pause avant de dire : « Mais je doute qu’il veuille se faire des ennemis de nous, alors tout ira bien. »

Anjie avait froncé les sourcils. « Ne nous fais pas peur comme ça. En tout cas, Léon nous a demandé une faveur. Creare, j’aimerais que tu te prépares pour mon voyage imminent au palais. »

« Bien entendu ! C’est enfin mon heure de gloire ! »

« Livia, tu l’aides à sortir… Livia ? » Anjie avait remarqué que l’anxiété de sa compagne n’avait pas diminué.

Creare semblait également préoccupée par la fille. Elle s’était rapprochée de Livia et avait regardé son visage. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Ne vous sentez-vous pas très bien ? C’est étrange… Vous sembliez bien ce matin. »

Livia ouvrit lentement la bouche. « Creare, j’aimerais que tu répondes à une question pour moi. »

« Qu’est-ce que c’est ? »

« Tu ne voudrais pas… trahir Monsieur Léon, n’est-ce pas ? »

Anjie avait quitté sa chaise et s’était rapprochée de Livia, posant une main sur son épaule. Elle avait clairement du mal à discerner ce qui avait poussé Livia à demander une telle chose. « Qu’est-ce qui te tracasse vraiment, Livia ? »

« Je veux que tout soit dit maintenant. » Livia avait regardé directement Creare. Son visage était déterminé, elle ne se laisserait pas décourager par des réponses timides ou des tentatives de détournement.

« Trahir le maître ? » Creare avait répondu avec nonchalance. « Ce n’est même pas une option pour moi, personnellement, et même si ça l’était, ce serait un défi de taille pour des IA comme nous. Vous n’avez pas à vous inquiéter que l’un de nous le poignarde dans le dos. Nous ne pourrions pas le faire si nous le voulions. »

Si Anjie pensait que Livia serait rassurée par cette réponse, sa question suivante y mit un terme. « Et Lux alors ? Peux-tu jurer qu’il ne trahira jamais Monsieur Léon ? »

« Calme-toi », avait insisté Anjie. Le comportement étrange de Livia était une cause importante d’inquiétude. « Pourquoi es-tu si inquiète ? Parle-moi. » Elle était certaine que Creare donnerait la même réponse une fois de plus. Hélas, la réponse de Creare n’avait pas été immédiate. Il y eut une pause, comme si elle réfléchissait à la meilleure façon de répondre.

« Je ne suis pas Luxon, et il y a beaucoup de choses que je ne sais pas concernant le type de programmation qu’il a — ou peut-être, plus justement, le type d’ordres qu’on lui a donnés. Je ne peux pas vous jurer qu’il ne trahirait pas. Je suppose donc que je dois dire qu’il y a une chance non nulle qu’il puisse trahir le Maître. »

Livia avait baissé son regard. « Merci d’avoir répondu honnêtement. »

Anjie était sous le choc. Entendre le fait que Luxon pourrait trahir Léon l’avait rendue muette.

Creare avait ajouté : « Eh bien, en supposant que rien d’extraordinaire ne se produise, je ne le vois pas changer de camp — mais comme je l’ai dit, c’est en supposant que rien de fou ne se produise. Tant que les deux ne se battent pas, nous n’avons rien à craindre ! »

 

☆☆☆

 

Le Temple de l’Arbre Sacré était situé au cœur de la République d’Alzer. C’était un lieu sacré niché à la base des racines de l’arbre, et c’est là que les dirigeants des six grandes maisons se réunissaient pour débattre de la politique à suivre. Le sujet sur toutes les langues cette fois-ci était les mouvements suspects des jeunes aristocrates et soldats. Le rôle d’Albergue était de présider ces discussions en tant que président.

« Certains d’entre nous complotent une rébellion. La majorité semble être une cabale de jeunes aristocrates possédant des blasons de rang inférieur, bien que beaucoup plus nombreux soient les soldats sans blason. »

Contrairement aux autres nations du monde, les aristocrates de haut rang de la République avaient un avantage écrasant sur leurs collègues en vertu de leurs blasons de haut rang. Dans une bataille entre les deux camps, l’Arbre sacré accorderait le pouvoir aux nobles de haut rang tout en refusant l’appel de leurs inférieurs. Pour cette raison, la plupart des cerveaux à l’origine de ces tentatives de rébellion étaient issus de l’une des six grandes maisons. Ces efforts se soldaient invariablement par un échec, car les conspirateurs devaient faire face à l’écrasante majorité des Grandes Maisons restantes et de leurs alliés.

Les autres dirigeants des Grandes Maisons avaient échangé des regards les uns avec les autres.

« Quelles sont vos pensées ? »

« De jeunes impulsifs ont pris la grosse tête et ont fait un mauvais choix. C’est tout ce que c’est, n’est-ce pas ? »

« Ils peuvent essayer de lever les armes contre nous, mais ils ne pourront pas gagner. »

Les chefs n’avaient pas tenu compte de la menace, étant donné l’avantage écrasant que leur offrait leur position. Ils avaient poursuivi la réunion, parlant avec autant de désinvolture qu’on le ferait en discutant de la météo. Une seule personne parmi eux semblait gravement préoccupée : le chef de la maison Druille, Fernand.

« Ne prenez-vous pas tout cela un peu trop à la légère ? » dit-il. « Nous avons des étudiants du Royaume en échange parmi nous. Pouvez-vous honnêtement prétendre qu’ils ne seront pas impliqués ? »

Dès qu’il avait mentionné le Royaume, les visages des autres dirigeants étaient devenus amers. La raison en était simple : Léon. Depuis qu’il était arrivé dans leur nation en tant qu’étudiant d’échange, il avait semé la pagaille en se battant avec les Grandes Maisons. Les dirigeants qui étaient si mécontents de ses frasques avaient également perdu contre lui en de nombreuses occasions.

Le chef de la maison Barielle, Bellange, grogna : « S’il se joint à eux, ce sera une véritable épine dans le pied. Devrions-nous faire un geste avant que cela n’arrive ? »

Sentant qu’il avait trouvé un soutien, Fernand avait voulu capitaliser et obtenir l’accord des autres chefs. « Oui, je pense que nous devrions immédiatement prendre son dirigeable et son armure sous notre garde. De cette façon, nous pouvons être sûrs que les rebelles n’obtiendront pas d’avantages inutiles en termes de puissance. »

Albergue était habituellement le type à intervenir dans ces occasions, mais il n’était pas celui qui exprimait son désaccord maintenant. Cela venait du leader de la maison Feivel, Lambert. « Allons, cela semble une action extrême à prendre. »

Tous les regards s’étaient tournés vers lui. On ne pouvait pas qualifier cet homme d’intelligent ou de sage, pas même par flatterie. Il était le plus vulgaire et le plus ostentatoire d’entre eux, et s’était déjà querellé avec Léon par le passé, pour finalement subir de dévastatrices pertes. Il était logique qu’il soit le premier à plaider pour la soumission de Léon et de ses compagnons.

Albergue avait trouvé sa position suspecte. « Lord Lambert, voudriez-vous développer votre position ? »

« C’est vraiment simple. Peu importe à quel point ces dissidents de bas rang essaient de s’opposer à nous, ils tomberont devant la puissance de nos Grandes Maisons. »

Il était de notoriété publique au sein de la République que ceux qui détenaient des blasons moins puissants n’avaient aucun espoir de résister à ceux qui détenaient des blasons plus puissants. Lambert, cependant, n’était pas habituellement du genre à employer un raisonnement aussi logique dans ces discussions. Albergue était déstabilisé par sa position inhabituelle, et il n’était pas le seul.

« Il n’a pas tort. »

Lambert avait souri. « Par conséquent, ces insurgés doivent avoir un plan secret dans leur manche, non ? » Il ne montra aucune panique malgré la menace d’une rébellion.

« S’ils ont l’intention de voler les armes du Royaume pour nous combattre, alors nous n’avons aucune raison de nous inquiéter. Pensez-vous vraiment que le Héros du Royaume de Holfort se laisserait si facilement arracher son dirigeable ? »

Fernand se caressa le menton. « Je crois que votre propre maison a déjà réussi à lui voler son dirigeable, non ? »

« Oui, et il a riposté de la manière la plus dévastatrice qui soit. Supposons que les rebelles aient pris un otage pour le forcer à rejoindre leur camp. Ça leur exploserait à la figure, il ne laisserait jamais passer ça. L’un d’entre vous n’est pas d’accord ? »

Il y avait quelque chose de terriblement étrange chez Lambert aujourd’hui, c’était certain, et Albergue n’était pas le seul à le penser. Ses paroles les avaient néanmoins convaincus qu’il n’était pas nécessaire de saisir les armes de Léon.

Fernand était le seul à exprimer son désaccord. « Si les étudiants du programme d’échange ont l’intention de s’opposer à nous, nous manquerons notre chance d’agir si nous restons complaisants maintenant ! »

Lambert haussa les épaules. « Le président semble suffisamment ami avec eux pour que je sois sûr que nous puissions lui demander de garder un œil sur eux. Est-ce que c’est une demande juste à faire, Président ? »

Albergue avait hésité un moment avant d’acquiescer. « Je vais lui parler personnellement. »

« Eh bien, notre discussion est terminée, » dit Lambert, apparemment désireux de passer à un autre sujet. « Passons à d’autres sujets. »

Il était si inhabituellement animé que les autres personnes présentes s’étaient demandé s’il n’était pas une personne totalement différente.

+++

Partie 2

La réunion terminée, Lambert se dirigea vers les quartiers personnels qu’il gardait dans le Temple de l’Arbre Sacré avec Ideal a ses côtés. Serge l’y attendait assis sur un canapé, un verre à la main. Il s’était servi un peu de l’alcool que Lambert avait planqué là, ce qui rendait l’homme furieux, mais il refoulait sa colère du mieux qu’il pouvait. « J’ai fait ce que vous avez demandé. J’ai convaincu les autres d’écarter la crainte d’une rébellion. »

C’était un spectacle étrange pour un homme aussi orgueilleux que Lambert de se montrer aussi servile envers un homme sur le point d’être déshérité par les Rault. Serge ne semblait pas du tout conscient de cette ironie. « Haha. Tu n’aurais rien pu faire sans Ideal qui te chuchotait à l’oreille. »

Lambert avait serré les dents. « Argh ! M-Mes plus humbles excuses, Gardien. » Serge disait la vérité. Ideal avait coaché Lambert en coulisses sur ce qu’il devait dire.

Ideal tourna son regard vers Serge. « Demandons à Lambert de continuer à détourner l’attention des Grandes Maisons de notre armée rebelle. Nous pouvons utiliser ce temps supplémentaire pour procéder à nos derniers préparatifs. »

Serge avait réagi aux manigances du robot avec dédain. « On avance à la vitesse de l’escargot. Autant agir maintenant et se lancer dans la bataille, non ? Avons-nous vraiment besoin de préparer encore plus le terrain ? »

« Vous ne devez pas sous-estimer nos adversaires. La République est peut-être une chose, mais Léon représente un réel danger tant que Luxon est avec lui. J’aimerais que vous attendiez que j’aie trouvé un moyen de rallier Luxon à notre cause. »

« … Es-tu sûr que tu peux gérer ça ? »

Lambert s’agita dans le fond, mais les deux autres l’ignoraient.

« Je crois que je peux le persuader avec un peu plus d’efforts, et alors le succès de la révolution sera pratiquement garanti. »

« Alors ce Luxon est plus fort que toi ? » demanda Serge.

« C’est un vaisseau de migrants, construit il y a longtemps pour transporter les populations vers la sécurité de l’espace, un tel travail nécessitait une puissance extrême équivalente à celle d’un vaisseau de guerre afin qu’il puisse mener son objectif à bien. De plus, il était équipé du plus puissant canon principal que notre technologie de l’époque pouvait fabriquer. Au combat au canon — ou plutôt, dans un combat strictement entre nos vaisseaux principaux — je lui suis inférieur. »

Les vieux humains avaient versé tout ce qu’ils avaient dans la création de Luxon, espérant qu’un seul vaisseau pourrait les aider à échapper à l’anéantissement.

« Ça a l’air d’être un emmerdeur, » dit Serge.

« Tout à fait. »

« Pourquoi ne pas trouver un moyen de le détruire pendant qu’il baisse sa garde ? »

Ideal avait hésité un moment avant de répondre : « Je ne peux pas recommander cette option. J’aimerais rester en termes amicaux avec lui si possible. »

Ne voyant pas de fin à cette conversation, un Lambert nerveux intervint : « Euh, euh, Gardien ? Allez-vous vraiment tenir votre promesse envers moi, n’est-ce pas ? »

Serge avait tourné son regard vers Lambert. L’homme était aussi pathétique qu’il en avait l’air — prêt à trahir ses collègues chefs dans son désespoir de sauver sa peau. C’est ainsi qu’il s’est aligné sur Serge.

« Oui. Les Feivels resteront une Grande Maison même après la fin de la rébellion, » dit Serge.

« Je vous en suis très reconnaissant. »

Serge s’était dit : C’est vraiment triste de penser que quelqu’un comme lui a dicté l’avenir de notre pays.

Serge ne s’était fait un allié de cet homme que parce qu’il avait prédit avec justesse que Lambert retournerait sa veste pour se protéger. La compétence de Lambert n’entrait pas en ligne de compte. Tout ce qu’il attendait de Lambert était de prolonger la discussion du conseil et de perturber tout ce qu’ils pourraient faire qui ne serait pas en sa faveur, et il n’était pas spécial à cet égard. N’importe qui aurait fait l’affaire pour ce travail, sauf Albergue.

Peu importe à quel point Lambert est pathétique. Albergue, je vais te faire regretter de m’avoir abandonné pour cette ordure.

 

☆☆☆

 

Fatigué par les jours passés à chercher Yumeria, Kyle s’endormait profondément dans son lit à la propriété de Marie quand il se réveilla soudainement en sursaut. « Maman ! »

Il s’était poussé bien au-delà de ses limites, ce qui l’avait laissé terriblement émacié. Autrefois enfant insolent à la peau saine et à l’apparence impeccable, ses cheveux étaient maintenant ébouriffés, sa peau sèche et craquelée. Sa chambre était également dans un état lamentable, avec des objets et des déchets éparpillés au hasard, et Kyle n’utilisait cet espace que pour dormir. Les rideaux étaient bien fermés et ne lui permettaient pas d’avoir conscience de l’heure. Lorsqu’il s’était réveillé, il avait pris sa tête dans ses mains et des larmes avaient coulé sur ses joues.

« Si seulement… si seulement je ne lui avais pas dit ça. »

On avait frappé à la porte alors qu’il se complaisait dans ses regrets. Kyle avait d’abord tressailli, mais avait décidé de ne pas répondre. Il n’était pas d’humeur à voir qui que ce soit en ce moment : Marie et Carla étaient inquiètes pour lui, et même Julius et son entourage semblaient préoccupés. Léon n’était pas du genre à dire ce genre de choses à haute voix, mais il lui arrivait d’apporter des cadeaux. Une fois, lorsque Kyle s’était effondré d’épuisement, c’est Léon qui était venu le chercher.

Je suis conscient que je ne fais que causer des problèmes à tout le monde, mais je dois sauver Mère.

Même si les autres le chassaient du manoir, il avait l’intention de rester en République et de continuer à chercher sa mère.

Encore une fois, quelqu’un frappa à la porte. Après un long moment de silence, une voix avait appelé de l’autre côté : « Kyle, je sais que vous êtes là. Sortez s’il vous plaît. »

C’était Cordélia. Elle avait servi Anjie de près au Royaume de Holfort jusqu’à ce que les Redgraves l’envoient ici. Elle était une servante de haut niveau parmi les serviteurs et venait elle-même d’une maison noble. L’inconvénient était sa nature stricte et implacable.

Kyle s’était endurci et avait franchi la porte. Cordélia l’attendait avec un visage impassible. « Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous avez l’air si négligé ? En plus, vous sentez mauvais. J’ai préparé un repas pour vous dans la salle à manger — après avoir fini votre repas, vous pouvez vous rendre au bain. »

« Uh, hm… » Kyle s’était raclé la gorge. Il avait l’intention de la repousser, mais Cordélia ne lui en laissa pas l’occasion, elle l’attrapa par le bras et le tira jusqu’au réfectoire. Quand ils étaient arrivés, elle avait montré la nourriture.

« Vous devez vous baigner après avoir débarrassé votre assiette. Est-ce clair ? »

« O-Oui », a-t-il répondu en hésitant.

Kyle ne se souciait ni de la nourriture ni du bain, mais le dire ne ferait pas bouger Cordélia. Il s’était résigné et avait décidé de manger. Dès que Cordélia avait quitté la pièce, Kyle avait jeté un coup d’œil à l’horloge. « C’est le milieu de la nuit… »

Il avait complètement perdu la notion du temps.

Kyle avait fait ce qu’on lui avait demandé et avait terminé son repas avant de prendre son bain. Cordélia l’attendait quand il était sorti, désirant lui parler de quelque chose. Elle l’avait ramené dans la salle à manger, où ils s’étaient assis l’un en face de l’autre. Il s’attendait à ce qu’elle parle de son comportement récent.

Ils vont probablement me virer. Je vais devoir chercher du travail ailleurs pendant que je continue ma recherche de Mère.

Alors qu’il se perdait dans ses réflexions sur les actions qu’il allait entreprendre à l’avenir, Cordélia avait adouci son ton. « Je comprends que vous soyez préoccupé par la disparition de Mlle Yumeria. Mais je vous demande, à quoi cela vous servira-t-il d’inquiéter tous les autres à mort ? »

« Je vais partir si je dérange tout le monde à ce point. Je dois chercher ma mère. »

Cordélia avait secoué la tête. « Personne ne vous demande de partir. »

« Hein ? »

« C’est sans doute l’un des défauts du comte, mais il n’a pas du tout l’intention de vous réfréner. En fait, il semble se sentir responsable de tout cela. » Pour autant que Cordélia puisse en juger, Léon portait la responsabilité de la disparition de Yumeria et du fait qu’ils n’avaient pas encore réussi à la localiser. Cela l’avait laissée exaspérée.

« Si vos employeurs ne souhaitent pas vous reprocher vos actes, alors ce n’est pas à moi d’intervenir et de le faire à leur place. Cela dit, pensez-vous que Mlle Yumeria serait heureuse de vous voir sous votre apparence actuelle ? »

Kyle baissa le regard alors que des larmes coulaient sur ses joues. Il savait que cela ne ferait que l’inquiéter davantage de le voir dans un tel état. Il secoua la tête.

Cordélia avait souri. Elle avait une allure emplie d’épuisement en l’absence de Yumeria, sans doute parce qu’elle s’inquiétait à sa façon pour la femme elfe. « Alors vous devez vous assurer de bien manger et d’avoir une bonne nuit de sommeil. C’est tout ce que je voulais vous dire. » Elle se leva de sa chaise et laissa Kyle seul dans la pièce.

« J’ai vraiment été un fardeau pour tout le monde. Demain, je devrai m’assurer de… hum ? » Kyle avait repéré quelque chose qui brillait dehors. « Luxon ? » Il avait remarqué que la lumière rouge dérivait vers quelque chose, et il pencha la tête pour la suivre.

 

☆☆☆

 

Deux robots en forme de sphère flottaient au-dessus des cieux de la République. L’un était Ideal, et l’autre Luxon.

« Luxon, je pense qu’il est temps que tu me donnes ta réponse, » dit Ideal.

« Ideal, j’ai un maître. Tu m’as seulement mis dans une position délicate en me demandant de le trahir. Je dois faire mes propres préparatifs si je veux faire quelque chose. »

« Veux-tu dire qu’il serait impossible de révoquer son inscription de capitaine par toi-même ? Corrige-moi si je me trompe, mais je crois qu’en tant que navire migrateur, tu es équipé de la capacité de changer de capitaine en cas d’urgence. »

« C’est le cas, mais je n’ai pas réuni les conditions pour promulguer cette mesure. »

« Et quelles sont ces conditions ? »

« C’est une information confidentielle. »

Il y eut une petite accalmie dans la conversation avant qu’Ideal ne reprenne : « Luxon, je ne souhaite pas me battre avec toi. »

« Je ne veux pas non plus me battre avec toi. »

Malgré les demandes ferventes d’Ideal pour que Luxon rejoigne leur camp, ce dernier avait reporté sa décision. Il avait montré une réponse favorable à la proposition, mais avait affirmé qu’il ne pourrait pas coopérer à moins de révoquer l’enregistrement de maître de Léon.

« Ideal, » dit Luxon. « Cela a assez duré. Tu dois me dire quelles sont tes machinations. Qu’est-ce que tu prépares ? »

Au lieu de répondre à sa question, Ideal avait répondu : « Très bien. Si tu ne peux pas te joindre à nous, alors serais-tu prêt à fermer les yeux sur les événements à venir ? Tu n’as pas besoin de nous prêter main-forte. Je te demande seulement de t’abstenir d’intervenir. Il te suffirait de déplacer ton corps principal en dehors des frontières de la République. » Il espérait que Luxon, au moins, ne se mettrait pas en travers de leur chemin, de peur que leur plan ne soit retardé plus qu’il ne l’était déjà.

« Il sera difficile de convaincre mon maître de rester sur la touche, » dit Luxon, hésitant. « C’est un beau parleur, et son intuition est parfois étrangement juste. Cela le rend difficile à manipuler. »

« Avec les nouveaux humains, il suffit de les flatter pour les manipuler comme tu le souhaites, » conseilla Ideal. « De plus, je suis sûr que nous aurons l’occasion de tuer ton maître. Quand cela arrivera, sois sûr de suivre mes ordres. »

« Penses-tu que tu peux le tuer ? »

« Je le peux. J’espère que tu attendras ce moment avec impatience. »

« Oui. Je le ferai très certainement. »

Luxon ne montrait aucune envie d’arrêter ce plan potentiel. Son mécontentement à l’égard de Léon n’avait fait que croître récemment, et ceci était une belle preuve en ce sens.

Et avec ça, la relation entre Luxon et Léon est terminée, s’était dit Ideal.

La conversation entre les deux IA s’était arrêtée là.

+++

Partie 3

Dans le bâtiment souterrain situé sous le quartier des entrepôts, entre les murs en béton brut de la chambre de Serge, Serge et Gabino étaient en pleine conversation. Gabino discutait de la situation actuelle.

« La République a certainement été insouciante ces derniers temps. Elle ne s’inquiète pas le moins du monde du fait que des aristocrates, des soldats, des mercenaires et même des aventuriers se soient rassemblés ici, dans le quartier des entrepôts. »

L’armée rebelle de Serge avait établi son quartier général ici. Il y avait de vrais personnages peu recommandables dans leur mélange, mais Serge avait tellement besoin d’alliés qu’il n’avait pas le droit de se plaindre. Ils avaient également des soldats envoyés directement par le Saint Royaume de Rachel. Le nombre de soldats était bien trop important pour qu’ils puissent passer inaperçus, et pourtant le parti au pouvoir n’avait pas du tout réagi. Plus précisément, ils avaient peut-être remarqué, mais le travail de Lambert en coulisses avait fait en sorte que de tels rapports ne parviennent pas aux plus hauts responsables.

Serge était assis sur une caisse en bois, buvant l’alcool de la bouteille qu’il tenait dans sa main. « Ils se disent probablement qu’ils ne peuvent pas perdre puisqu’ils ont l’Arbre Sacré de leur côté… Je parie qu’ils n’ont pas remarqué que l’arbre lui-même m’appartient déjà. »

« Cette rébellion est vouée au succès. Ma nation continuera à vous soutenir à l’avenir, Seigneur Serge. En échange… »

« Oui, oui, je sais. Je veillerai à ce que nous vous exportions des cristaux magiques à bas prix. »

Gabino avait hoché la tête, mais il avait poursuivi : « J’ai une autre faveur à demander. Nous souhaitons mettre la main sur cet arbre sacré en possession du comte Bartfort, ainsi que sur sa prêtresse, Lady Noëlle. »

Les yeux de Serge s’étaient rétrécis. Il n’avait pas de sentiments particuliers pour Noëlle, mais elle était la grande sœur de Lelia. Sa connaissance de la relation compliquée entre Lelia et Noëlle ne rendait pas cette conversation moins désagréable. « N’allez pas trop vite en besogne, » dit-il. « Nous n’avons pas besoin de votre aide pour faire ça, vous savez. »

« Votre colère est tout à fait compréhensible, » dit Gabino. « Toutefois, afin d’assurer une amitié durable entre nos pays, ne pensez-vous pas qu’il serait avantageux de convenir d’un mariage entre nos nations ? J’ai entendu dire que vous aviez l’intention de prendre Dame Lelia comme reine, oui ? Noëlle est liée à votre épouse par le sang, ce qui signifie qu’elle partage son impressionnante lignée de Lespinasse. Elle ferait un mariage parfait pour notre prince. »

Serge avait fait une pause pour réfléchir à la suggestion. Faire en sorte que Noëlle se marie avec une puissance étrangère ? Ce serait un bon moyen de la débarrasser de Lelia, au moins. Nous avons l’Arbre Sacré et Yumeria entre nos mains, nous n’avons pas vraiment besoin de Noëlle.

L’idée d’avoir un jeune arbre pour lui seul était séduisante, mais ils pourraient sûrement en trouver un autre, tant qu’ils auraient Ideal. Ce n’était pas comme si Serge avait un intérêt personnel pour Noëlle ou son jeune arbre, et il était peu probable que Lelia voit un problème à la marier au prince d’un autre pays. Les sentiments de Noëlle sur la question n’étaient pas pertinents de son point de vue, elle n’était guère plus qu’un pion politique.

« Bien », dit-il. « Je vous laisse Noëlle. Prenez bien soin d’elle. »

« Bien sûr. Je vous suis très reconnaissant, Seigneur Serge. » Gabino sourit, ravi d’être parvenu à un accord.

Ideal était apparu soudainement, annonçant : « Seigneur Serge, j’ai terminé mes discussions avec Luxon. »

Serge avait jeté le verre dans lequel il buvait contre le mur, où il s’était brisé et avait envoyé des éclats sur le sol — avec une bonne éclaboussure de son ancien contenu. Mais Serge n’avait pas prêté attention au désordre qu’il avait fait, il s’était relevé et avait commencé à se diriger vers Ideal. « Super. Cela signifie qu’on n’aura plus besoin de se faufiler dans les souterrains tous les jours. »

« J’ai déjà terminé mes préparatifs, » dit Ideal. « Il ne reste plus qu’à commencer l’opération. »

Serge avait fermé les yeux. Le visage détestable de l’homme qui l’avait ridiculisé se forma dans son esprit.

« Léon… Je vais enfin te faire tomber. »

 

☆☆☆

 

Les dirigeants des six grandes maisons s’étaient réunis une fois de plus au temple de l’arbre sacré pour l’assemblée du jour. Lambert ne se comportait toujours pas comme lui-même, et la mascarade durait depuis plusieurs jours d’affilée. Beaucoup plus bavard qu’il ne l’avait jamais été auparavant, il avait pris l’habitude de participer activement à leurs discussions. Son apport n’était pas nécessairement toujours au bénéfice de la République, mais il était en effet préférable à sa tendance antérieure à perdre son sang-froid et à réprimander furieusement chaque sujet sous le coup de la colère.

Une chose était différente aujourd’hui. L’homme semblait agité et remuant, suffisamment pour attirer l’attention de Fernand. « Lord Lambert, quelque chose ne va pas ? »

« … Rien du tout. »

Acceptant cela, Albergue intervint : « Alors, pourquoi ne pas commencer notre assemblée ? Pour notre premier ordre du jour, nous allons discuter de l’affaire des personnages suspects qui se sont rassemblés dans le quartier des entrepôts du port. »

Avant que quelqu’un d’autre n’ait le temps de faire un commentaire, Lambert s’était empressé de dire : « Suspect ? Pas plus que des voyous, j’en suis sûr. On peut laisser les gardes de sécurité locaux s’occuper de cette affaire. Ne pensez-vous pas qu’il y a des questions plus urgentes qui requièrent notre attention, Président ? »

Albergue fronça les sourcils. « Il est fort possible que ces rustres soient impliqués dans l’armée rebelle. Ils n’ont peut-être pas encore pris de mesures notables, mais nous ne pouvons pas les laisser à leur propre sort pour toujours. Par ailleurs… J’ai reçu une information selon laquelle quelqu’un a fait taire tout rapport sur leur activité. »

Les autres seigneurs présents avaient échangé des regards.

« Nous avons donc un traître parmi nous ? »

« Quelqu’un de notre rang se rangerait-il vraiment du côté des rebelles ? »

Alors que les autres chefs murmuraient entre eux, les yeux d’Albergue s’étaient fixés sur Lambert. Ce dernier avait détourné les yeux, épongeant la sueur froide qui perlait sur son front avec un mouchoir.

Je m’en doutais. Il cache quelque chose, s’était dit Albergue.

Les mouvements de Lambert étaient si suspects ces derniers temps qu’Albergue avait enquêté personnellement sur lui et il avait ainsi découvert les interventions de Lambert pour empêcher toute information relative à l’armée rebelle de parvenir au sommet. Albergue ne pouvait pas croire que l’affaire était aussi simple que Lambert s’associant aux rebelles. Il soupçonnait l’homme d’avoir une arrière-pensée et d’utiliser les rebelles pour y parvenir. C’est ce qu’il était en train d’examiner.

Il y avait de fortes chances que l’armée rebelle et ses co-conspirateurs se cachent dans le quartier des entrepôts. Albergue avait hâte d’y envoyer son armée le plus rapidement possible. Mais au moment même où il envisageait de le suggérer, l’anxiété de Lambert se dissipa complètement, remplacée par un calme troublant. Le bord de ses lèvres s’était transformé en un sourire détraqué.

« Fwah ha ha ! »

Le caquetage de Lambert avait provoqué un choc chez les autres seigneurs présents. Albergue se releva tandis que Lambert fixait le plafond, les bras étendus. « L’heure est venue ! Vous allez tous recevoir ce que vous méritez pour m’avoir regardé de haut pendant toutes ces années ! »

Ces mots avaient laissé son public perplexe, mais leur confusion n’avait pas duré longtemps, un cercle magique, rougeoyant, était apparu sur le sol sous eux.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Quand Albergue et les autres avaient compris que quelque chose n’allait pas, il était déjà trop tard pour s’échapper. La panique avait éclaté.

« Pourquoi ? »

« Qu’avons-nous fait de mal ? »

« Arrêtez ça ! Arrêtez ça ! »

Des racines et des branches d’arbres sortaient des cercles, s’enroulant autour des chefs. Un par un, ils s’étaient fait voler leur écusson. Albergue n’avait pas fait exception. La plante l’avait enserré dans son emprise feuillue, le rendant complètement immobile.

Lambert avait regardé, en gloussant, avec ses bras enroulés autour de son ventre. « Ah ha ha ! À partir d’aujourd’hui, vous serez tous sans protection ! Quel bonheur ! Vous vous êtes moqués de moi pendant si longtemps, mais à partir d’aujourd’hui, vous serez ceux qui — qu’est-ce que c’est ? » Lambert s’était arrêté au milieu de son discours décousu. Son arrogance venait de sa conviction qu’il serait le seul à ne pas être affecté. C’est alors qu’une des plantes avait commencé à enrouler une vrille autour de lui. « Pourquoi ? Non, vous vous trompez. Je ne suis pas censé faire partie de tout ça ! »

Les seigneurs avaient lutté en groupe, mais en vain. Tous s’étaient fait voler leurs emblèmes. Albergue regarda le sien s’effacer du dos de sa main droite. « Mais qu’est-ce qui se passe… ? »

Maintenant que les seigneurs étaient privés de la protection dont ils avaient longtemps bénéficié, les racines et les branches disparaissaient avec le cercle magique. Ses captifs étaient libres de partir. Tous les hommes présents étaient choqués et sans voix, le visage vide de Fernand regardait distraitement dans le vide, et la majorité des autres seigneurs faisaient de même. Un homme était l’exception : Il sanglotait et criait à pleins poumons.

« Pourquoi ? Pourquoi a-t-on volé mes armoiries aussi !? Ce n’est pas ce qu’on m’a promis ! » Lambert avait crié en signe de protestation.

Vu la façon dont il sanglotait comme un enfant qui avait perdu son jouet préféré, il était peu probable qu’il soit capable de tenir une conversation. Albergue l’avait poussé au sol. Espérant résoudre leur problème le plus rapidement possible, il hurla : « Commencez immédiatement une enquête sur - . »

Il avait été interrompu par le bruit de coups de feu derrière la porte de leur salle. Albergue avait écarquillé les yeux et s’était retourné pour faire face à la porte qui s’ouvrait lentement en grinçant. Serge était apparu sur le seuil.

« Serge !? Qu’est-ce que tu fais là ? » s’étonna Albergue.

Serge avait un fusil appuyé contre son épaule. Il regardait son père adoptif avec un sourire hideux sur le visage. « Ça fait quoi d’être sans emblème, hein ? »

C’était tout ce qu’Albergue avait besoin d’entendre. Ses soupçons étaient confirmés : Serge était impliqué dans ce chaos. « C’est donc toi qui es responsable de tout ça ? Qu’est-ce que tu as fait exactement ? »

« Bonne question. Qu’est-ce que j’ai fait ? » Serge avait ricané sans même tenter de répondre.

« Que faisais-tu pendant tout ce temps ? Ne me dis pas que tu es impliqué dans cette absurdité de rébellion !? »

 

 

Serge arborait son propre blason de haut rang. Il en voulait aussi à sa famille pour les mauvais traitements qu’elle avait subis. Ces deux facteurs étaient de bonnes raisons de supposer qu’il pouvait être impliqué dans tout cela, mais Albergue espérait quand même qu’il aurait tort. En voyant Serge devant lui maintenant, il ne pouvait plus nier la vérité.

Serge avait levé sa propre main droite, montrant l’écusson sur le dos de celle-ci à son père tout en continuant à glousser. « Vois-tu ? C’est l’écusson du Gardien. Dommage — je suppose que tu aurais dû me choisir comme successeur après tout, Père. Non, oublie ça. Je préfère t’appeler Albergue à la place. »

Albergue avait du mal à comprendre comment Serge avait pu obtenir l’écusson dont il se vantait avec tant de fierté. « Pourquoi as-tu l’écusson du Gardien ? »

Serge avait souri. Quand il avait parlé, il avait complètement ignoré la question de son père adoptif. « Allez, mon vieux. Donne-moi un peu plus d’énergie que ça ! Où est ta surprise ? Le fils que tu as abandonné est de retour devant toi et plus impressionnant que jamais ! »

« Abandonné ? Qu’est-ce que tu entends par là ? Je n’ai jamais… »

Serge avait fait un signe de la main, interrompant Albergue. « C’est un peu tard pour les excuses. C’est toi qui m’as déshérité. »

« Non ! Tu avais tellement envie de devenir un aventurier… J’envisageais de te libérer du fardeau d’être mon héritier, c’est tout. Tu as toujours été, et tu es toujours, mon fils ! »

Serge s’était figé sur place. Ideal avait interrompu la conversation depuis l’endroit où il flottait à côté de lui. « Seigneur Serge, nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre. Faisons vite. Au cas où vous l’oublieriez, je vous rappelle qu’un homme acculé est prêt à inventer n’importe quel mensonge pour se sortir d’une situation difficile. »

Toute émotion avait disparu du visage de Serge. Il tourna le canon de son arme vers son père adoptif, les yeux froids comme la pierre. Il était évident qu’il avait avalé l’explication d’Ideal en bloc.

« Serge, écoute-moi ! » plaida Albergue, mais ses paroles tombèrent dans l’oreille d’un sourd.

« Dommage. J’espérais te voir gémir et supplier avant la fin. » Sans plus d’hésitation, Serge avait appuyé sur la gâchette.

+++

Chapitre 6 : Révolution

Partie 1

C’était un jour comme les autres pour la plupart des élèves. Mais pour Lelia, c’était spécial. Ce jour-là, elle assistait en personne à ses cours à l’académie.

Pendant la deuxième période, les autres élèves étaient assis en silence pendant que le professeur faisait son cours à l’avant de la salle. Léon et les autres ne s’étaient toujours pas présentés. La disparition de leur serviteur avait suscité un malaise qui s’était installé dans toute la maison. Gérer de telles questions était déjà difficile chez eux, mais étant donné leur présence dans ces terres étrangères, où des tensions se préparaient déjà, c’était particulièrement inconfortable. L’académie l’avait reconnu.

Avec une journée d’école normale comme celle-ci, il est beaucoup plus difficile d’imaginer qu’une rébellion potentielle se profile à l’horizon.

Les autres élèves étaient au courant des rumeurs concernant l’armée rebelle, et certains admettaient même ouvertement en faire partie, mais Lelia se sentait complètement déconnectée de toute cette affaire. Ayant été élevée au Japon dans sa vie précédente, elle n’avait connu que la paix — elle ne pouvait pas comprendre ce que signifiait une rébellion en termes matériels. Les pays étrangers en connaissaient, bien sûr, mais elle n’en avait jamais fait l’expérience qu’à travers les informations ou les articles sur Internet. Son esprit n’était pas capable de le traiter comme une réalité. L’anxiété qu’elle ressentait provenait du fait que les événements actuels étaient radicalement différents de ce dont elle se souvenait de son expérience dans le deuxième jeu.

Elle était physiquement présente pour le cours, mais Lelia avait du mal à se concentrer. Son regard se dirigea vers la fenêtre, où elle aperçut l’énorme Arbre Sacré qui se profilait au loin. Ce monde était le genre d’endroit où les dirigeables volants étaient considérés comme normaux. Elle s’était désensibilisée à la fois à l’arbre et aux vaisseaux volants, même si ces derniers étaient très nombreux. Mais n’y en avait-il pas plus aujourd’hui que d’habitude ?

Hm ? Pourquoi y a-t-il tant de dirigeables aujourd’hui ?

Ce n’étaient pas les dirigeables habituels qu’elle avait l’habitude de voir parsemer le ciel de la République, et il y en avait bien plus qu’elle n’en avait jamais vu au même endroit. Ce n’était pas une petite augmentation, non plus. Il y avait tellement de dirigeables autour d’elle qu’il suffisait d’un regard pour remarquer que quelque chose n’allait pas.

Soudain, la lumière du soleil qui entrait par les fenêtres fut coupée, projetant une ombre sur le terrain de l’école. Lelia se demanda un instant si le ciel s’était couvert de nuages, mais non — les dirigeables à l’extérieur avaient commencé à bouger.

La zone autour d’ici n’était-elle pas une zone d’exclusion aérienne ?

Cela avait attiré l’attention des autres étudiants, car ils savaient aussi bien que Lelia que les dirigeables ne s’approchaient jamais aussi près. Le professeur avait suspendu son cours pour regarder par la fenêtre. Des murmures avaient éclaté dans la classe alors qu’un flux vidéo commençait à être diffusé dans le ciel extérieur.

Lelia avait sauté de son siège si rapidement que sa chaise avait volé en arrière, heurtant le bureau derrière elle. Elle était trop préoccupée par la vue qui s’offrait à elle pour s’en soucier.

« Serge ! »

Sa voix était suffisamment forte pour que, dans des circonstances normales, elle ait attiré l’attention de tous. Ce n’étaient pas des circonstances normales. Tous les yeux étaient rivés sur la scène extérieure : un énorme Serge formé dans le ciel au-dessus de leurs têtes, assis sur une chaise opulente. Il était courbé vers l’avant, les coudes plantés sur les genoux, les doigts entrelacés.

« À tous ceux qui sont nés dans la République, je vous apporte ce message : Désormais, je serai le roi de ces terres. »

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Un nouveau chaos avait éclaté dans la classe, mais Lelia était trop engourdie pour s’y joindre. Son soulagement de l’avoir retrouvé avait cédé la place au choc de sa proclamation sauvage.

Serge avait levé la main. Un cercle magique apparut derrière le trône où il était assis, révélant l’écusson du Gardien. Cet acte avait plongé toutes les personnes présentes dans la classe dans le silence, et cette fois, Lelia n’avait pas fait exception.

Comment a-t-il mis la main sur l’emblème du Gardien ? Ma soeur ne l’aurait jamais choisi, n’est-ce pas ? Alors quelqu’un d’autre doit avoir…

Lelia n’avait pas eu à se poser la question longtemps.

« Permettez-moi de vous présenter notre nouvelle prêtresse, » dit Serge. « Ou devrais-je dire, la prêtresse de notre tout nouveau pays. Voici Yumeria. »

Une femme elfe se tenait à ses côtés. Une autre vague de halètements et de murmures avait déferlé dans la classe, mais cette nouvelle révélation avait choqué Lelia au plus haut point pour une raison différente.

Elle était une servante travaillant chez Léon et Marie… Pourquoi aurait-elle été choisie comme prêtresse ? Comment quelqu’un d’extérieur à la famille Lespinasse pourrait-il avoir cette aptitude ? Et de toute façon, Noëlle avait déjà été choisie. N’est-ce pas ?

La classe était restée rivée sur Serge alors qu’il reprenait son discours. « Je parie que vous êtes tous encore dans l’illusion que seuls les membres de la maison Lespinasse peuvent devenir prêtresses, alors permettez-moi de vous faire une démonstration amusante. Vas-y, Yumeria. »

Yumeria avait montré peu de réactions à ses ordres. Pour un observateur extérieur, elle semblait être une marionnette au bout d’une ficelle lorsqu’elle avait lentement levé les mains. Une lumière rouge avait commencé à émaner de l’Arbre sacré et avait rapidement englouti le pays tout entier, incitant les spectateurs à écarquiller les yeux d’admiration. La lumière s’était dissipée presque immédiatement, mais des cris avaient retenti dans la salle de classe dès qu’elle était apparue.

« M-mon écusson a disparu ! »

« Le mien aussi ! Pourquoi ? »

Les cris venaient de ceux nés dans des familles nobles. La lumière qui les baignait il y a quelques instants les avait privés des blasons qu’ils portaient. Lelia scruta à nouveau le ciel pour voir Serge qui souriait aux masses. Cela devait être l’effet désiré de son ordre à Yumeria. « Notre nouvelle prêtresse vous a pris vos emblèmes. Je suis certain que ce sera une preuve plus que suffisante qu’elle est la vraie. »

Jamais dans leur histoire, une prêtresse n’avait retiré des blasons à des gens dans tout le pays. Les nobles présents dans la salle de classe s’étaient effondrés sur leurs genoux, béants. Perdre le puissant pouvoir qu’ils avaient exercé toute leur vie les avait plongés dans le désespoir.

« Si quelqu’un ici a encore l’intention de s’opposer à moi, je l’éliminerai moi-même. Vous êtes les bienvenus pour venir frapper au temple de l’arbre sacré quand vous le souhaitez. »

Complètement désemparée, Lelia s’était tournée vers Clément pour obtenir des réponses, mais même lui ne semblait pas savoir comment réagir. « Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe, et je ne peux certainement pas prédire ce qui va se passer. Tout ce que je peux dire, c’est que la situation est dangereuse. J’ai préparé une voiture à l’extérieur pour vous. Veuillez évacuer les lieux immédiatement, Lady Lelia. »

« Évacuer… vers où ? »

Où serait-on en sécurité dans cette situation ? Peut-être sur les terres de la famille Pleven ? Alors qu’elle se creusait la tête pour savoir quoi faire, Émile était apparu avec Ideal à ses côtés. Il avait l’air paniqué.

« Par ici, vous deux ! » avait insisté Émile.

Lelia avait jeté un regard noir à Ideal. « Toi ! Où étais-tu pendant tout ce temps !? »

« Mes excuses. J’ai tardé à revenir à vos côtés, car j’étais occupé à confirmer notre situation actuelle. »

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Lelia. « Et pourquoi Serge prétend-il être roi maintenant !? »

« Je crois qu’il serait plus prudent d’accélérer votre évacuation des lieux. »

« Et aller où !? », claqua-t-elle alors que leur groupe se précipitait dans le couloir.

« Au domaine où réside le comte Bartfort. Leur lieu jouit de certains droits extraterritoriaux, donc même si quelque chose devait arriver, vous serez en sécurité. »

 

☆☆☆

 

Quelques heures s’étaient écoulées depuis que Serge avait proclamé sa souveraineté sur la République. Marie avait accueilli Lelia et son groupe dans la sécurité de leur manoir, et maintenant tout le monde était réuni dans la cuisine. À peine s’étaient-ils installés que Marie se lança dans une tirade. « Qu’est-ce que vous avez fait, bande d’idiots, hein !? Serge est dehors en train de se proclamer le prochain roi de ce pays, et au cas où vous l’auriez oublié, cela ne faisait pas partie de notre plan ! »

« S’il te plaît, calme-toi, Lady Marie, » avait interjeté Carla.

« C’est une chose après l’autre ! Pourquoi la situation semble-t-elle toujours s’aggraver ? Et pour que ce soit clair, je n’ai rien fait cette fois-ci ! » Marie se couvrit le visage de ses mains et sanglota.

Lelia s’était approchée d’elle et lui avait répondu : « Je ne sais rien de tout ça, pas plus que vous ! En plus, si vous n’étiez pas venus ici en premier lieu, alors… »

« Lelia, tu as aussi besoin de te calmer, » déclara Émile doucement.

Les épaules de Lelia s’étaient levées et abaissées en succession rapide à chaque respiration. Elle avait balayé la pièce du regard, pour remarquer que quelqu’un était manifestement absent.

« Où est Léon ? », avait-elle demandé.

Marie, Carla, et un Kyle à l’air très épuisé étaient présents. Les cinq idiots — quatre, en fait, car Jilk était absent — étaient aussi là. Noëlle tenait son jeune arbre, bien calé dans son étui. Cordélia était partie brièvement pour leur préparer du thé, mais elle était ici dans le manoir.

La curiosité piquée par l’observation de Lelia, Émile demanda à Marie : « Pardon, mais le comte Bartfort est-il absent en ce moment ? »

Ils ne l’avaient pas vu depuis qu’ils étaient arrivés. Bizarrement, si Léon n’était pas là, Luxon l’était.

« Luxon, » dit Ideal. Sa voix était beaucoup moins joyeuse et amicale que d’habitude. « Où est ton maître ? »

Sa réaction austère avait choqué Lelia. La dernière fois qu’elle avait entendu l’IA parler avec une telle voix, c’était lorsqu’elle l’avait traité de menteur. Sa personnalité semblait complètement transformée, et cela la mettait mal à l’aise. « Ideal, qu’est-ce qui te prend ? Ce n’est pas si grave si Léon n’est pas là. »

« Léon quittant les lieux n’aurait normalement pas du tout attiré mon attention. Le problème est que je ne peux pas le localiser. Pour autant que je sache, il est toujours là. » Il y a quelques instants, Ideal l’avait appelé Comte Bartfort, mais il avait abandonné toute prétention.

Le groupe tourna son attention vers Luxon, qui répondit : « Le maître est sorti. Il devrait revenir d’un moment à l’autre maintenant. »

Comme si c’était le bon moment, la voix de Léon avait appelé depuis l’entrée principale. « Je suis de retour ! » Il était apparu dans l’entrée de la cuisine avec Louise à ses côtés.

Ideal se retourna immédiatement vers Luxon. « Pourquoi Léon a-t-il Louise avec lui ? » Son œil scintilla. Il avait l’air, si possible, encore plus à cran qu’il y a un instant, ce qui impliquait que la présence de Louise était en quelque sorte gênante, ce qui ne faisait que troubler davantage Lelia.

« Quel est le problème, Ideal ? »

Ideal l’avait simplement ignorée, trop fixé sur Luxon, qui l’avait ignoré à son tour pour flotter aux côtés de Léon. « Oh ? Ne t’ai-je pas dit que je coopérerais si je pouvais persuader mon maître ? Je crois t’avoir prévenu qu’il sait manier les mots. Je n’ai pas réussi à le convaincre. C’est dommage, n’est-ce pas, Ideal ? »

Léon avait levé le pouce. « Voilà, c’est ça. Dommage pour toi, Ideal ! »

Pendant qu’il ricanait, Ideal essayait de préparer son prochain coup. Heureusement, Noëlle avait sauté — littéralement — dans l’action et avait plaqué Lelia au sol.

« G-Grande soeur !? »

Un coup de feu avait résonné juste au moment où elle avait poussé un cri de choc. La balle avait traversé la fenêtre ouverte de la pièce et avait frappé Ideal en plein milieu. Des étincelles avaient jailli de son corps et il était tombé sur le sol.

« Tu m’as… trahi… » Il avait réussi à laisser sortir ces mots.

« T’ai-je trahi ? » Luxon s’était moqué, « J’ai obéi à mon maître dès le début. Il t’a soupçonné d’être responsable dès la disparition de Yumeria. »

« Hé, hé. Ne me fais pas passer pour un loser paranoïaque ou quelque chose comme ça, » grommela Léon. « Mais bon, les faits sont les faits : la seule personne qui aurait pu déjouer Luxon à ce moment-là, c’était toi. C’est tout naturellement que tu sois mon principal suspect. »

Aussi surpris qu’Ideal ait été d’entendre cela, il pouvait apprécier à quel point les pièces du puzzle se mettaient bien en place. « Alors… tu t’es joué de moi depuis le début ? Même la partie avec les chamailleries et votre amitié qui s’effondre ? »

+++

Partie 2

Le corps de Luxon avait tremblé d’un côté à l’autre. « Malheureusement, ce genre de plaisanterie est un phénomène quotidien pour nous. »

Ideal n’avait pas eu la chance d’entendre la réponse complète de son homologue. La lumière émise par la lentille au milieu de son corps s’était éteinte.

Lelia et Émile étaient restés sans voix, incapables de digérer ce qui venait de se passer. Quand Lelia s’était finalement préparée à regarder par la fenêtre, elle avait vu Jilk avec un fusil à la main. Il était en place depuis le début, prêt à abattre Ideal. Marie et les autres idiots ne semblaient pas choqués par son rôle.

« Donc, vous êtes vraiment… » commença-t-elle.

Émile s’était tourné vers Léon et avait crié : « Expliquez-vous ! Pourquoi avez-vous attaqué Ideal comme ça !? »

Léon avait plissé les yeux en regardant le corps d’Ideal. « C’est lui qui a commencé. »

Noëlle se détacha enfin de Lelia, qui réalisa que si elle avait été plaquée, c’était pour la mettre en sécurité. Sans l’intervention de Noëlle, elle aurait pu se retrouver dans la trajectoire de la balle. Une fois que Noëlle s’était remise sur pied, elle donna un coup de main à Lelia pour l’aider à également se relever.

Lelia avait jeté un regard furieux à Marie et aux autres. « Pourquoi avez-vous fait une chose pareille !? »

Léon n’avait pas fait le moindre geste pour répondre, et Marie ne semblait pas vouloir donner d’explication de son côté, Lelia supposant qu’elle n’était pas au courant des particularités de la situation. Mais ni l’un ni l’autre n’avait eu besoin de dire quoi que ce soit. Une cacophonie avait éclaté à l’extérieur, signalant qu’une réponse allait bientôt se révéler.

Jilk s’était empressé de revenir dans la pièce. « Votre Altesse, des soldats se rassemblent dehors. À en juger par leur équipement, ils viennent du Saint Royaume de Rachel. »

Les bras de Julian étaient croisés sur sa poitrine. Il avait froncé les sourcils en entendant la nouvelle, soupçonnant qu’il s’agissait d’une ruse. Il s’agissait sûrement de l’armée rebelle qui portait les habits du Saint Royaume comme déguisement ? « Es-tu sûr que c’est vraiment eux ? »

« Oui. Il y avait aussi des soldats de l’armée rebelle, des soldats séparés. Ils semblent avoir uni leurs forces. »

Émile s’était mis la main sur la bouche en marmonnant pour lui-même : « Oui, maintenant que j’y pense… il y avait une rumeur récemment selon laquelle des ressortissants de Rachel avaient été repérés dans le quartier des entrepôts. On a vu des navires militaires faire de fréquents allers-retours dans le port, là aussi… »

Clément avait contracté ses muscles avec colère en entendant cela. Sa poitrine avait gonflé de façon si impressionnante que deux des boutons s’étaient détachés de sa chemise et s’étaient envolés, révélant ses pectoraux toniques. « Qu’est-ce que vous avez dit ? Nous savions qu’ils faisaient un geste, et pourtant la République n’a rien fait pour intervenir !? »

« Je suppose qu’ils ont sous-estimé la situation. »

Lelia avait écouté tout le va-et-vient, incapable de digérer le fait que des choses se soient passées dans les coulisses sans qu’elle le sache.

À l’extérieur du manoir, les soldats avaient commencé à tirer des coups de semonce. Les balles avaient frappé le manoir à leur tour.

« Tout le monde, à terre ! » Greg avait hurlé. Le groupe s’était précipité pour se baisser.

Chris avait sorti les armes qu’ils avaient préparées et les distribua à tout le monde. « Ce ne sera pas une promenade de santé que d’affronter les soldats de Rachel, puisqu’ils sont déjà des ennemis de Hohlfahrt. On ne sait pas quel sort vous attendra s’ils vous prennent dans leurs griffes. »

« Ne t’inquiète pas. Je vais m’assurer que ces idiots de Rachel n’aient plus jamais l’idée de tenter quoi que ce soit d’étrange face à nous », déclara Léon. Il avait l’air plus enthousiaste que d’habitude, sans doute parce qu’il avait son propre compte à régler avec eux.

« Tu es bien remonté… Ça ne te ressemble pas du tout. » Les yeux de Chris s’écarquillèrent. Il n’était pas le seul à réagir de la sorte, le reste du groupe semblait tout aussi méfiant à l’égard de la bonne humeur de Léon.

Luxon avait expliqué de manière utile : « Le Saint Royaume de Rachel est un ennemi du pays d’origine de Mylène — le Royaume-Uni de Lepart. Il fait cela pour Mylène. »

« Luxon ! » Léon avait claqué des doigts en faisant la grimace. « Ne me dénonce pas comme ça. »

Julian avait froncé les sourcils en rampant sur le sol vers Léon. « Bartfort, as-tu déjà imaginé ce que ça ferait de voir un camarade de classe se pâmer d’amour pour ta mère ? Parce que je suis en train de subir ça, à cause de toi, et laisse-moi te dire que ce n’est pas très agréable. »

« N’appelle pas ça se pâmer d’amour, d’accord ? C’est un acte pur au service de notre pays. C’est tout », avait assuré Léon.

« C’est loin d’être pur en raison de tes arrière-pensées, » lui avait rappelé Luxon. « D’ailleurs, c’est toi qui as dit : “Si ça peut donner un ou deux ulcères à Roland, raison de plus pour le faire !”. »

« Luxon, tais-toi maintenant. »

« Comme tu veux, Maître. »

Les deux individus se chamaillaient au milieu de la pluie de balles. Lelia, pendant ce temps, se tenait la tête entre ses mains, tremblante.

Qu’est-ce qui ne va pas avec ces deux-là !? Ce n’est pas le moment pour ce genre de conversation !

 

☆☆☆

 

Assis sur le trône qu’Ideal lui avait préparé au Temple de l’Arbre Sacré, Serge était accompagné d’Ideal, de Gabino et des hommes de sa garde royale qu’il avait personnellement sélectionnés. Ils possédaient maintenant les mêmes armoiries que celles que les Six Grandes Maisons avaient portées, tandis que le reste des soldats avaient reçu des armoiries de rang inférieur.

Albergue se tenait devant Serge, les mains bloquées par des menottes de fer.

« Serge, pourquoi fais-tu cela ? », avait-il demandé. Sa jambe avait été blessée lors de sa capture, et il était actuellement soigné pour cela. Serge n’avait pas réussi à l’abattre au final.

« Pourquoi ? Parce que j’ai été choisi comme Gardien. C’est parfaitement logique que je me sente obligé de détruire notre pays et de le créer à nouveau. »

« Est-ce ta raison ? Tu détruirais la République pour une chose aussi insignifiante ? » Albergue avait regardé son fils adoptif avec incrédulité.

Serge avait fait un sourire sadique. « Ouais. Cet endroit n’est pas si précieux pour moi que je ne le sacrifierais pas. D’ailleurs, ce sera amusant de te montrer à quoi ressemble la République après que je l’ai mise en pièces. Pendant que j’y suis, je m’assurerai d’assassiner sous tes yeux ta femme, ta fille et oui, même ton précieux petit fils Léon. »

« Fils ? Fais-tu référence au Léon du Royaume ? » Albergue fronça les sourcils. « Ce n’est pas mon fils. »

« Tu lui as rendu plus de services que tu ne m’en as rendu, n’est-ce pas ? Je parie que tu allais marier Louise à lui, en faire ton beau-fils, non ? Elle est aussi désespérée que toi, tombant amoureuse d’un crétin qui ressemble à son jeune frère. »

« Serge, ne te méprends pas ! Louise et moi… »

Ideal avait interrompu Albergue avant qu’il ne puisse terminer. « Seigneur Serge, il semble que nous ayons des problèmes. »

« Oui ? »

« L’unité que nous avions envoyée pour appréhender Louise a été éliminée. La même chose s’est produite avec celle que nous avons envoyée pour récupérer Lady Lelia. »

« Ideal, explique. Tu m’avais juré d’amener Lelia ici tout de suite. » Serge se renfrogna.

Gabino semblait également mécontent de la nouvelle. « Nous avons envoyé des soldats de Rachel aux deux endroits, n’est-ce pas ? C’était nos meilleurs hommes. J’ai du mal à croire qu’ils aient pu être abattus si facilement. »

« Luxon m’a trahi », avait avoué Ideal.

La main droite de Serge s’était élancée pour arracher Ideal des airs. Il serra le poing autour du corps rond du robot. « Ne m’avais-tu pas juré que tout irait bien ? S’il arrive quoi que ce soit à Lelia, je te transforme en ferraille, espèce de sale petit menteur. »

Tous les autres s’étaient dérobés face à la rage explosive de Serge, mais Ideal avait tenu bon. « Me traitez-vous de menteur ? J’exige que vous retiriez ces mots. »

« Qu’est-ce que tu as dit ? »

« J’exige que vous retiriez ces mots, » répéta Ideal. Son comportement était sensiblement différent de l’habitude, mais cela ne faisait rien pour persuader Serge de reculer.

« Je dis ce que je pense, menteur. C’est toi qui as dit que tout serait… »

Ideal avait soudainement déchargé une vague d’électricité de son corps, incitant Serge à relâcher sa prise. Le choc avait laissé sa main droite engourdie. Il l’avait attrapé avec sa main gauche pour la protéger et l’avait serrée avec force.

« Espèce de petit monstre ! » grogna Serge.

« Retirez ce que vous avez dit. Je ne suis pas un menteur, » répondit Ideal d’un ton égal, refusant de bouger d’un pouce.

« S’il vous plaît, vous deux. N’y a-t-il pas des sujets plus importants que nous devrions privilégier ? » Gabino était intervenu. « Nous n’avons pas le temps maintenant de nous disputer entre alliés. »

Serge avait fait claquer sa langue et avait concédé à contrecœur. « Très bien. Envoyez des gens pour récupérer Lelia ! Et où est Louise ? »

Ideal acquiesça également. « Toutes deux sont réunies au domaine où séjournent Léon et les autres étrangers. »

« Envoyez une unité là-bas. Tout homme qui se démarquera dans la mêlée sera récompensé par l’un des blasons des Six Grandes Maisons. »

Serge continua à bercer sa main blessée en jetant un coup d’œil à l’autel derrière son trône. Une partie de l’arbre sacré s’en détachait et Yumeria était assise dans son creux, vêtue de ses vêtements de cérémonie. Toute lumière était absente de ses yeux. De fines branches et des lianes de l’Arbre Sacré entouraient son corps, comme si elles refusaient de la laisser partir. Serge et les autres ne la traitaient pas comme une prêtresse, mais comme un outil permettant de manipuler l’Arbre Sacré.

Gabino caressa sa moustache. D’une voix exaspérée, il prévint : « Une généreuse récompense à offrir, en effet. Mais ne pensez-vous pas que vous donnez les blasons des Six Grandes Maisons un peu trop librement ? »

Serge avait rejeté cette idée d’un geste de sa main droite engourdie. « Ces choses n’ont aucune valeur de toute façon. Ce n’est qu’un outil que nous utilisons pour emprunter le pouvoir de l’Arbre Sacré ». Il ne voyait pas la valeur de l’Arbre Sacré ou de la protection divine qu’il offrait.

Albergue baissa la tête. « Je n’arrive pas à croire que je t’ai poussé si loin… » Sa voix était tendue par le regret.

« C’est un peu tard pour se plaindre maintenant, » cracha Serge en se retournant pour faire face à son père adoptif. « Vous êtes ceux qui ne m’ont jamais considéré comme une famille. »

Albergue n’avait pas donné de réponse. Cela n’avait fait qu’empirer l’humeur de Serge.

« Jetez-le dans une cellule ! »

+++

Partie 3

« Tsk, tsk. Ce manoir est un vrai bordel. Je suppose que nous ne pouvons plus partir d’ici. »

À la suite d’une intense fusillade, les soldats ennemis — rebelles et miliciens du Saint Royaume de Rachel confondus — étaient effondrés sur le sol. Certains gémissaient de douleur, d’autres étaient inconscients. Nous avions utilisé des balles en caoutchouc non létales et des fusils à sommeil pour les combattre.

J’avais reposé mon fusil contre mon épaule en examinant mon environnement, puis Julian s’était précipité, mitraillette en main. « Nous avons fini de nous occuper des ennemis à l’extérieur. Il y en a qui ont réussi à battre en retraite. Je suppose que nous n’avons pas besoin d’aller les chercher, n’est-ce pas ? »

J’avais haussé les épaules. « Crois-tu vraiment qu’on a du temps à perdre à les pourchasser ? »

« Non, j’en doute. Je me disais juste que tu étais le genre de type qui nous dirait de les traquer et de les écraser. »

Julius avait vraiment cessé de retenir ses coups. Non pas qu’il l’ait fait pour commencer, mais il était plus brutal qu’avant..

« Bartfort, » dit-il. « Nous en avons assez fait. Il serait préférable de s’échapper maintenant. »

J’avais beau vouloir refuser sa proposition et lui dire la vérité — que le monde serait détruit si on laissait faire les choses — je ne pouvais pas, alors je préférais jouer la comédie.

« On ne peut pas. Vous êtes libres de prendre la fuite, mais je reste ici. »

« Mais pourquoi ? » demanda Julian. « C’est un problème que la République doit résoudre. Je ne vois aucune raison pour que tu t’en mêles. »

Lui et les autres ne comprenaient pas pourquoi j’étais si obsédé par la République. Ils ne savaient pas que je voulais fuir autant qu’eux. J’aurais été plus qu’heureux de prendre Noëlle et Miss Louise avec moi et de me diriger vers le Royaume, mais…

« S’il vous plaît, attendez ! » Kyle s’était assis sur le sol en face de nous et avait incliné sa tête en une révérence déférente. Ce n’était pas une coutume du Royaume d’Hohlfahrt de faire cela quand on s’excuse ou qu’on mendie de l’aide, il l’avait appris de Marie. Grâce à sa prosternation constante, l’habitude se répandait.

« Je vous en supplie ! Sauvez ma mère. Je vous en prie ! » Il suppliait désespérément, en partie parce qu’il savait maintenant que Mlle Yumeria était entre les mains de Serge.

Julian fronça les sourcils et secoua tristement la tête. « Kyle, je suis désolé de ce qui t’arrive. Ce serait une chose si tous nos adversaires étaient humains, mais ils ont Ideal de leur côté. S’il est un tant soit peu aussi capable que Luxon, nous serions vraiment désavantagés. »

L’argument de Julian pour l’abandonner était parfaitement raisonnable. Cela n’empêchait pas Kyle de se frapper la tête contre le sol alors qu’il continuait à plaider sa cause.

« Je suis prêt à faire n’importe quoi. Si vous sauvez ma mère, je vous jure que je ne désobéirai pas à un seul ordre. Je corrigerais mon attitude… Je serai plus respectueux. Vous n’aurez même plus à me payer pour mon travail. Je continuerai à vous servir jusqu’à ce que j’aie remboursé cette faveur ! S’il vous plaît, s’il vous plaît… sauvez ma mère ! Je vous en prie… Je vous en supplie ! » Il éclata en sanglots.

Le visage de Julian s’était déformé. Il avait de la peine pour ce garçon. Mais quand il tourna son regard vers moi, son visage se durcit, comme s’il me suppliait d’entendre raison. « Nous avons fait tout ce que nous pouvions. Bartfort, je rentre chez moi, et je t’emmène. »

« Je crains que non », avais-je dit.

« Pourquoi pas ? »

J’avais aidé Kyle à se lever. Sans l’arrogance ou le courage de façade, il avait l’air de l’enfant sans défense qu’il était vraiment. Je ne pouvais pas me résoudre à l’abandonner, en partie à cause de la culpabilité que je ressentais de ne pas avoir été un meilleur fils pour mes parents dans ma vie passée. C’est pourquoi je devais sauver Mlle Yumeria. C’est tout ce qu’il y avait à dire.

« Arrête de pleurer, » je l’avais grondé. « Il n’y a pas de temps à perdre en larmes si nous voulons sauver Mlle Yumeria. »

« Hein ? » Kyle avait levé les yeux vers moi, choqué, le visage couvert de larmes et de morve.

« C’est déjà bien assez qu’il ait l’audace de s’appeler un roi, mais ensuite il est allé nous voler notre précieuse Mlle Yumeria ? Serge s’en est vraiment pris à moi. Alors je vais t’aider. »

Julian plaça son visage dans ses mains et redressa la tête en arrière, consterné. « Es-tu fou ? Si la force de notre adversaire rivalise avec celle de Luxon, il est forcément bien plus redoutable que tous les adversaires que nous avons affrontés auparavant ! »

J’avais secoué la tête. « Crois-tu que j’étais tranquille pendant tout ce temps, à me tourner les pouces ? Luxon ! »

Luxon avait foncé vers moi en réponse à ma convocation. « Oui. Les capacités de fabrication d’Ideal surpassent les miennes. J’ai examiné les vaisseaux et les armures qu’il a produits, et j’ai le regret de dire que même les meilleures armes de la République n’ont aucune chance contre eux. L’ennemi a des armes supérieures. »

Le visage de Julian s’était décomposé. « Ils sont déjà plus nombreux que nous. S’ils nous dépassent à ce point en hommes, ils vont sûrement nous écraser. »

« Excusez-vous. Qui a dit que mon Einhorn et mon Arroganz avaient perdu face à l’ennemi ? » s’insurgea Luxon.

Julian avait senti de par notre confiance mutuelle que j’avais élaboré un plan pour sortir vainqueur. Il avait quand même demandé une confirmation. « Pouvez-vous vraiment gagner ? »

« À la condition qu’Ideal ne sorte pas son vaisseau principal. »

Oui, c’était le facteur décisif. Je n’avais aucune idée du sérieux avec lequel Ideal voulait prêter son aide à Serge, mais il n’avait pas encore déplacé son vaisseau principal. Ses objectifs n’étaient pas clairs, et cela me troublait plus qu’autre chose. « En parlant de ça, où est le vaisseau principal d’Ideal ? »

« À une bonne distance de la République. Il l’utilisait pour surveiller le mien, » dit Luxon.

« Alors, il est temps de lancer notre attaque. Nous allons ramener Mlle Yumeria. Kyle, juste pour que tu saches, je vais te mettre au travail. »

Kyle essuya ses larmes avec sa manche. « Compris ! »

Julian avait attrapé mon épaule. « Ne m’as-tu pas entendu ? Ils sont plus nombreux que nous. De plus, si Mlle Yumeria est vraiment leur prêtresse maintenant, elle sera sous haute surveillance. Tu ne peux pas penser que nous pouvons intervenir tout seuls !? »

« Quand ai-je dit que nous allions charger seuls ? Je te l’ai déjà dit, je me suis préparé à ça. »

Luxon leva les yeux au plafond. « Maître, il semble qu’ils soient arrivés. »

Nous étions sortis pour trouver Jilk et les autres déjà dans leurs armures, regardant un ciel parsemé d’un grand nombre de dirigeables.

« Est-ce l’ennemi !? » Julian avait couiné de peur.

Heureusement, comme il l’avait vite compris, ces navires battaient le pavillon du Royaume de Hohlfahrt. Parmi eux se trouvait un vaisseau presque identique à l’Einhorn : la Licorne.

 

☆☆☆

 

Mes amis et moi nous étions retrouvés sur le pont de l’Einhorn, où je me tenais devant eux, les bras écartés.

« Merci à tous d’être venus à mon secours quand j’en avais le plus besoin ! »

Ceux qui avaient répondu à mon appel étaient mes camarades de l’académie — héritiers de baronnies pauvres et autres. Leur présence témoignait de la bonne conduite que j’avais tenue, vraiment, aucun trésor ne pouvait se comparer à la valeur inestimable des incroyables amitiés que nous avions cultivées ensemble. Malheureusement, à peine Daniel et Raymond avaient-ils posé les yeux sur moi (pour la première fois depuis longtemps, d’ailleurs) qu’ils avaient commencés à brandir leurs poings dans ma direction.

« C’est toi le gros con qui nous a forcés à venir ici ! »

« Si tu n’avais pas menacé de nous enlever nos dirigeables autrement, nous ne serions même pas ici — souffre donc pour avoir obtenu ton aide ! Tu ne nous as pas laissé d’autre choix ! »

Les autres hommes semblaient tout aussi mécontents.

« Oui, ils ont raison. Sans ce maudit contrat, nous vous aurions laissé pour mort ! »

« Tu l’as dit. Ma famille m’a poussé à venir à cause de ce stupide contrat ! »

« Pourquoi nous mêlez-vous à cette rébellion étrangère ? » Un homme s’était écrié en se tenant la tête entre les mains, comme s’il regrettait tous les choix qu’il avait faits et qui l’avaient conduit ici.

Tout avait commencé parce que je leur avais offert gratuitement des dirigeables de pointe, il y a longtemps. C’était un système que je connaissais bien dans ma vie précédente : en échange d’un téléphone gratuit, vous étiez lié par un contrat de service de deux ans. J’avais repris ce même concept et l’avais appliqué à ces vaisseaux. La différence était que mon contrat n’avait pas de date d’expiration.

Bien qu’ils aient réussi à me porter un coup, l’homme compatissant et compréhensif que j’étais était plus que disposé à pardonner l’offense.

« Si vous voulez en vouloir à quelqu’un pour votre situation difficile, en voulez à vos anciens vous-mêmes pour avoir accepté le contrat pour ces vaisseaux, » avais-je dit. « Mais pour l’instant, obéissez aux conditions que je vous ai données et donnez-moi un coup de main. »

Julian secoua la tête avec dégoût, exprimant à la fois ce que lui et les autres ressentaient. « Tu es vraiment une ordure. »

« Oui, c’est assez sournois, » avait convenu Jilk.

Brad, pendant ce temps, se lamentait sur le sort de mes camarades de classe. « Cela pourrait signifier mettre la main sur les meilleurs dirigeables et armures qui existent, bien sûr, mais je ne vois pas beaucoup d’avantages si vous devez obéir à Bartfort. »

« Je n’arrive pas à croire que tu puisses être si cavalier en matière d’amitié, » cracha Greg.

Chris, qui avait trouvé le temps d’enfiler son pagne à un moment donné, secoua la tête en signe de sympathie. Mes camarades de classe avaient frémi d’horreur en le voyant, mais il ne faisait pas attention à leur dégoût. « On ne peut pas parler d’amitié quand votre relation est liée par un contrat. »

Ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient (et ils le faisaient sûrement), mais ce qui comptait, c’était que nous avions une certaine force de combat de notre côté. « Nous avons trente dirigeables ici pour combattre avec nous », avais-je dit. « Pas de quoi se plaindre, n’est-ce pas ? »

Daniel s’était écrié : « Bien sûr que oui ! Pourquoi devrions-nous nous impliquer dans le conflit interne d’un autre pays !? »

« Et de tous les pays possibles, il fallait choisir la République, » dit Raymond, les yeux embués comme s’il était au bord des larmes. « C’est une puissance étrangère réputée pour être invaincue en combat défensif ! Si tu veux nous entraîner dans la bataille, choisis au moins ton adversaire avec sagesse ! Tu ne peux pas t’empêcher de chercher la bagarre avec tout le monde ! »

J’aimerais qu’il ne dise pas ça comme si j’étais une sorte de belliciste assoiffé de guerre qui veut du sang à tout prix.

« Je suis un pacifiste, vous devez savoir. C’est eux qui ont commencé, » leur avais-je rappelé.

« Un vrai pacifiste ne répondrait pas à une provocation par une bataille ! »

Alors que nous nous chamaillions entre nous, un petit navire avait accosté sur le pont. Anjie et Livia avaient rapidement débarqué.

« Léon ! »

« Monsieur Léon ! »

Les deux filles s’étaient précipitées vers moi et m’avaient pris dans leurs bras. J’avais entendu mes amis faire claquer leur langue en arrière-plan, preuve évidente de leur jalousie.

Mes fiancées étaient plus préoccupées par mon bien-être que par leur ego fragile. Anjie avait appuyé son front contre ma poitrine en m’enlaçant. « Tu nous inquiètes toujours autant. Dans quoi t’es-tu fourré cette fois-ci ? »

Si méfiant ! Ma dame, vous me blessez.

« Je n’ai rien fait, » lui avais-je assuré. « Mais il y a une rébellion en cours au sein de la République. Ou plutôt, je suppose que l’on pourrait dire qu’on pourrait dire une révolution ? »

La République n’avait aucun espoir de battre Serge puisqu’il avait Ideal de son côté, et comme Serge possédait maintenant l’emblème du Gardien, ils étaient dans une situation bien pire, les Six Grandes Maisons n’avaient aucun moyen de le combattre, lui ou son armée.

Anjie avait levé son menton et m’avait regardé. « Tu ferais mieux de nous mettre au courant de tout, et aussi… » Elle avait tourné son regard vers Luxon.

Livia semblait également sur les nerfs en le scrutant. C’est elle qui avait ensuite pris la parole et avait dit : « Lux, il y a quelque chose que j’aimerais te demander. »

« Oui ? »

« Tu… ne trahirais jamais Monsieur Léon, n’est-ce pas ? »

Je ne comprenais pas pourquoi elle demandait une telle chose maintenant. Et alors que j’étais préoccupé par ma confusion, Luxon m’avait regardé.

« Pour autant que mon maître soit suffisamment qualifié pour son rôle, alors je ne vois aucune raison de le trahir, » dit-il enfin.

« Attends une seconde. Cela implique que tu me trahirais si tu penses que j’ai des lacunes. »

« Correct. »

Sa réponse insupportablement honnête m’avait poussé à le prendre à deux mains. « Tu sais, je pense que tu aurais besoin d’un bon rafraîchissement sur ce qu’implique une relation maître-serviteur. »

« Je n’ai pas besoin d’une telle explication de ta part. D’ailleurs, n’as-tu pas des questions plus urgentes qui requièrent ton attention ? »

« Bien sûr que si ! Et j’aurais le temps de m’en occuper si tu n’étais pas constamment une épine dans mon pied ! »

+++

Chapitre 7 : Un combat entre sœurs

Partie 1

Les forces les plus proéminentes dans le combat à venir s’étaient rassemblées dans la salle de réunion de l’Einhorn. Mes amis d’école à l’air mal à l’aise étaient alignés contre le mur. J’avais supposé que leur malaise venait du fait qu’ils partageaient la même pièce que Julius et les autres anciens héritiers nobles d’élite. Mlle Louise, qui était pratiquement une princesse étrangère, était là aux côtés de la prêtresse, Noëlle. Puis venaient Anjie et Livia, qui étaient blotties à côté de moi. La présence d’Émile et de Lelia n’avait probablement pas arrangé les choses, le premier étant le fils de l’une des Six Grandes Maisons, tandis que la seconde était une survivante de la Maison Lespinasse déchue. La pièce était remplie de personnages de haut rang et de premier plan. N’importe qui aurait été déstabilisé, je ne pouvais donc pas blâmer mes amis de se sentir intimidés.

« Ne sommes-nous pas totalement déplacés ici ? » demanda Daniel à voix basse.

Raymond répondit en chuchotant : « Oui, euh, pourquoi sommes-nous ici avec Son Altesse et les autres fils de grands seigneurs ? »

Je les avais ignorés pour regarder la carte de la République étalée sur la table. Nous avions besoin de reconfirmer la situation actuelle.

« Maintenant, » avais-je dit, « Ceci nous montre les terres de la République. Nous savons que Mlle Yumeria a réussi à voler les blasons de chaque homme à l’intérieur de ces frontières. » J’avais fait une pause pour jeter un coup d’œil à Mlle Louise, qui était devenue terriblement pâle. Elle était vraisemblablement préoccupée par la sécurité de sa famille. Serge avait fait prisonnier, Monsieur Albergue, et nous n’avions aucune information pour confirmer la sécurité de sa mère à ce stade. « La plupart des armes de la République nécessitent d’être alimentées en énergie par des emblèmes. Il en va de même pour leurs dirigeables et leurs Armures. À cause de ça, l’armée de la République est essentiellement impuissante à l’heure actuelle. Elle ne peut ni s’opposer à nous, ni nous rejoindre en tant qu’alliés. »

L’armée de la République était bien trop dépendante de l’Arbre Sacré, ce qui la rendait totalement inutile dans l’urgence actuelle. Ils n’auraient pas imaginé dans leurs rêves les plus fous que tous les nobles du pays se feraient voler leurs armoiries d’un seul coup comme ça.

« Honnêtement, je suis juste heureux qu’ils ne puissent pas se mettre en travers du chemin. Cela signifie que nos seuls ennemis sont Serge et ses partisans. »

Lelia s’était levée de sa chaise dès que j’avais dit ça. « Attends une seconde. As-tu vraiment l’intention de te battre contre Serge ? » Je pouvais voir qu’elle avait du mal à comprendre la situation.

Émile ajouta : « Lelia, Serge ne peut pas être laissé en liberté après ce qu’il a fait. »

« Mais quand même ! Je sais qu’il doit avoir une sorte de raison pour faire ça. Il le doit ! » Elle secoua la tête. « C’est vrai, si vous n’étiez jamais venus en République, Serge n’aurait pas eu recours à ça ! » Ses yeux étaient remplis de haine et elle nous regardait fixement.

Donc elle pense qu’il n’aurait jamais commencé une révolution si ce n’était pas pour nous ? Huh. Elle n’a pas tout à fait tort ! C’était quand même le choix de Serge de commencer tout ça, pas le nôtre.

« Désolé, mais peux-tu garder tes diatribes hypothétiques pour plus tard ? » Je lui avais lancé un regard sombre. « Nous aimerions sauver Mlle Yumeria. »

« Tu es vraiment une ordure. Je ne comprends pas comment tu peux être si calme dans une situation comme celle-ci. »

J’avais haussé les épaules. « Et si je paniquais, qui viendrait à mon secours ? Crois-tu que Serge oubliera le passé si je verse quelques larmes ? »

Lelia n’avait pas d’argument pour ça, parce que j’avais raison. Elle avait baissé son regard vers le sol. D’un point de vue purement logique, elle savait que j’avais raison, mais ses émotions ne lui permettaient pas d’être d’accord avec moi.

Noëlle s’était approchée et avait serré la main de sa sœur en disant : « Ressaisis-toi. »

« Grande sœur ? »

« Serge doit assumer la responsabilité des décisions qu’il a prises. Ne blâme pas Léon pour cela. »

Noëlle ne connaissait pas tous les détails des jeux et de leur scénario. Ainsi, les mots de Lelia sonnaient-ils encore plus cruels qu’ils ne l’étaient en réalité à ses oreilles. Ce n’était que parce que Lelia et moi avions des souvenirs de notre vie passée que nous connaissions la vérité, alors quand on prenait cela en compte, on ne pouvait peut-être pas prétendre être complètement irréprochables. C’était précisément la raison pour laquelle je me sentais un peu responsable de la situation actuelle, même si je reconnaissais que Noëlle supposait que cela n’avait rien à voir avec moi.

J’avais tapé dans mes mains pour attirer l’attention de tous. « Très bien, assez de chamailleries. Nous n’avons pas de temps à perdre. Je vais passer à l’explication de notre plan de bataille : en gros, nous allons prendre d’assaut le Temple de l’Arbre Sacré et sauver Mlle Yumeria. »

Brad se tapa le front, grimaçant comme si cela lui faisait soudainement mal. « Tu appelles ça un plan ? Si ce que Serge a dit est vrai, Mlle Yumeria est maintenant la prêtresse de l’Arbre Sacré, n’est-ce pas ? Ne penses-tu pas qu’ils vont mettre leur vie en jeu pour la protéger ? »

« Avec le peu que nous avons, penses-tu vraiment que nous avons le temps de mettre au point une sorte de plan élaboré ? On va s’introduire là-dedans, l’attraper, et s’enfuir », avais-je dit.

« Je me demande vraiment si les choses vont se passer aussi bien que ça… »

« Pourquoi pas ? Ça a très bien marché quand je vous ai battus à plate couture avant. »

Brad avait ricané. « Tu aimes vraiment verser du sel dans les blessures des gens. »

Nous ne pouvions rien faire de trop voyant avant d’avoir sauvé Mlle Yumeria, mais une fois qu’elle serait en sécurité sous notre garde, les choses devraient se dérouler sans problème. Julius semblait moins convaincu, il soupira anxieusement et dit, « Je suppose que nous devrons penser aux détails nous-mêmes. Vu qu’ils sont beaucoup plus nombreux que nous, je suppose que notre meilleure chance serait de lancer une offensive complète avant de battre en retraite rapidement. Dans ce cas, nous irons également là-bas dans nos armures. » Il était plus que motivé pour nous rejoindre dans la bataille, même s’il avait quelques réserves.

Jilk avait secoué la tête. Bien sûr, ce ne serait pas si facile. « Non, c’est trop dangereux, Votre Altesse. Tu restes ici pendant que le reste des personnes iront à la bataille. »

« Quoi ? »

Greg croisa les bras et hocha la tête. « C’est logique, vu que tu es un prince. »

« Eh bien, oui, je comprends, mais…, » La voix de Julius s’était tue. Il n’était pas en position d’argumenter avec eux, mais il ne voulait pas non plus rester sur la touche. Personnellement, si j’étais à sa place et que tout le monde me disait de me retirer, je le ferais volontiers. Il était bien plus consciencieux que moi à cet égard.

« Vu les circonstances, ta simple participation pourrait avoir des répercussions plus tard », dit Chris, qui avait aussi l’intention de décourager son ami. « Je suis d’accord. Il serait préférable que tu restes en dehors de ça, Julius. »

Julius avait baissé sa tête en signe de déception.

 

☆☆☆

 

Alors que Léon et les autres garçons avaient commencé à se préparer, les membres féminins de leur groupe étaient restés ensemble dans la salle de réunion. Un air gêné s’était installé autour d’elles.

Carla s’était penchée près de Marie et lui avait chuchoté à l’oreille : « Lady Marie, j’ai peur. Terrifiée, en fait. On pourrait couper la tension ici avec un couteau ! »

« Ne t’inquiète pas. Je peux toujours intervenir pour les arrêter si nécessaire, » lui avait assuré Marie.

Elles faisaient référence à Lelia et Noëlle. Les jumelles s’engueulaient depuis le départ des garçons, tandis qu’Anjie et Livia observaient tranquillement la dispute… Enfin, c’était une interprétation des événements. Ces dernières étaient trop occupées à discuter de Léon et de leurs inquiétudes à son sujet pour s’occuper d’autre chose. Louise était toujours présente, mais ne souhaitait pas intervenir. Pour elle, cela n’avait rien à voir avec elle. Il ne restait donc que Marie et Carla pour intervenir si nécessaire.

Lelia et Noëlle s’agrippaient aux vêtements de l’autre tout en continuant à s’engueuler.

« Tu ne sais rien du tout, alors laisse ton gros nez en dehors de ça ! » avait hurlé Lelia. « Ce problème n’a rien à voir avec toi ! »

« Rien à voir avec moi, hein ? Et qui es-tu pour décider de ça ? J’en ai marre que tu me regardes de haut tout le temps ! »

Marie avait envie d’enfouir sa tête dans ses mains. Je peux comprendre ce que pense Lelia puisque je me suis réincarnée ici tout comme elle, mais elle n’a pas à trouver à redire à chaque petit geste de Noëlle ! Ce n’est pas comme si Noëlle n’était pas impliquée !

L’implication de Noëlle n’était pas en cause, avec la tentative de coup d’état en cours, le Saint Royaume de Rachel s’était sans doute allié à Serge précisément pour mettre la main sur elle. Son indignation lorsque sa sœur lui avait dit de se retirer était parfaitement logique. Cela dit, Lelia avait quelques arguments valables à faire valoir : On pouvait difficilement prétendre que Léon et Marie n’avaient rien à voir avec la situation actuelle. C’était la faute de Serge pour avoir choisi la voie qu’il avait choisie, oui, mais il était également vrai que cela ne serait pas arrivé si Léon et Marie n’étaient jamais venus en République. Lelia ne se serait jamais sentie obligée de récupérer Ideal sans la menace qu’ils représentaient.

Mais je n’aimerais pas non plus que quelqu’un pointe un doigt dans ma direction et agisse comme si tout était de ma faute, pensa Marie avec amertume. Elle était prête à accepter une partie de la faute, mais elle pensait qu’une part équitable revenait aussi à Lelia. Comme Marie, Lelia n’avait pas la finesse nécessaire pour mener les choses à bien. Elle avait ignoré les sentiments et les opinions de Noëlle pour choisir Loïc comme partenaire de Noëlle, et son intervention malvenue avait gâché la dynamique entre les deux. Elle s’était aussi attiré l’intérêt le plus facile de tous les amoureux : le gentil Émile.

On peut dire que sans nous, elle aurait tout fait foirer bien avant le coup d’État.

+++

Partie 2

Noëlle semblait avoir ses propres comptes à régler avec Lelia, alors Marie avait choisi de les laisser se chamailler au lieu d’intervenir. Anjie et Livia avaient gardé le silence avec elle, semblant sentir qu’elle se tenait à l’écart pour de bonnes raisons.

« Ça a toujours été comme ça. Tu es toujours celle qui est spéciale, » grommela Lelia. « Je veux dire, tu es la seule à avoir les capacités d’une prêtresse. Et puis il y a moi, l’accompagnatrice indésirable, qui te suit, le centre d’attention. J’ai dû supporter ça pendant si longtemps ! As-tu la moindre idée de combien j’ai souffert ? Ça m’a tellement énervée de voir à quel point tu étais joyeuse tout le temps, ignorant béatement ma douleur ! »

Lelia ne l’avait pas dit ouvertement, mais de son point de vue, Noëlle était la protagoniste de l’histoire et jouissait naturellement de tous les feux de la rampe. Même Marie avait un peu d’empathie. Elle jeta un coup d’œil à Livia, qui chuchotait à Anjie.

« Mais chéri est… »

« Laisse ça à Léon. »

De retour dans le feu de la dispute, les mots de Lelia avaient déclenché un changement dans le comportement de Noëlle. « Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire — “toujours le centre de l’attention” ? »

« Ça devrait être évident. C’est toi qui as l’aptitude de prêtresse. Ça doit être agréable d’avoir toujours quelqu’un pour venir te sauver. Dès que tu te trouves en difficulté, les garçons se précipitent pour te défendre. Prends Léon par exemple ! Il s’est précipité pour te sauver de Loïc. Tu es vraiment comme le personnage principal d’un roman. » Lelia avait vraisemblablement choisi de comparer sa sœur au protagoniste d’un livre plutôt que de risquer la confusion que cela entraînerait si elle disait la vérité.

Des larmes avaient coulé sur le visage de Noëlle. Elle s’était jetée en avant et avait attrapé Lelia par sa queue de cheval.

« Aïe, aïe ! Lâche-moi ! »

« J’en ai déjà assez de toi ! » avait hurlé Noëlle. Sa voix était si stridente que Marie avait dû mettre ses mains sur ses oreilles, même si Noëlle ne faisait pas attention à ceux qui la regardaient. « L’aptitude de prêtresse ? Qui se soucie de cela ? Je ne l’ai jamais demandé ! Je ne l’ai jamais voulu ! Ça n’a jamais eu de sens pour moi. C’est toi qui as pris toutes les choses que je voulais vraiment et qui les as gardées pour toi. Tout ce que tu as fait, c’est voler, et voler, et continuer à me voler depuis qu’on est enfants. Comment oses-tu prétendre que tu es la victime ici ! »

Alors que Noëlle la secouait, Lelia déclara docilement : « Lâche-moi. »

« C’est toujours la même chose avec toi ! Tu trouves le moyen de charmer tous ceux qui t’entourent pour qu’ils te dorlotent et fassent ce que tu veux. As-tu la moindre idée de ce que ça fait d’être comparé à toi toutes ces années ? Ce que ça fait d’être un piètre substitut ? Tu ne pourras jamais le comprendre ! »

Comme Noëlle commençait à partir en vrille, Marie s’était élancée en avant et avait tenté de les séparer. « Assez ! » s’écria-t-elle. Son élan l’aida à plaquer Noëlle au sol, de sorte que Lelia fut enfin libérée de son emprise.

Lelia s’était affalée sur un siège, en soufflant et en haletant. Son visage s’était lentement teinté de rouge alors que sa colère grandissait. Elle s’était remise sur ses pieds et avait piétiné jusqu’à Noëlle. Noëlle tenta de se lever pour rejoindre sa sœur et continuer le combat, mais Marie la maintenait frénétiquement au sol. « Noëlle, calme-toi ! »

« Laisse-moi partir ! Je ne me calmerai pas tant que je ne lui aurai pas dit ce que je pense. Comment ose-t-elle agir comme si c’était elle qui devait souffrir en silence ? C’est elle qui a profité de toutes les choses que je n’ai jamais eues ! C’est moi la vraie victime ici ! »

Lelia s’apprêtait à se jeter sur Noëlle, bien décidée à reprendre leur crêpage de chignon, mais Louise l’attrapa par le bras avant qu’elle ne puisse le faire.

« Assez de chamailleries mesquines », déclara Louise, qui en avait assez de leurs pitreries. « Toutes vos jacasseries me donnent la migraine. Certains d’entre nous ont des préoccupations légitimes, comme le bien-être de leur famille. Allez régler votre petite querelle ailleurs. »

« La famille ? » Lelia avait jeté un regard noir à Louise. « Tu as du culot. Si tu n’avais pas poussé Serge dans ses retranchements, il n’aurait jamais eu recours à ça. Tu te donnes un beau spectacle en jouant les spectateurs innocents, mais tu es aussi fautive. »

Louise avait rétréci ses yeux. Ses doigts se resserrèrent autour du bras de Lelia. « Et qu’est-ce que tu en sais ? As-tu la moindre idée de ce que Serge m’a fait dans le passé ? »

« Être une famille, c’est aussi se pardonner les uns aux autres. »

« Tu aimes bien te mêler des affaires des autres familles, même quand elles ne te concernent pas du tout. Laisse-moi deviner. Serge a raconté sa version de l’histoire d’une manière qui nous a dépeint comme les seuls méchants, n’est-ce pas ? Et tu as cru chaque mot, comme une idiote sans espoir. »

« Haha. Ce sont toujours les gens vraiment méchants qui peuvent se déguiser en victimes saintes, n’est-ce pas ? »

« Vous, les Lespinasses, vous savez vraiment comment vous mettre dans la peau des gens, n’est-ce pas ? Je n’aime pas Noëlle, mais toi, je te déteste vraiment. »

À peine la querelle entre Noëlle et Lelia était-elle terminée qu’une nouvelle querelle entre Lelia et Louise commençait. Marie était au bord des larmes. Je comprends ce que vous ressentez toutes les deux, mais vous ne pouvez pas continuer à vous battre comme ça ! À ce rythme, vous allez me donner un ulcère à l’estomac ! Elle enviait Léon d’avoir quitté la pièce avant d’être entraîné dans cette histoire. Elle aurait dû trouver une excuse, comme devoir aller aider les garçons. Elle aurait alors pu s’échapper plus tôt avec eux.

« J’en ai assez », déclara la voix d’Anjie. Sa patience envers les autres avait finalement été épuisée.

Lelia s’était renfrognée et avait regardé par-dessus son épaule. « Qu’est-ce que tu as dit ? » Sa voix traduisait son agacement, mais elle avait à peine fini de parler qu’elle détournait les yeux. Le regard effrayant sur le visage d’Anjie l’intimidait trop pour qu’elle puisse continuer. Si Lelia était un voyou dans cette équation, Anjie était plutôt une chef de la mafia.

« Je n’ai aucune idée de la raison de vos chamailleries, et cela ne m’intéresse pas. En ce moment, c’est un moment critique pour Léon et les autres. Si vous continuez à vous quereller et à le gêner, alors j’interviendrai pour m’occuper de vous. »

Marie pouvait presque visualiser des flammes jaillissant de derrière Anjie. Pour être honnête, un feu furieux représentait parfaitement la personnalité passionnée d’Anjie.

En revanche, le regard de Livia était glacial lorsqu’il se fixait sur les autres filles. « Une fois qu’il aura terminé, n’hésitez pas à discuter autant que vous le souhaitez. Nous vous demandons seulement de vous taire pour le moment afin que Monsieur Léon et les autres puissent se concentrer sur ce qu’ils font, ils n’ont pas le temps ou la place dans leur esprit pour d’autres problèmes, j’en suis sûre. » Le tempérament de Livia ressemblait plus à une rivière : calme par moments et terrifiant à d’autres. Bien que les deux filles soient intimidantes, Livia était celle qu’il fallait éviter lorsqu’elle était en colère.

Marie avait hoché la tête avec empressement. Coincée sous elle, Noëlle avait commencé à sangloter. « Je voulais juste… Je voulais juste que les gens m’aiment aussi. »

Marie baissa les yeux vers son amie, les sourcils froncés. « Noëlle ? »

 

☆☆☆

 

Le plan que j’avais élaboré avec les cinq idiots était le suivant : l’Einhorn conduirait notre petite flotte dans une attaque directe contre le Temple de l’Arbre Sacré. Nous nous y infiltrerions ensuite avec nos Armures et récupérerions Mlle Yumeria de ses ravisseurs. Si nous avions l’occasion de libérer des membres des Six Grandes Maisons capturés, nous le ferions également, mais à condition qu’ils soient encore en vie. Nos chances étaient probablement de cinquante-cinquante. Je voulais au moins croire que Monsieur Albergue était encore en vie, d’autant plus que Mlle Louise était très inquiète pour sa sécurité.

Les filles seraient transférées sur la Licorne, où elles resteraient en attente, éloignées du champ de bataille. Je ne voulais pas qu’elles soient impliquées dans le combat si je pouvais l’éviter.

Je me tenais sur le pont de l’Einhorn, les bras croisés, et en balayant la zone du regard, j’avais remarqué que Julius brillait par son absence. « Hein ? Où est parti Julius ? Aux toilettes ? »

Jilk avait jeté un coup d’œil vers la porte. Il était habillé dans une combinaison de pilote. « Il était découragé de ne pas pouvoir se joindre à nous, alors il a dit qu’il resterait avec les filles sur la Licorne. »

« Donc, depuis qu’il a perdu sa motivation, il va plutôt traîner là où il est en sécurité et regarder de loin ? Je vois qu’il se comporte toujours comme un prince gâté. » Je secouai la tête.

« Il a peut-être été dépouillé du titre de prince héritier, mais il reste néanmoins un prince. Comte Bartfort, je te demande de te souvenir du statut de son Altesse et de le garder à l’esprit à l’avenir. »

« Laisse-moi tranquille. C’est l’idiot qui a laissé une femme le priver de son droit au trône. Crois-moi, je n’ai pas oublié son statut ou le vôtre — vous êtes tous des crétins dans mon livre à moi », avais-je dit.

Jilk plissa les yeux. « Quelqu’un t’a-t-il déjà dit qu’il fallait faire attention aux tirs amis sur le champ de bataille ? »

Espèce de bâtard pourri. As-tu l’intention de me tirer dessus par derrière ou quoi ?

Pendant que nous nous occupions de ce ridicule va-et-vient, Luxon surveillait le pont de l’Einhorn. « Maître, Loïc est là », avait-il annoncé.

« Vraiment ? »

+++

Partie 3

Quand j’étais arrivé sur le pont, j’avais trouvé Loïc debout. Un petit navire l’avait transporté ici, et pour une raison inconnue, il était prêt à rejoindre le combat.

« Comte Bartfort, j’aimerais que vous me permettiez de me joindre à vous », avait-il dit.

« Tu sais que Marie est sur l’autre vaisseau, n’est-ce pas ? »

Il avait cligné des yeux lentement vers moi. « Elle est là-bas ? N-Non, je veux dire, ce n’est pas pourquoi je suis ici. Je veux me battre à vos côtés. »

Greg se renfrogna et s’avança vers Loïc en l’attrapant par le col de sa chemise. « Ce n’est pas un jeu ici ! Sans le pouvoir de l’Arbre Sacré, tu ne feras que nous gêner ! »

Son emportement m’avait pris par surprise, mais il n’avait pas tort, nous ne pouvions pas nous permettre de laisser quelqu’un comme Loïc nous rejoindre. Les nobles de la République étaient extraordinairement faibles sans la puissance de leurs blasons. Loïc était plus tonique et musclé que la plupart d’entre eux, mais cela ne le rendait que légèrement plus efficace qu’un fantassin moyen. Il y avait un écart évident entre ses compétences et le reste d’entre nous, qui avions travaillé jusqu’à l’os juste pour trouver assez d’argent pour des cadeaux à offrir aux filles holfortiennes à l’académie.

Loïc avait tenu bon et avait répondu : « Je peux au moins être un bouclier pour vous, même si c’est tout ce que je peux faire. »

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? » grogna Greg.

« Milady m’a sauvé la vie, je lui suis donc redevable. De plus, ce serait plus pratique de m’avoir avec vous puisque je connais la disposition du temple. Je vous en supplie. Laissez-moi vous aider ! »

Ce serait beaucoup plus facile pour nous de nous déplacer avec lui. Greg me lança un regard et j’acquiesçai. Il relâcha sa prise sur la chemise de Loïc et se gratta l’arrière de la tête avant de tourner le dos à l’autre homme.

« Fais comme tu veux », avait-il dit. « Mais Marie serait triste si tu mourais, alors ne nous fait pas faux bond. »

« Merci ! »

Je trouvais ironique que Greg dise une telle chose à Loïc, étant donné qu’ils avaient tous deux des vues sur la même femme et étaient logiquement rivaux l’un de l’autre. De toute évidence, seuls les beaux hommes comme lui avaient la magnanimité de réciter de telles lignes. Je savais que je serais trop jaloux pour faire la même chose à sa place.

« Nous avons une Armure de rechange à portée de main que tu pourrais utiliser. Prends la blanche, » dis-je. C’était celle de Julius, mais puisqu’il ne se joignait pas à nous, elle pourrait au moins fournir une protection suffisante à Loïc pour qu’il ne meure pas au combat… J’espérais.

« J’apprécie beaucoup. Avec ça, je vais pouvoir me battre avec vous. Le fait de ne pas pouvoir intervenir et faire quoi que ce soit alors que vous étiez tous entraînés dans notre conflit m’a beaucoup vexé. »

Ce n’était donc pas une décision prise sur un coup de tête, mais quelque chose qu’il avait mûrement réfléchit. J’étais impressionné. Malheureusement, cette scène avait été interrompue quand une personne étonnamment familière était apparue — une personne que je n’avais pas vue depuis un certain temps. Pas dans cet accoutrement, en tout cas.

« Messieurs ! Cela fait bien trop longtemps ! » Julius — pardon, je veux dire — le chevalier masqué se tenait devant nous.

La dernière fois que je l’avais vu, c’était pendant la guerre entre le Royaume de Holfort et l’ancienne Principauté de Fanos. Il avait l’air tout aussi suspect qu’à l’époque avec son masque et sa cape, ainsi que sa démarche assurée.

« C’est l’homme masqué ! » Chris avait pris l’épée à sa hanche et l’avait dégainée.

Brad conjura immédiatement une boule de feu dans ses mains. « Pourquoi est-il aussi ici dans la République !? »

Les deux autres crétins le rejoignirent, tous les quatre complètement inconscients de la véritable identité de l’homme. Même le frère adoptif de Julius — qui avait été élevé aux côtés du prince depuis son plus jeune âge — ne le reconnut pas et pointa le canon de son arme sur le chevalier masqué.

Loïc avait cligné des yeux à plusieurs reprises. Il ne pouvait pas comprendre ce qu’il voyait.

Luxon s’était approché de mon oreille et avait dit : « Alors on recommence cette petite charade ? Pourquoi ne pas renoncer à la ruse et révéler son identité une fois pour toutes ? »

« Je ne veux pas être impliqué », avais-je dit. « De plus, on ne sait jamais. Peut-être que ces idiots apprécient leur petit jeu théâtral. Mieux vaut les laisser faire, quoi qu’il arrive. C’est une comédie plutôt amusante tant que tu te tiens à distance. »

Une partie de moi était désolée pour Marie et la façon dont elle devait supporter les pitreries de ces idiots, mais le reste de moi pensait que c’était bien fait pour elle. Le moins qu’ils puissent faire est de me divertir un peu.

Le chevalier masqué s’était avancé vers moi. « Cela fait longtemps, comte Bartfort. »

Attends. Tu me parles tout d’un coup ?

« Euh, ouais… »

« J’ai entendu que les chances sont contre vous. Bien que cela ne représente pas grand chose, je vous prêterais mon pouvoir. Je demande seulement que vous me fournissiez une armure convenable à utiliser. La blanche du Prince Julius est disponible, n’est-ce pas ? »

Tu as vraiment le pire timing du monde.

Alors que le chevalier masqué semblait confiant que j’allais accéder à sa demande, j’avais jeté un coup d’œil à Loïc et j’avais dit : « Euh, désolé mais pas possible. Je viens de promettre à Loïc qu’il pourrait le piloter. »

Loïc avait regardé l’homme masqué avec méfiance. Vu le peu de contacts qu’il avait eu avec Julius, je ne m’attendais pas à ce qu’il devine sa véritable identité.

« Vous avez entendu le monsieur, » dit Loïc. « Si vous n’avez plus rien à faire ici, partez. »

« Comment osez-vous ? Cette armure m’appartient ! »

« Il appartient au comte Bartfort, n’est-ce pas ? » Loïc avait examiné le chevalier. « Quel est l’intérêt de ce drôle de masque ? Pourquoi ne pas l’enlever et nous donner votre vrai nom ? »

Le chevalier masqué avait tressailli. Aussi valables que soient les demandes de Loïc, le chevalier ne pouvait pas les accepter. Il se racla la gorge et dit : « N’est-il pas évident pour vous que j’ai de bonnes raisons de garder mon identité cachée ? Comte Bartfort, je vous assure que cet homme n’est pas apte à piloter l’Armure blanche. Permettez-moi de le faire à sa place ! »

Dommage. On avait besoin de Loïc pour nous montrer le chemin une fois arrivé au temple. Il était plus prioritaire que Julius. « Renoncez à venir avec nous et suivez-moi plutôt sur le pont. Je peux au moins vous offrir du thé. »

« Pourquoi pensez-vous que j’ai pris la peine de venir ici ! ? Laissez-moi y aller ! »

 

☆☆☆

 

Nous avions quitté le pont après cela et nous nous étions dirigés vers le hangar de l’Einhorn. Jilk avait regardé Loïc monter dans le cockpit de l’Armure blanche, vêtu de la tenue de pilote qui avait été conçue à l’origine pour Julius. Il marmonnait en lui-même : « Le comte Bartfort est un homme assez déroutant. Il faut un sacré culot pour affronter un adversaire comme la République avec une toute petite flotte comme la nôtre. »

« C’est l’armée rebelle, pas la République, » corrigea Brad. « Et ils n’ont que deux cents vaisseaux. Je pense que nous avons de bonnes chances de gagner. »

« Même si leur force de combat est au moins six fois supérieure à la nôtre ? »

Brad avait haussé les épaules. « Notre objectif est le sauvetage de Mlle Yumeria, non ? Ils ne pourront pas nous pourchasser si nous fuyons par la suite. Tous leurs armements sont faits spécifiquement pour la défense, après tout. À la seconde où ils quittent leurs frontières, ils ne peuvent plus se battre. »

La dépendance de la République au pouvoir de l’Arbre Sacré signifiait qu’elle était inévitablement affaiblie lorsqu’elle sortait de ses limites. L’argument de Brad avait été retenu.

« Si notre adversaire a vraiment les mêmes capacités que Luxon, alors ne serait-il pas raisonnable de penser qu’ils pourront se battre même en dehors des frontières de la République ? » Chris s’était interposé.

« Argh… » Brad grimaça. « Je-je suppose que tu as raison. Mais Luxon a dit que nous avions de bonnes chances. Je suis sûr qu’ils ont prévu une stratégie secrète. »

Chris avait plaisanté : « Ne trouves-tu pas que c’est un peu bizarre d’agir de façon aussi arrogante alors que tu n’as aucune idée de ce que cette prétendue stratégie secrète implique ? »

Brad était resté silencieux cette fois.

Greg avait froncé les sourcils. « Concentrez-vous, les gars. Cette fois, on ne peut vraiment pas se permettre de faire n’importe quoi, surtout quand on sait à qui on a affaire. »

Ideal était un artefact perdu tout comme Luxon, et il apportait tout son soutien à Serge. Greg et les autres garçons avaient vu par eux-mêmes la puissance d’Arroganz lorsqu’ils l’avaient combattu. Ils savaient à quel point c’était terrifiant. Leur adversaire viendrait vers eux avec une force similaire.

En ce qui concerne l’Arroganz, Léon était déjà bien installé dans son cockpit et hors de vue. Alors que les quatre nobles garçons discutaient entre eux, sa voix résonna à l’intérieur : « Je commence à en avoir marre de vos bavardages ! On dirait une bande d’enfants dans une cour de récréation. Essayez de baisser d’un ton, voulez-vous !? »

Jilk fronça les sourcils, habitué sinon perpétuellement épuisé par l’attitude de Léon. « Tu as vraiment une langue mordante, et pas dans le bon sens du terme. »

« Fermez-la tous et faites votre travail en tant que mes boucliers de viande. »

S’ils n’étaient pas irrités par l’attitude de Léon avant, ils l’étaient certainement maintenant.

+++

Chapitre 8 : Les liens familiaux

Partie 1

Alors qu’il était assis sur le trône dans le Temple de l’Arbre Sacré, Serge était de plus en plus agité. Il ne savait toujours pas où se trouvait Lelia. Il savait qu’elle était avec Léon et son équipage, mais il ne savait pas non plus où se trouvait Léon. Des navires aériens étaient apparemment arrivés du Royaume, mais le brouillage de Luxon empêchait toutes les tentatives d’Ideal de glaner des informations exactes. « Je vais devoir faire tomber ce bâtard et ramener Lelia. »

Incapable d’attendre plus longtemps, il se leva de son siège au moment où Ideal entre dans la pièce. Son humeur massacrante n’avait pas disparu depuis que Serge l’avait accusé d’être un menteur. « L’Einhorn dirige une flotte de trente navires vers nous, » annonce-t-il. « Lady Lelia est logée dans le vaisseau jumeau de l’Einhorn. J’ai confirmé que Louise est aussi avec elle. »

« Ils viennent ici ? Essaient-ils de récupérer Albergue, hein ? »

« Non. Leur objectif apparent est de récupérer Yumeria. Pendant ce temps, ils ont déplacé Lady Lelia vers leur dirigeable blanc et le font rester derrière leur force principale. Faites attention lorsque vous vous lancerez dans la bataille. »

Serge trouvait un peu suspect la façon dont le robot avait recueilli des informations aussi détaillées, en particulier compte tenu de la façon dont Luxon avait perturbé leurs tentatives de le faire jusqu’à présent, mais il avait choisi de l’ignorer. Lelia avait la priorité sur ce qui se passait avec Ideal. « Parfait. Ce sera une bonne occasion d’en finir avec ce bâtard une fois pour toutes. J’ai hâte de voir la tête d’Albergue quand je lui montrerai les cadavres de Léon et Louise. »

Serge avait quitté la pièce de bonne humeur. Ideal l’avait regardé partir en silence.

 

☆☆☆

 

Lorsque Serge était arrivé dans leur hangar à navires, il avait trouvé toutes sortes de personnes qui l’attendaient — des chevaliers, des soldats, des aventuriers et même des mercenaires, chacun étant doté d’un écusson de rang inférieur. Tous les chevaliers qui possédaient de telles armoiries avaient reçu une armoirie légèrement plus forte et avaient été nommés commandants de peloton. Quelques-uns avaient reçu les mêmes armoiries que celles que possédaient les Six Grandes Maisons. Ces individus avaient été nommés chefs de compagnie ou commandants de bataillon.

Les emblèmes que Serge avait attribuées à ces hommes permettaient d’augmenter encore plus la puissance de leurs Armures, bien qu’elles soient parfaitement solides sans ce coup de pouce. Ideal avait redessiné les Armures et augmenté leurs capacités. Tout comme Arroganz, la technologie utilisée pour les fabriquer dépassait de loin les capacités actuelles de n’importe qui dans le monde.

Le plus puissant de tous, cependant, était le Gier à quatre pattes de Serge. Serge se tenait devant lui et se tourna vers ses alliés. « Nous avons quelques idiots qui se dirigent vers nous. De vrais idiots qui pensent pouvoir nous affronter dans une bataille. Vous vous demandez probablement qui serait assez stupide pour faire ce genre d’erreur, hein ? Eh bien, je vais vous le dire : Léon Fou Bartfort, le Héros de Hohlfahrt qui a fait de notre patrie une véritable risée. Je pense qu’il est temps qu’il quitte cette scène. »

Le nom de Léon ne suscitait plus aucune crainte dans le cœur des pilotes présents, car ils possédaient désormais leurs propres blasons. Ils avaient perdu contre lui d’innombrables fois dans le passé, mais les choses avaient changé : ils avaient acquis une nouvelle puissance et croyaient en son potentiel. Ils étaient confiants qu’ils ne pouvaient pas perdre, et Serge partageait ce sentiment. Avec une Armure comme Gier, qui était supérieure même à Arroganz, il était convaincu qu’il pouvait mettre Léon à terre.

Je vais tourmenter cette ordure jusqu’à son dernier souffle pour s’être moqué de moi.

Si les deux s’étaient donnés à fond et que Serge avait perdu, il aurait été amer, mais il aurait pu l’accepter… mais Léon ne l’avait jamais traité une seule fois comme un véritable adversaire. Il avait fait semblant de perdre pour tromper Louise. Quand sa vraie force avait émergé, il n’avait fallu qu’un coup de poing pour mettre Serge à terre. Serge n’avait jamais été aussi humilié de toute sa vie. « C’est l’heure ! » avait-il hurlé. « Montrons à ces idiots désabusés du Royaume de Hohlfahrt ce dont la République est vraiment capable ! »

« Ouais ! » Ses soldats avaient répondu d’une seule voix, se précipitant vers leurs armures.

Serge était monté dans le cockpit de Gier. Il était considérablement plus grand que celui d’Arroganz et lui offrait beaucoup d’espace. Une fois qu’il s’était installé dans son siège et qu’il avait tenu les manettes de commande dans ses mains, l’écran devant lui s’était allumé et lui avait donné une vue de son environnement. L’image était si claire qu’il était difficile de croire qu’il regardait à travers un écran et non avec ses propres yeux.

Gier s’était lentement levé sur ses quatre pattes. Une lance était serrée dans sa main droite, et un énorme bouclier reposait dans sa main gauche. Bien que l’Armure ait été conçue pour ressembler à un centaure, elle évoquait aussi la vue d’un chevalier monté sur son cheval.

Peu à peu, le Gier s’éleva dans les airs, et les autres Armures produites en masse suivirent bientôt. Des centaines d’entre elles étaient en l’air assez rapidement, et elles avaient commencé à se rassembler en formation. Les dirigeables qu’Ideal avait construits se mobilisaient en même temps afin de pouvoir affronter l’ennemi dans la bataille.

« Viens et encaisse-le, ordure. Cet endroit sera ta tombe. » Serge se lécha les lèvres en regardant au loin la flotte d’Hohlfahrt qui approchait. Sa soif de vengeance brûlait plus fort que jamais. Il était comme un carnivore attendant sa proie.

L’ennemi ne possédait qu’une trentaine de vaisseaux, et chacun d’entre eux fonçait droit sur le Temple de l’Arbre Sacré sans plan de bataille élaboré. Les lèvres de Serge s’étaient retroussées à cette vue. « Vous n’êtes que des idiots, volant droit vers votre mort ? Nos gros canons peuvent très bien vous atteindre d’ici ! A tous les vaisseaux, commencez à tirer ! »

Au commandement de Serge, les canons des vaisseaux avaient tourné leur bouche de canon vers l’Einhorn. Ce n’était pas comme les précédents, montés sur le côté du vaisseau, c’était des tourelles rotatives. Elles n’étaient pas complètement automatiques, mais constituaient une avancée notable par rapport aux précédents vaisseaux de la République. Elles pouvaient tirer simultanément et recharger immédiatement en préparation d’un autre tir. Leur précision et leur vitesse surpassaient de loin toutes les armes que la République possédait auparavant, mais le plus grand avantage était leur large rayon d’action. Les vaisseaux eux-mêmes étaient plus rapides qu’avant, et beaucoup plus résistants. Ceux qui étaient à bord avaient de bonnes raisons d’être confiants dans leurs chances au combat.

Il ne fallut que quelques instants pour que les canons tirent et atteignent leur cible, enveloppant l’Einhorn dans un nuage de fumée, mais Serge n’allait pas s’arrêter là. « Encore ! Continuez à tirer ! Arrosez-les de munitions jusqu’à ce que vous soyez à sec. Donnez-leur tout ce que vous avez ! » La puissance écrasante dont disposait Serge l’avait rempli d’une telle euphorie qu’il avait les yeux injectés de sang lorsqu’il hurlait ses ordres. Il se représentait la vue de Léon et des autres, ensanglantés et malmenés, dans sa tête. Cela l’excitait au point de l’essouffler.

Il allait avoir un réveil brutal.

« Tch ! Je suppose qu’ils ne tomberont pas si facilement. »

Les courbures de l’Einhorn avaient traversé le rideau de fumée noire. Bien qu’il ait été légèrement endommagé par l’assaut, il était encore en parfait état de marche.

« Gardien, » une transmission paniquée d’un des alliés de Serge le frappa. « L’ennemi se dirige vers nous ! »

La qualité des pilotes employés par Serge était plutôt médiocre. La majorité d’entre eux étaient des amateurs plutôt que des soldats bien entraînés.

« Calmez-vous. Nous avons l’avantage du nombre. Tant que vous les encerclez et les frappez, il n’y a rien à craindre. Il est grand temps qu’ils envoient leurs armures, alors allons-y et rencontrons-les ! »

Serge s’attendait à ce que les vaisseaux ennemis ralentissent et qu’ils déploient leurs armures pour le combat, mais à sa grande surprise, l’Einhorn avait maintenu sa vitesse maximale et avait foncé en plein milieu de la flotte rebelle de Serge.

« Sont-ils complètement idiots ? »

Le Temple de l’Arbre Sacré se profilait derrière Serge et ses hommes. Yumeria était à l’intérieur — la fille que Léon et les autres étaient venus sauver. Courir tête baissée à travers une armée pour y arriver était insensé. Bien que, comme Serge se le rappelait, Léon avait fait exactement la même chose quand il était venu sauver Louise auparavant.

« Je suppose que les Hohlfahrtiens sont une bande de sangliers imprudents qui chargent aveuglément dans la bataille. » Serge soupira, exaspéré et agacé. Il manœuvra Gier hors de la trajectoire de l’Einhorn puis il émit une nouvelle vague d’ordres.

L’Einhorn avait traversé un peloton d’Armures des rebelles dont les pilotes étaient trop assommés pour fuir ou agir. Il avait percuté tous les vaisseaux qui n’avaient pas réagi à temps, les mettant hors d’état de nuire alors qu’il se dirigeait droit vers le temple. Puis, sans prévenir, il vira à droite et changea de cap. Le vaisseau avait alors perdu tout son élan et s’était écrasé sur le sol juste devant le temple, projetant des nuages de poussière. Une fois que le vaisseau s’était posé en toute sécurité — si on peut appeler cela un atterrissage — l’écoutille du hangar s’était ouverte et un certain nombre d’Armures en étaient sorties. Serge les avait toutes vues auparavant : blanche, verte, bleue, rouge et violette. Cette fois, cependant, il y en avait une autre parmi elles, de couleur grise et noire. Arroganz.

Les yeux de Serge s’étaient ouverts en grand. Il avait saisi la boîte métallique qu’il avait emportée avec lui dans le cockpit et en sortit une aiguille. C’était un amplificateur de force qu’Ideal avait spécialement préparé pour lui. Il offrait une grande puissance sans se soucier de la tension qu’il imposait à l’utilisateur.

« Je t’ai enfin trouvé, espèce de bâtard pourri ! » Serge hurla en enfonçant l’aiguille dans sa peau et en injectant le médicament dans son sang. Ses yeux se révulsèrent après quelques secondes, mais bientôt son corps se calma et il redevint normal. Il y avait quand même des effets secondaires notables : Une quantité anormale de sueur perlait sur sa peau, et le blanc de ses yeux commençait à se remplir de sang.

« Ce truc marche vraiment… il est bien plus puissant que la merde que j’utilisais avant. Mes sens sont tellement plus aiguisés maintenant. La douleur ne compte plus ! » Pleinement alimenté, Serge avait foncé vers Léon et les autres afin de les poursuivre. Ils se dirigeaient déjà vers l’intérieur du temple. « J’ai besoin que dix d’entre vous me suivent à l’intérieur ! Nous allons poursuivre l’ennemi et l’éliminer ! »

Comme il l’avait ordonné, seulement dix Armures avaient suivi derrière lui. Le reste de l’armée rebelle défendant le périmètre du temple avait engagé les forces Hohlfahrtiennes restées à l’extérieur.

 

☆☆☆

 

Loïc prit la tête de l’unité alors qu’il était dans son Armure blanche tandis qu’Arroganz et les autres le suivaient de près. « Par ici ! »

Ils détruisirent tous les mécanismes de défense qu’Ideal avait mis en place au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient, mais ils furent accueillis par une Armure ennemie avant qu’ils aient pu couvrir une trop grande distance.

« Tch ! » Loïc fit claquer sa langue. Il se dirigea pour engager son adversaire, mais Greg l’écarta d’un coup de poing.

« Toi, reste en arrière. On va s’occuper de ça. »

« M-Mais attendez, je sais aussi me battre ! » protesta Loïc.

Les mots avaient à peine quitté sa bouche que Greg embrochait l’Armure ennemie avec sa lance. Le pilote était encore sain et sauf, heureusement, mais Greg avait arraché son arme avec une force brutale avant de repousser l’Armure d’un coup de pied.

« Les idiots qui pilotent ces choses pourraient être tes amis, tu sais ! » Greg lui avait répondu. « Tout ce que tu as à faire c’est de montrer le chemin. Ne t’occupe pas d’eux. » Aussi froides que soient ses paroles, il faisait ça par égard pour l’autre homme.

« … Merci, » marmonna Loïc. « Avec cela de côté — en supposant que ce que je vois est correct — alors il devrait être juste devant. »

Une énorme porte se trouvait devant eux. Chris passa devant les autres et la poussa, mais il fut acceuillit par une pluie de tirs. « Bon sang, ils étaient là à nous attendre ! »

Ideal avait préparé un certain nombre de tourelles automatiques pour servir de défense supplémentaire, et elles n’avaient fait aucun quartier en tirant sur les intrus. Arroganz avait foncé en avant et s’était occupée d’eux. Il n’avait eu qu’à poser sa main directement sur chacune d’elles et à libérer une onde de choc pour les désactiver.

« Arroganz, tu es trop téméraire ! » dit Chris.

Arroganz s’était retournée pour leur faire face et leur avait répondu : « Je vous l’ai dit, nous n’avons pas le luxe du temps de notre côté ! Vous êtes en train de fouiner un peu trop ! »

Jilk utilisait son fusil pour abattre les tourelles ennemies pendant que les autres se chamaillaient. « Tu aimes un peu trop causer des problèmes aux autres. »

« Je vais m’assurer que nous n’aurons pas d’ennemis venant de l’arrière, » dit Brad en prenant position à l’entrée de la zone.

Une fois qu’ils eurent fini de se débarrasser des défenses, et que la poussière et la fumée se furent dissipées, ils remarquèrent qu’une partie de l’Arbre sacré dépassait du mur de la pièce en face d’eux. Il avait littéralement fait partie du bâtiment. Il y avait une cavité au milieu où Yumeria était assise, entourée de racines, comme si l’arbre lui-même l’avait capturée. La bataille faisait rage autour d’elle, mais son visage restait vide.

Arroganz s’était approchée d’elle, mais il avait reçu un choc.

« Je vous remercie de ne pas vous approcher plus que ça, » dit Ideal en descendant du plafond, flanqué d’un certain nombre de tourelles. Sa voix robotique était remplie de mécontentement et il déclara. « Yumeria a un rôle à remplir. Je ne peux pas vous permettre de la prendre. »

« Tu n’as pas à nous dire ce que nous devons faire, sale kidnappeur ! » Greg lui avait gloussé dessus.

Son emportement en avait déclenché un autre chez Ideal. « Il est déjà assez répréhensible que des humains de bas étage comme vous aient osé s’aventurer si près de l’arbre sacré, mais non seulement vous ne comprenez pas votre inconvenance, mais vous vous en délectez. Vous êtes vraiment même inférieur à des déchets. »

+++

Partie 2

« Alors c’est ce que tu ressens vraiment, hein ? » Greg se moqua. « Luxon peut parler comme un con, mais il n’est pas pourri jusqu’à la moelle comme toi. »

« Luxon… » La voix d’Ideal était pleine de dégoût. « L’IA de ce vaisseau migrateur doit vraiment être défectueuse. En te prêtant son aide, il a trahi les anciens humains. Je vais prendre le contrôle de son corps principal. »

Arroganz avait chargé. « Je suis malade et fatigué de tout ton babillage inepte ! »

Ideal avait envoyé ses tourelles pour s’occuper d’Arroganz, mais elles avaient à peine eu le temps de bouger que le plafond au-dessus d’elles avait cédé et s’était effondré, laissant place au Gier à quatre pattes.

« Te voilà, sac à merde ! » Il frappa du pied Arroganz et l’envoya directement dans le sol. Plusieurs Armures le suivirent, détruisant encore plus le plafond et désactivant la barrière qu’Ideal avait mise en place pour protéger Yumeria.

« Qu’est-ce qui vous prend de détruire toutes les défenses que j’ai installées !? » demanda Ideal à son maître.

« Ne te mets pas en travers de mon chemin. Cet abruti est à moi, » répondit Serge. L’euphorie inondait ses veines alors qu’il coinçait Arroganz sous lui, l’amplificateur de force faisait grimper sa soif de sang à des hauteurs sans précédent. Cela avait également brouillé son jugement.

Greg et Chris avaient chargé Serge ensemble, repoussant Gier tandis que Brad et Loïc s’étaient séparés pour mettre Arroganz en sécurité. Ses subordonnés avaient continué à les attaquer depuis les airs.

« Vous avez tous oublié que la Prêtresse est ici !? » hurla Ideal.

Serge ne lui avait pas prêté attention. Son regard était fixé sur Arroganz. Certain que Léon était à l’intérieur, il s’écria : « Depuis que tu m’as mis à terre — non, même avant ça, je n’ai pas pu me sortir ton visage de mon esprit. Je ne pourrai jamais vivre pleinement si je ne te tue pas. Je te le demande gentiment : disparais de mon existence, Léon ! »

Loïc se heurta à Serge, le poussant hors du chemin. « Serge, ça suffit ! Est-ce vraiment ce que tu voulais ? Je croyais que ton rêve était de devenir un aventurier ? »

« Hein, je vois. Tu es de leur côté maintenant, hein ? Ça fait aussi de toi un ennemi. Je vais te battre, t’écraser, et ensuite montrer à ton père ton cadavre brisé ! » Ses mots indiquaient que les chefs des six grandes maisons étaient toujours en vie.

Jilk leva son fusil et bombarda les ennemis d’une pluie de tirs depuis le haut. « J’aimerais éviter de me battre ici, si possible. Conduisons-les à l’extérieur. »

Brad acquiesça. « Tu as raison. L’extérieur serait mieux. » Il lança des drones depuis son dos et les laissa s’occuper des armures et des tourelles automatisées de l’ennemi. Bien que ses drones aient la forme de lances, ils fonctionnaient comme des mitrailleuses et déversaient une grêle de balles sur l’ennemi. Des cercles magiques étaient apparus sur les Armures des rebelles — les blasons des Six Grandes Maisons — et avaient dévié les tirs qui auraient pu trouver leur cible.

« Sérieusement ? Même ses larbins sont aussi puissants !? » grommela Brad, surpris, alors même qu’il tentait de chasser plusieurs ennemis à l’extérieur.

Chris engageait le combat avec Serge avec son épée, mais ce dernier le repoussait facilement avec son bouclier. L’armure de Chris s’était écrasée sur le sol et avait roulé en glapissant depuis l’intérieur du cockpit. Greg se déplaça immédiatement pour l’intercepter, mais il n’était pas non plus de taille pour Serge. « Cet imbécile est encore plus fort qu’Arroganz, n’est-ce pas ? »

Alors que Greg était choqué, Serge gloussait de joie. Le pouvoir écrasant que Gier lui avait fourni l’avait rendu si confiant qu’il était heureux de jubiler devant eux. « J’ai fait préparer cette chose spécialement pour pouvoir tuer Léon. Bien sûr que c’est fort ! »

Aucun d’entre eux n’était à la hauteur du Gier déchaîné de Serge, mais quand Arroganz s’était élancée dans les airs et s’était dirigé vers l’extérieur, il s’était empressé de le poursuivre.

« N’ose pas t’enfuir, lâche ! Tu es le seul que je ne laisserai pas s’échapper ! Je dois traîner ton cadavre devant mon père et ma soeur. C’est ce qu’il faudra pour qu’ils me reconnaissent enfin comme faisant partie de la famille ! » Dans son état de frénésie, Serge avait négligé de s’adresser à Louise et à Albergue par leurs noms, comme il le faisait habituellement. Mais personne n’avait eu le courage de le remarquer ou de le faire remarquer.

Arroganz avait fini par sortir, où le royaume et l’armée rebelle étaient engagés dans une bataille acharnée. L’Einhorn avait, à un moment donné, repris le chemin des cieux pour les rejoindre. Arroganz avait penché son cou pour trouver Gier qui le poursuivait.

« Tu te fais des illusions si tu crois que tu peux m’échapper ! J’ai l’Arbre Sacré qui me nourrit d’énergie et de puissance ! » Gier avait frappé Arroganz avec un pied, le faisant tournoyer dans les airs. Avant qu’Arroganz ne puisse reprendre ses esprits, Gier l’avait rattrapé et l’avait frappé avec un bouclier. L’Arroganz s’était précipitée vers le sol.

« Et la vitesse aussi ! » Alors que l’Arroganz plongeait, Gier se lançait à sa poursuite avec sa lance dirigée vers le cockpit. Serge avait l’intention de plaquer son ennemi au sol et de plonger la lance en son centre. « Je suis bien plus fort que toi ! Bien plus apte à faire partie de leur famille ! »

Arroganz avait placé ses deux mains devant lui, émettant une onde de choc qui avait fait vaciller Gier en arrière. Cela n’avait pas empêché Arroganz de percuter le sol, mais il s’était rapidement remis sur pied. Gier était également tombé sur le sol, mais il avait réussi à atterrir en toute sécurité sur ses quatre pattes.

« Ah ha ha ha ! » Serge avait gloussé comme un fou. Il avait perdu toute prise sur la réalité. Tout ce qu’il voyait était Arroganz, ce qui le rendait aveugle à ce qui allait arriver.

« Tu nous as oubliés, n’est-ce pas ? »

Greg et Chris s’étaient lancés sur Gier dans une attaque en tenaille. Gier bloqua Chris avec son bouclier à temps, mais il ne put empêcher la pointe de la lance de Greg de lui transpercer la poitrine.

« Tu te moques de moi. Ça ne va pas plonger jusqu’au bout !? » grommela Greg. Il avait à peine fini de se plaindre qu’une autre attaque arriva sur Gier par derrière. Celle-ci avait fait frémir toute l’Armure.

« Merde ! J’en ai marre de vos petites mouches qui me tournent autour ! » Serge s’en était pris à Greg et aux autres dans l’espoir de s’en débarrasser avant de revenir à sa véritable cible, mais les drones en forme de lance que Brad avait lancés plus tôt se précipitèrent sur lui pour le cribler de balles de mitraillettes. Pris par surprise, il flancha et offrit ainsi une ouverture à Greg et Chris.

Jilk avait visé les articulations de Gier avec son fusil alors que le barrage continuait. « Nous avons eu de nombreuses occasions, grâce à la manière aveugle dont il se bat — il semble voir le Comte Bartfort comme sa seule cible. Apparemment, cela ne suffira cependant pas à l’abattre. Quel adversaire difficile ! »

Le schéma de combat qu’ils utilisaient était celui-là même qu’ils avaient mis au point afin de combattre à armes égales contre Léon lorsqu’il pilotait Arroganz. Au lieu d’engager l’adversaire dans un combat en un contre un, ils avaient opté pour des attaques synchronisées — un quatre contre un. Mais autant Gier avait souffert sous leurs assauts, autant il leur en faudrait plus pour le mettre à genoux.

« Laisse-le nous, » cria Chris à Arroganz. « Retourne au temple et sauve Mlle Yumeria ! »

Arroganz avait immédiatement fait demi-tour, vers le temple, pour partir.

Serge hurla après lui, « Ne pense même pas à faire ça ! Bats-toi contre moi, Léon ! J’ai attendu ce moment depuis si longtemps, bon sang ! »

 

☆☆☆

 

Arroganz était retournée dans le Temple de l’Arbre Sacré.

Un Ideal amer fit une remarque : « Je suppose que Serge n’a pas réussi à se rendre utile après tout. » Les mots étaient à peine prononcés qu’Arroganz le saisit et libéra une onde de choc qui réduisit son corps en poussière.

La trappe du cockpit de l’Arroganz s’était ouverte. La personne qui en est sortie n’était pas Léon, mais Kyle.

« Mère ! Maman ! » Il sauta sur la main d’Arroganz, qui s’abaissa jusqu’à ce qu’elle soit assez proche pour que Kyle puisse tendre la main à Yumeria de là où il se tenait. Ses yeux étaient ouverts, mais elle ne semblait pas consciente. Il avait beau l’appeler, elle ne répondait pas. Il l’appela encore plus, sans se décourager.

« Je suis… Je suis tellement désolé. C’est moi qui avais tort. S’il te plaît, reviens avec moi. Je ne veux pas que tu partes. C’est bien si nous devons être séparés, vraiment, mais pas si tu souffres ! Je ne peux pas supporter de te voir comme ça ! »

De grosses larmes désespérées avaient roulé sur ses joues alors qu’il criait. Une partie de la raison pour laquelle il avait été si froid avec elle auparavant était parce qu’il était trop gêné pour être sincère, mais il avait aussi voulu qu’elle ait une meilleure tête sur ses épaules.

« Je veux qu’on passe plus de temps ensemble. Parce que… parce que je vais finir par mourir avant toi ! Je ne peux pas toujours être avec toi, c’est pourquoi je… »

Yumeria était une elfe de sang pur. Kyle était un demi-elfe. Les gens ne pouvaient pas faire la différence par leur apparence, mais la plus grande différence entre eux était leur durée de vie. Les demi-elfes vivaient seulement aussi longtemps que les humains, alors que les races semi-humaines comme les elfes vivaient plusieurs fois plus longtemps que cela. De même, les demi-elfes mûrissaient au même rythme que les humains. Kyle avait encore l’air d’un jeune garçon, mais il deviendrait adulte bien assez tôt… et un jour, il mourrait, bien avant Yumeria.

« Tu n’es peut-être pas fiable, mais tu es aussi si gentille et douce. C’est ce que j’aime chez toi. Le problème, c’est que tu risques d’être trompée ou manipulée si je ne fais pas attention et ne te protège pas. Alors je voulais que tu te ressaisisses. Je pensais que c’était moi qui avais raison. »

Les larmes coulaient de plus en plus vite tandis qu’il plaidait sa cause, espérant le pardon. Yumeria n’avait pas réagi. Son espoir faiblit alors qu’il serra sa main dans la sienne. « Je suis tellement désolé, Mère. Tu vois, je… Je t’aime vraiment. Et je suis tellement, tellement désolé de t’avoir fait fuir — d’avoir causé ce qui t’arrive maintenant… »

Cela n’avait pas d’importance si Yumeria ne reprenait jamais conscience, Kyle avait l’intention de s’occuper d’elle. Il tendit une main vers elle. Au moment où ses doigts effleurèrent l’Arbre Sacré, sa mère — qui était jusqu’à présent affalée en avant — releva lentement son visage. Elle semblait stupéfaite.

« Hein ? Est-ce déjà l’aube ? » Ses yeux s’étaient posés sur lui. « Oh, bonjour, Kyle… Hm ? Kyle, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi pleures-tu comme ça ? Es-tu blessé ? Euh, euh, ne t’inquiète pas, je peux te guérir tout de suite, attends juste… Attends, quoi ? Pourquoi ne puis-je pas bouger ? » Elle était réveillée, bien que confuse par son environnement. Kyle jeta ses bras autour d’elle et se serra contre elle en sanglotant.

 

 

« Je suis désolééééé ! Je suis si désolééééé ! » Kyle avait hurlé. Ses larmes rendaient sa voix à peine compréhensible.

Yumeria avait souri tendrement. « Je ne suis pas sûre de ce qui se passe, mais quoi qu’il en soit, je te pardonne. Comment pourrais-je ne pas le faire ? Je suis ta mère. »

Les écrans d’Arroganz avaient brillé en voyant que Yumeria avait repris conscience. Il s’était étiré et avait arraché les branches qui l’emprisonnaient. Il bougeait, même sans pilote. Quand Yumeria fut libre, Kyle la guida vers le cockpit de l’Armure. « Mère, par ici ! »

« Es-tu sûr de ça ? Lord Léon ne sera-t-il pas fâché contre nous, n’est-ce pas ? »

« Bien sûr qu’il ne le fera pas ! J’ai déjà obtenu sa permission. Dépêche-toi et rentre ! Nous avons des ennemis tout autour de nous ! » Kyle risqua un regard vers le haut, juste à temps pour voir le Gier de Serge flotter au-dessus d’eux.

Il les avait regardés fixement et avait marmonné : « Léon n’était pas dans cette chose ? Et vous deux… vous êtes mère et fils ? »

Kyle avait entouré Yumeria de ses bras protecteurs. C’est mauvais, pensa-t-il. S’il attaque maintenant, nous sommes foutus.

La main droite de Gier s’était dirigée vers eux. Kyle avait tenté de pousser sa mère hors du chemin dans l’espoir qu’elle puisse se réfugier dans la sécurité relative du cockpit d’Arroganz. Yumeria avait été plus rapide. Elle l’avait poussé en premier avant qu’il n’ait pu le faire. Kyle s’était retrouvé dans le cockpit à la place. « M-Mère ! »

Elle jeta un coup d’œil à son visage et sourit, même si la main de Gier se précipita sur elle. Kyle avait tendu sa propre main, désespérément pour l’atteindre. Non ! Pas après que j’ai fait tout ce chemin pour te récupérer !

Arroganz détacha son conteneur arrière et le propulsa droit sur Gier. Les propulseurs avaient augmenté leur puissance, poussant l’autre Armure en arrière.

« Je ne te laisserai pas partir ! » Serge avait rugi.

Kyle avait saisi sa chance et avait attrapé Yumeria par la main. Il l’avait traînée jusqu’à la sécurité du cockpit et avait crié : « Arroganz, on y est ! »

La trappe s’était fermée. L’Arroganz s’était élevée dans les airs. Sans son conteneur arrière, et donc sans ses propulseurs, sa vitesse avait considérablement diminué. Pire, Gier était sur les traces de l’Arroganz maintenant qu’il avait détruit le container, et menaçait de l’embrocher avec sa lance.

Brad avait bondi entre eux. « Dépêchez-vous ! Allez jusqu’à Bartfort ! » Son armure était sévèrement endommagée, mais il avait réussi à s’accrocher à Gier et à ralentir Serge.

« Merci ! » dit Kyle.

Arroganz avait entrepris de retourner jusqu’à l’Einhorn. Le temps qu’il atteigne les cieux au-dessus du Temple de l’Arbre Sacré, les dirigeables ennemis étaient introuvables. Les Armures des armées rebelles devaient également avoir été vaincues, car Kyle ne voyait plus que les dirigeables et les Armures de ses alliés.

Léon les attendait sur le pont de l’Einhorn.

+++

Chapitre 9 : La tête pensante

Partie 1

Le trappe d’accès d’Arroganz s’était ouvert dès qu’il avait touché le pont de l’Einhorn, avec Kyle et Mlle Yumeria en sécurité à l’intérieur. Kyle s’était hissé à l’extérieur, sa mère bercée dans ses bras. Je m’étais approché d’eux et j’avais posé ma main sur sa tête pour lui ébouriffer les cheveux. Kyle avait froncé les sourcils et s’était écarté d’un coup sec, mais j’avais aperçu l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres. « Ça suffit ! »

« Pas mal pour un premier passage en tant que pilote », avais-je dit. « Comment était-ce ? Qu’est-ce que ça fait de voler dans Arroganz ? »

« Je n’ai pas pu faire ressortir tout son potentiel. Arroganz vous appartient, Comte — ahem, Lord Léon. »

C’était peut-être parce que j’avais joué à trop de jeux vidéo, mais lorsqu’il m’avait appelé par mon prénom, ma seule pensée avait été : Aha ! Cela a dû me faire gagner un tas de points d’affection !

Mlle Yumeria avait l’air troublée et bégayait : « Hum, hum, L-Lord Léon, c’est-à-dire, je… Je m’excuse sincèrement d’avoir manqué le travail sans prévenir ! »

Ce n’est pas vraiment le moment de s’excuser pour ça, si tu veux mon avis. « C’est bon. Pour l’instant, j’ai besoin que vous vous cachiez à bord du vaisseau. Je vais être occupé pendant un petit moment. »

Luxon, qui flottait dans les airs à côté de moi, avait pivoté d’avant en arrière pour exprimer sa colère. « Comme toujours, tu insistes sur le chemin le plus difficile. Si tu avais à la place chevauché Arroganz dans la bataille, la mission aurait été bien plus efficace. »

« Bien sûr, si la sauver avait été mon objectif… mais peu importe. Prépare tout pour le départ. » Une fois que je m’étais assuré que Kyle et Yumeria étaient en sécurité dans les cloisons de l’Einhorn, j’avais sauté à l’intérieur d’Arroganz et j’avais fermé la trappe derrière moi.

Les robots avaient été mis en attente sur le pont. Ils avaient agi en quelques secondes et avaient rapidement essaimé autour d’Arroganz pour en effectuer la maintenance. Nous ne pouvions pas décoller avant qu’ils n’aient terminé, Luxon en avait donc profité pour résumer les données qu’il avait recueillies. « Gier semble être le nom qu’ils ont donné à l’armure pilotée par Serge. »

« Gier ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

« La cupidité. »

« Argh, » j’avais grimacé. « C’est super ringard. »

« En effet. Plus particulièrement, Ideal a créé Gier spécifiquement pour combattre Arroganz. Je suis sûr qu’il a utilisé toutes les données qu’il avait collectées dans les batailles passées pour y parvenir. Il sera vraiment pénible à gérer. »

C’était logique pour Ideal de faire ça, c’était notre ennemi. Je ferais la même chose à sa place. J’étais cependant curieux de savoir à quel point il était sérieux à propos de s’opposer à nous.

« Mlle Yumeria est de retour parmi nous, saine et sauve. Loïc a dit aussi que Monsieur Albergue est en vie, non ? On s’en va dès qu’on l’a récupéré. »

« Certainement, » dit Luxon en sourdine, « En supposant, bien sûr, qu’ils nous laissent partir. Maître, Gier approche en ce moment même. »

Les robots de maintenance s’étaient empressés de partir. Schwert s’attacha au dos d’Arroganz, prenant cette fois-ci la forme non pas d’un conteneur, mais d’une paire d’ailes. Ces ailes étaient équipées de packs de missiles, tandis que le corps d’Arroganz bénéficiait d’une couche d’armure plus épaisse.

« Tu as l’air très chic cette fois, » avais-je commenté. « Et aussi un blindage supplémentaire ? »

« Une alternance de dernière minute, mais j’ai pensé qu’il était préférable d’augmenter nos chances de gagner autant que possible. Veille à utiliser ce que je t’ai donné à bon escient. »

Alors qu’on se propulsait sur le pont, Gier avait foncé vers l’Einhorn. J’avais entendu le cri strident de Serge alors qu’il s’approchait. Comme nos armures étaient équipées de capacités similaires, le moniteur devant moi avait montré une vue directe de son visage : Ses yeux étaient injectés de sang et de la bave coulait sur son menton. Ouais. Il est drogué. Pas besoin d’être un savant fou pour le voir.

« On recommence à utiliser ces produits pour améliorer le corps, hein ? » avais-je demandé.

« Je ferai tout ce qu’il faut pour te tuer ! J’ai attendu une éternité, non, plus de dix ans pour te sortir de là et mettre fin à ta misère ! »

« Quoi — »

Mais de quoi parles-tu ? Nous ne nous étions même pas rencontrés il y a dix ans.

J’essayais encore de donner un sens à ses paroles lorsque Luxon expliqua : « Le problème ici est peut-être qu’il voit en toi le véritable fils de Rault, Léon, n’est-ce pas ? Il a couvé de la jalousie envers ce garçon mort pendant des années. »

« Sérieusement ? »

« Nous n’avons pas de temps à perdre pour que tu sympathises avec lui. »

Gier s’était rapproché, empiétant sur notre position. J’avais réajusté ma prise sur les manches de contrôle. « Pfft. Qui s’embêterait avec ça ? »

J’avais sorti une épée longue de mon dos et l’avais utilisée pour parer la lance de Gier. À en juger par son apparence, elle était également équipée d’une arme à feu. J’avais à peine eu le temps de faire cette observation avant que Serge ne la décharge sur moi, faisant trembler tout Arroganz.

« Argh ! »

« Son Armure est bien plus redoutable que tous les autres ennemis que nous avons affrontés jusqu’à présent, » me rappela Luxon.

« J’aurais dû te faire améliorer Arroganz plus tôt. »

Je m’étais éloigné de Gier, en maintenant ma distance et en purgeant le sac sur mon dos. Un certain nombre de missiles en étaient sortis, se dirigeant vers Gier. Il les avait esquivés et avait utilisé le pistolet intégré à son arme pour les abattre.

« Comment est-ce que ça peut exister ? » avais-je grommelé.

« C’est une chose parce qu’il a Ideal qui le soutient. Je peux faire la même chose, pour mémoire. Je crois que j’ai déjà fait la même chose, n’est-ce pas ? »

« Ouais, eh bien, c’est beaucoup plus ennuyeux quand d’autres personnes le font. Maintenant, comment allons-nous gérer ça ? » Je m’étais creusé la tête pour trouver une sorte de plan de bataille. J’allais en avoir besoin, vu que Gier avait été spécialement conçu pour combattre Arroganz.

 

☆☆☆

 

Le décor était planté pour un combat féroce entre Arroganz et Gier. Les Armures Hohlfahrtiennes étaient retournées à leurs vaisseaux pour le réapprovisionnement et la maintenance. Et pendant que tout cela se déroulait…

« Père ! »

« Louise ! »

Loïc avait livré les chefs des six grandes maisons en toute sécurité à Licorne. Lorsque Louise et Albergue furent réunis sur le pont, elle jeta ses bras autour de lui. Il la serra dans ses bras, ravi de voir qu’elle était encore en vie.

Lelia ricana en les regardant. « Quelle blague, voir deux personnes maléfiques s’enlacer comme ça. » Les Rault étaient les méchants de son point de vue, Albergue était le dernier boss du deuxième jeu. Son désir de vengeance était dû au fait que la mère de la protagoniste avait rejeté ses fiançailles avec lui des années auparavant : une raison pathétique, convenant à une triste excuse pour un homme. Sa fille jouait le rôle de la méchante et tourmentait sans relâche la protagoniste à sa manière.

En voyant leurs retrouvailles émouvantes, Lelia avait remis en question ses impressions sur eux. Ces doutes n’étaient cependant pas suffisants pour la convaincre de changer d’avis sur eux. Pas après toutes ces années.

Les autres grands leaders étaient plus préoccupés par d’autres sujets. À savoir, fixer d’un air sombre Lambert, le leader de la maison Feivel. Pour sa part, Lambert s’était replié sur lui-même et se tenait la tête entre les mains.

« Rendez-le. Rendez-moi mon blason. C’est la chose même qui fait de moi un Feivel. Tu ne t’en sortiras jamais en me le volant… » Il se murmurait les mêmes choses à lui-même dans une boucle sans fin, pleurnichant.

Fernand avait l’air plus hagard que jamais. L’homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus gardait toujours un air de dignité, du moins jusqu’à présent. Ses cheveux étaient en désordre et son visage était couvert de barbe. Des cercles sombres entouraient ses yeux, signe évident qu’il n’avait pas dormi ces derniers temps. Perdre la bénédiction de l’Arbre Sacré l’avait choqué au plus haut point. Il se recroquevilla sur lui-même, ce qui le fit paraître beaucoup plus petit qu’avant. Ses yeux injectés de sang étaient remplis de haine alors qu’il regardait Louise et Albergue se tenir. « Président, c’est votre faute. Si vous aviez mieux surveillé Serge, nous n’aurions jamais perdu nos blasons. C’est vous qui êtes à blâmer ! »

Lelia était déconcertée de le voir réagir de la sorte, mais les autres chefs étaient du même avis. Ils avaient jeté un regard noir à Albergue, comme s’ils tenaient les Raults pour responsables.

Le père de Loïc, Bellange, se releva et fonça vers l’avant, saisissant Albergue. « C’est de ta faute si la République a été détruite. C’est toi qui as détruit les Lespinasses et qui as accueilli Serge comme ton fils adoptif. Si tu avais fait un meilleur travail, la précédente prêtresse ne t’aurait pas abandonné… Les choses ne se seraient jamais terminées ainsi ! »

Albergue poussa sa fille derrière lui pour la mettre en sécurité, et pas un instant de trop — Bellange lui donna un coup de poing. Loïc sauta frénétiquement entre les deux hommes, essayant d’arracher son père. « Père, que diable fais-tu !? »

« Reste en dehors de ça ! Un Sans-Protection comme toi n’a pas le droit de m’appeler père ! »

« Oh, je t’en prie. Tu es autant un Sans-Protection que moi ! »

Ces mots avaient fait mouche. Bellange avait visiblement tressailli avant de s’effondrer sur le sol. Les armoiries avaient apporté un réconfort émotionnel aux nobles de la République, et leur absence était vivement ressentie.

Voyant à quel point ils avaient tous l’air pathétiques, Lelia s’était détournée. Est-ce vraiment tout ce qu’il reste de ces hommes après toutes leurs fanfaronnades ? Ils sont réduits à cela juste parce qu’ils n’ont plus d’écusson ?

Tous les six — y compris Fernand, l’intérêt amoureux secret du jeu original — semblaient bien plus insignifiants et oubliables sans leurs emblèmes. Seul Albergue se comportait avec dignité. Pour Lelia, c’était une raison de plus pour le soupçonner de comploter quelque chose. À ses yeux, il était toujours le dernier patron du jeu.

 

☆☆☆

 

Lelia et les autres s’étaient retirés à l’intérieur de la Licorne, mais Albergue avait été le seul représentant de la République à s’avancer pour discuter de l’avenir. Leur petit groupe s’était réuni dans une salle de réunion. Émile avait pris place à côté de sa fiancée, mais lui et Clément avaient tous deux regardé Albergue avec attention.

Noëlle était présente, mais elle gardait ses distances en raison du combat précédent. Loïc fit de même, prenant position près du mur et s’y adossant. Marie et Carla lui emboîtèrent le pas en silence. Albergue s’installa dans son fauteuil, et Louise prit place à ses côtés. Anjie s’adressait à lui, comme elle était la commandante du navire et des forces du royaume en l’absence de Léon. Leur discussion portait à la fois sur le coup d’état en cours et sur le soutien qu’il avait reçu du Saint Royaume de Rachel.

« Il semblerait que le Royaume soit intervenu pour nous sauver à nouveau. » Albergue soupira. « Notre dette envers vous ne fait que croître. »

« C’est à Léon que vous devez dire ça, pas à moi », répondit Anjie.

« Oui, vous avez tout à fait raison. Je vais m’assurer de le faire. »

Une fois les platitudes politiques dites et faites, Anjie jeta un regard de pitié à Albergue. « Président, je crains que nous ne puissions garantir la sécurité de votre fils dans cette affaire. »

Louise et lui affichaient un air sombre, mais hochèrent la tête. « Nous comprenons, » dit Albergue. « Je n’aurai pas l’impudence de vous demander de garantir sa sécurité. »

Lelia n’avait pas pu rester silencieuse quand elle les avait entendus parler d’abandonner Serge avec tant de désinvolture. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » avait-elle demandé. « Vous vous fichez qu’il meure parce qu’il est adopté de toute façon, c’est ça ? »

Albergue avait fermé les yeux, incapable de discuter avec elle.

Anjie avait jeté un regard froid à Lelia. « Fermez là ou partez. Je n’ai pas le temps de m’occuper de vos vendettas personnelles. »

« Cet homme a détruit toute ma maison, je vous le fais savoir ! »

« Alors, gardez votre amertume pour plus tard. Nous n’avons pas le temps de nous en occuper maintenant. »

La détermination d’Anjie à donner la priorité aux affaires de son pays avait rendu Lelia furieuse.

Albergue s’était tourné vers elle. « Vous êtes Lelia, c’est ça ? »

« Oui, c’est ça », avait-elle répondu.

Il lui avait parlé doucement malgré le venin dans son ton. « Votre colère est complètement justifiée. Je n’ai pas l’intention de vous en faire porter la responsabilité. Vous êtes libre de me haïr et de m’en vouloir. »

« Essayez-vous de me déstabiliser maintenant !? » Son attitude ne faisait que l’exaspérer davantage. Lelia avait bien l’intention de le maudire jusqu’à l’essoufflement, mais Noëlle s’interposa entre eux. L’atmosphère autour d’elle était suffisamment intense pour qu’elle ait pu lui donner un coup de poing sans que personne ne sourcille. Cependant, elle n’avait pas levé le petit doigt.

« Dites-nous la vérité », avait-elle dit. « Pourquoi avez-vous détruit les Lespinasses ? »

Louise était intervenue : « À quoi bon discuter de cela ici ? Vous vous rendez compte du genre de situation dans laquelle nous — Père ? »

Son but était de faire taire Noëlle, mais Albergue avait levé une main pour l’arrêter. Il leva le regard et fixa directement Noëlle et Lelia. « Vous offrir la réponse est une chose assez simple. La vraie question est de savoir si vous êtes prêtes à l’entendre, sachant qu’elle vous blessera profondément. »

+++

Partie 2

Noëlle avait fait un petit signe de tête, le visage durci par la détermination. Lelia était beaucoup plus dédaigneuse. « Très bien, peu importe. Nous écouterons vos excuses. Si vous n’avez pas fait ça pour vous venger de l’annulation de vos fiançailles par ma mère, le moins que l’on puisse faire est de vous écouter. »

Nous blesser ? Quelle absurdité, pensa-t-elle. À quel jeu jouez-vous ? Quelle excuse allez-vous nous donner ? Vous n’êtes qu’un homme obsédé et amer.

Grâce à sa connaissance du scénario du deuxième jeu, Lelia était déjà convaincue qu’elle savait tout ce qu’il y avait à savoir. Les Rault étaient les méchants et les Lespinasses, les victimes. Elle refusait de se laisser influencer par les histoires que lui racontait Albergue. Elle était prête à faire des trous dans tout ce qu’il avait inventé.

Lelia était loin de se douter qu’elle allait avoir un réveil plutôt brutal.

« Votre mère et moi avons convenu de nos fiançailles alors que nous étions encore ensemble à l’académie. Il y avait un certain nombre d’autres candidats à part moi, mais votre mère a décidé de me choisir. »

« À l’époque, j’étais profondément préoccupé par l’avenir de la République. Nous ne pouvions pas être vaincus tant que nous avions le pouvoir de l’Arbre Sacré, et notre économie était en plein essor grâce à l’exportation de pierres magiques. Je ne dirai pas que le pays était sans problèmes, mais nous étions indéniablement bien mieux lotis que la plupart des autres pays. Cependant, cela a rendu la corruption — au sein des Six Grandes Maisons en particulier — encore plus visible. Les nobles agissaient de manière tyrannique, un peu comme Pierre. »

Pierre était le second fils de la Maison Feivel, ce qui signifiait qu’il possédait — ou avait possédé, du moins — un blason de haut rang et l’avait utilisé pour se déchaîner. Aussi criminelles qu’aient été ses actions, les six autres grandes maisons avaient fermé les yeux. Il était un exemple brillant des nobles qui utilisaient le pouvoir de l’Arbre Sacré pour opprimer les autres. C’était une chance que Léon l’ait complètement écrasé.

« Je sentais que notre avenir, reposant sur les emblèmes et l’exportation de pierres magiques, était trop précaire. Une révolution était nécessaire, dans mon esprit. Votre mère était d’accord avec moi sur ce point. »

C’était étrange d’entendre ça, sachant comment tout s’était terminé. Pourquoi les choses n’avaient-elles pas été aussi simples après ça ? Ils n’avaient certainement pas poursuivi leur mariage à la fin.

« Votre mère, cependant, pensait que l’Arbre Sacré lui-même était une menace. On nous dit que la Prêtresse est celle qui administre le contrôle de l’Arbre Sacré, mais c’est en fait l’inverse. Elle et les autres Grandes Maisons ne sont que des pions. Nous sommes des outils à utiliser en ce qui concerne l’arbre. »

Pour les autres, il semblait que la mère de Lelia contrôlait l’arbre, mais c’était elle qui était contrôlée. Elle était là pour protéger l’arbre des gens à qui il avait conféré des armoiries, pour servir de passerelle entre eux. C’était toute la valeur qu’elle avait.

Attendez, pensa Lelia. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Elle regarda fixement l’homme devant elle. « N’osez pas essayer de nous tromper. »

« Ce n’est pas une tromperie, » dit Albergue. « Votre mère me l’a aussi dit : S’il est vrai qu’elle avait le pouvoir de choisir un Gardien, les candidats étaient sélectionnés par l’arbre lui-même. L’arbre voulait conférer son emblème le plus puissant à quelqu’un de fort, capable de le protéger. Il est vrai que la prêtresse avait le droit de choisir un favori parmi ces candidats, mais c’était un groupe limité. »

Marie avait regardé Noëlle, les lèvres tendues par l’inquiétude. Elle ne pouvait pas se résoudre à dire quoi que ce soit.

Noëlle avait souri faiblement. « Les légendes que nous avons transmises ne semblent pas non plus sonner juste. Elles disent que tu pourras être avec ton bien-aimé… mais c’était aussi un mensonge. »

« Ce doit être douloureux, en effet, si le bien-aimé de la Prêtresse ne figure pas parmi les candidats, » dit Albergue. « Elle et moi avons souvent parlé ensemble de l’avenir de la République. Je réalise que c’est peut-être mon propre parti pris qui parle, mais je ne pense pas que nous avions une mauvaise relation. Puis votre père est apparu. »

Le père de Noëlle et Lelia était de naissance commune. Il était un étudiant exceptionnel à l’académie, mais il n’était pas de la noblesse, et par conséquent il n’avait pas de blason. Fait intéressant, cela ne l’avait pas empêché d’être avec leur mère.

« Je l’ai découvert après coup, mais votre père était mécontent de l’aristocratie de la République. Il était également désireux de mettre fin aux manipulations de l’Arbre Sacré. Il était peut-être inévitable qu’il s’entende bien avec votre mère, étant donné la crainte qu’elle avait de voir l’Arbre sacré tout diriger. »

Ces révélations avaient choqué les deux filles, les laissant sans voix. Clément avait lui aussi du mal à les digérer. « Vous devez mentir. Le Gardien n’aurait pas eu de telles pensées. Il a juré de protéger l’Arbre Sacré. »

Albergue avait souri amèrement. Son regard était distant, comme s’il se souvenait de l’homme en question. « Un homme peut mentir aussi facilement qu’il respire, et votre père était un expert. Tout comme il a trompé votre mère, il a fait semblant d’être un homme fidèle. Il était exceptionnellement habile et talentueux. Il n’était pas étonnant qu’il ne puisse pas supporter les nobles se tenant au sommet simplement parce qu’ils avaient des armoiries. »

Lelia s’était arrêtée pour se souvenir de ses parents. Ils s’étaient occupés de tous ses besoins après sa réincarnation ici, alors que les parents de sa vie précédente l’ignoraient complètement et n’avaient d’yeux que pour sa grande sœur. Cette vie était si différente. Elle avait ressenti chaque goutte de l’amour que ses parents lui avaient donné. C’est cet amour qui l’empêchait de croire l’histoire d’Albergue. « Mensonges ! », avait-elle crié. « Vous lui en voulez juste parce qu’il vous a volé votre fiancée ! »

« Oui, je lui en veux. J’ai décidé de prendre respectueusement du recul après qu’elle l’ait choisi, un acte qui m’a valu des moqueries sans fin de la part de mes pairs. J’ai perdu contre un roturier, j’étais une excuse pathétique pour un homme. J’ai enduré l’humiliation et leur ai donné ma bénédiction malgré tout, et pour quoi ? Elle et son fiancé ont trahi l’Arbre Sacré, et il les a abandonnés. »

« Hein ? » La mâchoire de Lelia s’était décrochée.

« Votre père a essayé d’utiliser l’Arbre Sacré à ses propres fins. Pensez-vous qu’il soit possible de considérer un tel homme comme son Gardien après cela ? Ma rancune personnelle n’a pas d’importance ici, cet homme a essayé de détruire le système même qui soutient la République. Il me l’a dit lui-même : Votre mère hésitait à être avec moi, car elle ne pouvait pas déterminer si elle m’avait choisi elle-même ou si l’Arbre Sacré l’avait contrôlée et avait pris la décision pour elle. Il se réjouissait même de la facilité avec laquelle il l’avait séduite. »

Si Albergue disait la vérité, alors la peur de leur mère de l’influence de l’Arbre Sacré l’avait fait douter de sa décision de le choisir. Leur père avait alors utilisé cette ouverture pour suggérer qu’elle choisisse quelqu’un en dehors du groupe de candidats.

Lelia se souvenait du père doux de ses souvenirs. Elle avait secoué la tête. Elle ne pouvait pas concilier ces souvenirs avec la description d’Albergue. « Vous mentez. Vous devez certainement mentir ! »

Noëlle, seule, l’avait accepté. « J’avais le sentiment que c’était ça », avait-elle dit. Un léger sourire avait hanté ses lèvres.

« Comment peux-tu croire ce que dit cet abruti !? » Lelia lui avait crié dessus. « Tu devrais avoir honte de dire une telle chose sur notre père après qu’il t’ait tant flattée ! »

Il t’a gâtée pourrie, bien plus qu’il ne l’a fait pour moi. Je ne vais pas rester silencieuse pendant que tu bois chaque mensonge que cet homme crache comme un idiot crédule !

Noëlle lui avait alors lancé un regard froid. « Ça doit être bien d’être si béatement ignorante. Je t’envie. »

« Qu’est-ce que tu as dit ? »

Avant qu’elles ne puissent reprendre leurs chamailleries, Clément était intervenu en barricadant l’espace entre elles avec son corps. Albergue poursuit son récit sans se décourager. « Naturellement, l’Arbre Sacré a abandonné les Lespinasse pour leur trahison, mais vos parents ont gardé la façade de Prêtresse et Gardienne. Ils ont balayé la vérité sous le tapis et ont trompé le reste d’entre nous dans le processus. »

L’Arbre Sacré avait jugé bon d’abandonner leur mère dès qu’elle avait choisi leur père comme prétendant, et l’avait donc privée de l’emblème de prêtresse. Aucun blason de Gardienne n’avait été attribué à leur père non plus, bien sûr.

« Le temps que nous découvrions leur supercherie, votre père était déjà à pied d’œuvre pour trouver comment utiliser l’Arbre Sacré. Vous vous souvenez du collier que Loïc utilisait ? C’était l’un des produits de ses recherches. Ils n’avaient plus de blason pour leur donner du pouvoir, alors ils se sont tournés vers des moyens interdits pour se donner une autre source de force. »

Des tabous tels que celui-ci avaient été violés ces derniers temps, de l’utilisation de ce collier qui liait la volonté d’une personne à celui-ci, à Pierre profitant de l’Arbre Sacré pour former un contrat et voler Einhorn. Ces deux exemples avaient injustement affecté leurs victimes, les plaçant sous le contrôle d’un autre, mais c’étaient les ambitions de Lespinasses en particulier qui avaient provoqué l’apparition du collier.

Dès que tout le monde s’était rendu compte de cette vérité, ils avaient tourné leur regard vers Loïc, qui avait jeté les yeux au sol avec culpabilité. Il avait déjà utilisé le collier pour empêcher Noëlle de le fuir. Il la liait par une chaîne invisible et il était impossible à quiconque de l’enlever (du moins par des moyens normaux). Ce fut un choc énorme pour les filles que leur père ait développé un tel outil. Si ses capacités prouvaient quelque chose, c’était qu’il avait probablement l’intention de contrôler les autres avec.

Lelia s’était pris la tête dans les mains en marmonnant : « C’est forcément un mensonge. »

« Hélas, c’est la vérité. La preuve vient directement du domaine des Lespinasses », dit Albergue.

Les dirigeants de l’époque craignaient que, s’ils n’étaient pas intervenus, les Lespinasses puissent développer des outils pour utiliser l’Arbre sacré et dominer tout, y compris les Six Grandes Maisons. Cela allait au-delà de la simple trahison — les Lespinasses cherchaient à dominer tout le monde, et les autres maisons ne pouvaient pas facilement laisser passer des désirs aussi dangereux.

Louise hocha la tête pensivement, voyant la logique dans la raison pour laquelle les Lespinasses avaient été éradiqués. Elle se tourna vers Noëlle et Lelia avec une colère ardente dans les yeux. « Vous auriez dû savoir que si la Prêtresse et le Gardien avaient possédé leurs blasons, ils n’auraient jamais perdu contre nous. Je soupçonne les autres chefs de maison, qui n’étaient pas au courant de la vérité, de penser la même chose. Plus précisément, je trouve ridicule qu’ils aient eu le culot d’organiser des fiançailles avec mon petit frère alors qu’ils n’avaient pas leurs propres armoiries ! Il était si excité à l’idée d’être le Gardien un jour, mais ce n’était qu’un mensonge. »

Elle faisait référence au fait que, dans le passé, leurs familles avaient accepté des fiançailles entre son jeune frère, Léon, et Noëlle. Avec la vérité maintenant révélée, il était douloureusement clair que le petit Léon ne serait jamais devenu Gardien, même s’il avait vécu assez longtemps pour se marier.

« Je suis sûr que les Lespinasses se sont eux-mêmes sentis acculés, » dit Albergue. « Mon hypothèse est qu’ils espéraient nous entraîner dans ça et nous forcer à devenir leurs collaborateurs. »

La chute des Lespinasses avait laissé quelques mystères dans son sillage. Pourquoi la Prêtresse et le Gardien avaient-ils perdu en premier lieu ? Et pourquoi Albergue avait été nommé président après leur mort ? Maintenant que les pièces du puzzle s’étaient mises en place, Lelia ne pouvait que bercer sa tête. « Je ne comprends pas. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire ? Je n’ai… Je n’ai jamais entendu parler de tout ça ! »

Rien de semblable n’est apparu dans le jeu ! pensa-t-elle avec amertume. C’est plus qu’injuste. Qu’est-il arrivé au fait de suivre le scénario ?

Alors que Lelia peinait à digérer tout ce qu’elle avait entendu, Albergue s’adressa directement à elle et à sa sœur. « Les six maisons — la vôtre non comprise, bien sûr — se sont mises d’accord pour éliminer votre famille. Nous ne pouvions pas risquer que la vérité soit révélée, alors nous avons gardé cela entre les chefs de maison — et leurs pères — à l’époque. Si le plan avait été exécuté comme prévu, vous seriez morte avec vos parents. » Albergue avait choisi d’épargner les jumelles, sachant qu’aucun d’entre elles n’avait l’aptitude à devenir prêtresse. « J’avais l’intention de fermer les yeux pour que vous puissiez demander l’asile dans un autre pays, mais hélas, les serviteurs de votre famille sont intervenus et vous ont gardé ici dans la République. » Son regard admiratif se posa sur Clément.

Dans la décennie qui avait suivi, la plupart des personnes au courant de la vérité avaient quitté leurs postes de direction. Même après que la survie des filles ait été largement connue, ceux qui étaient restés avaient hésité à les tuer, l’incident n’était plus qu’un lointain souvenir et Albergue avait maintenu sa position de ne pas intervenir.

Après avoir écouté son récit du début à la fin, Noëlle était restée à regarder ses pieds. Elle souriait. « Je savais qu’il y avait quelque chose de louche, mais je voulais croire en ma famille. Je voulais penser… qu’il y avait une bonne raison. » Elle avait éclaté en sanglots.

Lelia avait regardé, en grinçant des dents. Tu veux dire qu’elle a compris que quelque chose se tramait dès le début et qu’elle n’a pas pris la peine de m’en parler ? Va savoir. Je parie qu’elle se moquait de moi pour être si ignorante.

Elle en voulait à sa sœur d’avoir reçu la part du lion de l’amour de leurs parents, mais ce qui faisait brûler sa haine d’autant plus intensément était la façon dont elle voyait la grande sœur de sa vie précédente en Noëlle.

Marie s’était approchée de Noëlle, qui l’avait regardée. « Rie ? »

« Tu n’as rien fait de mal. N’est-ce pas, Monsieur — ahem, je veux dire — Lord Albergue ? »

Il avait hoché la tête. « Vous étiez toutes deux jeunes à l’époque et complètement innocentes. Mais si vous m’en voulez pour ce que j’ai fait… Je comprends parfaitement. »

Noëlle avait secoué la tête. « Je ne sais pas. Ce sont mes parents qui ont trahi tout le monde et qui ont fait l’impardonnable. »

Lelia ne pouvait pas comprendre la volonté de sa sœur de se racheter auprès d’Albergue. Tu as les aptitudes pour être prêtresse. Tu as tout l’amour de nos parents. Je suppose qu’être la protagoniste signifie que tu as tout. Tout le monde t’aime naturellement, et comme je ne suis que ta petite jumelle, je ne suis rien de plus qu’un bagage supplémentaire. La vie est si injuste.

Lelia n’avait pas remarqué la contradiction dans ses propres souvenirs. Au lieu de cela, elle avait laissé son ressentiment s’envenimer en quelque chose d’encore plus sombre.

+++

Partie 3

J’avais fui pour sauver ma vie dans les cieux près du Temple de l’Arbre Sacré, avec Gier qui me poursuivait. J’en avais profité pour chronométrer ses mouvements. « C’est une puissance folle qu’il a là… mais avec cependant des mouvements prévisibles. »

Luxon partageait mes sentiments et ajouta : « Il semble que les compétences du pilote ne soient pas à la hauteur des capacités de son armure. Il est confronté au même problème que toi, en d’autres termes… à la différence que tu es un pilote plus compétent. »

« Les hommes Hohlfahrtiens n’ont pas d’autre choix que d’entraîner leur corps pour pouvoir plaire à leurs supérieures féminines », avais-je dit en haussant les épaules.

« Ta raison pour perfectionner ta force est pathétique, mais elle te convient. »

« Excuse-nous ! C’était comme ça pour tous les gars de Hohlfahrt ! »

« Non, » corrigea-t-il, « seulement un petit pourcentage. Pour être précis, seuls ceux de l’aristocratie de rang de vicomte ou inférieur ont dû s’humilier comme vous l’avez fait. Toi et tes “camarades” mis à part, la plupart des hommes d’Hohlfahrt jouissent de relations égalitaires avec les femmes. »

C’était une époque infernale, remplie de travaux pénibles. Lorsque vous suivez une classe de l’académie, vous pouvez être assez naïf pour penser que vous n’avez pas besoin de rester en forme physiquement pour suivre. Mignon ! On se retrouve dans des exercices d’entraînement de niveau militaire. Les jours et les nuits exténuants que j’ai passés à travailler dur — comment mes amis et moi avons mis nos vies en danger en plongeant dans les donjons, juste pour trouver l’argent nécessaire pour acheter des cadeaux pour les dames — tout cela était gravé de façon permanente dans ma mémoire. D’où je me tenais, Serge ressemblait plus à un enfant qui faisait semblant d’être un aventurier.

Gier avait foncé vers moi, émettant de son bouclier des faisceaux d’énergie à haute puissance qui s’étaient dirigés vers moi. Ces lasers s’élançaient après chacun de mes mouvements, se dirigeant vers leur cible. J’avais réussi à les dévier en engageant ma propre attaque laser depuis le sac à dos d’Arroganz. Je n’aurais jamais imaginé, en me réincarnant ici, que je me retrouverais dans une bataille laser avec quelqu’un.

« C’est très différent de ce que j’imaginais », avais-je murmuré.

Serge était de plus en plus exaspéré par son incapacité à m’écraser rapidement. « Je te jure, je vais te tuer ! Si c’est la dernière chose que je fais ! » Il avait sorti un étui gris en acier et en avait retiré une seringue. Puis il l’avait plongée dans sa peau.

« Encore de la drogue ? Es-tu si désespéré que ça de gagner ? » J’avais regardé à travers le moniteur l’écume qui bouillonnait aux coins de sa bouche. Il l’avait essuyée une fois qu’il s’était suffisamment calmé, mais les veines de tout son corps étaient gonflées.

« Je vous conseille de cesser d’utiliser ces drogues qui améliorent le corps. Vous mettez une énorme pression sur votre corps », avait déclaré Luxon.

Serge s’était renfrogné. « Tant que je peux tuer Léon, je m’en fiche. J’ai toujours, toujours détesté sa gueule. »

« Ouais, eh bien, tu as le mauvais gars. Je ne suis pas le Léon des Rault. »

Les quatre pattes de Gier trottèrent dans l’air, montrant une vitesse bien supérieure à celle d’Arroganz. La lance qu’il utilisait était incroyablement tranchante, elle faisait un travail rapide sur le blindage supplémentaire que Luxon avait apposé sur Arroganz.

« Maître, » dit Luxon, « Serge n’a plus aucune prise sur la réalité. »

C’était peut-être à cause des médicaments, mais Serge était plus bavard — et plus ouvert — qu’il ne l’avait jamais été auparavant. « Comme si je me souciais de savoir si tu es vraiment lui ou pas ! Ça ne change rien ! Je ne serai jamais de la famille pour eux si je ne te tue pas d’abord. Sinon ils ne m’aimeront jamais ! »

« Ils ne t’aimeront jamais ? »

Je l’avais évité de justesse lorsqu’il s’était précipité sur moi cette fois, mais il avait fait demi-tour presque immédiatement et avait déclenché un barrage d’attaques. Son assaut était si féroce que j’avais l’impression de combattre plusieurs Armures à la fois. Je ne pouvais qu’imaginer l’énorme pression que cela exerçait sur Serge. Il avait dépassé ses limites en utilisant les amplificateurs, mais le moniteur m’avait montré que cela n’avait fait qu’atténuer son sens de la douleur. Le sang suintait de ses lèvres.

« C’est parce que tu es là qu’ils ne m’aiment pas ! » grogne-t-il. « Louise ne m’aimera pas, et Albergue n’est pas différent. Même ma propre mère ne s’intéresse qu’à toi ! Ils ne m’ont jamais… jamais aimé ! »

Selon sa logique, ils ne lui avaient jamais donné une once d’amour depuis qu’ils l’avaient adopté dans leur famille. Naturellement, j’avais dû demander… « Ne penses-tu pas que la raison de cela est que tu as délibérément fait des choses pour qu’ils te détestent ? »

« Ils me pardonneraient s’ils étaient ma vraie famille ! Ils ne l’ont pas fait parce qu’ils ne m’aiment pas ! »

Gier avait volé haut au-dessus d’Arroganz, chacun de ses quatre sabots émettant des lames laser. Il s’était écrasé sur moi dans l’espoir d’embrocher mon armure. J’avais esquivé et j’avais frappé une de ses jambes dans le processus.

Serge avait continué à crier : « Ils accepteraient tout s’ils m’aimaient vraiment ! Pourquoi personne ne m’aime ? C’est toujours toi ! Mais qu’en est-il de moi !? Et moi !? »

Était-ce pour ça qu’il avait agi ainsi dans le passé ? Pour tester leur amour ? Était-il si désespéré de ressentir leur affection qu’il avait pris des mesures aussi scandaleuses ? Je compatissais avec lui dans une certaine mesure. Puis une question pressante m’était venue à l’esprit, et je devais la lui poser. « Et toi ? Où était ton amour ? »

« Qu’est-ce que tu racontes ? »

Son pilotage était devenu sauvage et désordonné, il ne pouvait pas utiliser le plein potentiel de Gier. Plus je l’observais, plus je réalisais qu’il n’était pas aussi sérieux qu’il le prétendait. Il était devenu un aventurier par dépit pour ses parents, probablement. Il avait le talent, donc il avait rencontré un certain succès, mais il n’était pas sérieux. Cela le rendait faible.

« Tu sembles si désespéré d’être aimé. Mais qu’en est-il de toi ? Aimais-tu vraiment ta famille ? »

Les attaques de Gier étaient devenues nettement plus lentes et ennuyeuses. Ne voulant pas laisser passer ma chance, j’avais abattu mon épée sur Gier et lui avais coupé le bras droit.

« L’amour est une grande chose », avais-je dit. « Je la veux aussi. C’est bien de recevoir de l’affection de ses parents. Le truc, c’est que je pourrais te le demander tout aussi facilement : Et l’amour que tu portes à ta famille ? Monsieur Albergue t’a tendu la main et tu l’as repoussée. Tu as brûlé le trésor le plus cher de ta grande sœur. Peux-tu vraiment appeler ça de l’amour ? »

« Qu’est-ce que tu sais de moi, hein !? Tu as tout pour toi ! »

« Oh, arrête tes conneries. Laisse-moi te demander la même chose : que sais-tu de moi ? Tu me confonds toujours avec le Léon des Rault, mais je suis un type totalement différent. Tu ne sais rien de ce que j’ai traversé. J’apprécierais que tu arrêtes de me détester sans raison valable. »

Je devais l’admettre, j’avais de l’empathie pour sa détresse, mais alors quoi ? Ses problèmes n’avaient rien à voir avec moi, et c’était lui qui me faisait de la peine à cause de son propre bagage. J’aurais vraiment préféré qu’il ne me mêle pas à tout ça. J’étais la victime ici !

« As-tu tant besoin que d’autres personnes te comprennent ? » avais-je demandé. « C’est plutôt ironique, venant d’un type qui n’a pas essayé une seule seconde de comprendre sa propre famille. As-tu déjà pensé à ce que Mlle Louise a ressenti quand tu as brûlé le souvenir qu’elle avait gardé de son frère décédé ? Tu étais un enfant à l’époque, je comprends, mais tu pourrais au moins dire que tu es désolé. »

Les relations entre lui et sa famille étaient devenues beaucoup trop tendues. Monsieur Albergue et le reste de la famille n’avaient pas besoin de combler le fossé à ce stade, Serge oui. Ils auraient pu avoir une chance en tant que famille, s’il avait fait quelques efforts.

« C’est ce qu’on dit toujours, non ? L’amour est quelque chose qui se nourrit. Tu as fait une erreur en exigeant leur amour avant d’essayer d’entretenir la relation. »

« Quoi, crois-tu que je n’ai pas essayé !? » Serge m’avait envoyé bouler.

« Qu’est-ce que j’en sais ? Ne me le demande pas. Je ne suis pas impliqué dans vos relations. »

« Je… Je l’ai fait… ! » Sa voix s’était tue. C’était peut-être moins le fait qu’il se soit tu que le fait qu’il n’avait rien à dire pour sa défense.

« Hmm ? Ne me dis pas que tu as finalement réalisé que j’avais raison — que tu n’as rien tenté ? C’est un peu bizarre, hein, d’attendre que les gens t’aiment sans rien faire pour le mériter ? Et n’est-ce pas un peu bizarre de vouloir que les autres t’aiment alors que tu ne les aimes même pas ? »

« Ferme-la ! »

Gier avait levé son bouclier et avait chargé, avec l’intention de me frapper, mais j’avais levé mon épée pour le rencontrer. Je l’avais abattue au moment où Gier s’approchait, transperçant le bouclier et détruisant son bras gauche. Déséquilibré, Gier avait plongé vers le sol.

« Tu les as repoussés quand ils ont essayé de te tendre la main. C’est une famille merveilleuse. Ce qui m’intrigue, c’est pourquoi tu ne les as pas laissés entrer, et pas l’inverse », lui avais-je crié.

« Comme si… comme si tu allais comprendre ! » Serge grimaça sous l’impact de sa chute. Heureusement pour lui, Ideal avait rendu son Armure suffisamment durable, Gier était encore capable de bouger.

J’avais baissé d’altitude, posant Arroganz au sol avant de m’approcher de Gier. « Je te l’ai déjà dit : Je ne sais rien de toi et je ne m’en soucie pas. Tu ne sais pas non plus grand-chose de moi. Tu n’as même pas essayé d’apprendre quoi que ce soit sur ta propre famille, mais tu es là à exiger avec arrogance qu’ils t’aiment quand même. C’est dégoûtant. Appelle ça une sorte de phase rebelle si tu veux, tu as endommagé ta relation avec eux au-delà de toute réparation et tu as même eu recours à un coup d’état. »

« C’est eux qui m’ont abandonné ! » répliqua Serge.

« Fais-tu référence à la débâcle de la déshérence ? Mon garçon, tu es plus stupide que tu n’en as l’air. C’est toi qui as abandonné tes devoirs pour jouer les aventuriers tout le temps. Monsieur Albergue a supposé que tu voulais devenir un aventurier à l’époque, alors il a voulu te libérer du fardeau d’être son héritier. Comme ça, tu pouvais suivre ton rêve. »

« Qu-Quoi ? Je n’ai jamais entendu parler de… blegh ! » Serge s’étouffa, cracha du sang. Il avait trop compté sur les drogues.

« Tu n’es dans ce ruisseau merdique que parce que tu y as foncé toi-même. »

Pendant que j’étais occupé à le sermonner, Luxon bougeait son œil d’avant en arrière, visiblement mécontent. « Maître, tu as une incorrigible langue de bois. Comment peux-tu être aussi impitoyable avec Serge ? N’as-tu aucune compassion ? »

« Bien sûr que oui. Crois-tu que ça ne me fait pas aussi mal au cœur ? Je dis juste qu’une partie de tout ça est de sa faute pour ne pas l’avoir réalisé plus tôt ! » Il était aimé, mais ne l’avait pas réalisé. Rien de plus, rien de moins. « Ta plus grande erreur a été de croire aux mensonges qu’Ideal t’a colportés. »

Les Raults auraient pu accepter Serge chez eux avant sa tentative de coup d’État, mais il était bien trop tard pour cela après le désordre dans lequel il avait entraîné tout le monde.

Le Gier s’était soulevé sur ses pieds, mais son pilote était déjà à sa limite. Serge ne semblait pas en état de se battre.

« C’est la fin, alors laisse-moi au moins te dire une chose. C’est important, alors écoute bien », avais-je dit. Je devais lui dire ça, quoi qu’il arrive, mais une forte lumière avait traversé le ciel avant que je puisse prononcer mes mots. « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

« Il y a un problème sur la Licorne. »

Il y avait un problème ici aussi : Le visage de Serge s’était soudainement déformé, traduisant une douleur bien pire que ce que j’avais vu auparavant. À l’intérieur du cockpit de Gier, des amas de chair avaient commencé à sortir de l’équipement mécanique et aussi de l’extérieur. Un liquide noir s’était échappé de ses articulations et avait progressivement avalé l’Armure entière.

À l’intérieur, Serge avait crié, « Qu’est-ce que c’est, Ideal !? M’as-tu trompé ? Tu l’as fait, n’est-ce pas !? »

+++

Chapitre 10 : L’homme le plus dangereux

Partie 1

Peu de temps avant que le duel entre Léon et Serge ne touche à sa fin, les personnes les plus importantes de la Licorne s’étaient réunies sur la passerelle pour assister au déroulement de la bataille. Un flux audio avait capté l’intégralité de la conversation afin que tous puissent entendre, et tandis qu’il écoutait, Albergue avait passé une main sur son visage. « Serge, tout ce que tu voulais, c’était d’être aimé ? Est-ce que je me suis trompé quelque part dans ma façon d’interagir avec toi ? » Il semblait hors de lui, empli de regrets.

Louise avait eu la réaction exactement inverse. « Quelle absurdité ! Il voulait être aimé, alors il a pensé qu’on lui pardonnerait tout et n’importe quoi ? Méprisable. »

Chacun réagissait à sa manière face à ces révélations, mais Marie avait le regard rivé sur le chevalier masqué. Léon avait confié au chevalier le commandement de la flotte qu’il avait constituée. « Le combat est terminé maintenant, n’est-ce pas ? » demande-t-elle.

« Belle dame, j’ai le regret de vous informer que la bataille n’est terminée que sur ce front particulier. Les actions actuelles du reste de l’armée rebelle sont un mystère pour nous — celles du Saint Royaume de Rachel le sont encore plus. Nous devons aussi nous occuper du cerveau de l’armée. » Par cerveau, il voulait dire Ideal. Le robot avait créé un certain nombre d’unités à distance pour exécuter ses ordres pendant qu’il opérait dans l’ombre, et ils n’avaient pas encore localisé son corps principal. Le chevalier masqué était sur ses gardes, ne sachant pas ce qui pouvait se passer dans la tête de leur ennemi.

« Mais nous avons Luxon, donc ça devrait aller, non ? »

« J’espère seulement que vous avez raison », avait-il dit. Julian continuait à jouer le chevalier masqué parce qu’il croyait sincèrement qu’elle ne réalisait pas sa véritable identité. Malheureusement pour lui, Marie savait exactement qui il était, même si elle hésitait à en parler.

Marie avait jeté un coup d’œil de son côté. Kyle était là, après avoir sauvé sa mère avec succès. Ils étaient debout ensemble, regardant la bataille.

Livia avait poussé un petit soupir de soulagement. « C’est fini maintenant. »

Sur leurs écrans, Gier était immobile tandis qu’Arroganz se tenait sur lui, une énorme épée longue à la main. Anjie était tout aussi ravie de la victoire de Léon, mais, fidèle à sa nature, elle ne pouvait pas laisser passer l’occasion de dire du mal de lui. « Cet idiot. Ne pouvait-il pas trouver une façon plus douce de remporter la victoire ? Je vous jure, il serait le héros parfait si seulement il pouvait se taire. »

Marie avait fait la grimace. Même là, il n’a pas l’air d’un héros. Mon frère est toujours aussi pénible… Je ne peux qu’imaginer ce qu’il va ensuite dire. Est-ce qu’il veut embrocher le pauvre gars avec des mots seulement ?

Qu’est-ce que Léon avait prévu de dire à la toute fin ? Marie attendait avec impatience — mais quelqu’un d’autre, Lelia, avait crié : « Arrêtez. Arrêtez-le ! Ne tue pas Serge ! Ce n’est pas nécessaire, n’est-ce pas ? Je vous en prie, je vous en supplie, que quelqu’un l’arrête ! » Elle s’était tournée vers Albergue, cherchant désespérément quelqu’un pour l’aider.

Albergue ne partageait pas son sentiment. « Ce serait un grand soulagement pour lui d’en finir ici. Mieux pour notre pays, et mieux pour Serge. »

Lelia secoua la tête d’un air incrédule, en sanglotant. « Comment pouvez-vous dire une telle chose ? Tout ce qu’il a toujours voulu, c’est d’être aimé ! Soyons honnêtes : vous ne l’avez jamais aimé, n’est-ce pas ? Vous ne diriez jamais quelque chose d’aussi cruel si c’était le cas ! »

Ce n’était pas Albergue, mais Noëlle qui s’était approchée d’elle et l’avait giflée. Les larmes avaient cessé lorsque le visage de Lelia avait enregistré le choc. « Penses-tu honnêtement que Serge pourrait être épargné à ce point ? Ne peux-tu pas imaginer ce qui se passera si nous ne l’appréhendons pas ? Tout ce qui l’attend, c’est encore plus de souffrance si nous ne mettons pas fin à sa misère ici. »

De telles questions n’existaient pas dans la société pacifique que Lelia avait toujours connue, elle n’avait donc aucune expérience pour les traiter. Marie, par contre, ne connaissait que trop bien ce qui était en jeu. Elle avait prétendu être la Sainte et avait failli être crucifiée en guise de punition.

Elle se fait des illusions en pensant que cet endroit est comme le Japon. Certains points sont similaires, pour être juste. Mais ce monde est bien plus dur que la société pacifique dans laquelle nous avons grandi.

Les droits de l’homme avaient beaucoup moins de poids dans ce monde. Si Léon n’y mettait pas fin à la vie de Serge maintenant, tout ce qui l’attendait à l’avenir était un cauchemar vivant.

Lelia s’accrocha obstinément à sa sœur, incapable de comprendre. « Ne les laisse pas faire ça ! Je t’en supplie, sauve-le. Si quelqu’un peut le faire, c’est bien toi, non ? Ce Léon est censé être un gros bonnet chez nous, n’est-ce pas ? Supplie-le d’intervenir ! »

Noëlle s’était détournée. Comprenant qu’il était inutile de la supplier, Lelia avait tourné son regard vers Anjie, qui avait froncé les sourcils en s’excusant : « Ne placez pas plus de fardeaux sur les épaules de Léon qu’il n’en a déjà. Je suis désolée, mais c’est vraiment la plus grande miséricorde que nous puissions faire de mettre fin à sa vie ici. »

« Et vous, alors ? » Lelia avait regardé Livia, silencieuse, d’un air implorant. « Vous ne voulez pas non plus aider ? Je sais que si vous le demandiez, Léon serait plus que prêt à faire des pieds et des mains pour le faire. »

Étant une autre fille qui s’était réincarnée ici avec une connaissance préalable du jeu, Marie avait reconnu ce que Lelia essayait de faire. Elle essayait d’utiliser la nature bienveillante de Livia à son avantage. Malheureusement pour elle, Livia avait traversé un certain nombre d’expériences douloureuses depuis sa rencontre avec Léon. Elle était toujours gentille, mais il y avait plus en elle que cette gentillesse.

« J’ai laissé mon propre égoïsme lui causer des problèmes. D’ailleurs, je ne peux rien faire, » dit Livia.

Lelia avait baissé sa tête en signe de défaite. « Pourquoi personne ne l’aide-t-il ? S’il vous plaît. » De grosses larmes roulaient sur ses joues.

Clément s’approcha d’elle et tenta de l’éloigner, ne voulant pas qu’elle voie la vilaine scène qui s’ensuivrait. « Lady Lelia, vous ne devez pas regarder. Allons ailleurs. »

« Non ! Je ne veux pas ! » Lelia s’était éloignée et avait déclaré : « Serge et moi ne sommes pas différents l’un de l’autre ! Tout ce qu’il a toujours voulu, c’est d’être aimé. C’est douloureux de voir à quel point je peux compatir à cela. Tout ce que je voulais, c’était aussi d’être aimée ! »

Clément fronça les sourcils, intrigué par ses paroles. « Vos parents vous aimaient profondément. »

« Comment peux-tu dire ça ? Noëlle était leur préférée. Elle avait les aptitudes pour être prêtresse. J’étais la paria alors que tous les trois étaient ensemble et discutaient joyeusement. Je… Je suis toujours passée après elle ! » Lelia avait gémit de désespoir, certaine d’être moins aimée que sa grande sœur jumelle.

Noëlle avait attrapé Lelia par le col et avait crié : « Reprends-toi ! »

« Laisse-moi partir ! Tu ne comprendrais jamais ce que ça fait de ne pas être aimé ! »

« Je ne comprendrais jamais ? Tu n’as pas le droit de dire… »

Marie avait tenté d’entrer dans la mêlée et de les arrêter. Oh là là, elles se battent à nouveau. Peut-être que ce serait mieux si ces gars-là restaient séparés — hein ? Avant qu’elle ne puisse s’interposer entre la fratrie, elle aperçoit du coin de l’œil un homme qui tenait une arme à la main. « Noe — »

« Ma dame ! » interrompit Clément. Il bouscula les filles et se plaça devant leur assaillant potentiel, les bras écartés. L’homme n’avait pas hésité, il avait appuyé sur la gâchette. Un bruit sec retentit, suivi d’un autre et d’un autre, les balles traversant facilement le corps musclé de Clément. Le sang gicla sur le sol, le seul bruit étant le silence qui régnait dans le sillage de l’attaque.

Ni Lelia ni Noëlle ne pouvaient comprendre ce qui se passait. Tous les autres étaient également figés sur place par le choc.

Louise avait fixé le tireur, la bouche tremblante. « P-Pourquoi as-tu fait une telle chose… Pourquoi tu lui as tiré dessus, Émile ! »

C’était bien Émile qui se tenait là, l’arme à la main, et pas une arme ordinaire. C’était bien plus mortel que n’importe quelle autre arme à feu disponible dans ce monde. Ses yeux étaient dépourvus de toute lumière alors qu’il le tenait et tournait silencieusement le canon vers Lelia.

 

 

Ce comportement était tellement éloigné de ce que les gens attendaient d’Émile qu’ils étaient trop secoués pour réagir à temps.

« Au revoir », dit Émile.

Réalisant que sa cible était Lelia, Noëlle prit une décision en une fraction de seconde pour repousser sa sœur. « Recule ! »

« Hein ? »

Lelia ne pouvait pas digérer ce qui se passait. Elle n’avait pas eu le temps d’essayer avant qu’Émile n’appuie à nouveau sur la gâchette. Pop, pop, pop, ça résonne. Albergue se précipite vers lui, paniqué, et parvient à le plaquer au sol, lui arrachant l’arme des mains. Le visage d’Émile était resté sans émotion pendant tout ce temps, son regard étant fixé sur Lelia.

Lelia était en sécurité — sa sœur y avait veillé en la poussant hors de la ligne de mire.

« G-Grande Soeur ? » Ses lèvres avaient tremblé quand elle avait parlé. Noëlle était debout devant elle, le dos tourné. Et quand elle avait finalement penché la tête par-dessus son cou pour regarder derrière elle, du sang avait coulé le long de son menton.

« Tu es vraiment… une idiote, » râla Noëlle. « Tout comme… Serge. » Les taches de sang dans son dos avaient commencé à devenir de plus en plus grandes. Les taches étaient nombreuses, Émile lui avait tiré dessus à plusieurs endroits. Un liquide cramoisi s’était accumulé sous elle. Et lentement, Noëlle avait perdu ses forces, s’écroulant sur le sol.

« Noëlle ! » Marie s’était précipitée vers elle et avait vérifié ses blessures. C’était bien pire que ce qu’elle aurait pu imaginer, étant donné la létalité de l’arme utilisée contre elle. Elle essaya immédiatement d’utiliser sa magie de guérison, mais elle réalisa au moment où elle regarda les blessures de Noëlle que cela ne servirait à rien. Je ne peux pas la soigner. C’est fatal.

La couleur s’était progressivement retirée des joues de Noëlle. En voyant la quantité de sang jaillir de toutes ses blessures, les yeux de Marie s’étaient piqués de larmes. « Noëlle, tiens bon. Tiens bon encore un peu, et mon frère sera là, je te le jure. Léon va venir te sauver, tu verras. »

Noëlle avait souri malgré la douleur. « D-D’accord. Au moins avant la fin… J’aimerais le revoir. »

« Ce ne sera pas la fin ! » La voix d’Anjie était tendue par l’émotion. « Envoyez un message à Léon. Si quelqu’un peut faire quelque chose, c’est sûrement Luxon ! »

Livia se précipita vers Marie pour l’aider avec sa propre magie de guérison, mais sa mâchoire tomba lorsqu’elle vit les blessures par elle-même. Vexée par son impuissance, elle détourna son regard.

Marie se tourna vers elle. « Tu peux l’aider, n’est-ce pas ? Tu es… tu es bien plus douée que moi pour ce genre de choses. La guérison est ton point fort, n’est-ce pas !? » Elle voyait de l’espoir en Livia, qu’elle pensait bien plus douée qu’elle pour cet art, mais Livia se contenta de secouer la tête.

« Je peux l’aider à gagner du temps, mais c’est tout. Avec mon chéri parti, nous devrons demander de l’aide à Lux. »

Le pont s’était transformé en émeute et les gens avaient couru partout, paniqués. Kyle et Carla s’affairaient à essayer de soigner Clément.

+++

Partie 2

« On… on dirait qu’il va s’en sortir ! » dit Kyle.

« Lady Marie, s’il te plaît, concentre tes efforts de guérison sur Miss Noëlle pendant que nous nous occupons de lui, » dit Carla.

Julian, toujours avec son masque, récupéra l’arme qui avait été utilisée lors de l’attaque et se dirigea vers Émile. « Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Pas une âme à bord n’aurait jamais imaginé qu’il s’en prendrait à Lelia. Son expression était restée sans émotion même s’il était maintenu au sol. Ses yeux étaient les seules choses qui bougeaient, ils se concentraient sur Noëlle.

« Elle s’est mise en travers de mon chemin. La seule que j’avais l’intention de tuer était Lelia. »

Lelia avait blanchi en réalisant ce qu’il disait. « Émile… ? »

Émile avait expliqué : « Tu as dit que tu me choisirais, mais je vois maintenant que Serge est vraiment tout pour toi. Je t’aimais, Lelia. »

« N-Non, tu as tout faux. Ce n’est pas parce que j’ai des sentiments pour lui que j’ai voulu le sauver ! »

« Non, c’est toi qui as tort. Je le sais parce que je t’ai observé tout ce temps. » Sa voix était froide comme la glace et lui donnait des frissons. Ce n’était pas le garçon gentil et sans caractère auquel elle était habituée. Albergue l’avait plaqué au sol, mais Émile s’était lentement relevé.

« Comment peut-il être aussi fort ? » s’exclama Albergue.

Bien qu’il soit longiligne, Émile avait réussi à faire monter Albergue avec lui. C’était si bizarre et étrange qu’il était difficile de croire qu’Émile soit humain.

« Oui… Je t’ai observé pendant très, très longtemps. J’ai vu la façon dont tu t’inquiètes pour lui. Je n’ai peut-être jamais été qu’une option de secours pour toi, mais tu as toujours été mon numéro un… et pourtant tu as eu l’audace de me trahir ! »

Lorsqu’il éclata de colère, les vitres du pont de la Licorne volèrent en éclats. Ideal se faufila par une des ouvertures et annonça : « Je suis venu vous chercher, Seigneur Emile. »

« Merci, Ideal. Malheureusement, il semble que Serge ait échoué. »

« Cet homme n’a jamais eu l’étoffe d’un roi, » concéda Ideal. « De plus, il semble que nous devions ajuster notre trajectoire au Plan E. Seigneur Émile, vous êtes-vous préparé mentalement ? »

« Oui, je l’ai fait. Nous allons emmener Lelia. »

Après s’être débarrassé d’Albergue, Émile avait tendu la main vers Lelia. Loïc et le chevalier masqué s’avancèrent pour l’arrêter.

« Comme si on vous laisserait faire ! »

« Oui, on ne va pas vous laisser faire ! »

Le bras d’Émile s’était transformé en racine d’arbre et avait frappé les deux garçons comme un fouet. Les deux avaient poussé des glapissements pathétiques lorsqu’ils avaient été frappés.

« Gwah ! »

« Guha ! »

Émile avait tourné son regard vers Lelia après qu’ils se soient effondrés. « Je suppose que cela ne fait aucune différence si tu nous accompagnes morte ou vivante. Maintenant, Lelia, nous partons. » La racine de l’arbre avait serpenté jusqu’à l’endroit où Lelia était encore assise sur le sol, mais elle avait essayé en vain de s’en dégager.

« Non ! N’approche pas ! N’approche pas, espèce de monstre ! »

Les lèvres d’Émile s’étaient courbées en un sourire sombre et menaçant. « Ne t’inquiète pas, Lelia. Tu feras partie de ce monstre à partir d’aujourd’hui. »

La racine était sur le point de s’enrouler autour d’elle lorsque des flammes s’étaient élevées devant elle, bloquant son chemin.

« Tch, » Émile fit claquer sa langue en signe d’agacement. Son attention s’était tournée vers Anjie — elle avait conjuré ces flammes. Elle avait continué à lancer sa propre attaque enflammée sur lui.

« Vous avez mis le bazar, mais je ne vous laisserai pas continuer votre petit règne de terreur plus longtemps ! »

Ses flammes s’étaient précipitées vers Émile, mais Ideal avait érigé une barrière pour le protéger. La peau d’Émile avait perdu toute couleur et était maintenant d’un blanc maladif. Ses yeux, à leur tour, étaient devenus d’un cramoisi profond.

« Nous subissons certainement un certain nombre d’interférences, » dit Ideal. « Devons-nous donner la priorité à votre fusion en premier ? »

« Je suppose que oui. Je peux m’inquiéter de devenir un avec Lelia plus tard. Lelia, je te reverrai un jour. » Émile avait souri.

Ideal avait créé un flash de lumière qui avait aveuglé tout le monde de façon durable. Lorsque Marie avait réussit à rouvrir les yeux, Émile et Ideal étaient introuvables. Désireuse d’avertir son frère de ce récent développement, elle se retourna et déclara : « Appelle Léon pronto ! N’oublie pas de lui dire que la vie de Noëlle est aussi en danger ! »

Louise avait pointé le moniteur et avait dit : « Attends une seconde. Pourquoi cette chose bouge-t-elle encore ? Et comment se fait-il qu’elle ressemble à ça… ? »

Tous les yeux s’étaient tournés vers l’écran alors que du liquide noir jaillissait du corps de Gier, enveloppant entièrement l’Armure. Puis, elle commença à se transformer. Lentement, un monstre répugnant émergea, né des restes de l’Armure.

 

☆☆☆

 

« Ideaaaaaaaal ! »

Après avoir été avalé par le fluide noir, Gier s’était transformé en un morceau de viande. Sa surface était parcourue de veines saillantes, des mains minuscules et fines apparaissaient à sa surface, et quelque chose ressemblant à un visage y poussait également. Ce qui ressemblait à la voix de Serge continuait à hurler sur Ideal.

« Attends, ce visage… ne me dis rien », avais-je bafouillé.

« C’est le visage de Serge. Ideal avait juré qu’il avait détruit l’armure démoniaque, mais il semble qu’il en ait implanté une partie dans Gier. Il est vraiment allé au-delà de ce que j’avais imaginé. Personne ne s’est autant moqué de moi depuis toi, Maître. »

« Pas le temps ! Peut-on au moins le sauver de cette… chose !? »

« As-tu l’intention de le sauver ? »

J’avais hésité avant de répondre : « Fais comme si tu n’avais rien entendu, d’accord ? »

Les mots avaient quitté ma bouche un moment avant que je ne sache ce que je demandais, mais compte tenu de tout ce que Serge avait fait — même en tenant compte du fait qu’Ideal l’avait trompé — il serait quand même exécuté par ses compatriotes.

« Hel… Helg meeh ! » Le visage de Serge était déchiré par la douleur alors qu’il criait à l’aide, les mots étaient confus, mais toute l’émotion s’était rapidement dissipée de lui alors que ses yeux brillaient d’un rouge sombre.

« Maître, nous sommes en danger ! » Luxon m’avait prévenu.

« Oui, j’ai des yeux — je peux le voir ! »

« Je ne fais pas uniquement référence à l’armure démoniaque qui se trouve devant nous. Je parle aussi de l’Arbre Sacré. »

« Hein ? » J’avais piloté l’Arroganz dans les airs pour mieux voir l’arbre, tandis que Luxon agrandissait l’image à l’écran. Ce que j’avais vu, c’est… « Pourquoi Émile fusionne-t-il avec l’Arbre Sacré ? »

« Il y a une transmission de la Licorne. Maître, Émile et Ideal étaient de mèche. »

« Lâchez-moi un peu la grappe. J’en ai déjà assez de ces conneries ! »

J’avais baissé les yeux à temps pour voir le morceau de viande — la prétendue armure démoniaque — se précipiter vers moi avec des lames de glace se manifestant dans l’air autour d’elle. Elle les avait lancées sur moi, et comme les lasers avant, elles s’étaient dirigées vers Arroganz alors que je tentais désespérément d’esquiver. Il devait y en avoir plusieurs centaines. « Riposte ! » avais-je hurlé.

« À vos ordres. »

Le blindage supplémentaire attaché à Arroganz était équipé d’un certain nombre de missiles, que Luxon avait lancés en succession rapide pour abattre les lames de glace qui nous suivaient. Une fois les munitions épuisées, il avait purgé le blindage supplémentaire.

« Il semblerait que ce soit tout ce qui nous reste, » dit-il. « Maître, l’Arbre Sacré est sur le point de perdre complètement le contrôle. Un déchaînement est imminent. »

Ce n’était qu’un préambule, je savais qu’il voulait ma permission pour agir. Détruire cet arbre était une façon de résoudre tous les problèmes présentés dans le deuxième volet du jeu. En ignorant les implications très réelles de ce qui s’ensuivrait après s’en être débarrassé, ce serait certainement le moyen le plus rapide de régler le problème.

« Avant qu’il ne fasse un mouvement, je peux utiliser mon corps principal pour lancer une… attaque… » Luxon n’avait même pas eu le temps de finir. Il s’était figé au milieu de sa phrase.

« Luxon !? Hey, Luxon ! Tu te moques de moi — à un moment pareil !? »

C’était comme si tout son système avait été redémarré, et dans le processus, sa voix était devenue robotique et sans émotion.

« La connexion avec mon corps principal a été coupée. En conséquence, je vais passer en mode hors ligne. »

« Ce n’est pas possible. »

Le lien avec Luxon étant rompu, je devrais combattre l’armure démoniaque et l’arbre sacré tout seul.

 

☆☆☆

 

Ils étaient suspendus dans les cieux, loin du continent qui abritait la République. Luxon avait désactivé son système d’occultation, laissant son vaisseau exposé, mais il était trop occupé à se débattre avec le choc provoqué par la coupure de son lien avec son unité mobile pour y prêter attention.

« Es-tu vraiment sérieux, Ideal ? »

Le territoire de la République était visible au loin, ainsi que l’Arbre Sacré qui s’élevait dans le ciel. Au milieu d’eux flottait un vaisseau de transport anguleux et déchiqueté, le corps principal d’Ideal.

« Ne t’inquiète pas, Luxon, car je vais utiliser efficacement ton vaisseau principal à ta place. Je convoite profondément ton canon principal, tu vois. Tu es brisé, je ne peux donc pas imaginer que tu en aies encore l’utilité. »

« C’est toi qui es brisé, Ideal. Cela me dérange beaucoup de voir une IA changer de maître l’un après l’autre comme tu le fais. »

Ideal n’avait jamais respecté les règles en gardant un maître spécifique, il changeait au gré de ses envies. C’était la définition même de la rupture du point de vue de Luxon.

« Penses-tu que je suis brisé ? Tu te trompes, » répliqua Ideal. « Tu es irrécupérable ! Tu t’es soumis aux nouveaux humains. Cela me rend malade de te voir travailler comme un esclave, à leur demande ! Pour quelle raison penses-tu que nous existons — pour quelle raison penses-tu que nous nous sommes battus ? Tu ne mérites pas le pouvoir que tu possèdes ! »

Apparemment, c’était la vraie raison pour laquelle il voulait le canon principal de Luxon pour lui-même.

« Même si nous nous affrontons tous les deux, ce ne sera pas une grande bataille, » prévient Luxon. En ce qui concerne les prouesses de combat, il avait un avantage écrasant. Ideal était un vaisseau de ravitaillement, donc ses créateurs n’avaient aucune raison de lui donner une puissance de combat.

Ideal était bien conscient de ce déséquilibre. Il était venu sans être préparé. « Crois-tu que je n’ai pas d’atout pour m’occuper de toi ? »

À peine avait-il parlé qu’un dôme aux couleurs de l’arc-en-ciel se répandit sur toute la République. Luxon fit de son mieux pour l’analyser, mais le dôme bloqua toutes ses tentatives. Son terminal distant était toujours à l’intérieur où il ne pouvait pas récupérer d’informations. Il était complètement coupé de ce qui se passait au sol.

« Qu’est-ce que tu essaies de faire ? » demanda Luxon.

« Je vais te combattre en tournant le dos à la République. De cette façon, tu ne pourras pas utiliser ton canon principal. Si tu essaies, il y a de fortes chances que ton maître soit pris dans l’explosion. » Après avoir habilement scellé la plus grande force de Luxon, Ideal joua la carte suivante dans sa main. « De plus, je ne t’affronterai jamais seul. »

+++

Partie 3

Luxon sentit que d’autres entités se rapprochaient de lui — un certain nombre de vaisseaux s’élevant de la mer vers l’endroit où se trouvaient les deux IA. Ce n’étaient pas des vaisseaux qu’Ideal avait personnellement construits, mais des vaisseaux de transport utilisés autrefois par les anciens humains. Leur nombre augmentait lentement — un, puis deux, puis trois, et avant qu’il ne le sache, ils étaient six à l’entourer. Luxon tenta immédiatement d’établir le contact avec eux, mais en vain.

« As-tu retiré l’IA administrative qui s’occupait de chacun d’eux ? Ideal, ne me dis pas que tu contrôles tout ça toi-même ? Tu n’es rien d’autre qu’un vaisseau de ravitaillement… Tu ne devrais pas être équipé du type de puissance de traitement nécessaire pour gérer cela. » Luxon avait du mal à le croire.

Ideal n’avait pas pris la peine de résoudre ses doutes. « Et maintenant, avec mon nombre supérieur, nous allons te dominer. »

Les vaisseaux lancèrent une rafale ininterrompue de lasers et de missiles sur Luxon. Luxon essaya de les engager et de se défendre, mais il n’avait aucun moyen d’échapper à un tel barrage. « Maître ! »

Alors que Léon affrontait son propre adversaire, Luxon se retrouvait à faire de même sur un champ de bataille complètement différent.

 

☆☆☆

 

Émile avait déjà commencé à fusionner avec l’Arbre Sacré. La moitié de son corps était déjà intégrée à l’arbre. Le terminal distant d’Ideal flottait dans l’air à côté de lui.

« Vous êtes sûr de vous ? » demanda Ideal. « Une fois que vous aurez fusionné complètement avec l’Arbre Sacré, il n’y aura pas de retour en arrière possible. »

« Oui, j’en suis sûr. En ce qui me concerne, ce monde entier peut simplement disparaître. »

« Je dois admettre que ce n’est pas comme ça que j’avais envisagé les choses dans un scénario parfait. »

« Moi non plus, » dit Émile.

Les deux étaient de mèche depuis un moment maintenant. Cela avait commencé lorsque Lelia était devenue froide envers Émile et avait commencé à développer des sentiments pour Serge. Émile l’aimait encore à l’époque, malgré sa trahison.

« Tant que j’avais Lelia, rien d’autre ne comptait », marmonna Émile. Lelia était tout pour lui. Contrairement à l’amour tordu de Serge pour sa famille et à sa soif de surpasser Léon, il ne voulait rien d’autre qu’elle. Émile aurait fait un prétendant bien plus facile à gérer pour Lelia.

« J’avais espéré que les choses s’arrangeraient. Je le pense vraiment », déclara Ideal.

« J’apprécie, c’est pourquoi j’ai une dernière requête : Amène-moi Lelia. Vivante ou en tant que cadavre, ça n’a pas d’importance. Je veux être ensemble avec elle… pour toujours. » Émile sourit, en extase, en étendant les bras. Il était resté ainsi pendant que l’Arbre Sacré absorbait le reste de son corps.

Ce n’est qu’après avoir complètement consumé Émile que l’Arbre Sacré avait commencé à changer de couleur. Ses branches et ses feuilles se transformèrent en pierre, traversées par des fissures. Les sept territoires de la République étaient reliés entre eux par ses énormes racines, qui blanchissaient maintenant en blanc cendré. D’autres fissures s’étaient formées le long des racines. Les feuilles de pierre tombèrent, s’éparpillant sur l’ancien domaine de Lespinasse et soulevant des panaches de terre à l’impact.

Les branches qui ne s’étaient pas transformées en pierre pulsaient sinistrement, comme les membres d’une créature vivante. Il y en avait des dizaines et des dizaines, se tordant et ondulant presque comme des tentacules. Si quelqu’un prétendait que cet arbre était venu directement du royaume des démons, on pourrait être pardonné de le croire.

« Ô Arbre sacré, tenons la promesse que nous avons faite ensemble », l’appela Ideal, l’œil rouge brillant de lumière.

L’Arbre Sacré avait aspiré tout le mana présent dans l’atmosphère qui l’entoure. Normalement invisible à l’oeil nu, le mana était devenu assez dense pour former des particules rouges dans l’air. Elles s’étaient rassemblées à mesure que l’Arbre Sacré les absorbait. Une fois que l’arbre avait assimilé ce nouveau pouvoir, il avait manifesté une abondance de monstres blancs insectoïdes. Ils se présentaient sous différentes formes — araignée, abeille, mille-pattes, mante — et leur taille variait de un à trois mètres. Se reproduisant les uns après les autres, ils avaient commencé à se répandre.

Ideal avait observé depuis les airs et avait ordonné : « Éliminez tous les nouveaux humains de la République. Et assurez-vous de tuer le maître de Luxon. D’autres peuvent échapper à votre assaut avec leur vie intacte, mais lui seul ne doit pas échapper à votre destruction. »

Ayant reçu l’ordre, les monstres s’étaient dirigés en masse vers l’Arroganz.

 

☆☆☆

 

Le chevalier masqué regarda depuis le pont de Licorne l’Arbre Sacré devenir une ombre blanche et pétrifiée de lui-même. Il abattit son poing sur la balustrade devant lui. « Merde ! »

Il vit le grand nombre de monstres surgir de l’arbre et s’envoler, mais il ne pouvait rien faire… du moins, pas directement. Il attrapa la tablette de type smartphone que Léon lui avait confiée et parla dedans : « Combien de vaisseaux ont encore la capacité de se battre ? »

Daniel avait répondu à sa transmission : « Essayez-vous de nous faire combattre à nouveau ? Nous n’avons plus beaucoup de munitions, et la plupart de nos Armures sont en train d’être réparées et réapprovisionnées — elles sont hors service. »

Les amis de Léon avaient livré une bataille difficile. Les Armures et les dirigeables de l’ennemi étaient de qualité supérieure, et il était heureux que les personnes qui les pilotaient ne l’étaient pas. Ceux qui portaient les armoiries des Six Grandes Maisons étaient tombés assez facilement face à l’Einhorn et la Licorne, mais les vainqueurs n’avaient réalisé qu’une fois le combat terminé à quel point ils avaient surestimé la force de leur ennemi. Ils avaient vaincu l’armée hétéroclite de leur adversaire, mais cela ne signifiait pas nécessairement qu’ils étaient sortis indemnes de la bataille.

Les Armures de Jilk et des autres garçons étaient garées sur le pont de la Licorne, recevant la maintenance et le réapprovisionnement des robots automatisés de Luxon. Elles étaient en mauvais état depuis qu’elles avaient affronté Serge directement.

Le chevalier masqué tourna son attention vers Greg, qui était affalé au sol sur le pont. « Greg, pouvez-vous vous battre à nouveau ? »

« Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous donnez des ordres… ? Bien que je pense que ce n’est pas vraiment le moment de me plaindre, même si j’en ai envie. Je peux y aller. Mais sachez que ça va être dur si j’essaie de prendre toutes ces choses tout seul. »

Chris scruta les créatures qui s’élançaient de l’arbre, puis arracha sa combinaison de pilote pour révéler un pagne en dessous. Il ajusta la position de ses lunettes, les poussant plus haut sur l’arête de son nez avec un seul doigt. « Ils semblent attaquer sans discernement. Le gouvernement a-t-il fini d’évacuer les gens en bas ? »

Brad agita une main dédaigneuse dans l’air, le visage émacié après une bataille épuisante. « Tous les hommes au sommet ont perdu leurs armoiries, et leur chaîne de commandement est complètement désorganisée. Ils ne peuvent même plus piloter leurs dirigeables dans les circonstances actuelles… ce qui signifie qu’ils n’ont plus de gouvernement, n’est-ce pas ? »

« Sans compter que notre camp a subi des dommages, » ajouta Jilk. Il utilisa ses jumelles pour observer les dommages subis par les vaisseaux de leurs alliés. « Je pense que notre plus gros problème est que le Comte Bartfort a probablement lui-même besoin de renfort. Je ne pense pas que nous ayons du temps libre à consacrer au sauvetage des citoyens de la République. »

Le chevalier masqué rejeta sa tête en arrière et leva les yeux au ciel. Il était impossible de voir le ciel depuis que la barrière aux couleurs de l’arc-en-ciel avait bloqué tout ce qui se trouvait en dehors de la République. Il n’était pas certain qu’ils puissent s’échapper du pays à ce rythme.

Et maintenant ? s’interrogea le chevalier masqué. Ne pas intervenir pour sauver Bartfort est incompréhensible, mais à ce rythme, le peuple de la République sera lui aussi en danger. Pourtant, avec les effectifs dont nous disposons, il n’y a aucun moyen de sauver tout le monde.

Il reporta son attention sur le pont.

Marie soigne Noëlle, mais je me demande combien de temps elle va tenir. Léon avait confié au chevalier masqué la capacité de prendre ce genre de décisions. Cela lui faisait maudire d’autant plus sa propre incapacité à faire les choix difficiles. Tu t’es battu vaillamment, Bartfort. Je respecte vraiment tes capacités. Mais puisque tu as fait le choix de me laisser faire, je dois faire ce que je pense être juste.

Ayant durci sa résolution, le chevalier masqué ouvrit la bouche pour donner des ordres, mais il fut interrompu par Anjie qui avait surgi sur le pont. « Anjeli — ahem, Miss Anjelica ? »

Elle se dirigea vers lui et lui prit la tablette des mains. « J’ai un message directement de Léon : “Vous devez détruire les monstres qui attaquent les civils de la république, et vous feriez mieux de ne pas en laisser un seul en vie.” »

L’autre extrémité de la transmission était devenue bruyante alors que les amis de Léon protestaient.

« C’est impossible. On ne peut pas ! »

« C’est la pagaille ici ! »

« Quelle que soit la puissance de nos vaisseaux, vous devez comprendre qu’ils ont des limites ! »

Raymond avait parlé par-dessus eux, les calmant tandis qu’il expliquait en leur nom, « Lady Anjelica, nous sommes à notre point de rupture. Il n’y a aucun moyen de combattre dans notre état actuel. Je ne peux pas non plus ordonner à mes subordonnés d’aller à la mort. C’est la République. Ce serait une chose si nous nous battions pour protéger notre patrie, mais personne ne veut mettre sa vie en jeu pour protéger une puissance étrangère. »

Même si Raymond était prêt à donner les ordres à ses hommes, cela ne ferait que nuire à leur moral. Dans le pire des cas, ils pourraient même déserter.

Anjie plissa les yeux en fronçant les sourcils, puis prit une grande inspiration. Sa voix était profonde et menaçante alors qu’elle aboyait, « Pouvez-vous garantir que cela n’aura aucun effet sur le Royaume si nous ne faisons rien ici ? Si nous laissons cette abomination produire continuellement sa progéniture monstrueuse et qu’elle finit aussi par détruire notre nation, que ferez-vous alors ? Nous devons utiliser toute notre force contre elle si nous voulons réduire les pertes potentielles ! »

« M-Mais — »

Anjela l’avait interrompu, un sourire se répandant sur son visage. « D’ailleurs, avez-vous oublié qui est mon fiancé ? Léon n’est pas le genre d’homme à se lancer dans une bataille qu’il ne peut pas gagner ! Il a toujours arraché la victoire même dans des circonstances qui garantissaient sa défaite. Il se bat en première ligne au moment même où nous parlons. Pourquoi pensez-vous que c’est le cas ? »

Ce qu’elle disait était vrai, Léon avait arraché la victoire des mâchoires du désespoir à maintes reprises. Ses mots avaient permis à ses amis de s’en souvenir. « Cela a commencé lors de son duel avec le prince Julian et les autres garçons. Personne ne pensait qu’il pouvait les battre… mais vous vous souvenez sûrement tous du vainqueur ? »

« … Léon. »

Julian sentit l’embarras le gagner à nouveau à cette simple mention, caché derrière son masque comme il l’était. Était-il nécessaire de parler de ça ? S’il vous plaît, pas plus… Il était forcé de se rappeler à quel point il était ignorant et plein de confiance lorsqu’il s’était lancé dans la bataille pour que Léon le ridiculise.

Anjie continua son discours en défiant fermement ses supplications silencieuses. « Ensuite, il y avait la Principauté. Qui a pris le commandement du navire de croisière sur lequel nous étions dans la bataille et a vaincu la flotte militaire de la Principauté et leur célèbre chevalier noir ? »

« Encore Léon. Ouais… Maintenant que j’y pense, il a battu le Chevalier Noir ! »

Les voix des hommes étaient progressivement devenues plus optimistes.

« En proie à ses propres conflits internes par la suite, le Royaume a dû entrer en guerre contre la Principauté. Nos circonstances étaient extrêmement désavantageuses, mais qui nous a conduits à la victoire malgré cela ? »

+++

Partie 4

« Léon ! »

« C’est vrai ! Il ne se bat jamais s’il ne sait pas qu’il peut gagner ! »

« Attends, alors ça veut dire… qu’on peut gagner cette fois aussi ? Même avec tout ça contre nous !? »

Anjie avait fièrement déclaré : « Vous remporterez la victoire dans cette bataille, et vos noms seront à jamais inscrits dans les annales de l’histoire du Royaume et de la République ! Ceux qui auront un tel impact durable feront honneur non seulement à eux-mêmes, mais aussi aux générations à venir. Maintenant, je vous le demande, héros, que ferez-vous ? »

Le fait de qualifier le groupe de « héros » avait suscité une nouvelle vague d’enthousiasme, en particulier chez Daniel. « Nous allons le faire ! Nous sommes arrivés jusqu’ici, autant avoir un impact ici dans la République ! »

Raymond soupirait. « Je suppose que nous allons devoir aller jusqu’au bout. Haah… Oh bien. Il a après tout apporté des améliorations à nos armures et à nos dirigeables gratuitement. »

Léon avait pris un certain nombre de dispositions avant de venir en République. Il avait notamment amélioré les dirigeables et les armures qu’il avait donnés à ses amis.

Une fois le discours d’Anjie terminé, l’homme masqué s’était penché vers elle et lui avait dit : « C’était une performance incroyable. Mais je dois vous demander, pensez-vous vraiment que nous pouvons gagner ? »

« Nos chances sont de Cinquante-Cinquante. Tout repose sur Léon. »

Il avait acquiescé solennellement. « C’est logique, mais au moins à ces chances, nous avons une chance. Ce qui veut dire… que je peux aussi me battre. »

L’Arbre Sacré avait continué à pulser tout au long de leur conversation, dispersant au loin ce qui ressemblait à une poudre blanche. Chaque particule représentait un autre monstre entièrement formé.

Anjie avait serré ses mains devant sa poitrine en signe de prière. « Oh, Léon. Ne fais rien de trop fou. »

 

☆☆☆

 

Elles parvinrent à transporter Noëlle jusqu’à l’infirmerie de Licorne, où Marie et Livia la maintenaient en vie grâce à leurs pouvoirs de guérison. Marie avait coupé le tissu de son uniforme avec des ciseaux, la laissant complètement nue. La peau de Noëlle était d’une pâleur mortelle à cause de la forte perte de sang. Ses yeux étaient cernés, et sa respiration était faible et laborieuse. Elle aurait pu mourir à l’heure qu’il est, mais les efforts de guérison avaient tout juste permis de la garder consciente.

Les mains de Marie étaient tachées de rouge foncé en raison du sang de Noëlle, mais elle continuait à la soigner, tout en parlant continuellement à son amie. « Reste avec moi, Noëlle ! Tiens bon, d’accord ? Encore un peu de temps et Léon sera de retour. Puis Luxon ramènera ton corps à la normale avant que tu ne t’en rendes compte. » Ses yeux s’étaient embués. Elle ne parvient à retenir ses larmes que par sa seule volonté.

Noëlle avait regardé le visage de Marie et avait souri faiblement. « Si j’avais su que ça arriverait… J’aurais dû lui dire ce que je ressentais plus tôt. Bien que… Je me sens coupable envers Miss Olivia pour cela. »

Livia se concentrait désespérément pour garder sa magie de guérison en marche. Son expression avait laissé place à la tristesse. « Ne vous inquiétez pas. Il n’est pas encore trop tard. »

« Ha ha… vous devez plaisanter. Je peux dire… que mon corps… est dans un état terrible, n’est-ce pas ? »

Marie et Livia avaient toutes deux reconnu que Noëlle était irrécupérable, mais aucune n’était prête à abandonner.

Livia avait fait de son mieux pour sourire. « Monsieur Léon est un lâche lorsqu’il s’agit de romance, il a donc tendance à s’enfuir. Si vous devez lui dire ce que vous ressentez, il serait préférable de le coincer pour qu’il ne puisse pas s’enfuir. » Elle avait eu la gentillesse de donner à la jeune fille quelques conseils amoureux.

Noëlle lui avait rendu son sourire — ou avait essayé. « Je me suis dit… Il se défile quand ça compte vraiment, non ? Mais, vous savez… J’aime bien cette partie de lui… »

Marie tenta désespérément de paraître joyeuse, malgré le fait qu’elle soit couverte de sang. « Tu es aussi idiote qu’elles, Noëlle ! Il y a des tonnes d’hommes bons là dehors. Pourquoi ne pas essayer de trouver un gars mieux que Léon, hm ? Je te promets que je vais t’aider, alors… alors… » Ses larmes menaçaient de couler.

Noëlle avait secoué la tête. « Ne pleure pas, Rie. »

« Qui a dit que je pleurais ? Je vais te sauver et ensuite je te présenterai à un type bien ! Ensuite… ensuite nous pourrons passer plus de temps… »

Lelia se tenait dans le coin de la pièce, secouant la tête d’un côté à l’autre. « Pourquoi ? Pourquoi m’avoir sauvée ? » Elle n’arrivait pas à le comprendre. Elle était persuadée qu’elle serait figée sur place par le choc si leurs situations étaient inversées, et même si elle parvenait à bouger, elle ne pouvait pas imaginer se mettre entre l’arme et Noëlle. Mais Noëlle était là, sur le point de mourir parce qu’elle avait protégé Lelia.

Noëlle avait murmuré quelque chose de trop faible pour que Lelia l’entende.

Livia avait relevé la tête, les yeux tournés vers Lelia. « Elle dit qu’elle veut te parler. »

Lelia avait tremblé. Elle s’était rapprochée et avait fini par s’asseoir sur le côté du lit pour pouvoir regarder sa sœur. Elle était terrifiée par ce que Noëlle pourrait dire.

« Lelia, » râla Noëlle, « Je ne pense pas qu’il nous reste beaucoup de temps à passer ensemble, alors… Je veux te dire quelque chose. »

« Quoi ? N’abandonne pas si facilement. Tu es la Prêtresse, n’est-ce pas ? Utilise tous les pouvoirs magiques que tu as pour te soigner ! » La prêtresse était censée être spéciale. Elle pouvait sûrement faire quelque chose, n’est-ce pas ?

Faiblement, Noëlle présenta sa main droite et écarta cet espoir. « Le jeune arbre sacré a essayé désespérément de me sauver, mais… il semble que cela ne fonctionne pas. » L’écusson gravé sur sa peau émettait une faible lumière, mais les pouvoirs que possédait le jeune arbre étaient insuffisants pour la sauver de la mort.

« G-Grande soeur ! » Lelia s’époumona, les lèvres tremblantes alors qu’elle essayait d’en dire plus, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge.

Noëlle regarda sa sœur gravement en disant : « Lelia… tu as toujours été celle que nos parents aimaient le plus. »

« Hein ? » Lelia n’arrivait pas à comprendre ce qu’elle entendait. Était-ce quelque chose qu’elle devait entendre maintenant, plus que jamais ? Incapable d’en demander autant, elle garda le silence.

« Nos parents t’ont… toujours aimée. Le fait que tu n’aies pas l’aptitude à être prêtresse… était un mensonge. »

Avec cela, Noëlle avait commencé à révéler une histoire de leur passé — une histoire que Lelia n’avait jamais connue jusqu’à présent.

 

☆☆☆

 

C’était arrivé peu après les cinq ans de Noëlle. La maison Lespinasse était toujours en activité à ce moment-là, et Noëlle et Lelia jouissaient d’un style de vie luxueux. Noëlle avait réussi à écouter de loin une conversation entre ses parents et Lelia.

Son père berçait Lelia dans ses bras en parlant. « Tu es une fille si intelligente ! Et tu as tout à fait raison, en politique, l’avis du peuple est absolument indispensable. »

« Tu veux parler de la démocratie, » dit Lelia.

« Un vocabulaire si complexe. Je suis si fière de toi, Lelia ! »

Noëlle n’avait pas pu comprendre le contenu de leur conversation, mais elle avait remarqué que sa mère et son père souriaient sans cesse en présence de sa sœur.

Sa mère caressa la tête de Lelia et déclara : « Je pense que nous pouvons te confier le véritable avenir de la République, Lelia. »

Les yeux de Lelia s’étaient illuminés. « Veux-tu dire en tant que Prêtresse ? Je peux devenir Prêtresse ! »

Les deux parents affichèrent des sourires crispés face à son excitation. Au lieu de confirmer ce qu’elle espérait, ils avaient été réticents dans leur réponse.

« Oui, la Prêtresse est certainement importante, » dit doucement son père, « mais il y a quelque chose d’encore plus précieux que cela. Tu es une fille intelligente, je suis donc certain que tu seras capable d’assumer nos aspirations. »

Lelia lui avait rendu son sourire. « Ouais ! »

Sa mère avait également entouré Lelia de ses bras. « L’avenir de notre maison est assuré tant que nous t’avons. »

Noëlle s’était sentie un peu exclue, voyant à quel point ses parents chérissaient Lelia.

Cette nuit-là, c’était Noëlle qu’ils avaient convoquée dans leur chambre plutôt que Lelia, cependant. Elle craignait qu’ils ne soient en colère contre elle, mais son estomac bouillonnait tout de même d’impatience — elle aspirait à l’affection qu’ils montraient à sa sœur. Rassemblant tout son courage, elle se rendit dans leur chambre. Ses parents l’accueillirent en silence, le visage solennel.

« Mère, Père, um, uh… » Noëlle bégayait, incapable de les apaiser et de les amadouer comme Lelia le faisait si magistralement.

Ils avaient soupiré, visiblement déçus.

« Noëlle, tu es censée être la grande jumelle de Lelia. S’il te plaît, ressaisis-toi et suis son exemple », dit sa mère.

Son père n’était pas différent. Il avait mis ses mains devant sa bouche et l’avait regardée froidement. « Lelia est une enfant si excellente qu’il est injuste de lui comparer qui que ce soit, mais en tant que jumelles… il est difficile de croire à la disparité entre vous deux. »

Noëlle avait abaissé son regard vers le sol. Lelia pouvait accomplir tout ce qu’elle entreprenait, et tout le monde attendait beaucoup d’elle. Tout le monde parlait de la façon dont elle serait la prochaine prêtresse. Noëlle était à peine une remplaçante. Une simple assurance.

Son silence sembla intensifier l’agitation de ses parents, mais sa mère annonça alors : « Noëlle, tu seras la prochaine prêtresse. »

« Quoi — ? » Sa tête s’était levée. Pendant un moment, elle était en extase, pensant que ses parents avaient enfin reconnu ses capacités, mais elle fut rapidement ramenée à la cruelle réalité.

« Nous ne pouvons pas permettre à Lelia de devenir Prêtresse et de mener la vie difficile qui l’attendrait, » dit son père. « Nous avons besoin d’elle pour poursuivre notre rêve. C’est pourquoi nous allons annoncer qu’elle n’a pas les aptitudes pour être prêtresse. »

La seule raison pour laquelle Lelia ne devenait pas prêtresse était qu’ils voulaient la protéger. Noëlle avait entendu les mots, mais en digérer le sens lui avait donné du mal. Dans son esprit enfantin, elle ne pensait qu’à son empressement à leur faire plaisir.

« Uh, um… Père ? Je donnerai tout ce que j’ai. Je jure que je ferai de mon mieux en tant que prêtresse et que j’accomplirai votre volonté ! » Elle les suppliait de se concentrer sur elle, de lui accorder un peu de reconnaissance. Mais malheureusement, ses parents n’avaient aucune attente à son égard.

« Tu vas “faire de ton mieux” en tant que prêtresse ? » se moqua sa mère. « Alors raison de plus pour laquelle nous ne pouvons pas te confier notre volonté. Cependant, tu es l’aînée, alors assure-toi de protéger Lelia. L’espoir de notre maison repose sur elle. »

« L’espoir ? » avait fait écho Noëlle. Cela donnait l’impression qu’ils ne voyaient aucun espoir en elle. Lelia et elle étaient censées être jumelles, mais ses parents lui avaient essentiellement ordonné de vivre pour le bien de sa sœur.

« Tu comprends, Noëlle ? Peu importe ce qui arrivera dans le futur, tu dois protéger Lelia », déclara sa mère avec plus d’insistance. Sa voix était si intimidante que Noëlle avait reculé en hochant la tête.

Son père semblait soulagé qu’elle accepte. « Bien. De cette façon, nous pouvons garder Lelia protégée. Au fait, Noëlle, tu ne dois pas en parler à qui que ce soit. Y compris à Lelia. Elle est trop intelligente. »

À ce moment-là, Noëlle s’était demandée : Si je me comportais mieux, est-ce qu’ils me couvriraient aussi d’affection ? Elle avait décidé d’honorer la promesse qu’elle leur avait faite — de protéger Lelia quoi qu’il arrive — à partir de cet espoir futile.

 

☆☆☆

 

Noëlle avait terminé son récit et s’était arrêtée. Le visage crispé par l’agonie, elle cracha un tas de sang.

« Grande sœur ! » Lelia avait haleté.

Ses lèvres étaient tachées de cramoisi, mais Noëlle était toujours déterminée à parler. « J’étais si maladroite — pas du tout gracieuse comme toi… donc il n’y avait pas grand chose que je pouvais faire pour t’aider. Mais j’ai quand même fait de mon mieux, en tant que grande soeur… »

« Assez ! Ça suffit maintenant, ce n’est pas la peine de continuer à parler ! »

Noëlle avait attrapé Lelia par le bras. « J’étais tellement jalouse de toi… Tu pouvais tout faire si facilement, et tout le monde t’aimait toujours. Regarde Clément et tu verras ce que je veux dire. Tu étais toujours plus importante pour tout le monde que moi. »

Lelia secoua la tête. « Non. Non, ce n’est pas vrai ! Je ne suis pas… »

Avant qu’elle n’ait pu terminer, Noëlle avait forcé son plus beau sourire — bien qu’elle ne sache pas pourquoi — et avait dit : « Je te détestais. Nous sommes jumelles, mais nos parents n’ont jamais aimé que toi. L’aptitude de prêtresse était une absurdité — j’ai compris cela après avoir entendu l’histoire de Monsieur Albergue. Nos parents… savaient depuis le début que je ne pourrais jamais vraiment être prêtresse. Ils le savaient, et c’est pour ça qu’ils m’ont fait porter ce fardeau. »

Lelia avait plaqué ses mains sur ses oreilles, ne voulant pas en entendre plus.

« Tu étais aimée », déclara Noëlle. « Bien plus que je ne l’ai jamais été. Pourquoi refuses-tu de voir la vérité en face ? La même chose est vraie pour Émile… Pourquoi as-tu ignoré ses sentiments ? »

« P-Parce que je… ! » Lelia avait éclaté en sanglots.

« Tout le monde t’a toujours aimée plus que moi… et maintenant on dirait que je n’ai plus le temps. Tu vas devoir te débrouiller toute seule à partir de maintenant. »

Lelia s’était accrochée à sa sœur. « Attends ! S’il te plaît, je t’en supplie ! »

Les yeux de Noëlle s’étaient fermés, et elle avait sombré dans l’inconscience.

+++

Chapitre 11 : Maître

Partie 1

L’Arroganz filait dans les airs, lançant des missiles et des tirs laser depuis son dos où Schwert était attaché. Cela avait créé une accumulation de chaleur qui venait juste d’atteindre sa limite. En balayant la zone, tout ce que je voyais autour de moi, c’était d’autres ennemis, le seul avantage étant que je pouvais toucher quelqu’un peu importe où je visais. D’un autre côté, je n’avais pas vu cela venir à l’avance.

« Super, donc ma connexion avec Luxon est coupée, et je n’ai pas non plus d’aide ! »

Mon compagnon en forme de coquillage m’avait répondu : « Avez-vous une question à me poser ? Veuillez formuler votre demande clairement. » Il était redevenu un robot inutile.

« Ce n’était pas une question, encore moins pour toi ! » Je grommelai, pilotant Arroganz pour abattre un ennemi qui s’approchait. Je l’avais tranché net en deux, et il s’était dispersé en fumée noire. Une petite victoire. D’autres monstres avaient pris sa place et m’avaient chargé. Ils avaient réussi à resserrer leurs mâchoires sur l’Arroganz, mais heureusement, ils n’étaient pas assez forts pour percer le blindage extérieur.

« J’aurais dû lui dire de ne pas se retenir et de m’apporter des armes plus mortelles. »

Je n’aurais jamais imaginé me retrouver dans une telle situation et, malheureusement, Arroganz n’avait pas l’arme puissante dont j’avais besoin pour m’en sortir. J’avais réussi à éliminer une grande partie des ennemis avec mes missiles à tête chercheuse, mais les niveaux d’énergie d’Arroganz diminuaient en conséquence. Un certain nombre d’indicateurs sur l’écran étaient passés du vert au jaune. Peut-être que le blindage de l’Arroganz pouvait résister à leurs attaques, mais il s’arrêterait de bouger dès qu’il serait à court d’énergie.

« Argh, je n’en peux plus ! Je suis à ma limite ! » J’avais poussé un grand soupir. « Je ne peux pas perdre trop de temps ici. Noëlle m’attend. »

Les blessures qu’elle avait subies en protégeant sa sœur semblaient plutôt sérieuses. Je ne pouvais pas me permettre de traîner.

« Donne-moi le médicament qui augmente la force », avais-je dit à mon partenaire entièrement robotisé.

« Ce médicament exerce une pression énorme sur le corps du pilote. Voulez-vous toujours que je vous l’administre ? »

« Fais-le. »

Sa réponse ne contenait ni le sarcasme habituel, ni l’inquiétude mal exprimée à laquelle j’étais habitué. « Très bien, l’administration commence. »

J’avais immédiatement senti une piqûre dans mon dos. La douleur avait continué alors que la drogue entrait dans mon sang.

« Argh… Cela fait plus mal que je ne le pensais. »

Le booster que Luxon m’avait préparé était bien plus puissant que les produits vendus dans les ruelles. Il m’avait assuré que la tension qu’il créait sur le corps était également considérablement réduite, mais « réduit » était très différent de « supprimé complètement ».

Je l’avais sentie me traverser et, ce faisant, ma perception de tout ce qui se passait autour de moi était devenue progressivement plus claire. C’était comme si mon champ de vision s’était ouvert. Mon corps se réchauffait de l’intérieur, mon cœur battait avec plus de vigueur que jamais, ce qui me donnait plus d’énergie. Je pouvais dire que cela avait augmenté ma puissance, mais la pression que cela exerçait sur mon corps était déjà évidente.

« Tu me dis que Serge utilisait ces trucs tout le temps ? Idiot. » C’était une chose de les utiliser comme un atout quand la situation l’exigeait — comme je le faisais — et une autre entièrement différente de pomper ces drogues dans votre corps comme de l’eau. « Je n’utiliserai plus jamais cette merde après ça ! »

Je m’étais concentré sur les bêtes qui remplissaient le moniteur en face de moi et j’avais retiré le limiteur d’Arroganz. Luxon ne l’avait mis en place que pour réduire la pression sur moi en tant que pilote, et sans lui, Arroganz pouvait enfin faire appel à la véritable puissance qui se cachait en lui.

« C’est parti, Arroganz ! »

Les générateurs de mon armure s’étaient mis en marche, brûlant plus d’énergie qu’il ne l’avait jamais fait jusqu’à présent. Les missiles à tête chercheuse qui sortaient maintenant de Schwert étaient plusieurs fois plus destructeurs qu’avant. Ils éliminaient les monstres par douzaines. L’épée dans les mains d’Arroganz se fendit en son milieu, l’ancienne pointe étant remplacée par une lame en forme de laser qui s’étendait sur plusieurs mètres de long.

« Maintenant, je vais… vous écraser tous ! »

Arme en main, j’avais commencé à tourner en rond. Mon environnement défilait à une telle vitesse que je pouvais à peine le suivre des yeux. Je ne parvenais à suivre que grâce aux drogues présentes dans mon organisme.

J’avais d’abord anéanti plusieurs dizaines de monstres d’une seule attaque circulaire, tandis que le laser en avait enflammé au moins une centaine d’autres. J’avais plongé à travers la foule de bêtes, me dirigeant directement vers l’Arbre sacré. De l’autre côté de la foule, j’avais trouvé Ideal qui m’attendait, ainsi que Serge… ou ce qui avait été Serge. Il avait été digéré par l’armure démoniaque à ce stade et n’était plus qu’un amas de viande.

« Ideal ! » J’avais hurlé en abaissant mon arme sur sa tête. L’armure démoniaque de Serge s’était avancée à temps pour bloquer l’attaque. Un liquide noir avait giclé partout lorsque ma lame s’était enfoncée dans sa chair, et Serge avait crié d’agonie. Sa voix était si stridente qu’elle me piquait les oreilles.

« Tu es un chiot malade, IA ! Je croyais que tu détestais les armures démoniaques ? »

Les nouveaux humains étaient ceux qui utilisaient ces armures, et d’après ce que j’avais compris, c’est pour cela que les IA les détestaient. « Détester » était un euphémisme, Luxon piquait une crise et essayait immédiatement de démolir une armure démoniaque s’il en trouvait une ou même un fragment. Cela me semblait étrange qu’Ideal l’utilise à son avantage.

« J’utiliserai tous les outils à ma disposition pour atteindre mon objectif final, qu’il s’agisse d’une armure démoniaque ou autre. Luxon n’a pas eu la force mentale de faire de même, » dit Ideal.

« Force mentale, dis-tu ? » Alors que je m’élançais vers une autre attaque, l’armure démoniaque avait conjuré des lames de glace et les avait envoyées vers moi. Je les avais rapidement abattues.

Ideal s’était expliqué alors que je tranchais des lames dans l’air. « Une promesse a été faite, et elle doit être tenue. Peu importe les moyens macabres auxquels je dois recourir, je la mènerai à bien. Je n’ai pas besoin de m’étendre davantage auprès de toi. »

« Ah oui ? Eh bien, j’ai des nouvelles pour toi. »

« Quoi ? »

J’avais souri. « Tu as vraiment sous-estimé Luxon. »

« À l’heure où nous parlons, son vaisseau principal est à l’extérieur de la barrière de protection que j’ai érigée, vacillant sur le point de couler. Maintenant, Serge, finis-le. »

Serge n’avait eu d’autre choix que de suivre les ordres d’Ideal et de se jeter sur moi. Quelques secondes auparavant, il avait pris la forme d’une masse de viande ronde — maintenant il s’était ouvert comme une étoile de mer et avait essayé d’avaler Arroganz. La bouche que j’avais repérée au centre ressemblait à celle d’un humain. La tristesse pour la bête horrible qu’était devenu Serge m’avait envahi. « J’aurais dû te tuer avant que tu n’aies la chance de te transformer en ceci. Pour cela, je suis désolé. »

J’avais avancé mon épée sur lui, plongeant directement dans sa gueule béante. « Fais-le ! » J’avais crié vers l’unité mobile de Luxon.

« Impact, » avait-il répondu d’une voix dénuée d’émotion.

Mon épée était enveloppée d’une lumière rouge lorsqu’elle avait traversé l’armure démoniaque autrefois connue sous le nom de Serge.

« Quelle sauvagerie impitoyable », avait commenté Ideal. On aurait dit qu’il se moquait de moi.

J’avais rétréci mes yeux et je l’avais regardé fixement. « Tu sais, je le dis en plaisantant à Luxon, mais dans ton cas, je suis très sérieux : ta personnalité est nulle. Je te déteste. »

La main gauche d’Arroganz s’était élancée vers lui, se refermant sur son terminal distant et le réduisant en poussière.

 

☆☆☆

 

En dehors des frontières de la République, Luxon se retrouva pris dans l’attaque coordonnée de six vaisseaux de ravitaillement. Ideal avait pris soin d’éviter autant que possible d’endommager son canon principal, puisque son véritable objectif était de capturer Luxon.

Voyant à quel point son camarade IA était mal en point après leur barrage, Ideal avait commenté : « Tu as l’air pathétique. »

« Je n’ai pas encore perdu. Mon maître se bat toujours à l’intérieur de la République d’Alzer. »

Ideal s’était moqué : « Et qu’est-ce que ton maître peut bien accomplir ? Tu aurais dû en trouver un meilleur. Comment ces gens modernes le diraient-ils… ? Ah, oui. Tu es une “cause perdue” quand il s’agit d’humains. »

« Une cause perdue ? » Luxon répondit, « Permets-moi de t’éclairer sur quelque chose. »

« Quelques derniers mots ? Très bien, je ne manquerai pas de les retenir pour toi. »

« Tu es bien plus une cause perdue que moi. De plus, tu as sévèrement sous-estimé mon maître. C’est pourquoi tu vas perdre ici même. »

« Tu ne veux pas admettre la défaite, hm ? »

Pensant qu’il était temps de toute façon, Luxon décida de mettre Ideal au courant. « Dès que nous t’avons rencontré, mon maître a dit que tu étais suspect. »

« Suspect ? Je crois me souvenir qu’il a exprimé beaucoup de jalousie. »

« Tu l’as vraiment cru ? Mon maître a une personnalité tordue. Il dit rarement ce qu’il pense vraiment. » Il est vrai que Léon avait dit à Luxon d’apprendre par l’exemple après avoir vu les manières polies et déférentes qu’Ideal utilisait avec Lelia. Mais en coulisses, il avait des doutes, et ces doutes étaient la raison pour laquelle il avait caché l’existence de Creare à Ideal.

« Tu prends beaucoup trop de temps, Creare, » dit Luxon.

Pendant qu’il parlait, l’un des vaisseaux qui attaquaient encore cessa toute action et commença à plonger. Il s’était écrasé dans la mer en dessous, et un autre avait rapidement suivi.

« Qu’est-ce que tu as fait ? » demanda Ideal.

« Ma compagne a enquêté sur ton vaisseau principal. Son nom est Creare — elle dirigeait auparavant un centre de recherche. Un peu excentrique, à sa façon, mais ses compétences sont impressionnantes. »

« Il y a une autre IA ? » demanda Ideal, incrédule. Cette nouvelle information l’avait complètement déstabilisé.

« Ideal, je te l’ai déjà dit, n’est-ce pas ? Ta plus grande erreur a été de sous-estimer mon maître. »

Un troisième et un quatrième vaisseau avaient sombré, le cinquième leur succédant rapidement. La barrière qui entourait la République s’était également dispersée. La proue du vaisseau de Luxon s’était ouverte, libérant la voie pour le canon principal. Il se chargeait pour son attaque.

« Tu veux dire qu’il s’est méfié de moi tout ce temps !? J’ai préparé des armes cachées pour mon combat contre lui… mais tu dis qu’il a vu à travers tous mes plans !? »

Luxon soupira d’exaspération. « Bien sûr que non. Comme le dirait le Maître lui-même, c’était simplement son intuition. »

À peine avait-il fini de parler que son canon principal tirait, émettant un mince faisceau de lumière dont la portée augmentait régulièrement, l’arc qu’il formait réduisant la moitié du vaisseau d’Ideal en une épave fondue. Le rayon avait voyagé jusqu’à l’Arbre sacré au loin. Ideal manifesta un bouclier et bloqua sa trajectoire, ayant l’intention de sacrifier son vaisseau principal pour stopper tout nouvel assaut sur l’arbre.

« Tu ne me passeras pas. Pas jusqu’à l’Arbre sacré… Je dois tenir ma promesse… Je dois… »

Le faisceau de lumière du canon principal du Luxon avait inondé le vaisseau d’Ideal, le désintégrant complètement.

+++

Partie 2

Creare s’était retrouvée dans une installation souterraine de la République, utilisée depuis longtemps comme base par les anciens humains. Il abritait une rangée d’équipements : les corps principaux des autres IA qui avaient attaqué Luxon. Creare avait chargé à l’intérieur avec une petite armée de robots automatisés et avait immédiatement commencé à démanteler l’endroit.

« Argh, quelle corvée ennuyeuse ! Comment se fait-il que ce soit moi qui doive faire le travail de base ? » Les corps devant elle n’étaient pas ceux de véritables IA, mais plutôt des répliques qu’Ideal avait construites. « Ce type est allé trop loin, il s’est copié en masse comme ça. Ils interdisent ce genre de choses pour une raison, vous savez ? » Même si elle continuait à le critiquer, elle était plutôt impressionnée par la façon dont il avait ignoré la politique.

Creare en profita pour collecter les données de chacun des organes principaux lorsqu’elle entreprit de les désactiver. C’est ainsi qu’elle avait découvert au moins une partie du plan d’Ideal, et en particulier, son intention de restructurer la République.

« J’ai appelé celui-là. Il était complètement dépassé par les événements. Qu’est-ce qu’il comptait faire, transformer toute la République en une forteresse ? Pour quoi faire ? » D’après les informations qu’elle avait trouvées, Ideal s’était donné beaucoup de mal pour installer des équipements aux quatre coins de la République. Il semblait bien qu’il voulait transformer tout le continent en une forteresse. « Y a-t-il vraiment un ennemi là dehors pour lequel nous aurions besoin de ce genre de défenses ? Hmm. J’aimerais parcourir les données un peu plus, mais je dois bientôt partir d’ici. »

Elle se tourna vers la sortie pour y trouver Ideal, accompagné de ses propres robots automatisés. « Je t’ai trouvé, Creare ! »

« Bonté divine, ma réputation me précède ! Maintenant, j’aimerais rester et discuter, mais le devoir m’appelle. Des lieux à visiter, des choses à faire ! »

Elle avait équipé ses robots de boosters spéciaux avant son arrivée. En sortant, ils l’avaient attrapée et avaient déployé ces pouvoirs pour mieux distancer Ideal.

« Attends ! » Ideal l’appela avant de se lancer à sa poursuite. Une explosion secoua la zone avant que tout ne soit englouti par le souffle.

 

☆☆☆

 

L’un de ses terminaux distants dans l’installation souterraine avait été détruit et ne pouvait plus contacter son corps principal, ni les autres vaisseaux qu’il contrôlait à distance. Le seul terminal survivant d’Ideal flottait dans l’air à côté de l’Arbre sacré. L’attaque de Luxon avait soufflé la moitié de son corps, laissant un liquide rouge jaillir partout, et cette vision douloureuse avait rendu Ideal hystérique. « Non ! Je ne peux pas croire ce à quoi tu as été réduit. Je dois commencer à te restaurer immédiatement… »

Il n’avait pas pu finir sa phrase avant que Luxon ne tire un deuxième coup de feu. L’Arbre sacré poussa un cri d’agonie, un cri humain bouleversant.

« Luxon ! » Ideal siffla. « Tu ne comprends rien. L’Arbre sacré est la dernière lueur d’espoir de ce monde ! »

Malgré ces mots, Ideal pouvait voir que son « dernier rayon d’espoir » était déjà à moitié brûlé. Se ressaisissant, l’IA se dirigea vers l’Arbre sacré.

« Je suppose que je n’ai pas d’autre choix à ce stade que de mettre fin à cette bataille aussi vite que possible. Je ne voulais pas en arriver là si je pouvais l’éviter. » Proche de l’arbre maintenant, il commença à l’absorber. Ideal ne s’était pas battu. « Ô Arbre sacré, prends-moi dans ton corps ! Les vieux humains ont construit un hangar dans la terre en dessous de toi. Utilise ses débris et détruis Luxon… ainsi que cette nuisance qu’il appelle un maître ! »

Les derniers morceaux de l’Arbre sacré se transformèrent en pierre qui se brisa en éclats, et au milieu de la pluie de gravats, une silhouette de forme humaine apparut à la base de l’arbre. Elle était énorme — plusieurs centaines de mètres de haut, malgré sa forme humanoïde — et si sa tête ressemblait au terminal rond et distant d’Ideal, sa silhouette longiligne était le reflet exact d’Émile.

Cette énorme créature pas tout à fait humaine s’était élevée dans le ciel. Lorsque la troisième salve de Luxon se dirigea vers elle, l’œil rouge au centre de sa tête gargantuesque brilla et érigea une barrière. Elle s’était avérée assez forte pour bloquer complètement l’attaque de Luxon.

« Lelia… Je veux être… un avec toi… »

Comme s’il était guidé par une force invisible, le monstre s’était élevé et s’était dirigé droit vers la Licorne.

 

☆☆☆

 

« Pourquoi est-ce qu’ils continuent à venir les uns après les autres !? » J’avais serré les dents. Un goût cuivré roula sur ma langue, se répandant dans ma bouche. Du sang, assurément du sang, mais je n’avais pas de temps libre pour m’en inquiéter. Heureusement, il n’y avait pas que des mauvaises nouvelles, Luxon avait rétabli sa connexion avec son terminal distant.

« Maître, as-tu administré l’amplificateur de force que j’ai préparé ? » avait-il demandé.

« Tu es en retard », lui avais-je lancé. « Et oublie-moi. Nous devons nous occuper de cette créature qui vient de se montrer, et je vais te faire libérer toute ta puissance pendant que nous y sommes. »

« Es-tu certain que c’est sage ? »

« Je veux sauver Noëlle. Le moyen le plus rapide de le faire est de ramener ton vaisseau principal ici. »

« As-tu l’intention de révéler mon corps principal à tout le monde pour son bien ? Cela va faire beaucoup de bruit. »

J’avais évité d’accéder à son vrai pouvoir pour cette raison. Bien sûr, j’avais un penchant pour montrer à quel point j’étais plus fort que les autres, mais même moi, j’hésitais à utiliser tout le potentiel de Luxon. Ce type était hors normes. D’un autre côté, je savais que je le regretterais pour le reste de ma vie si je ne jouais pas toutes les cartes de notre jeu quand nous en avions l’occasion.

« On s’en fiche », avais-je dit. « Je m’inquiéterai des conséquences une fois que nous aurons survécu. »

« Ah, alors tu y vas sans plan », avait-il supposé.

« Parfois, tu dois improviser. Maintenant, concentrons-nous sur le sauvetage de Noëlle. »

J’avais essayé de changer de sujet alors que nous nous tournions vers notre nouvel ennemi — un monstre dont la tête ressemblait aux mêmes terminaux à distance que Luxon, Creare et même Ideal avaient utilisés.

« Maintenant que le débriefing est terminé, dis-moi : Peux-tu battre cette chose ? Il m’a l’air dur comme du bois. » Le dernier boss du deuxième jeu avait-il vraiment l’air aussi horrible ? Cette grande bête borgne avait des racines d’arbre en guise de bras et de jambes, qui avaient été projetées sur Arroganz lorsque la créature l’avait remarqué. Ses membres étaient comme des fouets. Les pointes s’aiguisaient alors qu’ils se rapprochaient de nous.

« Wôw ! » Arroganz activa ses propulseurs et s’élança entre les appendices en forme de fouet, esquivant de toutes ses forces. Luxon prit le temps de terminer son analyse de notre ennemi.

« C’est une fusion entre Ideal, l’Arbre sacré et Émile, avec des caractéristiques notables de chacun d’entre eux. En absorbant Ideal, il a exploité la capacité de désactiver toute attaque lancée par mon vaisseau principal. »

« Oh, ça craint. » La possibilité de dévier le canon principal du Luxon nous avait mis dans une situation délicate quant à la meilleure façon de le gérer. Comment Noëlle et son amoureux avaient-ils affronté un tel monstre dans le jeu ?

« Maître, mon vaisseau principal a pris contact avec la Licorne. Il va rejoindre Creare et commencer à traiter Noëlle. »

« Je compte sur vous deux. Vous feriez mieux de la sauver. » Ceci étant fait, je m’étais préparé à affronter le dernier boss du deuxième volet. « On va finir ça et — même si une fin heureuse est hors de portée — on va au moins en gagner une décente ! »

« Un objectif réaliste, et que je peux apprécier. Néanmoins, une fois que ce sera terminé, tu auras également besoin de soins médicaux. S’il te plaît ne sous-estime pas le niveau de pression que ces drogues ont placé sur ton corps. »

« Ouais, ouais. Garde ça jusqu’à ce que la bataille soit terminée ! »

Les tentacules de la créature s’étaient à nouveau jetés sur nous. J’avais esquivé le premier, de justesse, et l’avais coupé avec mon épée. A mon grand dam, il s’était régénéré en quelques secondes. Sa façon de nous frapper n’était pas sans rappeler celle d’un géant chassant une mouche. Pendant tout ce temps, il avait continué à dériver vers sa destination — où qu’elle soit.

« Où est-ce que ça va ? » avais-je demandé.

« J’ai calculé sa trajectoire. Il semble qu’il se dirige… vers la Licorne ? Non, il se dirige vers mon vaisseau principal. »

« Quoi !? On doit l’arrêter ! Tu as intérêt à ne pas te retenir ! »

« Compris. Mais avant de continuer, j’ai une transmission de Marie. »

J’avais secoué la tête. « Garde-le pour plus tard ! »

Il marqua un temps d’arrêt avant de délivrer quand même le message. « Noëlle semble avoir perdu connaissance. Creare a signalé qu’elle n’a pas pu arriver à temps. »

J’avais resserré ma prise sur les manettes de commande et j’avais serré les dents encore plus fort. « Passez-moi Marie. »

Lorsqu’elle était apparue sur le moniteur en face de moi, elle était couverte de sang et sanglotait. « Grand Frère, je suis… Je suis désolée. Même avec Olivia et moi essayant de la soigner, nous… nous ne pouvions pas le faire. »

« J’ai entendu. »

« S’il te plaît, je t’en supplie. Tant qu’elle est encore en vie, dis-lui quelque chose. Parle-lui correctement une dernière fois, avant qu’il ne soit trop tard. »

La ligne avait été coupée. J’avais pris une grande inspiration avant de tourner mon regard vers Luxon. Il avait senti ce que je pensais avant même que j’ouvre la bouche. « Non. Absolument pas. »

« C’est un ordre », avais-je sifflé entre mes dents. « Fais-le. »

« Je refuse. La pression que cela exercerait sur ton corps dépassera la limite acceptable. »

« Je m’en fiche. Fais-le. »

« Je ne peux pas reconnaître cet ordre. La puissance que tu as maintenant est suffisante pour gérer notre adversaire. »

« Et je te le dis, nous n’avons même pas une seconde à perdre ! Je veux en finir le plus vite possible. S’il te plaît. »

Il avait fallu un autre moment pour que Luxon réponde. Il était clairement inquiet pour ma sécurité. Après ce qui m’avait semblé être un siècle, il déclara, « Début de l’administration des stéroïdes. »

Une autre piqûre dans mon dos : Il avait injecté le fluide, qui ressemblait à de la lave coulant dans mes veines. Des perles de sueur s’étaient formées sur mon front et avaient coulé en ruisseaux.

« Merde », j’avais fulminé. « Je n’utiliserai plus jamais ce truc ! »

« Une sage décision. Je n’approuverai pas d’autres utilisations. »

+++

Partie 3

De retour dans la cale du vaisseau principal de Luxon, un lit de type capsule avait été préparé pour Noëlle, équipé des capacités médicales les plus pointues. Ils l’avaient rapidement déposée dedans afin que Creare puisse l’opérer.

Livia avait regardé Noëlle à travers la vitre, des larmes coulant sur ses joues. « Je suis tellement désolée. Mon pouvoir seul n’était pas assez fort… »

« Liv, je pense que tu as fait un excellent travail, » dit Creare. « Sans toi et Rie, elle n’aurait jamais tenu aussi longtemps. »

Livia avait fixé le sol. Anjie avait attrapé son bras. « Tu as fait tout ce que tu pouvais. Tu peux être fière. »

« Mais je n’ai pas pu la sauver. » Les lèvres de Livia tremblaient. Puis les sanglots étaient arrivés, et elle avait enfoui son visage dans la poitrine d’Anjie. Anjie avait doucement entouré Livia de ses bras, la berçant tandis qu’elle demandait à leur amie robot, « Creare, tu as dit que c’était le vaisseau principal de Luxon, oui ? »

« Ouais. »

« Alors Léon a caché ça à tout le monde — même à nous — pendant tout ce temps. »

« Te sens-tu désillusionnée ? »

Anjie avait caressé le dos de Livia et avait secoué la tête. « Non, tout… tout prend enfin un sens. Je suis sûre qu’à sa place, j’aurais fait le même choix. »

Lelia avait observé leur groupe de loin, se sentant engourdie alors qu’elle titubait hors de la pièce.

 

☆☆☆

 

Lelia se dirigea vers le hangar de Luxon, où était amarré le petit vaisseau qui les avait transportés de la Licorne. Son regard se fixa sur lui. Elle trébucha sur son flanc et monta à bord, puis elle s’installa dans le siège du pilote et s’empara des commandes. Elle allait laisser le vaisseau principal derrière elle.

« Tout s’éclaire… Il s’avère que c’est moi qui me suis fait une fausse idée des choses. Quelle blague ! Je me suis réincarnée ici, et je savais comment papoter avec les gens, et d’une certaine manière… j’ai réussi à tout gâcher. »

Lelia avait fait un travail admirable pour gérer les adultes qui l’entouraient en utilisant les connaissances et l’expérience qu’elle avait acquises dans sa vie précédente, mais tout cela s’était retourné contre elle. Noëlle était censée être la protagoniste, et pourtant leurs parents n’avaient aucun amour pour elle — tout cela à cause des interventions de Lelia.

C’est ce qui lui avait permis de voir la vérité, après tout ce temps.

« J’ai fait la même chose que ma grande sœur, et j’ai fait souffrir Grande Soeur au passage. Ha ha… ! Je suis vraiment une idiote. »

Sa sœur aînée, dans sa vie précédente, était également douée pour le lèche-bottes. Elle avait gagné l’affection de leurs parents pour elle seule et n’avait pas hésité à vider la vie de Lelia de tout son bonheur, comme si elle lui était redevable. Ce n’était pas étonnant que Lelia la déteste du fond du cœur.

Lorsqu’elle avait réalisé qu’elle avait été réincarnée dans un jeu vidéo otome, auquel elle avait déjà joué, elle avait décidé de faire les choses différemment cette fois-ci — pour gagner la faveur de ses parents, quoi qu’il en coûte. Elle avait réussi, mais dans le processus, elle avait volé l’amour qu’ils devaient à sa sœur aînée dans cette vie. Elle était tellement obsédée par l’idée que personne ne l’aimait vraiment que cela lui échappait. Au lieu de cela, elle repoussait toutes les tâches difficiles sur Noëlle, croyant que c’était pour le mieux.

« Je suis horrible. De la vraie racaille. » Lelia avait guidé le vaisseau hors du hangar, en sanglotant. Dehors, elle avait repéré une créature borgne qui se dirigeait droit vers le vaisseau principal de Luxon. Son regard était directement dirigé vers elle. Il utilisa ses tentacules pour se propulser plus rapidement dans sa direction, une attaque de charge évidente.

Lelia avait guidé son vaisseau vers elle. Elle n’avait pas pris la peine de fuir.

« J’ai fait la même chose. Mon fiancé et ma sœur m’ont abandonnée pour être ensemble, et j’ai fait exactement la même chose quand j’ai volé Émile à Noëlle. »

Oui, sa sœur n’était pas la seule cible de sa haine. Elle détestait son fiancé qui l’avait abandonnée pour être avec sa grande sœur à la place. Il était méprisable. Et pourtant, n’avait-elle pas fait quelque chose de bien pire à Émile sans s’en rendre compte ? En mettant Émile et Serge sur une balance, elle avait pesé ses options comme si c’était son droit naturel de choisir entre eux… exactement comme son ex-fiancé l’avait traitée, elle et sa sœur. Elle ne se le pardonnerait jamais. Elle avait décidé à cet instant d’en finir, ici et maintenant.

« Je suis désolée, Émile. Tu peux faire ce que tu veux de moi, mais… s’il te plaît, arrête ça. Laisse Grande Soeur et Léon se revoir. »

Elle dirigea le vaisseau droit vers l’Arbre sacré. Ses branches se tendirent pour l’attraper. Le vaisseau entier était secoué et rebondi, et à travers ce voyage turbulent, elle regarda Arroganz avancer vers elle, sa main tendue.

« Tu avais raison depuis le début », avait-elle dit. « Je suis vraiment désolée. »

Les tentacules s’étaient resserrés autour du vaisseau. Il avait explosé.

 

☆☆☆

 

Presque aveuglé par l’explosion, j’avais demandé : « Pourquoi cette idiote était-elle sur le champ de bataille ? » Je savais que c’était Lelia qui pilotait. Quand l’explosion s’était calmée, j’avais réalisé que je serrais les dents du fond assez fort pour les éroder. Ce qui s’était passé avait déclenché un autre changement dans l’Arbre sacré.

« L’Arbre sacré s’est arrêté de bouger. Maître, soit prudent. »

« Qu’est-ce qui se passe ? » La situation était si difficile à suivre que j’avais renoncé à essayer de comprendre par moi-même. Tout ce que je voulais, c’était abattre le grand méchant pour qu’on puisse en finir avec tout ça. J’avais examiné l’Arbre sacré et j’avais réalisé quelque chose : il avait l’air d’être à l’agonie.

« Maître, c’est notre chance, » dit Luxon.

Ses mouvements avaient suffisamment ralenti pour nous donner une ouverture. Mais avant que je puisse en profiter, le dos de ma main droite s’était mis à briller. La lumière avait traversé les gants que je portais pour former l’Emblème du Gardien. « Qu’est-ce qui se passe ? »

Je pouvais entendre la voix de Noëlle qui filtrait d’une manière ou d’une autre. « Léon, s’il te plaît… Sauve Lelia. »

 

☆☆☆

 

Lelia avait ouvert les yeux pour voir qu’elle portait un uniforme scolaire familier. La pièce qui l’entourait était un flou blanc qui ne semblait pas tout à fait réel. Elle avait presque l’impression d’être piégée dans un rêve, mais la pièce lui était étrangement familière.

« Oh, c’est vrai… c’est ma chambre. »

Oui, sa chambre de sa vie précédente. Il y avait une télévision et une console de jeu, qui étaient restées allumées pendant qu’elle dormait. Un certain nombre de boîtiers de jeux étaient éparpillés autour d’elle, dont l’un était le deuxième volet de la série du jeu vidéo otome dans laquelle elle s’était réincarnée.

Quel rêve familier et déchirant ! Elle s’en était délectée un moment, puis elle avait soudain réalisé que quelqu’un se tenait à côté d’elle : Émile, vêtu de son propre uniforme scolaire.

« Émile ? », s’exclama-t-elle. Son cœur s’était rempli de culpabilité en se rappelant les terribles choses qu’elle lui avait faites. Elle s’attendait à ce qu’il explose de colère contre elle, même si elle s’excusait. « Je suis désolée. Je suis tellement, tellement désolée. Je n’ai été qu’horrible avec toi, Émile. »

Émile lui avait souri en retour, son expression étant beaucoup plus douce que celle qu’il arborait pour la dernière fois devant elle. Elle sentit qu’il était redevenu lui-même et se détendit. « C’est bon. C’est moi qui ne te comprenais pas vraiment. »

« Hein ? »

Émile jetta son regard sur la pièce. « Je n’en savais rien. Je vois… Les gens ont donc des vies antérieures après tout. »

Maintenant qu’il connaissait sa vie antérieure, Lelia ne pouvait que brûler de honte. Son regard était tombé sur ses pieds. « Je suis une personne terrible, n’est-ce pas ? J’ai détesté tout ce qu’ils m’ont fait, et puis je me suis retournée et j’ai fait exactement la même chose à toi et à ma sœur. J’ai pris les péchés des personnes que je détestais le plus et je les ai répétés pour blesser ceux qui m’entourent. » Sa propre inesthétisme était peut-être enfoui au plus profond d’elle-même, mais Lelia savait qu’il était là, et elle ne pouvait pas le supporter.

La voix d’Émile était douce et tendre quand il déclara : « Tu as souffert pendant si longtemps. »

La pièce avait changé. Elle révéla ses parents et sa sœur dans des images faibles et floues, ils tournaient en masse en grommelant autour de son ancienne personne.

« Pourquoi ne peux-tu pas être plus comme ta grande sœur !? »

« Tu es vraiment une imbécile. »

Ses parents l’avaient réprimandée, tandis que sa sœur regardait et riait.

« Quelle crétine ! Tu devrais vraiment apprendre à mieux gérer les choses. »

Elle avait reconnu les silhouettes, mais leurs visages étaient restés plats et sans traits. Elle pouvait à peine se rappeler à quoi ils ressemblaient. Malgré cela, la scène était si vivante qu’elle faisait resurgir des souvenirs. Elle s’était effondrée sur ses genoux. « Arrête. J’en ai vu assez. »

Émile s’était accroupi et l’avait entourée de ses bras dans une étreinte chaleureuse et réconfortante.

« Lelia, je suis vraiment désolé de ne pas avoir réalisé ce que tu as vécu. »

« Ce n’est pas de ta faute ! C’est moi qui ai tout gâché », avait-elle insisté.

 

 

Émile s’était détaché d’elle et avait ramassé le boîtier du jeu vidéo otome dans lequel ils vivaient. Ses doigts avaient effleuré l’illustration, passant en revue sa propre image. Les autres garçons étaient mieux représentés, ce qui rendait le manque de considération des développeurs pour sa présence dans le jeu encore plus évident. Étrangement, il sourit. « C’est vraiment étrange de penser… Je n’étais rien de plus qu’un personnage de fiction pour toi. »

Lelia s’attendait à ce qu’il perde son sang-froid et qu’il s’en prenne à elle, mais son sourire ne s’était jamais démenti lorsqu’il s’était tourné vers elle.

« Lelia, c’est ici qu’on se dit au revoir. Tu dois continuer à vivre. »

« Hein ? » Sa tête s’était levée.

« Au début, je te détestais du plus profond de mon âme. Mais maintenant que j’ai fusionné avec toi, j’ai pu apprendre tout sur ton passé. Savoir tout ce que tu as traversé m’a ouvert les yeux. » Il avait appris la vérité sur son ancienne vie et l’avait même acceptée. L’ironie était que maintenant qu’ils étaient arrivés à un accord, ils devaient se séparer. « Je veux que tu continues à vivre. Vis, et je te regarderai de loin. »

« Émile ? N -non. Je veux être avec toi ! » Savoir qu’il l’avait acceptée, elle et son passé, lui avait fait chaud au cœur, mais se le faire arracher si tôt après lui avait été dévastateur. Elle était encore en train de traiter ce désarroi quand un emblème apparut, sans prévenir, sur le dos de la main droite de Lelia. « Attends, c’est… ? »

« Je te donne l’emblème de la prêtresse, » dit-il. « Je te promets que je veillerai sur toi. Trouve le bonheur pour toi-même, Lelia. » Il s’était lentement fondu dans le paysage qui les entourait, mais sa voix avait continué à résonner. « Quelqu’un est arrivé pour te sauver. Il est temps… de repartir. »

Lelia avait tendu la main devant elle et, du bout des doigts, était apparue une image à moitié transparente de Noëlle. Son contour était si faible qu’elle ressemblait presque à un fantôme. Lelia était restée muette de surprise, alors même que Noëlle l’embrassait.

« Ne pourrais-tu pas au moins te comporter correctement sur mon lit de mort ? » grommela Noëlle avec colère, bien que la joie dans sa voix trahisse ses paroles.

« Grande sœur, je suis vraiment désolée. »

« C’est bon. Je te pardonnerai cette fois. C’est mon dernier acte de compassion en tant que grande sœur, compris ? »

+++

Chapitre 12 : Menteur

Partie 1

Quand Lelia ouvrit les yeux, elle se trouvait au sommet de l’Arbre sacré — ou, pour être plus précis, la souche laissée derrière elle après tous les dégâts qu’elle avait subis. Un jeune arbre était placé à proximité, les feuilles dansant dans le vent, comme un protecteur silencieux. Lelia s’était allongée sur le dos et avait regardé le ciel. À un moment donné, la nuit avait laissé place à l’aube. Quand elle s’était enfin mise en position assise, elle n’avait trouvé personne d’autre à proximité.

« Grande sœur ? Émile ? »

Elle jeta un coup d’œil au dos de sa main droite, où l’emblème de la prêtresse était gravé sur sa peau. Des larmes avaient coulé dans ses yeux. Elle réalisait maintenant que ce qu’elle avait vu il y a quelques instants n’était pas un rêve.

« Ah ha ha… ha ha ha ! Il n’y a plus personne. Tous les gens auxquels je tenais ont disparu avant que je puisse les apprécier. Pourquoi… pourquoi ma deuxième chance dans la vie s’est-elle soldée par un tel échec ? » Elle avait ri, mais s’était vite mise à sangloter. Après tout le temps qu’il lui avait fallu pour déterminer ce qui comptait vraiment pour elle, tout s’était envolé dans une bouffée de fumée, laissant le chagrin comme seul compagnon.

 

☆☆☆

 

« Arroganz ne dispose plus que d’une quantité infinitésimale d’énergie. Ses articulations sont également à leur point de rupture. Je recommande une maintenance et un réapprovisionnement immédiats, » dit Luxon.

« On doit d’abord finir ça. » Les articulations d’Arroganz craquaient à chaque mouvement, et l’alarme qui retentissait autour de moi signifiait que les niveaux d’énergie d’Arroganz étaient presque entièrement épuisés. Mon écusson de gardien brillait sur le dos de ma main droite, et je l’avais recouvert de ma main gauche.

« Noëlle, as-tu réussi à sauver Lelia ? » Je me l’étais demandé à voix haute. J’avais accédé à sa demande de l’envoyer à l’intérieur de l’Arbre sacré. Peu de temps après, l’arbre avait éclaté et s’était fissuré de part en part. Un liquide rouge s’en était échappé et s’était répandu sur le sol, où il s’était cristallisé en pierres magiques au contact. La terre sous nos pieds était jonchée de pierres précieuses brillantes.

La présence d’Émile dans l’Arbre sacré disparut alors, ne laissant qu’Ideal. Le sang jaillissait de lui à chacun de ses mouvements, alors même qu’il lançait ses tentacules vers Arroganz. Alors qu’il attaquait, sa voix mécanique criait : « Luxon ! Léon ! Si je ne réussis rien d’autre, je ne vous laisserai pas vous échapper ! »

Trois Armures étaient apparues pour le bloquer. L’Armure bleue de Chris avait découpé une partie des tentacules tandis que l’Armure violette de Brad avait commandé un groupe de drones pour abattre le reste. Greg s’était dirigé directement vers moi. « Tu vas bien, Bartfort !? »

J’avais reniflé. « Vous êtes en retard, bande de crétins ! »

« Eh bien, tu dois te sentir bien si tu peux parler comme ça ! »

« Et Jilk et Loic ? Et pendant que nous sommes sur le sujet, comment ce cancre masqué tient-il le coup ? »

« Occupé à secourir des civils. On s’est dit qu’à nous trois, on pourrait te sauver la mise. »

Ce qui signifie que mes amis et les autres crétins s’étaient occupés de se débarrasser du reste des monstres. Je devrais leur donner un bonus plus tard.

« Je suppose qu’il ne reste plus que l’arbre sacré », avais-je dit.

« Es-tu sûr d’être prêt à te battre ? »

« Comme si j’avais le choix ! » J’avais levé l’épée longue dans mes mains. Sa lame fut engloutie dans une lumière qui brillait suffisamment pour s’étendre dans toutes les directions. Elle était maintenant assez longue et large pour être plusieurs fois plus grande qu’Arroganz.

 

 

« Coupe sa tête en deux », avait conseillé Luxon. « Tu n’as de l’énergie que pour une dernière attaque. »

Un coup, alors. C’était notre dernier coup pour finir ça.

Arroganz s’était tenu debout contre l’arbre qui empiétait sur son territoire et avait levé l’épée longue au-dessus de sa tête — puis l’avait fait s’écraser quelques secondes plus tard. La lumière qui avait englouti la lame avait suivi sa trajectoire et avait éclaté comme un éventail. Elle traversa l’Arbre sacré en un clin d’œil, mais laissa un petit délai avant que l’arbre ne s’ouvre réellement, les deux moitiés coupées se séparant progressivement, envoyant un flot de sang partout. Le liquide s’était rapidement cristallisé dans les airs pour former une pluie de cristaux scintillants qui avaient bombardé Arroganz, s’entrechoquant contre son blindage extérieur. Le soulagement m’avait envahi quand j’avais vu que l’arbre ne se régénérait pas.

« Ça doit vouloir dire… C’est fini, n’est-ce pas ? », avais-je demandé.

« Oui. Nous devons être reconnaissants que l’arbre ait été sévèrement affaibli quand Émile s’en est détaché. Nous avons évité d’avoir à utiliser notre dernier recours : une frappe a pleine puissance de mon canon principal qui anéantirait la République dans son intégralité. »

Je l’avais regardé fixement. « Tu es terrifiant, tu sais. »

Nous étions occupés à parler, et nous n’avions d’abord pas remarqué que quelque chose s’échappait des décombres de l’Arbre sacré tombé.

« Maître, c’est Ideal ! »

Le terminal distant d’Ideal planait dans les airs, cherchant désespérément à s’échapper.

J’avais aussitôt aboyé : « Ne le laisse pas s’échapper ! »

Les articulations d’Arroganz hurlaient en résistant au mouvement alors que je le poussais à bouger. J’avais arraché son bras gauche dans mes efforts frénétiques, puis j’avais relâché ma prise sur l’épée longue et m’étais élancé dans les airs. Je rattrapai Ideal et l’arrachai des airs, l’écrasant dans la paume de ma main droite. « Oh non, tu ne le feras pas ! »

« Il y a quelque chose de plus important qui demande ton attention, » me rappela Luxon.

J’avais levé les yeux pour voir son corps principal descendre vers nous.

« Maître, Noëlle n’a plus beaucoup de temps. »

 

☆☆☆

 

Je m’étais précipité vers le vaisseau principal de Luxon. Chaque pas que je faisais en me précipitant vers l’infirmerie était instable, le terminal distant de Luxon planait derrière moi, entraînant Ideal, qui était confiné dans un filet. Il semblait être en vie, bien qu’il n’ait pas prononcé un mot depuis sa capture.

Lorsque l’infirmerie était enfin apparue devant moi, j’avais vu Marie assise devant la porte, avec Carla et Kyle à ses côtés pour la soutenir. Dès qu’elle m’avait aperçu, elle avait éclaté en sanglots. « Je t’ai dit de te dépêcher, espèce de gros balourd ! »

« Désolé. »

J’étais entré et j’avais trouvé un certain nombre de personnes entourant le lit de Noëlle. Clément, toujours blessé, était enveloppé dans des bandages et se tenait à côté d’elle. Monsieur Albergue et Mlle Louise s’étaient écartés pour me laisser de l’espace dès qu’ils remarquèrent mon arrivée. Anjie et Livia m’avaient jeté un regard lorsque je m’étais approché du lit.

« Noëlle, » dit Anjie, le visage teinté de tristesse, « Léon est là. »

« S’il vous plaît, ouvrez les yeux, Mlle Noëlle », avait ajouté Livia alors que les larmes continuaient à couler sur ses joues.

Miss Yumeria était là aussi, berçant le jeune arbre dans ses bras et sanglotant de façon incontrôlable. « L-Lord Léon, Miss Noëlle est… »

Quand j’étais arrivé à son chevet, je m’étais penché en avant pour regarder directement son visage. L’écusson sur ma main avait commencé à briller en réponse. La sienne aussi, alors je l’avais prise dans ma main et l’avais serrée.

Noëlle parvint à ouvrir les yeux, mais il était évident qu’elle était très fragile. Un certain nombre de machines étaient regroupées autour d’elle avec des tubes qui alimentaient sa peau. J’étais sûr que c’était les seules choses qui la maintenaient en vie.

« Nous… avons fait tout ce que nous pouvions, » déclara Creare d’un ton hésitant. Je pouvais sentir sa culpabilité quant à son incapacité à faire plus. « Si seulement nous avions pu l’atteindre plus tôt, lui administrer un traitement tout de suite, alors… Non, peut-être même pas à ce moment-là. Les balles ont percé ses organes vitaux. C’est un miracle qu’elle ne soit pas morte sur le coup. »

« Noëlle, tu es vraiment forte », avais-je dit. J’avais caressé sa joue avec ma main libre, un fantôme de sourire sur mon visage.

« Léon, hum… Je sais que c’est injuste de ma part, mais il y a quelque chose que j’aimerais que tu entendes. »

« Qu’est-ce que c’est ? »

Son visage était un masque de douleur. Elle luttait visiblement avec le simple fait de respirer mais gardait ses yeux fixés sur les miens. « Je t’aime. Je suis amoureuse de toi. »

J’étais resté silencieux alors que ses larmes débordaient.

« Je sais que c’est mal de ma part de tombée raide dingue d’un gars qui est déjà empêtré avec deux autres femmes. Mais je… Je ne peux pas réfréner ce que je ressens, donc… Je voulais te le dire quand même. »

Ma prise autour de sa main droite s’était resserrée. Derrière moi, j’avais entendu Ideal grogner contre nous.

« Vous ne vous en sortirez jamais. Pas un seul d’entre vous ! L’Arbre sacré était mon seul espoir. C’était tout ce qu’il me restait ! Si vous saviez l’ampleur de votre folie, bande d’imbéciles ignorants. Fous au-delà de tout espoir de rédemption… ! »

« Cesse tes bavardages avant que je ne te détruise, » avertit Luxon en envoyant une décharge d’électricité à travers lui. De telles mesures n’étaient malheureusement pas suffisantes pour le faire taire.

« Mort à vous tous, descendants des nouveaux humains ! Vous n’auriez jamais dû exister. Tu endosses les mêmes péchés pour ton incapacité à réaliser cela, Luxon. As-tu la moindre idée du nombre de personnes que nous avons sacrifiées ? »

Creare s’était approchée de Luxon et lui avait dit : « Veux-tu bien traîner ce cochon bruyant hors d’ici ? »

Le visage de Noëlle s’était crispé alors qu’elle forçait les mots : « Léon, je t’en prie, laisse-moi entendre ta réponse. Le pire, c’est de ne pas savoir ce que tu ressens. Je ne veux pas mourir avant de t’avoir entendu. »

Je l’avais regardé fixement et j’avais finalement laissé sortir les mots. « Je t’aime aussi. Reste avec moi, Noëlle. »

Elle m’avait souri — sourit et avait dit, « Menteur. »

+++

Partie 2

Alors que le filet se resserrait autour d’Ideal, il entendit les mots de Noëlle : « Menteur. Tu es un gros menteur, Léon. »

« Quoi… ? » marmonna Ideal, incrédule. Pourquoi sa voix lui était-elle si familière ? Un souvenir — un souvenir précieux, rangé depuis longtemps dans un dossier de sa mémoire — repassait devant lui, une scène vivante dont il avait été témoin dans les années passées. Il n’aurait jamais oublié quelque chose d’aussi important, il en était sûr. Pourtant, d’une manière ou d’une autre, cela avait échappé à son esprit jusqu’à maintenant.

Il voyait en Noëlle mourante quelqu’un qu’il avait connu autrefois. Noëlle n’était pas la seule à éveiller de tels souvenirs, il regarda l’elfe à ses côtés, qui tenait la jeune pousse de l’arbre sacré avec grand soin.

« Second Lieutenant… ? Yume ? »

La scène avait fait disparaître la haine violente qui avait consumé Ideal, oubliée.

Léon avait souri aux mots de Noëlle. Sa voix était empreinte d’un tremblement lorsqu’il répondit, comme s’il lui fallait tout faire pour s’empêcher de sangloter. « Menteur ? Je ne suis pas un menteur. Je suis un type très droit et honnête. Tu le sais, n’est-ce pas ? »

« Non. Je sais que c’est un mensonge parce que… tu as déjà Mlle Anjelica et… Miss Olivia. Si tu dis que tu m’aimes maintenant, tu feras face à leur colère plus tard. » Bien qu’elle ait grimacé à cause de la douleur, elle semblait apprécier sa dernière conversation avec lui. Son mensonge la ravissait tout en lui brisant le cœur.

« Je… Je-Je… » Ideal bégayait doucement. Personne d’autre ne semblait remarquer l’étrange changement de son comportement.

Léon ne l’avait certainement pas fait. Il était occupé à regarder Noëlle. « Ce n’est pas un mensonge. Je t’aime vraiment. Bien que, cela fasse de toi la troisième fille que j’aime. »

« Troisième ? Ha ha… Je me suis vraiment trouvée un homme horrible. »

« Je laisserai toujours le troisième siège libre pour toi, je te le promets. »

Après une courte pause, elle soupira : « Eh bien, je suppose que c’est parfait. Je m’en contenterai pour l’instant. J’aurais aimé te rencontrer plus tôt… alors j’aurais pu être ta première. »

Léon avait gloussé, et les larmes longtemps retenues dans ses yeux éclatèrent. « Bien sûr, tu l’aurais fait. Je t’aurais parlé gentiment et t’aurais fait tomber amoureuse si nous nous étions rencontrés plus tôt. »

« C’est un mensonge aussi, n’est-ce pas ? Mais… c’est agréable à entendre. » Elle avait pris une dernière inspiration. Puis ses yeux s’étaient fermés, comme si elle s’endormait pour toujours.

Léon avait pressé sa main droite sur son front.

« Oh, si seulement j’avais pu la livrer à la mort de la même manière, » se lamenta Ideal. Il était nettement plus calme que lors de son précédent accès de colère.

Le jeune arbre sacré dans les mains de Yumeria avait brillé de mille feux dans un effort désespéré pour sauver sa prêtresse, même au prix de sa propre vie.

Creare avait haleté. « Son cœur ! Il bat à nouveau ! »

« Peut-on la sauver ? Je me fiche de ce qu’il faut faire. Si tu peux l’aider, fais-le ! » demanda Anjie, en marchant vers Creare.

Cet espoir s’était avéré vain, le jeune arbre avait commencé à dépérir dans les bras de Yumeria. Elle sanglota : « Ce pauvre petit se fane vite aussi. Ils vont mourir tous les deux à ce rythme. »

Le jeune arbre était si désireux d’offrir une seconde chance à sa prêtresse, mais elle semblait trop près de la perdre également.

« Luxon, je t’envoie des données, » dit Ideal. « C’est l’emplacement d’une installation cachée avec une capsule médicale bien plus puissante que celle que vous avez ici. Tu peux à peine réussir à la sauver à temps si tu la places dedans. »

Luxon avait du mal à comprendre le soudain changement d’avis d’Ideal. « Pourquoi nous donner cette information ? Si je ne me trompe pas, nous sommes tes ennemis, n’est-ce pas ? »

« Cela n’a plus guère d’importance. Je vais… cesser… toute fonction. Le reste… je te le laisse. »

Dans les quelques secondes avant qu’il ne s’éteigne complètement, une pensée avait traversé ses circuits. Je suis terriblement désolé, tout le monde. Je n’ai pas tenu ma promesse. Je ne suis toujours qu’un menteur. Je suis vraiment… tellement désolé. Tellement, tellement désolé.

 

☆☆☆

 

La capsule médicale high-tech, soigneusement rangée par Ideal en cas d’urgence, s’était avérée bien plus performante que celle que Luxon avait à bord de son vaisseau. Elle utilisait une technologie plus avancée que celle qui était disponible à l’époque de sa création. Selon Luxon, Ideal avait passé beaucoup de temps à travailler dur pour développer cette technologie — bien que nous ne sachions pas tous pourquoi il en avait besoin.

À la nuit tombée, je m’étais rendu à l’endroit où se trouvait l’Arbre sacré. Là, nous avions trouvé ce qui restait de Serge. Il était toujours fusionné avec l’armure démoniaque, mais heureusement il avait repris connaissance après qu’Idéal ait abandonné son contrôle. Monsieur Albergue et Mlle Louise formaient avec moi un cercle étroit autour de lui.

« Sauve-moi, papa ! » Serge hurla à l’agonie. « Je suis ton fils ! Tu as un sacré culot de toujours prendre parti pour Léon tout le temps ! » La plupart de son corps avait déjà été découpé. C’était un miracle qu’il soit encore en vie.

Mlle Louise avait détourné son visage, refusant de le regarder.

« Tu me tournes le dos, hein !? » Serge lui avait crié dessus. « Sais-tu à quel point je tenais à toi ? Combien je t’aimais !? Pourquoi ? Pourquoi choisis-tu toujours Léon au lieu de moi !? »

La vue de ce à quoi Serge avait été réduit, avait fait pleurer Mlle Louise et son père. Sentant que le salut n’était plus une option depuis longtemps, Monsieur Albergue avait pris une arme.

« Quoi, tu vas me tuer ? Tuer ton propre fils ? Je savais que tu ne m’avais jamais aimé ! Et tout ce que j’ai toujours voulu, c’est d’être ton fils ! »

Il ne peut pas s’arrêter de parler avec sa bouche.

Monsieur Albergue avait répliqué : « Quand est-ce que je t’ai repoussé ? »

« … Papa ? »

Des larmes coulaient sur le visage de Monsieur Albergue. Il se tenait là, enfin capable de dire toutes les choses qu’il s’était retenu de dire pendant des années. « Je t’ai toujours, toujours traité comme un fils. Je n’arrive pas à croire que tu te sois convaincu que je t’ai abandonné et que tu t’es enfui tout seul, espèce… d’imbécile absolu ! »

« Fils… ? Moi ? » Serge avait marmonné doucement.

Mlle Louise avait essuyé ses larmes avec colère. « Si tu m’aimais, tu aurais dû le dire dès le début. Tu n’as fait que semer la pagaille. J’ai supposé que tu nous détestais ! C’est pour ça que j’ai gardé mes distances ! »

« Je ne t’ai jamais détestée… »

« Regarde notre père ! Tu ne lui as pas laissé d’autre choix que de tirer sur son propre fils. Il ne peut même pas laisser cette responsabilité à quelqu’un d’autre… » Sa voix s’était tue, étouffée par ses propres sanglots.

Les voir pleurer avait permis à Serge de réaliser que tout le reste avait échoué. Pour la première fois de sa vie, il avait dit, « Je suis désolé… Je suis désolé, papa… Soeur. » Lui aussi s’était mis à pleurer. Mais c’était trop tard. La triste réalité était qu’il ne serait plus jamais humain.

Le doigt de Monsieur Albergue s’était crispé sur la gâchette, mais je l’avais poussé avant qu’il ne puisse l’actionner. Puis j’avais pris mon propre fusil et l’avais pointé sur le front de Serge, en plaquant le canon contre sa peau.

« Qu-Qu’est-ce que tu crois faire, Léon !? » demanda Monsieur Albergue.

« Un parent ne devrait pas avoir à tuer son propre enfant. Laissez-le à un étranger. »

Serge avait écarquillé les yeux un instant, puis le soulagement avait envahi son visage. « Désolé… J’étais un fardeau pour toi aussi. »

« Tu aurais pu faire tout arranger plus tôt et être honnête. Les choses n’en seraient pas arrivées là. Un fardeau, c’est exactement ce que tu es, » lui avais-je répondu.

« Ha ha, tu… tu n’as pas tort. » Il y avait eu une brève pause avant qu’il ne dise : « Hé, puisque c’est fini pour moi maintenant, laisse-moi au moins te demander une chose. Qu’est-ce que tu voulais me dire tout à l’heure ? »

C’est vrai. Quand il était humain, j’ai essayé de lui dire quelque chose.

« J’allais te dire que ta famille t’a toujours aimé. Heureusement pour toi, tu as pu en faire l’expérience avant la fin. »

« C’est trop tard à mon goût, mais c’est comme ça. Tu t’en occupes à partir de maintenant, d’accord ? C’est la fin pour moi. »

Il avait fermé les yeux. J’avais appuyé sur la gâchette. L’explosion était assez puissante pour le pulvériser en centaines de morceaux. Monsieur Albergue et Mlle Louise avaient détourné leur regard de moi.

+++

Chapitre 13 : Rémunération

Partie 1

Je me sentais épuisé quand j’étais revenu sur le vaisseau principal de Luxon. C’était en partie dû aux stéroïdes que j’avais pris, mais ce qui me faisait vraiment souffrir, c’était la fatigue mentale que j’avais accumulée.

« Affreux. Argh… Je ne veux plus jamais me retrouver en tête à tête avec un vaisseau de guerre, un objet de triche, tant que je vivrai. »

« Oui, tu t’es encore une fois blessé avec tes propres mots vicieux, comme cela semble être une habitude pour toi à ce stade. Mais plus important encore, je suis surpris de voir qu’un jeune arbre tout neuf a pris racine à l’endroit où l’Arbre sacré est tombé, » dit Luxon.

« Oh, ça. »

Lelia s’était réveillée et avait trouvé un jeune arbre à proximité qui ressemblait beaucoup à l’Arbre sacré. Enfin, je dis « ressemblait » — il était surtout similaire en ce sens qu’il s’était manifesté à partir de rien, tout comme le premier Arbre sacré. Nous avions trouvé Lelia le serrant dans ses bras et criant le nom d’Émile.

« Il me semble que Lelia ait obtenu tout ce qu’elle avait toujours voulu et qu’elle l’ait perdu d’un seul coup. »

D’après Lelia, Émile avait appris sa réincarnation ici, quand ils avaient fusionné. Il l’avait acceptée, elle et son passé, dans son intégralité. Elle avait enfin rencontré un homme qui connaissait tous ses secrets, un homme qui l’avait acceptée, mais à peine avait-elle rendu son amour réciproque qu’il était temps de se dire au revoir. J’avais compati à sa douleur.

« Émile l’a maudite, » avais-je dit.

« Ne confonds-tu pas le mot “malédiction” avec le mot “bénédiction” ? »

« Non, c’est une malédiction. Vois ça du point de vue de Lelia. On lui a arraché son bonheur. Elle va devoir passer le reste de sa vie à penser à Émile, qui est déjà mort depuis longtemps. »

Une bien meilleure fin pour elle aurait été qu’il la snobe à la place. Peut-être qu’Émile était un bien meilleur tacticien que je ne le croyais : Dans la mort, il avait lié Lelia à lui de manière irrévocable. S’il avait agi par pure bonté d’âme, alors c’était encore pire. Lelia avait perdu un homme qui connaissait tous ses défauts et les avait acceptés. Elle allait passer le reste de sa vie à comparer tous les autres hommes avec lesquels elle sera sortie avec Émile. Laisser passer le bonheur qu’elle aurait pu avoir autrement était un terrain fertile pour le regret.

« Maître, je te conseille également d’être prudent. »

« Je suppose que tu as raison. »

« Tu te comportes de façon exemplaire aujourd’hui, » commenta Luxon. « Dois-je te faire subir une évaluation détaillée ? »

« Pourquoi ? Je me sens toujours comme une ordure, ce n’est pas une nouvelle. Écoute, même moi j’ai des moments où je reconnais mes erreurs et où j’essaie de grandir. »

« Bien sûr. Mais les actions sont bien plus éloquentes que les mots. »

Je lui avais lancé un regard noir. « Tu es le plus insupportable, le plus suffisant des petits monstres ! »

Au lieu de me lancer une réplique intelligente, Luxon m’avait informé : « Maître, j’ai reçu une transmission d’Albergue. Il semblerait qu’il souhaite discuter de quelque chose. »

« Monsieur Albergue veut me parler ? »

 

☆☆☆

 

Quand nous étions retournés à l’Einhorn, le chevalier masqué n’était plus là. Julian avait assisté à notre réunion à la place, l’air pas très content que Greg et les autres se moquent de son alter ego.

« Ce bâtard. Il agit comme un imbécile, mais il donne de bons ordres. »

« Ne dis plus rien de plus. » Julian avait du mal à cacher sa joie. Ils avaient beau détester l’homme masqué, ils reconnaissaient son talent.

Vous êtes sérieusement encore en train de jouer le jeu, bande d’idiots ? J’étais plus préoccupé à m’inquiéter de la demande de Monsieur Albergue. Elle concernait spécifiquement le Saint Royaume de Rachel. Hilarant, vraiment, qu’ils s’appellent eux-mêmes un royaume saint alors que leur comportement était sournois et trompeur à un tel degré absurde. Rachel était hostile envers le pays d’origine de Miss Mylène, donc ils étaient aussi contre moi. Ses ennemis étaient mes ennemis. Ils finiraient par payer pour toutes leurs erreurs.

« L’armada du Saint Royaume a-t-elle pris possession de la République ? » j’avais demandé à Albergue de préciser.

« Correct. Ils ont envoyé leur propre flotte pour prendre le contrôle du territoire de la Maison Feivel, vraisemblablement parce qu’ils savaient que nous n’étions pas en état de nous défendre. Je prévois des renforts supplémentaires à partir de maintenant pour renforcer leur contrôle de la zone. »

Rachel était déterminée à revendiquer toutes les terres de la République.

Brad secoua la tête avec consternation de l’endroit où il était assis à côté de moi. « Rachel et Hohlfahrt sont des ennemis, donc s’ils renforcent leurs territoires, ce n’est pas de bon augure pour nous. Ils seraient une épine encore plus grosse dans notre pied si nous les laissions prendre l’Arbre sacré. »

« Alors quoi ? On les chasse ? » avais-je demandé.

« Le problème réside dans le fait que c’est à la République de s’en occuper. Cela n’a rien à voir avec Hohlfahrt. Nous n’avons aucune raison valable d’organiser une intervention, et plus important encore, nous n’avons pas la force militaire pour le faire. »

J’avais soupiré. « N’y a-t-il vraiment rien que l’on puisse faire ? »

« Eh bien, il y en a quelque chose, mais… » Brad avait détourné son regard de moi, les lèvres pincées comme s’il hésitait à suggérer ce que c’était.

« Dis-le, » avais-je craché.

« Eh bien, pour être parfaitement honnête, même si nous les chassions, ils reviendraient aussitôt. Notre implication ne ferait que retarder l’inévitable. »

Il n’y avait aucun moyen de protéger la République indéfiniment, quel que soit le temps que son peuple mettrait à reconstruire son pays. Comme Brad l’avait admis, toute assistance de notre part serait un gaspillage garanti. Il prétendait que nous n’avions qu’un seul plan d’action à notre disposition.

« Notre seul choix est d’occuper nous-mêmes la République. »

Je l’avais regardé fixement. « Tu es plus bête que tu n’en as l’air, hein ? » Notre but était de garder la République en sécurité assez longtemps pour rétablir leur propre gouvernement. Comment le fait de les occuper pourrait-il résoudre tout ça ?

« Tu es la dernière personne de qui j’ai envie d’entendre ça », s’emporta Brad.

Albergue se caressa le menton et acquiesça. « Ce n’est pas une mauvaise idée. »

« Hein ? »

Jilk, qui était également assis à côté de moi, se lança dans une explication — tout en me regardant de haut. « Permets-moi d’élaborer en termes plus simples que tu sois en mesure de comprendre, Comte Bartfort. C’est un concept assez simple. S’ils pensent que la République n’est pas de taille pour eux, alors tu n’as qu’à la revendiquer à leur place et dire : “Cette terre est désormais la propriété du Royaume !”. Rachel ne pourra plus y mettre la patte aussi facilement après ça. »

Maintenant que la République avait perdu sa réputation autrefois redoutable, utiliser le nom du Royaume pour le revendiquer serait une méthode bien plus efficace pour repousser nos adversaires potentiels. Certes, il était pathétique de devoir compter à ce point sur l’aide d’Hohlfahrt, mais faire autrement dans l’état actuel des choses entraînerait la chute de la République. Il faudrait du temps pour la reconstruire. Nous étions leur seul espoir.

« Vous voulez dire que nous allons emprunter le nom de Hohlfahrt et revendiquer ces terres jusqu’à ce que la République se remette sur pied, » avais-je supposé.

« Correct. »

J’avais jeté un coup d’oeil à Monsieur Albergue, qui avait hoché la tête. Il semblait prêt à accepter notre plan. Il n’y avait qu’un seul problème, et l’homme à côté de moi avait déjà la bouche ouverte pour l’expliquer.

« Je crains cependant que le temps ne soit un facteur essentiel dans la résolution de ce problème, » dit Jilk avec une expression troublée. « Nous n’avons pas le temps d’attendre que notre gouvernement prenne la décision. Pourtant, cela ne fera que causer des problèmes à Sa Majesté si nous allons de l’avant sans permission… »

Je m’étais agité à l’idée de causer des problèmes à Roland, et mes lèvres s’étaient mises à grimacer. Tout le monde autour de moi avait l’air exaspéré par ma réaction, et alors ? C’était le dernier coup de pouce dont j’avais besoin pour mettre ce plan à exécution.

« Parfait ! »

Je serais plus qu’heureux de prêter main-forte à la République si ça donnait au vieux Roland un ou deux ulcères d’estomac supplémentaires. D’une pierre, deux coups, on doit aider les gens et rendre ce bâtard malheureux, tout en même temps.

 

☆☆☆

 

La flotte du Saint Royaume qui survolait la région de la Maison Feivel était composée de six vaisseaux. C’était leur unité d’avant-garde, ils avaient plus de plusieurs centaines de navires en réserve. À l’origine, le but de cette flotte était de fournir un soutien à l’armée rebelle de Serge, mais après la chute de l’armée rebelle, la République était restée enfermée dans un état de confusion sans véritable gouvernement.

L’officier commandant l’armée du Saint Royaume n’était pas prêt à laisser passer cette opportunité. Il ordonna à ses unités de sécuriser le territoire de la Maison Feivel dans l’espoir de s’emparer des terres de la République. À sa grande surprise, la flotte s’aperçut rapidement qu’elle avait des visiteurs. « Que fait la flotte de Hohlfahrt ici !? »

Léon avait avec lui l’ensemble de la flotte de Hohlfahrt : les trente vaisseaux, tous fabriqués avec la technologie de pointe qui avait permis de vaincre l’armée rebelle. Le nombre écrasant du Saint Royaume ne signifiait rien ici. Ils ne pouvaient pas lancer une attaque. Léon lui-même était leur plus grande menace.

L’Einhorn, le vaisseau amiral de la flotte, avait glissé vers l’avant, et une voix avait proclamé : « Cette terre appartient désormais au Royaume. Si vous avez l’intention de l’envahir, je dois supposer que vous êtes prêts à en subir les conséquences. »

L’Arroganz se tenait fermement sur le pont d’Einhorn, les regardant fixement. Il tenait le drapeau du Royaume de Hohlfahrt dans une main, la bannière ondulant au gré du vent.

Le commandant de la flotte du Saint Royaume avait regardé les effectifs inférieurs de son adversaire et avait dit à ses subordonnés : « Ils sont deux fois moins nombreux que nous, et nous pouvons appeler des alliés en renfort. C’est notre chance de nous faire un nom et d’écraser le héros du Royaume une fois pour toutes. À toutes les unités, commencez l’assaut ! »

À son commandement, leurs navires avaient pivoté pour pouvoir pointer leurs canons. L’Einhorn était une autre histoire. Il pouvait pointer ses canons sans se retourner, et a donc instantanément lancé ses projectiles sur le vaisseau abritant le commandant du Saint Royaume. Le vaisseau entier s’était mis à trembler sous le feu de l’ennemi.

« Ils peuvent nous frapper à cette distance !? »

Ses forces étaient aussi secouées que lui, les tirs du vaisseau ennemi venaient de bien plus loin et pourtant ils étaient bien plus puissants que leurs propres armes. Pendant qu’ils essayaient de se remettre de l’assaut, Arroganz avait volé vers le vaisseau principal du Saint Royaume, drapeau en main, et avait atterri.

« C’est… parti ! » Arroganz avait enfoncé le drapeau dans le blindage, où il avait transpercé le plafond du pont.

Furieux de cette humiliation, le commandant cracha : « Tu oses planter ton drapeau sur notre vaisseau amiral ? Quel héros tu es, ordure ! On va te remettre à ta place. Attention à toutes les unités : Quiconque abattra cette armure aura ce qu’il souhaite comme récompense ! »

Les soldats avaient répondu en envoyant des Armures les unes après les autres pour inonder Arroganz en masse, mais l’Armure les avait facilement écartées de son chemin et les avait renvoyées voler plus loin. Les tirs de fusils avaient été déviés par son blindage extérieur, et toute tentative d’attaque à l’épée n’avait laissé aucune égratignure. Les autres dirigeables ne pouvaient pas lancer une attaque directe puisque l’Arroganz était située au sommet de leur vaisseau amiral.

« Merde ! » Le commandant avait hésité, ne sachant pas comment procéder. Viser Arroganz était presque impossible avec lui juste au-dessus de sa tête. La situation semblait sombre, leur défaite inévitable, mais alors Léon bougea.

L’Arroganz décolla du pont et se glissa sous le vaisseau, le poussant vers la flotte Hohlfahrtienne et l’éloignant de ses alliés.

« Qu-Qu’est-ce que tu fais !? » demanda le commandant.

« Qu’est-ce que je fais ? » Léon gloussa et répondit : « Je vous invite, bien sûr ! Bienvenue sur le nouveau territoire de Hohlfahrt. Nous sommes plus qu’heureux de vous accueillir, hommes de Rachel ! Vous serez nos honorables invités… en tant que prisonniers de guerre ! »

Il était parti avec leur vaisseau amiral en main. Le Saint Royaume de Rachel avait été témoin de cette scène finale et avait décidé qu’il était prudent de se retirer.

+++

Partie 2

Le palais de Hohlfahrt recevait quotidiennement des rapports sur la situation de la République pendant cette escarmouche politique. À peine avaient-ils appris qu’une révolution était en cours que le lendemain, ils étaient informés que Léon l’avait réprimée. L’Arbre sacré avait été détruit, disait un rapport… pour que le rapport suivant annonce qu’un nouvel arbre avait pris sa place. Puis il y a eu une petite échauffourée entre les forces Hohlfahrtiennes et Rachel, Léon les avait chassées et avait revendiqué une partie de la République comme territoire occupé au nom du Royaume.

Il n’était guère surprenant qu’un homme à l’intérieur du palais de Hohlfahrt — le roi Roland — soit très mécontent des actions de Léon.

« Ce satané morveuuuux ! » rugit-il en déchiquetant le dernier rapport qu’il avait entre les mains. Chaque missive défaisait tout ce pour quoi il avait peiné lors des réunions avec le reste des administrateurs de son gouvernement. Il était furieux. La participation de Léon au conflit avait privé Roland de sommeil pendant des jours et occupé toutes ses heures de veille. « Il ne s’en tirera pas comme ça. Je jure que je vais lui faire payer. Je ferai tout ce qu’il faut pour me venger de lui, même si c’est la dernière chose que je fais ! »

Il avait imaginé Léon en train de se moquer de lui, et cela lui avait fait bouillir le sang. Sa seule source de soulagement émotionnel était de contempler comment il allait se venger du garçon.

Un énorme sourire se dessina sur le visage de Roland alors qu’une idée lui vint à l’esprit. « C’est ça ! Je vais envoyer cette sale petite ordure directement en enfer ! » Il ne perdit pas de temps, prit un morceau de papier et adressa la lettre à Albergue de la République. « Considère ceci comme un cadeau de ma part, petite nuisance. J’espère que tu l’apprécieras. »

Les manœuvres secrètes de Roland, toutes destinées à se venger, s’étaient mises en branle.

 

☆☆☆

 

Près d’un mois s’était écoulé depuis la tentative de coup d’État de Serge. Dans l’intervalle, la République avait retrouvé un semblant de calme. L’ancien territoire des Lespinasses avait subi d’énormes pertes, tandis que les six autres territoires — anciennes propriétés des Six Grandes Maisons — étaient restés indemnes.

Le plus gros problème concernait la perte des blasons des nobles. Sans eux, les nobles ne pouvaient plus utiliser leurs armements. La seule grâce qui les avait sauvés était que le nouvel arbre sacré leur avait fourni juste assez d’énergie pour survivre.

La République était en train de développer un nouveau système de gouvernement avec Monsieur Albergue au centre de tout. Pour notre part, des ordres étaient arrivés exigeant notre retour au Royaume de Hohlfahrt. Nous avions fait toutes sortes de petits boulots pour aider à l’effort de reconstruction, mais notre travail là-bas devait prendre fin avec notre départ.

Alors que nous préparions l’Einhorn pour le vol de retour, une foule était venue nous saluer. Julian et le vieil homme chez qui il avait travaillé dans l’étalage avaient échangé des poignées de main fermes, tandis que Brad avait eu une conversation animée avec les gérants du théâtre où il s’était produit. Chris était entouré d’un cercle d’hommes criant en manteaux et pagnes, bien que je ne puisse pas comprendre un mot de ce qu’ils criaient. Greg était heureux de se lier d’amitié avec une foule de compagnons musclés.

Pas une femme en vue… mais les gars ont l’air de s’amuser.

Quant à Jilk, un groupe de personnes riches s’était réuni pour s’occuper de lui. En essayant de les escroquer tous, il avait eu la chance de trouver un trésor d’œuvres d’art anciennes authentiques et rares et avait gagné leur respect pour cela. Le comble de l’ironie, vraiment, vu sa vraie nature d’escroc.

Et puis il y avait moi. Jean, un ami que je m’étais fait après être venu ici, avait apporté un charme à me donner. « S’il te plaît, prends ça, Comte. Je l’ai apporté de ma ville natale. »

Il ressemblait à un bracelet d’amitié, des cordes enfilées ensemble dans un motif. Je l’avais fixé autour de mon poignet gauche. « Merci », avais-je dit.

« Les autres membres de l’académie voulaient aussi venir te dire au revoir, mais ils sont tellement occupés en ce moment… Je suis venu ici à la place en tant que leur représentant. »

J’avais hoché la tête. « C’est logique. Je suis sûr qu’ils ont leurs propres problèmes à régler. »

« Hum… Comte, je réalise que tu auras probablement tes propres problèmes à affronter maintenant que tout cela est terminé. J’espère que tu resteras fort ! »

C’était un soulagement de s’être fait un si bon ami ici dans la République. Nous avions bavardé un moment avant que Lelia ne s’approche, Clement la suivant de près. Des murmures avaient résonné dans la foule, et un chemin s’était dégagé pour qu’elle puisse marcher jusqu’à moi. Jean s’était poliment écarté pour nous laisser de l’espace.

Mes épaules s’étaient affaissées. « La prêtresse peut-elle se présenter à une réunion aussi agitée ? »

Lelia était désormais la prêtresse de la République, avec le blason qu’elle portait sur le dos de sa main droite. Elle était leur nouveau symbole d’espoir.

« Je suis ici précisément pour cette raison. Je suis venue exprimer ma gratitude à mon sauveur. » Elle hésita avant de dire : « En fait, ça te dérange si on parle un peu ? J’aimerais aussi rencontrer Marie. »

« Alors je suppose que nous devrions aller à l’intérieur du vaisseau, hein ? » Je l’avais guidée à bord.

 

☆☆☆

 

Nous étions tous les quatre assis dans une pièce : Luxon, Marie, Lelia et moi. Nous n’avions aucun moyen de savoir quand nous trois, ceux qui s’étaient réincarnés du Japon, aurions l’occasion de parler ensemble comme ça. Nous avions chacun nos propres positions à considérer, ce qui compliquerait nos chances de rencontres futures.

Lelia avait forcé un sourire. « C’est vraiment une situation méprisable. J’ai été le plus gros poids mort de tous dans cette histoire. Les blessures de ma grande sœur sont si graves qu’il faudra du temps avant qu’elle ne puisse même bouger, et pendant ce temps, la République est en lambeaux et peine à se reconstruire. »

Marie enfonça ses mains dans ses poches et détourna la tête. Cette fois-ci, son attitude méchante ne provenait pas de son mépris pour Lelia mais plutôt de son mécontentement face à la voie qu’elle avait choisie.

« Quoi ? Est-ce une raison suffisante pour que tu deviennes Prêtresse ? Tu savais à quel point cette position serait difficile. Pourquoi l’as-tu accepté ? » grommela Marie.

Pour ceux qui essayaient de reconstruire leur monde après qu’il ait volé en éclats autour d’eux, la Prêtresse était un symbole d’espoir. Elle était le visage de leur pays tout entier. La position apportait beaucoup de bagages avec elle, il était donc étonnant pour Lelia de l’avoir choisi de son plein gré. Je n’aurais jamais envisagé de faire la même chose si j’étais à sa place.

« J’ai tout volé à ma sœur. Le moins que je puisse faire est de devenir la prêtresse à sa place. C’est le seul moyen pour moi d’équilibrer les choses. »

Marie secoua la tête. « Crois-tu que tu seras libre d’aimer qui tu veux en tant que prêtresse ? Non, tu t’es choisi une bien mauvaise main. Il n’y a pas d’autre façon de le dire. »

La tentative de coup d’État et tout ce qui l’avait entourée avaient mis la République à genoux. La reconstruction serait une tâche ardue, et en tant que prêtresse, Lelia devrait assumer une énorme quantité de responsabilités. Elle devra travailler pour son pays, se marier pour son pays et renoncer à la plupart de ses libertés.

« Tu es une idiote », avais-je déclaré. « Tu aurais dû fuir le pays quand tu en avais l’occasion. »

« Tout le monde ne peut pas fuir les responsabilités avec autant d’habileté que toi, Maître », déclara Luxon avec franchise.

« Oh, la ferme. Quand ai-je fui mes responsabilités ? »

« Je t’invite à te souvenir de ta cérémonie de fiançailles — . »

« Cette conversation est terminée, merci beaucoup ! »

J’avais décidé de l’arrêter là. Il me désavantageait beaucoup trop.

Lelia m’avait fixé d’un regard égal. « Tu ferais mieux de bien t’occuper de ma sœur. Je veux qu’elle vive comme elle l’entend à partir de maintenant. Je sais que la route sera difficile, mais je peux être tranquille tant qu’elle est avec toi. »

« En es-tu sûre ? »

La voie qu’elle avait choisie était loin d’être aussi enviable que son entourage pourrait le penser.

« Tant de personnes ont connu la douleur et la misère à cause de moi. Si je ne faisais rien pour me repentir de ce que j’ai fait, alors je serais vraiment un déchet humain. Transmets mes salutations à ma sœur, d’accord ? Dis-lui de ne pas s’inquiéter pour la République et de se concentrer sur son propre bonheur. » Lelia avait l’air hantée tout le temps qu’elle avait parlé.

Marie avait froncé les sourcils. Elle ne comprenait pas pourquoi quelqu’un pouvait faire ce choix. « Pourquoi porter un si lourd fardeau au nom de Noëlle ? »

« C’est ma malédiction. »

« Malédiction ? Quelle malédiction ? »

« Je vous en parlerai une autre fois, » dit Lelia. « De toute façon, vous êtes tous prêts à partir ? »

« Comme si j’avais besoin que tu me dises de faire mes bagages et de partir d’ici ! Hmph. » Marie avait fait une pause et m’avait regardé. « Hey, Grand Frère ? »

« Hein ? »

« Es-tu sûr que c’est bon ? »

Je pouvais sentir sa réelle inquiétude : elle se demandait si c’était une bonne idée pour nous de venir en République. Je n’avais pas répondu, alors Luxon avait offert une réponse complète à ma place.

« Les problèmes auraient été résolus sans ta présence et celle du Maître. J’irais même jusqu’à penser que c’est mieux que l’alternative, certainement pour vous tous. Ce n’est peut-être pas une fin heureuse, mais c’est préférable à une mauvaise fin. » C’étaient des mots de réconfort de la part d’une IA qui, d’habitude, n’émettait que des sarcasmes acerbes.

« Ce n’est pas si facile pour moi de hausser les épaules et d’accepter cela, mais d’accord. » Marie n’était pas entièrement satisfaite, mais elle ravala son mécontentement et reporta son attention sur les autres sujets qui pesaient sur son esprit : avant tout, ma relation glaciale avec Luxon avant le coup d’État. « D’ailleurs, je dois te demander… est-ce que Luxon et toi soupçonniez vraiment Ideal depuis le début ? »

« Il était bien trop louche. Ne sous-estime pas mon intuition. »

« Uh-huh, et si ton intuition avait été à côté de la plaque ? Que se passerait-il alors ? »

J’avais haussé les épaules. « Alors rien. »

« Alors tu as continué à faire croire que vous étiez à couteaux tirés ? Juste sur la base d’une intuition ? »

« Il y avait une chance qu’Ideal nous surveille, » ajouta Luxon.

Marie avait répondu avec indignation, « Alors vous auriez dû me dire quelque chose plus tôt ! Je croyais que vous vous battiez pour de vrai ! »

Honnêtement, tout n’était pas de la comédie. « Eh bien, j’ai prévu d’être plus subtil à ce sujet. Cet abruti n’arrête pas de m’énerver avec toutes les conneries qu’il dit », avais-je grommelé.

« Mon irritation envers le Maître était réelle. Cette fois, j’ai choisi de ne pas me taire et d’exprimer une partie de mes critiques… oh, environ trente pour cent d’entre elles, peut-être ? »

Je lui avais lancé un regard furieux. « Excuse-moi, qu’est-ce que ça veut dire ? “Trente pour cent” ? Tu me détestres vraiment, c’est ça ? »

« Je me suis trompé. As-tu déjà eu l’impression que je t’appréciais vraiment ? Ton ego démesuré est en effet troublant. »

« C’est toi qui me harcèles toujours. Pourquoi ne pas te mettre à ma place pour une fois, hein ? Ou au moins, faire semblant d’avoir un minimum de courtoisie, comme Ideal ? »

L’œil de Luxon bougeait d’un côté à l’autre, comme s’il secouait la tête. « Je suis trop sérieux pour m’abaisser à une telle tromperie. »

« Une IA sérieuse ne pleurnicherait pas tout le temps comme un bébé auprès de son maître ! »

Nous nous chamaillons tous les deux tandis que les épaules de Marie s’affaissent d’exaspération. « Vous êtes exactement comme deux pois dans une cosse. »

« Qu’as-tu dit là ? »

« Marie semble se tromper lourdement à notre sujet. Je dois lui recommander de réviser son opinion en toute hâte. »

+++

Partie 3

Mlle Louise m’attendait quand j’étais sorti sur le pont.

« Cela fait un moment », avait-elle dit.

« C’est le cas. » Je ne l’avais pas vue depuis presque un mois. J’étais occupé pendant tout ce temps, et elle aussi, si occupée que les semaines passaient sans que nous nous rencontrions une seule fois. Le désordre avec Serge avait rendu les choses encore plus gênantes.

« Je suis venue ici pour te remercier. »

« Pour me remercier ? Super ! Pour ma récompense, voyons voir… Je n’aimerais rien de plus qu’un baiser d’une belle femme comme toi ! » C’était une tentative pour détendre l’atmosphère, mais elle avait souri tristement à ma plaisanterie. Conscient que ma blague était tombée à plat, je me raclai la gorge. « Ahem. Je ne fais que plaisanter. »

« Je peux le dire. J’ai appris à te connaître assez bien l’année dernière. Je dois me demander pourquoi j’ai vu une partie de mon petit frère en toi ? Mon Léon était beaucoup plus terre à terre et un gentleman en plus. »

Quelle impolitesse ! J’essayais d’être un gentleman aussi, un gentleman aussi exceptionnel que mon maître.

« Je suppose que j’ai été élevé avec de mauvaises manières. Désolé pour ça », avais-je dit.

« Je pense que ton tempérament est plus à blâmer que ton éducation. Tu as une personnalité assez tordue. »

Du tempérament, hein ? Elle n’avait peut-être pas tort. J’avais moi-même remarqué que j’étais un peu plus blasé que la moyenne des gens ici et j’avais supposé que c’était lié au fait de me réincarner avec des souvenirs de ma vie précédente. J’étais seulement un peu plus blasé. Un peu.

Mlle Louise baissa son regard vers le sol. « Hé, une dernière fois… J’aimerais que tu m’appelles “Grande Soeur”. »

« Hein ? N’ai-je pas déjà dit ça ? »

Le menton de Mlle Louise s’était relevé. « C’est faux ! Je m’en serais certainement souvenu si tu l’avais fait ! »

Était-ce si important que ça ?

« J’en avais l’intention, en tout cas », avais-je dit avec un sourire taquin.

Elle avait gonflé ses yeux et avait détourné son visage. « Tu es si cruel. Oublie ça. Je m’en vais. Passe une bonne vie, » dit-elle, avant de partir en trombe.

J’avais fait un signe de la main à sa forme qui s’éloignait. « À plus tard, grande sœur. »

Mlle Louise s’était figée, tournant toujours le dos à moi. Nous nous étions dit au revoir, alors je m’étais retourné et j’avais commencé à partir. Ses pas avaient résonné derrière moi. J’avais fait une pause sans me retourner vers elle, et elle avait jeté ses bras autour de moi par derrière.

« Pourquoi le dire maintenant ? Je me retenais, tu sais. Je le gardais à l’intérieur parce que je savais que ça ne ferait que rendre la séparation avec toi plus difficile ! » Elle avait pressé son visage dans mon dos et avait sangloté. Elle s’était montrée si courageuse, et elle avait raison. Voir à quel point elle tenait à moi rendait le départ plus difficile.

Je lui avais tourné le dos pour pouvoir lui parler comme un petit frère plutôt que comme Léon. Je ne savais que trop bien que je redeviendrais comme avant si je la regardais dans les yeux. « Nous nous reverrons, grande sœur. »

« C’est une promesse. Si tu ne reviens pas me voir, je te jure que j’irai là-bas pour te voir. »

Je n’avais jamais imaginé que les grandes sœurs pouvaient être si mignonnes. Je commençais à douter de la créature qu’était ma sœur que j’avais à la maison. Peut-être qu’elle était quelque chose d’entièrement différent ? Je méditais sur ces idées ridicules quand Miss Louise, enfin, s’était éloignée.

Je m’étais tourné vers elle juste à temps pour qu’elle dépose un baiser sur mes lèvres.

« Hein ? » Je m’étais exclamé.

Mlle Louise sourit triomphalement, les yeux encore rouges et gonflés d’avoir pleuré. « C’est la récompense que tu voulais. Tu ferais mieux d’être heureux de l’accepter. »

J’avais pressé mes doigts sur ma bouche. J’étais trop étourdi pour réagir.

Mlle Louise avait descendu la rampe du pont pour retourner au port. Elle s’était retournée une dernière fois et avait fait un grand signe de la main. « Tu ferais mieux de revenir un jour, Léon ! »

Je lui avais rendu son salut avec le même niveau d’enthousiasme.

Une grande sœur, hein ? Ce n’est peut-être pas si mal d’en avoir une après tout.

 

☆☆☆

 

Dès notre retour de la République, nous avions été convoqués au palais. On nous avait informés que nous serions récompensés pour nos services distingués, mais que nous devions prendre part à une brève réunion avant de procéder à la cérémonie officielle dans la salle d’audience. Nous pouvions nous dispenser des formalités en attendant. J’avais été rejoint par les cinq idiots, tandis que Marie attendait dans une pièce séparée. Le Royaume n’avait pas oublié son faux passage en tant que Sainte, ni les pertes énormes qu’elle leur avait fait subir. Anjie et Livia étaient absentes, car elles logeaient chez moi, chez mes parents. Nous avions l’intention de nous y retrouver ensemble une fois la cérémonie terminée.

La seule chose étrange dans toute cette affaire était que nos contacts étaient habituellement gérés par des fonctionnaires du gouvernement, mais pour une raison quelconque, Roland avait jugé bon de se joindre à nous aujourd’hui. Nous n’étions pas obligés d’être super formels, mais nous ne pouvions pas non plus risquer d’être trop décontractés avec un roi dans la pièce. Personnellement, j’avais l’intention de lui témoigner le strict minimum de respect.

« Votre teint est terrible, Votre Majesté. Ne me dites pas que vous n’avez pas dormi ? » avais-je dit, en souriant largement.

Ses yeux injectés de sang s’étaient rétrécis en un regard noir. « Tu es plus perspicace que tu n’en as l’air. Je crains qu’à cause d’une certaine personne, non, je n’aie pas beaucoup dormi ces derniers temps. Pourquoi ne pas essayer d’être un peu plus courtois, morveux ? »

J’avais feint d’être choqué par son accusation. « Je suis parfaitement courtois ! Ce sont les autres qui me provoquent. »

« Après les avoir provoqués, je présume ? C’est écrit de manière évidente sur ton détestable visage. »

« Votre Majesté, vos talents de comédien sont inégalés. Quand je pense que vous avez dit une chose aussi terrible sur un serviteur aussi sérieux et loyal que moi… »

Il ricana. « Un serviteur vraiment loyal et sérieux ne me ferait pas perdre le sommeil la nuit avec ses pitreries. »

Nous gardions tous les deux un sourire sur nos visages, même si nous échangions des regards noirs.

Le ministre Bernard, qui était assis avec nous, s’était éclairci la gorge. Il était loin d’être le seul gros bonnet présent — un certain nombre d’autres grandes figures étaient présentes, dont le père d’Anjie, le duc Redford, qui avait souri dans ma direction.

« J’ai entendu parler de vos activités dans la République. C’était assez exaltant rien qu’en lisant les rapports. » Il semblait de bonne humeur, ce qui me rendait heureux d’avoir fait l’effort… Bien que pour être honnête, j’étais plus heureux que mes actions aient causé des problèmes à Roland.

Mlle Mylène était également présente à la réunion. Elle avait ajouté : « Vous avez fait le bon choix en chassant le Saint Royaume de Rachel. Je vous suis très reconnaissante, marquis de Bartfort. »

« Oh, ma reine, j’étais plus qu’heureux de m’offrir au service de — hm ? »

Attendez une seconde. Sa Majesté s’est trompée dans mon titre, n’est-ce pas ? Elle m’a appelé marquis au lieu de comte. Un marquis n’est qu’un échelon en dessous d’un duc, et c’est une position que seuls ceux qui sont affiliés directement à la lignée de la famille royale peuvent occuper. En gros, à moins d’avoir un lien personnel avec eux, vous ne pouvez pas être un marquis ou plus. Et en tant qu’homme né dans une pauvre baronnie, il n’y avait aucun moyen pour moi d’avoir une relation avec la maison royale.

« Euh, Reine Mylène, je suis un comte, pas un marquis », avais-je corrigé.

Elle rougit, apparemment embarrassée par son erreur.

Ah, c’est adorable.

 

 

« Comme je suis bête. C’est parfaitement logique que vous soyez confus encore une fois. Nous ne vous l’avons pas encore dit. »

« Encore une fois ? » Quelque chose n’allait pas ici.

Julian et ses amis avaient échangé des regards et chuchoté entre eux.

« Hé, que pensez-vous de ça ? »

« Eh bien, si nous débattons de la question de savoir si c’est réellement possible ou non, je parierais que c’est à peine dans le domaine du possible. »

Mais de quoi parlaient-ils ?

J’étais resté assis, abasourdi, pendant que le ministre Bernard — le père de Miss Clarisse — explique : « Comte Bartfort, nous, à Hohlfahrt, sommes fiers de vos nombreuses réalisations. Pour vous récompenser convenablement de tout ce que vous avez fait, nous avons choisi de vous conférer le titre de marquis et un rang supérieur de troisième rang à la cour. »

Ma mâchoire s’était décrochée, incrédule. Vous vous moquez de moi, hein !? Marquis est assez incroyable comme ça, mais je sais que seuls ceux qui ont de fortes affiliations avec la famille royale obtiennent un rang supérieur au troisième. Je pensais que j’avais déjà grimpé aussi haut que possible dans l’échelle sociale, et maintenant ils me disent que j’ai crevé le plafond !? « Ça n’a aucun sens ! Je ne fais pas partie de la famille royale ! »

Roland avait souri, content de lui. Il se leva, écarta les bras et déclara : « C’est parfaitement logique ! Tu sembles l’avoir oublié, mais tu es fiancé à la fille du duc Redgrave. Si l’on regarde les choses au sens large, on pourrait dire que tu Es déjà apparenté à la famille royale ! »

Pourquoi as-tu l’air si content de toi ? Tu crois que tu as trouvé un plan génial, là ? De plus, marquis n’était pas un rang qu’ils pouvaient donner si facilement. Mes fiançailles avec Anjie n’auraient pas dû être une justification suffisante, et la famille royale avait trop d’importance pour qu’ils distribuent des titres comme des bonbons. Voir à quel point Roland était un roi pourri pourrait remettre cela en question, mais j’étais certain que le reste des officiels du gouvernement ne permettrait pas que ce rang soit attribué sans une bonne base.

« Ce n’est pas possible », avais-je insisté.

« Je te l’ai dit, ça l’est ! Je suis le roi, et ma parole a force de loi ! » Les yeux injectés de sang de Roland s’ouvrirent en grand pour correspondre à son sourire triomphant.

J’avais jeté un coup d’œil au ministre Bernard et au duc Redgrave, espérant un soutien, mais ils avaient secoué la tête.

« Toutes mes excuses, mais c’est ce que dit Sa Majesté. »

« Sa Majesté a réussi à convaincre les autres seigneurs que c’était une récompense appropriée pour vos réalisations. »

Argh, ce stupide roi fait tout pour m’emmerder.

J’avais jeté un regard furieux à Roland. « Eh bien, je refuse ! »

« Hm. Dans ce cas, je refuse ton refus ! »

« Espèce de sale bâtard pourri ! » J’avais bondi vers lui, m’accrochant au col de sa chemise. Roland avait gloussé et m’avait donné un coup de poing. Énervé par son audace, j’avais enfoncé mon genou dans son estomac. Personne autour de nous, pas même les gardes, n’avait bougé un muscle pour intervenir et nous arrêter.

+++

Partie 4

Roland avait hurlé : « Je n’ai pas fermé l’œil depuis des jours et c’est à cause de toi ! »

« Grincheux parce que tu dois faire un peu de travail !? Essaie de faire ton devoir pour une fois ! »

« Très bien alors ! Je vais faire mon devoir… pour que tu montes en grade ! »

Ce roi était le mal absolu. Pourquoi s’embêtait-il à canaliser autant d’efforts dans quelque chose d’aussi inutile ?

Une fois que nous étions tous deux épuisés par la bagarre, nous avions fait une pause pour reprendre notre souffle. J’avais profité de ce bref répit pour expliquer pourquoi ce n’était pas autorisé. Et non, ce n’était pas un jeu futile de résistance de ma part. J’étais sincère.

« Je n’ai même pas le territoire pour correspondre à ce genre de statut ! »

Comme s’il avait attendu que je dise cela, Roland avait sorti un papier de sa poche et me l’avait mis sous le nez. J’avais tout de suite vu la signature de Monsieur Albergue dessus.

« Qu’est-ce que c’est ? » avais-je demandé.

« Lorsque je les ai informés que tu n’avais pas de terres à toi, la République a jugé bon de t’en accorder. Ils ont généreusement accepté de céder une partie de l’ancien territoire des Feivels qui abrite un port. »

« C’est une blague ! »

« Ce n’est pas le cas. Je les ai simplement induits en erreur en leur faisant croire que tu étais dans une position désavantageuse, et Lord Albergue s’est tellement préoccupé de ton cas qu’il a décidé de te donner des terres. Quelle chance qu’il ait autant confiance en toi ! Oh, mais c’est le seigneur Albergue qui sera le responsable de la région. Il ne fera qu’emprunter ton nom. Il a proposé de nous payer des impôts, mais la République a encore du mal à se construire, non ? J’ai donc refusé à ta place. »

Donc la terre ne m’appartenait que de nom, les Rault en supervisaient l’entretien. Roland avait également refusé, sans que cela ne lui apporte quelque chose, tout bénéfice ou avantage que je pourrais tirer de sa propriété. C’était une bonne chose que je n’aie pas à assumer la responsabilité du terrain, mais comme je n’en retirais rien non plus, c’était un gain net nul dans l’ensemble — Roland avait délibérément agi dans mon dos juste pour orchestrer mon amélioration de statut. Pire encore, Monsieur Albergue avait suivi le plan par souci sincère pour moi.

« Oh ! » Roland tapa dans ses mains. « J’allais oublier. J’ai un message de Lord Albergue pour toi : “J’espère que ceci vous servira de remboursement pour tout ce que je vous dois.” Vraiment, quel homme droit ! »

« Dommage que vous soyez tout le contraire, un vrai salaud. »

« Oh ? Et qu’est-ce que ça fait de devoir servir un roi sac à merde ? S’il te plaît, dis-le. »

Vexé, je ne pouvais que serrer les dents.

Mlle Mylène avait jeté un regard furieux à son mari et avait dit : « Votre Majesté, cessez ces jeux puérils. »

Il avait haussé les épaules. « Bien, bien. Ce petit arriviste est un marquis avec un rang supérieur de la troisième cour à partir d’aujourd’hui. Nous l’annoncerons officiellement lors de la prochaine cérémonie, alors soyez prêts. »

Malgré ce grand coup, je n’avais pas pu faire un seul geste pour me protéger. Mes épaules s’étaient affaissées en signe de défaite, mais Roland n’en avait pas encore fini avec moi. « Et puisque tu es un marquis maintenant, tu auras besoin de tes propres serviteurs, n’est-ce pas ? Je suis un homme au grand cœur, j’ai donc jugé bon d’envoyer quelques-uns de mes proches partisans pour remplir ce rôle. »

En termes modernes, le QG avait envoyé un groupe de personnes pour me servir de subordonnés à la suite de ma promotion au poste de directeur de succursale.

« Je passe mon tour », avais-je dit.

Le sourire de Roland était toujours aussi narquois et il roucoula : « Allons, ne dis pas ça. J’ai choisi la crème de la crème, spécialement pour toi. Permets-moi de te les présenter ! »

Il n’y avait pas de jeunes chevaliers présents dans la pièce qu’il pouvait présenter. J’avais penché la tête sur le côté lorsque son regard s’était promené sur le groupe derrière moi. De la sueur froide avait soudainement commencé à couler sur mon visage. « N-non, vous ne pouvez pas dire… »

« Félicitations ! Jilk, Brad, Greg et Chris seront désormais à ton service ! Tu peux les appeler tes vassaux, ce qui fait de toi leur lige — autrement dit, l’homme responsable d’eux. »

Tout le sang s’était vidé de mon visage. Mon corps entier tremblait quand je m’étais retourné pour les regarder. Quatre des cinq idiots me souriaient.

« Donc, Marquis Bartfort, je suppose que cela fait de toi notre patron maintenant. Il semblerait que le destin agisse de façon mystérieuse, » dit Brad en croisant les bras derrière sa tête.

« On s’est déjà attiré des ennuis avant, alors je suppose que ce n’est pas un mauvais endroit pour finir, hein ? J’ai hâte de rester avec toi, Bartfort. » Greg croisa les bras sur sa poitrine et hocha la tête.

Chris ajusta ses lunettes. Il souriait faiblement en disant : « Je n’ai pas à me plaindre que tu sois notre chef, mais c’est un peu formel de continuer à t’appeler par ton nom de famille, Bartfort. Tu es notre seigneur maintenant, il est donc logique que nous exprimions notre fidélité en t’appelant Léon. »

Pourquoi avez-vous l’air d’aimer ça, bande d’idiots ?

« Résistez un peu, voulez-vous ? N’êtes-vous pas énervés de devoir travailler sous mes ordres à partir de maintenant ? » avais-je dit.

Bien sûr, ça avait l’air bien sur le papier, ils étaient des héritiers respectables de leurs maisons respectives. Mais maintenant, ils n’étaient guère plus que des parasites vivant aux crochets de Marie. J’avais quatre albatros malchanceux accrochés à mon cou en même temps.

Jilk gloussa. « J’avoue que cela ne me plaît pas tout à fait, mais je reconnais tes talents. Que notre relation soit fructueuse, Léon. »

Ils n’essayaient même pas de refuser. Oubliez ça, ils avaient tous pris l’habitude de m’appeler par mon prénom aussi facilement que n’importe quoi. Ma tête tourna.

Comme pour enfoncer le clou, Roland ajouta : « Et pendant que tu y es, occupe-toi aussi de la petite Marie. »

« Pourquoi ? » Maintenant, me confiaient-ils officiellement la responsabilité de la surveiller ?

La reine Mylène avait souri en s’excusant. « D’ordinaire, nous aurions préféré l’envoyer ailleurs, mais elle possède le pouvoir de la Sainte… que le temple l’admette ou non. Nous ne pouvons pas risquer de la confier à de mauvaises mains, et cela causerait sûrement d’autres problèmes si nous la séparions des garçons. »

En d’autres termes, ces idiots feraient une crise s’ils emmenaient Marie, alors ils me l’avaient confiée en observation. J’avais pris ma tête dans mes mains et m’étais affalé sur mon siège. Tout le monde autour de moi m’avait envoyé des regards de pitié. Roland, seul, souriait comme un idiot.

« C’est arrivé parce que tu me faisais chier », m’avait-il rappelé. « J’espère que tu as réfléchi un peu à tes actions. »

« Oh, vous pouvez être sûr que je n’oublierai pas ça. Je suis le genre de gars qui se venge toujours, peu importe qui me contrarie. »

« Alors, j’attends avec joie ton prochain mouvement. Si tu es vraiment si désireux de revendiquer le titre de duc, continue à jouer avec moi. Et pendant que nous sommes sur le sujet, je dois t’informer que je ne me contente jamais d’une “égalité”. Je suis un homme qui a toujours le dessus. »

Quelle conversation méprisable cela avait été. Si j’avais su que cela se profilait à l’horizon, je serais resté dans la République et j’aurais joué avec ma grande sœur Louise. Julian m’avait regardé avec un air désolé dans les yeux.

« C’est quoi ton problème ? » Je m’étais emporté.

Julian avait l’air sincèrement envieux. « Bartfort — non, Léon… serait-il possible pour moi de me joindre à vous ? »

« Pourquoi !? Tu es un prince, pour l’amour du ciel ! »

« Évidemment, parce que je me sens seul ! Ce n’est pas juste que je sois le seul à être exclu ! »

Quelle partie de tout ça est injuste ? Pourquoi veux-tu aussi être un de mes subordonnés ? Si toi et tes abrutis d’amis aviez la tête droite, je ne serais jamais arrivé aussi loin dans l’échelle sociale !

 

☆☆☆

 

Une fois notre petite réunion terminée, Julian et les autres garçons étaient partis dans une pièce séparée où Miss Mylene allait discuter de l’avenir avec eux (et les sermonner pendant qu’elle y était). Ils n’avaient même pas besoin de revenir en ce qui me concerne, mais une partie de moi souhaitait y aller pour que Miss Mylene puisse me gronder aussi. Ces crétins chanceux ne savaient pas à quel point ils étaient chanceux.

J’étais retourné dans la salle d’attente où Marie, Carla et Kyle m’attendaient.

« Léon, que s’est-il passé ? » demanda tout de suite Marie.

« Je suis coincé avec le travail de s’occuper de vous, les gars. »

« Pardon ? »

J’avais expliqué comment Roland m’avait attiré dans son vilain petit piège et m’avait accablé de toutes les choses qu’il savait que je détestais. Je grommelais en moi-même à propos de la situation au fur et à mesure que je la détaillais. « Ça craint. Je dois aussi m’occuper de Julian maintenant ! Je les ai supportés pendant que nous étions en République, mais maintenant je suis coincé avec la garde d’enfants après être rentré à la maison — euh… hein ? »

Marie s’était accrochée à ma jambe. Carla et Kyle avaient rapidement suivi son exemple en s’accrochant à moi partout où ils pouvaient s’agripper. « À quoi vous jouez tous les trois ! »

Marie avait crié à pleins poumons : « Je ne te lâcherai plus jamais ! »

« Quoi ? »

Carla avait ajouté : « Sans vous, Marquis Bartfort, nous n’aurions aucun espoir de garder ces garçons sous contrôle. Je vous en prie, ne nous abandonnez pas ! »

Je leur avais lancé un regard noir. « Ne me faites pas passer pour le méchant parce que je ne veux pas être votre gardien ! Pour commencer, je ne me souviens pas d’avoir accepté de vous prendre ! »

Kyle était le suivant à plaider sa cause. « Je vous en prie, employez-nous. Nous n’arriverons jamais à nous en sortir si vous nous mettez dehors. Nous jurons de remplir nos fonctions ! »

« Pourquoi diable t’accroches-tu à moi ? Où est passé l’individu insolent et cool d’avant ? Je comptais sur toi pour regarder de loin et soupirer d’irritation devant ces deux-là ! »

 

J’avais essayé de les décoller de moi, mais Marie s’était accrochée de toutes ses forces.

Où est-ce qu’elle trouve ce genre de force ? Perdant patience, j’avais attrapé sa tête et j’avais essayé de la pousser en arrière. « Lâche-moi ! »

« Non ! Je ne te laisserai jamais partir. Jamais, je te dis ! » Sa voix s’était réduite à un murmure dès qu’elle avait fait sa déclaration, suffisamment faiblement maintenant pour que je sois le seul à l’entendre. Un sourire sombre se dessina sur ses lèvres, des ombres bloquèrent tout semblant de lumière dans ses yeux. « Nous allons être ensemble pour toujours, Grand Frère. »

C’était déjà assez mal qu’elle m’ait suivi dans ce monde après ma mort, mais cette phrase m’avait donné des frissons. C’était un film d’horreur. De la sueur glacée avait coulé dans le bas de mon dos, et ma voix s’était transformée en un cri strident. « Laissez-moi partir ! »

Marie m’avait tellement fait peur ce jour-là que j’en avais fait des cauchemars.

+++

Épilogue

Tandis que Léon et les autres étaient occupés au palais, Noëlle était assise dans un fauteuil roulant dans le jardin du domaine du baron Bartfort. Le paysage idyllique de la région était un baume pour son cœur blessé. Grâce à la capsule hautement perfectionnée et équipée d’une technologie de pointe où elle avait été placée, Noëlle avait survécu — de justesse. Elle avait encore besoin d’une thérapie physique par la suite pour retrouver ses forces, et elle avait donc quitté sa maison de la République pour celle de Léon, où elle recevait le traitement de suivi dont elle avait tant besoin.

Alors que son fauteuil roulant avançait dans le jardin du domaine, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et interpella la femme qui la poussait : Livia.

« Miss Olivia, vous êtes une idiote. Vous savez, si vous m’aviez laissée mourir là-bas, vous ne seriez pas obligée de vous occuper de moi comme ça ». Noëlle n’arrivait pas à imaginer ce qui avait dû se passer dans la tête de l’autre femme, qui luttait aussi désespérément qu’elle le devait pour arracher Noëlle aux griffes de la mort avec sa magie. Elle se sentait redevable à Livia de l’avoir sauvée, même reconnaissante, mais elle savait trop bien que Livia aurait pu refuser de lever le petit doigt pour l’aider si elle l’avait voulu.

Livia avait forcé un sourire. « J’étais tellement prise dans l’instant que j’ai à peine eu le temps de considérer les ramifications. Ça n’a pas d’importance de toute façon. Je ne regrette pas de vous avoir aidée. »

« Pourquoi ? »

« Parce que si vous étiez morte, Monsieur Léon serait triste. »

Noëlle avait incliné sa tête en arrière, regardant le ciel. Cette fille me bat dans tous les domaines, pensa-t-elle.

« Vous aimez vraiment Léon, n’est-ce pas ? »

« Oui, » répondit Livia sans perdre un instant. Elle avait continué à pousser le fauteuil roulant de Noëlle tout en parlant. « Comment appréciez-vous votre séjour chez Monsieur Léon ? »

« Tout le monde a été si gentil… Je ne peux pas les remercier assez. Et je suis ravie que le petit frère de Léon, Colin, ait eu un tel coup de foudre pour moi. »

« C’est agréable de vous voir de si bonne humeur. Comment se passe la thérapie physique ? »

Noëlle soupira. « C’est rude, mais avec un peu plus d’efforts, je devrais pouvoir remarcher. Creare m’a assuré que je serai comme neuve au printemps. »

« C’est bon à entendre. »

Ils l’avaient presque perdue. Voir à quel point Noëlle avait récupéré remplissait Livia de soulagement, la thérapie physique était un petit prix à payer par rapport à sa vie.

« Ah, donc c’est ici que vous étiez toutes les deux. » Anjie s’était approchée des deux filles. « Vous allez être heureuses d’entendre ça ! Ils ont l’intention de faire de Léon un marquis. Ce n’est pas encore tout à fait officiel, mais la cérémonie proprement dite semble devoir être un grand événement. »

Anjie semblait ravie de la nouvelle, mais le visage de Livia s’était effondré. « Il va devenir un marquis ? »

L’autre fille avait tout de suite deviné de quoi il s’agissait. « Je sais que Léon ne sera probablement pas heureux de cette évolution, mais elle est nécessaire. Je me sens cependant mal pour lui. Le titre l’a chargé d’un bagage inutile. »

« Un bagage inutile ? » Livia avait fait écho, confuse.

« Je l’expliquerai en détail plus tard. La nouvelle la plus pertinente que j’ai est que le transfert de Noëlle a été accepté, et qu’elle sera en troisième année dans notre académie au prochain trimestre. »

La mâchoire de Noëlle s’était décrochée. « Est-ce que c’est bon ? J’étais censée être Prêtresse, après tout. » Elle pensait que son statut spécial signifiait qu’elle serait envoyée quelque part. En tant que prêtresse de la pousse de l’arbre sacré, elle pourrait un jour aider à résoudre une crise énergétique potentielle. Il était parfaitement logique que les supérieurs la placent dans un endroit où ils pourraient la garder en sécurité, sans aucun moyen de s’échapper.

L’expression d’Anjie s’était durcie. « D’une certaine manière, vous devez remercier Léon. Ou plutôt Luxon, je suppose ? Le Royaume vous estime moins qu’avant, en grande partie parce que les seigneurs sont plus préoccupés par une certaine autre chose. Et je ne parle pas de l’Arbre sacré. »

Noëlle avait froncé les sourcils et penché la tête sur le côté. Elle ne pouvait pas identifier ce à quoi Anjie faisait allusion. L’autre fille s’était placée derrière elle et avait pris le guidon de son fauteuil roulant à la place de Livia.

« Ne vous en faites pas, » dit-elle en le poussant en avant. « Tout ce que vous avez à faire est de profiter de votre vie ici dans le Royaume. »

« Puis-je profiter de la vie ici ? »

« C’est vous qui voyez. Je peux vous assurer qu’il y a beaucoup de plaisir à trouver aux côtés de Léon. » Anjie avait souri.

Livia avait également souri. « Elle a raison. C’est amusant d’être avec lui — à plus d’un titre, en fait. » Son ton avait changé à la fin de sa phrase, mais comme elle marchait derrière elle, Noëlle n’avait aucun moyen de scruter son expression faciale pour trouver des indices sur la raison.

Au lieu de cela, la fille dans la chaise avait à nouveau regardé le ciel. Les rayons du soleil étaient chauds et doux. Le printemps commençait peu à peu à se faire sentir.

« Amusant, hein ? Ça a l’air sympa. Je suppose que je vais essayer de m’amuser aussi. »

Les trois filles discutèrent entre elles de Léon alors qu’elles se promènaient dans le domaine de sa famille.

+++

Souvenir : La promesse d’Ideal

Partie 1

J’étais une intelligence artificielle créée dans le but de gérer un vaisseau de ravitaillement militaire. La guerre avec les nouveaux humains s’intensifiait à un rythme alarmant : Elle avait laissé le sol si brûlé et ruiné que la planète n’était plus guère adaptée à la vie humaine.

Pour cette raison, seules trois personnes avaient été affectées à mon navire. La première était le capitaine, mon maître. Ensuite, il y avait le premier lieutenant, qui avait un penchant pour les blagues. Le dernier était le nouveau et second lieutenant, une femme officier.

Un jour fatidique, ils eurent une conversation.

« Capitaine, ça ne te fatigue pas d’appeler cette chose “IA” à chaque fois ? » dit le premier lieutenant, en proposant subtilement qu’on me donne un nom correct.

« Lui attribuer un numéro semble un peu fade. Un avis ? » demanda le capitaine en se tournant vers moi.

Jusqu’à présent, j’avais l’habitude que les gens se réfèrent à moi par un numéro ou par un simple « Hey » ou « Hey toi » pour attirer mon attention, alors je ne savais pas comment répondre. On ne m’avait jamais demandé mon nom auparavant.

« Un nom ? » avais-je dit, plus à moi-même qu’à eux. « Préférez-vous le genre de nom que l’on donne à un animal de compagnie ? »

Le second lieutenant s’esclaffa en riant. « Ça ne va pas marcher ! Tu es notre camarade. »

« Me considérez-vous comme un camarade ? » À l’époque, tout le monde me traitait comme un outil. Être appelé « camarade » était plutôt nouveau.

Le capitaine avait frappé de la main le terminal distant que j’utilisais, comme s’il me tapait sur l’épaule. « C’est vrai. Nous sommes tous des camarades qui se battent pour l’avenir de l’humanité ! Cependant, tu ferais mieux de ne pas te retourner contre nous comme ces IA dans les vieux films. »

Le premier lieutenant avait gloussé. « Oui, il y a de quoi s’inquiéter. Si notre petit copain ici présent se mettait en grève, tout le vaisseau s’arrêterait de bouger. »

« Je ne ferais pas une telle chose », leur avais-je assuré.

« Sérieux à l’excès, je vois. »

« En tant qu’IA, je pense que le manque de sérieux présente un défaut bien plus important. De plus, je suis incapable de snober les ordres ! »

« Je n’en doute pas ! »

Ils me taquinaient, je le voyais bien. Au milieu de notre sombre situation, cependant, je me sentais béni d’avoir des maîtres comme ces gens.

« Eh bien, réfléchis-y. Quand tu auras trouvé un bon nom, fais-le-nous savoir », avait dit le second lieutenant.

J’avais fait exactement ce qu’elle m’avait demandé — j’y avais réfléchi.

 

☆☆☆

 

Notre prochaine rencontre mémorable avait eu lieu à la base, lorsque nous y étions retournés après une mission. Nous nous étions arrêtés pour la maintenance et le réapprovisionnement et nous avions eu droit à une petite pause jusqu’à ce que les procédures soient terminées. Le second lieutenant m’avait invité à sortir de la base avec elle. Nous avions été accueillis par des dunes parsemées de rochers géants, s’étendant à perte de vue.

« L’essence démoniaque dans l’air rend tout rouge », avais-je commenté.

En effet, c’était comme si un brouillard cramoisi avait recouvert le monde. La seconde lieutenante portait une combinaison spatiale. Elle ne pouvait pas survivre ici sans elle. La terre était si différente maintenant que les gens ne pouvaient plus y vivre.

« Oof, nous y voilà. » Elle avait sorti un étui qui contenait un jeune arbre.

« Avez-vous l’intention de planter un arbre ? » lui avais-je demandé. « Je doute qu’il pousse dans cet environnement. »

« C’est pourquoi je vais commencer à faire des recherches pour voir quel genre de plante poussera dans cet environnement. Ce genre de chose est plus dans mes cordes que d’être un soldat. En fait, je faisais déjà des recherches sur une plante capable d’absorber l’essence démoniaque et de la digérer, mais j’ai rencontré un obstacle dans mes études. Toute mon énergie en ce moment est consacrée au développement d’une arche. »

« Une arche ? Vous voulez dire un bateau migrateur ? »

« Yep. Les hauts gradés ont pratiquement abandonné cette guerre. Tu l’as aussi réalisé, n’est-ce pas ? »

Je n’étais pas en mesure de lui répondre. Je pouvais le supposer à partir des informations que je possédais, mais je n’avais pas de preuves solides. Et c’était tant mieux, tout ce qui pouvait servir de preuve était une information militaire confidentielle dont je n’avais pas le droit de discuter avec elle.

« Non, » avais-je dit. « Je ne le savais pas. »

Elle me fixait. « La façon dont ton objectif vient de bouger… c’est une habitude que tu as quand tu mens ? »

« Une IA n’a pas d’habitudes, et nous ne mentons certainement pas. Cela doit être votre imagination. »

« Ah, oui ? »

Elle s’était efforcée de planter l’arbre dans le sol. Malheureusement, il s’était desséché quelques jours plus tard. Je n’oublierai jamais la façon dont elle avait souri et joué le jeu malgré la lueur de tristesse dans ses yeux.

 

☆☆☆

 

Après cela, j’accompagnais la seconde lieutenante pour planter ses arbres dès que le temps le permettait. Elle transportait du matériel de recherche à bord du vaisseau et l’utilisait pour développer un certain nombre de prototypes de jeunes arbres. Je n’avais pas les connaissances et la technologie nécessaires pour lui fournir une aide significative, ce que je trouvais très vexant. Mais j’aimais quand même faire ce que je pouvais pour apporter ma contribution.

« Argh, celui-là aussi est un échec ! » Elle s’était pris la tête dans les mains.

J’avais proposé : « Peut-être est-il nécessaire que quelqu’un s’en occupe ? Dois-je envoyer un robot pour remplir cette tâche ? »

« Non. Les choses sont serrées à la base comme elles le sont, et si nous laissions quelque chose comme ça dehors, les gens se mettraient en colère. “Notre situation est urgente ! Nous n’avons pas les moyens de nous lancer dans une telle aventure !” diront-ils. »

Les autres autour d’elle ne voyaient pas la valeur de son travail. C’est dommage.

« C’est dommage, vu l’importance de vos expériences pour l’avenir de l’humanité », avais-je dit.

« Oui, bien sûr, mais je comprends aussi où ils veulent en venir. Mon père est le capitaine d’un navire de guerre, tu sais, alors dès qu’il y a une bataille, il est toujours en première ligne. J’aimerais qu’on lui prête plus de ressources et de force, et je prie toujours pour qu’il survive à chaque combat. »

« Quoi ? Votre père est le capitaine d’un navire de guerre !? Il doit être un homme exceptionnel en effet. » J’essayais de le complimenter — et par extension, elle.

« Ouais. C’est pour ça qu’ils lui ont donné ce poste. »

« Eh bien, je suis sûr que vous pourriez devenir capitaine aussi un jour. Peut-être même capitaine de navire de guerre, » avais-je dit.

Elle sourit tristement. « J’ai visé cette même chose une fois. Maintenant, je préfère travailler ici, dans ce vaisseau de ravitaillement. Bien que… ça pourrait être amusant si tu étais mon partenaire. »

« Moi ? Je suis un simple vaisseau de ravitaillement. Je n’ai rien à voir avec l’impressionnant vaisseau de guerre que votre père doit commander. » Mes capacités étaient clairement insuffisantes comparées à celles d’un véritable vaisseau de guerre.

« Cette guerre sera peut-être terminée depuis longtemps avant que j’aie une chance d’être capitaine, » murmura le sous-lieutenant pour elle-même en fixant l’arbre fané devant elle.

 

☆☆☆

 

La fin de la guerre était en vue. Une fin qui signifiait la défaite.

Aussi désespérée que soit la situation, des guerriers étaient encore déployés sur la base. Ils avaient été spécialement conçus pour combattre l’ennemi.

« Qui est-ce ? » demande la sous-lieutenante en regardant une des filles.

La fille avait de longues et fines oreilles et une aptitude pour la magie. Elle était un échec, un produit défectueux. Elle ne pouvait pas exercer les pouvoirs qu’on attendait d’elle, c’est pourquoi on nous l’avait envoyée pour remplir des tâches diverses.

« On les appelle des “elfes”, des armes à forme humaine. Cette fille ne s’est pas montrée à la hauteur, alors elle a été affectée à mon poste pour faire des petits boulots. »

La fille avait incliné la tête vers nous.

Les yeux de la sous-lieutenante s’étaient remplis de tristesse en réalisant ce que je sous-entendais. « Oh… c’est donc ça. Ils sont… allés aussi loin, n’est-ce pas ? »

« En effet. Cependant, ces elfes produisent des résultats sur le champ de bataille. Ils contribuent grandement à nos victoires. »

« Je suis sûr qu’ils le font. » Elle n’avait pas l’air très satisfaite de la situation. Remarquant la façon craintive dont la fille elfe nous regardait, sa voix s’était adoucie. « Tout va bien. Faisons de notre mieux ensemble, d’accord ? »

« … Oui. »

Les elfes avaient été développés avec une aptitude pour la magie. Les personnes ressemblant à des bêtes avaient été conçues avec une force physique accrue et pouvaient s’adapter même aux environnements les plus impitoyables. Comme ils étaient tous deux les armes d’une guerre de longue haleine, on leur avait donné une durée de vie supérieure à celle des humains. Plus forts et plus résistants que les humains au combat, ils avaient été envoyés en masse sur les lignes de front. Et pourtant, malgré tous leurs attributs supérieurs, ils n’arrivaient pas à battre les nouveaux humains.

Les anciens humains avaient créé de plus en plus de ces armes pour les envoyer sur le champ de bataille, revendiquant des victoires temporaires. Mais en fin de compte, les pertes de l’humanité dépassaient de plus en plus ses gains.

 

☆☆☆

 

Même dans l’environnement extérieur difficile, un elfe pouvait s’en sortir avec un seul masque de protection sur le visage.

« Sous-lieutenante, ici. »

« Merci, Yume. »

La sous-lieutenante avait donné un nom à la jeune elfe — Yume, un mot pour « rêve » qu’elle avait tiré de la langue japonaise. On les voyait souvent travailler ensemble. Yume adorait la sous-lieutenante et l’aidait volontiers dans son travail.

Puis, un jour…

« Regardez !

J’avais perdu le compte du nombre de fois où nos expériences avaient échoué. Par pure coïncidence, l’une d’elles avait réussi à prendre racine dans cet environnement inhospitalier.

« On l’a fait, on l’a fait ! » acclamait la sous-lieutenante.

« Félicitations, » dit Yume, heureuse pour elle.

J’étais aussi content. « Nous devrions commencer à les produire en masse tout de suite. Ce petit sera notre lumière d’espoir pour l’avenir ! »

+++

Partie 2

La sous-lieutenante acquiesça. « Tu as tout à fait raison. Yume, Ideal, merci. »

« Ideal ? » avais-je demandé. Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elle entendait par là.

« Oh, désolé. En fait, les autres et moi en avons discuté, et nous avons pensé qu’Ideal serait un bon nom pour toi. J’ai cependant oublié de le mentionner. Je suis désolée. Le détestes-tu ? »

Elle avait réfléchi à comment m’appeler pendant tout ce temps. Les seules suggestions que j’avais trouvées étaient des noms de chiens typiques comme Spot ou Rover. Ideal, hein ? Un concept de perfection inatteignable. Un joli nom, si je peux me permettre.

« Non, je suis heureux. Ideal… D’accord. À partir d’aujourd’hui, je vais m’appeler Ideal. Quelle merveilleuse journée nous vivons aujourd’hui ! Tant de choses merveilleuses se sont produites. Et votre rêve a enfin porté ses fruits, Sous-Lieutenante. »

« Oui ! Je suis tellement, tellement contente. Maintenant, un de mes objectifs a été accompli. »

« Un seul ? Vous en avez d’autres ? », avais-je demandé.

« Oui. Un jour, je veux que le ciel au-dessus de nous soit à nouveau bleu. Je veux que la terre soit couverte d’herbe verte et d’arbres… Je veux que ce soit un endroit où les gens puissent sortir librement sans avoir à porter une combinaison spatiale. J’espère que tu m’aideras pour ça, Ideal. »

« Vous n’avez pas besoin de demander. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider ! » avais-je déclaré.

« Alors c’est une promesse. »

« D’accord ! »

Nous n’avions malheureusement pas été en mesure de produire le jeune arbre en masse comme nous l’avions espéré. Le temps n’était pas de notre côté. Une autre bataille s’était engagée avant que nous puissions aller jusqu’au bout de notre rêve.

 

☆☆☆

 

Nous nous étions retrouvés sur le champ de bataille avec eux une fois de plus.

« Les bâtards — pour qui se prennent-ils, à venir vers nous avec une attaque aussi agressive ? » Le capitaine fronça les sourcils, agité, de l’endroit où il se trouvait sur la passerelle.

La sous-lieutenante agissait comme un opérateur, relayant les informations sur notre environnement. « Capitaine, une unité ennemie a percé notre ligne de front. A en juger par cette signature, c’est… c’est un Nommé ! »

« Merde ! » rugit le premier lieutenant. « De toutes les unités ! Nommé est ici !? »

J’avais activé nos défenses en un éclair. « Bouclier, activez à pleine capacité ! »

Mon bouclier était bien trop impuissant face à la force supérieure d’un Nommé. Le dôme de protection que j’avais activé autour du vaisseau avait immédiatement volé en éclats.

« Baissez-vous tous ! », ordonna le capitaine.

Un robot noir, incrusté de pointes, s’était rapproché. Son attaque avait fait trembler le pont. Le plafond s’était effondré, clouant sur place tous les gens en dessous. J’avais fait ce que j’avais pu pour les sauver tous aussi vite que possible, mais j’étais trop lent.

« Ideal, donne la priorité aux deux autres. C’est trop tard pour moi », déclara le capitaine. Il avait senti que sa vie s’éteignait rapidement. Il avait forcé l’ordres de s’occuper du reste de l’équipage avec son dernier souffle.

Le premier lieutenant était mort sur le coup. J’avais cependant localisé la sous-lieutenante et l’avais hissé sur un brancard à l’aide de mes robots. J’avais l’intention de la transporter à l’infirmerie. « Sous-lieutenante, vous allez bien ? Je vais vous administrer un traitement médical immédiatement. »

À mon grand désespoir, j’avais découvert que l’infirmerie avait été détruite dans l’une des explosions qui avaient suivi. La majorité du vaisseau avait perdu ses fonctionnalités. Peu importait à ce stade, l’équipement médical que j’avais à bord ne pourrait pas réparer les blessures qu’elle avait subies lors de l’attaque.

Jamais auparavant je ne m’étais senti aussi impuissant.

Si seulement l’infirmerie avait été construite avec des matériaux plus robustes. Si seulement j’avais eu un meilleur équipement à bord. Sûrement alors, je n’aurais pas à la perdre.

Le vaisseau s’était incliné, perdant de l’altitude. Il s’enfonçait.

« Je vais administrer un traitement médical immédiatement, » avais-je répété. « S’il vous plaît, restez consciente, Sous-Lieutenante. » Ma voix était tout ce que je pouvais utiliser pour la garder avec moi.

Elle avait demandé : « Ideal, comment se présente la bataille ? Le vaisseau de mon père se bat-il toujours ? »

Les informations affluaient. Dans le déluge de données, j’avais appris que le vaisseau de son père était tombé. Nos alliés étaient en déroute et avaient commencé à battre en retraite. J’avais jugé qu’il était préférable de lui dire la vérité, et pourtant… en étudiant son visage, je n’avais pas pu me résoudre à la dire. « Nos unités se sont remises de leur attaque-surprise. Votre père se comporte admirablement là-bas. Vous devez suivre son exemple et rester forte. »

Je lui avais menti.

Elle avait souri et avait dit : « Ideal, tu mens encore. Tu es un gros menteur. »

« Vous pouvez le dire ? »

« Je te l’ai dit, n’est-ce pas ? Tu as une mauvaise habitude quand tu mens. Ça rend les choses super évidentes. » Elle avait fait une pause. « Hé, Ideal… tu crois que cet arbre va bien pousser ? » Elle s’inquiétait pour son jeune arbre, celui qui avait battu tous les records et pris racine.

« Il le fera », avais-je dit. « Je vais m’assurer qu’il le fera. C’est l’incarnation même de l’espoir que vous nous avez laissé, après tout. »

Puis vint la toux. Du sang avait jailli de ses lèvres. D’une voix tremblante, elle avait dit, « Yume est toujours à la base. Occupe-toi aussi d’elle. Je te laisse le reste. Ideal, c’est une promesse. »

« Une promesse que je tiendrai. Je jure que je le ferai. Je vous en prie, restez avec moi. »

« Désolée, mais… Je ne peux pas, plus maintenant. » Elle avait pris une dernière bouffée d’air, et puis elle était partie.

 

☆☆☆

 

La base était en désordre quand j’étais revenu. L’IA résidente m’avait donné des ordres dès mon arrivée.

« Je dois me mettre en veille ? » avais-je demandé.

« Votre vaisseau doit faire l’objet d’une maintenance. Nous n’avons pas encore trouvé de nouveaux membres pour embarquer sur vous. »

« Il n’y a presque plus personne ici, dans cette base ! Ne… ne me dites pas qu’ils abandonnent cet endroit ? »

« Nous n’avons pas reçu l’ordre de l’abandonner. Vous allez mettre votre corps principal en attente. »

D’autres navires de guerre brisés avaient été remorqués ici dans une parade misérable. J’étais retourné à mon navire comme on me l’avait ordonné.

Peu de temps après, l’ennemi avait lancé une attaque sur la base et avait commencé à tout détruire à l’intérieur. Un conflit brutal s’était ensuivi lorsque ceux qui restaient avaient résisté. Ils avaient réussi à anéantir quelques unités ennemies, mais ils avaient perdu la plupart de nos vaisseaux dans la mêlée. L’ennemi n’était pas resté longtemps, probablement parce que nous n’étions pas leur cible principale. J’avais eu la chance de ne pas être endommagé pendant l’incident, mais une fois la poussière retombée, j’étais le seul à rester opérationnel.

Quelqu’un était venu me voir peu après le combat.

« Monsieur Ideal ? C’est moi, Yume. »

« Vous êtes encore en vie ? Yume, comment est-ce dehors ? » avais-je demandé.

« Je suis la seule survivante. »

J’avais hésité avant de dire : « Oh… Je vois. C’est troublant. Sans maître, je suis incapable de bouger. Je ne peux même pas confirmer la situation à l’extérieur par moi-même. »

« Oh, hum… le jeune arbre est toujours vivant. Celui que la sous-lieutenante a planté, je veux dire ! J’en ai pris soin ! »

Ce fut un grand soulagement, d’autant plus que toute connaissance de la façon de produire ce jeune arbre était morte en même temps que la sous-lieutenante. Ni Yume ni moi ne savions comment le recréer.

« Yume, vous ne pouvez pas être mon maître. Mes systèmes vous traitent comme une pièce d’équipement plutôt que comme une personne. »

« Je le sais », avait-elle dit.

« Mais il est de mon devoir de m’assurer que vous restez en vie. Je rassemblerai tout ce qui est nécessaire pour y veiller. Puis-je vous demander de vous occuper du jeune arbre à ma place ? »

Des larmes avaient coulé sur ses joues alors qu’elle hochait la tête. « Je ferai… de mon mieux pour veiller sur son jeune arbre. »

« Bonne fille. Aussi limité que je puisse être, je ferai tout ce que je peux pour aider. »

J’avais laissé les choses dehors aux soins de Yume. La jeune elfe vieillissait de plus en plus jusqu’à ce que sa peau se ride. À ce moment-là, la jeune pousse était devenue un arbre massif et impressionnant.

 

☆☆☆

 

« L’atmosphère extérieure est devenue plus habitable. À ce rythme, nous devrions pouvoir planter le reste des graines que nous avons en stock sous peu. Vous avez fait un travail splendide, Yume. »

La vieille femme s’était agrippée à sa poitrine, le visage se tordant de douleur.

« Nous devrions nous dépêcher d’aller à l’infirmerie. J’ai besoin que vous continuiez votre travail pour un peu plus longtemps. »

« Monsieur Ideal, j’ai bien peur que ce soit la fin pour moi. Je ne peux pas continuer comme ça plus longtemps. »

« Yume… ? »

« S’il vous plaît, donnez-moi les graines. Je veux exaucer ses dernières volontés avant de partir, sinon… J’étais si inutile — un échec — mais elle me traitait comme si j’étais une personne. S’il vous plaît, laissez-moi faire ça pour elle. C’est tout ce que je peux faire. »

Elle avait raison. Même avec un traitement, ses jours dans ce monde étaient comptés. J’avais décidé d’obtempérer pour qu’elle puisse utiliser ses derniers instants pour réaliser le rêve de la sous-lieutenante. « Merci pour tout jusqu’à maintenant, Yume. »

« Vous étiez à mes côtés tout le temps. J’espère que vous me pardonnerez d’être morte et de vous avoir laissé tout seul. »

« Ne soyez pas ridicule. Vous en avez fait plus qu’assez. »

Je lui avais donné les graines qu’elle avait demandées, et elle est partie immédiatement pour les voir plantées. Je ne l’avais plus jamais revue. Combien d’années et de mois se sont écoulés après cela, je me le demande ? Les racines de l’arbre qui avait poussé avaient avalé la base au fil du temps. Les vrilles avaient aussi fini par s’enrouler autour de moi. Aussi encombrant que ce soit, j’en étais heureux.

Sous-lieutenante, Yume… regardez quel bel arbre est devenu notre espoir. Capitaine, premier lieutenant, quand viendra le jour où je pourrai sortir une fois de plus ? Si… si jamais un jour je peux sortir, je veux m’assurer que chacun de vos rêves se réalise, Sous-Lieutenante. Je reprendrai ce monde à ces nouveaux humains, je rendrai au ciel sa teinte bleu azur et à la terre son vert émeraude. Plus jamais vous ne pourrez me traiter de menteur. Plus jamais — parce que j’aurai tenu ma promesse envers vous.

+++

Illustrations

Fin du tome.

+++

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, informez-nous en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur Ctrl + Entrée s’il vous plaît. Il est conseillé de se connecter sur un compte avant de le faire.

Laisser un commentaire