Murazukuri Game no NPC ga Namami no Ningen toshika Omoenai – Tome 2

Table des matières

Le nouveau villageois

Les premiers signes du printemps

L'ombre qui menace ma vie paisible

Une destruction et un visiteur

***

Prologue

La femme tripota ses cheveux et fixa l’écran d’ordinateur flambant neuf qui se trouvait devant elle.

Comme c’était intéressant…

Oui, je l’aimais bien. Il était parfait.

Je me demande comment les choses vont évoluer.

Je n’étais pas encline à penser que mon jugement était erroné, mais il faudrait du temps pour en être sûre. Je voulais l’aider, mais pour l’instant, je ne pouvais que regarder.

J’avais soupiré, me rasseyant dans mon fauteuil en cuir dernier cri.

« Comme c’est ennuyeux. »

Attends, quoi ?

« Je suis occupé. Va faire ça là-bas. »

Qu’est-ce qu’il y a encore ? C’est ennuyeux. Je voulais continuer à regarder, mais le travail c’est le travail. Et tout ce que je pouvais faire pour l’instant, c’était observer. C’était difficile.

« D’accord, d’accord ! Je sais ! Attends juste une seconde ! Ne touche pas à ça non plus ! Tu vas tout gâcher ! »

Bonne chance, Yoshio-kun. Rappelle-toi que le destin n’est pas toujours clément.

La voix appela la femme à nouveau. Elle soupira avant de se lever lentement de sa chaise.

***

Le nouveau villageois

Chapitre 1 : La réunion des villageois et ma fierté

« L’évènement bonus commence maintenant ! »

C’était ce que j’attendais.

J’avais tout ce dont j’avais besoin sur mon bureau : beaucoup de jus de fruits, plusieurs en-cas et des fruits du Village du Destin. Je m’étais dit que je pouvais manger mes fruits en même temps que les villageois mangeaient les leurs. J’avais également pris soin d’aller aux toilettes. J’étais prêt à aller jusqu’au bout de cet événement, quelle que soit sa durée.

Après le Jour de la Corruption, mes villageois étaient partis en exploration. En conséquence, une zone beaucoup plus large de la carte était désormais visible pour moi. Je l’avais étudiée attentivement, pour me familiariser avec la disposition des lieux avant que les choses ne commencent.

Devant la grotte se trouvait une barrière faite de rondins, conçue pour empêcher les monstres d’entrer. Pendant le Jour de la Corruption, cette clôture avait joué un rôle important dans la sécurité de mes villageois.

Juste à l’intérieur de la clôture se trouvaient une tour de guet en bois, ainsi qu’une rangée de rondins laissés à sécher. J’avais l’intention de les utiliser pour clôturer des terres agricoles. Un espace avait déjà été dégagé à cet effet, juste de l’autre côté de la clôture.

Heureusement, il n’y avait pas beaucoup d’arbres dans les parages. Les gens qui vivaient ici avant nous avaient donné une longueur d’avance. Tout ce qui restait, c’était quelques souches parsemées, donnant aux villageois une vue claire des environs.

Au loin se cachait une forêt sombre et noire. Un sentier menait aux souches clairsemées, à environ trois minutes de marche d’une large rivière. Un pont cassé était présent dans un affaissement permanent contre la rive.

Mes villageois avaient conduit leur charrette depuis le sud, ce qui signifiait que la majeure partie de la section sud de la carte était visible. Et comme les monstres venaient du nord, mes villageois avaient tendance à éviter cette zone du mieux qu’ils pouvaient.

« Je me demande quel genre d’événement c’est… »

J’avais envisagé d’innombrables scénarios dans ma tête, mais j’avais abandonné quand j’avais réalisé qu’il était inutile d’essayer de résoudre une énigme sans aucun indice. Lorsque j’avais envoyé ma prophétie détaillant l’événement, je n’avais pas pris la peine de donner une heure exacte à mes villageois. Aucun d’entre eux n’avait de montre. Malheureusement, cela avait laissé mes villageois agités toute la matinée. Je me sentais mal, j’aurais dû au moins leur dire que ça commencerait quelques heures avant le déjeuner.

« Tout est calme pour le moment, mais je ne peux pas baisser ma garde. »

Mes villageois s’étaient rassemblés juste à l’intérieur de la clôture. Gams, l’épéiste et le seul à savoir se battre, se tenait au sommet de la tour de guet, surveillant de près les environs. J’avais agrandi la mini-carte autant que possible, mais il n’y avait aucun… Attendez une seconde.

Y avait-il du mouvement au nord à l’instant ? J’avais zoomé pour trouver une silhouette qui se dirigeait vers la grotte, c’était une personne. Ce ne fut qu’au moment où il sortit de la forêt et s’était retrouvé dans la lumière que je l’avais reconnu. Il était assez beau pour être pris pour une femme, et avait un arc sur le dos.

« Murus est de retour ? »

Murus était le médecin qui avait quitté mon village juste avant le Jour de la Corruption. Je l’avais plus ou moins vu venir, mais ça m’avait quand même déstabilisé au moment où je fus mis devant le fait accompli. Mais comme je voulais aussi qu’il parte, je n’avais pas été bouleversé.

Gams fut le premier à repérer Murus. Il lui fit signe.

« Murus ! »

Murus répondit par un signe de la main, mais il n’avait pas l’air particulièrement heureux. Mes villageois, cependant, semblaient soulagés d’entendre ce nom familier. Carol avait même grimpé l’échelle pour se tenir à côté de Gams, agitant les bras avec enthousiasme. Le visage de Murus s’était assombri pendant une fraction de seconde, puis s’était éclairci. Il lui sourit à son tour.

« Alors, quoi, il est comme… un personnage bonus pour l’événement ou quelque chose comme ça ? Ce serait bien qu’il rejoigne enfin notre village. »

À en juger par l’expression du visage de Murus, c’était un vœu pieux. De plus, le récupérer serait un prix plutôt ennuyeux. J’avais déplacé mon curseur sur lui, mais la plupart de sa bio était toujours cachée. L’événement principal était clairement à venir.

Gams descendit de la tour de guet et courut jusqu’à la barrière en bois. La latte à l’extrémité ressemblait aux autres à première vue, mais elle avait une porte cachée. Gams l’ouvrit pour le laisser entrer. Les autres villageois se rassemblèrent avec excitation pour l’accueillir.

« Bon retour, Murus ! »

Carol s’accrochait à sa taille et il lui tapotait affectueusement la tête.

« C’est bon d’être de retour, et je suis heureux de vous voir tous en si bonne forme. Je suis désolé d’arriver à l’improviste comme ça après m’être enfui de façon si égoïste. »

Murus s’inclina en signe d’excuse, mais personne n’avait l’air mécontent de le voir.

« N’importe quoi. Tu nous as beaucoup aidés. Nous avons beaucoup de raisons d’être reconnaissants, n’est-ce pas, mon cher ? »

« C’est vrai. Nous sommes heureux que tu sois là. », dit Rodice.

« En effet. Ton retour doit être un cadeau du Seigneur lui-même ! », ajouta Chem.

Cet échange était exactement la raison pour laquelle j’aimais tant mes villageois, et l’une des meilleures choses de ce jeu. Chacun de mes villageois était une personne gentille et attentionnée. Bien que les apparences soient plus subjectives, je ne pouvais pas croire que quelqu’un n’aimerait pas leur personnalité.

« Merci aussi pour ton aide le jour de la Corruption », dit Gams.

Il devait parler des flèches qui avaient abattu plusieurs monstres pendant le combat. Si je les avais remarquées, il n’était pas surprenant que Gams les remarque aussi.

« Pas du tout. Je m’excuse de ne pas avoir pu faire plus. Je réalise que je ne suis pas en position de demander de l’aide, mais j’ai besoin de votre aide… »

Soudainement, Murus s’était mis à genoux et baissa la tête.

Chem se précipita immédiatement pour le remettre sur ses pieds. Cette pose devait être l’équivalent de se mettre à quatre pattes dans le monde réel.

« S’il te plaît, lève ta tête, Murus. Non seulement tu as sauvé mon frère, mais tu nous as aidés de bien d’autres façons. Nous t’aiderons de toutes les manières possibles. N’est-ce pas, Gams ? »

« Oui. Nous t’en devons une, alors fais-nous savoir ce dont tu as besoin. »

Les autres villageois hochèrent la tête en même temps que le frère et la sœur. Depuis que je connaissais la véritable identité de Murus, j’étais plutôt partagé. Mais comme il n’avait juste besoin que d’une faveur personnelle, je m’étais dit que ça devrait aller. Je voulais croire que Murus lui-même était un bon élément. Et du point de vue du jeu, c’était une occasion évidente de l’ajouter à mon village une fois l’événement spécial terminé.

« Tout d’abord, je veux mettre les choses au clair. Je ne suis pas simplement un médecin voyageur qui est tombé par hasard sur votre village. J’appartiens à un groupe de colons vivant dans la Forêt interdite. », commença Murus.

Tout le monde, à part Gams et Carol, eut l’air surpris. Gams avait probablement déduit qu’il y avait autre chose à propos de Murus pendant le temps que les deux avaient passé ensemble. Carol, quant à elle, n’avait probablement aucune idée de ce dont il parlait.

« Je vois. Cela signifie-t-il que tu savais déjà à quel point le Jour de la Corruption représentait un danger pour ceux qui vivent ici ? »

La question de Chem était inhabituellement directe. Ce n’était pas étonnant, étant donné les blessures que son frère bien-aimé avait subies pendant l’attaque. Elle se pencha en avant avec une lueur d’accusation dans l’œil, mais Gams tendit un bras d’avertissement devant elle. Apaisée, elle laissa échapper une toux maladroite et fit un pas en arrière.

« Je suis désolé. J’en savais un peu. Cependant, je n’avais pas prévu à quel point c’était dangereux. Les attaques sont arrivées plus régulièrement que d’habitude, et le comportement des monstres était particulier. »

Cela m’avait rendu curieux. Puisqu’il s’agissait d’un jeu vidéo, les vagues d’attaques régulières étaient logiques, mais il y avait peut-être quelque chose dans la tradition pour l’expliquer aussi.

« J’ai aussi trouvé ça étrange. Au village, les monstres n’attaquaient pas en groupes mixtes. Je n’ai jamais vu différentes espèces coopérer comme ça auparavant. », dit Gams.

« Hm, vous avez raison. J’avais l’habitude de m’aventurer dehors pour vendre mes marchandises plusieurs fois par an, et j’ai entendu des histoires d’attaques de monstres de toutes sortes de gens. Mais je n’avais jamais entendu parler de hordes de monstres attaquant un village entier. Quand ils travaillaient ensemble, ce n’était jamais plus d’une poignée à la fois. », ajouta Rodice.

J’avais repensé aux scènes d’ouverture du jeu, où ces gobelins chevauchaient des sangliers. Apparemment, c’était inhabituel dans ce monde. À l’époque, j’avais juste supposé que les gens montaient des sangliers ici de la même façon qu’ils montaient des chevaux.

« Bref, pourquoi as-tu besoin d’aide ? », demanda Gams.

Cela nous tira, moi et les villageois, hors de nos pensées.

« Mon village a été… détruit le jour de la Corruption. »

J’avais entendu un souffle, mais je ne savais pas si cela venait de moi ou de l’un des villageois. Quoi que je m’attende à ce que Murus dise, ce n’était pas ça. À en juger par ces paroles, son village semblait exister depuis longtemps. En tout cas, suffisamment longtemps pour savoir comment gérer les attaques de monstres.

« Comme je l’ai déjà dit, cette attaque était différente. Elle était plus importante que toutes celles auxquelles nous avons été confrontés, avec différentes espèces de monstres travaillant ensemble. Un survivant m’a dit que c’était comme s’ils étaient contrôlés par une force extérieure. Le chef du village m’a envoyé dans la forêt pour garder un œil sur vous, c’est ainsi que j’ai pu échapper au danger. »

Murus détourna son regard. Ses épaules tremblaient, probablement à cause de la culpabilité d’avoir été incapable d’aider son village.

« Et les survivants ? Pourquoi ne pas les amener ici ? Nous avons un abri, sans parler de la protection du Dieu du destin. »

Malgré le fait que Murus ait admis avoir espionné, aucun de mes villageois n’avait réagi avec colère. Et ce n’était pas tout, ils l’avaient invité à faire venir un groupe d’étrangers dans leur maison. Ils étaient peut-être naïfs, mais c’était ce que j’aimais chez mes villageois. Je devais juste être méfiant en leur nom.

J’étais également favorable à ce que le village gagne en population. L’union fait la force, etc. Et Murus pourrait les garder sous contrôle, non ?

« Je ne peux pas vous remercier assez pour votre offre généreuse, Gams. Mais j’ai bien peur qu’ils aient tous perdu la vie dans l’attaque. Quand je suis revenu, il n’y avait qu’un seul survivant… et il a finalement succombé à ses blessures. »

Wôw, c’était un scénario sinistre, même pour un jeu. Si la demande de Murus était de rejoindre le village, j’accepterais volontiers.

« Le problème est que… le nombre de corps ne correspond pas à la population. Je suis sûr que certains ont pu être mangés, mais tout de même, il manque des dizaines d’enfants, et plusieurs adultes. Je crains que les monstres ne les aient entraînés vers leurs tanières et leurs nids. »

Murus marmonnait tout cela la tête baissée, ce qui rendait impossible de lire son expression.

Je ne pouvais pas imaginer être laissé derrière comme seul survivant, forcé de cataloguer tous ces cadavres, chaque pièce brisée de l’endroit où j’avais grandi. Le cœur de Murus devait être brisé. J’avais la chance de vivre dans un pays où cela n’était pas arrivé.

« S’il y a la moindre chance qu’ils soient encore en vie, il n’y a pas de temps à perdre. Allons-y. »

« Je vais aller chercher des armes », dit Chem.

« Nous aurons aussi besoin de nourriture et d’eau, légères et faciles à transporter. Lyra, prépare-nous des gourdes, s’il te plaît. »

« Je le ferai ! Oh ! Tu me donnes un coup de main, Carol ? »

« Uh huh ! Tout le monde s’entraide, non ? »

Les villageois ne perdirent pas de temps à se préparer. Ils avaient eu leur lot de problèmes et savaient exactement quoi faire. Leur esprit indomptable donnait envie à un bon à rien comme moi de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour les protéger.

Murus les fixa, choqué qu’ils aient accepté sa demande si facilement.

« Après tout ce que je vous ai caché… merci. Merci beaucoup ! »

Retombant à genoux, Murus se mit à sangloter.

« C’est dire à quel point mes villageois sont merveilleux », murmurai-je à voix haute.

J’étais vraiment fier d’eux. Entendre Murus leur parler avec tant de gratitude me fit chaud au cœur. C’était comme s’il me remerciait lui aussi. J’avais décidé de faire tout ce que je pouvais pour les aider… comme l’un des leurs.

***

Chapitre 2 : Plan de sauvetage soutenu par le Dieu du destin

Les villageois se mirent au travail et rassemblèrent tout ce dont ils avaient besoin pour le sauvetage. J’avais examiné mes propres options. J’avais bien la prophétie quotidienne, mais comme je ne pouvais en envoyer qu’une par jour, je voulais la garder pour les cas où j’avais quelque chose d’urgent à transmettre. J’avais par contre beaucoup de points de destin, en dépenser pour un miracle ne serait donc pas un problème.

Je pouvais invoquer un personnage, mais il n’y avait aucune garantie qu’il apparaisse immédiatement. De plus, je n’avais aucune idée de ce à quoi il ressemblerait. Je risquais de semer la zizanie alors que tout le monde avait déjà assez à faire.

« J’aimerais pouvoir utiliser le golem, mais je serais probablement à court de PdD avant même d’arriver à notre destination. »

J’avais déjà utilisé tous les PdD que j’avais achetés avec mon salaire, et il ne me restait plus que les points accumulés grâce à la gratitude de mes villageois. J’en avais assez pour faire fonctionner le golem, mais pas pour très longtemps. Pourtant, si mes villageois pouvaient porter la statue sur une partie du chemin… Non, c’était trop en demander, même pour quelqu’un d’aussi fort que Gams. Je savais exactement à quel point le bois pouvait être lourd grâce aux bûches qu’ils m’avaient envoyées en offrande.

« Les gars, ça ne vous dérange pas de laisser ce voyage à Murus et moi ? Restez dans la grotte jusqu’à notre retour, d’accord ? », demanda Gams.

J’étais d’accord avec son jugement. Il était le seul combattant capable. N’importe qui d’autre ne serait qu’une distraction.

« S’il te plaît, laisse-moi te rejoindre. Et si l’un des enfants que tu sauves est blessé ? », dit Chem.

« C’est très juste, mais je préfère que tu restes derrière. C’est trop dangereux. »

« Je suis prête à affronter le danger. »

Je n’étais pas sûr de ce que je ressentais moi-même à ce sujet. S’il s’agissait d’un simple jeu, envoyer un guérisseur avec le groupe relevait du bon sens. Chem était entraînée et pouvait se défendre si nécessaire, mais je ne l’avais jamais vue combattre des monstres. De plus, elle n’avait ni arme ni armure.

« Nous avons le Dieu du destin qui veille sur nous », ajouta-t-elle tout en serrant son livre saint contre sa poitrine.

Si elle apportait ce livre, je pourrais leur envoyer une prophétie pendant leur voyage.

Attendez, pourquoi est-ce que je m’inquiète autant pour ça ? Il appartenait à Gams de prendre la décision.

« Je suis ton frère, et je veux te protéger, mais… je ne vais pas pouvoir t’empêcher de venir avec moi ? »

« Correct ! », dit Chem en ricanant.

Gams laissa échapper un soupir, mais sa sœur semblait heureuse comme un enfant qui avait réussi une farce. Je comprenais pourtant parfaitement sa position. Je m’étais moi aussi senti protecteur de ma sœur. Pourtant, s’ils trouvaient les enfants survivants, ils auraient plus de non-combattants à s’inquiéter. Avoir quelqu’un d’autre pour s’occuper d’eux quand Gams et Murus se battaient serait d’une grande aide.

« Si seulement j’étais plus fort, je pourrais aussi venir », se lamenta Rodice.

Ne fais pas la tête, Rodice. Il y a plein de choses à faire dans le village qui n’impliquent pas de se battre.

« Tout le monde a son travail. Nous devons juste faire de notre mieux là où nous sommes les plus adaptés. Rester ici et tenir le fort est tout aussi important que d’aller sauver ces enfants. »

Lyra donna alors à son mari une puissante tape dans le dos.

Ce dernier trébucha en avant, réussissant tout juste à ne pas s’effondrer.

« Gams, s’il te plaît, prend ça ! C’est un charme spécial. Tu dois le protéger, comme tu me protégerais moi ! Maman a dit que rien ne pourra se mettre en travers de ton chemin ! »

« Merci. J’en prendrai bien soin. », dit Gams en prenant la petite poupée en bois de Carol.

C’était le même genre de poupée sculptée qu’elle m’envoyait parfois en offrande. En l’étudiant de près, je pouvais dire que c’était sa meilleure poupée jusqu’à présent. Bien qu’elle soit de la taille d’un pouce, le visage était sculpté avec plus de détails que tout ce qu’elle m’avait envoyé auparavant.

« C’est une très belle poupée. »

J’avais jeté un coup d’œil à mon étagère, où je gardais toutes les poupées qu’elle m’avait envoyées. Celles-ci étaient difficiles à reconnaître en tant que personnes. Ses talents de sculpteur s’étaient-ils améliorés, ou faisait-elle juste plus d’efforts pour Gams ? Eh bien, vu qu’elle avait le béguin pour lui, ce n’était pas étonnant. J’étais au bord de la jalousie, mais je suppose que le véritable amour n’était pas quelque chose que l’on choisissait. Quoique le sourire hideux de Chem me fit presque reconsidérer ma position.

« Assurez-vous de rentrer à la maison en sécurité, Gams et Murus ! »

Carol leur cria dessus, laissant délibérément Chem de côté.

Je pouvais pratiquement voir les veines éclater sur le front de Chem alors que son sourire continuait de s’élargir. C’était terrifiant.

« Je ne peux pas croire que Carol se fasse des ennemis à son âge ! Bien que je suppose qu’elle se moque juste de Chem. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait, non ? »

Je ne pouvais pas en être sûr, vu que je n’avais pas vraiment parlé à une femme autre que ma mère ou ma sœur depuis des années. Chem et Carol s’étaient regardées fixement, toutes deux souriant et se renfrognant en même temps. S’il s’agissait d’une scène de manga, l’arrière-plan serait rempli de flammes qui se tordaient. J’avais détourné un peu le regard de l’écran, me penchant en arrière sur ma chaise pour m’étirer.

Une fois le groupe parti, je devais rester concentré sur le jeu, l’occasion était idéale pour boire un coup et manger un morceau. J’avais attrapé le fruit sur mon assiette, une nouvelle variété, aussi petite que le raisin, mais avec un goût plus proche de la pomme. J’avais regardé autour de moi… mais il n’y avait rien.

« Huh ? »

J’avais regardé sous mon bureau, mais il n’était pas tombé par terre.

Peut-être que je l’ai mangé sans m’en rendre compte ?

Non, c’était stupide. Il y en avait dix dans mon assiette quand je l’avais apportée, et je ne pouvais pas tous les manger sans m’en apercevoir. J’avais jeté un coup d’œil dans la pièce pour voir s’ils n’avaient pas roulé quelque part, et ce fut là que je le vis.

« Gaah ! Qu-Quand as-tu eu ça ? »

Le lézard doré nouveau-né avait mon fruit, sa gorge se gonflant tandis qu’il en avalait un. Le lézard était assis sur le bord de mon bureau, ses grands yeux papillonnant dans la pièce tandis qu’il se remplissait les joues. C’était frustrant et mignon. Grâce à mes recherches, j’avais déjà appris que certains lézards aimaient les fruits, et je voyais clairement qu’il en faisait partie. Le fait de ne pas avoir à le nourrir d’insectes ou de souris me soulageait. Je détestais l’idée de manipuler ce genre de choses.

« Viens, tu ne devrais pas être hors de ton terrarium. Oh, le verre du dessus a bougé… »

Je voulais remettre le lézard dans son terrarium, mais je ne savais pas si je devais le toucher. Je ne pensais pas que c’était quelque chose de dégoûtant, mais j’avais peur d’utiliser trop de force et de l’écraser, il avait l’air si petit et si faible. J’avais regardé une tonne de vidéos sur l’élevage des lézards, et beaucoup de ces personnes les sortaient de leur terrarium pour les caresser. Et comme les écailles de celui-ci avaient l’air rugueuses, c’était peut-être moi qui me blesserais si je le manipulais trop.

« Très bien, tu peux rester là tant que tu te comportes bien. »

Le lézard hocha alors lentement la tête. Huh. Était-ce une coïncidence, ou les reptiles étaient-ils plus intelligents que je ne le pensais ? Les chiens pouvaient comprendre certains mots, alors peut-être que certains lézards ou serpents le pouvaient aussi. J’avais décidé de le demander à Sayuki ou à Papa plus tard, ils étaient les vrais experts.

« Hé, je ne t’ai pas encore donné de nom. Je t’en donnerai un plus tard. Tiens-toi bien, d’accord ? »

Il semblait acquiescer à nouveau, mais j’avais décidé de ne pas m’attarder sur ce point pour le moment. Je devais m’occuper de l’événement. Je m’étais donc retourné vers l’écran juste à temps pour voir mes villageois sortir de la clôture en rondins.

*****

« Nous allons partir maintenant. S’il vous plaît, soyez prudent pendant notre absence », dit Chem.

« Ne vous inquiétez pas pour nous. Une fois la porte de la grotte fermée, nous ne ferons pas un seul pas à l’extérieur », dit Lyra.

« Laissez-nous faire, et si les choses deviennent trop dangereuses, revenez tout de suite. N’oubliez pas que la frontière est mince entre la bravoure et l’imprudence. », dit Rodice.

« Nous vous préparerons le plus délicieux des repas pour votre retour ! », promit Carol.

La famille de Rodice dit au revoir aux trois jeunes gens qui s’étaient mis en route. D’après la carte, il n’y avait pas de danger immédiat, mais la partie nord où ils se dirigeaient était encore complètement cachée par le brouillard. Murus déclara qu’il leur raconterait les détails de ce qui s’était passé en chemin. J’avais donc décidé d’écouter attentivement.

« Je ne suis pas sûr du nombre de monstres que nous allons rencontrer. J’ai trouvé plusieurs cadavres de monstres dans le village, et certains d’entre eux ont dû être chassés. Je ne pense pas qu’il reste beaucoup de monstres dans les environs. »

« Espérons que certains d’entre eux seront aussi blessés. »

« Je connais bien les endroits où les monstres se nichent dans la Forêt Interdite. Même mon peuple ne connaît pas tous les coins et recoins de cet endroit, mais j’ai une connaissance détaillée de la zone qui entoure immédiatement le village. Trois types de monstres vivent dans la forêt… et les loups-garous et les sangliers ne ramènent pas souvent leurs proies vivantes à la maison. Il reste donc les gobelins verts. »

J’étais impressionné par les connaissances de Murus. Les gobelins n’étaient pas beaucoup plus grands que des enfants, et je ne pouvais pas les imaginer en train de transporter de grands adultes. Mais les petits enfants ne leur donneraient probablement pas beaucoup de problèmes. Quand même, l’idée était effrayante.

« Ce n’est quand même pas un jeu pour adultes ? Je suis sûr que ce n’est pas le cas étant donné qu’il n’y avait aucune classification dans le manuel. Mais ça me rend nerveux. »

Je savais qu’il existait des jeux avec des graphismes extrêmement détaillés à vous faire grincer des dents, avec des enfants morts ou des animaux ayant des relations entre eux. Et étant donné que ce jeu était hyperréaliste, si quelque chose d’horrible arrivait, je doutais d’être épargné par les détails gores.

« Ugh, maintenant les superbes graphiques me font un peu flipper. Je ne peux pas supporter quelque chose de trop grotesque. »

En disant cela, je me sentais mal pour Murus, vu ce dont il avait été témoin. Je me demandais ce qui lui passait par la tête en ce moment. Je savais que tout cela était fictif, mais je ne pouvais m’empêcher de m’imaginer à sa place. Je n’aurais même pas eu le courage d’aller chercher de l’aide, et encore moins de m’aventurer en territoire ennemi. Si j’imaginais mes propres villageois dans la même situation, je ne pourrais pas dire que c’était un simple jeu vidéo. Rien que d’y penser, je me sentais malade et tremblant.

En ce moment, Murus était à la tête du groupe. J’avais zoomé sur son visage. Il regardait droit devant lui avec une lueur de détermination dans les yeux, en se mordillant la lèvre inférieure. Il n’arrêta pas de bouger un seul instant. J’avais renforcé ma résolution de me concentrer et d’être prêt à tout.

Ma priorité était de m’assurer que Gams, Chem et Murus rentraient sains et saufs. Ensuite, il fallait trouver les enfants kidnappés et les secourir si possible. Enfin, nous éliminerions les monstres si nous le pouvions. Au moment où mes villageois tenteraient quelque chose de trop téméraire, j’enverrais une prophétie pour les arrêter.

« On cherche bien des gobelins verts ? », demanda Chem.

« Les monstres ne coopèrent pas entre eux en dehors du Jour de la Corruption. Lorsque nous sommes partis en reconnaissance il y a deux mois, nous avons compté cinquante-cinq gobelins. J’ai trouvé une quarantaine de morts dans le village. Si certains des monstres survivants étaient gravement blessés, ces chiffres pourraient être erronés, mais je crois que nous devons nous attendre à ce qu’il reste une vingtaine de gobelins tout au plus. », répondit Murus.

Je n’en revenais pas de la précision avec laquelle il avait répondu à sa question. Non seulement il avait compté les corps de ses concitoyens, mais il avait aussi compté les monstres. Murus était un homme bien plus fort que moi.

« Vingt, c’est beaucoup à affronter seul. Heureusement qu’on est deux », dit Gams.

« En effet. C’est une grande aide d’avoir quelqu’un en première ligne », répondit Murus tout en prenant son arc.

Je savais déjà à quel point Murus était un bon archer grâce au temps qu’il avait passé avec mes villageois. Je ne l’avais vu manquer un tir qu’une seule fois pendant ces deux semaines.

Soudainement, Murus leva une main pour arrêter les autres. Le trio s’était accroupi.

« Nous avons encore du chemin à parcourir avant d’atteindre leur territoire, mais je vois déjà deux monstres. Nous devrions nous occuper d’eux maintenant », chuchota Murus.

Ce dernier marmonna quelque chose, et les herbes devant eux se mirent à croître, les cachant ainsi de leur vue. Le fait qu’il puisse manipuler la vie végétale avec la magie ne m’avait pas surpris, mais j’étais impressionné par l’habileté avec laquelle il le faisait. Sans être touchées, les mauvaises herbes s’étaient écartées pour permettre à mes villageois de voir à travers. Murus encocha tranquillement deux flèches sur son arc, l’inclinant alors qu’il les tirait simultanément. Les flèches s’étaient encastrées dans la tête de leurs victimes. Les gobelins étaient tombés sans faire de bruit.

« Whoa ! »

De mon côté, je n’avais pas pu m’empêcher de laisser échapper un cri d’admiration. Je n’avais jamais vu un tir de précision aussi parfait. Gams s’était approché tranquillement des gobelins tombés et coupa la tête de celui qui respirait encore. J’avais fait un zoom arrière pendant qu’il le faisait, ne voulant pas le voir en détail. Par curiosité, j’avais déjà fait un zoom avant pour regarder un monstre se faire dépecer sans en rater un seul détail. Je n’avais pas pu supporter la viande que nous avions mangée ce soir-là.

Après avoir caché les corps derrière les mêmes mauvaises herbes qu’ils utilisaient comme couverture, le trio continua sa route. Ils se déplaçaient silencieusement à travers la forêt, mais ils ne rencontrèrent pas d’autres ennemis.

« C’est ce que nous avons manqué, hein ? »

Cela faisait un moment qu’ils voyageaient en territoire inexploré, et je ne voyais toujours pas ce qui les attendait sur la carte, seulement le chemin de retour d’où ils étaient venus. Si Murus rejoignait le village, le brouillard devrait se dissiper et me montrer tout ce qu’il avait vu par ici, non ? J’avais continué à vérifier et revérifier la carte depuis le ciel, même si je savais que je ne pouvais rien voir. Pourtant, je regardais. Au moins, si quelque chose essayait de se faufiler derrière eux, je pouvais le leur faire savoir.

Ils marchèrent pendant encore dix minutes avant que la zone devant eux ne s’ouvre sur une clairière dans la forêt. Un grand groupe de gobelins verts avait établi son camp ici, leurs « bâtiments » n’étant rien de plus que des paquets d’herbe fanée. Les conditions de vie ne semblaient pas confortables, mais les gobelins avaient au moins eu l’intelligence de se construire un endroit où dormir.

Il n’y avait pourtant aucun signe d’une quelconque personne. S’ils étaient ici, ils étaient probablement gardés dans ces abris minables. Mes trois villageois se figèrent, la tension étant très forte entre eux. Je l’avais aussi ressenti. J’avais revérifié le menu des miracles, ouvert au cas où, et j’avais retenu ma respiration en attendant qu’ils bougent.

***

Chapitre 3 : Le miracle du Dieu du Destin et mon anxiété

J’avais rapidement jeté un coup d’œil au camp en attendant que mon trio se prépare. Comme mes villageois étaient là, une partie de la clairière était visible sur la carte, ainsi que huit ou neuf gobelins. Il y avait six structures appelées « huttes » qui ressemblaient plus à des fosses couvertes dans le sol. Elles étaient probablement assez grandes pour contenir environ cinq gobelins. Il restait à savoir si elles contenaient d’autres ennemis à l’affût ou si elles abritaient les villageois de Murus. Si nous pouvions confirmer qu’ils ne contenaient que des gobelins, mon groupe pourrait les enflammer avec des flèches de feu. Mais il n’y avait aucun moyen de le savoir.

« C’est un peu frustrant… »

Notre autre option était d’entrer et d’éliminer les gobelins un par un, mais comme leur camp était dans une clairière, nous serions probablement découverts immédiatement. S’il y avait eu de l’herbe ou des plantes, Murus aurait pu utiliser sa magie, mais l’espace n’était qu’une zone dégagée.

L’absence de clôtures ou de murs défensifs rendait l’endroit faussement facile à attaquer, mais cela signifiait aussi que mon groupe n’avait aucun endroit où se mettre à l’abri. Je m’étais creusé la tête, repensant à tous les jeux de stratégie auxquels j’avais joué et aux livres que j’avais lus, mais je n’avais pas de solution pour ce scénario. Attendre la tombée de la nuit leur donnerait la couverture de l’obscurité, mais il n’y avait pas de temps à perdre.

« Même avoir une couverture nuageuse serait mieux que ça », grommela Gams tout en regardant le ciel bleu clair.

Mais oui, s’il pleuvait, la visibilité serait un peu plus faible, mais… attendez une seconde.

Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ?

Je l’avais vu la première fois que j’avais regardé le menu des miracles : « Changer la météo ».

J’avais pensé que ce serait utile en cas de sécheresse, mais je n’avais jamais pensé que ce serait utile pour quelque chose comme ça.

S’il pleuvait, mon groupe serait plus difficile à repérer, leurs pas seraient couverts. Les gobelins pourraient même se retirer dans leurs huttes pour s’abriter, ce qui faciliterait l’attaque.

Il n’y avait pas besoin d’hésiter. Je cliquais sur l’option de changement de météo, ouvrant un second menu.

« Ciel bleu, nuageux, bruine légère, pluie, neige, pluie torrentielle, neige abondante, blizzard, orage, typhon. »

« Bon sang, j’ai l’embarras du choix. On dirait que certaines de ces options sont plus chères que d’autres. Celles du haut sont moins chères, et celles du bas coûtent plus cher. »

Les options coûteuses étaient vraiment chères, tandis que les options bon marché étaient super raisonnables. Ciel bleu, nuageux et bruine légère étaient si bon marché que je pouvais les utiliser de manière frivole. La pluie n’était pas trop chère, mais à partir de pluie torrentielle les prix commençaient à monter en flèche.

Je pouvais tout me permettre sauf un typhon.

« Peut-être que je devrais choisir la pluie torrentielle ? Les gobelins ne pourront rien entendre. Je ne sais pas si la pluie normale sera suffisante pour ça. »

Si seulement j’avais déjà joué avec la météo, j’aurais une idée plus claire de mes options.

« La pluie pourrait aussi affecter mon groupe, bien que Gams ait dit qu’il en espérait. »

Chaque moment que je perdais ici était un autre moment où les otages pouvaient être tués, rendant ce voyage inutile. Je devais prendre une décision. J’avais donc pris une profonde inspiration et j’avais cliqué sur « pluie torrentielle. »

« Oh, on dirait que je dois choisir la zone touchée par la pluie. Plus la zone était grande, plus ça coûtait cher. La plus petite zone que je peux choisir est un cercle de cinq mètres de diamètre, et je peux l’augmenter d’un mètre à la fois… OK. »

La plus petite taille couvrirait à peu près le camp des gobelins. Je ne voulais pas que la nature surnaturelle de cette pluie soit trop évidente, alors je l’avais agrandi d’un mètre. Tout de suite, la lumière du soleil disparut, et la clairière tomba dans l’obscurité. Quelques gouttes de pluie éclaboussèrent le sol, et à la seconde suivante, la pluie se déversa du ciel. D’en haut, je pouvais comprendre la scène, mais pour quiconque se trouvait dans la tempête, la visibilité était inexistante. Comme je m’y attendais, les gobelins s’étaient précipités à l’intérieur de leurs petites huttes miteuses, impatients de se mettre à l’abri de la pluie. J’avais vérifié autour de moi, mais aucun ennemi n’était resté dehors.

« Dire que le temps a changé juste au moment où nous en parlions », murmura Murus.

En effet, Murus ! Mais ce n’était pas qu’une heureuse coïncidence.

« Mon livre a légèrement brillé, Murus. Je crois que c’est l’œuvre du Dieu du Destin. Voyant que nous étions en difficulté, il est venu à notre secours. Merci, ô Seigneur ! », dit Chem.

Chem s’accrocha au livre, le protégeant de la pluie avec ses vêtements. Je ne savais pas que le livre brillait lorsque je faisais des miracles, mais cela signifiait au moins qu’elle savait que c’était mon œuvre.

« J’espère juste que c’est suffisant… »

Je savais que Gams et Murus étaient bien entraînés, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être nerveux.

« Peux-tu prendre mes affaires, Chem ? Je ne veux pas que ça me pèse. »

« Bien sûr. Fais attention, d’accord ? »

Chem prit le petit sac et les autres objets que Gams portait à sa taille. Puis, sans se fatiguer, il s’était approché de la cabane la plus proche. Collant son oreille au mur, il écouta attentivement. Murus préparait son arc au cas où, et Chem joignit ses mains pour prier. Gams jeta un coup d’œil par une fente dans l’ouverture de la hutte et, voyant qu’elle était vide, fit signe aux autres de venir vers lui. Leur plan était logique : Gams prendrait la tête, et les deux autres feraient le guet jusqu’à ce qu’il puisse confirmer que c’était sûr. Si c’était moi et Sayuki, j’aurais probablement fait la même chose. Si le pire était déjà arrivé, le fait que Gams passe en premier signifiait qu’il pouvait épargner à Chem la vue d’enfants morts.

« J’espère que les développeurs ont été assez gentils pour ne pas mettre quelque chose d’aussi horrible là-dedans. Vous ne l’avez pas fait, hein, les gars ? »

Inutile de dire qu’il n’y avait pas eu de réponse.

Quittant la hutte vacante, Gams commença à se diriger vers la seconde. J’avais vu deux gobelins y entrer quand la pluie avait commencé à tomber. Je savais que Gams les avait vus aussi, car il se déplaçait beaucoup plus prudemment qu’avant. J’avais fixé l’écran, mais personne n’était sorti de la hutte.

Une fois accroupi sur le côté, Gams se tourna vers les autres et fit un signal d’une main. Ils devaient avoir préparé les signaux, car seul Murus avança lorsqu’il le vit. Ouvrant l’entrée de la hutte, le duo se glissa à l’intérieur. J’avais écouté de toutes mes forces, mais tout était noyé par le bruit de la pluie.

« Le fait qu’il ne me laisse pas voir l’intérieur des huttes est bizarre », avais-je grommelé pour moi-même.

Mais ça ne changeait rien. Tout ce que je pouvais faire était de m’asseoir et d’attendre impatiemment.

Gams et Murus étaient ressortis en moins d’une minute, couverts de sang de gobelin que la pluie avait rapidement commencé à laver. Ils secouaient tous les deux la tête, aucun enfant ou villageois à l’intérieur de cette hutte non plus. Chem était restée là où elle était tandis que Gams et Murus attaquaient hutte après hutte, mais ils n’avaient trouvé aucun survivant. J’avais vu un gobelin mort de plus que le nombre à l’extérieur avant que la pluie ne commence, ce qui signifiait que certaines des huttes avaient été occupées, mais pas par des villageois.

« Je suppose que nous devrions nous préparer à ne trouver personne », avais-je dit.

Ce n’était qu’un jeu, mais j’en étais venu à chérir ces gens presque autant que ma vraie famille. Je ne voulais pas qu’ils souffrent de tragédie ou d’épreuves. Je n’aspirais qu’à leur bonheur, même si cela faisait de ce jeu le plus ennuyeux de tous les temps.

Et bien, il ne resta plus qu’une seule hutte, plus de deux fois plus grande que les autres. Mon groupe et moi avions convenu que c’était probablement celle que nous recherchions. Gams, Chem et Murus s’étaient rendus dans la plus petite hutte à côté et avaient regardé à travers une fissure dans le mur.

« Murus est tellement à cran, j’espère qu’il ne prendra pas de risques inutiles. Je ne sais pas non plus combien de temps cette pluie va durer. »

Le menu des miracles ne disait pas combien de temps la pluie allait durer, mais j’espérais que ce soit suffisamment long afin que mon groupe puisse atteindre son objectif. Mais je ne voulais pas non plus qu’ils se précipitent. Je pouvais toujours refaire le miracle de la pluie si nécessaire. Même si j’utilisais plus de PdD que je ne le souhaitais, la gratitude de mes villageois me permettrait de les récupérer rapidement.

Pendant un moment, le trio était resté immobile. Puis, ils avaient semblé décider qu’ils devaient se lancer dans l’aventure. Gams s’était approché de la plus grande hutte en premier, laissant la porte ouverte derrière lui, là où Murus attendait avec sa corde d’arc tirée et prête à tirer. Chem s’accrochait à son livre avec tout ce qu’elle avait.

Gams fit un pas, puis un autre, la pluie couvrant le bruit. Après quelques pas supplémentaires, il était devant le mur de la grande hutte. Mais avant qu’il n’y parvienne, la porte s’ouvrit avec fracas.

Derrière elle se tenait non pas un gobelin vert, mais une créature d’au moins une tête de plus que Gams. Sa peau épaisse et filandreuse était rouge vif et ressemblait à une sorte d’armure naturelle.

« Un gobelin rouge ?! »

Le gobelin tenait une massue aussi longue qu’une corde à linge. Elle n’était pas pointue, mais elle était si grosse qu’elle pouvait causer beaucoup de dégâts. Le gobelin ne portait qu’une fourrure autour de son bas-ventre, ce qui ajoutait à l’effroi qu’il dégageait. Mais ce qui ressortait le plus était sa tête. Il n’avait qu’un seul grand œil, une bouche qui s’étendait incroyablement large sur ses joues, et pas de nez à proprement parler. Cette chose était si terrifiante que je tremblais de l’autre côté de l’écran. Quoi qu’il en soit, c’était certainement un combat contre le boss.

« Je me demandais quand un truc comme ça allait se montrer. »

La créature fixa Gams de son unique œil.

« Pas possible ! Un gobelin rouge à un œil ! »

Gams se renfrogna et dégaina ses deux épées.

« Quoi ? Un gobelin rouge borgne qui se mélange aux gobelins verts ? »

Les yeux de Murus s’écarquillèrent de surprise.

Il reprit rapidement ses esprits et envoya une flèche qui se dirigea directement vers l’œil énorme de la créature. Le gobelin l’abattit comme si ce n’était rien. Ça n’allait pas être un combat facile. J’avais cliqué dessus.

« Gobelin rouge à un œil : Un membre incroyablement sauvage et violent de la race des gobelins. Ils détestent les gobelins verts et les considèrent comme des ennemis. Ce sont des monstres puissants que le chasseur moyen ne peut espérer vaincre. Ils apprécient la saveur de la chair humaine. »

Très instructif, et très déprimant.

Si cette chose aimait manger des humains, nos otages auraient disparu depuis longtemps. Mais nous ne pouvions pas nous concentrer sur ça pour le moment. Nous devions l’abattre.

Le gobelin prit une position menaçante et fixa Gams sous la pluie. L’aura meurtrière qu’il dégageait était presque suffocante. Je tremblais toujours. Si j’étais Gams, je ne serais même pas capable de bouger.

Le gobelin balança sa massue paresseusement, comme si l’humain qui lui faisait face n’était rien de plus qu’une gêne. Gams esquiva, le coup le manqua de si peu que ses cheveux s’étaient ébouriffés dans son sillage.

« Un coup et il est mort. »

Gams tourna autour du gobelin géant. Il savait que s’il arrêtait de bouger, tout serait fini. Murus continua à tirer flèche après flèche sur la créature, mais elle les envoya toutes en l’air comme des mouches. J’avais déjà vu ces deux-là gagner des batailles ensemble plusieurs fois, mais mon instinct me disait que c’était un adversaire qu’ils ne pourraient pas vaincre.

Devrais-je leur envoyer une prophétie et leur dire de partir de là ?

Gams tournait toujours autour de lui et Murus tirait toujours. Ils ne pouvaient pas gagner dans ces conditions. En tant que Dieu du Destin, je devais les arrêter.

Dois-je le faire ou non ?

Je devais décider. Leurs vies en dépendaient.

***

Chapitre 4 : Un combat mortel et mes pensées paniquées

La pluie continua à tomber. Gams s’élança sur le côté du gobelin, frappant avec son épée. Le monstre lui jeta un bref coup d’œil avant d’agiter sa massue dans l’air, coupant les feuilles mouillées en deux avec un souffle sourd. Et avant que j’aie pu comprendre ce qui s’était passé, Gams était parti en arrière, glissant sur le sol détrempé.

« Gams ! »

J’avais cru qu’il était fichu. Mais non, il avait bloqué l’attaque avec son épée. Il grimaçait maintenant tout en tombant à genoux. Il n’était pas blessé, mais le gobelin avait vu que son équilibre était rompu et avança.

« Gams ! »

Ce fut Chem qui cria cette fois pour lui. À côté d’elle, Murus entra en action. Il tira plus de flèches, mais celles que le gobelin n’avait pas balayées rebondirent simplement sur sa peau. Incroyable, j’avais vu ces mêmes flèches tuer monstre après monstre d’un seul coup.

« Ce monstre est juste trop fort ! »

Les flèches furent néanmoins une distraction suffisante qui permit à Gams de se remettre sur pied, mais j’avais encore moins d’espoir qu’avant. Il avait tout juste réussi à esquiver la dernière attaque de la créature, et le pire était que la créature n’était même pas sérieuse. Lorsqu’elle leva sa massue et la balança vers le bas, elle ne laissait à Gams qu’une fraction de seconde pour l’esquiver. Elle souriait alors à chaque échappatoire. Elle continua ainsi à lancer exactement la même attaque encore et encore, un peu comme un humain essayant d’écraser un moustique. Gams essayait désespérément de combler l’écart et de frapper, mais la taille du gobelin et la longueur de la massue rendaient la chose impossible. Et même s’il s’approchait, le monstre l’enverrait voler à nouveau.

« Ce gobelin rouge borgne n’est pas normal. Il doit être de rang légende, ou même plus. Si les flèches normales ne le pénètrent pas, peut-être que les flèches empoisonnées le feront… Bien que je ne sois pas sûr qu’elles fonctionnent, surtout avec cette pluie. », dit Murus.

J’avais tout de suite compris où Murus voulait en venir. Il était médecin, ce qui signifiait qu’il connaissait tout des poisons, et les flèches empoisonnées pourraient nous donner une chance de victoire. Sauf qu’il était probable que la pluie emporte le poison avant qu’elles n’atteignent le sang du gobelin.

Peut-être que je devrais arrêter la pluie…

Je devrais le faire, et pas uniquement pour le poison. Le sol de plus en plus boueux gênait les mouvements de Gams. Mais d’un autre côté, la pluie battante diminuait la visibilité de l’œil de la créature, ce qui était bon pour nous. Et ce n’était pas comme si arrêter la pluie signifierait l’assèchement immédiat et total du sol. J’avais l’impression que ma meilleure option était de leur envoyer une prophétie leur ordonnant de fuir, mais non, cela pourrait être encore plus dangereux que de se battre à ce stade. Dès que mon groupe tournerait le dos au monstre, il serait sans défense.

« Qu’est-ce que je fais ? Je n’ai même pas le temps de réfléchir ! Ugh ! Qu’est-ce que je peux faire ?! Qu’est-ce que je peux faire maintenant ? »

Si seulement j’avais le golem à proximité. Contrairement au jour de la Corruption, j’étais venu ici sans véritable plan de secours. J’aurais peut-être dû demander à mes villageois de porter la statue avec eux. Et pourtant, si cela les ralentissait et que les otages mouraient, tout ce plan n’aurait servi à rien.

J’avais deux options : envoyer une prophétie ou accomplir un miracle. Mais le miracle pourrait même ne pas prendre effet immédiatement. La seule que je savais capable de fonctionner immédiatement était la manipulation du temps. Les seuls atouts du groupe étaient les flèches empoisonnées, le livre de Chem et le petit sac qu’elle avait pris à Gams.

Je m’étais creusé la tête pour trouver des connaissances que je savais ne pas avoir.

Mais il y avait une troisième option : je pouvais dire à Chem et Murus de fuir pendant que Gams restait derrière. Gams était malin, il remarquerait immédiatement leur fuite et resterait probablement derrière pour agir comme un leurre et les laisser se mettre en sécurité.

La vie de Gams… ne comptait pas vraiment. Ce n’était qu’un jeu. Ils n’étaient que des pixels. Aucune personne réelle n’allait mourir.

Mais si je croyais vraiment ça, alors pourquoi étais-je si terrifié ?

« Non. Je vais ramener tout le monde en vie. Il doit y avoir un moyen de s’en sortir ! Ils ne feraient pas un jeu où l’on ne peut pas sortir victorieux ! Il doit y avoir un moyen d’inverser les choses ! »

Je savais parfaitement que j’avais gâché mon potentiel, ne pouvant compter que sur des bribes de connaissances tirées d’anime, de jeux et de mangas. Je devais savoir quelque chose qui puisse m’aider maintenant. Un détail que j’avais appris au cours des dix dernières années !

Quel était le moyen le plus efficace de faire face à une telle situation ?

J’avais fait défiler les différents types de miracles et j’avais parcouru les éléments disponibles, en calculant nos chances. Soudainement, une solution fit irruption dans mon esprit.

« Est-ce que ça va marcher ? Non. Il faut que ça marche. », dis-je en secouant la tête.

Mes doigts volèrent sur le clavier. J’avais envoyé la prophétie dès qu’elle fut prête.

« Mon livre rayonne ! Je crois que le Seigneur nous donne des conseils ! »

Chem sortit alors le livre et l’ouvrit immédiatement.

Elle le lut rapidement, puis se tourna vers Murus et lui donna de brèves instructions. Le duo se mit en mouvement. J’attendis que Murus prépare son arc avant d’ouvrir le menu météo et de diminuer la zone d’effet de la pluie, la rendant la plus petite possible. L’averse était maintenant localisée autour du gobelin, avec Gams juste hors de portée. C’était une vue surprenante, Gams regarda alors Chem, il devait se rendre compte que c’était un miracle. Chem lui fit signe de s’éloigner du gobelin. Il acquiesça et commença à reculer lentement.

Le gobelin ne semblait pas avoir remarqué qu’il était maintenant le seul à subir la pluie. Il continuait à agiter sa massue, quand soudainement sa vision fut éblouie par la lumière, qui fut suivie d’un grondement de tonnerre.

Le gobelin cria.

La pluie torrentielle s’était transformée en orage, et la massue qu’il tenait si haut était devenue un paratonnerre, traversé par des éclairs d’électricité. Le gobelin trébucha, ivre, de la fumée s’échappant de son corps.

« Un éclair ne l’a pas tué ? ! C’est de la folie ! »

Mais ça n’avait pas d’importance. Murus avait déjà tiré sa flèche. Le gobelin était courbé en arrière à cause de la douleur, sa bouche ouverte alors qu’il hurlait. La flèche recouverte de poison de Murus avait fendu l’air et s’était dirigée vers la bouche ouverte. Dès qu’elle serait dans la gorge du gobelin, la partie serait terminée.

Mais alors que notre victoire semblait assurée, le monstre leva sa main géante et repoussa la flèche. Il passa de la douleur à la réaction en une fraction de seconde. Les coins de sa grande bouche se recourbèrent en un sourire moqueur.

« Désolé, mon grand. »

Juste avant que la main de la créature n’arrête la flèche, un objet s’en détacha. C’était une petite statue du Dieu du Destin, tenant une minuscule fiole de poison. Celle-ci vola au-dessus de la main du monstre et tomba, puis ricocha sur le dos de la main du gobelin et atterrit directement dans sa bouche. Le gobelin essaya de claquer ses lèvres, mais il était déjà trop tard. En contrôlant la petite statue avec le gamepad, je lui avais fait écraser la petite fiole de poison dans sa petite main. Le gobelin vacilla et tomba à genoux, se serrant la gorge. Il s’effondra alors sur le sol, face contre terre.

Tout le monde avait retenu son souffle tandis que son corps s’agitait dans la boue, ses mouvements perdant progressivement de leur force. En moins de dix secondes, il était devenu complètement immobile.

« Oui ! On a réussi ! »

J’avais applaudi tout en jetant ma manette de côté.

Ce plan aurait pu tourner si mal, mais il avait fonctionné ! Et si l’on considérait que c’était une idée que je venais d’avoir à l’improviste, j’étais plutôt satisfait. J’allais me féliciter pour le reste de la journée. Mon visage brûlait d’excitation. Je pris alors quelques grandes respirations pour me calmer. J’avais laissé mon esprit revenir sur mon plan, en m’ancrant dans le moment présent.

Voici ce que j’avais écrit dans cette prophétie :

« Je vais créer un orage centré sur le gobelin rouge à un œil. Dès que l’éclair le frappera, tire une flèche dans la bouche du monstre. Avant cela, donne à ma minuscule statue une fiole de poison qu’elle pourra tenir et attache là à la flèche. »

Ce n’était pas tout à fait aussi divinement formulé que d’habitude, mais je n’avais pas le temps de m’en inquiéter, pas plus que Chem ou Murus. Au moment même où j’avais envoyé la prophétie, j’avais utilisé un miracle pour activer le golem. J’avais eu cette idée en tête au moment où je m’étais rappelé avoir vu ma statue prendre vie le jour de la Corruption. Si cette statue était considérée comme un « golem » simplement parce qu’elle était reconnue comme le Dieu du Destin, cela signifiait-il que je pouvais contrôler n’importe quoi me ressemblant ? Je m’étais ensuite souvenu de la petite poupée que Carol avait donnée à Gams avant leur départ.

Il était communément admis que la foudre frappait les objets métalliques, mais en réalité, elle frappait tout ce qui était assez grand. Quand j’avais forcé l’orage dans une si petite zone, l’objet le plus grand autour était cette massue, je savais aussi que le gobelin la levait toujours en l’air avant une attaque. Le monstre demandait pratiquement à être frappé.

J’avais peur de toucher Gams, mais heureusement, ce dernier comprit ce que je faisais et s’était écarté du chemin. Une fois que la foudre frappa le gobelin, Murus en profita pour lancer la flèche vers sa bouche. La minuscule statue qui s’y accrochait contenait une fiole pleine de poison si puissant qu’une seule goutte pouvait tuer un gros monstre. J’avais pris le contrôle de la statue afin que la fiole atterrisse dans la bouche du gobelin. J’avais pensé qu’il suffisait d’enduire la pointe de la flèche de poison, mais il valait mieux être préparé à tout, surtout sous une pluie pareille. Et tout s’était finalement bien passé.

J’aurais aimé continuer à me réjouir de notre victoire, mais il y avait des choses plus importantes à se soucier. J’avais vérifié l’écran pour trouver tout le monde rassemblé au même endroit. Les vêtements de Chem étaient couverts de boue. Elle avait dû courir vers son frère dès qu’elle l’avait pu, sans se soucier des flaques d’eau. Elle jeta ses bras autour de lui et sanglota dans sa poitrine. Gams lui caressa alors doucement la tête.

La pluie avait cessé, et la lumière éblouissante du soleil se déversait dans la clairière. Le monstre gigantesque gisait mort devant les trois voyageurs. Le tableau était réconfortant, presque onirique. Je m’étais surpris à fixer l’écran pendant un moment, oubliant tout ce qui m’entourait. J’aurais voulu pouvoir faire la fête avec eux, mais j’avais déjà épuisé la prophétie d’aujourd’hui. Je devais attendre jusqu’à demain.

De plus, même si la bataille était terminée, la mission ne l’était pas. Nous devions encore nous aventurer dans cette dernière hutte.

***

Chapitre 5 : Prière pour les âmes et silence respectueux

Après que le gobelin rouge à un œil soit tombé, aucun autre ennemi n’était apparu. Mon groupe était en sécurité. J’avais tout de même pris soin de ne pas baisser ma garde, vérifiant une fois de plus les alentours de la clairière.

« On dirait que c’est bon. »

Gams, Chem, et Murus fixaient en silence la seule hutte restante. Leurs pensées devaient partir dans toutes les directions. Murus était sur le point de faire un pas en avant, mais Gams prit les devants.

« Je vais aller voir en premier. Il pourrait y avoir d’autres ennemis dans les parages. »

« Très bien. Merci. », dit Murus en inclinant la tête en silence, l’expression sinistre.

Sans doute brûlait-il du désir de se précipiter à l’intérieur pour voir si l’un de ses camarades villageois était encore en vie. En même temps, la terreur de ce qu’il pourrait trouver le faisait hésiter. J’étais si nerveux que ma poitrine était oppressée, je ne pouvais qu’imaginer ce que Murus devait ressentir.

Gams se fraya un chemin prudemment dans la boue et s’approcha de l’entrée de la hutte. Ce dernier écouta attentivement, puis, après quelques secondes, jugea que c’était sûr, et se faufila à l’intérieur. Le fait que je ne puisse toujours pas voir ce qui se passait à l’intérieur était frustrant, mais Chem et Murus ne voyaient rien non plus. Tout ce que nous pouvions faire était d’attendre. Je retenais encore mon souffle au moment où Gams était réapparu. Voyant que son frère était indemne, Chem poussa un soupir de soulagement et voulut courir vers lui, mais Gams tendit la main pour l’arrêter.

« Tu restes dehors. J’ai besoin que Murus voie ça. »

Ses mots et l’expression angoissée de son visage ne laissaient guère de doute sur ce qui s’y trouvait. Murus s’avança lentement vers lui, le regard rivé au sol.

« Je suis aussi un chasseur, Gams. Je suis prête à tout. Certains d’entre eux sont peut-être encore en vie. »

« Je dis ça en tant que ton frère. Je ne veux pas que tu voies ça. »

Cela fit taire Chem. Elle resta donc là, serrant son livre contre sa poitrine.

*****

Après ce qui semblait être quelques minutes, ou peut-être seulement quelques secondes, Gams et Murus sortirent. Leurs expressions étaient sombres. Chem n’avait pas besoin de demander ce qui s’était passé.

« Merci beaucoup de m’avoir accompagné jusqu’ici », dit Murus tout en inclinant la tête.

« Je suis désolé de n’être pas arrivé ici à temps. »

« Tu n’as pas besoin de nous remercier. S’il te plaît, lève la tête », dit Chem avec gentillesse.

Murus n’avait même pas pu répondre. Il était resté là, le visage baissé et les épaules tremblantes. J’avais le cœur serré rien qu’en le regardant. Je pris alors un mouchoir en papier et je m’essuyais les yeux et le nez. Je n’avais pas pu m’empêcher de verser quelques larmes en réalisant que cela aurait pu être mon village.

« Merde ! »

Je me souvenais avoir pensé, enfant, que j’arrêterais de pleurer en grandissant, mais maintenant que j’avais la trentaine, cela semblait ne faire qu’empirer. Les adultes étaient amenés à pleurer aussi souvent que les enfants. Ils devaient juste serrer les dents et se retenir.

« Murus, cela te dérange si je prie pour tes compagnons disparus afin que leurs âmes puissent trouver la paix ? »

Murus leva les yeux à la douce demande de Chem, des larmes coulant sur son visage.

« S’il te plaît… s’il te plaît, fais-le. »

Gams découpa un carré dans la hutte de paille avec son épée et retourna à l’intérieur. Il allait probablement l’utiliser pour recouvrir les corps des enfants, à la fois par égard pour les morts et pour que Chem n’ait pas à les voir. Murus et Chem l’avaient suivi, et je les avais regardés prier à travers le trou dans le mur. J’avais joint mes mains et souhaité que les enfants puissent trouver le bonheur dans leur prochaine vie. Je savais, logiquement, que ce n’était qu’un jeu, mais c’était ce que mon cœur me disait de faire.

Ensuite, le trio creusa des tombes. Gams et Murus y emmenèrent les corps défigurés afin de les enterrer. Dans n’importe quel autre jeu, cette partie aurait été coupée. Il aurait alors repris une fois que le trio serait retourné à la grotte, mais le Village du destin était différent. Dans ce jeu, les gens vivaient et les gens mouraient.

Aucun d’entre eux n’avait dit un mot alors sur le chemin du retour, leurs pas étaient lourds. Dès qu’ils furent de retour à l’intérieur de la clôture, Carol se précipita vers eux.

« Bon retour, Gams, Murus, et Chem ! »

Le sourire joyeux sur son visage s’était instantanément effacé lorsqu’elle remarqua leurs expressions. Même s’ils essayaient de cacher leur détresse, ils n’avaient clairement aucune bonne nouvelle à partager. Carol se mit alors à trembler. Lyra semblait la serrer dans ses bras par-derrière. Rodice, qui était en train de couper du bois de chauffage, posa sa hache et s’approcha des trois avec un sourire tendre et sympathique.

« Bon retour parmi nous. Vous devez avoir faim après toute cette marche. Je vais vous préparer un petit plat. Mangez, puis reposez-vous. »

Il ne leur demanda pas ce qui s’était passé. Il fit simplement ce qu’il pouvait pour s’assurer qu’ils prenaient soin d’eux.

« Ne vous culpabilisez pas, les gars… Vous vous êtes vraiment bien débrouillés… »

En regardant Rodice gérer la situation avec tant de compassion, mes yeux s’étaient de nouveau remplis de larmes. Qu’allait faire Murus maintenant ? J’aimerais qu’il nous rejoigne, mais c’était une décision qu’il devait prendre lui-même. S’il voulait partir et vivre seul pour l’instant, je n’avais pas le droit de l’en empêcher. J’avais donc décidé de garder un œil sur lui pour le moment. Pour l’instant, il était assis dans une des petites pièces et fixait le plafond d’un air absent. Je ne voulais pas le laisser seul.

« Yoshio ! Le dîner est prêt ! »

Maman m’appela d’en bas.

J’avais détourné le regard de l’écran.

« Je n’avais pas réalisé qu’il était si tard. »

J’avais rapidement jeté un coup d’œil en arrière pour voir ce que mes villageois étaient en train de faire. Murus était assis contre le mur, les yeux fermés. Il devait être épuisé, tant physiquement que mentalement.

« Je suppose que je peux le laisser dormir un petit moment. »

J’étais descendu pour trouver toute ma famille à la table du dîner.

« Hey, j’ai répondu à ton message. Tu ne l’as pas vu ? », demanda Sayuki avant même que je ne m’assoie.

Ma sœur était toujours dans ses vêtements de travail, moins sa veste. Elle semblait être de mauvaise humeur. Elle me parlait comme elle le faisait avant que nous ne commencions à réparer notre relation.

« J’étais plutôt occupée aujourd’hui. Je n’ai pas encore regardé. »

« Sérieusement ? Après m’avoir envoyé une photo de ton mignon petit lézard et tout ? »

« Oh. »

En y réfléchissant, j’avais envoyé à Sayuki et à Papa une photo du lézard nouveau-né pour voir s’ils pouvaient l’identifier. Sayuki devait être de mauvaise humeur, car je n’avais jamais répondu à son message. Je n’avais même pas vérifié si papa m’avait répondu ou pas. Je l’avais regardé, son expression était plus sévère que d’habitude, et il me fixait.

On dirait qu’ils sont tous les deux en colère…

L’événement avait complètement effacé de mon esprit toute pensée concernant le lézard, et je ne m’en étais souvenu que maintenant, et uniquement parce que ma sœur me l’avait rappelé. Sayuki n’avait cependant pas besoin d’être aussi furieuse. Elle fit la moue et me regarda fixement. Et attendez, est-ce qu’elle venait d’appeler le lézard « mignon » ? Non, ce n’était pas son genre. J’avais probablement mal entendu.

Oh, attendez. Je n’avais jamais remis le lézard dans son terrarium.

« Yoshio ? Où vas-tu ? »

« Oh, hum, j’ai laissé mon téléphone sur mon bureau. Je voulais aller le chercher au cas où le travail m’appelle… »

Tout en balbutiant mon excuse, j’avais fait demi-tour afin de retourner dans ma chambre, seulement pour trouver le lézard assis au bas de l’escalier.

« Hey ! »

Qu’est-ce qu’il faisait là ? Et… c’était moi ou il avait l’air beaucoup plus gros ? Il semblait deux fois plus grand que lorsqu’il était sorti de son œuf. Je ne savais pas que les reptiles pouvaient grandir si vite.

« Ah ! Est-ce le petit mignon ? »

Je n’avais jamais entendu Sayuki utiliser un tel ton d’adoration auparavant. Elle s’était précipitée vers le lézard. Un grincement sourd était venu de la table à manger. J’avais jeté un coup d’œil pour voir mon père se lever à moitié de sa chaise avant de se rasseoir.

« Oh, wôw ! C’est vraiment de l’or ! Je pensais que c’était juste l’éclairage de la photo. Tu sais, il y a des scinques et des lézards japonais qui sont un peu dorés, mais pas autant que ça ! Qu’est-ce que tu en penses, papa ? »

« Hmm. Laisse-moi regarder. »

Sayuki prit immédiatement la créature dans ses bras et l’apporta à papa, absolument rayonnante. Pour être honnête, j’étais un peu effrayé. Je ne l’avais jamais vue aussi excitée par quelque chose auparavant.

« Avec la taille et les écailles pointues, je dirais qu’il ressemble à un lézard tatou s’il n’était pas doré. Peut-être que c’est une nouvelle mutation ? Les pattes arrière sont aussi anormalement épaisses. »

Même avec leur amour des reptiles, ils n’étaient pas sûrs de ce que c’était exactement. Ils continuèrent leur discussion interminable, la curiosité brillante dans leurs yeux.

« Vous pourrez parler du lézard tant que vous voudrez après le dîner. Mangeons pour l’instant. Oh, mais Yoshio, tu lui as donné un nom ? », dit maman.

« Pas encore. »

« Eh bien, trouve quelque chose rapidement. On ne peut pas l’accueillir dans la famille tant qu’il n’a pas un nom correct ! »

Maman semblait aussi l’apprécier. Je devais m’assurer que le nom ne soit pas trop effrayant.

« Au fait, Oniichan, tu sais déjà ce qu’il mange ? », dit Sayuki.

« Je n’ai pas reçu d’instructions, mais il mangeait des fruits du village tout à l’heure. »

« Huh, c’est étrange. Les lézards mangent habituellement des insectes ou de la viande. »

Sayuki pourrait probablement continuer pendant des heures, mais maman devenait de plus en plus impatiente avec nous maintenant.

« Je vais juste le remettre dans ma chambre. »

J’avais pris le lézard des mains de papa et Sayuki, qui avaient tous deux l’air tristes de le voir partir. Je m’étais alors empressé de le remettre dans le terrarium de ma chambre.

« Désolé, mais tu vas devoir rester ici pendant un moment. »

Le lézard me fixa de ses grands yeux. Mais cette fois, il n’avait pas hoché la tête.

« D’accord ? Je t’apporterai des fruits supplémentaires plus tard si tu te comportes bien. »

Il hocha maintenant vigoureusement la tête.

Il ne pouvait pas me comprendre… hein ? Peut-être que les reptiles avaient juste l’habitude de bouger leur tête de haut en bas. En fait, j’étais presque certain de les avoir vus faire ça à la télé.

« Je reviendrai après le dîner, alors reste dans ton bac », avais-je répété avant de redescendre.

Personne n’avait encore commencé à manger, ils devaient certainement m’attendre. Je m’étais donc assis à la hâte.

« Commençons », dit maman.

Après ce qui s’était passé avec le Village du destin, j’avais complètement perdu l’appétit, mais parler du lézard avec tout le monde l’avait fait revenir. J’avais ensuite débarrassé mon assiette. Je me dirigeais vers ma chambre pour prendre des nouvelles de Murus et de tout le monde, quand je m’étais rendu compte que j’étais suivi.

« Puis-je le revoir ? »

« Tu auras besoin de nos conseils, non ? »

C’était des questions, mais ils ne demandaient rien.

« Ok… »

Je suppose qu’il est préférable de laisser ça aux experts.

J’avais rapidement vérifié le village avant de les laisser entrer, mais rien n’avait changé depuis le dîner. J’avais minimisé l’application avant d’ouvrir la porte à mon père et à ma sœur.

Et au moment même où je mis le fruit dans le bac, le lézard le mordit avec avidité.

« Awww ! Regarde-le manger ! C’est si mignon ! »

« Oui, c’est adorable. »

Papa et Sayuki avaient pratiquement le nez collé contre la vitre. Maman avait dit qu’ils aimaient les reptiles, mais je ne m’attendais pas à ce qu’ils les aiment autant. Je doutais d’avoir l’occasion d’entendre les « conseils » de papa de sitôt. Et même si je n’aimais pas qu’on m’ignore, je ne me sentais pas aussi déprimé qu’avant, et tout cela grâce à ma famille et à un lézard.

Merci, les gars…

***

Chapitre 6 : Calme dans le village, orage dans ma tête

Sayuki et papa étaient toujours dans ma chambre, se pâmant devant le lézard.

« Peut-être que tu devrais augmenter un peu la température et l’humidité là-dedans. »

« Ah, les lézards tatoués aiment prendre des bains de soleil sur les rochers. Tu devrais changer un peu la disposition du terrarium et ajouter un abri. »

« D’accord, mais qu’en est-il du revêtement de sol ? Et la lumière là-dedans est une de ces nouvelles… »

Je n’avais compris qu’environ dix pour cent de ce qu’ils disaient. Mais du moment qu’ils s’amusaient.

« Personne ne t’a dit quel genre de lézard c’était, Yoshio ? Je suis presque sûr que c’est un lézard tatou, mais j’aimerais en être certain. »

J’avais sursauté, car je ne m’attendais pas à ce que l’un ou l’autre me parle. Heureusement, j’avais préparé une histoire pour cette question.

« Vous vous souvenez que j’aidais ce village dans ses projets de développement ? Vous savez, le village d’Hokkaido ? »

« Oui. »

« Oui. »

Ils avaient tous les deux répondu en même temps, leurs yeux toujours fermement fixés sur le lézard. Un souvenir de papa me réprimandant pour avoir parlé à quelqu’un sans le regarder dans les yeux m’était soudainement apparu.

« Bref, dans le cadre de ce projet, ils ont fait de la reproduction sélective pour créer de nouvelles espèces qui deviendront les symboles de leur village. C’est ainsi que ce lézard est né, et c’est la même chose avec ces fruits. »

Ce n’était qu’un mensonge partiel, espérons que cela lui donne plus de crédibilité.

« S’il vous plaît, essayez de garder ce petit gars secret. Pareil pour les fruits. N’allez pas répandre ces photos autour de vous. »

Je les avais vus prendre des photos jusqu’à présent, mais maintenant ils essayaient de cacher leurs téléphones dans leur dos. Ils avaient vraiment l’intention de montrer leurs photos à tout le monde.

« Le village veut que je découvre ce qu’il mange en dehors des fruits et s’il peut être gardé dans un foyer ordinaire comme celui-ci. »

« Si c’est une nouvelle espèce, il faut l’enregistrer et il faut probablement une autorisation pour la garder. Je suppose que le village s’est occupé de tout cela pour toi. Pour être honnête, je ne connais pas grand-chose à ce domaine. »

J’avais hoché la tête, sachant très bien que le village n’avait probablement rien fait de tel. Et comme je commençais à m’inquiéter de l’état dudit village, j’avais fait sortir mes visiteurs de la pièce. Ceux-ci avaient regardé le lézard avec envie en partant, et j’avais fermé la porte derrière eux. Personne n’était jamais entré dans ma chambre si la porte était fermée, mais je n’avais plus confiance maintenant que j’avais un lézard dont ils étaient si amoureux. J’avais noté dans mon esprit que je devais éteindre mon écran quand j’irai prendre un bain.

Enfin seul, je m’étais assis à mon bureau. Avec tout ce qui se passait dans le monde réel, j’avais presque oublié la tragédie dans le jeu, mais mes villageois n’avaient pas oublié. Ils passaient le temps tranquillement dans leurs chambres. Carol dormait, ses parents étaient assis à côté d’elle et lui caressaient doucement les cheveux.

« Je me sens mal pour Murus. Nous avons aussi été chassés de notre village, mais nous avons toujours notre famille. »

« Je sais. On dit que le temps guérit toutes les blessures, mais ça ne rend pas les choses faciles. J’espère juste que Murus pourra se rétablir un jour. »

Tout comme Murus, ces villageois connaissaient la douleur de perdre leur maison et les gens qui les entouraient. J’étais allé voir Chem et Gams. Gams était dans les vapes après cette journée épuisante, et Chem essayait de prier, mais elle s’endormit à mi-chemin. Et même si elle n’avait pas combattu comme son frère, elle avait marché tout ce chemin et aidé à creuser les tombes. C’était déjà assez fatigant en soi.

« Tu n’as pas à t’inquiéter pour tes prières, Chem. Va te reposer. »

Murus s’était déplacé du sol vers son lit, mais ses yeux étaient grands ouverts et il continuait à fixer le plafond.

« Je me demande à quoi il pense en ce moment… J’espère juste qu’il ne fera rien de radical. »

Il avait peut-être perdu la volonté de vivre, mais j’avais besoin qu’il se batte du mieux qu’il pouvait.

Je m’étais demandé qui il avait pu perdre, peut-être sa famille ou son amoureuse. Il avait l’air jeune, mais il était suffisamment âgé pour avoir eu une femme et des enfants. Étant moi-même célibataire et, jusqu’à récemment, entièrement aux crochets de ma famille, il m’était présomptueux de dire que je savais ce qu’il ressentait. J’étais pourtant extrêmement inquiet pour lui. Il n’arrêtait pas de se lever de son lit et de ramasser le poignard qu’il avait laissé par terre. L’anxiété montait au creux de mon estomac chaque fois qu’il le touchait, mais je n’avais aucun moyen de l’arrêter, je ne pouvais que regarder.

En y réfléchissant, je pourrais activer le golem et intervenir. Une partie de moi voulait respecter son choix, mais la partie qui voulait le garder en vie était plus forte.

Une autre heure passa. Murus sortit un livre de son sac d’herbes et de médicaments. Il balaya la couverture verte et laissa échapper un soupir.

« Pourquoi ne nous avez-vous pas sauvés ? Le Dieu du destin nous a bien aidés quand on avait besoin de lui. »

Il s’était renfrogné, mais il y avait dans son expression plus d’angoisse que de colère.

J’avais deviné que ce livre ressemblait beaucoup à celui que Chem portait, mais qu’il était destiné au Dieu du peuple de Murus. Contrairement à notre livre, auquel je pouvais envoyer des messages, le leur était probablement inerte. Mes villageois étaient toujours si émus et surpris par mes prophéties que cela me fit penser que la communication que j’avais avec eux était unique.

Être béni par un dieu dans le monde du jeu semblait être un miracle en soi. Murus regardait le Dieu du destin accomplir des miracles juste devant lui, pas étonnant qu’il éprouve du ressentiment envers son propre Dieu.

« Hé. Attends une seconde. »

Soudainement, l’horreur m’envahit. Je venais de réaliser que rien ne m’empêchait d’abandonner mon village. S’ils étaient attaqués pendant que j’étais au travail, je ne pourrais rien faire. Le village entier pourrait être détruit sans qu’ils ne voient un seul miracle. C’était exactement ce qui était arrivé au peuple de Murus.

« Maintenant que je travaille trois ou quatre fois par semaine, c’est tout à fait possible. »

Alors, quoi ? Devrais-je quitter mon travail et redevenir un NEET ?

Je ne peux pas faire ça.

Je ne pouvais pas tout jeter, il m’avait fallu tant d’efforts pour en arriver là. Si seulement il y avait un moyen de garder un œil sur mes villageois même lorsque j’étais au travail. J’avais fait défiler l’écran des options sans grand espoir, mais un bouton piqua ma curiosité.

« Téléchargez l’application mobile pour accéder au Village du Destin où et quand vous voulez ! »

Il y avait une application mobile ?! Ce n’était pas la première fois que je regardais les options du jeu, mais j’avais dû la manquer auparavant. Depuis que maman m’avait donné son vieux smartphone, je pouvais utiliser des applications mobiles. Je l’avais immédiatement téléchargée. Le logo familier du Village du destin était apparu à l’écran.

« On dirait que je peux aussi faire des miracles et écrire des prophéties depuis mon téléphone. »

Parfait. Je n’allais pas commencer à consulter mon téléphone pendant que j’étais censé travailler, mais maintenant je pouvais au moins suivre les choses pendant mes pauses ou dans la voiture sur le chemin du retour. C’était un vrai soulagement pour mon esprit.

J’avais vérifié mes PdD. Ils avaient augmenté après notre combat contre le gobelin. Mon tour avec la poupée et notre victoire m’avaient assuré la gratitude de mes villageois. Je n’avais pourtant pas récupéré tous les points que j’avais utilisés, seulement un tiers environ. Mais c’était assez pour quelques miracles.

Je ne savais pas trop ce que Murus comptait faire, mais j’allais quand même lui offrir un miracle.

*****

Le soleil m’avait réveillé. Je m’étais assis devant mon PC pour voir comment allait Murus au moment même où je m’étais réveillé. Celui-ci n’était pas dans sa chambre. Je m’étais dirigé vers la table bancale faite maison pour trouver tous mes villageois assis là… ainsi que Murus. Le petit déjeuner était servi.

« Dieu merci. »

J’avais poussé un soupir de soulagement.

Il ne souriait pas, mais j’étais heureux de le voir en vie. La morosité planait lourdement pendant que tout le monde mangeait. Même Carol était silencieuse. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, mais elle était assez intelligente pour sentir le malaise.

« Désolé de vous avoir fait subir tout ça », dit Murus en posant ses couverts à côté de son assiette de nourriture à peine touchée.

« Il n’y a pas besoin de s’excuser. »

« J’y ai beaucoup réfléchi hier soir, et je ne vais pas forcer les choses si vous n’êtes pas à l’aise avec ça. Mais je me demande si je pourrais rester ici avec vous tous. J’ai envisagé de quitter cet endroit pour de bon, mais il y a peut-être encore des survivants. De plus, je ne connais absolument rien du monde en dehors de la forêt. C’est la seule maison que je connaisse. », commença Murus.

Je m’étais retrouvé avec un léger sourire. C’était exactement ce que j’avais espéré. Mais plus que cela, la demande de Murus montrait qu’il avait décidé de continuer à vivre. Les autres villageois n’échangèrent qu’un regard rapide entre eux avant de se mettre à sourire.

« Bien sûr que tu peux rester. Pourquoi refuserions-nous ? »

« Je suis d’accord avec mon frère. Nous serons heureux de vous avoir. »

Murus prit les mains tendues de Gams et de Chem.

« Tu vas vivre ici ? ! Yay ! »

Carol s’était réjouie tout en sautant de haut en bas.

« C’est tellement agréable de voir que plus de personnes habitent ici, n’est-ce pas, mon cher ? »

« Oui », avait convenu Rodice, « et nous sommes heureux de vous avoir, Murus. »

« Je savais que vous ne me laisseriez pas tomber. »

J’avais souri à l’attitude accueillante de mes villageois.

« Murus a rejoint le Village du Destin ! »

Le message s’était affiché à l’écran, marquant officiellement Murus comme l’un de mes villageois. J’avais cliqué sur lui, et j’avais enfin pu lire sa biographie.

« Murus, 151 ans. Femme. Une elfe qui vit dans la Forêt interdite. Une archère et une médecin compétente. Elle avait l’habitude de croire au Dieu de la Médecine, un dieu mineur sous le Dieu des Plantes, mais a perdu sa foi lorsque son village a été détruit. »

« Hein… »

Tout cela était pour le moins inattendu, mais les parties qui avaient le plus attiré mon attention étaient son âge et sa race. Avait-elle vraiment 151 ans ? ! Selon les normes humaines, elle avait l’air d’avoir une vingtaine d’années tout au plus. Les elfes étaient généralement connus pour leur longue vie et leur apparence jeune, on pouvait bien le voir dans ce cas. Ses oreilles étaient cachées sous ses cheveux, et je ne pouvais pas dire si elles étaient longues et pointues. En y repensant, je me rappelais qu’elle avait dit quelque chose de méchant sur les nains. En plus, c’était une archère qui vivait dans une forêt interdite. Il n’y avait pas plus elfe que ça.

J’aurais dû le remarquer dès le début. Mais c’était le moment de faire la fête, pas de me frustrer de mon incompétence.

Oh, oui, et apparemment Murus était une fille ? Elle était vraiment jolie pour un garçon, mais d’après son comportement et son discours, j’avais toujours supposé qu’elle était un homme, même si elle ne l’avait jamais confirmé.

« Je suppose que Chem et Carol n’ont pas non plus remarqué. »

Si elles l’avaient fait, Murus aurait sûrement rencontré beaucoup plus de résistance en tentant de chasser seul avec Gams. Si la sœur adorée et la jeune admiratrice s’associaient un jour, je ne pouvais même pas imaginer les dégâts qu’elles feraient.

Quoi qu’il en soit, Murus était l’un des nôtres maintenant. Un seul ajout à notre petite famille, mais un ajout important. Elle savait comment se battre, et elle connaissait la forêt et comment y survivre. En plus de cela, mes villageois étaient déjà à l’aise avec elle. Je n’aurais pas pu demander une meilleure recrue.

« Bienvenue au village, Murus. »

À la lumière des sourires de tous, un soupçon de couleur était revenu sur son visage. Je souhaitais seulement être là avec eux.

 

***

Interlude : L’autre village et ses habitants

Un matin, j’avais reçu une mission importante du chef du village lui-même.

« Il y a quelques jours, des humains sont arrivés dans la Forêt Interdite. Je veux que tu gardes un œil sur eux pour discerner s’ils représentent une menace. »

Je m’étais mise au travail pour me préparer à ma tâche.

« Cela fait longtemps que les humains ne sont pas venus ici », m’étais-je murmuré.

Selon moi, cela faisait des années… non, des décennies. Nous, les elfes, vivions ici depuis des milliers d’années. De nombreux monstres violents avaient élu domicile dans cette forêt, ce qui avait tendance à éloigner les humains. Il n’y avait que nous, les monstres, et un troisième groupe dont je n’aimais pas parler. Autrefois, les nains et les humains s’étaient regroupés pour exploiter les mines dans les montagnes, mais la menace des monstres les avait vite fait fuir. Nous avions vécu dans une paix relative depuis, mais maintenant les humains étaient de retour.

Aucun moyen de savoir à quoi ils ressemblaient, mais avoir des humains ici n’était pas bon. Ma première tâche sera de me glisser parmi eux et de découvrir ce qu’ils voulaient ici.

J’avais caché mes longues oreilles sous mes cheveux et je m’étais habillée avec des vêtements un peu miteux. J’avais entendu dire que les humains étaient souvent peu sophistiqués, surtout les hommes. Je m’étais assurée que chaque partie de ma peau soit couverte, pour qu’ils ne puissent pas voir que j’étais une femme.

Voilà, ça devrait me faire paraître assez humaine. Faire cela était humiliant, mais ce travail était plus important que ma dignité.

Mes préparatifs terminés, j’avais laissé mon village derrière moi. Mes parents et les autres villageois s’inquiétaient de mon jeune âge, j’avais à peine plus de cent ans, mais ils n’avaient pas besoin de l’être. J’avais confiance en mes compétences au tir à l’arc et en mes connaissances médicinales. J’étais aussi avancée pour mon âge. Le chef du village devait le penser aussi, sinon il ne m’aurait pas choisie.

Bon, à vrai dire, j’avais un peu peur des humains, mais j’étais une elfe ! Nous vivions dans la Forêt Interdite bien avant qu’ils n’arrivent. Ça ne devrait pas être plus difficile que de faire frire un œuf.

*****

J’avais fait une erreur.

En chemin, j’avais vu une colonne de lumière soudaine et je l’avais suivie jusqu’aux humains. J’avais réfléchi, et je leur avais dit que j’étais un médecin itinérant. Ils m’avaient crue, mais j’avais fini par jouer le jeu jusqu’à ce que je leur montre un endroit plus sûr où vivre.

J’avais peut-être fait une erreur, mais mon travail consistait simplement à recueillir des informations, non ? Je savais au moins où ils étaient maintenant.

C’est vrai ! J’avais fait du bon travail !

Et tout cela pour gagner leur confiance et obtenir des informations plus précieuses. La patience était après tout la clé du subterfuge, et nous, les elfes, étions les créatures les plus patientes que l’on puisse trouver à des kilomètres à la ronde.

De plus, même s’ils étaient humains, je ne pouvais pas partir comme ça alors que l’un d’entre eux était blessé. J’étais médecin. S’ils montraient une quelconque hostilité, je m’enfuirais immédiatement, mais honnêtement, ils ne semblaient pas être de mauvaises personnes. Je n’allais pas baisser ma garde, mais… je n’aurais pas su à quel point les humains pouvaient être doux et innocents si je n’avais jamais rencontré Carol. Ne vous méprenez pourtant pas ! Tous les animaux sont mignons quand ils sont bébés, et peut-être que les humains étaient pareils. Je n’étais pas prête à m’allier à ces gens.

J’avais souvent parlé avec eux, mais je n’avais trouvé aucune preuve de mauvaises intentions. Les anciens du village parlaient toujours de la méchanceté de l’humanité, mais je commençais à avoir des doutes. Ils voyaient tous ce marchand ambulant comme la seule exception à la règle, mais ces humains semblaient également amicaux. Et en les regardant lutter pour survivre, je commençais à me dire qu’il était difficile de les considérer comme des ennemis.

Malgré cela, j’avais continué à donner à mon village des rapports réguliers sur leurs mouvements. Lorsque j’avais mentionné que je pensais que ces humains étaient des gens bien, on m’avait grondée et on m’avait dit que les humains étaient des maîtres de la ruse et du langage vicié. J’avais donc compris que ces humains avaient dû simplement me piéger avec leur sort.

Les anciens m’avaient raconté que lorsqu’ils étaient jeunes, ils avaient eux-mêmes été trompés par des humains, et que le résultat avait été une misère sans nom. Je devais me souvenir de ne pas baisser ma garde à partir de maintenant. En même temps, je devais m’assurer qu’ils ne me soupçonneraient pas, et donc continuer à les traiter gentiment et à me comporter de manière fiable. À leurs yeux, j’étais un médecin compétent. Tant que je gardais cette image, je pouvais garder leur confiance et apprendre davantage.

Je peux le faire !

Même parmi ces créatures grossières, je n’oublierais pas que je suis une elfe. Peu importe à quel point leurs petits étaient mignons. S’ils représentaient un danger pour nous, il était fort possible qu’on m’ordonne de les tuer. Mais cela n’allait pas arriver… pas vrai ?

*****

Le troisième jour, l’humain empoisonné récupéra. Même une elfe aurait du mal à résister au puissant venin d’un croc de loup-garou. Il devait être fort, à la fois dans sa tête et dans son esprit.

J’étais souvent allée à la chasse avec lui. Contrairement aux elfes, qui préféraient le combat à distance avec un arc, il excellait dans le combat de mêlée. Sa façon de combattre complétait la mienne, et nos chasses étaient bien plus fructueuses que je ne l’aurais cru. Comme il n’était pas bavard, il était difficile d’obtenir des informations, mais passer du temps avec lui n’était pas difficile.

Il avait une lueur sérieuse dans le regard qui pouvait être rebutante, mais il possédait aussi des qualités qui le distinguaient des hommes elfes que je connaissais. Les elfes étaient beaux et gracieux. Il ne l’était pas, mais il était possible que les hommes sauvages comme lui ne soient peut-être pas si mauvais.

Cela dit… je me sentais souvent observée de près quand j’étais avec lui. Quand je me retournais, je voyais cette jeune femme religieuse qui me souriait gentiment. Peu après, j’avais vu un regard glacial dans ses yeux. J’étais inquiète. Avait-elle réalisé qui j’étais ? Jusqu’à présent, personne ne s’était comporté comme s’il me soupçonnait, mais peut-être que cette humaine était particulièrement douée pour cacher ses soupçons. Comme l’avaient dit les anciens, je devais rester sur mes gardes.

Les humains étaient des filous. C’était ce que j’essayais de me dire, même si je ne pouvais pas me résoudre à étendre la même étiquette à la petite Carol. Si le pire arrivait, je pourrais peut-être la ramener dans mon village et m’en occuper là-bas.

*****

Après un moment, le Jour de la Corruption était arrivé, le jour qui marquait le moment où les Dieux Corrompus osaient se dresser contre nos Dieux Majeurs. La menace n’avait jamais été grave, mais dernièrement, les monstres de la forêt avaient agi de façon étrange. Ils avaient même commencé à se regrouper pour attaquer notre village. Ils étaient devenus si violents… je me languissais de l’époque où les murs de notre village pouvaient nous protéger.

Ce n’était pas seulement la férocité croissante des monstres qui m’inquiétait. S’ils formaient des groupes, quelqu’un devait les organiser. Une intelligence quelconque devait donc leur ordonner d’attaquer tous en même temps. Nous n’avions jamais eu affaire à ça auparavant.

La personne responsable de ça pourrait être un hérétique ou juste un monstre à l’intelligence inhabituellement élevée. Mais chaque mois, les blessures et les décès dans mon village augmentaient. J’avais prié le Dieu de la médecine aussi fortement que je le pouvais afin que le village s’en sorte encore ce mois-ci.

Les humains étaient conscients de l’approche du Jour de la Corruption, et je pouvais sentir leur malaise alors que leur agitation augmentait. La grotte dans laquelle ils vivaient était inconfortable, mais elle offrait au moins un certain confort. Elle était protégée par d’épaisses planches de bois, entouré d’une clôture faite de rondins. C’était bien pour la défense de tous les jours, mais je craignais que ça ne tienne pas face au jour le plus dangereux du mois. Les humains pensaient la même chose. Ce n’était donc pas une bande d’idiots. Mais seul l’un d’entre eux pouvait se défendre dans un combat. J’imagine qu’ils espéraient que je les aide à se défendre, bien que jusqu’à présent personne ne me l’ait demandé.

J’étais juste là pour les observer. Je n’avais aucune obligation d’aider. Au contraire, les choses seraient plus faciles pour moi s’ils mouraient. Je pourrais rentrer chez moi et dire à mes compagnons elfes que nous n’avions plus de raison de nous inquiéter. C’était l’issue idéale, mais ce n’était pas l’impression que j’avais. Passer autant de temps avec eux avait obscurci mon jugement.

Le chef du village voulait que je rentre chez moi, inquiet de mon manque de loyauté. Plus je passais de temps ici, plus j’avais envie de rester. Peut-être que leur tactique de tromperie fonctionnait vraiment sur moi. J’étais confuse. Perdue. Je ne savais pas quoi faire.

S’il vous plaît, Seigneur. Montrez-moi quel chemin je dois prendre.

*****

Ils ne m’avaient jamais encouragée à partir, mais quand j’avais dit que je partais, ils n’avaient pas essayé de m’arrêter. Ils m’avaient seulement remerciée et m’avaient gentiment dit au revoir.

Je ne les abandonnais pas, je suivais simplement les ordres du chef de mon village. Le Jour de la Corruption était proche, et il avait besoin de moi le plus vite possible.

Je lui avais dit que je reviendrais dès que je saurais si les humains avaient survécu au Jour de la Corruption. Il était réticent, mais il avait accepté. Beaucoup de villageois étaient de meilleurs archers que moi, et mon peuple comptait beaucoup de vaillants combattants. Je ne leur serais pas d’un grand manque ce mois-ci.

Je ne restais pas en arrière pour observer les humains par souci ou par pitié. En tant qu’elfe de la Forêt Interdite, c’était mon devoir de les voir mourir. C’était le mensonge que je m’étais dit.

Mais je devais l’accepter… J’étais heureuse avec les humains. J’appréciais chaque jour que je passais avec eux et je me sentais chez moi. À tel point que je m’étais surprise à souhaiter pouvoir y rester pour toujours. Mais je ne pouvais pas tourner le dos à mon village. J’avais décidé que jusqu’au jour où les humains et les elfes pourraient enfin se comprendre, je serais le pont qui relierait les deux races.

Cela pouvait attendre que le Jour de la Corruption soit terminé. Je ne pouvais pas revenir en arrière et dire que j’avais changé d’avis. Je m’étais donc à la place concentrée sur l’extermination de monstres avec mon arc, afin de réduire un peu les effectifs. Si les humains survivaient, j’irais m’excuser pour tout.

Puissions-nous nous en sortir, mes amis

*****

Dire que j’étais surprise était un euphémisme. Je n’en croyais pas mes yeux. Le Dieu du Destin avait pris possession de cette statue en bois. Il avait terrassé monstre après monstre, ses mouvements étaient aussi gracieux que ceux d’un danseur. Je ne pouvais pas regarder ailleurs. Était-ce vraiment le Dieu du Destin ? Grâce à son miracle, les humains avaient pu surmonter le Jour de la Corruption. J’étais jalouse. Le Dieu de la Médecine veillait aussi sur notre village, et nous recevions de nombreuses prophéties, mais pas aussi souvent que ces humains. Pourtant, j’avais été le témoin direct du genre de miracles dont notre Dieu était capable.

Mais la dernière prophétie datait de plusieurs mois. Depuis lors, nous n’avions reçu aucune communication ni vu aucun miracle. Personne ne le disait à voix haute, mais nous pensions tous la même chose : notre Dieu nous avait abandonnés.

J’avais pris mon livre saint dans mon sac. Comme d’habitude, la page que j’avais ouverte était blanche. Il n’avait envoyé aucun message. Quelle était la différence entre nous et les humains ? Avions-nous fait quelque chose pour contrarier notre Dieu ?

S’il vous plaît, Dieu, si vous veillez encore sur nous, donnez-moi un signe…

J’avais prié, mais je n’avais reçu aucune réponse. J’avais alors rangé le livre et j’étais retournée vers le village. Je devais leur dire que ces humains étaient des gens en qui nous pouvions avoir confiance.

« P-pourquoi ? »

J’étais revenue pour trouver mon village détruit.

J’étais tombée à genoux, la fumée me piquant les narines. La solide clôture qui avait protégé le village pendant des centaines d’années avait été complètement démolie, laissant le village sans défense. La place, autrefois réputée pour la beauté de ses fleurs multicolores, fut piétinée et tachée de sang. Aucun bâtiment n’avait été épargné, la plupart d’entre eux n’avaient même plus de toit. Des corps d’elfes et de monstres jonchaient le sol, défiguré et à moitié dévoré, les affreuses créatures festoyant dans leur victoire.

« Est-ce… Est-ce que quelqu’un est encore en vie ? ! C’est moi, Murus ! S’il vous plaît ! Que quelqu’un dise quelque chose ! »

Ça doit être un cauchemar !

J’avais fait de mes mains des poings et les avais frappées contre mes jambes repliées. J’avais réussi à me tenir debout. Je m’étais alors précipitée dans le village, en criant les noms de ses habitants. J’avais cherché mon bruyant ami d’enfance qui vivait à côté, le jeune trentenaire du même quartier, les anciens du village… mais il n’y avait plus personne.

« Que quelqu’un dise quelque chose, s’il vous plaît ! S’il vous plaît ! N’importe qui ! »

J’avais appelé nom après nom jusqu’à ce que ma gorge soit à vif, mais personne ne m’avait répondu. Je n’avais pourtant pas abandonné. Je me frayais un chemin à travers les décombres tout en vérifiant chaque bâtiment. Mes doigts étaient tachés de sang, ma peau glissante de sueur, et mon corps tremblait d’épuisement, mais je continuais à chercher des survivants.

« M-Murus ? C’est toi ? »

Une voix faible m’appela.

C’était le chef du village ?!

Je m’étais précipitée vers la voix, poussant à travers le toit effondré qui nous séparait. En dessous gisait le chef du village, éclaboussé de sang.

« Chef… »

J’avais commencé, mais ma gorge était si sèche que je n’avais pas pu continuer.

« Tu n’as pas besoin de parler. Je ne survivrai pas à cela. S’il te plaît, ne t’épuise pas davantage pour moi. »

Le chef posa alors sa main sur la mienne et secoua la tête alors que je tentais de déplacer la poutre qui l’écrasait.

« Écoute-moi, Murus. Le village a disparu. Cependant… »

*****

J’avais enterré les villageois en silence, un par un. J’avais peur de m’effondrer avant d’avoir pu creuser toutes les tombes, mais en tant que race à l’espérance de vie si longue, les elfes avaient l’habitude de préparer leur propre lieu de sépulture de leur vivant. Je n’avais finalement eu à creuser que les tombes des enfants et des adolescents elfes. Porter les corps avait également été plus facile que je ne le pensais. Souvent, je ne traînais que des morceaux de mes camarades villageois, de grandes parties de leurs corps ayant été arrachées et dévorées par les monstres.

Finalement, j’avais déposé le chef du village et j’avais poussé un profond soupir. J’avais joint mes mains pour prier afin qu’ils puissent trouver le repos. Je voulais organiser des funérailles en bonne et due forme, mais il y avait quelque chose que je devais faire d’abord. J’y avais pensé alors que je transportais tout le monde vers leurs tombes. Il était clair que certains des corps manquaient, même en tenant compte d’une erreur de calcul due à l’état des cadavres. Les enfants, en particulier, semblaient être absents. Le chef du village m’avait dit dans son dernier souffle que certains d’entre eux avaient été enlevés par les monstres.

Je pourrais m’affliger et pleurer plus tard. Pour l’instant, je devais prendre mes armes et partir. En tant que survivante de mon village, j’avais une nouvelle tâche, plus importante que la honte ou l’honneur. Tant qu’il y avait des survivants, je devais essayer.

***

Chapitre 1 : Amie d’enfance et mes regrets

Partie 1

Au moment même où j’allais laisser échapper un soupir de soulagement en voyant Murus rejoindre mon village, je m’étais souvenu d’un truc super important.

« Merde ! J’ai du travail à midi ! »

J’avais enfilé ma salopette aussi vite que possible et je m’étais précipité en bas. Non seulement je m’étais levé plus tard que d’habitude, mais j’avais passé toute la matinée sur l’ordinateur ! Le covoiturage ne devait pas être encore arrivé, mais je n’avais pas pris de petit-déjeuner, et encore moins de déjeuner. Il fallait que je mange quelque chose maintenant, sinon je n’aurais pas d’autre occasion avant le dîner. Maman n’étant nulle part, j’avais décidé de faire frire un peu de cette viande de sanglier du village, que nous avions en abondance.

« Le fait de partager leur viande avec nous est très gentil de leurs parts, mais je ne m’attendais pas à ce qu’ils envoient un cochon entier ! »

Mon village avait tué plus de dix monstres le jour de la Corruption, ils en avaient fumé la majorité pour la garder plus tard. Avec toute cette viande, ils étaient parés pour une grande partie de l’hiver. Ils en étaient manifestement certains, car ils avaient offert un porcnabie entier à l’autel, qui était arrivé en morceaux chez moi le même jour. Le pauvre livreur qui portait cette boîte était trempé de sueur.

J’avais repensé au moment où je l’avais ouverte pour la trouver remplie de viande à ras bord.

Maman tapa alors dans ses mains avec joie.

« Oh, nous n’aurons plus à acheter de viande pendant un mois ! »

Donc je suppose que je ne peux pas me plaindre.

J’avais terminé la cuisson et ajouté un peu de sauce. C’était un repas simple, mais comme prévu, délicieux. Le porcnabie était plus moelleux que le porc, mais étonnamment tendre à la cuisson. Et bien que le goût et la texture soient excellents, c’était la délicieuse graisse qui le distinguait vraiment. Elle avait une douceur subtile et était moins grasse que ce à quoi on pourrait s’attendre. Mon critique alimentaire interne satisfait, j’avais rapidement englouti toute la viande présente dans mon assiette.

« On dirait qu’ils peuvent envoyer ce qu’ils veulent comme offrande, mais seulement un type de cadeau à la fois. »

J’avais repensé à la fois où mes villageois avaient essayé de m’envoyer tout un tas de fruits différents. Seule la variété la plus abondante avait disparu et était arrivée chez moi, le reste étant resté sur l’autel. De plus, ils ne pouvaient pas m’envoyer une quantité infinie de quoi que ce soit. Une fois, ils avaient essayé de m’envoyer trois bûches entières à la fois, mais ils n’avaient réussi à m’en envoyer qu’une seule. Je m’étais dit qu’il y avait une limite de poids, même si je n’avais aucune idée du fonctionnement du système d’offrandes. Je m’étais dit que j’allais faire des expérimentations, mais je ne pouvais pas demander à mes villageois de m’envoyer un tas de choses par simple curiosité.

« Délicieux comme toujours. Je me demande si la voiture est déjà là… »

On sonna à la porte juste au moment où j’avais dit ça. J’avais posé ma vaisselle sale dans l’évier et j’étais sorti. Le fait que je puisse faire du covoiturage pour aller travailler me rendait particulièrement reconnaissant. Je savais que la plupart des gens détestaient faire la navette, et j’étais content de ne pas avoir à le faire.

« Désolé, je n’étais pas tout à fait prêt. »

« Ce n’est pas un problème du tout ! Pas vrai, Yama ? »

Mon collègue senior était assis à l’arrière du mini-van. Son nom était Yamamoto-san, et comme d’habitude, il jouait à un jeu sur son téléphone.

« Bonjour », avais-je dit.

« Salut. »

Il était habituellement souriant, mais aujourd’hui il semblait un peu déprimé. Enfin, je suppose qu’il était plus déprimé que grincheux.

Je l’avais laissé faire, portant mon attention sur la vue à travers la fenêtre, pour le surprendre en train de me fixer dans le reflet. Voulait-il que je demande ?

« Euh, quelque chose ne va pas ? », dis-je.

« Ça te dérange si j’ouvre la fenêtre ? »

« P-Pas du tout. »

J’avais été surpris par sa franchise. J’avais seulement fait la demande par politesse. Je ne m’attendais pas à ce qu’il veuille juste se décharger comme ça.

Je suppose que même les gens comme Yamamoto-san ne peuvent pas être heureux tout le temps.

« Tu te souviens du moment où je t’ai parlé de ce jeu auquel j’étais accro ? »

« Oui, je m’en souviens. Tu as dit qu’il était assez unique, non ? »

« Oui, celui-là. Le jeu où tu es censé envahir et prendre le territoire de l’ennemi. Enfin, c’est plus complexe que ça en fait, mais… bref, il y a eu un événement il y a peu de temps auquel j’ai consacré toute ma journée, et j’ai réussi à capturer une énorme partie du territoire. Mais hier, j’en ai perdu un paquet, comme ça, sans raison. »

Oh, c’est un jeu qui l’avait tant perturbé. Dieu merci. J’avais peur de ne pas pouvoir m’identifier à ses malheurs, mais je comprends parfaitement la douleur des joueurs. Et même si je ne pouvais pas lui donner de conseils, il avait toute ma sympathie.

« J’ai dépensé beaucoup d’argent pour améliorer mes monstres, mais ça n’a servi à rien. Je suppose que je devrais être content qu’il me reste des terres, mais j’ai utilisé la moitié de mon salaire du mois dernier pour ce jeu stupide. »

OK, maintenant je savais exactement comment il se sentait. Une assez grosse partie de mon salaire était aussi allé dans des microtransactions. On aurait dit qu’il jouait à une sorte de jeu de conquête en ligne. J’avais joué à des trucs similaires quand j’étais un NEET, mais j’avais vite abandonné quand j’avais réalisé que la plupart d’entre eux payaient pour gagner. Je passais une semaine à construire mon territoire, pour me faire dépasser par un type qui avait fait la même progression en un jour, juste parce qu’il avait dépensé une tonne d’argent. C’était moins drôle pour nous, les paysans du free-to-play.

« Je… sais exactement ce que tu ressens. Je joue aussi à un jeu avec des microtransactions en ce moment, et j’ai perdu des dizaines de milliers de yens dans un événement l’autre jour. »

J’avais gardé la voix basse durant cet échange. Je ne voulais pas que notre patron sache que c’était là où allait mon salaire.

« Vraiment ? ! Mec, je suis content de te l’avoir dit ! N’abandonnons pas, mais… essayons de ne pas y dépenser trop d’argent. »

« D’accord ! »

J’avais fermement serré sa main tendue.

Une amitié construite sur la souffrance partagée en raison des microtransactions. Ce n’était peut-être pas une base saine, mais c’était agréable d’avoir quelqu’un à qui s’identifier. Je voulais en savoir plus sur le jeu auquel il jouait, mais je n’avais pas insisté. Je ne voulais pas risquer de me lancer dans autre chose et d’être tenté d’abandonner mes villageois. Pour l’instant, la seule chose sur laquelle je voulais me concentrer était le Village du Destin.

Aujourd’hui, j’étais à nouveau responsable de l’aspiration. Je m’habituais de plus en plus à ce travail, mais ma fierté me gênait encore. J’avais du mal à trouver le courage de demander de l’aide à mes collègues ou à mon patron. J’avais lu des tonnes de messages en ligne se plaignant de patrons qui demandaient à leurs employés « d’utiliser leur cerveau » lorsqu’ils osaient poser une question. Mais mon lieu de travail n’était pas comme ça. Mes collègues étaient toujours prêts à laisser tomber ce qu’ils faisaient pour m’aider.

« Je suis content que Yamamoto-san ait retrouvé le moral. »

J’étais inquiet quand j’étais monté dans le mini-van, mais il semblerait être revenu à la normale maintenant. Il était aussi travailleur que d’habitude, sa morosité avait disparu. C’était une personne apathique, mais son travail était parfait. Même ces quelques jours d’absences inopinés n’avaient pas entamé la confiance du patron à son égard.

Le travail s’était déroulé sans problème. Notre patron m’avait ensuite déposé devant la supérette. Il était tard, mais pas aussi tard que lorsque je travaillais de nuit. Deux autres bus allaient passer avant le dernier. Je m’étais donc précipité dans le magasin pour échapper au froid de l’hiver.

« Rien de tel qu’un petit pain de viande quand il fait sombre et froid dehors… »

En parcourant le magasin, j’avais repéré des choses que j’avais envie d’acheter, mais comme maman avait préparé le dîner pour moi à la maison, j’avais juste pris un dessert. J’avais pris quatre puddings, ma famille les aimait tous.

Je m’étais souvenu d’avoir rencontré Sayuki ici, quand elle traînait autour de l’arrêt de bus. J’étais encore frustré du fait qu’elle m’ait arrêté et l’ait laissé s’enfuir. Depuis lors, si ma sœur rentrait tard, je venais la retrouver. Certains jours, elle avait toujours l’impression que quelqu’un l’observait. Si le coupable n’était pas attrapé, qui savait quand elle se sentirait à nouveau en sécurité ? Puddings en main, j’avais regardé par la façade vitrée du magasin, mais il n’y avait personne dehors.

***

Partie 2

J’avais payé et sorti mon téléphone avant de quitter le magasin. Je savais à peine comment l’utiliser, et j’oubliais toujours de le vérifier. Récemment, j’avais fait un effort conscient pour en prendre l’habitude. Je vérifiais néanmoins bien plus l’application Village du Destin que mes messages.

« Tout est calme dans le village. Pas non plus d’appels ou de messages manqués. »

Rien de surprenant. Les seules personnes qui me contactaient étaient ma famille et mon patron. J’avais bien un téléphone à l’école, mais je m’en étais débarrassé après avoir terminé l’université. Je n’avais jamais vraiment eu beaucoup d’amis, et j’avais complètement cessé de les contacter lorsque j’étais devenu grabataire. Depuis lors, je ne parlais vraiment qu’avec ma famille. Je ne parlais à mes amis que s’ils prenaient l’initiative du contact, jusqu’à ce que mon dernier ami, qui était resté avec moi pendant des années, finisse par arrêter d’essayer.

Mais je ne pouvais pas revenir en arrière. Je le savais mieux que quiconque. Une fois que j’avais fermé mon cœur, la vie était devenue trop difficile. J’avais vécu enfermé dans une cage que j’avais moi-même fabriquée.

J’avais quitté le magasin en frissonnant, l’air froid de l’hiver me frappant de plein fouet. Mon souffle sortait en petites bouffées de brume blanche.

« Je ne suis qu’un paquet de regrets ambulant. »

Quand avais-je vu mon amie pour la dernière fois ? Je la connaissais depuis l’enfance, nous avions grandi l’un à côté de l’autre. Elle était dans mes souvenirs les plus anciens. Nous étions pratiquement ensemble depuis notre naissance, nous fréquentions les mêmes écoles, et même la même université. Ma poitrine était lourde quand je pensais à elle.

« J’ai fui. Du travail, de mes amis, de ma famille. De mes souvenirs, et de la réalité. »

J’avais regardé le ciel nocturne en rentrant chez moi. Les maisons et les lampadaires étaient peu nombreux le long de cette route, laissant les étoiles et la lune bien visibles.

« Nous sommes allés voir des étoiles filantes quand nous étions à l’école… »

Pendant les meilleurs instants de ma vie, elle était toujours là avec moi.

Je me demande ce qu’elle fait maintenant ?

Comme je n’avais pas envie de rentrer directement à la maison, j’avais pris un chemin détourné. En arrivant chez moi, j’avais remarqué une femme en costume devant la maison de notre voisin. Son pied gauche était plâtré et elle avait des béquilles. Elle luttait pour sortir sa clé.

« Seika… »

Tsumabuki Seika, mon amie d’enfance. Ses longs cheveux bruns foncés étaient attachés en arrière, et elle portait une paire de lunettes sans monture. Pendant une seconde, je fus stupéfait de la voir. Elle se retourna alors au son de ma voix, ses yeux s’agrandirent.

Combien de temps cela faisait-il ?

Le visage de Seika était féminin, avec des yeux doux et arrondis. Comme moi, elle avait la trentaine, mais semblait avoir la vingtaine tout au plus.

« Yoshi… »

Je m’étais demandé de quoi j’avais l’air pour elle, debout dans ma salopette. Nous avions toujours dit que nous trouverions du travail au même endroit, mais je n’avais pas porté de costume depuis des années. Le seul que j’avais était actuellement dans mon placard, et il prenait la poussière.

« Ça fait un moment. Et, euh, s’il te plaît, ne m’appelle pas Yoshi. Je ne suis pas un dinosaure. »

J’étais moi-même surpris du fait que je puis lui parler si facilement. Tant de temps avait passé, mais quelques années sans contact n’étaient rien face à plus de deux décennies d’amitié. Même si nous ne nous parlions pas, j’avais vu Seika il y a quelques semaines à peine. Les jours où je me levais assez tôt, je la voyais parfois partir au travail depuis la fenêtre de ma chambre. Je n’étais cependant pas sûr du temps qui s’était écoulé depuis qu’elle m’avait vu. Probablement des années.

« Ton pied va bien ? »

« Oh, oui. J’ai eu un accident et je suis allée à l’hôpital, mais c’est juste une fracture. Un collègue m’emmène au travail, donc tout va bien. »

La nuance de soulagement dans sa voix et la façon dont elle porta sa main à sa joue avec gêne me rappelèrent des souvenirs. Je n’avais pas pu m’empêcher de sourire.

« Heureux que ce ne soit pas pire que ça. »

Maintenant qu’elle était là, je réalisais qu’il y avait une tonne de choses dont je voulais parler, mais on était en plein milieu de la nuit et il faisait froid. De plus, Seika était blessée. Je ne pouvais tout simplement pas la garder ici. Je ne lui avais parlé que sur un coup de tête, et je n’avais en fait rien d’important à lui dire.

« À plus tard. »

« Attends une seconde. Pourquoi n’entres-tu pas ? Je veux dire, il n’y a que moi et ma grand-mère ici. »

De la tristesse colorait sa voix. Les parents de Seika étaient décédés il y a quelques années, et depuis, elle vivait ici avec sa grand-mère.

« Je passerais plus tard. Je ne veux pas réveiller Okiku-baachan. »

De plus… nous serions tous les deux seuls, deux adultes ensemble au milieu de la nuit… même si je la connaissais depuis l’enfance.

« Oh, c’est vrai… »

Seika baissa les yeux vers le sol avec un petit signe de tête.

Je me souvenais de cette habitude qu’elle avait. Cela signifiait qu’elle avait renoncé à essayer de me convaincre. Elle avait toujours été comme ça. Dès que ses idées étaient rejetées, elle se retirait instantanément par respect pour les autres.

« Reparlons-en bientôt. Je suis sûre que maman aimerait aussi te parler. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec Okiku-baachan un jour ? »

« Quoi ? Tu es sérieux ? »

Les yeux de Seika s’élargirent de surprise.

C’était la première fois depuis des années que je lui tendais la main.

« Bien sûr. Tu peux venir quand je ne suis pas au travail. »

Je savais que mon manque d’emploi était quelque chose qui l’inquiétait, je m’étais donc dit que je devais lui dire que j’avais trouvé quelque chose maintenant. Bien qu’elle l’ait probablement déjà deviné avec ma combinaison.

« Oh c’est vrai, j’ai entendu dire que tu avais trouvé un travail. Obaasan et Sayuki-chan me l’ont dit. Ils ont dit que tu travaillais vraiment dur. »

Seika m’avait regardé dans les yeux, un sourire tendre sur le visage.

Je ne savais pas qu’elle parlait encore à ma famille. Contrairement à moi, Seika avait trouvé un emploi dès la sortie de l’université et travaillait maintenant pour une grande entreprise. Elle gagnait sans doute beaucoup plus d’argent que moi, mais il n’y avait ni pitié ni mépris dans sa voix. Elle semblait sincèrement heureuse pour moi. Il y avait seulement quelques semaines, j’aurais été trop cynique pour prendre ses paroles pour argent comptant.

Seika était la même que d’habitude. Même si l’âge avait un peu changé ses traits, son cœur restait bon. Contrairement au mien.

« Oh, et les fruits et la viande que ta famille a partagés avec nous étaient délicieux. »

« Je suis content que tu aies aimé. »

J’avais un vague souvenir de ça, maman avait demandé si elle pouvait les partager avec les voisins. J’avais probablement juste haussé les épaules. J’étais sur le point de faire demi-tour et de rentrer chez moi, mais j’avais réalisé que je ne devais pas la laisser se débattre avec ses clés. Je m’étais approché et j’avais tenu ses épaules afin qu’elle ne tombe pas, je lui avais pris la clé et j’avais ouvert la porte.

« On se voit plus tard. »

« M-merci. Je viendrai te voir bientôt, ok ? »

« J’attends ça avec impatience. »

J’avais fermé la porte pour elle une fois qu’elle était à l’intérieur et j’avais pris le chemin de la maison.

Au moment où je franchissais la porte, je poussais un énorme soupir tout en m’effondrant contre elle. Je ne lui avais presque rien dit, mais j’étais épuisé. Seika et moi savions combien nous nous entendions bien. Même à l’époque, les gens avaient l’habitude de dire que nous étions pratiquement mariés. Nous étions plus que des amis, mais nous n’étions jamais devenus des amants. Mon plan était de lui faire savoir ça une fois que nous serions diplômés et que j’aurais trouvé un bon travail.

Mais ce n’était jamais arrivé. Seika avait immédiatement trouvé du travail, alors que je n’avais strictement rien obtenu, devenant de plus en plus désespéré chaque jour. Je ne pouvais pas lui avouer alors qu’elle avait un meilleur emploi que moi. J’avais donc continué à viser des emplois aussi bons que les siens, voire meilleurs, mais j’avais échoué à chaque fois. Elle était toujours là pour m’encourager, mais même ça commençait à m’irriter. Je m’étais alors éloigné d’elle. Le seul mot qui pouvait me décrire serait… pathétique.

« Elle a attendu et pensé à moi tout ce temps… Attends, de qui je me moque ? Elle a probablement arrêté de s’en soucier depuis longtemps. »

Mon monde s’était figé, mais la société continuait d’avancer sans moi. Et même si Seika était assez dévouée pour attendre que je reprenne mes esprits, elle restait une femme charmante. Le monde continuant donc à tourner, j’étais sûr qu’elle avait rencontré des hommes dix fois plus impressionnants que moi à présent. Il se pourrait même qu’elle soit aussi tombée amoureuse de l’un d’eux, et je n’avais pas le droit de me plaindre. Seika n’était pas encore mariée, mais elle sortait probablement avec quelqu’un. Peut-être était-ce la personne qui la conduisait au travail.

Je savais que nous ne pouvions pas revenir en arrière, mais peut-être qu’elle serait prête à être amie…

J’avais senti ma poitrine se gonfler douloureusement de regret. J’avais envie de me frapper en plein visage.

***

Chapitre 2 : L’aventure des Villageois et mon oubli

Trois jours s’étaient écoulés depuis que Murus avait rejoint le village. Je n’avais pas vu Seika depuis que nous avions parlé devant sa maison, mais si elle devait venir, ce serait probablement pendant le week-end. Rien ne se passait dans la vie réelle. Le monde du jeu était lui aussi paisible… quand je me rappelais ce qui s’y était passé quelques jours plus tôt. Murus avait conservé son ancienne personnalité, mais elle souriait de plus en plus, surtout lorsqu’elle passait du temps avec Carol. J’espérais juste que leur lien lui permettrait de guérir ses blessures. Son existence était d’une grande aide pour le village, mais plus que cela, je souhaitais son bonheur et celui de tous mes villageois. En tant que leur Dieu, c’était tout ce que je voulais.

Murus avait dit aux autres qu’elle était une elfe, et ils l’avaient accepté sans broncher. Certains d’entre eux l’avaient peut-être déjà deviné, vu qu’elle vivait dans la forêt, qu’elle était médecin, qu’elle utilisait la magie des plantes et qu’elle pratiquait le tir à l’arc. Carol était particulièrement impressionnée, ses yeux s’étaient illuminés lorsque Murus le leur avait dit. Elle devait connaître les elfes grâce à un imagier. Murus semblait surprise, mais soulagée de leur réaction, et se mit aussitôt à sourire. J’avais eu peur qu’ils ne l’acceptent pas, mais je n’allais pas le leur faire savoir.

Comme je n’avais pas de travail aujourd’hui, j’avais prévu de me détendre et de garder un œil sur le village. Mais, après le petit-déjeuner, Murus leur dit quelque chose d’inattendu.

« Voulez-vous venir dans mon village aujourd’hui ? »

Quoi ? Son village a été détruit, non ? Elle l’avait dit elle-même. Quel était l’intérêt d’y aller ? À moins que…

« La plupart des bâtiments ont été détruits, mais il devrait rester quelques matériaux. Des produits de première nécessité encore utilisables, et aussi de la nourriture. »

Oui, c’était logique. Des provisions supplémentaires étaient toujours les bienvenues.

« Je suis sûr que ces choses seraient utiles, mais êtes-vous vraiment d’accord avec cela ? », demanda Rodice.

« Bien sûr. Les outils sont inutiles sans maître. De plus, vous avez vengé mon village. Les habitants seraient heureux de savoir que leurs affaires sont entre vos mains. »

Si Murus n’avait aucune objection, alors moi non plus. Les villageois semblaient penser la même chose. Il y avait juste un problème.

« Je veux y aller aussi ! Laissez-moi y aller ! »

« Carol, tu ne dois pas être égoïste. Je t’ai dit plusieurs fois combien la forêt est dangereuse. », dit Rodice en suppliant sa fille, qui se débattait désespérément sur le sol.

Carol était d’habitude très raisonnable, la voir faire une crise de colère était donc étrange. Bien que je suppose qu’il était plus étrange de ne pas voir un enfant de son âge de cette façon de temps en temps.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu n’es pas comme ça d’habitude. »

« Parce que ce n’est pas juste ! Chem va toujours partout, et je dois toujours rester ici ! Tout comme moi, Chem ne peut même pas se battre ! Alors pourquoi ne puis-je pas aussi y aller ? », se lamenta Carol.

Chem trébucha en arrière, s’agrippant à sa poitrine.

On dirait qu’elle a touché un point sensible…

Chem n’avait évidemment pas pu aider à vaincre le gobelin rouge à un œil, mais sans elle, les villageois n’auraient pas reçu un enterrement correct. Le fait qu’elle soit là m’avait rendu heureux, mais Chem elle-même semblait gênée par ses piètres compétences de combat.

Les parents de Carol avaient essayé de la calmer, mais elle était particulièrement têtue aujourd’hui.

« Elle est toujours coincée dans cette grotte sombre ou à l’intérieur de la clôture. Je ne suis pas surpris qu’elle en ait marre. Après tout, elle reste une enfant. », dit Gams.

J’étais surpris. Gams était habituellement celui qui était le plus déterminé à garder tout le monde hors de danger.

« Gams ! Je peux aussi venir ? »

« Non, tu ne peux pas ! Gams, c’est beaucoup trop dangereux ! Je ne peux pas être d’accord avec ça ! », protesta Chem.

Gams posa alors une main apaisante sur chacune de leurs têtes.

« Écoutez, vous deux. Nous avons déjà anéanti les ennemis qui ont attaqué le village de Murus. Les bois autour d’ici devraient être tranquilles pour le moment. De plus, nous ne pouvons pas laisser Carol seule ici. Carol, tu dois promettre de faire tout ce qu’on te dit, quoi qu’il arrive. Tu crois que tu peux le faire ? »

« Je suis sûre que oui ! », dit Carol en hochant furieusement la tête.

Gams se pencha en avant pour chuchoter à l’oreille de sa sœur.

« Si Carol vient alors Rodice et Lyra viendront aussi. Rester enfermées dans la grotte tout le temps n’est pas bon pour eux. C’est une bonne idée pour tout le monde. »

Gams était encore plus compatissant que moi envers les autres villageois. Je lui devais beaucoup pour avoir pris soin d’eux. Murus nous avait dit qu’elle avait déjà enterré tous ses morts, il n’y avait donc aucun risque de voir mes villageois tomber sur des cadavres.

Je savais mieux que quiconque combien il était mentalement dommageable de rester enfermé dans une pièce exiguë pendant des semaines. Même au Japon, un pays relativement sûr, mes pensées s’étaient emballées. Je ne pouvais qu’imaginer à quel point on pouvait être angoissé par le danger qui rôdait juste devant sa porte. Il était important de rester actif et sain d’esprit.

« Voyageons à cheval. Nous pouvons trouver une charrette au village pour transporter ce que nous trouverons ici. », suggéra Murus.

Y avait-il au moins une charrette utilisable ? Ils pourraient tirer plus de profit de ce voyage que je ne le pensais ! Mon village avait aussi un chariot, mais il avait été partiellement détruit pendant la scène d’ouverture. Un véhicule utilisable rendrait le transport de marchandises ou la fuite, si cela devait arriver, beaucoup plus facile. Même Lyra et Rodice, qui hésitaient à faire le voyage, s’étaient montrées plus intéressées lorsque Murus mentionna la charrette.

Mes villageois avaient deux chevaux qu’ils laissaient paître à l’extérieur de la clôture pendant la journée et qu’ils ramenaient à l’abri de la grotte la nuit. Parfois, Gams et Murus les emmenaient à la chasse ou à la cueillette. Et même si je n’aimais pas y penser, je savais que les villageois prévoyaient de manger les chevaux un jour. Mais avec un chariot à tirer, l’avenir de ces créatures pourrait être meilleur.

« On dirait bien qu’ils ne m’enverront pas de viande de cheval… Tant pis. »

Les chevaux étaient avec nous depuis le début, et j’avais eu le temps d’apprendre à les connaître. Et grâce à Carol, ils avaient même des noms.

« Parochoot et Peperopont ! Vous pouvez venir aussi ! »

Carol rayonnait en caressant les deux créatures.

Désolé, Carol, je sais que tu n’es qu’une enfant, mais ces noms sont affreux…

Cela me semblait être des mots qu’elle avait inventés sur le moment.

*****

Mes villageois se préparèrent et partirent pour leur premier voyage en groupe complet depuis longtemps. Lyra et Carol montaient les chevaux, tandis que les quatre autres partaient à pied. Le voyage à travers la forêt via la rivière aurait été rapide, mais le pont en bois était cassé, rendant cette route impraticable. Ils furent donc obligés de faire un détour, en suivant la rive et en traversant la rivière à gué.

J’avais surveillé d’en haut pendant qu’ils marchaient. Ils voyageaient avec des non-combattants, et cela ne faisait pas de mal d’être prudent. Et puisque Murus était maintenant officiellement un villageois, je pouvais aussi voir tout ce qu’elle avait fait sur la carte. Une partie de ma routine quotidienne consistait à faire défiler la Forêt interdite, désormais visible, pour voir les endroits où Gams et les autres n’étaient jamais allés. La zone nouvellement visible était plus de dix fois supérieure à ce que je pouvais voir auparavant, pourtant, je ne pouvais pas voir toute la forêt.

« Je me demande jusqu’où va la carte. »

La réduction du brouillard m’avait permis de remarquer plusieurs choses. La première était que Murus n’avait jamais quitté la forêt. Elle était allée jusqu’à la lisière, mais tout ce qui était au-delà était encore caché. La plupart des environs de son village étaient maintenant visibles, mais il y avait encore certaines zones couvertes d’obscurité qu’elle avait dû éviter. Ces endroits étaient probablement dangereux. Peut-être que les monstres y étaient puissants, ou peut-être qu’il y avait une autre raison, mais nous devrions garder nos distances.

La majeure partie du côté nord de la forêt était cachée, alors que la totalité du sud était visible. La Forêt interdite semblait devenir de plus en plus dangereuse au fur et à mesure que l’on avançait vers le nord. C’était aussi de là qu’étaient arrivés mes villageois en fuite.

Malheureusement, aucune des parties nouvellement révélées de la carte ne semblait contenir de colonies, à part le village désolé de Murus. Il y avait des tonnes de choses à regarder, mais j’avais essayé de garder mon attention sur la grotte et les zones environnantes. Au départ, j’avais prévu d’explorer les nouveaux espaces une fois que mes villageois seraient endormis, mais sans aucune lumière, la forêt tombait alors dans l’obscurité. Je ne pouvais donc rien voir.

Et tandis que j’étais plongé dans mes pensées, mes villageois firent des progrès constants.

« Yay ! Dehors ! »

Carol avait applaudi tout en agitant un bâton sur son cheval.

Gams menait son cheval par les rênes. Carol l’avait surnommé son chevalier, et il semblait apprécier ce rôle.

« Comment va le cheval, ma princesse ? », demanda-t-il.

Wôw ! Il joue le jeu !

« C’est très confortable ! Vous pouvez vous tenir plus près de moi ! »

Carol joua bien mieux le rôle de la princesse que je ne le pensais. Chem les regardait avec un sourire qui frisait l’air renfrogné.

« Elle serait une parfaite femme sainte, si seulement elle ne flattait pas son frère comme ça », avais-je marmonné.

En tant que frère, j’appréciais la bonne relation frère-sœur, mais il me semblait quand même que Chem allait un peu trop loin. Il faudrait que l’enfer gèle pour que Sayuki atteigne ce niveau.

Des monstres bizarres apparaissaient sur la carte, mais aucun d’entre eux n’était assez proche pour remarquer ou attaquer mes villageois. À ce rythme, ils atteindraient le village de Murus dans les cinq prochaines minutes. J’avais fait un zoom avant, cachant le reste de la carte. Si je passais tout mon temps à me concentrer sur leur environnement, je raterais une bonne partie de leurs interactions. Le multitâche était plus difficile que je ne le pensais.

J’avais cliqué pour vérifier le village de Murus au bout de leur chemin, juste pour m’assurer qu’il n’y avait pas de monstres qui rôdaient ou quelque chose que je ne voulais pas que Carol voie. Elle était bien moins protégée que les enfants de son âge au Japon, mais en tant qu’adulte, je voulais quand même la protéger autant que possible.

« C’est un assez grand village. Il devait y avoir une centaine de personnes. »

J’avais compté une trentaine de maisons détruites. La plupart furent rasées jusqu’à leurs fondations, mais quelques bâtiments s’étaient accrochés à leur intégrité structurelle. Les habitations en bois étaient fichues, mais celles en pierre présentaient d’énormes cratères dans leurs murs et leurs toits. Si elles étaient rafistolées, elles seraient habitables.

Je m’étais brièvement demandé si mes villageois pouvaient s’installer ici, mais j’avais rapidement écarté cette idée. Les murs de la ville étaient complètement détruits, et même si mon peuple les réparait, rien ne disait qu’ils survivraient au prochain Jour de Corruption. L’endroit était trop grand pour être défendu par seulement six personnes. S’ils devaient vivre ici, je voudrais au moins trente, voire cinquante habitants. J’avais abandonné cette idée et m’étais concentré.

« Ça ressemble à un endroit où nous pourrions trouver de la nourriture. »

J’avais cliqué sur l’une des maisons les moins endommagées, et le jeu bascula immédiatement vers une vue intérieure. J’étais surpris, je n’avais pas pu voir l’intérieur des huttes des gobelins verts. Peut-être était-ce pour protéger mes yeux des horreurs qui s’y trouvaient.

À l’intérieur, la maison était plutôt en mauvais état. J’avais vérifié les étagères, cherchant dans les pots qui pourraient contenir de la nourriture, mais ils étaient complètement vides. J’étais sur le point de passer de la cuisine à l’une des autres pièces quand la porte s’était ouverte. Un homme trapu se tenait à la tête d’un groupe de combattants costauds, tous armés.

***

Chapitre 3 : Miracle oublié et confusion

Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici, j’avais d’ailleurs failli me lever d’un bond par surprise. Lentement, je m’étais assis sur mon siège. Heureusement, mes villageois n’étaient pas encore là. J’avais le temps de m’occuper de ça.

Dans un premier temps, j’avais bien regardé ce groupe d’hommes. Je pensais qu’il s’agissait de survivants du village de Murus, mais leur apparence m’avait vite fait comprendre le contraire. Leurs oreilles étaient arrondies au sommet et, pour ne pas dire plus, ils n’étaient pas vraiment d’une beauté renversante. L’homme devant était rond et d’âge moyen, et bien qu’ils soient tous armés, il portait des vêtements de voyageur. Des manteaux épais et des bottes en cuir, simples mais bien faites.

L’homme fronça les sourcils en voyant la désolation qui l’entourait. Il était accompagné de deux hommes en armure de cuir qui me faisaient penser à Gams, ainsi que d’une femme en tenue légère, armée d’une épée courte et d’un arc. Une petite silhouette cagoulée se cachait derrière eux, un capuchon tiré bas sur son visage, ne me laissant aucun indice sur son identité, mais le grand bâton qu’elle portait suggérait qu’il pouvait s’agir d’un sorcier.

« À part le type à l’avant, ils ont l’air d’aventuriers typiques des univers fantasy. Je me demande s’ils sont des chasseurs. »

Le fait que le mot « aventurier » soit considéré comme une profession dans les milieux de la fantasy me paraissait bizarre. La plupart de leur argent semblait provenir de l’acceptation de demandes de chasse de monstres et de la vente de leurs corps après les avoir tués. Dans ce monde, « chasseur » était probablement un bien meilleur terme. Chem et Gams entreraient également dans cette catégorie.

Et qu’importe l’endroit où ils se trouvaient, les aventuriers m’avaient toujours paru sous-payés par rapport au risque qu’ils prenaient. En tenant compte du danger, un monstre mort devrait permettre de vivre confortablement pendant au moins un mois. Sans une énorme incitation financière, le fait que quelqu’un veuille devenir aventurier ne me paraissait pas logique, et pourtant cela semblait être une profession courante.

De toute façon, ce n’était pas important pour le moment. Je devais découvrir qui était ce groupe. J’avais essayé de cliquer sur eux, mais tout ce que j’avais eu, c’est « ??? ». C’était totalement inutile. J’avais zoomé pour essayer de voir ce qu’ils disaient. Leurs bouches bougeaient, mais il n’y avait aucune zone de texte.

« J’aurais dû le voir venir. »

J’étais curieux de savoir quand les boîtes de texte apparaissaient et quand elles n’apparaissaient pas, et j’avais récemment fait des recherches. D’après le résultat de mes recherches, je pouvais voir les conversations se dérouler à une certaine distance du livre saint. Lorsque le groupe s’était rendu sur le territoire des gobelins, toute leur conversation avait été enregistrée, mais je n’avais rien obtenu de la famille de Rodice à la grotte. D’autres éléments avaient aussi des restrictions de distance. Au camp des gobelins, je contrôlais la petite poupée que Carol avait sculptée, mais je ne pouvais pas activer le golem à la grotte. En d’autres termes, tout ce que je pouvais faire dans le jeu tournait autour de ce livre.

Je ne pouvais accomplir des miracles qu’à proximité de celui-ci. C’était une information importante à retenir pour éviter les erreurs fatales. En fait, c’était l’une des raisons pour lesquelles je voulais que la famille de Rodice vienne au village. Je ne pouvais pas compter sur l’utilisation du golem pour les protéger s’ils restaient dans la grotte.

« Ugh, je me laisse encore distraire ! »

Qui étaient ces gens ? Probablement juste un groupe de chasseurs qui étaient tombés sur le village en même temps que nous. L’homme d’âge moyen avait l’air faible, mais il pourrait très bien être entraîné aux arts martiaux. Les personnages de manga et de LN avaient souvent l’air normaux, mais cachaient des talents extraordinaires. Il semblerait qu’il ait engagé ce groupe de chasseurs et qu’ils aient suivi ses ordres.

La femme prenait la tête, vérifiant chaque maison avant de revenir et de faire savoir aux autres qu’ils pouvaient entrer en toute sécurité. L’un des hommes armés restait toujours à côté du chef.

« Peut-être un marchand et sa garde ? »

C’était une supposition raisonnable, compte tenu de l’énorme sac à dos du chef. Le groupe fit probablement un détour par ici quand il vit que le village avait été détruit. J’avais zoomé sur cet homme d’âge moyen et j’avais trouvé qu’il avait un visage plutôt amical. Il avait même joint ses mains et prié respectueusement avant d’entrer dans chaque maison.

J’aurais craint qu’il fasse semblant s’il avait su qu’il était surveillé, mais ce n’était pas le cas. J’avais donc supposé que c’était sa vraie nature.

« Devrais-je envoyer une prophétie pour faire savoir à mes villageois qu’ils ne sont pas seuls ? Peut-être pas, car cela épuiserait mes munitions s’il y avait une vraie crise. »

Je serais en train de taper une prophétie à l’instant si je pensais vraiment que ces étrangers étaient dangereux.

Je devrais peut-être en préparer un, juste au cas où…

Aucun des deux groupes ne connaissait l’existence de l’autre, mais mes villageois s’en approchaient rapidement.

« Ça me rend dingue ! »

J’espérais que mon groupe le remarquerait en premier. J’avais continué à regarder, oubliant presque de respirer.

« C’est le village dans lequel j’habitais. Pourriez-vous attendre ici une seconde pendant que je continue ? », dit Murus lorsqu’ils atteignirent l’entrée.

Même s’il n’y avait plus de cadavres ou de monstres, Murus était consciente que mes villageois avaient déjà été témoins de ce genre de destruction. Il ne voulait pas qu’ils le voient à nouveau.

« Ne vous inquiétez pas pour nous. Carol est peut-être un peu bouleversée, mais nous devrons bien finir par y faire face. », dit Rodice.

« C’est vrai. Qui peut dire que nous ne nous réveillerons pas demain avec quelque chose d’encore pire ? », ajouta Lyra.

Le monde de l’autre côté de l’écran était un endroit totalement différent du havre du Japon. Ils protégeraient donc naturellement leurs enfants, mais, dans un endroit aussi dangereux, ils ne pourraient pas faire grand-chose. S’ils ne désensibilisaient pas Carol à tout cela, elle pourrait se figer au moment critique et se faire tuer.

« Je suis super forte ! Vous n’avez pas à vous inquiéter ! »

Carol les rassura, bien que ses petits poings tremblaient.

Gams comprit immédiatement sa peur et lui prit la main. Carol fit alors un petit sourire de soulagement. J’avais jeté un coup d’œil curieux à Chem, mais elle semblait reconnaître que toute jalousie en ce moment serait enfantine. Elle s’était contentée de sourire gentiment. Pourtant, ses doigts s’enfonçaient dans son livre saint. Je pouvais très bien faire semblant de ne pas l’avoir remarqué.

J’avais survolé le clavier alors que mes villageois entraient dans la colonie détruite. Nous étions dans la section sud, tandis que le groupe mystérieux était au nord-est. Les deux groupes convergeaient vers le centre de la ville. Ils ne tarderaient donc pas à se repérer.

« Chem ! Va derrière cette maison, maintenant. Murus ! Par ici ! »

« Il y a quelqu’un là-bas. Ça pourrait être des monstres ou des pillards. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas les laisser s’échapper. »

Gams sortit ses épées tandis que Murus préparait son arc. Chem était silencieuse tandis qu’elle menait les chevaux et la famille de Rodice derrière les ruines d’une maison. L’autre groupe nous avait également remarqués, envoyant la femme et l’un des hommes armés en avant. Les trois autres suivaient à distance. N’ayant aucune idée de comment cela allait se terminer, ma paume devenait moite là où je la tenais au-dessus de la souris.

« Que viens-tu faire ici… Dordold ?! », dit Murus en baissant son arc.

« Murus ! Tu es en vie ! Tout le monde, rengainez vos armes ! »

Les deux gardes firent ce que leur chef leur ordonnait, et Gams rangea ses épées. « Dordold » alla vers Murus et la prit chaleureusement par la main.

« J’étais terrifié quand j’ai trouvé le village dans cet état ! Je suis si heureux de voir que tu vas bien ! », soupira Dordold tout en essuyant les larmes de ses yeux.

J’étais soulagé d’avoir eu raison, il n’avait pas du tout l’air d’une mauvaise personne.

« Je vais bien, oui, mais je crains que tous les autres n’aient pas eu cette chance. N’ayez crainte, mes amis. Voici Dordold. C’est un marchand ambulant qui passait par notre village pour vendre ses marchandises de temps en temps. J’ai une confiance totale en lui, tout comme mon peuple. »

Chem et les autres réapparurent de derrière les ruines. J’avais aussi raison sur le fait qu’il était un marchand. Wôw, deux en un jour. Vu mes antécédents, c’était plutôt bon. De plus, les elfes tenaient cet homme en haute estime, ce qui n’était pas peut dire vu leur méfiance générale envers les humains. C’était peut-être l’influence de Dordold qui avait fait hésiter Murus à traiter mes villageois en ennemis lors de leur première rencontre.

De plus, un marchand était exactement ce dont nous avions besoin. Mes villageois pourraient lui vendre des peaux et des os de monstres, et peut-être même une partie du minerai de la grotte. Ce marchand avait sûrement son propre stock, mes villageois pouvaient donc acheter des choses qui les aideront à passer l’hiver. Rodice avait déjà commencé à marchander.

« Je suppose que je n’ai plus besoin de cette prophétie. »

J’avais rapidement effacé le message que j’avais préparé plus tôt. Je ne voulais pas l’envoyer par accident et rendre les choses plus difficiles. Dordold avait vraiment l’air d’un type bien, même s’il était un peu larmoyant. Il se tamponnait encore les yeux avec un mouchoir et regardait Murus comme pour s’assurer qu’elle était bien là.

« C’est un plaisir de vous rencontrer tous. Je serai heureux d’acheter tout ce que vous souhaitez vendre. Une fois que vous aurez terminé vos affaires ici, pourrais-je vous accompagner jusqu’à votre grotte ? »

« Bien sûr ! Vous nous rendriez un grand service », dit Rodice.

En tant que marchand, il semblait s’être pris d’affection pour Dordold. J’avais décidé de lui laisser le soin de faire du troc.

Ainsi, mes villageois se mirent au travail pour rassembler ce qu’ils pouvaient.

Avec la permission de Murus, ils cherchèrent des produits de première nécessité et des objets de valeur que Dordold pourrait être disposé à acheter. La plupart des charrettes de la ville étaient trop endommagées pour être réparées, mais mes villageois avaient démonté et rassemblé les pièces utilisables et avaient réussi à les rassembler en une seule charrette entièrement fonctionnelle qu’ils avaient rapportée chez eux.

« Je suis content que tout se soit bien passé. Je n’ai même pas activé d’événements ou quoi que ce soit ! »

Je m’étais soudainement souvenu de quelque chose.

« Attends… »

Au moment où Murus avait rejoint mon village, j’avais activé un miracle : « Faire apparaître un marchand ambulant. » L’apparition de Dordold était donc entièrement de mon fait ! Mais comme c’était il y a trois jours, on dirait bien que certains miracles n’étaient pas instantanés. Mais bon, j’avais au moins appris quelque chose de nouveau.

Au bout de quelques heures, mes villageois avaient fini de fouiller les décombres.

Chem se mit à prier devant les tombes des défunts.

« Reposez en paix. »

Carol déposa sur les tombes des fleurs qu’elle avait cueillies avec les gardes de Dordold. J’avais regardé tout le monde prier. Je m’étais décidé à contribuer à ma façon, en accomplissant un autre miracle. J’avais activé le ciel bleu de façon à ce qu’un seul rayon de lumière soit projeté sur les tombes. Les particules de poussière dans l’air étincelèrent, comme si j’appelais les morts au ciel.

« C’est peut-être un peu exagéré, mais c’est vraiment joli… »

Murus regardait les tombes de ses amis baignées par la lumière du soleil, des larmes coulant de ses yeux.

***

Chapitre 4 : Personnes sans préjugés et mauvaise convention de nommage

Mes villageois rentrèrent donc chez eux avec un groupe élargi, les deux chariots roulant prudemment sur le chemin difficile de la forêt sauvage. L’un fut assemblé dans le village de Murus, et l’autre, celui de Dordold, était caché parmi les arbres. Le groupe comptait onze personnes au total : les trois membres de la famille de Rodice, Chem et Gams, Murus, Dordold et ses quatre chasseurs. Et bien qu’il n’y avait pratiquement pas de matériaux récupérables dans le village, la vaisselle, les conserves, le sel et les épices suffirent amplement à satisfaire tout le monde. Pourtant, les graines de légumes qu’ils avaient ramassées étaient ce qui m’avait vraiment excité. Ils ne pourraient rien faire pousser pendant l’hiver, mais j’avais hâte que le printemps arrive.

Avec autant de personnes dans leur groupe, je n’avais pas besoin de m’inquiéter pour leur sécurité. J’avais donc quitté mon ordinateur et j’étais descendu.

Après un rapide passage à la salle de bains, j’avais pris les restes de viande d’hier et les fruits du village dans le réfrigérateur. J’avais empilé mon assiette pour nourrir mon lézard pendant que j’y étais.

« Tu as faim ? Je t’ai pris un peu de… Wow, c’était rapide… »

Le lézard s’était assis à côté de l’assiette, grignotant déjà les fruits. Ce type était bien trop doué quant à se laisser aller quand il en avait envie. J’avais jeté un coup d’œil au terrarium. Le couvercle était de travers. J’étais impressionné par l’intelligence de ce lézard, mais comment faisait-il exactement ? Ni le sable ni les décorations d’arbres tombés à l’intérieur du terrarium n’étaient assez hauts pour qu’il puisse grimper jusqu’au sommet.

« Comment es-tu sorti de là ? »

Ignorant ma question et finissant le fruit, le lézard s’attaqua cette fois à la viande ordinaire. Ce dernier arracha de gros morceaux et les mâcha bruyamment.

« Tu manges aussi de la viande, hein ? Tu es omnivore ? »

Il m’ignora encore et continua à manger. J’avais supposé que la viande ne lui ferait pas de mal, vu qu’il la déchiquetait si gaiement, mais j’avais pris note de revérifier avec Sayuki plus tard.

Mon lézard mangeait et grandissait à un bon rythme. Il avait maintenant à peu près la taille d’une petite peluche, ce qui était une grosse croissance en seulement quelques jours. J’espérais seulement qu’il n’avait pas l’intention de devenir aussi long qu’un de ces énormes serpents. Cette taille actuelle était parfaite.

« Oh, c’est vrai. J’ai trouvé des noms pour toi. Fais-moi savoir lequel tu veux. Ma première idée était Lézardosaure, parce que tu ressembles à un dragon. »

Le lézard me regarda fixement, laissant tomber sa viande. Il avait l’air horrifié, trop horrifié pour secouer la tête. Tout en me disant que ce n’était qu’une coïncidence, j’avais accepté le fait qu’il n’aime pas le « Lézardosaure ».

« Et ça alors ? “Destinée”. C’est comme un autre mot pour “destin”. Parfait, non ? »

En reprenant la viande, le lézard hocha la tête. Je savais qu’il était impossible qu’il me comprenne vraiment, mais j’avais quand même pris cela comme un « oui ». Excellent. « Destinée » convenait parfaitement à l’animal de compagnie du Dieu du Destin. Nous avions alors mangé nos fruits ensemble, Destinée ayant fini avant moi. Il s’était alors tourné pour fixer l’ordinateur. J’avais suivi le regard de Destinée pour découvrir que mes villageois étaient de retour à leur grotte.

J’ai failli les oublier !

Et ce n’était pas comme si j’avais autre chose à faire que de regarder en ce moment. Rodice était chargé de l’achat et de la vente. J’étais heureux de l’avoir au village. Ce serait une bonne occasion pour lui de montrer à sa fille les ficelles du métier avant qu’elle ne s’enfuie pour devenir la femme au foyer de Gams. Selon moi, ce serait une bonne chose pour elle.

« Je vois. C’est ici que vous vivez. Oui… c’est facile à garder et bien abrité. Vous avez un archer habile et un chasseur compétent. Un médecin et un guérisseur. Sans oublier une adorable petite fille et sa belle et compétente mère. C’est le mélange parfait de personnes ! »

Dordold savait faire un compliment. Il avait également accepté d’acheter les morceaux de monstres à un prix supérieur à leur valeur marchande. Rodice le lui fit pourtant remarquer, il ne voulait probablement pas qu’il fasse une erreur.

« Permettez-moi d’ajouter un petit plus. Vous êtes après tout béni par le Dieu du destin. Je suis sûr que vous avez un avenir prospère. Qu’il continue à veiller sur vous. »

Je m’étais dit que j’aimais Dordold en tant que marchand, mais aussi en tant que personne. Mes villageois lui avaient alors montré un peu de leur minerai de caverne, mais il ne valait pas grand-chose vu son poids. Il avait alors promis de revenir le chercher une autre fois.

« Je suis toujours heureux d’acheter des marchandises en échange d’argent, mais la prochaine fois, nous pourrions peut-être faire du troc. », dit Dordold.

« Cela nous convient. J’ai encore une faveur à demander, si vous le voulez bien. Comme vous pouvez le voir, il y a peu de monde ici. Si jamais vous croisez quelqu’un qui cherche une nouvelle maison, pourriez-vous lui faire savoir que nous l’accueillerions avec plaisir ? »

J’avais failli envoyer la même prophétie en y ajoutant : « Je jette gratuitement ma protection divine ! », mais j’avais réussi à me retenir.

« Des gens qui cherchent un foyer. Oui, de nombreux villages ont connu leur lot de problèmes ces derniers temps. On ne peut pas aller bien loin sans entendre parler d’un autre village détruit par des monstres. On dit qu’ils deviennent de plus en plus violents, et que différentes espèces s’unissent pour mener des attaques coordonnées. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de réfugiés là-bas. », murmura Dordold.

Mon village n’était donc pas le seul. Des monstres agissaient bizarrement et attaquaient des colonies partout dans ce monde.

« Cependant, la Forêt Interdite est, franchement, un endroit dangereux pour vivre. Si je peux me permettre, pourquoi ne pas envisager de déménager ailleurs ? »

Quelle proposition ! J’avais peur que la partie soit terminée si mes villageois quittaient la forêt. S’ils rejoignaient simplement une colonie quelque part, cela n’irait-il pas à l’encontre de l’objectif d’une simulation de construction de village ? Mais si cela signifiait qu’ils pouvaient être en sécurité et heureux ? Ce ne serait pas tant « game over » que la fin de l’aventure. Je détesterais abandonner, mais je voulais donner la priorité au bonheur de mes villageois. Si rester dans cette grotte signifiait qu’ils allaient tous mourir un jour, je choisirais bien sûr d’empêcher cela.

Quelle que soit la décision de mes villageois, je l’accepterais. Et je ne souhaitais pas non plus interférer avec mes prophéties. Je les regardais anxieusement, me préparant au pire.

« Merci, mais je veux rester ici. C’est peut-être imprudent, vu que je dois penser à ma famille, mais c’est ici que le Dieu du destin nous a conduits. J’ai l’impression que nous lui devons de rester ici. »

« Toute bonne épouse doit soutenir les décisions de son mari. La famille doit rester soudée. »

« Oui ! Je veux vivre avec Maman et Papa et Gams et Murus ! »

Toute la famille de Rodice exprima son désir de rester. Pourtant, le fait que Carol ait exclu Chem du groupe me semblait impoli, mais peu importe. J’avais ignoré le rictus de Chem dans le dos de la petite fille.

« C’est ici que le Seigneur nous donne ses bénédictions. J’ai l’intention de vivre le reste de ma vie sous son œil vigilant. »

« Je ferai tout mon possible pour que tout le monde soit en sécurité. »

Chem et Gams ajoutèrent leurs voix.

« Je n’ai jamais connu que la forêt, et c’est ici que je me sens chez moi. Je ne veux pas non plus abandonner mes villageois qui sont morts ici », dit Murus.

Chacun d’entre eux voulait rester. Ils comptaient sur moi pour veiller sur eux. Je devais être à la hauteur de ces espoirs.

Je vais faire d’eux le meilleur foutu village possible !

C’était censé être une simulation de construction de village, mais jusqu’à présent, vu la façon dont mes villageois vivaient dans une grotte, cela ressemblait plus à un jeu de survie. La seule construction qu’ils avaient faite jusqu’à présent était d’assembler un tas de rondins pour faire cette tour de guet et la clôture. La forêt ne manquait pas d’arbres. Je m’étais donc dit que je devrais les encourager à construire une petite hutte ou quelque chose d’autre bientôt. Si nous gagnons d’autres villageois, les quelques pièces de la grotte ne suffiront pas.

« Je comprends. Je ne jugerai pas l’endroit où vous vous sentez chez vous. En y réfléchissant, je connais peut-être un groupe qui serait heureux de vivre dans un endroit comme celui-ci. Voyez-vous, ils ont été chassés de leur foyer précédent. »

En tant que marchand expérimenté, j’avais confiance dans la manière dont Dordold jugeait les gens. En tout cas, il devait être plus apte que moi sur ce sujet, étant donné que je venais de passer une décennie à ne parler à personne.

« Merci. »

« Laisse-moi faire, Rodice. Je vais essayer de revenir ici dans les prochaines semaines. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir avant mon départ, et je pourrai vous le procurer. »

Rodice mentionna alors qu’ils auraient besoin de quelques vêtements et sous-vêtements supplémentaires. Lorsqu’ils avaient quitté leur village, ils n’avaient pas eu le temps d’emballer des vêtements et ils avaient donc porté les mêmes tenues depuis. Ce n’est que récemment qu’ils avaient tanné des peaux d’animaux et qu’ils avaient fabriqué des robes que les villageoises pouvaient porter pendant leur sommeil.

Leur conversation terminée, Dordold et ses gardes partirent sur un chariot et un cheval. Carol continua à leur faire signe, même longtemps après qu’ils furent hors de vue.

« Ouf. Ils sont tous prêts pour l’hiver maintenant. On dirait aussi qu’on va avoir de nouvelles personnes. »

Ils avaient réglé une tonne de mes problèmes aujourd’hui. La possibilité de récupérer des matériaux du village de Murus devait faire partie de l’événement bonus. Je devais remercier Sayuki de l’avoir accidentellement activée lorsqu’elle était devant mon ordinateur.

J’avais jeté un coup d’œil à la fenêtre pour voir qu’il faisait déjà nuit dehors. Les nuits d’hiver étaient de plus en plus courtes. J’avais allumé mon téléphone pour vérifier si quelque chose était arrivé pendant que j’étais concentré sur mon jeu et j’avais trouvé un message de Sayuki.

Je vais rentrer tard aujourd’hui. Si tu n’es pas occupé, pourrais-tu venir me chercher à l’arrêt de bus ? Je t’appellerai quand je serai proche.

J’avais accepté sans hésiter. Je savais qu’elle était inquiète à propos de ce harceleur, et j’avais décidé de faire tout ce que je pouvais pour l’aider à se sentir en sécurité. C’était quand même à ça que servaient les frères. En plus, la raccompagner depuis l’arrêt de bus n’était pas si difficile.

« Je vais envoyer la prophétie d’aujourd’hui avant d’oublier. »

J’avais vérifié toute la carte avant de l’écrire, juste au cas où un danger se cacherait. Après ce qui s’était passé aujourd’hui, je voulais qu’ils soient sûrs que je veillais sur eux. J’avais écrit un petit message prophétique pour les villageois de Murus.

« J’accueille notre nouveau villageois à bras ouverts, et je prie pour que ceux que vous avez laissés derrière vous trouvent la paix dans la prochaine vie. Puissent les adieux et les rencontres que vous avez eus aujourd’hui apaiser votre cœur endolori. »

Je faisais toujours en sorte que mes prophéties ne soient pas trop verbeuses, surtout lorsque je n’avais rien d’important à dire. Après avoir lu mon message, mes villageois fermèrent les yeux et joignirent leurs mains en signe de prière. J’avais l’impression de ne pas être capable de dire les bons mots, mais c’était le mieux que je puisse faire.

« Yoshio ! Dîner ! », me dit Maman, me convoquant ainsi à table.

Comme papa travaillait aussi tard, le dîner de ce soir se passera entre elle et moi seulement. Lorsque nous eûmes terminé, je pris mon bain et m’installai dans mon futon… ce fut alors que je m’en étais souvenu.

« Attendez… Je suis censé aller chercher Sayuki ! »

Mais oui. J’étais content de ne pas m’être endormi, car elle m’aurait tué. Je n’avais pas de nouvelles d’elle pour le moment, mais je voulais quand même faire quelques courses. J’étais donc sorti tôt, enfilant une chaude veste à capuche et un gros sac à dos pour transporter mes achats.

Pourtant, même si je quittais la maison presque tous les jours, je n’étais pas encore habitué au froid. Mes oreilles picotaient déjà dans l’air vif. J’avais alors remonté ma capuche et je m’étais précipité vers le magasin.

La supérette illuminait la nuit comme une oasis dans l’obscurité. Je l’observais de loin en descendant le long chemin en pente qui passait devant le sanctuaire. Comme nous étions à des kilomètres de la ville la plus proche, ici à la campagne, cette supérette était la seule aux alentours, ce qui en faisait un lieu important. Ses lumières vives constituaient un bon point de repère au milieu de la nuit. Une station-service se trouvait en face, mais c’était une petite entreprise familiale qui fermait à 21 h. J’en avais parlé à certains de mes amis en ligne, qui avaient trouvé cela hilarant. En ville, la plupart des stations-service étaient apparemment en libre-service et ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Cela faisait un moment que je n’avais pas discuté avec mes amis en ligne. Je me demandais comment ils allaient. J’aurais aimé avoir le droit de leur parler du Village du destin.

Mais avant de m’en rendre compte, j’étais à l’épicerie. Sayuki ne m’avait toujours pas envoyé de message et le dernier bus n’arrivait pas avant un moment, j’étais donc entré dans le magasin pour tuer le temps. En entrant, j’avais croisé un homme en costume. Je m’étais arrêté. Son dos était légèrement voûté, et il souriait. Un frisson glacial parcourut ma colonne vertébrale et s’était répandu dans tout mon corps.

J’avais reconnu ce visage. Il était devenu plus âgé, et aussi grand que moi, mais il n’y avait aucun doute sur ces traits.

« Ce n’est pas possible… »

Je n’oublierais jamais ce visage. Le visage de cet enfant dans la classe de Sayuki. L’enfant qui m’avait poignardé.

Sayuki s’était penchée sur moi en sanglotant comme une hystérique. Je gisais sur le sol, le sang coulant de mon estomac. Ce gamin avait un regard fou et criait quelque chose.

Et aujourd’hui encore, la douleur était très vive. Ma poitrine s’était resserrée, et j’avais lutté pour respirer. Il avait été reconnu coupable d’agression et envoyé dans un institut pour jeunes délinquants, puis libéré quelques années plus tard. Je le savais. Je ne savais juste pas qu’il était toujours en ville. Mais bon, c’était quand même logique, il était né et avait grandi ici. Mais pourquoi rôdait-il autour de l’arrêt de bus au moment où ma sœur devait rentrer ?

Tout en essayant de m’empêcher de paniquer, je m’étais approché du présentoir à magazines près de la fenêtre et j’en avais pris un au hasard, tout en gardant un œil sur cet homme à travers la vitre. Ce dernier traversa le parking à côté du magasin, s’était appuyé contre le mur et avait commencé à envoyer des SMS sur son téléphone tout en buvant un café en boîte. Il continuait à regarder vers l’arrêt de bus. J’étais persuadé qu’il était trop absorbé par son téléphone pour me reconnaître avec ma capuche relevée lorsque j’étais passé devant. Il n’avait également pas l’air de savoir qu’il était surveillé.

La façon dont il se comportait… il devait être le harceleur dont Sayuki avait peur. J’avais déjà deviné que c’était peut-être le même type, mais j’espérais désespérément que ce n’était pas vrai.

Que dois-je faire maintenant ?

Sayuki et moi avions déjà parlé à la police de la silhouette suspecte que nous avions vue, mais ils avaient dit qu’ils ne pouvaient rien faire si un crime n’avait pas été commis. Ils avaient dit qu’ils allaient augmenter les patrouilles, mais je n’avais vu des policiers que deux fois autour de notre maison. Cette période de l’année devait être très chargée pour eux.

« Que dois-je faire, en tant que frère ? »

Je courtisais le danger, mais c’était tout de même bien mieux que de voir ce type sauter sur ma sœur à sa descente du bus. Agir avant qu’elle n’arrive était peut-être ma meilleure option. J’avais essayé de lui téléphoner et de lui envoyer un texto, mais elle n’avait pas répondu.

Combien de temps reste-t-il avant que son bus n’arrive ?

J’avais payé le magazine que j’avais pris et j’avais quitté le magasin. Ensuite, je m’étais approché de l’homme qui souriait devant son téléphone.

***

Chapitre 5 : Le harceleur et mes actions

L’homme était face à moi. Le bus n’était pas encore là, et il n’essayait pas de se cacher. J’avais commencé à m’inquiéter, j’avais peut-être tiré une mauvaise conclusion. Il était peut-être là pour autre chose. J’avais regardé autour de moi, à la recherche d’indices. Une voiture bizarre était passée, un minivan était garé devant la supérette, et deux jeunes hommes se tenaient dans la rue, discutant et riant. Ils étaient assez proches pour m’entendre si je criais à l’aide. Ils avaient l’air égocentriques et peu enclins à aider un étranger, mais Yamamoto-san m’avait appris à ne pas juger les gens sur leurs apparences. Si j’étais en danger, je m’assurerais que tout le monde le sache. Le harceleur ne ferait rien devant des témoins. Du moins, je l’espérais.

Il avait déjà été arrêté une fois, cela ne devrait-il pas être suffisant pour le dissuader de harceler à l’avenir ? Apparemment non. Mais il aurait au moins voulu éviter d’avoir des problèmes avec la loi, non ?

Il était aussi un adulte maintenant. Même s’il ne me blessait pas sérieusement, il serait envoyé en prison pour agression.

Devrais-je appeler les flics ?

Et je leur dirais quoi ? « J’ai trouvé le gars qui harcelait ma sœur. S’il vous plaît, venez l’arrêter ? »

Il était déjà sous le coup d’une ordonnance restrictive, mais il pouvait prétendre qu’il était ici par coïncidence. J’avais décidé d’attendre et de voir. Je n’appellerais la police que s’il était clairement en train de la harceler à nouveau.

Mais s’il faisait quelque chose d’horrible avant que je puisse l’arrêter ? Je regretterais de ne pas avoir agi plus tôt pour le reste de ma vie. Et pourtant, s’il était innocent, appeler les flics ne ferait que l’énerver, peut-être même assez pour le provoquer. Et si j’appelais la police maintenant, arriveraient-ils à temps ? Et s’ils l’empêchaient d’agir maintenant, il pourrait revenir plus tard, non ? Je voulais m’assurer qu’il ne s’approcherait plus jamais de Sayuki.

Comme je l’avais dit, je ne pensais pas qu’il allait m’attaquer, mais je ne pouvais pas en être sûr. La partie logique de mon cerveau était calme, mais j’avais inconsciemment tracé une main sur ma cicatrice. Mon esprit s’était emballé alors que je me rapprochais de plus en plus.

Mon Dieu, que devrais-je lui dire ? Devrais-je essayer d’être décontracté ?

« Salut ! Tu te souviens de moi ? Tu m’as poignardé, il y a genre 10 ans. Ah ha ha ! C’était le bon vieux temps ! »

Pas moyen, c’était véritablement le moyen le plus rapide de le provoquer. Peut-être que je devrais prétendre que je n’avais réalisé qui il était qu’en passant devant ? Je n’étais pas sûr. Si je faisais en sorte qu’il était évident que je savais qui il était et ce qu’il faisait ici, peut-être que cela l’empêcherait de faire des bêtises.

Mes pensées tournaient en rond. Je me répétais qu’il n’était peut-être pas là dans un but malfaisant. J’avais juste besoin de savoir comment il voyait tout ce qui s’était passé. Alors je saurais s’il valait la peine que je m’inquiète de lui. Si les choses semblaient risquées, je pourrais courir chercher de l’aide. C’était sûrement lâche, mais je devais faire passer ma propre sécurité en premier.

L’homme regardait toujours son téléphone. Il ne m’avait pas encore vu.

Comme je ne voulais pas m’approcher trop près, je m’étais arrêté à quelques mètres de lui et j’avais appelé avec désinvolture.

« Huh ? C’est vous, Yoshinaga-kun ? »

Il s’était retourné pour me faire face avec un choc évident. Ce dernier fronça alors les sourcils, dubitatif. De si près, il n’y avait aucun doute. C’était bien Yoshinaga, l’ancien harceleur de Sayuki.

« Hum, désolé, mais… qui êtes-vous ? »

Quoi ? Tu ne te souviens pas du visage du gars que tu as poignardé ?

Son ton était calme. Poli, même. Mais la suspicion envahissait son regard.

« Ne vous souvenez-vous pas de toute cette histoire avec ma sœur ? »

J’avais abaissé ma capuche et fis un pas en avant dans la lumière du lampadaire.

Je n’avais pas manqué la façon dont son expression avait changé.

« Oh… vous êtes le frère de Sayuki-san ? »

Maintenant, il se souvenait de moi. Je pouvais voir où cela pourrait aller.

« Oui. Je ne vous ai pas vu depuis un moment. »

Je n’allais pas lui demander comment il allait. Il pourrait très bien me reprocher le temps qu’il avait passé enfermer dans cette institution. L’avocat de Yoshinaga m’avait dit qu’il pleurait en disant combien il était désolé et qu’il n’arrêtait pas de dire « Désolé, Sayuki ! ».

Apparemment, mon nom n’avait jamais été prononcé. Je m’étais souvenu de son regard après qu’il m’ait poignardé, comme si je n’étais qu’une nuisance. Je n’oublierais jamais ce regard aussi longtemps que je vivrais. Il m’avait envoyé une lettre après coup pour me dire à quel point il était « désolé », mais il n’y avait aucun sentiment réel.

« Je vous ai causé beaucoup de problèmes… »

Yoshinaga s’était incliné profondément.

C’était la première fois qu’il s’excusait directement auprès de moi, mais le geste semblait vide. Je m’étais toujours demandé comment il pourrait agir si nous nous rencontrions à nouveau, s’il regrettait ses actions, mais je n’étais pas assez naïf pour le prendre au mot.

« C’est du passé maintenant. Je suis aussi désolé pour ce que je vous ai dit. J’aurais dû réfléchir avant d’ouvrir ma bouche. »

J’avais répondu de manière égale et j’avais attendu de voir comment il allait le prendre. Il y avait une tension certaine dans l’air. J’avais l’impression qu’un seul faux pas pouvait tout casser.

« Non, ce que j’ai fait est impardonnable. Non seulement j’ai traqué Sayuki-san, mais aussi je vous ai fait du mal. »

Peut-être qu’il essayait vraiment de montrer des remords et de changer de vie. Son discours était parfaitement poli, ses mots soigneusement choisis.

« Vous avez déjà subi votre punition. S’il vous plaît, relevez la tête. »

Je voulais ajouter « tant que vous ne pensez pas à faire du mal à ma sœur », mais je ne voulais pas insister. J’étais surpris de voir à quel point je prenais ça bien. Je sentais encore ce couteau s’enfoncer dans mon estomac, le sang couler de moi. Je revoyais cette terreur absolue. J’en rêvais encore, me réveillant si fortement que je tombais presque du lit.

Si c’était un feuilleton télé, j’aurais peut-être pu lui pardonner et lui faire un câlin. Mais c’était la vraie vie, et je n’allais pas oublier. Le simple fait d’être près de lui me rendait si anxieux que j’en avais les mains moites.

« Vous savez, je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici à cette heure de la nuit », avais-je dit.

« C’est le seul magasin ouvert 24 heures sur 24 en ville. Je suis juste ici sur le chemin du retour du travail. »

C’était tout à fait raisonnable. C’était le seul magasin de proximité du coin. Peut-être que ce n’était vraiment qu’une coïncidence. Le harceleur actuel de Sayuki pourrait-il être quelqu’un d’autre ?

« Vous devez travailler dur si vous finissez si tard. »

« Oui, c’est dur ! »

J’avais choisi mes mots avec soin. Si je ne le connaissais pas mieux, il passerait pour un jeune homme normal et motivé. Un étranger à qui on demanderait de choisir lequel d’entre nous est un harceleur choisirait très probablement le type qui avait passé les dix dernières années enfermé dans sa chambre.

« Désolé de vous parler à l’improviste. Mais j’apprécierais vraiment si vous pouviez éviter ma sœur, à l’avenir. »

« Bien sûr. Mes sentiments étaient incontrôlables à l’époque. Je ne l’ai pas approchée une seule fois depuis que j’ai été libéré. Je ne l’ai même jamais vue dans le coin. »

Il me regarda droit dans les yeux en disant ça.

« Merci, je me sens mieux. Puis-je vous demander quelque chose ? »

« Bien sûr. Tout ce que vous voulez. »

Yoshinaga s’était redressé, prêt à entendre ma requête.

« Pourquoi la traquez-vous toujours ? »

« Quoi ? »

Je m’étais rapproché, en baissant la voix.

« Je sais que vous la suivez toujours. »

« Qu… de quoi vous parlez ? »

« N’oubliez pas l’ordonnance restrictive. Vous souvenez-vous que je vous ai déjà rencontré ici ? Vous m’avez vu et vous vous êtes enfui. Pourquoi ? »

Je ne demandais pas, je l’accusais. Sayuki avait dit que j’avais tendance à détourner le regard quand je mentais. Je n’allais pas détourner le regard maintenant, peu importe à quel point j’étais effrayé.

Il avait répondu à mon regard de manière égale.

La dernière fois, je n’avais pas vu le visage du harceleur. J’avais besoin de savoir avec certitude si c’était Yoshinaga ou non. Si ce n’était pas le cas, je pourrais simplement m’excuser auprès de lui et le laisser partir. Garder Sayuki en sécurité valait bien l’embarras d’une fausse accusation.

J’avais rétréci mes yeux, feignant une confiance que je ne ressentais pas. Le silence semblait durer une éternité.

« Huh. Je suppose que vous m’avez eu. Je vais donc laisser tomber la comédie. Je commençais de toute façon à en avoir marre »

Pas moyen…

Yoshinaga s’était gratté négligemment l’arrière de son cou. « Vous savez, nous ne sommes pas si différents tous les deux. J’ai été moi aussi enfermé. »

Il me fit alors un sourire. La colère jaillit dans ma poitrine au moment où il avait touché la corde sensible. Il avait fait semblant de se repentir pendant tout ce temps.

« Vous n’êtes pas du tout désolé, hein ? »

« Bien sûr que non. Tout ce que j’ai fait était de fouiller dans vos poubelles, mais vous étiez tellement en colère contre moi. Tout ce que vous aviez à faire était d’éviter le couteau, mais vous n’avez même pas pu gérer ça. Tous les deux, vous avez foutu en l’air ma vie entière. Et pour quoi ? ! »

Yoshinaga avait commencé à tirer sur ses cheveux, me regardant avec une lueur de folie dans les yeux.

Non seulement il ne se repentait pas, mais il nous rendait responsables, Sayuki et moi, de ce qui était arrivé. Il était rancunier. Mes pires craintes se réalisaient l’une après l’autre.

« Ne vous approchez pas de Sayuki. »

« Oh non, j’ai tellement peur ! Vous ne pouvez pas empêcher votre sœur de tomber amoureuse de moi ! »

Yoshinaga s’était alors approché, me souriant au visage.

Je pouvais sentir la haine qui roulait sur lui par vagues.

« Bien. Heureusement que je me suis déjà préparé à ça. »

« Qu’est-ce que vous allez faire, courir à la police ? Ne perdez pas votre temps. J’ai appris dans l’institution comment contourner les punitions à la volée. Je me suis aussi fait une tonne d’amis là-bas. »

Je ne savais pas s’il disait la vérité ou s’il crachait des menaces en l’air. Je savais cependant que je jouais avec le feu.

« Pourquoi vous la harcelez toujours ? »

« Pourquoi, à votre avis ? Je suis amoureux d’elle. Avant, j’étais trop lâche pour lui parler, c’est pourquoi les choses ont si mal tourné. Mais je l’aime toujours autant maintenant qu’à l’époque ! »

Son sourire s’était effacé et il baissa la voix. Je m’étais préparé.

« Vous savez, le fait d’avoir été enfermé pendant si longtemps m’a donné le temps de réfléchir à des choses. Ce que je ferais quand je la reverrais. M’excuser et lui demander de me pardonner ? Rester loin d’elle et prier pour son bonheur ? Des trucs comme ça. Mais plus je passais de temps loin d’elle, plus mes sentiments grandissaient, et mes pensées commençaient à changer. »

Yoshinaga fit une pause et regarda le ciel nocturne.

Où est-ce qu’il va avec ça ?

Ses émotions partaient dans tous les sens. Pour l’instant, il était silencieux et semblait juste pensif, mais ma terreur grandissait à chaque seconde qui passait. Je voulais tellement m’enfuir. L’envie me traversait, mais je pensais à Sayuki et je savais que je ne pouvais pas partir.

J’avais suffisamment fui au cours des dix dernières années. Du travail, de ma famille, et de Seika. J’en étais malade.

« Même maintenant, je ne peux pas m’empêcher de penser à Sayuki-san, ma douce Sayuki. Je veux la voir pleurer devant moi, à genoux, suppliant que quelqu’un la sauve. C’est tout ce à quoi je pense. »

L’excitation dans la voix de Yoshinaga était à peine contenue. Ses yeux s’étaient tournés vers moi.

Il avait alors souri. Je n’avais jamais vu un sourire aussi troublant, aussi mauvais. Ce n’était pas le genre de type qui devait être laissé libre. Ses sentiments pour Sayuki s’étaient transformés en quelque chose de sombre et de sinistre.

J’étais là, seul avec cette bête. Je pouvais encore courir. Je savais que je pouvais encore courir, mais je ne voulais plus de regrets. Plus d’excuses. Plus de course. J’avais donc fait un pas en avant. Comme s’il s’y attendait, Yoshinaga fit un bond en arrière.

« Whoa, là ! Quoi, vous essayez de me provoquer afin de pouvoir appeler les flics ? »

C’était exactement ce que je faisais, même si ce n’était pas tout. Cet homme savait comment s’en sortir avec des trucs. Je n’étais pas stupide.

J’avais appuyé sur le bouton d’enregistrement de mon téléphone avant même que nous ayons commencé à parler. J’étais sûr d’en avoir assez pour que la police fasse un geste. S’ils ne le faisaient pas, je publierais l’enregistrement en ligne. Cela pourrait être tout aussi efficace que l’application de la loi de nos jours.

« Allez, ce n’est pas juste. Et juste au moment où j’essayais de changer de vie moi aussi. Bien qu’il soit possible que notre rencontre soit aussi liée au destin, hein ? Après tout, aujourd’hui était le jour où j’allais agir. Hé, je vais peut-être vous laisser participer. »

« Qu’est-ce que vous… »

Yoshinaga leva alors la main. J’avais entendu des pas s’approcher par-derrière. Je m’étais retourné pour voir les deux mêmes hommes du mini-van se rapprocher de moi. Les mêmes hommes qui, je l’espérais, m’aideraient étaient de son côté ? C’était le pire scénario possible.

« Ce sont certains de mes copains de l’institution. Ils ont l’air plutôt méchants, non ? Eh bien, nous avions prévu de vous envoyer une vidéo de moi en train de baiser avec Sayuki, mais je suppose que vous avoir comme public en direct n’est pas si mal non plus. »

Yoshinaga s’était alors léché les lèvres.

C’était un merdeux. Une vraie ordure. J’avais envie de le frapper dans son visage souriant, mais nous étions trois contre un. Je ne pouvais pas faire quelque chose d’imprudent.

Reste calme… Reste calme…

La supérette était au bord d’une route, loin de toute maison, et je ne voyais personne d’autre aux alentours. Même si je criais, je ne pouvais pas être sûr que le personnel du magasin m’entendrait à cette distance. Yoshinaga et ses acolytes le savaient aussi. Il avait alors sorti un couteau. L’un des hommes avait une matraque et l’autre un pistolet paralysant. Ils étaient plus nombreux que moi, et ils étaient armés. Mes jambes tremblaient, et mon cœur battait fort contre les parois de ma poitrine.

J’avais peur, vraiment peur, mais je savais que Gams et le reste de mes villageois avaient combattu des ennemis encore plus mortels que ceux-là. Ce n’était pas des monstres ou de grands gobelins rouges, c’était juste des gens !

J’avais serré les poings et pris une grande inspiration.

Allez, les gars… Donnez-moi un peu de ce courage !

***

Chapitre 6 : La puissance du Destin et le frère de Sayuki

Yoshinaga se tenait devant moi, et ses deux complices me flanquaient par-derrière. J’étais encerclé sans aucun espoir d’évasion. Les visages des hommes étaient différents, mais ils arboraient tous le même sourire répugnant. Ma musculation n’avait jamais vraiment servi, je n’étais pas équipé pour le combat réel. Je n’avais même jamais frappé quelqu’un avant ! Si nous nous battions ici, je perdrais.

Si seulement j’étais aussi fort que Gams, je pourrais facilement renverser la situation.

J’avais considéré ce à quoi j’avais affaire : un couteau, une matraque, et un pistolet paralysant. De ces trois armes dangereuses, le pistolet paralysant était le plus gros problème. S’il me touchait, je serais complètement impuissant. J’avais retroussé mes manches pour montrer mes gros biceps et j’avais adopté une position que j’avais vue dans des vidéos de karaté en ligne. Mes mains et mes jambes tremblaient, mais je ne pouvais rien y faire.

« Huh. Tu vas te battre, même si tu es en infériorité numérique et que tu n’es pas armé ? Oui, oui, je peux voir tes muscles, mais penses-tu vraiment que tu peux gagner ? »

Malgré les paroles de Yoshinaga, ce dernier semblait déconcerté. J’étais au moins content d’avoir l’air fort. Je suppose que ma musculation avait porté ses fruits. Je devais utiliser son hésitation à mon avantage d’une manière ou d’une autre. C’était comme la fois où mes villageois avaient attaqué le camp des gobelins. Je devais utiliser chaque goutte de matière grise que j’avais pour trouver un plan.

« N’essayez pas de faire le malin, ou je pense que vous savez comment ça va se terminer », avais-je dit.

« On devient désespéré, n’est-ce pas ? C’est mauvais signe. Mais ne t’inquiète pas ! Mes copains ici ont leurs propres copains, si tu vois ce que je veux dire. Même si tu gagnes, tu ferais mieux de surveiller tes arrières. »

C’était pire que ce que je pensais. C’était peut-être du bluff, mais je ne pouvais pas en être sûr.

Ce que je savais, c’est qu’il hésitait. S’il était totalement confiant dans ce qu’il faisait, il n’aurait pas fait ça.

« Tous ensemble, maintenant, les gars ! »

Merde. Pourquoi ne pouvaient-ils pas venir à moi un par un comme dans les films ? Pourquoi devaient-ils avoir du bon sens ? !

Tous les trois abaissèrent légèrement leur position, prêts à bondir sur moi. J’avais observé Yoshinaga attentivement. Le vent glacial de l’hiver me piquait le visage et me faisait frissonner, mais je tenais bon. Je savais que je ne m’en sortirais pas. Je n’étais pas Gams. Je n’avais pas la force de gagner. Peut-être devais-je simplement crier et courir vers le magasin, en espérant que quelqu’un m’aide. Ce n’était pas une façon courageuse d’agir, mais je n’avais plus d’options courageuses à ce stade. J’avais abaissé mon centre de gravité et m’étais préparé à courir.

Les deux hommes derrière moi commencèrent à tousser.

« A-ah, ma gorge ! E-et… pourquoi je pleure ? ! Qu-Qu’est-ce qui se passe ?! »

Ils avaient commencé à haleter, à se frotter les yeux et à s’agripper à leur gorge.

Qu’est-ce qu’ils font ?

Ils se débattirent, se tordirent avant de s’effondrer sur le trottoir.

« Putain, qu’est-ce que tu as fait ?! », me cria Yoshinaga tout en agitant son couteau vers moi.

Il pouvait me menacer autant qu’il voulait, je n’avais pas de réponse à lui donner. Ses complices se tordaient tous les deux sur le sol, l’écume à la bouche.

Quelque chose de bizarre… vient de se passer.

Je veux dire, c’était évident. Mais c’était tout ce à quoi je pouvais penser. C’était ma chance, d’autant plus que Yoshinaga semblait aussi confus que moi. J’avais rabattu ma capuche sur mon visage pour cacher mon expression. Il faisait assez sombre pour qu’il ne puisse pas voir à quel point j’étais effrayé. Il était temps d’utiliser cette situation douteuse contre lui.

« Qu’est-ce que vous croyez que j’ai fait ? Vous croyez vraiment que je me suis pointé et que j’ai parlé au gars qui m’a poignardé sans plan de secours ? Vous devriez probablement emmener ces gars à l’hôpital, sauf si vous voulez qu’ils meurent. Si vous voulez finir dans le même état, n’hésitez pas à rester dans le coin. »

J’avais pris une voix basse et menaçante.

J’avais failli donner des coups de pied dans les corps au sol pour l’effrayer encore plus, mais je n’avais pas pu m’y résoudre.

« Dis-moi ce que tu as fait, bon sang ! Ce n’est pas fini ! »

Yoshinaga leva alors son bras de la même manière que précédemment, et deux autres hommes étaient sortis du minivan, se précipitant vers les gars au sol.

Il avait plus de renforts, hein ?

Le van était juste en face du magasin. Si j’avais couru là-bas, ces deux-là m’auraient attrapé à coup sûr. En gardant un œil sur moi, Yoshinaga fit un large cercle. Ce dernier essaya de hisser l’un de ses coéquipiers qui tressaillaient, mais à la place, il s’effondra lui-même.

« Hein ? »

Ce ne fut que maintenant que je remarquais que son renfort était également au sol. Cinq hommes au sol devant moi, tremblant et haletant. L’image était tellement surréaliste que mon cerveau avait du mal à tout assimiler.

« … Hein ? », avais-je répété.

Était-ce de la comédie ? Ou une farce ? Dans tous les cas, ça me faisait peur. Je n’avais aucun scrupule à les laisser là, mais je ne voulais pas finir comme suspect s’ils mouraient. Je leur avais donné à tous une légère tape sur la tête, mais aucun d’entre eux n’avait réagi. J’avais pris quelques grandes respirations pour me calmer, jetant des regards furtifs autour de moi. Aucun témoin. Je m’étais précipité vers le magasin, en feignant la panique. Apercevant les deux vendeurs au comptoir, j’avais haleté théâtralement pour reprendre mon souffle.

« S’il vous plaît, appelez la police et une ambulance ! Il y a cinq gars dehors sur le sol ! Ils ont l’écume à la bouche ! »

« V-vraiment ?! »

« Ouais ! Ils sont juste là ! »

J’avais pris un des assistants avec moi pour leur montrer. Une fois qu’ils avaient confirmé mon histoire, ces derniers prirent immédiatement contact avec les services d’urgence. J’étais franchement surpris de mes talents d’acteur… et un peu content. Je voulais laisser le personnel s’occuper des choses et partir, mais j’avais peur qu’ils vérifient les caméras de sécurité et voient que j’étais impliqué. De plus, le bus de Sayuki serait bientôt là. Je voulais aussi savoir pourquoi Yoshinaga et ses hommes s’étaient effondrés comme ça. Si j’attendais, j’obtiendrais peut-être ma réponse. Je pourrais aussi transmettre l’enregistrement que j’avais pris à la police pendant que j’y étais. Il y avait plus de questions que de réponses à ce stade, mais au moins ils pourraient arrêter Yoshinaga.

« Vous pouvez m’aider à les porter ? » me demanda le vendeur du magasin.

« Bien sûr ! »

Faisant à nouveau semblant de n’avoir aucune idée de ce qui s’était passé, j’avais aidé le vendeur à ramener les hommes à l’intérieur du magasin, les allongeant près de la fenêtre de devant. Ils disaient toujours à la télévision qu’il ne fallait pas déplacer les blessés, mais je me fichais pas mal de savoir si cela pouvait réduire leurs chances de survie.

Avec tout le monde à l’intérieur, tout ce que nous pouvions faire était d’attendre l’arrivée de la police et des ambulanciers. J’avais siroté le thé que les employés m’avaient donné et j’avais attendu. Les gens commençaient à se rassembler avec curiosité. Nous avions amassé une dizaine de badauds, malgré l’heure tardive.

« Oniichan ? C’est toi ? »

C’était Sayuki, et cette foule devait être les personnes qui venaient de descendre du bus. La police voudra probablement me parler. Je devrais peut-être renvoyer Sayuki chez elle d’abord. Je pourrais lui expliquer ce qui s’était passé (ou l’essentiel, du moins) plus tard.

« Ça ressemble à une intoxication alimentaire ou quelque chose comme ça, mais ces types se sont effondrés. Mais comme je les ai trouvés, je pense que la police voudra me parler. Pourquoi ne rentres-tu pas chez toi, Sayuki ? J’ai déjà demandé à papa de venir te chercher. »

« C’est fou… Je suis désolé, Oniichan. Tu ne te serais pas laissé entraîner là-dedans si tu ne m’avais pas attendu. »

« Ne t’inquiète pas pour ça. Je ne dois pas travailler demain, et tu dois te lever tôt. Ça te dérange de prendre ça avec toi quand tu partiras ? »

En lui passant mon sac à dos, je m’étais soudainement souvenu de quelque chose. J’avais glissé ma main dans mon sweat à capuche.

J’avais mis l’épais magazine que j’avais acheté plus tôt dans la poche de mon sweat, juste au cas où Yoshinaga essaierait de me poignarder à nouveau. Les pages étaient tordues par ma sueur. Je m’étais rendu compte que mes mains et mes genoux tremblaient encore.

« J’ai failli mourir… », m’étais-je murmuré à moi-même.

L’adrénaline se vidait de mon corps, et c’était tout ce que je pouvais faire pour rester debout.

La police et l’ambulance étaient arrivées environ dix minutes plus tard. Papa était arrivé à peu près au même moment et avait ramené Sayuki chez elle, me laissant avec la police pour répondre à la question de savoir comment j’avais découvert ces hommes. Je leur avais raconté comment ce type harcelait ma sœur et je leur avais fait écouter l’enregistrement. Ils me dirent qu’ils allaient ouvrir une enquête immédiatement. Heureusement, le son s’était coupé au moment où je les menaçais, et j’avais réussi à éviter toute accusation. Ce qu’ils avaient, c’était la preuve que Yoshinaga avait harcelé Sayuki et les détails de l’attaque qu’il avait prévue contre elle. La police m’avait emmené au poste pour me poser d’autres questions sur l’effondrement des hommes et ne m’avait pas relâché avant le matin. Ils m’avaient même reproché d’avoir essayé de résister et de ne pas avoir appelé la police immédiatement, en me disant à quel point j’étais en danger, etc.

Un policier m’avait cependant félicité.

« Il est rare de trouver quelqu’un capable de garder son sang-froid dans une telle situation, et il est facile pour les autres de critiquer quand ils ne sont pas impliqués. Il est tentant de penser que l’on va rester calme, mais quand on est réellement sur place, la panique prend le dessus et on perd la capacité de penser clairement. »

Les mots de cet officier me firent sentir un peu mieux.

Lorsque j’avais quitté le poste de police, le soleil matinal embrasait la ville. Je m’étais protégé les yeux avec ma main et j’avais louché vers le ciel.

« La vie dans la prison est vraiment aussi dure qu’on le dit. »

C’était peut-être ma seule chance de dire un truc aussi ringard, puisque je n’avais pas l’intention de me faire arrêter de sitôt.

« Euh… quoi ? »

« Ne le taquine pas, il a eu une nuit difficile. »

Je m’étais retourné pour trouver papa et Sayuki qui m’attendaient.

Ils m’ont entendu ! Ugh…

« C’est un jour de semaine, non ? Pourquoi vous n’êtes pas au travail ? »

« Parce que nous étions inquiets ! On est venu te chercher ! Je n’aurais pas été capable de me concentrer au travail. Et je suis aussi un peu responsable de ta présence ici, donc… je suis désolé. Et, euh… merci, Oniichan. »

Je m’étais déplacé d’un air gêné devant la franchise de ses excuses. Pourtant, sa gratitude m’avait donné l’impression que tout cela en valait la peine.

« Allons-y. Nous ne devrions pas traîner autour du commissariat de police pendant trop longtemps. »

J’étais monté à l’arrière de la voiture de papa. Sayuki s’était assise à côté de moi. Aucun d’entre eux n’avait dit quoi que ce soit, mais je pouvais voir qu’ils voulaient absolument savoir ce qui s’était passé. Je ne savais cependant pas trop quoi leur dire. Je pouvais prétendre que ça n’avait rien à voir avec Sayuki, mais si la police venait l’interroger, elle le découvrira tôt ou tard.

Entendre parler de Yoshinaga de ma bouche rendrait la chose plus facile à avaler. J’avais décidé de tout leur dire.

« C’était Yoshinaga ?! Ce séjour en détention ne lui a-t-il pas fait du bien ? Quelle ordure ! »

Sayuki commença à donner des coups de pied sur le siège passager devant elle.

Je ne pouvais pas lui reprocher d’être en colère. Il n’avait pas appris sa leçon et était devenu encore pire avec le temps.

« Je comprends que tu sois en colère, Sayuki, mais calme-toi. Et, Yoshio, nous allons devoir parler de ton comportement imprudent », dit papa à voix basse, les mots lourds.

Ce dernier essayait de retenir sa colère. La police m’avait déjà passé un savon, mais j’avais apparemment droit à un autre.

Je devrais vraiment m’arrêter et réfléchir avant de me lancer…

« Pourtant, je sais que tu as fait tout ça pour Sayuki. En tant que père, je dois admettre que je suis fier de toi. »

« Papa… »

Bon sang ! Il va me faire pleurer !

Papa me félicitait si rarement que je sentais ma poitrine se remplir de chaleur.

« Mais le fait qu’ils se soient tous effondrés d’une intoxication alimentaire en même temps est étonnant. Ça me donne envie de remercier celui qui veille sur nous, même si je ne crois pas en Dieu », dit Sayuki.

J’étais d’accord. La raison « officielle » pour laquelle ces cinq personnes s’étaient effondrées était toujours l’intoxication alimentaire. L’inspecteur à qui j’avais parlé avait mentionné qu’ils avaient tous mangé des huîtres pour le déjeuner avant la célébration, et que cela aurait pu être le cas. Comme je n’avais jamais eu d’intoxication alimentaire avant, je ne pouvais pas juger, mais ça n’avait toujours aucun sens.

Mais ce n’était pas comme si j’avais une meilleure explication. Je suppose que l’intoxication alimentaire pouvait provoquer de l’écume à la bouche, mais cela n’expliquait pas pourquoi ils se grattaient les yeux et luttaient pour respirer. Ils agissaient comme des gens empoisonnés par des produits chimiques, pas par de la nourriture. Une sorte de gaz, peut-être ? Mais je savais que je n’y avais pensé qu’à cause de ce que j’avais vu dans les dessins animés et les jeux. Un véritable poison était une théorie plutôt extrême.

« Mmm », avais-je répondu, sans m’engager.

« C’est tout ce que tu as à dire ? Oh, attends, j’ai oublié de te le dire ! Ton lézard était dans le sac à dos que tu m’as donné hier. Tu sais que tu dois le garder dans une température stable, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas l’emmener en promenade par un temps pareil ! »

Je l’avais regardée fixement.

« Destinée était dans le sac à dos ? »

Destinée était avec moi pendant l’incident ? Est-ce que ça voulait dire que…

« Pas possible… »

Mais je ne pouvais pas me débarrasser du sentiment que j’étais sur quelque chose.

***

Les premiers signes du printemps

Chapitre 1 : Amie d’enfance, sœur, lézard et moi

Au moment où j’étais rentré, j’avais couru dans ma chambre pour voir Destinée avant même de jeter un coup d’œil à mon PC. Il était en train de manger un fruit que papa ou Sayuki lui avait vraisemblablement donné, mais son dîner n’était pas le problème. Il était avec moi la nuit dernière. Peut-être qu’il avait rampé dans mon sac à dos à la recherche d’un endroit pour rester au chaud ?

« Destinée, as-tu fait… ce que tu as fait hier soir ? »

Je l’avais regardé droit dans ses énormes yeux ronds.

Il m’avait fixé pendant une brève seconde avant de retourner son attention sur le fruit.

« Bien… A quoi je pense ? Les lézards ne peuvent pas faire ce genre de choses. Hé, Destinée, je suis désolé de ne pas t’avoir prêté assez d’attention, mais ça te dérangerait de ne pas te cacher dans ce genre d’endroit ? Sayuki a dit que je devais te mettre à l’abri du froid. »

Laissant Destinée à son fruit, je m’étais assis devant mon ordinateur. Mes villageois travaillaient dur, et tout semblait paisible. Murus ne laissait pas transparaître ses émotions sur son visage, mais je la surprenais parfois à regarder le ciel ou à se perdre dans la forêt avec nostalgie. La guérison prendrait du temps.

J’avais regardé dans l’historique pour voir si quelque chose s’était passé pendant mon absence, mais je n’avais rien trouvé d’intéressant. Comme l’incident de la traque m’avait tellement perturbé que j’avais eu peur d’avoir oublié quelque chose d’important, j’avais repensé à ce qui s’était passé dans mon village la veille.

Mes villageois étaient allés au village de Murus et avaient rencontré Dordold, le marchand. Ils avaient collecté une tonne de produits de première nécessité qui pouvaient les aider à passer l’hiver. Rodice disait qu’ils avaient assez de provisions pour toute la saison maintenant, même s’ils finissaient par accueillir d’autres personnes.

J’avais accompli tellement de miracles dernièrement que la gratitude des villageois à mon égard avait augmenté, ce qui signifiait que j’avais beaucoup de PdD de côté. J’en avais utilisé une bonne partie pour contrôler cette petite statue, mais cela n’avait pas coûté aussi cher que les 1 000 PdD de l’invocation du golem de taille normale. Je ne savais pas si c’était parce qu’il était plus petit ou parce que ça coûtait moins cher la deuxième fois. Quoi qu’il en soit, ce n’était toujours pas bon marché. Je devais vraiment dépenser avec parcimonie.

« Si seulement j’étais assez riche pour utiliser les miracles quand je le veux. Désolé, les gars. Votre Dieu est fauché. »

Avoir moins d’argent le rendait d’une certaine façon plus précieux. Mon jeu était important, mais je voulais aussi verser une partie de mon salaire à ma famille. C’était ce qui m’avait empêché de spammer des miracles jusqu’à ce que mon porte-monnaie soit à sec. Je ne voulais pas non plus prendre l’habitude de faire constamment des microtransactions. J’avais juste besoin de suffisamment de PdD pour sauver mes villageois des problèmes qu’ils rencontraient.

J’avais soupiré et regardé l’écran. Carol aidait Lyra et Chem à faire quelques tâches ménagères, tandis que Rodice examinait les objets qu’ils avaient collectés dans le village de Murus et achetés à Dordold. Murus et Gams étaient en train de patrouiller dans la région. Comme toujours, mes villageois travaillaient durs pour leur survie. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’en ajoutant des PdD à mon portefeuille virtuel, je pourrais les aider à vivre plus confortablement.

« Dordold a dit qu’il reviendrait dans quelques semaines, et qu’il pourrait avoir avec lui quelqu’un qui veut rejoindre le village. Je me demande qui ils sont. »

Dans n’importe quel autre jeu, j’aurais accueilli une sorcière légèrement vêtue ou une femme chevalier sexy, mais mon village avait vraiment besoin de plus de combattants et de main-d’œuvre. Ce jeu ressemblait moins à un passe-temps qu’à une responsabilité, et je ne pouvais pas me permettre d’être égoïste quand il s’agissait de la survie de mon village. Ce dont j’avais vraiment besoin, c’était d’un puissant combattant ou d’un artisan spécialisé. Mes villageois l’avaient mentionné lorsque Dordold leur avait demandé quel genre de personnes ils recherchaient.

« Ce sont nos préférences. Mais nous sommes prêts à accepter toute personne qui a perdu sa maison et qui fera sa part. Si vous donniez la priorité à toute personne venant de notre village, nous vous en serions incroyablement reconnaissants. Oh, et le village de Murus, aussi. », dit Rodice.

Cela signifiait que nous pourrions avoir quelques personnes inutiles ajoutées à nos rangs, bien que je ne voulais pas que cela soit aussi dur que cela puisse paraître. J’étais aussi d’accord avec la proposition de Rodice. Le meilleur scénario serait que mes villageois connaissent déjà les nouveaux arrivants.

Mon premier choix serait une femme compétente, belle et puissante, même si cela signifiait ajouter une autre personne à la querelle entre Chem et Carol. Pauvre Gams. La popularité était une malédiction.

« Yoshio ! »

Maman m’appela d’en bas.

Comme papa et Sayuki étaient restés à la maison aujourd’hui par souci pour moi, tout le monde était donc là un jour de semaine. J’avais aussi vérifié l’heure, il était encore trop tôt pour déjeuner.

« J’ai peut-être reçu un paquet. »

J’étais descendu pour trouver Okiku-baachan et Seika en train de boire du thé sous le kotatsu dans le salon. Okiku-baachan portait un kimono, et Seika était habillée de façon plus décontractée avec des lunettes à monture noire et un col roulé blanc. Cela lui allait bien. Elle avait un beau corps, et ce pull mettait sa poitrine en valeur. Je veux dire, comme tous les vêtements bien ajustés qu’elle portait. J’avais réalisé que je la fixais et j’avais rapidement détourné le regard. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle se présente un jour de semaine.

« Tu ne travaille pas aujourd’hui ? »

« Oh, Yoshio-kun. Sayuki-chan m’a dit que tu avais des problèmes, alors je suis venue voir comment tu allais. J’ai pris un jour de congé. »

Si elle ne travaillait pas pour une entreprise aussi importante et prospère, je doutais que ce soit une raison suffisante pour qu’elle prenne congé.

« En effet. Eh bien, je suis sûr qu’elle t’a tout dit, mais tu n’as pas besoin de t’inquiéter. Je vais bien. »

Je m’étais assis en face de Seika et j’avais fait un signe de tête poli à Okiku-baachan.

Elle m’avait souri, les rides de son visage se froissant, et m’avait offert un bonbon. Elle faisait cela à chaque fois que nous nous rencontrions, et ce depuis que j’étais enfant. Apparemment, c’était une coutume dans le Kansai, où elle avait grandi. Je l’avais remerciée et l’avais mis dans ma bouche. C’était mon préféré… C’était une coïncidence, ou elle s’en souvenait ?

« Okiku-san, j’ai des problèmes avec ma couture ! Tu peux m’aider, s’il te plaît ? »

« Bien sûr, ma chère ! J’arrive tout de suite ! »

Okiku-baachan alla rejoindre maman dans l’autre pièce, laissant Seika, Sayuki et moi sous le kotatsu.

« Hé, où est papa ? », avais-je demandé.

« Il a été rappelé au travail. C’était apparemment urgent », dit Sayuki.

« Ça a l’air ennuyeux. »

J’étais vraiment maladroit. Je ne savais plus comment parler à Seika. Au moins, elle et Sayuki se voyaient encore régulièrement et avaient une bonne relation. J’espérais que cela rendrait les choses plus faciles pour moi.

Mais elles ne comprenaient pas le message. Elles sirotaient leur thé en silence.

Que quelqu’un dise quelque chose !

Peut-être que je devrais dire quelque chose. Je m’étais creusé la tête pour trouver un sujet de conversation.

« Alors, euh… Seika. Est-ce que Sayuki t’a tout raconté à propos de la nuit dernière ? »

« Plus ou moins. Ce type était son ancien harceleur, non ? Et il allait la kidnapper ou quelque chose comme ça, mais ensuite tu es arrivé, Yoshio-kun, et… »

« Tu peux m’appeler Yoshi si c’est plus facile. »

« Kun » était un peu trop, puisque nous avions tous les deux plus de trente ans, mais je n’allais pas insister.

« Vraiment ? Oh, merci. »

Comme elle souriait timidement, je m’étais retrouvé à la fixer à nouveau.

Seika était bien trop mignonne pour une femme de son âge. Peut-être qu’elle paraissait plus jeune qu’elle ne l’était, ou peut-être que c’était juste ses manières qui me rendaient nostalgique.

« Désolée de casser l’ambiance, mais toute cette histoire de harcèlement est terminée maintenant, non ? »

Sayuki s’était penchée en avant sur le kotatsu.

Elle avait l’air un peu agacée, nous éloignant des surnoms pour nous ramener au danger bien réel qu’elle courait. Je savais que cela avait pesé sur son esprit pendant un long moment.

« Tu devrais aller mieux maintenant. Le type est à l’hôpital, mais la police a dit qu’il irait directement en prison dès qu’il sortirait. Apparemment, il avait des messages concernant son plan sur son téléphone. Ajouté à l’enregistrement que j’ai pris, cela fait beaucoup de preuves. »

Il m’avait poignardé quand il avait treize ans et n’avait donc jamais été jugé ni n’avait eu de casier judiciaire. Mais comme lui et sa bande sortaient tous de l’institution, la police m’avait assuré qu’ils seraient punis. La façon exacte de le faire restait à voir. Quoi qu’il en soit, Yoshinaga ne ferait plus de mal pendant un bon moment.

« Je pense que nous pouvons compter sur la police pour faire son travail cette fois-ci. »

L’un des jeunes inspecteurs du commissariat avait été très gentil avec moi, nous avions donc fini par discuter pendant un moment. Il m’avait dit qu’il avait un parent qui avait été harcelé et qu’il pouvait compatir. Il avait même promis de me contacter au cas où l’affaire évoluerait.

« C’est un grand soulagement. »

Sayuki s’était effondrée sur le kotatsu. Elle était le genre de personne qui faisait toujours de son mieux pour sourire, mais je pouvais dire qu’un poids avait été enlevé de ses épaules.

« Écoute, si quelque chose comme ça se reproduit, tu me le fais savoir, d’accord ? »

« Je le ferai. Merci, Oniichan. »

« Aww, c’est comme au bon vieux temps ! »

Seika gloussa et sourit chaleureusement.

Nous avions l’habitude de jouer ensemble tout le temps. Seika considérait aussi Sayuki comme sa sœur. Elle semblait vraiment ravie que nous soyons à nouveau en bons termes.

« Le bon vieux temps, hein ? »

Sayuki me lança un regard gêné.

« J’aimerais le croire », avais-je dit.

« O-oui. Moi aussi. »

Sayuki hocha la tête deux fois, comme si elle essayait de se convaincre elle-même.

Elle était gênée, mais j’étais soulagé qu’elle soit d’accord. Et le fait que Sayuki et moi ayons arrangé les choses la rendait heureuse.

Je ne pouvais pas effacer ces années perdues où ma sœur et moi nous méprisions, mais j’avais arrêté de me complaire dans les regrets. Tout ce qui m’importait était d’aller de l’avant, même si mes progrès étaient lents.

« Et nous, Yoshi ? Veux-tu revenir à ce que nous étions ? »

J’avais senti une petite traction sur ma manche et je m’étais retourné pour trouver Seika qui me regardait en clignant des yeux. Comment diable étais-je censé dire non à un tel visage ? !

« Bien sûr. Je veux dire, c’est moi qui devrais te le demander. Je suis désolé pour ce que j’ai dit. J’aimerais qu’on reprenne là où on s’est arrêtés. »

J’avais posé mes mains sur le kotatsu et j’avais baissé la tête.

Seika avait trouvé un excellent emploi dans une entreprise décente presque immédiatement, alors que je me débattais avec des refus successifs. J’en étais devenu jaloux et je m’en étais pris à elle. Je lui avais dit quelque chose d’horrible.

Si je pouvais remonter le temps, je reviendrais en arrière juste pour me frapper au visage.

Je suppose que c’était un autre regret, hein ?

« Ne t’inquiète pas ! Je te pardonne ! »

J’avais levé les yeux au ciel, surpris par la note joyeuse de sa réponse. Elle m’avait fait un sourire avec une lueur d’espièglerie dans les yeux.

« Tu es vraiment très exigeante, non ? »

« Je suis désolée. Je pensais vraiment que tu me détestais. »

« Bien sûr que je ne te déteste pas. Mais j’ai été transféré et j’ai dû déménager, et même quand je suis revenue, j’étais toujours en déplacement professionnel. Et, pour être honnête, je… Attends, laisse tomber. »

Elle m’avait rendu curieux, mais c’était déjà assez embarrassant avec Sayuki ici. Elle n’appréciait clairement pas d’être ignorée.

J’avais peur que Seika m’ait abandonné depuis longtemps, mais la voilà qui me tendait la main pour se racheter. Il n’y avait pas que ma famille que je considérais comme acquise ces dix dernières années, dans le temps où je faisais tout pour protéger ma fragile fierté. D’autres échecs m’attendaient certainement à l’avenir, mais je ne laisserais pas cela m’effrayer.

« Peut-être que nous devrions aller quelque part, et… »

Soudainement, Seika poussa un cri et se retourna vers la fenêtre. La couleur avait disparu de son visage. Je m’étais retourné pour voir ce qui l’avait tant effrayée.

« Tu es encore sorti ? »

J’avais pris Destinée dans mes mains et l’avais posé délicatement sur le kotatsu.

Seika secoua la tête frénétiquement, des larmes se formant dans ses yeux.

C’est vrai, elle n’aime pas les reptiles.

J’avais repris Destinée et j’avais pointé le lézard dans sa direction avec un sourire.

« Arrête ça, Yoshi ! Nous ne sommes plus des enfants ! Tu sais que je déteste les serpents, les lézards et tout ça ! »

Oups. Elle était super énervée.

***

Chapitre 2 : Le conseil des villageois et leur Dieu incertain

Partie 1

Après plusieurs années sans contact, je parlais enfin normalement à Seika. Je ne pouvais pas être plus heureux, mais j’avais encore du mal à trouver des sujets de conversation. Nous nous étions promis de redevenir comme avant, mais cela ne pouvait pas se faire du jour au lendemain, surtout après ce que je lui avais dit toutes ces années auparavant.

Quand elle avait trouvé ce travail, je l’avais bien sûr félicitée, mais j’étais au fond de moi paniqué et agacé.

« Je vais me concentrer sur la recherche d’un emploi, alors s’il te plaît ne me contacte pas jusque là. »

Après avoir dit ça, j’avais complètement arrêté de lui envoyer des messages. La vérité était que… j’étais jaloux, et je ne voulais pas qu’elle le sache. Je n’avais postulé qu’à des emplois qui étaient à son niveau ou mieux… et je n’en avais obtenu aucun. Et au fur et à mesure que je m’enfonçais dans le gouffre sans fin du chômage, je me sentais de plus en plus mal dans ma peau. Cela finit par creuser encore plus la distance entre nous. Ma motivation diminua, mon cœur s’endurcit, et les années passèrent. Toutes ces années à fuir les responsabilités firent de moi ce que je suis maintenant. Après tout ça, qu’est-ce que j’étais censé dire à Seika ? Comment étais-je censé agir avec elle ? J’avais déjà assez de mal à parler à ma famille. Toutes mes mauvaises décisions m’avaient rattrapé.

Au moins, j’étais habitué au chat vocal. J’avais passé beaucoup de temps pendant les années à parler avec des alliés dans des jeux en ligne.

« Je suppose que tout se passera bien tant que je n’ai pas à regarder quelqu’un dans les yeux. Mais même dans ce cas… »

J’avais téléphoné à Seika plusieurs fois à l’époque, mais j’étais nerveux et je ne savais jamais quoi dire. Je ne me souvenais même pas de quoi on avait parlé. Et essayer d’envoyer des messages instantanés ou des e-mails ne faisait qu’empirer mon manque de compétences en communication dans la vie réelle. Y avait-il un signe plus clair montrant que vous étiez reclus que celui d’exceller dans l’envoi de SMS ?

« Je suppose que j’ai encore un long chemin à parcourir. »

Je pensais avoir fait d’énormes progrès en parlant avec Sayuki et mes collègues de travail, mais quand il s’agissait de Seika, mes nerfs prenaient le dessus. La mémoire musculaire de nos années d’intimité était la seule raison pour laquelle je pouvais lui parler.

« Parler est difficile. »

Il devait y avoir un moyen de s’entraîner. Comme toujours, j’étais assis sur ma chaise, regardant l’écran de l’ordinateur et mes villageois qui travaillaient dur.

« Peut-être que ces gars-là peuvent m’aider. »

Ils étaient très doués pour créer des liens solides entre eux et avec les étrangers. Même Gams, qui n’était pas un beau parleur, ne s’était pas trop mal débrouillé. Je pourrais l’utiliser comme modèle.

Comme si elle lisait dans mes pensées, Carol s’était précipitée vers lui pour entamer une conversation.

« Que fais-tu aujourd’hui, Gams ? »

« Je vais bientôt sortir avec Murus. »

« Murus, hein ? »

Le sourire radieux de Carol s’effaça pour laisser place à une expression qui ressemblait beaucoup à celle de Chem chaque fois que Gams lui accordait, à son avis, trop d’attention.

« Ne t’absente pas trop longtemps, d’accord ? Et ne te blesse pas ! », dit Carol.

« Bien sûr. », dit Gams en souriant et en lui tapotant doucement la tête.

Carol sourit alors en réponse. Elle semblait heureuse, mais je savais que je ne devais pas copier le comportement de Gams. Seuls les beaux garçons pouvaient s’en tirer en tapotant la tête des filles. On voit ça tout le temps dans les dessins animés, mais essayer de le faire dans la vraie vie serait effrayant et ne ferait qu’énerver la fille.

Maintenant que j’y pense, Gams engageait rarement la conversation, et ses réponses étaient toujours brèves. « Bien sûr » ou « Oui ». Il pouvait passer des jours entiers sans former une seule phrase. Peut-être que Rodice serait un meilleur modèle pour moi, puisque son travail impliquait de parler aux gens. Et comme il avait aussi une femme et un enfant, il avait au moins un certain degré de responsabilité. J’avais balayé la zone du regard à la recherche du marchand.

« Où es-tu, Rodice ? Pas dehors, donc… Oh ! Il est là ! »

Il était assis devant la table à manger en bois et travaillait pendant que Lyra faisait la vaisselle à proximité. Chem polissait ma statue en bois. Soudainement, elle regarda vers l’entrée de la grotte et fronça les sourcils. Elle remballa ses outils de nettoyage et se précipita dehors.

Je me demande ce qui lui a pris ? Argh, peu importe.

« As-tu fini de trier ces documents, mon chéri ? »

Lyra posa le dernier plat et s’approcha de son mari.

Il est en train d’écrire cette liste, hein ?

Rodice avait dit à Dordold qu’il établirait une liste des produits que mes villageois étaient prêts à vendre et de ceux qu’ils cherchaient à acheter. Il avait renvoyé le marchand avec une courte liste, puis s’était attelé à la rédaction d’un document plus complet une fois qu’il avait eu le temps de vérifier le stockage de la grotte.

« Ils sont pratiquement prêts. Le fait que nous ayons rencontré Dordold me rend si heureux. Je pensais toujours aller à la ville la plus proche pour vendre une partie de notre surplus, mais je n’en ai jamais eu l’occasion. C’est une chance d’être tombé sur un marchand. »

« Peut-être que le Seigneur nous a-t-il conduit à lui. »

« C’est ce que j’aimerais penser. »

Rodice et Lyra s’étaient approchés de l’autel pour me faire une prière de remerciement. Bien qu’elles ne soient pas aussi dévotes que Chem, leur foi était forte, et ils ne manquaient jamais leurs prières quotidiennes. Ils avaient raison de dire que je les avais conduits à Dordold, mais la plupart du temps, ils me remerciaient pour des choses avec lesquelles je n’avais rien à voir. Je me sentais un peu coupable.

« Je ne suis pas aussi puissant que vous le pensez. »

En fait, j’étais pathétique en tant que divinité. Mais pathétique ou pas, je ferais tout ce que je pourrais pour mes villageois. Ce n’était pas leur faute s’ils étaient coincés avec moi comme leur Dieu.

« Ne te pousse pas trop. Ça ne sert à rien de travailler jusqu’à ce que tu t’effondres. », dit Lyra

« Je le sais. C’est juste que voir tout ce que fait Gams me donne envie de faire mieux. »

Rodice posa alors son stylo sur la table et soupira.

« Je suis la personne la plus âgée ici, mais je suis toujours pratiquement inutile. »

Je savais exactement ce qu’il ressentait. Gams combattait des monstres et faisait une tonne de travail physique chaque jour, et il ne se plaignait jamais. Même moi, je voulais travailler plus dur quand je le regardais, et j’étais le gars le plus paresseux de la planète. Je n’étais pas surpris de voir que Rodice, qui vivait dans le même monde que lui, se compare constamment à Gams. Rodice n’était pourtant pas aussi inutile qu’il le prétendait. Il travaillait lui-même beaucoup, faisant ce qu’il pouvait avec son corps frêle, sans craindre de transpirer. Tout comme Gams, il ne se plaignait jamais, repoussant ses limites physiques absolues et dormant ensuite comme un mort. Chaque jour, encore et encore.

De la façon dont je le voyais, Rodice était tout autant un homme que Gams.

« Et je ne veux pas que Gams nous vole également notre petite Carol ! »

Oh. C’était donc pour ça. C’est logique. Les pères étaient souvent surprotecteurs.

« Oh, chéri. »

Lyra s’approcha de son mari inquiet et posa une main douce sur son épaule.

« C’est trop tard pour s’inquiéter de ça. »

Aïe !

Les épaules de Rodice s’affaissèrent de plusieurs centimètres. Lyra avait raison, mais elle n’avait pas besoin de le dire !

« Allons, ce n’est pas si grave. Les enfants sont destinés à quitter les jupons de leurs parents tôt ou tard. »

« Peut-être… mais elle n’a que sept ans ! »

« Tu m’as moi, non ? »

« Oui. Je t’ai. »

Est-ce que tous les couples sont comme ça ? Lyra avait toujours eu l’air d’une femme indépendante et puissante, mais lorsqu’elle était seule avec Rodice, elle pouvait vraiment user de son charme. Ils semblaient tous les deux rayonner d’une aura rose maladive quand ils se regardaient dans les yeux. J’avais alors décidé qu’il était temps de détourner le regard de la grotte. Lyra avait tendance à se comporter davantage comme la mère de Rodice que comme sa femme, mais ils étaient capables de flirter l’un avec l’autre quand ils étaient seuls. Cela me fit grincer des dents, car les voir me rendit un peu jaloux.

« De toute façon, on dirait que je ne pourrais plus rien apprendre de Rodice. »

Ça ne se passait pas aussi bien que je l’espérais. Je n’avais également personne à qui demander comment parler aux femmes dans la vraie vie. Sayuki était hors-jeu. Si je le lui demandais pour Seika, cette dernière me rirait probablement au nez. J’avais un ami en ligne qui se vantait toujours d’être génial avec les femmes, mais pour quelqu’un qui avait une vie amoureuse aussi épanouie, il passait beaucoup de temps sur l’ordinateur. Nous étions simplement tous trop polis pour le lui faire remarquer.

« Oh, je devrais probablement leur envoyer la prophétie du jour. »

J’étais tellement absorbé par mes problèmes sociaux que j’avais failli l’oublier. Et même si je n’avais rien d’important à dire, je leur envoyais un message tous les jours.

« Je pourrais encore leur envoyer un truc vague, et… attendez une seconde. »

Je pourrais peut-être demander conseil à mes villageois ! Je devrais faire attention à rester divin, bien sûr, mais ça pourrait marcher. J’avais trouvé un bref message et l’avais tapé. Après l’avoir modifié pour le rendre plus divin, j’avais appuyé sur la touche Entrée.

« Tout le monde ! La prophétie du jour est arrivée ! », dit Chem.

J’avais attendu que tout le monde soit à la grotte et fasse une pause pour l’envoyer, afin qu’aucun d’entre eux ne soit trop occupé pour écouter.

« Prêts ? C’est parti. Aujourd’hui, j’ai quelque chose à demander à mes fidèles disciples. Un jeune adepte a des problèmes avec sa vie amoureuse. Malheureusement, je ne suis pas familier avec l’amour et la romance entre humains, et je vous demande donc votre avis. Oh… »

Chem s’était arrêtée, confuse, et relu la prophétie plusieurs fois.

Les autres villageois avaient l’air tout aussi perplexes.

« Chem, le Seigneur nous demande-t-il un conseil romantique ? », demanda Lyra tout en fronçant les sourcils.

« Je crois que oui. Je l’ai lu plusieurs fois, mais il n’y a aucun doute là-dessus. Il semblerait qu’il le demande au nom d’un de ses disciples. »

J’avais peut-être pris un peu d’avance. C’était vraiment une question bizarre à poser de la part d’un dieu. J’aurais dû réfléchir davantage aux mots, mais c’était trop tard maintenant. Tout ce que je pouvais faire était de trouver une excuse pour couvrir mes traces demain.

« Cela signifie-t-il que Dieu écoute nos problèmes romantiques ? Puis-je lui demander des conseils sur ma vie amoureuse ? », demanda Carol.

« Silence, Carol. Il ne faut pas déranger le Seigneur avec des choses insignifiantes. Je vais d’abord le lui demander, pour m’assurer que tout va bien. »

« Ce n’est pas juste ! Tu vas me voler mon homme ! »

« Où diable as-tu appris un tel langage ? »

Heureusement, la chamaillerie de Chem et Carol semblait les avoir détournés de leurs soupçons. Je n’avais cependant pas envie de répondre aux prières de ce pauvre Gams. Peu importe avec qui je me rangeais, quelqu’un serait blessé.

« OK, très bien, vous deux ! N’oubliez pas que le Seigneur nous a posé une question ! Nous comptons tellement sur Lui, et maintenant nous avons enfin l’occasion de Lui rendre la pareille ! Nous devons réfléchir sérieusement à notre réponse ! », dit Lyra.

« J’ai peur de ne pas pouvoir énormément contribuer. Je ne suis pas familier avec la romance humaine… », dit Murus.

Avec Lyra et Murus à bord, je savais au moins qu’ils me prenaient au sérieux. Enfin, les femmes, au moins. Gams et Rodice s’étaient éloignés du groupe pour regarder de loin. J’aurais probablement fait de même à leur place. Il valait mieux laisser ce genre de choses aux filles… même si c’était un peu bizarre de voir deux hommes adultes se comporter comme des écoliers, intimidés par les filles qui parlaient d’amour, de béguins et autres choses. Je suppose que les discussions sur l’amour étaient généralement plus populaires auprès des filles, quel que soit le monde.

La seule question maintenant était de savoir si mes villageois allaient trouver quelque chose de bien.

***

Partie 2

« Pourrais-tu nous lire le reste de la prophétie, Chem ? »

Je ne m’attendais pas à ce que Lyra soit la plus excitée de toutes, mais je lui en étais reconnaissant. Elle était mariée et avait vécu l’expérience la plus romantique. Si quelqu’un pouvait me donner de bons conseils, c’était elle.

« Bien sûr. Voyons voir… l’homme a une amie d’enfance. Apparemment, ils sont plus proches que des amis ordinaires, mais pas vraiment des amants. Ils ont été ensemble presque toute leur vie et se connaissent mieux que quiconque ! Cela semble si merveilleux ! »

Plus Chem parlait, plus son ton devenait catégorique.

Elle essayait peut-être de faire passer un message à Carole.

« S’ils sont toujours ensemble, ils en ont probablement marre l’un de l’autre ! »

Carol inclina alors la tête tout en faisant semblant d’être pensive.

Je savais qu’elle essayait de provoquer Chem, mais c’était tout simplement adorable. Elle donnait autant qu’elle recevait, et pour être honnête, il était difficile de se rappeler qu’elle n’était qu’une enfant de sept ans.

« Gardez vos chamailleries pour plus tard, vous deux. Il y a plus, n’est-ce pas, Chem ? », demanda fermement Lyra, les séparant toutes les deux.

Murus les regarda avec un sourire gêné, tout en gardant son silence.

« Oh ! Veuillez m’excuser. Eh bien, ils ont été séparés pendant quelques années, mais ont récemment repris contact. Cependant, l’homme ne sait pas trop comment lui parler ou comment revenir à la relation qu’ils avaient il y a toutes ces années. »

À ce moment-là, les femmes s’étaient tues et avaient commencé à réfléchir. Elles prenaient cela tellement au sérieux que ma gratitude se transformait en culpabilité. S’agissait-il d’un abus de pouvoir ?

« Je sais ! Je sais ! »

Carol leva alors la main en l’air, un énorme sourire sur le visage.

« Peut-être devrais-tu prendre un peu plus de temps pour réfléchir. La romance est un sujet très compliqué », l’avertit Chem.

« Oui, je sais ça ! J’étais super populaire avec les garçons au village ! J’ai beaucoup plus d’expérience que toi ! », insista Carol, ses petites joues gonflées de colère.

Vu comme elle était joyeuse et mignonne, je pouvais croire qu’elle était populaire auprès de ses pairs. Chem recula en titubant et se serra la poitrine à cause du coup de Carol. Elle ne devait pas fréquenter beaucoup de garçons. Son frère à l’air féroce devait les faire fuir.

« Très bien. Si tu es si sûre de toi, donne-nous ton avis. »

« Ils devraient sortir ensemble ! », déclara Carol.

Plus facile à dire qu’à faire, Carol !

« Je ne suis pas sûre. Ça semble un peu trop tôt pour ça, vu qu’il ne peut même pas lui parler correctement. »

« Hein ? Mais ils avaient l’habitude de se parler tout le temps ! Je pense donc qu’ils devraient sortir ensemble ! Ensuite, s’il n’y a pas d’étincelle, il peut renoncer à elle ! »

Elle était étrangement insistante pour quelqu’un à peine sorties des couches. Chem lança à Lyra un regard interrogateur, que Lyra évita.

« D’accord, plus d’histoires romantiques pour toi avant le coucher. Des livres d’images seulement à partir de maintenant ! »

On aurait dit que c’était la faute de Lyra. Je m’étais demandé quel genre de choses elle lisait à sa fille.

« Je dois admettre que ta suggestion est sensée, Carol. Passer un bon moment ensemble éclaircira les choses plus vite que plusieurs rencontres gênantes. »

« Je le pense aussi. Rodice et moi ne serions pas là où nous en sommes aujourd’hui s’il ne m’avait jamais demandé de sortir avec lui au premier rendez-vous ! »

« Franchement, Lyra, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de parler de ça ! »

Rodice la coupa rapidement, son visage étant rouge.

« As-tu une opinion, Murus ? », demanda Chem à l’elfe, qui l’écoutait avec une expression sérieuse.

« Eh bien… nous, les elfes, prenons beaucoup de temps pour cultiver nos amours. Il est rare que nous soyons si francs à propos de tout. Je suis désolée, mais je ne pense pas que je sois la bonne personne pour répondre à cela. »

On dirait que la vie amoureuse des elfes était aussi tranquille que leur durée de vie.

Donc Carol pense que je devrais demander à Seika de sortir avec moi…

Avant que l’on ait cessé de se fréquenter, Seika et moi avions l’habitude de sortir souvent ensemble. Nous allions voir des films, allions à la plage ou au parc, mais nous étions des adultes maintenant. Si je l’emmenais en rendez-vous, il faudrait que ce soit chic, comme un restaurant avec vue sur la mer. Et pas dans un restaurant franchisé, dans un endroit chic et indépendant. Peut-être un resto français ?

Ça ne marchait pas. Je n’avais jamais été dans un tel endroit, et je ne pouvais même pas imaginer ce que ça pouvait être. Je pensais juste à des scènes de drames et d’anime. Quel genre de rendez-vous les trentenaires étaient-ils censés avoir ? En supposant bien sûr que Seika veuille aller à un rendez-vous avec moi.

« Du moment qu’il est heureux quand on est ensemble, c’est tout ce dont j’ai besoin ! »

« Gams est heureux quand il est avec moi ! Donc ça veut dire qu’on devrait sortir ensemble, non ?! »

« Bien sûr que non ! »

Le regard rêveur sur le visage de Chem disparut instantanément à la proposition de Carol, et son ton devint glacial. Je pensais habituellement qu’elle était trop dure envers la petite fille, mais à ce stade, Carol se mettait activement Chem à dos. Je soupçonnais presque qu’elle devait se cacher derrière sa jeunesse pour éviter d’être blâmée. Espérons que ce soit juste mon imagination.

« Les hommes peuvent être adorables quand ils font de leur mieux pour être beaux pour vous. Ils essaient d’être virils, mais ça ne marche presque jamais ! Pas vrai, mon chou ? »

« S’il te plaît… pas plus… »

Rodice enfouit alors son visage brûlant dans ses mains.

Murus continuait à écouter, hochant pensivement la tête à chaque nouveau point. Je m’attendais presque à ce qu’elle sorte un bloc-notes et commence à prendre des notes. Les histoires d’amour des humains semblaient la fasciner.

Gams n’avait pas prononcé un mot, et je ne m’attendais pas à ce qu’il le fasse. Finalement, les filles s’étaient mises d’accord sur le fait que mon « adepte » devait inviter la fille à un rendez-vous et voir comment les choses se passaient. J’avais soupiré. Je savais que leurs conseils étaient sérieux, mais il n’y avait aucun moyen de les suivre. Il était trop tôt pour penser à un rendez-vous.

Mais comme je ne voulais pas non plus gâcher leurs conseils, j’avais sorti mon téléphone.

« Hey, comment ça va ? Non, je ne peux pas écrire ça… Es-tu libre en ce moment ? Non, c’est trop basique… »

Les secondes défilaient, et je n’étais toujours pas près d’envoyer un message à Seika.

« Si tu es libre en ce moment, veux-tu faire quelque chose ? »

Ce fut le message que j’avais envoyé, le même genre de texte que j’envoyais quand on était gamins. Ce n’était franchement pas une invitation à sortir, mais j’avais apprécié que mes villageois prennent mon problème au sérieux. J’avais glissé de ma chaise et m’étais agenouillé sur le sol avant de m’incliner vers mon ordinateur.

Désolé, les gars ! Je ne peux pas suivre vos conseils !

J’étais brouillé avec Seika depuis des années. Je ne pouvais pas l’inviter à un rendez-vous à l’improviste, surtout si l’on considérait le temps qu’il m’avait fallu pour trouver le plus simple des messages.

« Eh bien, j’ai fait de mon mieux », avais-je soupiré.

Soudainement, j’avais ressenti une sensation étrange.

En levant les yeux, j’avais trouvé Destinée assis sur le bord de mon bureau et se penchant en avant pour me tapoter la tête.

« Es-tu… fier de moi ? »

J’avais senti une lueur chaude dans ma poitrine.

« Merci. H-hey, qu’est-ce que tu fais ? »

J’avais senti une griffe sur ma tête, puis deux, puis tout le poids de son corps. Il avait commencé à se lover dans mes cheveux. Peut-être n’était-il pas fier de moi, car, après tout, ce n’était qu’un lézard. J’aurais été heureux de le laisser là, mais je commençais à avoir faim, je l’avais donc ramassé doucement et l’avais posé sur mon bureau. Quand je m’étais levé pour aller à la cuisine, mon téléphone sonna. Je l’avais décroché pour voir un message de Seika.

« C’était rapide », avais-je dit avec désinvolture, mais mes mains étaient déjà moites de sueur.

Je savais que je devais le lire, ne serait-ce que pour lui répondre poliment si elle me rejetait. Tout en prenant une profonde inspiration, j’avais ouvert le message.

« Merci pour l’invitation, mais tu sais que c’est un jour de semaine, et n’est-on pas en plein milieu de la journée ? Je suis au travail ! On se retrouve une autre fois, d’accord ? »

Attends… c’est un jour de semaine ?

J’avais vérifié le calendrier, c’était bien un jour de semaine. Pour ma défense, cela faisait des années que je n’avais pas eu besoin de connaître le jour de la semaine.

« Désolé de t’avoir dérangée alors que tu es occupé. Je t’enverrai un autre message une autre fois. »

J’avais envoyé ma réponse. D’une certaine manière, je m’étais senti à la fois déçu et soulagé. D’après sa réponse, elle ne semblait pas opposée à l’idée d’aller quelque part avec moi. Si je l’invitais à nouveau à sortir quand elle n’était pas occupée, cela signifiait qu’elle dirait oui, non ?

Au bout du compte, mes efforts n’avaient pas porté leurs fruits. Je devais simplement réessayer une autre fois.

Le lendemain, mes villageois parlaient encore de la prophétie d’hier.

« Que penses-tu qu’il soit arrivé à cet homme qui a demandé l’aide de Dieu ? », demanda Carol à Lyra alors qu’elle aidait sa mère à faire la lessive.

« Qui sait ? Je suis sûre que nous n’étions pas les seuls à qui le Seigneur a demandé conseil. »

« Crois-tu qu’il a demandé à cette fille de sortir avec lui ? »

Désolé, petite, mais ça n’a pas marché…

« Je ne peux pas m’empêcher d’être moi aussi curieuse », coupa Chem, un panier rempli de linge humide dans les bras.

« Oui ! J’espère qu’ils se remettront ensemble ! »

« Moi aussi. »

Le fait de les voir d’accord pour une fois me faisait chaud au cœur. Tant que Gams n’était pas dans les parages, elles étaient toutes deux parfaitement capables d’être civilisées.

Je ne m’attendais pas à ce que tout le monde soit aussi intéressé par le résultat. Je devrais peut-être leur faire part de ce qui s’était passé dans la prophétie d’aujourd’hui.

« Je ne me concentrerai pas trop sur le rejet, remercie-les simplement pour leurs conseils. Ce serait impoli de ne pas leur dire comment les choses ont tourné. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Je ne leur ai cependant pas dit que le « jeune homme » avait été rejeté. Elles étaient ravies d’avoir été utiles à leur Dieu.

« Vous faites plus pour moi que vous ne le réalisez. Merci. »

Après cette deuxième prophétie, la romance était devenue un sujet encore plus brûlant dans la grotte, et les filles partageaient constamment leurs idées. Elles souriaient en discutant, ne se mettant même pas en colère lorsque les autres n’étaient pas d’accord avec elles. Gams et Rodice les regardaient avec des sourires gênés, mais elles semblaient s’amuser à leur manière.

« Elles sont beaucoup plus impliquées que je ne le pensais. Je ne vois pas moi-même ce qu’il y a de si fascinant dans toutes ces histoires d’amour… »

***

Partie 3

Mais tant qu’elles étaient heureuses, ça n’avait pas vraiment d’importance. Pourtant, je ne comprenais toujours pas. Elles se comportaient exactement comme maman et Sayuki quand elles regardaient ces séries télévisées ensemble. Mes villageois ne parlaient plus qu’assez rarement d’autre chose, même lorsqu’elles travaillaient.

« C’est dommage que le Seigneur ne nous ait pas donné l’issue exacte de la situation. J’espère juste que tout s’est bien passé », dit Chem.

« Moi aussi. Par rapport à toutes les histoires sombres dont nous entendons parler ici, cette histoire est une brise de fraîcheur. », dit Lyra.

Attendez, j’ai compris ! C’est leur seule source de divertissement !

Elles avaient travaillé si dur pour faire fonctionner leur village chaque jour qu’elles n’avaient jamais eu le temps de s’amuser. Je n’avais pas pensé à ça. Je veux dire, que pouvaient-elles bien faire comme activité de loisir ? Le monde à l’extérieur de la clôture était si dangereux, et elles étaient coincées dans cette grotte toute la journée, tous les jours. C’est exactement pour cela que Gams avait insisté pour que Rodice et sa famille les accompagnent au village de Murus.

« Je ne peux pas croire que je ne l’ai pas vu. Je suis si bête ! »

Je pourrais le regretter plus tard. Pour l’instant, je me contenterais d’apprendre tout ce que je pouvais sur les relations humaines auprès des villageois. Peut-être que je devrais leur dire exactement ce qui s’était passé avec Seika afin qu’elles aient plus de choses à se dire. Je n’aimais pas exposer mes faiblesses, mais si cela les amusait, ça valait le coup. J’avais décidé que ce ne serait pas la dernière fois que je leur demanderais des conseils.

*****

« La prophétie est là ! Que tout le monde se rassemble ! », cria Chem avec excitation.

Les autres femmes se précipitèrent vers elle, abandonnant sans réfléchir leurs tâches importantes.

« Le Seigneur nous a fait savoir ce qui est arrivé à ce jeune homme ayant des problèmes d’amour. »

Lyra et les autres applaudirent. Rodice et Gams jetèrent un bref coup d’œil derrière eux avant de retourner renforcer la clôture en rondins. Je n’avais cependant pas manqué de remarquer qu’ils avaient fait une pause dans leur travail, comme s’ils écoutaient attentivement.

« C’est parti ! “Le jeune homme m’a demandé conseil une fois de plus, alors je voudrais le remettre à mes chers adeptes de la grotte. Voici ce qu’il m’a demandé…” »

J’avais essayé d’écrire la première partie avec ma voix de dieu, mais j’avais ensuite changé pour citer directement mon « adepte » afin de ne pas avoir à me soucier autant de mon langage.

« “Mon amie d’enfance a dit qu’elle sortirait avec moi. Mais je ne sais pas où nous devrions aller ! J’habite en ville donc il y a beaucoup d’endroits et de restaurants où nous pourrions aller, mais je ne sais pas lequel choisir pour qu’elle soit heureuse. Je ne sais même pas quoi porter ! Je suis désolé, Seigneur… je sais que c’est impoli de vous demander conseil sur quelque chose d’aussi bête… mais aidez-moi s’il vous plaît !” ».

Après avoir lu la prophétie, Chem soupira.

Elle avait l’air si pensive que j’avais eu peur d’avoir fait une erreur.

« Le reste est écrit par la voix du Seigneur. Mon travail consiste à gouverner les destins de l’humanité. Les relations amoureuses font partie de ce destin, je ne peux donc pas tourner le dos à ce jeune homme. Je serais très heureux d’entendre votre opinion. C’est là que ça s’arrête. »

Chem leva les yeux. Ses yeux pétillants alors qu’elle serrait son livre saint contre sa poitrine avec un autre soupir.

« Oh, être jeune et amoureux ! », dit Lyra en souriant.

« Nous devons toutes l’aider ! », cria Carol de manière importante.

Murus acquiesça pensivement plusieurs fois.

On dirait que j’ai besoin d’autres conseils !

« Ça veut dire qu’elle a dit oui au rendez-vous, non ? Je suis si heureuse de l’entendre ! Maintenant, il doit juste décider où le rendez-vous aura lieu ! »

« C’est quoi une ville ? », demanda Carol tout en tirant sur la manche de Lyra.

« C’est comme notre village, mais avec beaucoup plus de gens ! »

« Combien de personnes ? Cent ? Mille ? »

Carol tendit les bras pour démontrer.

« Beaucoup, beaucoup plus que ça ! », dit Lyra en riant.

Pour une fille qui n’avait jamais quitté son village, cela devait être impossible à imaginer.

« Rodice et moi avions l’habitude d’aller faire du shopping en ville tout le temps. Ils ont tout ce qu’on peut désirer ! »

Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander à quoi ressemblait la ville dans le monde du jeu. Si elle ressemblait aux animes fantastiques que j’avais vus, c’était probablement une immense métropole fortifiée. Dans un monde peuplé de monstres, il fallait de hauts murs pour protéger ses habitations. Peut-être était-elle entourée de douves remplies d’eau, comme celles qui entouraient les châteaux japonais.

C’était exactement ce à quoi ressemblerait le village de mes rêves dans ce jeu. De grands murs de pierre entourés de douves profondes, une porte à chaque point cardinal et des ponts-levis que les villageois pouvaient tirer. Une structure parfaite et défendable. Mais il faudrait probablement des années pour y arriver en partant de ce stade.

« Revenons un peu en arrière. Disons que vous allez à un rendez-vous en ville. Où voudriez-vous aller ? », demanda Lyra.

« Je veux aller acheter des vêtements, et Gams pourra les choisir pour moi ! »

« Veux-tu t’habiller selon ses goûts ? Je ne me souviens pas avoir élevé une fille aussi rusée… », demanda Rodice.

« Oui, mais alors je choisirai ce qu’il porte, et on pourra les porter ensemble ! »

A-t-elle oublié que c’était censé être un conseil pour quelqu’un d’autre ? Carol enfouit son visage dans ses mains et commença à se tortiller en imaginant comment le reste de leur rendez-vous allait se dérouler. J’attendais que Chem dise quelque chose, mais elle était trop plongée dans ses pensées. Elle regarda dans le vide, puis fit soudainement un sourire.

« Choisir des vêtements et aller à un rendez-vous avec Gams… c’est pas mal ! »

Tout ce qu’elle avait fait était de voler l’idée de Carol et de s’insérer dans le rendez-vous de Gams.

« Qu’en penses-tu, Murus, puisque ces deux-là ne sont pas utiles ? »

Lyra s’était tournée vers l’elfe.

« Eh bien, je ne peux pas être tout à fait sûre, mais peut-être devrait-il choisir un endroit où ils peuvent parler tous les deux ? »

« Je ne pense pas que ça marcherait. Parler est ce qui lui pose le plus de problèmes. »

Lyra sourit doucement à Murus. Lyra était la villageoise la plus fiable dans cette situation.

« Cependant, tu as peut-être raison. Il pourrait peut-être prendre le temps de lui parler et de découvrir ce qu’elle aime faire, et les choses seraient alors plus faciles. Tu ne crois pas, chéri ? »

« Aïe ! »

Rodice secoua sa main, il avait réussi à rater le clou et à toucher son doigt à la place.

Il écoutait !

« Ça ne va nulle part. Pourquoi ne pas décomposer le problème ? D’abord, il doit trouver un endroit où l’emmener. J’aimerais suggérer le théâtre. », suggéra Chem.

« C’est parfait ! C’est là que Rodice et moi avons eu notre premier rendez-vous ! Nous sommes allés voir une pièce romantique ensemble, et l’atmosphère tamisée était si belle ! »

Rodice commença à tousser bruyamment, espérant clairement que cela l’arrêterait.

« Je veux voir une pièce moi aussi ! »

« Ce n’est pas une mauvaise idée. »

Il avait même l’approbation de Gams !

Le théâtre, hein ? Dans ce monde, une salle de cinéma serait probablement plus appropriée. On devrait aller voir un film d’amour ? Je ne les aimais pas vraiment, mais j’imaginais que Seika pourrait apprécier. Je pourrais essayer de glisser la question dans une conversation plus tard.

« Ensuite, nous devrions penser à ses choix vestimentaires. Quelque chose de soigné et d’ordonné devrait faire l’affaire ! Il devrait faire un peu plus d’efforts que d’habitude pour un rendez-vous », dit Chem en jetant un coup d’œil à Gams.

Elle l’imaginait évidemment dans quelque chose d’un peu plus « soigné ».

« Je veux voir Gams tout habillé ! »

« Moi aussi ! » ajouta Chem.

Ces deux-là étaient pourtant rarement d'accord.

Gams frissonna et leva les yeux, comme s’il pouvait sentir les regards dans son dos.

Tourne-toi Gams. Elles sont juste là !

« Je préfère quelque chose d’un peu plus brut sur les bords. Il devrait essayer d’être lui-même », dit Lyra.

Son opinion était définitivement un peu plus mature que celle des autres.

« Je suis d’accord avec Lyra. Il devrait essayer d’être naturel. », dit Murus.

Leurs idées étaient partagées équitablement. Le problème était que je n’avais aucune idée de ce que Seika préférait. Elle était plus proche de Lyra en âge, alors je devrais peut-être opter pour la désinvolture.

La discussion des villageoises avait duré environ une heure. J’avais pris note de tout ce qui me semblait utile, puis j’avais fait une pause de devant l’ordinateur. J’étais épuisé ! Bien plus épuisé que je ne l’aurais cru en écoutant les gens parler.

« Au moins, j’ai eu quelques bons conseils. »

Peut-être que j’irai parler à Seika ce soir. Comme j’étais armé de plus de connaissances que la dernière fois, ça devrait être plus facile. Et le fait de vouloir faire un rapport à mes villageois était une grande motivation.

Ce serait bien. J’avais l’habitude de l’inviter à sortir comme si ce n’était rien. J’avais juste à canaliser le moi d’il y a dix ans.

Après le dîner, j’étais retourné dans ma chambre et j’avais regardé fixement mon téléphone.

« Elle doit être rentrée du travail maintenant, non ? »

Je m’étais approché de la fenêtre et j’avais regardé en direction de la maison de Seika. Les lumières étaient allumées dans sa chambre. Elle devait être à la maison. Il n’y avait aucune excuse pour ne pas l’appeler.

Je pouvais laisser tomber et ne rien dire à ce sujet dans la prophétie de demain. Mais j’avais alors imaginé les regards déçus sur leurs visages au moment où elles réaliseraient qu’elles n’avaient pas de nouvelles.

« Je dois avoir quelque chose à leur dire… »

J’avais attrapé mon téléphone et ouvert ma liste de contacts.

Seika répondit après trois sonneries.

« Yoshi ? Ça fait une éternité que tu ne m’as pas appelé ! »

« Oui… Hé, écoute, à propos de ce message que j’ai envoyé au déjeuner… »

*****

« Tout le monde ! La prophétie est arrivée ! »

Les villageoises avaient toutes laissé tomber ce qu’elles faisaient et s’étaient rassemblées autour de Chem avant même qu’elle ait pu finir sa phrase.

« Voilà. Le jeune homme m’a dit de vous remercier pour vos conseils. Grâce à vos paroles, il a fait progresser sa relation. Je vous suis très reconnaissant pour votre aide et je n’aurai plus besoin de conseils à ce sujet. »

Chem finit de lire et sourit en même temps que les autres. Même Gams et Rodice semblaient heureux en regardant de loin. J’étais content que les prophéties les divertissent, mais je ne pouvais pas faire durer les choses et oublier le véritable but du jeu. La prophétie était censée servir à transmettre des informations essentielles, pas à m’aider à réparer ma vie. Ce sera la dernière fois que je leur demanderais des conseils, du moins pour l’instant.

« Retour à la normale demain, les gars. »

Peut-être qu’un jour les dangers de leur monde s’apaiseront, et je pourrais envoyer une prophétie comme celle-là tous les jours. Ce serait bien.

Mais si je voulais y arriver, je devais me concentrer sur le développement du village. J’avais encore beaucoup de temps avant le Jour de la Corruption de ce mois-ci, mais je voulais être aussi prêt que possible. On ne savait pas non plus quand Dordold pourrait revenir avec de nouveaux villageois. Nous avions beaucoup à faire en dehors de ma vie personnelle.

« Je vais aller travailler pour avoir de l’argent pour vous… et de l’argent pour mon rendez-vous. »

J’avais enfilé ma salopette et j’avais salué mes villageois avant de quitter ma chambre. J’étais déterminé à travailler dur, à la fois pour mes villageois et pour moi-même.

***

L'ombre qui menace ma vie paisible

Chapitre 1 : Un vrai village et mon sentiment de satisfaction

Deux semaines s’étaient écoulées depuis que Murus avait rejoint mon village, et le mois de décembre touchait lentement à sa fin. Il ne restait plus qu’une semaine dans l’année. Jusqu’à présent, j’avais travaillé en moyenne trois fois par semaine, mais la fin de l’année était particulièrement chargée, les entreprises nous engageant pour des nettoyages en profondeur. Nous avions tous congé les 30 et 31 décembre, mais le reste du temps, mes collègues travaillaient dur, et j’avais aussi plus d’heures de travail. Je devais travailler cinq jours sur cette dernière semaine de l’année. Je gagnais de l’argent, et je ne voulais pas le gaspiller. J’allais économiser tout ce que je pouvais.

Je faisais ce travail depuis un moment maintenant, mais j’avais réalisé à quel point il me convenait que récemment. Voir un sol devenir de plus en plus propre au fur et à mesure que l’on y travaillait était extrêmement satisfaisant. Mais il n’y avait pas que de bons côtés dans ce travail. Travailler dehors ou dans un bureau quand le chauffage était coupé était chiant, mais les villageois m’avaient appris que le travail n’était pas toujours facile. Ils n’abandonnaient jamais et ne se plaignaient pas. C’était aussi l’hiver dans le jeu, et tout ce qu’ils avaient pour se réchauffer était un petit feu. Selon leurs critères, j’avais de la chance.

En parlant du village, les nouveaux arrivants que nous attendions depuis longtemps étaient venus nous rejoindre récemment.

« C’est bon de vous revoir tous ! J’espère que vous avez été en bonne santé. »

Dordold arriva à la grotte avec ses gardes et une grande charrette tirée par deux chevaux. Il arrêta la charrette juste à l’extérieur de la clôture.

« Bienvenue, Dordold. »

Gams lui ouvrit la porte dans le coin de la clôture.

« La zone clôturée s’est agrandie depuis la dernière fois que je suis venu ! Vous pourriez faire un peu de construction ici ou ensemencer une parcelle de terre agricole. J’ai tellement hâte de voir ce que vous allez en faire ! »

Le fait qu’il se souvienne de la taille de la parcelle m’impressionna, il n’était pourtant venu qu’une fois auparavant. Mes villageois avaient travaillé dur pour déplacer la clôture vers l’extérieur et faire de la place pour tous les nouveaux arrivants. Elle entourait maintenant un espace deux fois plus grand qu’avant. Ils avaient même construit une écurie pour leurs deux chevaux, les faisant sortir de la grotte et libérant enfin mes villageois de l’odeur constante du fumier. Les travaux ne furent terminés que depuis peu, Dordold était arrivé juste au bon moment.

« J’ai apporté les objets que vous avez demandés. Vérifiez-les quand vous aurez le temps, d’accord ? Oh, et j’ai apporté deux nouveaux membres pour votre village ! Si vous les acceptez. »

Dordold fit un signe de la main vers le chariot, et deux silhouettes en sortirent.

Ils étaient presque identiques, et juste un peu plus grands que Carol. Ils arrivaient à la hauteur de la taille de Gams. Leurs visages étaient grands, et leurs membres trapus. Les sacs sur leurs dos étaient plus grands qu’eux et remplis de tiges de bois. Leurs hauts à manches courtes et leurs pantalons courts étaient en cuir et cousus avec des poches. Les jambes et les bras qui dépassaient étaient couverts de fourrure brune. Leur visage aussi. Leurs yeux étaient grands et ronds, et le pourtour de leurs yeux, de leurs joues et de leur bouche était blanc. Leur nez était large et ressemblait à un museau.

« Ils ressemblent à des pandas roux ! Bien qu’ils se tiennent sur deux pieds… »

Ils avaient même des petites queues touffues sur leurs fesses. Je mentirais si je disais qu’ils n’étaient pas extrêmement adorables. Je savais que leurs cousins géants noirs et blancs étaient le type de panda le plus populaire et le plus connu, mais je préférais la variété rouge, leur apparition fut donc une surprise très appréciée.

« Voici Kan et Lan. Ce sont des pandas roux, et un couple marié. »

« Je m’appelle Kan. »

« Moi, c’est Lan. »

Les deux créatures baissèrent la tête. Et vu qu’ils étaient très humains, ce sera de cette façon que je les traiterais. La discrimination à l’égard des hommes bêtes est un fait courant dans les environnements fantastiques. Je m’étais demandé s’il en serait de même dans ce monde.

« Panda roux ! », s’était exclamée Chem tout en courant vers eux et en prenant leurs pattes.

« Vous êtes les bienvenus ici. »

« Trop doux ! »

Carol se bousculait autour d’eux, mourant d’envie de toucher leur fourrure.

Je savais ce qu’elle ressentait. Je pariais que leurs pattes étaient aussi toutes douces et soyeuses…

« Merde, j’aimerais être là maintenant ! Je veux juste enfouir mon visage dans leur fourrure et me frotter contre elle. Si seulement ils étaient mes animaux de compagnie… »

Je préférais les petits animaux aux gros, et j’avais toujours voulu un chat, mais papa était allergique.

Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de Kan et Lan !

J’avais senti un lourd poids de désapprobation. Je m’étais retourné pour trouver Destinée qui me regardait fixement, assis sur le rebord de son terrarium. Oh oh ! Est-ce qu’il m’avait entendu ?

« Euh, tu te trompes, Destinée ! Je n’étais pas, euh… Hey, tu veux des fruits ? »

Je lui avais offert l’assiette de fruits que j’avais apportée ici pour moi, mais il m’avait rejeté d’un geste de la queue. Il était retourné dans le terrarium, s’était roulé en boule, et m’ignora.

Allons donc. Avec cette attitude, il devait comprendre ce que je disais.

Je suppose que le fait qu’il n’écoute pas est sans importance.

Incapable de faire autre chose, j’avais laissé le fruit à l’intérieur du terrarium et j’avais décidé de jouer avec Destinée quand il sera de meilleure humeur. Je m’étais assis de nouveau devant l’ordinateur.

Aucun de mes villageois n’avait vu d’inconvénient à ce que Kan et Lan les rejoignent. En fait, ils avaient été très accueillants. Les préjugés contre les hommes bêtes ne semblent pas être un problème dans ce monde.

Dordold présenta Kan et Lan comme un couple marié, mais rien qu’à leur apparence, je ne pouvais pas dire lequel était l’homme et laquelle était la femme. La personne en rouge qui s’était présentée comme Lan était probablement la femme.

« Ces deux-là sont d’excellents charpentiers, et ils disent qu’ils peuvent aussi travailler la pierre et le métal dans une certaine mesure. Ils ont même vécu dans cette grotte avec les nains », expliqua Dordold.

« Nous vivions ici. »

« Nous avons beaucoup appris. »

Ils étaient encore moins bavards que Gams.

Je n’arrivais toujours pas à me faire à l’idée que mes nouvelles recrues étaient plus des animaux que des hommes, et des pandas roux en plus ! Je ne pouvais pas imaginer mieux !

Si mes souvenirs du zoo étaient exacts, les pandas roux étaient doués pour grimper aux arbres. Ils étaient aussi omnivores. Mais je savais qu’il ne fallait pas s’attendre à ce que ce soit le cas dans le Village du Destin.

Les villageois donnèrent à Kan et Lan la chambre d’amis dans la grotte. Ils n’avaient pas l’air d’être d’une grande aide en cas de combat, mais comme ils étaient plus actifs la nuit, ils avaient pris le rôle de veilleurs de nuit, des pandas veilleurs de nuit. S’ils pouvaient alléger un tant soit peu la charge de Gams, cela me suffisait.

Quelques jours passèrent. Dordold ne plaisantait pas quand il disait que les pandas étaient de bons menuisiers. Durant cette période, ils avaient construit une cabane en rondins à l’intérieur de la clôture, puis ils s’y étaient installés en laissant la pièce libre de la grotte pour le stockage. Et bien qu’ils soient plus petits que les humains, ils étaient puissants, et leur taille ne les gênait pas. Ils ne parlaient pas beaucoup aux villageois, mais ils étaient si mignons quand ils travaillaient que je pense que ça ne dérangeait quelqu’un. J’avais pris l’habitude de les regarder quand il n’y avait rien d’autre à faire. Mais si j’avais l’air trop heureux, je sentais une paire d’yeux jaloux dans mon dos. Je devais alors faire quelque chose pour remonter le moral de Destiny. Au début, je m’inquiétais du régime alimentaire des pandas, mais heureusement, ils mangeaient avec plaisir tout ce que les autres mangeaient.

Les jours paisibles continuèrent, les pandas construisant de temps en temps de petites structures pour aider les choses. Ils travaillent actuellement à la construction d’un entrepôt de nourriture, qui sera terminé dans quelques jours. Kan et Lan avaient même révélé l’existence d’un espace de stockage secret dans la grotte. Dans une pièce remplie d’outils miniers et de planches, l’une d’entre elles était en fait une porte secrète. L’espace était juste assez grand pour qu’un enfant puisse y entrer, mais Kan y grimpa facilement et en sortit quelque chose.

« C’est explosif. »

« C’est dangereux. »

L’objet était une boîte en bois avec un fusible, comme de la dynamite. À l’intérieur, il y avait plusieurs cylindres.

« Est-ce une bombe ? »

« C’est pour casser la roche. »

« C’est dangereux. N’y touchez pas ! », prévint Lan tout en repoussant d’un coup de patte la main de Chem qui s’approchait.

Bien que grondée, Chem sourit au contact de cette patte douce. J’avais observé Kan et Lan avec curiosité tandis qu’ils emportaient l’objet dans leur ancienne grotte.

Est-ce que tout va bien se passer ?

À part cela, la seule chose intéressante qui s’était produite fut la découverte du véritable sexe de Murus. Mes villageois savaient déjà qu’elle était une elfe, mais ils n’avaient pas appris son autre secret, bien que Murus ne semblait pas le cacher intentionnellement. Et ce fut grâce à Kan et Lan que tout le monde le découvrit. Comme ces pandas adoraient se baigner, ils avaient fabriqué une baignoire. Gams pensa que ce serait une excellente idée d’inviter tous les hommes du village à prendre un bain ensemble, mais lorsqu’il demanda à Murus, elle le regarda d’un air choqué.

« Je pensais que vous pensiez que j’étais un homme, et je suppose que vous venez de me donner raison. »

Murus expliqua qu’elle était une femme, surprenant ainsi tout le monde sauf Kan, Lan et Lyra. Apparemment, les elfes ne faisaient pas grand cas de leur sexe jusqu’à ce qu’ils atteignent cent ans, c’était alors que les différences d’attitude et de langage commençaient à se manifester. Si vous ne pouviez pas déterminer le sexe d’un elfe par son comportement, il était probable que vous ayez affaire à un enfant.

Au début, Carol et Chem semblaient se méfier d’elle, mais quand elles avaient considéré qu’elle n’était pas particulièrement féminine et qu’elle avait plus de cent ans de plus que Gams, elles s’étaient calmées. J’étais le seul à savoir que Murus et Gams s’entendaient bien quand ils allaient chasser ensemble. Ses admirateurs ne devraient pas baisser leur garde si facilement.

Interférer dans leurs affaires romantiques ne serait pas très divin de ma part. Je garderais juste un œil sur les choses. Pour être honnête, après l’incident du harceleur et la demande de conseils aux villageois avec Seika, je ne voulais plus entendre parler de romances pour le moment.

La révélation du sexe de Murus fut probablement la chose la plus marquante de ces derniers jours. En dehors de cela, tout était calme.

Bien que mes villageois vivaient toujours principalement dans la grotte, avec tous les bâtiments supplémentaires, cela commençait à ressembler à un vrai village. Je jouais enfin à ce jeu de la manière prévue.

« Nous arrivons enfin à l’essentiel. Il est temps de travailler un peu sur le village lui-même. »

Même avec Kan et Lan, nous n’étions toujours pas assez nombreux, et il ne restait qu’une semaine avant le prochain Jour de la Corruption. Mais cette fois, nous avions Murus, Kan et Lan comme combattants supplémentaires. J’avais supposé qu’ils étaient faibles à cause de leur aspect soyeux, mais leur force m’avait surpris. Apparemment, le fait que les hommes bêtes soient plus forts que les humains était une chose normale dans ce monde. Les pandas utilisaient donc des mouvements rapides pour confondre leurs ennemis. J’avais vu les pandas s’attaquer à un monstre avec Gams : ils grimpaient proprement dans un arbre avec de petites lances dans la bouche, puis se lançaient droit sur leur adversaire.

Nous avions Gams avec ses épées doubles, Murus avec son arc, et Kan et Lan avec leurs lances — une équipe bien équilibrée, avec Chem comme guérisseur. Je ne savais pas à quel point le Jour de la Corruption serait dangereux cette fois-ci, mais si c’était comme la dernière fois, ça devrait aller. Il devrait y avoir moins de gobelins verts, aussi, après notre raid sur leur camp.

Mais je devais me rappeler qu’il s’agissait toujours d’un jeu vidéo. La difficulté allait probablement augmenter régulièrement au fil du temps, et les ennemis deviendraient plus forts à chaque bataille. Je ne pouvais rien prendre pour acquis si je voulais éviter la tragédie. Mais je n’étais pas vraiment nerveux. Après tout, j’avais toujours le golem comme atout.

J’avais les PdD nécessaires pour l’invoquer et une bien meilleure idée du temps qu’il pouvait rester actif. Nous avions planté des pieux dans la clôture comme la dernière fois, et mes villageois aient retourné le sol à l’extérieur de la clôture pour que les ennemis aient plus de mal à trouver leurs marques.

J’avais fait des recherches sur les stratégies de guerre et les pièges de l’ère Sengoku, que j’avais transmises à mes villageois par prophétie. Grâce à Kan et Lan et à leurs compétences en menuiserie, recréer les pièges fut simple.

« J’ai eu très peur la dernière fois, mais je veux juste en finir avec le Jour de Corruption de ce mois-ci. »

Une semaine, j’avais plus que le temps nécessaire pour terminer tous les préparatifs.

Je m’étais penché en arrière sur ma chaise pour m’étirer et j’avais regardé le réservoir. Mes yeux rencontrèrent ceux de mon résident spécialiste de l’évasion, qui était suspendue à mi-chemin du sommet.

« Franchement, Destinée. Je viens de te remettre dedans après notre promenade dans la maison. »

Comme il semblait détester les espaces clos, je le laissais sortir pour traîner dans la pièce avec moi assez souvent. Néanmoins, je ne voulais pas qu’il se promène et s’attire des ennuis quand je n’étais pas là. Je devais lui apprendre à rester dans le terrarium.

Ça ne marchait pas.

Quand il vit mon regard furieux, Destinée se glissa dans le terrarium comme une vidéo en marche arrière, allant même jusqu’à remettre en place le couvercle en verre de son terrarium. Il avait maîtrisé l’acte de fuite. C’était extrêmement intelligent. Je l’aurais volontiers emmené se promener s’il faisait plus chaud, mais Sayuki m’avait prévenu de ne pas sortir les reptiles par temps froid. Apparemment, ils ne pouvaient pas réguler leur température interne.

Pourtant, je pouvais imaginer sans problème Destinée gambadant dans la neige. Selon Internet, il y avait des lézards résistants en Russie et dans l’Arctique qui pouvaient survivre aux températures les plus basses, mais je n’allais pas prendre le risque de vérifier si Destinée était l’un d’entre eux.

Je ne savais toujours pas quelle espèce c’était. Notre meilleure hypothèse était un lézard tatou, mais il y avait tellement de détails qui ne correspondaient pas que je n’étais pas convaincu.

« J’aimerais bien savoir ce que tu es, mais je crois que le plus important, c’est qu’on soit ensemble. »

Un jeu mystérieux et un lézard mystérieux. Trouverai-je un jour la vérité sur l’un ou l’autre ? J’avais surveillé Destinée et le village pendant que j’y pensais, en ronronnant d’impatience. Et bien que je voulais en savoir plus, une partie de moi pensait qu’il valait mieux que je reste ignorant.

***

Chapitre 2 : Un travail difficile et mon endurance

Notre planning sera chargé.

« Tout le monde nous demande d’énormes nettoyages de fin d’année. Nous entrons dans le vif du sujet, alors préparez-vous ! »

Les mots de mon patron étaient légers, mais son expression était sérieuse. Je pensais m’être préparé… mais je n’en connaissais même pas la moitié.

« Ok, on a fini pour la matinée ! Prenez un déjeuner. Ensuite, nous irons sur le site de travail de cet après-midi. Après ça, on traînera dans la voiture jusqu’au relais de l’équipe de nuit. »

« Oui, monsieur. »

« Oui… monsieur… »

Mes collègues répondirent promptement, quoique sans enthousiasme, mais j’étais mort à l’intérieur. Mon esprit et mon corps me criaient que je ne pouvais pas continuer.

Avant, une « période chargée » au travail signifiait nettoyer deux endroits par jour, au maximum. Chaque endroit ne prenait jamais plus de trois heures. Mais dernièrement, nous avions nettoyé trois endroits la plupart du temps, et parfois quatre. Certains jours, j’étais au travail avant midi et jusqu’à 4 heures du matin le lendemain. Bien sûr, je prenais toujours un jour de congé après un tel travail, mais après plusieurs fois, mon corps atteignit ses limites. Je pensais être prêt pour un vrai travail pénible, mais ces derniers temps, j’étais à deux doigts de me faire porter malade ou autre. Comment les gens faisaient-ils pour travailler autant et tous les jours ? Les gens devaient s’y habituer au bout d’un moment, mais, en tant que nouveau venu dans le monde du travail, cela m’avait vraiment impressionné. Tous ceux qui travaillent à plein temps méritent des éloges.

Seul mon dévouement à garder un œil sur mon village m’avait empêché de m’effondrer complètement. Leurs circonstances étaient plus difficiles que les miennes, et pourtant ils travaillaient dur chaque jour. Il y avait Carol, qui travaillait sans relâche, malgré sa petite taille. Lyra, qui était là pour garder sa famille sous contrôle et soutenir tout le village. Rodice, qui ne pouvait pas se battre, mais travaillait assidûment dans l’ombre. Chem, qui en dehors de son étrange relation avec Gams, représentait un parfait pilier d’espoir religieux pour le village. Murus, qui était d’abord venu de la Forêt Interdite pour surveiller les autres, mais qui les soutenait désormais grâce à ses compétences en tir à l’arc, en pharmacologie et en magie végétale. Ensuite, il y avait Kan et Lan, qui n’étaient pas seulement des travailleurs qualifiés, mais qui pouvaient vous faire sourire rien qu’en les regardant.

Il m’avait suffi de regarder un instant le Village du destin pour constater que mon humeur et ma motivation avaient instantanément augmenté. Quel genre de Dieu serais-je si je ne travaillais pas aussi dur qu’eux ?

Je souriais face à mon téléphone dans le minivan alors que nous roulions vers notre prochain emplacement. Sentant une paire d’yeux me regarder, j’avais levé la tête. Yamamoto-san me fixait depuis le siège à côté de moi.

« Qu’est-ce qu’il y a ? », avais-je demandé.

« Est-ce le jeu dont tu parlais la dernière fois ? »

Attends, c’est mauvais ! Je ne suis pas censé en parler à qui que ce soit, non ?

Mais ce n’était pas comme si j’en parlais sur Internet. Sayuki l’avait vu, mais je n’avais pas reçu de lettre me renvoyant du jeu. La société ne saura pas que j’avais dit quoi que ce soit, tant que Yamamoto-san n’en parlait pas sur Internet. Mais je ne voulais pas prendre de risques.

« Euh, oui. Mais je suis en train de le tester, il n’est pas en vente et je ne suis pas encore autorisé à en parler. »

« Oh, c’est la même chose avec mon jeu. Ça craint quand tu veux chercher des stratégies en ligne et que tu ne trouves rien. »

Il semblait plus intéressé à me parler de son jeu qu’à apprendre le mien. Ça me convenait parfaitement.

« J’ai entendu parler de poursuites judiciaires contre des personnes qui partageaient des informations sur des jeux non sortis en ligne. Certaines personnes ont dû payer des millions de yens, voire des dizaines de millions », avais-je dit.

J’espérais qu’il comprendrait que j’essayais de l’avertir de ne pas diffuser d’informations sur mon jeu, même si j’étais presque sûr qu’il n’avait même pas vu l’écran titre.

« Vraiment ? Ça semble un peu extrême. Peut-être que je n’aurais pas dû t’en dire autant sur le jeu auquel je joue. »

« Tu m’as seulement dit qu’il s’agissait de capturer un territoire, mais je ne sais pas comment ça s’appelle. De plus, je ne vais pas le partager en ligne ou en parler à qui que ce soit. »

« Merci, j’apprécie. Je suppose que je dois être plus prudent. Mais ça ne te donne pas plus envie d’en parler quand tu n’en as pas le droit ? »

« Oh ouais, je comprends ça à cent pour cent. »

Surtout quand ce jeu était aussi incroyable que Le Village du Destin. Et ce n’était pas seulement le jeu en lui-même. J’avais vraiment envie de me vanter de mes merveilleux villageois et de la façon dont ils travaillaient dur jour après jour. J’avais été tenté d’en parler à Sayuki un nombre incalculable de fois. J’avais confiance en elle et je ne pensais pas qu’elle me dénoncerait à la société ou quoi que ce soit, mais je commençais à avoir des doutes sur le jeu lui-même. Et si ce n’était pas seulement un jeu ? Les personnages étaient si humains dans leur comportement, leur discours et leurs pensées. Presque chaque jour, je recevais un colis rempli de fruits étranges ou de pierres lumineuses. Et puis il y avait Destinée, mon lézard mystérieux et inclassable.

J’avais une théorie, mais je devais admettre qu’elle était un peu tirée par les cheveux. Une société avait créé une IA super compliquée, et Le Village du Destin était le premier jeu à l’utiliser. Ils s’étaient ensuite associés à une autre société qui utilisait la reproduction sélective pour créer de nouveaux fruits et animaux. Peut-être qu’ils essayaient de susciter l’intérêt des investisseurs, pour pouvoir gagner plus d’argent en plus des microtransactions. Et moi, un homme ordinaire, j’étais mêlé à tout ça.

C’était peu probable, mais c’était quand même plus logique qu’un jeu qui me laissait regarder un monde parallèle.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es devenu silencieux. »

« J’étais juste en train de penser. Je n’ai pas non plus le droit de parler de mon jeu aux gens, donc je comprends ce que tu ressens. »

« C’est ennuyeux, non ? Pourtant, je te fais confiance pour ne pas cracher le morceau. Tu n’as pas l’air d’être une commère. »

« Ne t’inquiète pas. Je ne le dirai à personne. »

Je pourrais laisser échapper quelque chose accidentellement, mais je doute que je le fasse. J’étais trop préoccupé par mes propres problèmes.

« Très bien, dans ce jeu, tu dois détruire le territoire ennemi, et tu paies pour avoir plus de monstres. Tu connais le principe. Tu les élèves, ils montent de niveau en combattant, et tu peux utiliser des objets pour les rendre plus forts. »

Un exemple célèbre de jeu avec des monstres en bataille m’était immédiatement venu à l’esprit, mais il y en avait beaucoup de similaires.

« Tu as dit que tu devais aussi capturer des territoires, non ? », avais-je demandé.

« C’est vrai, mais ce qui rend ce jeu intéressant, c’est que tu joues le méchant, et ton objectif principal est d’aller détruire des villages. Les graphismes sont aussi impressionnants ! Oh, et quand je dis méchant, tu joues en fait un Dieu maléfique, tu gagnes la partie si tu détruis toute l’humanité ! »

Ce n’était pas du tout mon genre. D’ailleurs, je n’avais pas le temps de jouer à de nouveaux jeux quand j’étais occupé à protéger mon village.

« Plus tu tues d’ennemis, plus tu obtiens de points et plus tu peux invoquer de monstres. Mais les microtransactions sont un peu folles. Tu peux acheter une tonne de points avec de l’argent, je finis donc par jeter de l’argent dessus tout le temps. »

« Hé, tu es donc comme moi ? »

C’était comme se regarder dans un miroir, même s’il était difficile de trouver un jeu de nos jours qui n’avait pas de microtransactions. Il n’y avait rien de plus terrifiant qu’un jeu sans étiquette de prix. J’avais commencé à me demander combien j’avais dépensé pour Le Village du Destin, mais je ne voulais surtout pas le savoir.

Mais ça en valait la peine. J’en avais eu pour mon argent avec les fruits, la viande et toutes les autres offrandes. J’avais vérifié les prix des restaurants pour le sanglier en ligne, et c’était assez onéreux. Et les fruits étaient nutritifs et avaient un goût incroyable, ils seraient probablement vendus comme des produits de luxe s’ils étaient sur le marché.

« Tu peux même augmenter ton territoire, mais ça coûte une tonne de points. Tu sais, un territoire supplémentaire coûte… »

Yamamoto-san n’avait pas terminé sa phrase.

J’avais décidé qu’il était plus sûr de ne pas lui demander le chiffre exact.

« Bref, je me suis procuré trois zones, et deux d’entre elles ont été détruites ! »

« Et la dernière ? C’est la même que celle qui a été détruite avant ? »

« Oui ! Deux de mes zones ont été attaquées en même temps. J’ai dû diviser mes monstres ! La zone la moins défendue n’a eu aucune chance, et l’un de mes monstres les plus forts et les plus chers a été tué ! »

Son visage s’était tordu en un sourire, mais il était vide.

« Tout cet argent envolé juste comme ça. »

Il avait l’air désemparé, mais j’aurais eu la même réaction, ou pire, si mon village avait été détruit. J’aurais aimé savoir quoi dire pour le réconforter, mais ce fut là que mon manque de compétences sociales me fit défaut.

« Eh bien, en mettant de côté l’argent une seconde, c’est un jeu génial. Probablement le meilleur auquel je n’ai jamais joué. Je ne sais pas ce que je ferais si je perdais et que je ne pouvais plus jamais y jouer, je parie qu’ils se font une tonne… »

Juste à ce moment-là, le mini-van arriva à notre prochain lieu de travail.

« Hé, les gars, on doit aller au travail, mais je ne dirai pas non si vous voulez faire une petite sieste avant », dit le patron.

J’avais soudainement réalisé que le trajet en voiture avait pris toute notre pause, et que nous l’avions utilisée pour parler. Le patron, qui avait conduit, allait commencer à travailler tout de suite. Il était plus âgé que nous, cela ne devait pas être facile pour lui. Nous n’avions donc pas le droit de nous plaindre.

*****

« Je suis rentré… »

Après une journée interminable, le travail était terminé et j’étais de retour chez moi. Je n’avais jamais fini cette conversation avec Yamamoto-san.

« Tu as l’air épuisé ! Tu veux un bain ou un dîner d’abord ? », me proposa maman.

« Je vais prendre le bain… »

J’avais traîné mes pieds jusqu’à la salle de bains, j’avais enlevé mes vêtements et j’avais fait glisser la porte vitrée de la pièce humide… pour trouver ma sœur déjà dans la baignoire.

Maman ! Tu ne savais pas qu’elle était là ?!

« Je ne savais pas que tu étais un pervers. »

« Écoute, je suis mort de fatigue. C’est un accident. »

Sayuki me regarda fixement. Je ne pouvais rien voir à cause de la vapeur. Juste au cas où, j’avais couvert mon entrejambe avec mes mains. Mais ce n’était pas très grave, car nous étions de la même famille.

« Fais-moi juste savoir quand tu sors. »

Être de la même famille ne signifiait quand même pas que nous allions nous baigner ensemble. En me tournant pour partir, j’avais senti des éclaboussures d’eau chaude sur mon dos.

« Pourquoi ne pas te laver, et je sortirai quand tu auras fini ? », suggéra Sayuki.

Ça ne me dérangeait pas, mais je ne m’attendais pas à ce qu’une telle suggestion vienne d’elle. Peut-être que c’était moi qui était bizarre, que je ne devrais pas en faire toute une histoire. Mais il n’y avait pas si longtemps, elle se plaignait de devoir aller aux toilettes après moi. C’était un progrès. Ces pensées dérivèrent paresseusement dans mon esprit à moitié mort alors que je commençais à me laver les cheveux. J’étais tellement épuisé. Même mes pensées me fatiguaient.

« Tu as toujours cette cicatrice sur ton ventre », dit Sayuki tout en posant sa mâchoire sur le bord de la baignoire.

« Eek ! Arrête ça, perverse ! »

« Très drôle. Mets-y au moins un peu de sentiment si tu dois agir comme un abruti. »

C’était trop facile de critiquer

« Je suis désolé, Oniichan. D’abord, tu te fais poignarder, et puis tu finis par t’engueuler avec cet abruti encore une fois. »

Sayuki n’avait pas été aussi morose depuis longtemps. J’avais entendu des larmes dans sa voix, même si je ne pouvais pas les voir.

« Ne t’en fais pas. C’est le travail d’un frère de protéger sa sœur, et j’ai échoué la dernière fois. »

« Non, tu n’as pas échoué. Tu as pris le coup pour moi. »

« Seulement parce que je me suis figé. Je suis désolé, tu as un frère vraiment pathétique. »

Je me souvenais avoir paniqué, n’avoir pensé qu’à m’échapper en suppliant le jeune Yoshinaga de me laisser la vie sauve. Il était encore au collège. Mes souvenirs étaient flous à cause de la blessure, mais je savais que j’avais agi comme une mauviette.

« Parfois, c’est comme si nous ne parlions pas de la même chose. Es-tu sûr que tes souvenirs ne sont pas embrouillés ? Je criais sur Yoshinaga, et il s’est énervé et a sorti un couteau sur moi. Et tu lui as dit, “Si tu dois poignarder quelqu’un, poignarde-moi, mais ne pose pas un doigt sur ma sœur !” », demanda Sayuki.

Je… ne me souvenais pas de ça comme ça. Peut-être que Sayuki l’avait inventé afin que je me sente mieux. J’avais levé les yeux vers elle, elle me souriait avec des larmes qui coulaient sur son visage.

Est-elle sérieuse ?

Peut-être que je me sentais tellement coupable de ne pas l’avoir protégée que mon esprit avait déformé mes souvenirs afin qu’ils soient pires que l’événement réel. Je savais que les faux souvenirs étaient un phénomène courant, surtout lorsque l’événement remontait à si longtemps. Combien de mes souvenirs étaient réels, et combien en avais-je inconsciemment fabriqué au cours des dix dernières années, pour le meilleur et pour le pire ?

J’avais ignoré la gentillesse de mon père et l’avais dépeint comme une obstruction grincheuse à mon bonheur. Je ne fuyais pas seulement la réalité, mais aussi mon passé, et il semblerait que cette fuite ait affecté mes souvenirs. Comment avais-je pu être aussi stupide ?

« Même dans ce cas, je ne t’ai pas sauvée », avais-je dit.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? Après t’avoir poignardé, Yoshinaga s’est enfui ! Tu m’as sauvée. Bien que tu aies l’air plutôt effrayé ! »

Sayuki m’avait regardé fixement et m’avait aspergé avec plus d’eau de bain.

« Arrête ! L’eau me monte au nez ! »

J’avais attrapé le pommeau de douche et l’avais aspergée d’eau froide pour me venger.

« C’est glacé ! Je suis en colère maintenant ! », cria Sayuki.

« Hé, j’étais déjà en colère ! »

Sayuki avait un seau à la main alors que je m’armais du pommeau de douche.

« Arrêtez d’utiliser la salle de bain comme un terrain de jeu ! Quel âge avez-vous tous les deux ?! »

Le cri de colère de maman nous força à un cessez-le-feu.

***

Chapitre 3 : Le quotidien du village et mon quotidien

Le lendemain, j’étais en congé pour la première fois depuis longtemps. J’avais prévu de dormir jusqu’à l’heure du déjeuner et de paresser toute la journée, mais avant même de m’en rendre compte, je m’étais réveillé avec le soleil du matin et j’étais assis devant mon PC. J’avais tellement travaillé ces derniers temps que je devais toujours regarder mes villageois sur mon téléphone, et le fait de m’asseoir et de prendre mon temps avec eux me fit du bien. Mes villageois étaient déjà au travail, malgré l’heure matinale. Enfin, tous sauf trois d’entre eux.

Carol était encore profondément endormie dans son lit. Kan et Lan étaient nocturnes, et à cette heure-ci, ils étaient blottis l’un contre l’autre dans leur cabane. Si Rodice et Lyra se câlinaient comme ça, je détournerais le regard, mais vu que c’étaient des pandas, je ne pouvais que les trouver adorables. J’étais tenté de les regarder jusqu’à leur réveil, mais je savais que je devais aller voir les autres.

Chem et Lyra préparaient le petit-déjeuner. Grâce aux nouveaux ingrédients et assaisonnements, leurs repas étaient plus variés ces derniers temps. Cela rendait tout le monde heureux.

« C’est une journée fraîche ! Pourquoi ne pas faire une bonne soupe chaude ? », suggéra Lyra.

« Quelle merveilleuse idée ! Je suis sûre que Gams doit être gelé lui aussi. »

Les femmes continuèrent à travailler tout en discutant. Elles firent huit portions, même si Kan et Lan ne viendraient pas manger avant un moment. Et malgré l’augmentation de la population, Chem et Lyra continuaient à cuisiner pour tout le monde, et elles devenaient très douées.

Chem commença à mettre la table en jetant de temps en temps un coup d’œil vers la tour de guet, où Gams montait la garde. Le froid hivernal était déjà assez intense, mais le vent au sommet de la tour était glacial. Gams avait plusieurs peaux avec lui là-haut enroulées étroitement autour de ses épaules. Il regardait par-dessus la clôture et dans la vaste forêt qui s’étendait au-delà. Kan ou Lan faisaient habituellement la garde de nuit, et ils s’en sortaient mieux, car leur épaisse fourrure les protégeait naturellement du froid. Gams n’avait pas une telle fourrure, et j’avais appris récemment qu’il détestait vraiment le froid. Il s’enveloppait dans un cocon, ne laissant que son visage à découvert. Cela avait l’air un peu idiot, mais c’était aussi très agréable à voir.

Il ne se plaignait jamais. Ce n’était pas un luxe qu’il pouvait avoir si près du jour de la Corruption. Mes villageois étaient prêts pour ça, mais il savait de première main combien ce serait dangereux. Pas étonnant qu’il ait été en état d’alerte à l’approche du jour.

Et pendant que Gams faisait le guet dans son paquet de fourrures, une silhouette s’approcha de lui par-derrière.

« Merci de monter la garde quand il fait si froid. Je t’ai apporté une boisson chaude, et c’est presque l’heure du petit-déjeuner. »

« Merci. »

Gams prit la tasse en bois de Murus avec ses deux mains pour les réchauffer.

Murus sourit et s’assit à côté de lui.

« Comment agissent les monstres dernièrement ? »

« Il n’y a pas autant de gobelins verts cette fois, depuis que nous avons détruit leur camp. »

Ils avaient fait ça pour le bien de Murus, mais tout le monde en avait profité. Si nous avions de la chance, il n’y aurait pas non plus de gobelins verts le jour de la Corruption.

« Je ne pourrai jamais te remercier assez pour ça. »

« Hé, tu es l’une des nôtres maintenant. Tu n’as pas besoin de nous remercier. Tu es de la famille. »

« La famille… ça sonne bien », murmura Murus en s’appuyant contre Gams.

Incroyable…

Ils avaient l’air de très bien s’entendre. Carol et Chem avaient beau se pâmer devant Gams, elles étaient toutes deux dans des situations qui rendaient une relation inappropriée. Gams et Murus avaient aussi une différence d’âge significative, mais dans une direction beaucoup plus sûre.

Le fait que Gams reçoive toute cette attention me rendit un peu jaloux, mais je comprenais pourquoi. Il assumait deux fois plus de responsabilités que les autres, il méritait de belles choses dans sa vie.

« C’est ça, Gams ! Mets ton bras autour d’elle ! »

Comme s’il m’avait entendu, Gams réarrangea ses couvertures pour laisser entrer Murus par-dessous. J’observai le duo en retenant mon souffle tandis qu’ils se regardaient dans les yeux.

« Tu avais froid, non ? Je suis désolé de ne pas l’avoir remarqué », dit Gams.

C’est quoi ce bordel, Gams ?!

Les joues un peu rouges, Murus répondit par un sourire gêné.

J’avais vu des protagonistes plus doués dans des simulations de rencontre, pour l’amour de Dieu !

S’il avait un peu plus assuré, il aurait pu se faire embrasser à cet instant précis. Il était complètement désespéré ! En tant que son Dieu, j’avais été très déçu par lui.

Je suppose que je savais déjà qu’il n’était pas très doué pour les relations. Il n’avait pas semblé remarquer les aspects les plus extrêmes de l’affection de sa sœur, ni voir l’amour de Carole comme autre chose qu’un enfant qui l’admire. Au début, j’avais pensé qu’il faisait preuve de tact, mais je m’étais rendu compte qu’il était juste désemparé.

« Je suppose qu’il est normal qu’il soit un peu stupide. S’engager dans une relation avec Murus n’apporterait que des ennuis. »

Je plaisantais à moitié, mais le scénario qui se jouait dans mon esprit était loin d’être drôle. Deux assassins, lames à la main, suivant Gams et Murus partout où ils allaient. J’avais souhaité ne pas croire que c’était possible.

En tant que leur Dieu, j’avais décidé de ne pas interférer.

L’autre homme humain du village, Rodice, prenait des notes sur leurs transactions avec Dordold. Le village avait gagné plus que prévu, et la plus grande partie de cet argent servirait à le développer davantage. Les villageois avaient également acheté de nouveaux vêtements, et ils portaient des tenues que je n’avais jamais vues auparavant. Bien que les hommes ne s’en soucient guère, les femmes étaient très enthousiastes. Elles ne se souciaient même pas de l’augmentation de leur charge de linge.

Lyra et Chem portaient de nouveaux vêtements qui semblaient plus faciles à porter que leurs anciennes tenues. Après les avoir vues dans les mêmes tenues pendant des semaines, les voir dans de nouveaux vêtements était rafraîchissant. Chem s’était précipitée dehors une fois que le petit-déjeuner était prêt. Elle fixa la tour de guet comme si elle pouvait sentir un déséquilibre des forces.

« Gams ! Le petit déjeuner est prêt ! Et as-tu vu Murus ? »

« J’arrive ! Murus est avec moi ! »

« Quoi ? Là-haut ? »

Chem ne parvenait pas à avoir l’air surpris, les sourcils froncés ne quittant pas son visage.

« Gams ! »

Carol se tenait à côté de Chem, un animal en peluche dans les bras.

Les villageois avaient acheté l’ours en peluche à Dordold avec les vêtements. Quand Carol était-elle arrivée là, d’ailleurs ? Je pourrais jurer qu’elle avait surgi de nulle part. J’étais parfois jaloux de ces protagonistes d’anime toujours entourés de filles, mais voir ce à quoi Gams avait affaire m’avait guéri de cette envie.

« La réalité peut être si décevante… »

Gams était descendu de la tour de guet, Chem et Carol s’étaient alors déplacés pour le flanquer. Elles avaient chacune attrapé une de ses mains et l’avaient tiré vers la grotte. Murus les regarda partir avec un léger sourire sur le visage. Peut-être était-ce la sagesse de l’âge qui l’empêchait d’être jalouse. Ou ses sentiments envers Gams n’étaient-ils pas simplement romantiques ?

Je n’avais jamais été dans une relation dans ma vie, je ne pouvais pas porter un jugement correct. Je ne devrais pas trop m’avancer.

À part Kan et Lan, tout le monde s’était assis pour prendre un petit-déjeuner composé de soupe, de viande frite et de légumes, avec une substance à base de maïs ressemblant à du riz, encore des trucs qu’ils avaient achetés à Dordold. Ça avait l’air copieux pour un petit-déjeuner, mais c’était logique quand on avait une journée de travail devant soi. En plus, ils avaient aussi chez eux une tonne de viande. La viande qu’ils nous avaient envoyée après le dernier Jour de la Corruption occupait encore plus de la moitié de l’espace de notre réfrigérateur et de notre congélateur. J’étais prêt à parier qu’il y aurait de la viande pour le dîner ce soir, non pas que je me plaignais. Elle était si délicieuse que je doutais de pouvoir m’en lasser un jour, et elle allait avec tout.

Après le petit-déjeuner, mes villageois firent une courte pause, comme ils le faisaient souvent. Seul Gams était immédiatement retourné à son poste sur le mirador.

« C’est ma chance. »

J’étais descendu pour prendre mon propre petit-déjeuner et pour utiliser les toilettes avant de retourner devant mon PC. Quand j’étais revenu, le soleil avait commencé à se lever, et Lyra, Chem et Carol avaient commencé leurs corvées. Murus et Gams avaient quitté le village pour explorer et trouver de la nourriture. Et bien que mes villageois aient eu suffisamment de rations pour passer l’hiver, cela ne faisait jamais de mal d’en avoir plus, et ils pouvaient stocker ce qu’ils ne pouvaient pas manger. Rodice montait la garde depuis la tour, ayant pris la relève de Gams.

Ils avaient récupéré une flûte dans le village de Murus. La personne de garde soufflait dans la flûte si elle apercevait des monstres, et elle était assez puissante pour que Gams et Murus puissent l’entendre quand ils étaient dehors.

La matinée s’était déroulée paisiblement, et c’était bientôt l’heure du déjeuner. Aujourd’hui, mes villageois mangèrent à une table dehors, comme ils le faisaient souvent lorsque le temps était clair. Cette fois, Kan et Lan s’étaient joints à eux. J’avais mangé ma tasse de ramen et mon fruit en même temps que tout le monde.

« Oh, c’est vrai ! Je t’avais oublié. »

J’avais jeté un coup d’œil à Destinée.

Le lézard me rejoignait souvent devant l’ordinateur. Peu importe le soin que je mettais à fermer le couvercle de la boîte, Destinée parvenait toujours à s’échapper. Je lui avais passé un fruit. Il l’avait pris et mangé avec les deux mains.

« Tu veux garder un œil sur le village avec moi ? »

Après le déjeuner, je m’étais assis et j’avais joué paresseusement avec Destinée pendant que nous regardions le PC. Les villageois avaient repris le travail pour l’après-midi. Murus était sur la tour de guet. Kan et Lan découpaient des troncs pour fabriquer des meubles simples. Gams et Rodice étaient partis chercher du bois, tandis que Lyra, Chem et Carol ramassaient ensemble des herbes et des plantes comestibles.

« Ça me rappelle quelque chose. Ils m’ont envoyé un mélange de ces herbes de guérison dans un tube, mais je ne sais vraiment pas si elles fonctionnent ou non. »

Les herbes étaient arrivées il y a trois jours, un mélange liquide de la propre fabrication de Murus, stocké dans un tube en bois de la taille d’un petit doigt, le verre étant rare dans leur monde. Lorsque j’avais ouvert le couvercle, une forte odeur d’herbes s’était dégagée. J’en avais versé une petite goutte sur mon bureau et j’avais trouvé un liquide vert pâle de la même consistance que de l’eau.

Tout ce que le village m’avait envoyé jusqu’à présent était sain, je doutais donc que cela soit dangereux. En fait, cela finirait probablement par être le médicament le plus efficace qui existe. Heh. Peut-être que c’était optimiste.

Mes villageois avaient mentionné que les herbes servaient à traiter les blessures, je pourrais peut-être m’en servir si je me coupais. Mais là encore, je ne voulais pas être le cobaye d’un médicament inconnu. Pourtant, je ne voulais pas non plus rejeter un cadeau de mes villageois, j’avais donc décidé de le traiter comme un porte-bonheur pour le moment.

J’avais soulevé quelques poids en regardant le village, et avant même de m’en rendre compte, la nuit tombait. Maman m’avait appelé pour le dîner au moment où mes villageois préparaient le leur. J’avais remis Destinée dans sa boîte et j’étais descendu. Aujourd’hui, c’était juste moi et maman.

« Ils travaillent tard ce soir, hein ? »

« Ils ont beaucoup de travail tous les deux en ce moment. »

Je suppose qu’il n’y a pas que l’industrie du nettoyage qui souffre à cette période de l’année…

Pendant qu’on mangeait, maman me parlait de tout et de rien. J’avais l’habitude de l’ignorer, car elle me demandait toujours quand j’allais trouver un emploi, mais aujourd’hui, j’écoutais et j’acquiesçais aux bons moments. La famille de Rodice, Gams et Chem m’avaient tous appris combien il était important de préserver la paix dans les relations familiales.

Après le dîner, j’avais pris un bain, puis j’étais retourné dans ma chambre. L’écran de mon ordinateur était encore lumineux. Vivre dans la grotte n’était pas seulement plus sûr, mais cela signifiait aussi qu’ils avaient de la lumière la nuit. Ils se couchaient un peu plus tard qu’avant, même s’ils se couchaient toujours plus tôt que la plupart des gens dans le monde réel. À part Kan et Lan, tout le monde allait bientôt dormir. L’un des pandas surveillera de la tour pendant que l’autre poursuivra ses travaux de menuiserie.

« Je devrais probablement aller me coucher aussi. Je dois me lever tôt demain. »

Grâce au Village du destin, j’avais développé un mode de vie plus sain. C’était un jeu paisible et stable, mais d’une certaine manière, il était toujours extrêmement satisfaisant à jouer. Ce n’était pas la tasse de thé de tout le monde, mais j’adorais ça. Aujourd’hui, comme toujours, le Village du Destin m’avait donné la motivation dont j’avais besoin pour travailler dur.

« Bonne nuit. À demain », avais-je dit à mon ordinateur avant de m’installer dans mon futon et de fermer les yeux.

***

Chapitre 4 : Changement chez les gens et changement en moi

« Encore 3 jours. »

Mon esprit vagabondait vers le Jour de la Corruption alors que je nettoyais le couloir d’un bâtiment à plusieurs étages. La dernière fois, l’événement avait commencé vers l’heure du déjeuner et s’était terminé dans la soirée. Connaître le timing était rassurant. Nous avions maintenant Murus, Kan et Lan avec nous, notre puissance de combat avait donc été multipliée par quatre. Et même si le jeu augmentait la difficulté, nous y serions préparés.

« Je vois que tu te déconcentres ! », me dit mon chef.

Je m’étais immédiatement redressé. C’est vrai, je devais me concentrer sur mon travail.

« Alors… »

« Désolé ! »

Avant que je puisse finir mes excuses, Yamamoto-san m’avait coupé la parole et incliné la tête.

Oh. Il ne me parlait pas.

Un gros tas de terre était posé au pied de Yamamoto-san. Il avait dû renverser la plante en pot par accident.

« Quoi de neuf, Yama ? Tu as toujours l’air si endormi ces derniers temps. Tu peux prendre un jour de congé si tu en as besoin. », dit le patron.

« Je vais bien. J’ai juste besoin d’aller me coucher plus tôt. Je ne peux pas vraiment me permettre de prendre un jour de congé… », répondit Yamamoto-san de manière apathique.

Le patron n’était pas le seul à avoir remarqué son comportement. Même lorsque nous avions une pause ou que nous voyagions en voiture, Yamamoto-san ne faisait pas de sieste. Au lieu de cela, il jouait sur son téléphone, la lumière illuminant les cernes de son visage. Il avait l’habitude de me parler, mais il était maintenant absolument concentré sur son jeu. Il semblerait avoir quelques problèmes. Il n’avait jamais laissé le jeu prendre le pas sur son éthique de travail auparavant.

Yamamoto-san avait travaillé le reste de la journée avec la tête dans les nuages. Je n’arrêtais pas de penser à lui alors que j’achetais ma boisson habituelle à l’épicerie. Il agissait bizarrement depuis quelques jours maintenant. J’étais moi-même obsédé par mon jeu, mais pas au même degré. De temps en temps, je le voyais froncer les sourcils devant l’écran et appuyer désespérément sur les boutons.

Il y a quelques jours, il avait partagé quelque chose avec moi, me prenant totalement au dépourvu. Je lui avais promis de garder le secret.

« Le jeu auquel je joue a un système de récompense. Tu te souviens que je t’ai dit que tu pouvais obtenir des points en détruisant des villages et des camps ? Tu peux changer ces points en argent réel. Difficile à croire, hein ? »

« Tu plaisantes ? Je n’ai jamais entendu parler d’un jeu qui fait ça. »

Nous parlions de jeux pendant notre pause, et ce fut là que Yamamoto-san me fit cette révélation choquante. Je pensais que seuls les streamers et les joueurs professionnels pouvaient gagner de l’argent en jouant.

« Je ne pensais pas que tu me croirais aussi facilement. Et comme je n’y croyais pas moi-même, j’ai détruit cet endroit pour faire un test et j’ai converti les points obtenus… et l’argent est apparu sur mon compte en banque juste comme ça. »

Et moi qui pensais que le Village du Destin était innovant quand il m’envoyait des cadeaux au hasard. Je ne l’aurais pas cru si mon propre jeu ne sortait pas autant de l’ordinaire. Mon jeu pourrait même être plus étrange.

« Et ce n’était pas 200 misérable yen en plus », poursuivit Yamamoto-san, la voix basse.

Il n’avait pas l’air de plaisanter. Combien a-t-il gagné avec ce jeu ?

« D’ailleurs, c’est un jeu en ligne, il y a donc forcément d’autres personnes qui y jouent. Il y avait cet énorme village que les autres joueurs attaquaient déjà. Je suis arrivé alors qu’il tenait à peine debout. Je l’ai détruit et j’ai arraché la victoire. »

Cela m’avait rappelé un vieux jeu en ligne auquel je jouais, où les guildes les plus faibles s’associaient pour assiéger les châteaux des guildes les plus fortes. D’autres guildes intervenaient à la dernière minute pour porter le coup de grâce et s’approprier le château.

« Si les sommes gagnées étaient faibles, je ne jouerais pas à ça aussi sérieusement que je le fais… »

Yamamoto-san s’arrêta et regarda autour de lui, comme s’il ne savait pas s’il devait continuer.

Quoi ? Ça commençait à devenir intéressant !

« Combien as-tu reçu exactement ? », avais-je demandé.

« Promets-moi que tu ne le diras à personne, d’accord ? C’était… cinq millions de yens. »

« Cinq mi »

J’avais rapidement mis mes mains sur ma bouche.

« C’est une grosse somme, non ? Écoute, je n’aime pas vraiment me plaindre de ma situation, mais ma famille n’est pas vraiment bien lotie. Mon père a disparu et nous a laissés avec ses dettes, alors j’ai dû abandonner le lycée pour commencer à travailler. Alors que je pensais que tout était payé, maman s’est mise à fréquenter un autre type qui… s’est enfui et a laissé sa dette derrière lui », expliqua-t-il.

Je voulais le réconforter, mais je n’avais rien trouvé. Et pendant que j’étais occupé à ne rien faire dans ma chambre pendant des années, Yamamoto-san travaillait dur pour rembourser une dette dont il ne devrait pas être responsable. Que pouvais-je dire à quelqu’un comme ça ? Même quelque chose comme « c’est dommage » semblait grossier. J’avais écouté en silence.

« Les gens m’ont dit que je ne devrais pas prendre la peine de rembourser l’argent, mais salaud ou pas, c’est mon père. Même s’il a emprunté tout cet argent, c’est de l’argent qui a servi à m’élever. Prétendre que ça n’a rien à voir avec moi me ferait me sentir mal. En plus, j’ai passé mes meilleures années d’adolescence et mes 20 ans à tout rembourser. Je n’ai pas pu faire la fête comme les autres personnes de mon âge. Je ne veux pas commencer à ignorer cette dette maintenant, parce que ça rendrait inutile tout le temps que j’ai passé à travailler. »

Légalement parlant, un enfant n’était pas responsable de la dette de ses parents, et j’étais d’accord avec ça. Après tout, il n’était pas responsable de l’endettement de son père. Mais j’admirais vraiment son intégrité. Ça le mettait dans une position désavantageuse, mais c’était honorable.

« Bref, c’est pourquoi j’étais super reconnaissant d’avoir ce jeu comme revenu supplémentaire. J’ai même remboursé une grande partie de la dette de maman grâce à ça. Je n’ai aucune compétence et aucune qualification. Ce jeu est peut-être la seule chance que j’ai de changer ma vie. »

La détermination brûlait dans les yeux de Yamamoto.

Et pour vous le dire franchement, il m’avait un peu effrayé.

*****

Nous avions terminé plus tôt que prévu, mais il faisait déjà nuit quand nous en avions fini. Il n’était pas si tard, mais le soleil se couchait si tôt en hiver. Le chemin du retour n’était éclairé que par quelques lampadaires et les lumières des maisons le long de la route. Cela rendait l’obscurité précoce encore plus évidente.

« Pauvre Yamamoto-san… », me murmurais-je à moi-même en marchant.

Il ne m’avait pas beaucoup parlé de son jeu, mais il le traitait comme un second travail. Le jeu payait mieux que le travail de nettoyage, et il serait peut-être préférable de le faire à plein temps. Mais parier sa vie entière sur un jeu vidéo était imprudent.

Nous devions finir le travail de l’année demain et nous ne recommencerions pas avant le 5 janvier. J’espérais juste que Yamamoto-san se reposerait un peu pendant les vacances. Je ne devrais peut-être pas être la personne qui devait s’en inquiéter, mais c’était le collègue avec lequel je m’entendais le mieux. Je me souciais de son bien-être.

J’avais poursuivi mon chemin, les pensées de Yamamoto-san et du village tourbillonnant dans mon esprit jusqu’à ce que les lumières de ma maison soient visibles. J’avais marché si lentement que mon corps était glacé jusqu’à la moelle. Désireux de me réchauffer, j’avais couru vers la maison et enlevé mes chaussures avant de me diriger vers le salon. On aurait dit que je venais de manquer le dîner.

« Bon retour, Yoshio. Tu as mangé ? », me dit ma mère.

« Non. »

« Je vais réchauffer quelque chose pour toi. »

Maman alla dans la cuisine tandis que je m’accroupissais devant le radiateur électrique, louant silencieusement celui qui avait inventé ce truc.

« Arrête de monopoliser le chauffage ! »

Sayuki s’était assise à côté de moi, essayant de me pousser hors du chemin.

Je n’allais pas la laisser me voler ma précieuse chaleur. Nous nous étions battues pour avoir la meilleure place devant le chauffage.

« Ugh. Tu es trop fort ! Oh, hey, quels sont tes plans pour le Nouvel An ? Tu vas venir avec nous voir grand-père ? »

J’avais oublié ça. À la fin de chaque année, ma famille se rendait toujours dans la maison d’enfance de mon père, mais cela faisait dix ans que je n’y étais pas allé avec eux. Ils ne revenaient pas avant le 4 janvier, ce qui me laissait quelques jours paisibles à passer dans la maison.

« Tu peux venir cette année. », demanda papa, sans se retourner de sa place sur le canapé.

J’avais compris le sous-entendu. Je pouvais venir cette année parce que j’avais enfin un travail et que je n’aurais pas à affronter mes grands-parents avec honte. Je les aimais, et je voulais vraiment les revoir, mais le Jour de la Corruption approchait, et le travail m’avait dit qu’ils pourraient avoir besoin de m’appeler n’importe quand. Le patron pourrait même m’appeler avant d’appeler Yamamoto-san, vu le retard qu’il avait pris ces derniers temps.

« J’aimerais bien y aller, mais j’ai du travail. Peux-tu leur dire que je viendrai les voir une autre fois ? »

« Ah. C’est dommage, mais je suppose qu’on ne peut rien y faire. »

« Nous pourrions aussi très bien aller les voir à un autre moment que le Nouvel An. Assure-toi de pouvoir venir avec nous la prochaine fois, Yoshio », dit gentiment maman.

Pendant ce temps, Sayuki me regardait fixement. N’aimait-elle pas aller voir nos grands-parents ?

« Je suppose que je vais aussi rester à la maison cette année. », dit-elle.

« Je pensais que tu avais hâte d’aller au sanctuaire et de voir grand-mère et grand-père ? », demanda maman.

« Eh bien, oui, mais… »

« Tu devrais y aller. Et assure-toi de me ramener quelques friandises. », dis-je.

Je ne voulais pas qu’elle reste à la maison à cause de moi.

« OK. Je vais y aller », dit Sayuki avec un soupir.

Je ne comprenais pas pourquoi elle avait l’air si déprimée. La différence d’âge entre nous la rendait parfois difficile à comprendre.

Après avoir mangé, j’étais remonté à l’étage et j’avais regardé mes villageois dormir, en révisant mes plans pour les prochains jours.

Ma famille devait partir vers midi demain, et je devais faire mon dernier quart de travail de l’année. J’avais senti une pointe de tristesse dans ma poitrine lorsque j’avais réalisé que personne ne serait là pour m’accueillir à la maison par la suite.

Mais j’avais au moins de quoi manger. Chaque année, maman préparait un assortiment spécial de plats pour célébrer la nouvelle année, et elle en mettait de côté pour que je puisse en avoir à la maison. Le réfrigérateur était encore rempli de nourriture provenant du Village du destin, et comme je n’avais pas acheté de PdD depuis un moment, j’avais de l’argent du travail si j’avais besoin de quelque chose de plus. J’avais aussi plus de compétences en cuisine qu’avant.

Je me demande s’il y a des événements dans le jeu pour marquer la nouvelle année ?

Certains jeux en ligne organisaient des campagnes pour récompenser leurs joueurs pendant cette saison. J’avais vérifié les options du jeu et le backlog, mais je n’avais rien vu de tel.

« On dirait que je ne peux pas non plus lancer le gacha des œufs, puisque ça fait moins d’un mois. »

C’était un événement mensuel, mais je ne savais pas quand il se réinitialisait. J’avais eu beaucoup de chance en obtenant Destinée la dernière fois, je n’attendais pas grand-chose de mon prochain lancer. Je devrais probablement faire savoir à mes villageois de ne rien m’envoyer aux alentours du Jour de la Corruption.

« Je ne veux pas avoir à me soucier de quoi que ce soit d’autre que du travail demain. Après ça, ce sera le Jour de la Corruption, et… »

Un bâillement interrompit alors mes pensées.

« Bon sang, je ne peux plus garder les yeux ouverts. Bonne nuit, tout le monde. »

Comme il ne se passait rien de notable dans mon village, j’avais décidé d’aller me coucher pour la nuit. Mais au moment où je m’apprêtais à m’installer dans mon futon, j’avais aperçu Destinée qui me fixait depuis son terrarium.

« Ah, désolé, j’ai oublié. Bonne nuit, Destinée. »

Ce dernier hocha la tête en réponse.

***

Chapitre 5 : La fin du travail et ma solitude

« Tu as bien travaillé aujourd’hui ! On se voit l’année prochaine ! »

« Au revoir ! Bonne année ! »

« Au revoir. »

Le patron et Misaki-san étaient tout sourire en se disant au revoir après le travail, la saison chargée étant enfin terminée. L’au revoir de Yamamoto-san était raide et silencieux.

J’étais sorti du mini-van, je m’étais tourné et j’avais incliné la tête.

« Merci. Bonne année ! On se voit l’année prochaine ! »

C’était épuisant, mais je l’avais fait. Comme toujours, j’avais demandé au patron de me déposer devant l’épicerie. Comme il n’y avait personne à la maison, j’avais décidé de faire le plein de boissons et de snacks avant de rentrer. Je prendrais aussi des ramen, juste au cas où.

J’avais salué la camionnette qui s’éloignait jusqu’à ce qu’elle soit complètement hors de vue. Le travail était terminé pour l’année, mais je ne me sentais pas vraiment soulagé. Le moral bas de Yamamoto-san pesait sur mon esprit.

Il n’était pas lui-même ces derniers jours. Il avait des cernes sous les yeux et devenait de plus en plus irritable au fil des jours. J’étais inquiet de son humeur, mais l’étincelle de colère dans ses yeux me dérangeait plus. J’avais senti qu’il me cherchait plusieurs fois pendant que nous travaillions. Et à chaque fois que je me tournais, il détournait le regard, mais pas avant d’avoir entrevu sa rage. Qu’avais-je fait pour qu’il me déteste autant ? Peut-être quelque chose d’inconscient. Je n’étais pas aussi doué que lui pour le travail, et j’avais tendance à tout ralentir.

J’avais essayé de le faire parler, mais il évita mes tentatives, je n’en avais donc jamais eu l’occasion. Je n’étais pas certain, mais je pensais que ce comportement avait commencé le jour où il avait entrevu Le Village du destin sur mon téléphone.

« Est-ce que ça a quelque chose à voir avec ça ? »

Ma question s’était transformée en brume blanche, se diffusant dans la nuit.

J’avais gardé les yeux sur le ciel sombre, mon esprit parcourant les possibilités. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que le Village du Destin et le jeu auquel Yamamoto-san jouait étaient en quelque sorte liés. Ils avaient l’air si similaires. Ils étaient tous deux en bêta, et il nous était interdit d’en parler. Ils reposaient tous deux sur les microtransactions.

L’objectif de son jeu était de détruire des villages, ce qui était l’exact opposé d’une simulation de construction de village. C’était peut-être pour cela que je n’avais pas remarqué les similitudes plus tôt. Yamamoto-san avait dit qu’il gagnait des points en détruisant des villages, et il avait aussi mentionné qu’un de ses territoires avait été récemment détruit. J’étais stupide, mais même moi je pouvais relier les points.

Il avait détruit le village de Murus. J’avais détruit le camp des gobelins verts, son territoire. Le timing de tout ça était parfaitement logique. Yamamoto-san avait réalisé tout ça avant moi, ce qui avait conduit à son changement d’attitude. Tout semblait correspondre.

Le Village du Destin étant un jeu en ligne, il n’était pas étrange de découvrir que d’autres personnes étaient impliquées. En fait, ça aurait été plus étrange s’il s’agissait d’un jeu solo. J’étais tellement distrait par l’I.A. et les systèmes trop complexes de mon jeu que j’avais à peine pensé à Yamamoto-san. Mais si ma théorie était correcte, son jeu le mettait en concurrence directe avec Le Village du Destin.

« Je parie également que nous ne sommes pas les seuls joueurs. »

Le scénario du jeu contenait plusieurs autres dieux mineurs. Chacun d’entre eux devait être un joueur. Puis il y avait les Dieux Corrompus, comme celui que Yamamoto-san contrôlait. Les deux camps s’affrontaient dans le monde du jeu. Si je devais affronter de vrais adversaires humains, je devais changer de stratégie.

« Je suppose que ça rend les choses plus intéressantes, mais je n’aime pas avoir à combattre Yamamoto-san. »

S’il était vraiment en colère contre moi parce que j’avais détruit son territoire, alors nous ne pouvions pas régler ça avec une simple conversation. Nous n’avions même pas le droit de parler de nos jeux. Mais ça n’avait plus d’importance maintenant, vu que l’on avait vendu la mèche.

Je ne pouvais pourtant pas aller poster ça en ligne pour voir si quelqu’un d’autre jouait.

« Mais la société ne le saurait jamais si nous en parlions face à face ? »

Mais là encore, ce jeu était tellement plein de surprises que je ne pouvais pas en être sûr. La seule chose que je voulais éviter à tout prix était de perdre mes villageois.

C’était clairement plus qu’un simple jeu. Yamamoto-san gagnait beaucoup d’argent. Les enjeux étaient trop importants pour que tout soit résolu en une seule conversation.

« Peut-être que je devrais juste rester loin de lui pendant un moment. »

Sans arriver à une conclusion claire, j’étais rentré à la maison. J’avais annoncé mon retour à la maison par habitude, mais bien sûr, personne n’était là pour m’accueillir.

Enfin, c’est ce que je pensais.

« Bon retour parmi nous ! »

« Huh ? »

Qui était-ce ? Je savais que c’était une voix féminine, mais je ne la reconnaissais pas. Ma famille n’était-elle pas encore partie ? Peut-être que papa devait finir quelque chose d’urgent pour le travail.

« Vous êtes toujours là ? »

J’avais poussé la porte du salon et j’avais regardé autour de moi.

Il y avait une femme qui cuisinait dans la cuisine attenante, elle me tournait le dos.

« Le dîner sera prêt dans une seconde. »

« Que fais-tu ici ? »

La femme s’était retournée, essuyant ses lunettes fumées avec ses doigts. C’était Seika, portant un tablier.

« Quoi ? Personne ne t’a rien dit ? Ta mère m’a demandé de cuisiner pour toi. »

« Maman… Pourquoi ? »

Maman s’entendait bien avec Seika. Elle avait probablement réalisé que nous recommencions à parler et avait voulu « aider ».

« Eh bien, merci de cuisiner, mais qu’en est-il de ta grand-mère ? »

« Elle est retournée dans sa ville natale pour le Nouvel An. D’habitude, je l’accompagne, mais je ne peux pas cette année à cause de mon pied. Il est pratiquement guéri, mais le docteur a dit que je ne devais pas encore me pousser. »

Son plâtre était retiré, elle avait cessé d’utiliser des béquilles depuis un moment.

« Je n’aime pas manger toute seule. Ça te dérange si on mange ensemble ? »

« Ça me paraît bien ! Je préfère également ne pas manger seul. »

Avant de perdre le contact, nous avions l’habitude de manger ensemble presque tous les jours. Manger avec elle était important en soi, mais je ne l’avais pas vue porter de tablier depuis des années. J’avais souri, en me demandant si c’était à ça que ressemblait la vie de couple.

Attends, je m’avance un peu…

Seika était une bonne âme jusqu’au bout des ongles, et je la considérais pratiquement comme un membre de ma famille. Malgré tous mes échecs, elle était toujours là pour prendre soin de moi. Peut-être qu’elle considérait cela comme une corvée, mais cela me convenait. Pour l’instant, j’avais la chance de pouvoir lui parler, grâce aux conseils de mes villageois. En demander plus serait égoïste.

« Alors, qu’est-ce qu’il y a pour… »

En m’approchant de la cuisine, j’avais vu Destinée assis sur le sol, regardant Seika. Seika détestait les reptiles, si elle l’avait vu, elle aurait paniqué ! J’avais plongé vers lui et l’avais ramassé, le cachant bercé dans mes bras.

« Qu-Qu’est-ce que tu fais ? Tu vas tout faire brûler ! », demanda Seika.

« J’étais juste, euh, en train de ramasser quelque chose qui est tombé de l’étagère. Je ne voulais pas que tu marches dessus. »

Je lui avais tourné le dos et j’avais ramené précipitamment Destinée dans ma chambre.

Je m’étais assuré que la porte était bien fermée avant de poser le lézard sur mon bureau.

« Tu vas me faire faire une crise cardiaque ! S’il te plaît, tiens-toi bien, ok ? Seika n’est pas une grande fan des reptiles. »

J’avais serré les mains l’une contre l’autre.

Destinée me regarda en clignant des yeux et il s’était gratté la tête. Même s’il ne comprenait pas, il hochait généralement la tête. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’il faisait exprès de rester muet.

« Si tu restes ici, je te donnerai le double de la quantité normale pour le dîner. J’ajouterai même un bouquet de fruits. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Il y eut une pause. Finalement, le Destinée hocha la tête et tendit la patte. J’avais placé mon index dans sa paume, qu’il avait fortement saisie, et nous nous étions serré le doigt.

« Es-tu sûr de ne pas comprendre ce que je dis ? »

Il donna des coups de langue avec nonchalance.

Est-ce qu’il… fait ça exprès ?

« Peu importe. Tu sais, je pensais qu’il n’y aurait que toi et moi pour le Nouvel An. »

Destinée était l’autre raison pour laquelle je n’avais pas accompagné mes parents à la campagne. Je ne pouvais pas le laisser ici tout seul. J’avais aussi proposé de m’occuper du reptile de Sayuki, mais apparemment il hibernait et n’avait pas besoin de soins pour le moment.

« Le dîner est prêt ! »

« J’arrive ! »

J’avais jeté un coup d’œil au terrarium et j’avais repéré les restes de quelques fruits. Quelqu’un avait dû nourrir Destinée avant qu’il ne parte à l’heure du déjeuner.

« N’oublie pas notre promesse. Je t’apporterai aussi le morceau de viande le plus savoureux. »

Destinée déplaça le couvercle de son réservoir et rampa à l’intérieur docilement. J’avais décidé de ne pas trop réfléchir à son comportement.

Je m’étais dépêché de descendre et de m’asseoir à la table du dîner, me sentant mal de ne pas avoir aidé Seika en quoi que ce soit. J’aurais pu au moins mettre la table. Je devrais faire la vaisselle après.

« J’ai juste utilisé un peu de la viande que tu avais dans le frigo… »

« C’est bon. Tu peux utiliser ce que tu veux. Tu peux même ramener des trucs à la maison si tu veux. »

« Oh, c’est bon. Ta mère nous refile déjà des trucs quand elle en a trop. »

Aux dernières nouvelles, nous recevions tellement d’offrandes que maman faisait la tournée en distribuant le surplus aux voisins, et pourtant notre frigo était toujours plein.

« Cette viande est vraiment bonne ! C’est délicieux, et ça me réveille après une journée de travail fatigante. On dirait qu’Obaachan retrouve son énergie après avoir mangé ça elle aussi. »

Okiku-baachan travaillait dans le jardin tous les jours. Elle faisait aussi du papier découpé, de la céramique et de l’artisanat pendant la semaine. Si elle avait assez d’énergie pour tout cela avant, je ne pouvais qu’imaginer ce que la viande lui apportait.

« Elle n’a pas changé en dix ans, hein ? »

Je ne savais pas quel âge elle avait, mais elle avait la même allure que lorsque j’étais au collège. Peut-être même depuis que j’étais enfant.

« Elle ne veut même pas me dire quel âge elle a ! Quel goût ça a ? », s’exclama Seika.

« Délicieux, comme tout ce que tu fais. Surtout la soupe miso. C’est super rafraîchissant. Tu penses que tu pourrais apprendre la cuisine à Sayuki ? »

Seika rigola : « Merci ! Sayuki-chan s’améliore quand même beaucoup. Elle est venue chez moi, et je lui ai appris quelques plats. Ses omelettes sont bien meilleures maintenant ! »

C’était la première fois que j’en entendais parler. Sayuki était toujours tellement mauvaise en cuisine que c’était moi qui m’occupais des repas quand nos parents étaient sortis.

Seika et moi avions discuté un peu plus, fais la vaisselle, puis je l’avais raccompagnée chez elle.

« Je peux repasser demain ? », demanda-t-elle.

« Bien sûr, mais assure-toi de ne pas te surmener. Ne viens que si tu t’ennuies à mourir. »

« J’ai tellement de temps libre, je ne sais pas quoi en faire ! Je vais passer, et on pourra manger des soba pour fêter la nouvelle année ! »

Seika ferma la porte derrière elle, me laissant à nouveau seul.

« Fêter la nouvelle année ensemble, hein ? »

Cette suggestion fit bondir mon cœur. J’étais quoi, un adolescent ?

Quand j’étais étudiant, j’avais toujours imaginé que les adultes passaient leurs nuits à boire dans des bars chics et à draguer. Maintenant que dix ans avaient passé, je m’étais rendu compte que je n’avais pas autant grandi que je le pensais.

Dix ans, hein ?

Quelle longue période durant laquelle je n’avais absolument rien fait de valable de ma vie. J’étais meilleur pour parler aux filles quand j’étais étudiant. J’étais si immature émotionnellement.

Je n’étais pas assez bon pour être le petit ami de Seika. Ce n’était pas ce que je recherchais. Je n’avais pas le droit de lui en demander plus.

Je m’étais assis dans l’eau parfumée du bain, essayant de me débarrasser de ces pensées négatives.

« Les bains sont parfaits pour soigner le corps et l’esprit, hein ? C’est… »

Je m’étais interrompu avec un glapissement. Alors que je commençais à me détendre, je m’étais souvenu de quelque chose et j’avais sauté hors du bain. Remettant mes vêtements sur mon corps humide, j’avais couru à l’étage jusqu’à ma chambre.

Destinée me regardait fixement, assis sur mon bureau, les pattes croisées. J’étais tombé à genoux et m’étais excusé sincèrement avant de lui préparer le plus somptueux festin que j’aie jamais fait.

***

Chapitre 6 : Le Jour de la Corruption et ma deuxième idée folle

Je m’étais étiré devant la lumière du matin et j’avais pris un petit déjeuner tranquille. Aujourd’hui, c’était le Jour de la Corruption.

Comme Seika ne devait pas venir avant le soir, j’avais toute la journée pour me concentrer sur mon village !

Avec un peu de chance, je pourrais tout boucler avant son arrivée. La dernière fois, je n’avais aucune idée de l’heure à laquelle l’événement allait commencer, et j’étais sur les nerfs dès que l’horloge sonna minuit. En fin de compte, il n’avait pas commencé avant l’après-midi, et il y avait eu un son de sirène et une notification clignotante pour annoncer le début de l’événement. Je ne serais pas pris au dépourvu aujourd’hui, mais cela ne voulait pas dire que j’allais me détendre complètement.

J’avais laissé l’application ouverte sur mon téléphone pendant le petit-déjeuner, juste au cas où quelque chose se produirait. Une fois mon repas terminé, j’avais rassemblé des collations, des fruits et des boissons pour mon déjeuner et je les avais ramenés dans ma chambre avec moi. Destinée était assis sur mon bureau comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, mais je n’allais pas le gronder aujourd’hui.

« Traversons cette épreuve ensemble. »

Destinée prit le fruit que je lui avais passé et commença à le mâcher en hochant la tête. Il restait encore deux heures avant midi, mais je voulais voir ce que faisaient mes villageois.

Comme dans la réalité, le ciel du Village du Destin était dégagé aujourd’hui. Je m’inquiétais du risque de neige, mais pour l’instant, la vue au niveau de la tour de guet était dégagée. En ce moment, Murus était là-haut. Les elfes avaient de meilleurs yeux que les humains, et son arc pouvait frapper les ennemis à distance, ce qui faisait d’elle le meilleur choix pour ce travail. Avant, c’était toujours Gams qui y était présent, et occasionnellement Rodice, mais le voir trembler là-haut me rendait toujours nerveux.

J’étais heureux de voir que Murus soit là pour soulager la pression des deux hommes et de la puissance de combat supplémentaire que Kan et Lan apportaient au village, bien qu’ils soient endormis pour le moment. Comme ils étaient restés debout jusqu’au lever du soleil à monter la garde, ils méritaient un repos.

Gams passait son temps tranquillement dans la grotte. Il avait proposé de monter la garde avec Murus, mais les autres l’avaient forcé à faire une pause. Il devait être en état de se battre quand les monstres arriveraient. J’avais accepté le fait qu’il se repose pour l’instant.

La famille de Rodice était assise et discutait ensemble, faisant comme si c’était un jour normal pour éviter que Carol n’ait peur. Chem astiquait ma statue depuis le matin, s’occupant à trier les offrandes et à nettoyer. Elle devait faire tout ce qu’elle pouvait pour retenir ses nerfs, un sentiment que je comprenais. J’essayais de me dire que j’étais calme, mais je ne pouvais m’empêcher de gigoter. Destinée fixait l’écran de l’ordinateur avec la même intensité que moi, le fruit toujours saisi dans ses pattes.

« Je me demande à quoi il pense. »

Destinée venait du Village du Destin. D’un point de vue théorique, c’était sa maison. Je savais que c’était juste un jeu fantaisiste, mais si Destinée venait vraiment de ce monde, alors peut-être voulait-il y retourner. J’avais jeté un coup d’œil à la chose, sentant une pointe d’anxiété dans ma poitrine à la lueur sérieuse dans ses yeux. Pourtant, même si ce monde existait, je n’avais aucun moyen de renvoyer Destinée. J’avais doucement caressé le sommet de sa tête avec un doigt. Ce dernier rétrécit ses yeux de plaisir.

L’après-midi s’était déroulé sans incident, jusqu’à ce que l’alarme de mon PC se mette à sonner.

« Le Jour de la Corruption est arrivé ! »

Les mêmes lettres rouges que la dernière fois apparurent sur l’écran. J’avais pris une profonde inspiration et m’étais préparé à ce qui m’attendait. J’étais bien plus prêt que le mois dernier, mais je ne savais pas à quoi m’attendre. Si Yamamoto-san était impliqué d’une manière ou d’une autre, je devais me préparer à une attaque plus agressive cette fois-ci.

En supposant que mon adversaire soit un joueur… Non, je devais supposer que ce soit un joueur spécifique. Je devais planifier ma stratégie comme si j’étais face à Yamamoto-san, comme si c’était lui qui visait mon village. Je pourrais régler le problème des émotions une fois la journée terminée. J’avais juste besoin de me concentrer maintenant.

Murus repéra quelque chose au loin et souffla sur sa flûte, attirant Gams et les autres de la grotte.

« Nous avons cinq loups et cinq boarnabies en approche ! », dit Murus avant de tirer avec son arc.

Elle toucha l’un des loups en plein dans la tête, mais les autres étaient déjà à la barrière.

« Occupe-toi des autres, Chem ! » dit Gams.

« Bien sûr ! Allez, tout le monde ! Dans la grotte ! »

Chem ramena la famille de Rodice à l’intérieur et ferma la porte. Un judas leur permettait de garder un œil sur ce qui se passait à l’extérieur.

Gams, Murus, Kan et Lan étaient tous là pour se défendre. Quatre combattants valaient bien mieux qu’un seul.

L’un des boarnabies chargea la clôture, mais il disparut quelques secondes avant de l’atteindre, tombant dans l’un des pièges et s’empalant sur les pieux en bois aiguisés au fond. Son corps s’était contracté de façon grotesque pendant sa mort. J’avais dû me rappeler que tout cela était pour la survie des villageois.

Les loups n’avaient pas à s’inquiéter des pièges. Comme la dernière fois, ils avaient sauté par-dessus la barrière. Deux d’entre eux furent abattus en plein vol par Murus, et les deux autres moururent instantanément des mains de Gams, Kan et Lan.

« C’est parfait. »

Mes villageois avaient éliminé tous les monstres sans le moindre problème, leurs plans fonctionnant parfaitement. J’avais vérifié la carte pour m’assurer que rien ne se cachait, mais tout était calme. Je ne pouvais pas voir dans la forêt, mais comme le terrain autour de la clôture avait été défriché, je pouvais voir les monstres avant qu’ils ne soient trop proches. Et puisque Murus n’en avait pas repéré d’autres lorsqu’elle était sur la tour de guet, nous devrions être en sécurité.

Mes combattants quittèrent le périmètre de la clôture pour ramasser les corps des porcs dans les pièges. Ils avaient ensuite camouflé le trou à nouveau avec une fine planche, de la terre et des feuilles mortes. Si mon adversaire avait autant de contrôle sur ses monstres que moi sur mes villageois, le piège fonctionnerait, mais nous n’aurions pas cette chance s’il pouvait les contrôler directement. Bien que je doute qu’il puisse en contrôler dix à la fois.

La façon dont les monstres se comportaient me laissait penser qu’ils agissaient surtout par instinct, et toutes les fois où j’ai vu Yamamoto-san froncer les sourcils devant son téléphone, je ne l’ai jamais vu pianoter sur l’écran. Bien que c’était en supposant qu’il soit mon adversaire. Je peux encore me tromper.

Et même si nous avions un départ facile, j’étais préparé au pire des scénarios. Je ne pouvais pas me laisser emporter par la culpabilité ou la colère et risquer mon village.

Trente minutes exactement après la première attaque, la seconde était arrivée. Étant donné que le groupe de monstre était similaire, le scénario se déroula exactement de la même manière.

« Peut-être sont-ils simplement contrôlés par ordinateur ? Ou peut-être que mon adversaire dicte leurs schémas d’attaque à l’avance, et qu’ils sont ensuite gravés dans la pierre ? »

Si c’était comme la prophétie quotidienne, peut-être pouvait-il choisir la cible et les monstres à envoyer pour l’attaque une fois par jour, mais ne pouvait pas le contrôler plus que ça. Il pourrait y avoir une limite au nombre de monstres qu’il peut envoyer à la fois, ce qui signifierait que nous ne verrions pas plus de dix monstres à chaque attaque. Si c’était le cas, ce serait facile. Mon village s’en sortirait sans problème.

Puis vinrent les trois attaques suivantes. Étonnamment, chacune avait un monstre de moins que l’attaque précédente. Trente minutes après la cinquième, il n’y avait plus rien.

« Attendez, c’était aussi comme ça la dernière fois. Parfois, nous avions une heure entre les attaques, mais les attaques qui venaient après une pause plus longue avaient plus de monstres. »

La prochaine vague serait plus importante. J’en avais donc profité pour faire une pause toilettes et me laver le visage, afin de me rafraîchir. J’avais ensuite partagé quelques fruits avec Destinée, puis nous avions attendu ensemble la prochaine attaque.

La dernière attaque était il y a une heure, et pourtant rien ne se passait.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Et ainsi, le modèle que j’attendais fut brisé.

J’ai un mauvais pressentiment…

Deux heures de plus passèrent, et le soleil commençait à se coucher. Nous approchions de l’heure de la dernière vague du mois dernier. L’ennemi avait-il prévu d’envoyer tous ses monstres en même temps ? C’était une bonne stratégie. Même s’il pouvait acheter plus de points avec de l’argent, ses choix étaient limités. S’il savait que je n’avais que quatre chasseurs, verser tout ce qu’il avait dans une seule attaque pour me submerger était le bon choix. « La force du nombre », comme l’avait dit un jour un sage tacticien… un sage tacticien dans un de mes mangas.

Peut-être que Yamamato-san était juste… à court d’argent, puisqu’il s’était plaint du montant qu’il dépensait pour le jeu auparavant. Il n’avait peut-être plus les points nécessaires pour invoquer les monstres.

J’avais regardé l’heure. Il restait un peu plus de dix minutes.

« Une fois qu’on en aura fini avec ça, je vais peut-être essayer de l’appeler. »

Super, mais qu’est-ce que je suis censé lui dire ? Ne va-t-il pas penser que je l’appelle juste pour me vanter ?

Ou peut-être que je découvrirais que j’avais tort depuis le début, ce qui me conviendrait parfaitement.

« J’espère vraiment que mes problèmes dans la vie réelle et mes problèmes dans le jeu restent séparés… »

Je m’étais appuyé sur ma chaise et j’avais regardé le plafond. Ce jeu avait rendu ma vie meilleure. Par cette logique, il avait aussi le pouvoir de rendre ma vie pire.

« Je suppose que tout a ses mauvais côtés, que ce soit un jeu vidéo, ou… hein ? »

J’avais entendu un bruit venant d’en bas. Seika était-elle déjà là ?

Merde, le Jour de la Corruption s’était prolongé plus longtemps que je ne le pensais. Ici, en pleine cambrousse, nous ne fermons nos portes à clé que la nuit, Seika avait donc dû entrer. Comme ma chambre était au deuxième étage, je n’entendais pas toujours la sonnette quand elle retentissait, surtout si j’étais concentré sur quelque chose.

Je lui demanderais un peu de temps pour régler tout ça. Je m’étais précipité en bas.

« Tu es en avance ! Je suis un peu occupé avec quelque chose, ça ne te dérange pas d’attendre un peu ? »

Il n’y avait pas eu de réponse, mais j’avais entendu du mouvement dans le salon. J’étais entré et j’avais trouvé un homme entièrement vêtu de noir. Non seulement ses vêtements étaient noir de jais, mais il portait une cagoule et il tenait un pied de biche. Comme je m’attendais à voir Seika, je n’avais rien pu faire d’autre que de rester debout et de le fixer en état de choc.

J’avais réussi à réprimer mon cri. Je m’étais retrouvé à dire quelque chose de surprenant à la place.

« Yamamoto-san ? »

***

Une destruction et un visiteur

Chapitre 1 : Le monde de Yamanoto

Quelqu’un de nouveau s’était présenté aujourd’hui.

Deux hommes étaient sortis de la voiture. Le premier avait à peu près le même âge que le patron et semblait avoir rarement le sourire. Il lui parla comme s’ils étaient de vieux amis. L’autre homme était resté planté là. Il était grand et bien bâti. Son visage était d’une pâleur maladive, et pour une raison inconnue, il portait un survêtement. Son comportement était étrange. Il ne voulait pas du tout croiser le regard de qui que ce soit, et il n’arrêtait pas de secouer la tête de haut en bas comme un pic. Il devait avoir à peu près mon âge.

D’après ce qu’on m’avait dit, le vieil homme était ami avec le patron, et son fils était… perturbé. Apparemment, il souffrait de dépression et avait de mauvaises aptitudes sociales. J’avais immédiatement compris. Le patron était à nouveau « serviable », il essayait de sauver quelqu’un qui en avait besoin, mais qui n’en voulait pas forcément. Quelqu’un comme moi.

« Je vais faire de mon mieux. »

L’homme s’était penché pour faire une révérence à quatre-vingt-dix degrés.

Il avait l’air assez sérieux, mais il était possible qu’il ne tienne pas plus que quelques quarts de travail. Comme j’étais celui qui lui enseignait les ficelles du métier, j’espérais qu’il s’en sortirait.

Il avait travaillé plus dur que je ne le pensais. Nous ne l’avions mis que sur les machines de base, mais il travaillait assidûment sans se plaindre. Son travail n’était pas exceptionnel, mais il n’était pas vraiment affreux. Je savais que les entreprises de nettoyage avaient une mauvaise réputation auprès des personnes à la recherche d’un travail à temps partiel, mais ce type ne semblait pas avoir une mauvaise opinion de nous. Il était super enthousiaste à l’idée de faire son travail et écoutait sérieusement les conseils que je lui donnais. Je voulais avoir de grands espoirs pour lui, mais il ne serait pas le premier à se montrer prometteur le premier jour pour ensuite tout faire disparaître.

« Toujours là, hein ? », avais-je dit en voyant Yoshio travailler dur à nouveau.

Je pensais vraiment qu’il jetterait l’éponge, mais il revenait à chaque fois et donnait tout ce qu’il avait. Non seulement ça, mais nous avions beaucoup de choses en commun, malgré le fait que je l’avais jugé comme étant trop sérieux. Et comme il s’était avéré que c’était un joueur comme moi, nous avions beaucoup de choses à nous dire pendant nos pauses. Nous avions des goûts différents en matière de genres, mais c’était toujours agréable d’avoir un collègue avec qui parler. Le patron était un homme d’extérieur, tandis que Misaki-san préférait la lecture aux jeux. J’avais enfin quelque chose à attendre avec impatience pendant mes pauses.

Yoshio m’avait dit qu’il était renfermé sur lui-même et qu’il n’avait pas travaillé depuis dix ans, depuis qu’il avait obtenu son diplôme universitaire. Cela m’avait pris par surprise. Je savais que les gens comme lui étaient courants de nos jours, mais je me sentais un peu bizarre à ce sujet.

J’avais été obligé d’arrêter le lycée pour le bien de ma famille, mais ce type avait eu le luxe de pouvoir choisir, et il l’avait gaspillé. Je ne pouvais pas me cacher du monde comme il l’avait fait, et même si je le voulais. Je ne voulais pas commencer à m’apitoyer sur mon sort, mais j’avais grandi dans l’un des pires environnements imaginables.

Quand j’étais enfant, je pensais que ma famille était normale : deux parents ordinaires et leur fils. Mon père était réservé, mais ma mère aimait toujours s’habiller et parler comme une adolescente. Elle m’embarrassait beaucoup. Pourtant, j’aimais mes parents, et je pensais qu’ils m’aimaient, même s’ils faisaient parfois des erreurs.

Un jour, mon père avait disparu sans prévenir, ne laissant derrière lui que ses dettes. Même maintenant, je ne savais pas où il était allé ou ce qu’il faisait. Ma mère avait repris son ancien travail nocturne pour rembourser la dette et maintenir son style de vie. Ce n’était que plus tard que j’avais appris que mon père était l’un de ses clients réguliers. J’étais au lycée à l’époque, mais la seule façon pour nous de continuer à vivre était d’abandonner mes études et de trouver un emploi. La partie restante de mon salaire servait à rembourser la dette de mon père. J’étais stupidement sérieux à l’époque et j’étais convaincu qu’il était de ma responsabilité, en tant que fils de mon père, de la rembourser.

Ce que je voulais vraiment, c’était rester au lycée et oublier cette dette. Je ne voulais pas travailler.

J’avais travaillé si dur pour réussir l’examen d’entrée dans mon lycée, et j’avais tout juste réussi. Je n’oublierai jamais combien c’était écrasant de leur dire que j’abandonnais.

Vous comprenez maintenant pourquoi Yoshio me semblait si gâté ?

Je n’allais pas le détester pour autant. Où et comment nous avions grandi était hors de notre contrôle. Ce n’était pas juste de lui en vouloir.

Je me rappelais sans cesse qu’il n’avait rien fait de mal, même s’il avait tourné le dos à un avenir que je ne pourrais jamais avoir. J’étais jaloux, mais je ne voulais pas le détester pour quelque chose qui n’était pas de son choix.

De plus, j’avais une autre raison de vivre maintenant. Mes journées étaient remplies d’amusement, grâce à ce jeu génial, un jeu auquel j’étais le seul à avoir accès. Tout ce dont j’avais besoin était le Chemin de la Destruction. Rien d’autre ne comptait. C’était la seule chose qui me garantissait de pouvoir sourire à nouveau demain.

J’avais beaucoup parlé à Yoshio, c’était un type formidable. Il m’avait traité avec le même respect, même après avoir appris que j’avais abandonné le lycée. Je m’attendais à au moins un soupçon de mépris à partir de là, mais il n’y avait rien. Contrairement au reste de la société, et à mes amis du lycée, Yoshio ne semblait pas accorder beaucoup d’importance à la réussite scolaire. Depuis que j’avais abandonné l’école, mes anciens camarades de classe se comportaient comme s’ils étaient supérieurs. Lorsque je les croisais dans la rue, ils faisaient semblant de m’ignorer avant de ricaner de manière audible lorsque je passais devant eux.

Je m’étais teint les cheveux et j’avais fait des piercings pour les intimider quand ils me voyaient. Nous n’allions plus jamais nous entendre. Je voulais que le rejet vienne de moi, pas d’eux.

Mais Yoshio me traitait toujours poliment et ne m’avait jamais caché son diplôme universitaire. De plus, chaque fois que nous étions en pause ou dans le van ensemble, il continuait à me parler de jeux, comme avant. Peut-être que je pourrais m’entendre avec lui malgré nos origines différentes. Peut-être qu’il serait enfin l’ami avec lequel je pourrais être moi-même.

Mais au moment où j’avais eu de grands espoirs, je l’avais vu.

Nous étions dans le van ensemble, et j’avais jeté un coup d’œil à l’écran de son téléphone. Le jeu auquel il jouait me semblait familier. Les graphismes super réalistes bien trop beaux pour un jeu vidéo, les personnages qui bougeaient aussi naturellement que de vrais êtres humains… Si ce n’était que cela, j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’un jeu différent, mais similaire. Mais il y avait plus.

Les noms des personnages que j’avais repérés sur l’écran. Chem, Gams. Murus. Je les avais reconnus. C’était les noms laissés en suspens après la destruction de mon camp.

J’avais immédiatement compris. Le jeu auquel j’étais accro et celui auquel Yoshio aimait jouer étaient une seule et même chose. Dans le monde du jeu, il était mon ennemi.

Choqué était un euphémisme. J’avais pensé que ce gars pouvait être mon ami. Puis j’avais découvert qu’il était mon ennemi dans le jeu que j’aimais tant. Il avait détruit le camp pour lequel j’avais travaillé si dur.

Plus je lui parlais, plus j’étais confiant dans mes soupçons. Yoshio jouait contre moi. Je n’avais aucun doute.

Il devrait l’avoir réalisé lui-même maintenant.

J’étais aux anges quand j’avais remporté la victoire sur le village elfique et gagné tout cet argent, mais deux de mes territoires furent ensuite détruits, me laissant avec un seul. Yoshio était responsable de la destruction d’un de ces camps.

Après tout ce que je lui avais appris au travail, c’était ainsi qu’il me remerciait ? Après lui avoir parlé de ma famille, il était toujours assis là, souriant devant son téléphone.

Il n’était pas différent de mes camarades de classe. Il se moquait de moi depuis l’ombre, tout comme eux.

Pourquoi la souffrance devait-elle venir me chercher à chaque fois ? Pourquoi avait-il une famille parfaite qui le soutenait, alors que je n’avais personne ?

Mon père était parti, et maman s’était trouvé un nouvel homme tout en me laissant payer la dette de papa. Ce n’était pas juste !

Je détestais Yoshio de plus en plus chaque jour. Très rapidement, je ne pouvais même plus supporter de le regarder. Je savais qu’il n’était qu’une petite partie de mes problèmes et que je me défoulais sur lui. Je le savais, mais qu’est-ce que j’étais censé faire d’autre ? Pendant que je trimais sans que ce soit de ma faute, Yoshio se prélassait en ne faisant rien, et je le détestais pour ça.

Attends, attends. Tu ne te souviens pas qu’il n’a rien fait de mal ?

Le combat intérieur fit rage pendant des jours. Ma haine se battait contre mon sens de l’équité, mes sentiments contre ma conscience.

À ce rythme, j’allais faire quelque chose de stupide.

Calme-toi. Sois rationnel.

Ça ne servait à rien de ruminer pendant des jours et des jours. Je devrais juste lui parler. C’était un type bien. Il serait compréhensif si je lui disais tout. Il pourrait même me laisser détruire son village pour m’aider. Sinon, nous pourrions nous battre à la loyale dans le jeu lui-même.

J’avais décidé que c’était ce que j’allais faire. Je ne voulais pas non plus être déprimé pendant le Nouvel An. J’étais donc sur le point de quitter mon appartement quand on sonna à la porte. Je l’ouvris et découvris un homme bien habillé qui se tenait là. Je ne le reconnaissais pas, et il détonnait complètement dans cet immeuble délabré.

« Qui êtes-vous ? »

« Hey. Ne t’inquiète pas. Je suis comme toi, je joue au Chemin de la destruction », expliqua l’homme en écartant sa longue frange de ses yeux.

Il joue au Chemin de la Destruction ?

J’étais resté là, perplexe.

« Ok… mais qu’est-ce que tu veux ? Je m’apprêtais à sortir. »

« Je sais. Tu vas chercher un des Dieux Majeurs, non ? »

Comment l’avait-il su ? Je ne l’avais dit à personne !

« Ne me regarde pas comme ça. On est tous les deux des Dieux corrompus, non ? On est du même côté. Détends-toi une seconde. »

Plus il essayait de me rassurer, plus je devenais méfiant. Pourquoi devrais-je lui faire confiance juste parce qu’on joue le même jeu ?

« Pars, ou j’appelle les flics. »

« Oh, effrayant ! Fais-moi confiance, tu vas vouloir m’écouter. Je sais comment tu peux gagner le Jour de Corruption de ce mois-ci, ok ? »

La porte était déjà à moitié fermée, mais je ne l’ai pas poussée plus loin.

Qu’est-ce qu’il vient de dire ?

« Si tu me laisses entrer, je te dirai tout. »

J’avais senti sa main sur mon épaule. Quand j’avais levé les yeux vers son visage, ma vision s’était brouillée et ma tête s’était mise à tourner.

« Hé, ça va ? Viens, assieds-toi. Je vais te dire ce que j’ai. », dit l’homme en souriant.

Je l’avais laissé me ramener à l’intérieur.

***

Chapitre 2 : Le village en danger, les gens et moi

« Yamanoto-san… il n’est pas possible que ce soit toi, hein ? », avais-je demandé à l’homme en noir, qui venait d’entrer chez moi, chaussures et tout.

S’il te plaît, dis non…

Sa taille, sa carrure, sa façon de marcher. C’était exactement comme Yamamoto-san.

« Mince. Tu m’as eu », répondit la voix familière.

L’homme, Yamamoto-san, retira sa cagoule.

Ugh. J’aurais aimé avoir tort juste une fois.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? Pourrais-tu poser ce pied de biche ? Fais ça, et nous pouvons juste écrire que c’est une farce. »

Yamamoto-san m’ignora et s’approcha lentement. Il avait l’air abattu ces derniers temps, mais maintenant il souriait. Ce n’était pas un beau sourire.

Ses yeux étaient injectés de sang, et sa bouche était courbée avec malice. Quelque chose en lui s’était brisé, et ça me fit trembler.

« Tu as tout compris, non ? Tu sais à quel jeu je joue. Tu sais ce que je pense. »

Je m’étais éloigné lentement de lui, les rouages de mon esprit s’emballant.

« Tu essayes d’interférer avec le jeu, non ? »

« Oui. Quand je t’ai vu jouer sur ton smartphone l’autre jour, j’ai repéré les mêmes noms dans le backlog de mon propre jeu. »

« Le backlog du moment où le gobelin rouge à un œil a été vaincu, c’est ça ? »

« Exactement. Je suppose que ton diplôme universitaire n’y est pas pour rien, hein ? »

Était-ce censé être un compliment ? Difficile à accepter quand il avait ce pied de biche à la main. Je me souvenais que Gams et les autres se parlaient à l’époque, et j’étais sûr qu’ils utilisaient leurs noms. Cela avait aussi dû être enregistré dans la version du jeu de Yamamoto-san. Si c’est le cas, faire l’idiot ici ne marcherait pas.

« Fais ce que je dis, et je ne ferai rien de dangereux. Tu dois juste attendre ici jusqu’à ce que l’attaque finale soit terminée. »

« Tu sais que c’est un crime, non ? Tu dois partir ! »

« OK, si je te disais de quitter le jeu et de me céder ton village, tu le ferais ? »

« Je ne peux pas. »

Fuir était impossible, Yamoto-san me bloquait le chemin vers la porte.

Et la fenêtre ?

Non. Mon téléphone et mon PC étaient au deuxième étage. Si je me sauvais, Yamamoto-san pourrait les détruire tous les deux et je n’aurais plus aucun moyen de protéger mon village.

« Je ne ferai rien si tu ne le fais pas. On peut juste prétendre que j’étais ivre, que je suis venu chez toi et qu’on s’est battus. J’ai juste pris ce pied de biche dans la boîte à outils sur ton porche, ce n’est donc pas comme s’il y avait des preuves. »

Pourquoi n’as-tu pas rangé ça, papa ?

« Personne ne le croirait. »

« Ce sera ta parole contre la mienne. Qui vont-ils croire ? Moi, ou le type qui n’a pas quitté sa maison depuis des années ? »

Je n’avais pas de réponse.

En tant que personne n’ayant rien apporté en dix ans, j’étais au plus bas de l’échelle de la société. Même si Yamamoto-san avait abandonné le lycée, il avait travaillé assidûment depuis. Il était beaucoup plus sociable que moi, et il avait fait ses preuves en travaillant dur.

Le fait de savoir lequel de nous deux la société verrait comme le plus digne de confiance était évident.

« Hé, je ne veux pas te faire de mal, tu sais. Je ne veux pas être un criminel. Alors, fais-moi une faveur, et attends que ça passe. Tu vas perdre ta partie, mais je partagerai l’argent avec toi, si tu veux. Ce sera gagnant-gagnant. »

Si je ne faisais rien, je sortirais de tout ça plus riche et indemne. J’avais même eu le Village du Destin gratuitement. Et même si mes villageois mouraient, même si je ne les revoyais jamais, ce n’était qu’un jeu vidéo, non ?

« Puis-je te demander quelque chose, Yamamoto-san ? »

« Quoi ? »

« Ne t’es-tu pas senti mal quand tu as attaqué ces villages ? Quand tu as vu ces personnages très réalistes se faire tuer ? »

Il n’y avait aucune arrière-pensée derrière ma question. Je voulais juste savoir. Avec les graphismes du jeu, voir ces gens mourir, c’était comme le voir aux informations. Certains d’entre eux auraient supplié pour leur vie, des personnes âgées et de jeunes enfants. Qu’avait ressenti Yamamoto-san, avait-il au moins ressenti quelque chose, en regardant ce qui se passait ?

« Hein ? Les graphismes sont réalistes, oui, mais ça reste un jeu vidéo. Et puis, même si c’était de vraies personnes, ce n’est pas comme si je les connaissais. Est-ce que tu as mal au cœur chaque fois que tu regardes les infos et que tu vois des gens se faire exploser dans un pays en guerre ? Est-ce que ça te fait pleurer ? »

C’est comme ça qu’il voit les choses, hein ?

« Pas vraiment… pas seulement en regardant les infos. Mais les PNJs de ce jeu… ils doivent être réels ! Tu le penserais aussi si tu voyais à quel point ils travaillent dur, jour après jour. Ils travaillent plus dur que je ne l’ai jamais fait au cours de ces dix dernières années. J’ai l’impression de les connaître. »

J’avais tenu bon et j’avais regardé fixement Yamamoto-san.

Je mettais ma vie en danger pour le bien de quelques personnages de jeux vidéo, et cela semblait stupide, mais je leur devais cette vie. Ils m’avaient sauvé quand j’étais au plus bas ! Je ne pouvais pas les vendre comme ça.

« Es-tu stupide ? Tu sais, je pensais qu’on pouvait être amis. Le fait que tu agisses vraiment de cette manière est honteux. »

« S’il te plaît, pense à ce que tu fais, Yamamoto-san. »

« As-tu une idée de ce que j’ai traversé ? Juste parce que je suis né dans une famille pourrie, j’ai dû abandonner le lycée et travailler pendant toute mon adolescence et ma vingtaine pour rembourser une dette qui n’était pas la mienne. Maintenant, regarde-toi ! Tu as vécu ici sans avoir besoin de lever le petit doigt pendant des années ! Tu ne connais même pas la valeur de l’argent ! »

Les yeux de Yamamoto-san étaient sombres de rage.

« Dix ans à ne rien faire ! Sais-tu combien cela a dû coûter à ta famille pour t’entretenir pendant une seule de ces années ? Sais-tu combien d’argent durement gagné par ta famille tu as gaspillé ? »

Je ne pouvais pas lui répondre.

J’avais toujours pensé que j’étais maudit. Que c’était la faute de la société. Que ça n’avait pas d’importance parce que ce n’était pas comme si je gênais quelqu’un. C’étaient les excuses auxquelles je m’étais accroché ces dix dernières années.

« C’est ma seule chance de faire quelque chose de ma vie. Je n’ai pas les qualifications ou les compétences pour faire autre chose. Ça ne sert à rien de dire des conneries comme “les choses vont s’améliorer”. Elles ne le seront pas. En ce qui concerne la société, si tu n’es pas allé à l’université et que tu n’as pas trouvé un emploi directement après, tu as raté le coche ! »

Encore une fois, je n’avais pas de réponse.

J’avais de la chance d’être né là où j’étais, pourtant je ne faisais rien pour montrer une quelconque gratitude. J’avais laissé la chance de mener une vie correcte m’échapper. Tous les mots que je prononçais étaient vides et inutiles. Mes mots étaient impuissants.

« Pourquoi pleures-tu ? C’est moi qui devrais pleurer ! »

Je pleure ?

Est-ce que je pleurais par sympathie pour lui ou à cause de ma propre vie pathétique ? Je n’arrivais pas à comprendre, mais je ne pouvais pas non plus arrêter les larmes.

« Yamamoto-san… ta vie vaut dix fois la mienne. »

« Quoi ? Est-ce censé être du sarcasme ? »

« Non. J’ai gaspillé dix années entières de ma vie, sans réaliser la chance que j’avais. Tout ce dont j’avais besoin, c’était d’un peu de courage pour changer les choses, mais j’étais trop prisonnier de mon apitoiement sur moi-même pour rassembler ce courage. »

Je regrettais le fait de ne pas l’avoir réalisé plus tôt. J’aurais voulu faire quelque chose plus tôt. À quoi ressemblerait ma vie maintenant si je l’avais fait ? Peut-être que j’aurais pu offrir à Seika une vie heureuse. J’aurais peut-être pu aider ma famille avec ses problèmes. Au lieu de cela, je n’étais qu’un fardeau.

« Je n’ai pas besoin de ta pitié. Mais si tu veux faire quelque chose pour moi maintenant, alors ferme-la et regarde. C’est l’heure de l’attaque finale du Jour de la Corruption. »

Yamamoto mit son téléphone en face de mon visage.

« Jour de la Corruption : Vague finale ! », clignota en lettres rouges sur l’écran.

« C’est mon attaque totale ! L’attaque dans laquelle j’ai mis tout mon argent ! Si ça ne suffit pas à détruire ton village, alors c’est fini pour moi. Alors, laisse-moi faire. »

Il y avait des dizaines… non, des centaines de monstres à l’écran qui se dirigeaient vers mon village.

Mes villageois ne peuvent pas en combattre autant !

Plusieurs des ennemis étaient des créatures puissantes que je n’avais jamais vues auparavant. À ce rythme, mon village était condamné. Même si je parvenais à sortir le golem, la victoire était incertaine.

Gams, Chem, Carol, Rodice, Lyra, Murus, Kan, Lan… allaient-ils tous mourir ?

Que dois-je faire ? Comment puis-je les sauver ?

Mes pensées étaient éparpillées, ma panique ne faisait qu’augmenter.

La porte d’entrée s’était ouverte.

« As-tu un ami dans le coin ? J’ai entendu des cris. »

Seika entra dans le salon. Je l’avais regardée fixement.

Elle n’aurait pas pu choisir un pire moment !

« Qu-Qui êtes-vous ? Un cambrioleur ? »

« La ferme ! »

Yamamoto s’était retourné et leva le bar au-dessus de sa tête.

Mon esprit était devenu vide alors que le sang commençait à bouillir dans mes veines. Avant que je ne le sache, je bougeais. J’avais sauté par-dessus le canapé et j’avais foncé sur Yamamoto. Il était petit, et je l’avais renversé, on vola tous les deux contre le mur. Si je pouvais m’emparer du pied de biche et l’immobiliser, je pourrais l’empêcher de faire autre chose. L’instant d’après, j’avais senti une douleur aiguë dans mon dos. Quelqu’un avait crié.

Est-ce qu’il m’a touché dans le dos avec le pied de biche ?

« Je t’ai dit de faire ce que je te disais ! C’est de ta faute ! Ta faute pour t’être moqué de moi, juste parce que je suis pauvre ! »

Il frappa mon dos encore et encore. Et même quand la douleur était insupportable, il me frappait encore, la barre de métal s’écrasant encore et encore à ce même endroit. Ça faisait si mal que je ne pouvais même pas crier. Le sang chaud qui brûlait en moi auparavant était devenu aussi froid que de la glace.

Je savais qu’il avait dû casser quelques os, et je savais aussi maintenant que les émissions que je regardais où les personnages continuaient à se battre malgré leurs blessures étaient des conneries. J’avais du mal à garder mes esprits.

Pourquoi avais-je essayé de sauver Seika si cela devait se terminer dans une telle souffrance ? Est-ce que je pensais être un héros ? Je ne pouvais même plus sentir les mains qui s’agrippaient à Yamamoto, chaque sensation dans mon corps était envahie par la douleur. Je voulais… un moyen de sortir. Je voulais mourir.

Mais je ne pouvais pas le lâcher. Si je le lâchais, il se retournerait contre Seika. Je m’étais promis que je ne ressentirais pas ce regret pour le reste de ma vie.

« Cours… Sei…ka… Cours ! »

« Je ne peux pas ! », sanglota Seika.

« Ne… Ne me fais pas regretter ça ! Seika ! Cours ! », lui avais-je crié de toutes mes forces.

« Je vais chercher de l’aide ! », dit-elle en haletant, les larmes aux yeux.

Elle courut alors vers la porte d’entrée ouverte.

« Tu ne vas nulle part ! »

Le visage de Yamamoto se tordit d’une rage monstrueuse tandis qu’il levait le pied de biche au-dessus de sa tête pour le lancer.

Seika regarda par-dessus son épaule, son visage devenant pâle d’horreur.

Je dois faire quelque chose ! Mais la douleur m’avait paralysé. J’avais supplié mon corps. Allez ! Bouge !

Malgré la douleur, je m’étais étiré et j’avais réussi de justesse à placer mes mains autour du poignet de Yamamoto. Craignant le pire, j’avais fermé les yeux, mais ni la douleur ni le cri de Seika n’étaient venus.

« Lâche-moi ! Tu entends ! Mes mains ! Qu’est-ce qui arrive à mes mains ?! »

J’avais lentement ouvert les yeux. Yamamoto fixait son bras en état de choc.

« Je-je ne peux pas bouger mon bras ! Qu’est ce qui se passe ?! Qu’est ce qui se passe ?! »

Yamamoto berçait son bras droit, qui se raidissait lentement et devenait gris pierre.

« A -Attendez ! Est-ce toi qui as fait ça ?! »

Yamamoto ne me regardait pas de travers. J’avais suivi son regard. Il fixait Destinée.

Quand es-tu arrivé ici ?!

Il s’était approché de nous lentement.

« Reste en arrière, monstre ! Qu’est-ce que c’est que cette chose ?! Gardez-le loin de… »

Yamamoto fut interrompu par une violente quinte de toux.

Destinée s’était perché sur son bras raidi, avait ouvert la bouche et avait laissé échapper une bouffée de fumée violette en plein dans son visage. Yamamoto s’écroula sur le sol, les larmes et la morve coulant à flots.

« Quoi… quoi… ce lézard… »

Seika s’était effondrée sur le sol, la confusion et la peur dans les yeux alors qu’elle répétait les mêmes mots.

Destinée trotta jusqu’à elle et lui lécha le visage. Seika cria et s’évanouit.

Se faire lécher le visage par une créature qui la terrifiait, juste après tout ce dont elle venait d’être témoin, avait dû être trop dur pour elle. Je voulais remercier Destinée, mais j’étais encore trop à l’agonie pour parler. Destinée sauta sur la table et plongea sa patte dans mon portefeuille avant d’en sortir quelque chose.

C’était le mélange d’herbes de Murus !

Destinée retira le bouchon avec ses dents et porta le tube à ma bouche. Il attendit, semblant vouloir que je le boive. J’avais forcé ma bouche à s’ouvrir, et Destinée y versa le contenu du tube à l’intérieur. J’avais avalé, et la douleur disparut immédiatement.

« Et… je peux à nouveau parler ! »

J’avais essayé de bouger mes membres. Ceux-ci s’étaient déplacés librement, comme si rien ne s’était passé. J’avais remonté mon haut et j’avais touché mon dos à l’endroit où le pied de biche m’avait frappé. Je n’avais même pas de bleus. Je réprimai l’envie de me mettre à danser à la gloire de cet incroyable médicament.

Qu’est-il arrivé au village ?

J’étais sur le point de courir à l’étage quand j’avais trouvé un téléphone devant mon visage. Destinée avait dû le ramasser dans ma chambre pour moi. J’avais regardé l’écran.

La clôture brûlait, et mes villageois étaient couverts de sang.

 

***

Épilogue

Tandis que je combattais Yamamoto, mon village était au bord de la destruction. La clôture autour de la grotte était partiellement déracinée à certains endroits et totalement brûlée à d’autres. Un énorme morceau des planches protégeant l’entrée de la grotte avait été arraché, exposant l’intérieur à l’air extérieur. La porte de la pièce la plus intérieure, l’ancienne chambre de Kan et Lan, était ouverte et la famille de Rodice se trouvait à l’intérieur, recroquevillée et tremblante. La fourrure de Kan et Lan était tachée de sang alors qu’ils se soutenaient l’un et l’autre, titubant dans la pièce. Murus tenait une épée courte dans une main, son autre bras était tordu à un angle impossible. L’armure de Gams était en lambeaux, et le sang de ses blessures avait séché et collé sur sa peau, mais il se battait toujours. Chem était derrière lui, exécutant désespérément autant de sorts de guérison qu’elle le pouvait en serrant les dents, les yeux remplis de larmes.

Il y avait encore des dizaines de monstres devant eux.

« Je suis vraiment désolé, les gars ! J’arrive ! »

J’avais attrapé le téléphone de Destinée et j’avais activé le miracle pour invoquer le golem… mais rien ne s’était passé.

« Quoi ?! Pourquoi ça ne marche pas ?! »

J’avais tapé sur le bouton encore et encore, mais ça ne faisait aucune différence. Gams et Murus étaient lentement forcés de retourner dans la pièce où la famille de Rodice et les pandas étaient abrités. Gams, Murus et Chem s’étaient regardés avant de plonger eux aussi dans la pièce et de claquer la porte derrière eux. Les monstres griffaient et tapaient. Cette pièce était l’abri d’urgence, et la porte était renforcée, mais à ce rythme, il ne faudrait que quelques minutes avant que les monstres ne la percent. Kan et Lan semblaient avoir déjà abandonné. Ils étaient recroquevillés dans un coin, dos à la porte.

« Pourquoi le golem ne s’active-t-il pas ? ! J’ai assez de PdD ! »

J’avais continué à appuyer sur le bouton désespérément, mais rien ne changeait.

« Ça pourrait être ça », murmura Rodice, un sourire triste sur le visage.

« Ne dis pas ça ! », avais-je crié.

« Oui… j’ai bien peur que ce soit le cas. Merci à tous. Vous nous avez protégés, moi et ma famille sans défense. »

Lyra inclina la tête, et son mari fit de même.

Carole était endormie, et même maintenant elle ne se réveillait pas.

« Grâce aux herbes somnifères de Murus, notre fille peut partir paisiblement », dit Rodice en regardant Carol.

« Je ne pense pas que nous devons nous attendre à des miracles, vu que la statue du Seigneur a été brisée. Nous serons bientôt avec vous, Seigneur. »

Chem serra dans sa main un petit morceau de bois en forme de doigt.

Ma statue a été détruite ? C’est pourquoi je ne peux pas activer le golem… mais je ne peux pas encore abandonner ! Il doit bien y avoir un autre miracle que je peux utiliser !

« Désolé, tout le monde. Je n’étais pas assez fort. Je n’étais pas assez fort pour vous protéger ! »

Les poings de Gams tremblaient tandis qu’une goutte de sang suintait à travers ses dents serrées.

« Je vais perdre ma maison et mes amis une fois de plus. Cette fois, je vais aussi perdre ma vie. »

Murus frappa le sol avec l’arc qu’elle serra dans son poing.

Arrête ! Arrête ! Ce n’est pas encore fini ! Il doit bien y avoir un moyen de te sauver !

Dois-je leur écrire une prophétie leur disant de ne pas abandonner ? Comment cela pourrait-il aider ? Il doit y avoir un moyen de renverser la situation !

Réfléchis ! Réfléchis ! Réfléchis, réfléchis, réfléchis, réfléchis…

« Je n’aurais jamais pensé que nous aurions à utiliser ceci, mais nous ne pouvons pas mourir pour rien. »

Gams ramassa la boîte en bois qui se trouvait dans le coin opposé à celui où Kan et Lan s’étaient blottis.

Des explosifs conçus pour faire sauter la roche-mère. Allait-il faire sauter la grotte avec eux à l’intérieur ?

« Il y a une chance que l’un de nous soit sauvé, même si on utilise ça. Mais seulement l’un d’entre nous. », dit Chem.

J’avais sursauté avec les autres villageois. Kan et Lan s’étaient retournés.

« Eh bien, je ne suis pas sûr que “sauvé” soit le bon mot, mais au moins, il ne mourra pas. Qui devrions-nous choisir ? »

Les villageois s’étaient jeté des regards, puis avaient tous regardé la même personne.

« C’est ce que je pensais. Seigneur, prenez bien soin d’elle. Pardonnez-nous d’avoir gâché votre bénédiction de la vie comme ça. »

Le sourire de Chem fut la dernière chose que je vis avant que l’écran ne devienne noir.

« Non ! Pourquoi l’écran est devenu noir ? C’est une blague, non ? Ça ne peut pas se terminer comme ça ! »

Je m’étais effondré sur le sol, ne pouvant plus supporter mon propre poids.

L’écran était resté noir. Mon esprit était resté vide. Je voulais que ça reste comme ça. Je ne voulais pas bouger.

Il y avait un étrange son vibrant. J’avais regardé mon téléphone, mais ce n’était pas ce qui faisait le bruit. J’avais déplacé mes yeux sans vie dans la pièce et j’avais réalisé que le son provenait du téléphone de Yamamoto. J’avais regardé les lettres rouges sur l’écran.

« Game over. Vous n’avez plus le droit de jouer. »

La bombe de mes villageois avait dû anéantir ses monstres.

J’en voulais seulement un peu à Yamamoto pour la mort de mes villageois, mais même ce ressentiment s’estompait maintenant. Il y avait plus de texte sur l’écran.

« Tous vos souvenirs relatifs au jeu vont maintenant être effacés. »

« Hein ? »

Ce n’était pas dans le contrat ! Je ne savais pas qu’on oublierait tout si on avait un game over. En fait, s’ils avaient mis ça dans le contrat, je ne les aurais pas crus au début. Maintenant, les choses étaient différentes.

J’avais vu le pouvoir de Destinée de première main. J’avais expérimenté les effets curatifs des herbes de Murus. Après ça, je pouvais croire n’importe quoi.

Si Yamamoto avait perdu ses souvenirs du jeu, cela signifiait-il qu’il avait oublié tout ce qui s’était passé ici ce soir ?

Je le méprisais pour ce qu’il avait fait à mes villageois, mais après avoir entendu tout ce qu’il avait à dire, je ne pouvais pas me résoudre à le détester complètement. C’était une émotion moins profonde que ça. Ce jeu avait fait basculer Yamamoto… san. Si ses souvenirs avaient disparu, il devrait redevenir joyeux comme avant, non ? Je voulais lui crier dessus pour ce qu’il avait fait, mais ça ne servirait à rien s’il ne savait pas de quoi je parlais. Devrais-je même le remettre à la police ? Je veux dire, il avait commis un crime. Mais avec mon corps totalement guéri, il n’y avait aucune preuve de violence.

S’il était envoyé en prison sans aucun souvenir de ce qu’il avait fait, il serait certainement rancunier. Combien d’années pourrait-il prendre ? Probablement pas beaucoup. Et que se passerait-il quand il sortirait ? Il pourrait me frapper tant qu’il voudrait que cela ne seraient même pas un problème. J’étais plus préoccupé par le fait qu’il pourrait causer encore plus de problèmes à ma famille.

Pendant tout ce temps, je n’arrêtais pas de penser qu’à chaque fois que je faisais une erreur au travail, ou que je gênais Yamamoto-san, il me disait de ne pas m’en faire. Il me disait juste de réparer, et ensuite il venait avec moi pour se faire engueuler par le patron plus tard.

Rassemblant les derniers morceaux de mon esprit rationnel, j’avais réprimé ma rage déclinante et j’avais laissé échapper un profond soupir. J’avais regardé le corps inconscient de Yamamoto-san, et je pourrais jurer avoir vu une légère brume noire s’échapper de lui et s’évanouir dans l’air. Je m’étais frotté les yeux, mais quand j’avais regardé à nouveau, je n’avais rien vu de tel. Son bras ne semblait plus raide, et sa respiration était redevenue normale.

« Est-ce que c’était… Je veux dire, tu as fait ça, non ? Et puis tu l’as soigné ? », avais-je demandé à Destinée, bien que je connaissais déjà la réponse.

Destinée me fit un petit signe de tête.

Mon petit lézard avait des pouvoirs impossibles. Je devrais probablement être terrifié, mais je ne l’étais pas. Destinée était membre de ma famille, et il m’avait sauvé.

« Merci, Destinée. »

J’avais caressé sa tête doucement. Ce dernier rétrécit ses yeux sur moi.

« Je suppose que je vais devoir tout ranger maintenant. »

J’avais pris Seika, qui était toujours inconsciente, et je l’avais allongée sur un futon dans la pièce voisine. Puis j’avais mis Yamamoto-san sur le canapé. Je ne voulais rien faire pour l’instant, mais j’avais besoin d’un moyen de me distraire. J’avais rapidement essuyé mes yeux et m’étais dirigé vers la cuisine. J’avais sorti deux des bières de papa, les avais vidées dans l’évier et avais posé les canettes vides sur la table du salon. J’avais mis deux assiettes vides et des paquets d’encas ouverts à côté.

De quoi Yamamoto-san se souviendrait-il ? Je devrais peut-être attendre et voir avant de décider quoi faire.

« Destinée, peux-tu te cacher ? Je compte sur toi pour m’aider si je me retrouve à nouveau en danger, d’accord ? », avais-je dit avant de tourner mon attention vers Yamamoto-san et de lui secouer l’épaule.

« Yamamoto-san, réveille-toi. Il est assez tard. »

Yamamoto-san ouvrit les yeux en clignant des yeux, confus.

« H-Huh ? Où suis-je ? Yoshio ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »

« Es-tu encore bourré ? Tu t’es soûlé et tu es venu, puis tu as bu un peu plus, et on a fait une sorte de fête, mais tu t’es endormi. Tu ne te souviens pas ? »

« Je ne sais pas… J’ai la tête dans les vapes. J’ai l’impression d’avoir rencontré quelqu’un cet après-midi, et puis… »

S’il jouait la comédie, il méritait un Oscar. Il semblerait bien qu’il ait vraiment oublié. D’ailleurs, s’il pouvait jouer aussi bien la comédie, il aurait pu s’en servir pour me piéger aujourd’hui au lieu de recourir aux menaces.

Il n’y avait plus de rage dans ses yeux. Il regarda autour de la pièce dans un état d’hébétude. Ça me rappelait les gens dans les films qui se réveillaient après un exorcisme.

« Tu ne devrais pas boire au point d’affecter ta mémoire. Tu as dit que tu devais rentrer chez toi avant la fin de l’année. Penses-tu que tu peux le faire ? »

« Vraiment ? Euh… J’ai l’impression qu’il y a quelque chose que je devais faire. Mais je suis désolé d’être venu comme ça. »

Yamamoto-san se gratta la tête maladroitement.

J’avais envie de lui crier dessus pour avoir été si nonchalant. J’avais envie de lui faire entendre raison. La rage montait dans ma poitrine, mais je ne pouvais que la repousser.

« S’il te plaît, sois plus prudent à partir de maintenant. »

« Oui. Je suis vraiment désolé de t’avoir causé des ennuis. Je vais y aller maintenant. »

« Ok. Bonne année. »

Je lui avais montré la porte et l’avais fermée derrière lui. J’avais attendu quelques secondes, puis j’avais frappé le mur.

Ow…

Plus que la douleur, plus que la colère, je m’étais senti vide à l’intérieur.

« C’est fini, hein ? Juste comme ça. Je n’ai finalement pas pu donner une bonne vie à mes villageois. »

Je m’étais affalé contre la porte d’entrée et j’avais glissé sur le sol.

J’avais tout perdu.

Je m’étais retourné vers mon téléphone serré dans ma main. L’écran était toujours noir.

« J’ai eu un game over, moi aussi. Est-ce que ça veut dire que j’ai tout oublié ? Non ! »

Je n’avais jamais vu le message game over sur mon téléphone, et j’avais encore mes souvenirs du jeu.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? Ok, calme-toi. Calme-toi et réfléchis. »

Lorsque Yamamoto-san avait obtenu un game over, son téléphone avait sonné et ce message en rouge était apparu sur l’écran, mais je n’avais rien vu de tel sur le mien. Il était possible que je l’aie manqué dans toute cette confusion, mais je me souvenais encore de tout ce qui concernait le jeu.

« Gams, Chem, Rodice, Lyra, Carol, Murus, Kan, Lan. Je me souviens de leurs noms, de leurs visages, de leurs personnalités… »

Cela devait signifier que mon village était toujours debout. Le jeu n’était pas terminé pour moi. Non ?!

Mais alors pourquoi mon écran était-il toujours vide ? Je l’avais touché, et des lettres rouges étaient apparues.

« Le livre saint n’existe pas sur la carte actuelle. »

« C’est parce qu’il a explosé, non ? Mais alors, je ne devrais pas avoir un game over ? »

Les choses devenaient de plus en plus confuses.

À cette seconde, la sonnette de la porte sonna.

« Huh ?! Aïe ! »

J’avais sursauté au son, me cognant la tête sur la poignée de porte au-dessus. À cette heure de la nuit, je croyais vraiment que c’était Yamamoto-san qui revenait pour quelque chose.

Je m’étais levé et j’avais ouvert la porte. Il y avait une énorme boîte en carton sur le pas de la porte. L’expéditeur était listé comme étant « Le Village du Destin ».

« Huh ? »

Mes pensées s’étaient mises à courir alors que tout devenait de plus en plus absurde. J’avais dit à mes villageois qu’ils n’avaient pas besoin de m’envoyer quoi que ce soit le Jour de la Corruption afin que nous puissions nous concentrer sur la façon de la surmonter. Je n’avais pas vu mes villageois déposer quoi que ce soit sur l’autel de toute la journée, le fait qu’un colis se présente à ma porte n’était pas logique.

« Ça dit pourtant que ça vient du jeu. »

Il était plus grand que tous les autres cartons qu’ils m’avaient envoyés. Les bûches étaient grandes, bien sûr, mais elles ne venaient pas dans une boîte. Si je voulais savoir ce que c’était, mon seul choix était de l’ouvrir. Je m’étais penché pour le prendre et l’amener à l’intérieur, mais il était plus lourd qu’il n’en avait l’air. Je l’avais donc traîné sur le porche à la place. J’avais pris une profonde inspiration et l’avais ouvert.

À l’intérieur, il y avait une fille serrant un livre familier contre sa poitrine. Elle avait des cheveux blonds ondulés et un visage de chérubin. Et bien qu’elle ait l’habitude de courir partout avec un énorme sourire, elle dormait paisiblement en ce moment.

« Carol ?! »

Le Village du Destin était censé être terminé, mais il semblerait que son histoire allait continuer. Était-ce une réalité ou une illusion, je n’en étais pas sûr. Le jeu et la réalité s’étaient heurtés, et maintenant une nouvelle histoire était prête à commencer.

Qu’est-ce qui m’attendra lorsque cette fille se réveillera enfin ? Même le Dieu du Destin lui-même ne pouvait pas le dire.

***

Illustrations

Fin du tome.

***

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2 commentaires :

  1. amateur_d_aeroplanes

    Prologue se passant à la société soit disant basé a Hokkaido ?

  2. amateur_d_aeroplanes

    Fin du tome deux vraiment inattendu.

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