Le Monde dans un Jeu Vidéo Otome est difficile pour la Populace – Tome 9

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Prologue

Partie 1

L’un des héros masculins avait été transformé en fille. Je l’avais découvert la veille de la rentrée, alors que je venais à peine de m’installer dans ma chambre dans le dortoir des garçons. Je devais préciser que ce personnage était un intérêt amoureux du troisième volet du jeu, et que son passage à l’état de femme avait eu lieu avant même que le scénario du jeu n’ait commencé. Je comprenais logiquement ce qui se passait, mais mon cerveau avait du mal à l’assimiler.

Moi, Léon Fou Bartfort, je n’étais encore qu’un étudiant de l’académie, mais dans un exemple classique de punition cruelle et inhabituelle, j’avais été promu d’une manière ou d’une autre dans les rangs et on m’avait donné le titre de marquis. C’était entièrement la faute de ce pourri connu sous le nom de roi Roland, et ce n’était que le dernier de ses crimes. Même s’il méritait tous les reproches, je n’avais pas de temps à perdre à penser à lui pour le moment. L’affaire la plus urgente était… eh bien, permettez-moi de le répéter : l’un des intérêts amoureux s’est transformé en fille.

Deux coupables étaient à l’origine de cet incident : Marie Fou Lafan, qui avait été ma sœur dans mon ancienne vie, et Creare, l’IA dotée d’un petit corps de robot de la taille d’une balle molle.

Mes fiancées m’ayant pratiquement forcé à retourner chez mes parents pour me reposer pendant les vacances de printemps, j’avais confié à Marie et Creare le soin de mener une enquête sur l’académie en mon nom. Elles étaient censées recueillir toutes les informations possibles sur les personnages apparus dans le troisième volet du jeu vidéo otome dans lequel nous vivions. Au lieu de cela, sous prétexte de mener des expériences, Creare avait transformé un étudiant du nom d’Aaron en une femme.

La cruauté ne permettait même pas de décrire ce que Creare avait fait. Elle avait essentiellement utilisé les « descendants des nouveaux humains » — sa terminologie — comme sujets de test personnels. Luxon et elle étaient des machines créées par les anciens humains, ils détestaient du fond du cœur les nouveaux humains et leur capacité à manipuler la magie. Attendez, les IA ont-elles des cœurs ? Quoi qu’il en soit, ce débat philosophique mis à part, ils détestaient tous les humains capables d’utiliser la magie… moi y compris.

Luxon était une autre IA. C’était aussi mon partenaire. J’avais toujours trouvé Creare plus aimable que lui, mais apparemment, même elle était capable de faire quelque chose d’aussi immoral et monstrueux que cela. C’était déjà terrifiant. Mais le pire, c’était le résultat de son expérience : le changement de sexe. Le jeu vidéo otome dans lequel nous nous trouvions n’était pas censé disposer de la technologie nécessaire pour faciliter de tels changements de sexe.

Après avoir convoqué Marie et Creare dans mon dortoir, je m’étais assis sur le bord du lit. Marie s’était assise proprement sur le sol, les jambes repliées sous elle. Creare s’était également abaissée au sol et m’avait regardé fixement.

« Alors, allons-y. Écoutons vos excuses », dis-je froidement.

Marie laissa tomber son regard sur ses genoux, tremblant de la tête aux pieds.

 

 

« Le fait que vous ayez changé un garçon en fille est troublant en soi », déclara Luxon, qui jouait le rôle d’arbitre dans notre enquête, « mais c’est d’autant plus dommageable que cela a réduit le nombre d’intérêts amoureux. Je dois également mentionner qu’il est fort probable que les changements de sexe n’existent pas naturellement dans ce monde, ce qui rend ce que vous avez fait d’autant plus flagrant. »

En fait, comme Aaron était maintenant une fille, cela signifiait qu’il y avait moins d’intérêts amoureux disponibles pour la protagoniste. D’après ce que j’avais entendu, Aaron se sentait fille dans son âme. Je ne comprenais pas tout à fait, mais une chose était claire : elle était attirée par les hommes, pas par les femmes. Les chances qu’elle rencontre la protagoniste étaient minces.

Quelles que soient les circonstances, Marie et Creare nous avaient privés d’options romantiques potentielles. Elles avaient également fait preuve d’une technologie bien trop avancée pour l’époque. Creare aurait pu démontrer ses impressionnantes capacités techniques et s’en tenir là, mais elle avait utilisé un moyen incroyablement tape-à-l’œil pour y parvenir. Des personnes souhaitant changer de sexe pourraient commencer à frapper à notre porte dans l’espoir d’obtenir le même résultat. D’autres pourraient venir dans l’espoir d’apprendre à le faire eux-mêmes.

Il était peut-être un peu tard à ce stade pour s’inquiéter de se faire remarquer, mais je ne voulais certainement pas attirer l’attention.

« J’admets qu’il est un peu dommage d’avoir réduit le nombre de partenaires pour la protagoniste. Cependant, vu les goûts de cette fille en matière de partenaires, je ne pense pas qu’il y ait eu la moindre chance qu’elle sorte avec la protagoniste. Est-ce que je me trompe ? » Les paroles de Creare semblaient guindées, comme si elle avait répété son excuse à l’avance. Elle n’avait pas cherché à vernir la vérité, s’empressant plutôt de présenter son argument immédiatement.

« Ce n’est pas le cas », avait reconnu Luxon.

« Pour ce qui est de la technologie de changement de sexe et tout ça, ne vous inquiétez pas. On peut l’expliquer comme étant l’effet d’un artefact perdu, tout en disant que c’était un truc à usage unique. J’ai déjà dit à Aaron de garder ça pour elle. »

« Très bien. Je l’accepte. Cependant, j’aimerais savoir pourquoi tu ne nous en as pas parlé plus tôt. Ton omission du sujet de tes expériences est un autre coup dur pour toi. Si tu nous avais tenus au courant de la situation plus tôt, nous aurions pu t’arrêter avant d’en arriver là. Ou est-ce que je me trompe ? »

Creare avait semblé confiante jusqu’à présent, mais sa lentille bleue se détourna rapidement de Luxon. Son incapacité à le regarder dans les yeux suggérait qu’elle savait qu’elle était dans l’erreur.

« Eh bien, c’est la faute de Rie qui n’a pas pensé à dire quelque chose plus tôt. »

Marie avait tout de suite compris que l’IA essayait de lui mettre tout sur le dos. Elle releva la tête. Elle lança un regard venimeux à Creare. « C’est un mensonge et tu le sais ! Me faire porter le chapeau pour te sauver toi-même… C’est vraiment minable ! »

« Tu as exigé des pots-de-vin ! » rétorqua Creare. « Tu es complice, d’accord ? Une complice ! »

Des pots-de-vin cachés ? C’est à mon tour de lancer un regard noir à Marie, qui s’empressa de reculer sous la pression de mon regard. Des perles de sueur froide perlaient sur son front.

« Ce n’est pas ce que tu penses. S’il te plaît, écoute-moi. »

« Je t’écoute », avais-je dit. « Je suis prêt à te pardonner si tu peux me convaincre de ton innocence. »

« Eh bien, vois-tu…, Creare a pris de l’argent à Aaron pour changer de sexe ! Et nous parlons ici d’une somme folle ! Quand je lui ai demandé ce qu’elle allait faire avec tout ça —. »

« Rie, comment as-tu pu ? Tu as juré que tu me soutiendrais par la suite. Comment peux-tu me trahir comme ça alors que tu as pris la moitié des bénéfices pour toi ? »

« Oh, tais-toi ! J’avais besoin de cet argent pour couvrir nos frais de subsistance ! »

Son désespoir à rassembler assez d’argent pour pouvoir payer les frais d’entretien de sa brigade d’idiots, ainsi que de ses fidèles qui dépendaient d’elle, Kyle et Carla, m’avait presque fait fondre en larmes. Mais non, je ne pouvais pas me permettre — ce n’était pas le moment de compatir. Roland m’avait généreusement confié la responsabilité de m’occuper d’eux tous. La douleur et la frustration que Marie ressentait à cause de leurs méfaits allaient bientôt m’incomber.

J’avais alors poussé un soupir et j’avais insisté pour qu’ils me donnent plus de détails. « Ça suffit. Expliquez-moi toutes les deux exactement ce qui s’est passé pendant les vacances de printemps. »

Marie et Creare échangèrent un bref regard avant que la première ne commence : « Eh bien, vois-tu… ? »

 

☆☆☆

 

Le campus était calme pendant les vacances de printemps. Les seules personnes qu’elle croisait dans les couloirs étaient des professeurs ou d’autres membres du personnel de l’école. Seuls quelques rares étudiants avaient choisi de rester à l’académie plutôt que de rentrer chez eux.

Marie valsa dans le couloir, Creare la suivant de près, et passa devant le tableau d’affichage de l’académie. Le tableau était encombré de papiers épinglés et semblait étrangement déplacé, accroché à un mur de pierre plus digne d’un château que d’un bâtiment scolaire. Il y avait quelque chose d’incongru là-dedans, comme si la réalité avait été forcée de s’insérer dans ce qui était censé être un monde imaginaire pittoresque.

En temps normal, Marie n’aurait pas pris la peine de jeter un coup d’œil au tableau d’affichage. Mais aujourd’hui, elle y apercevait un visage familier. Elle se figea et regarda à deux fois.

« Il y a un avis de recherche pour mon frère !? »

Elle s’approcha pour l’examiner. Le visage détestable de son frère — pardon, de Léon — était placardé au milieu de l’affiche. Cette photo datait probablement de l’époque où il combattait contre les forces de Rachel dans la République : Il se tenait à côté du général capturé de la flotte ennemie, arborant un sourire désagréable. Il s’agissait d’une illustration basée sur une photo réelle, et les mauvais sentiments apparents du créateur à l’égard de Léon transparaissaient. Il avait l’air encore plus méchant que d’habitude. Une récompense en espèces était inscrite au bas de l’affiche, mais la monnaie n’était pas le dia.

La lentille bleue de Creare brilla tandis qu’elle examinait les informations pertinentes. « Oh, ma chère. Le maître s’est fait un nom. Converti en monnaie locale, ça vaudrait 5 millions de dia. »

Marie fit une pause pour convertir dans sa tête ce chiffre en yens japonais. « Cela fait cinq cents millions de yens ! Il ne vaut pas autant ! »

« C’est un peu dur, Rie. »

« Qu’est-ce qu’on va faire ? Je n’arrive pas à croire qu’il soit devenu un criminel. » Marie avait eu l’impression, à tort, que cela signifiait que la justice était à ses trousses.

« C’est un avis de recherche du Saint Royaume de Rachel », explique Creare. « Ils le mettraient aux fers s’ils le trouvaient sur leur territoire, mais pas ici. C’est une preuve de l’importance de la menace que représente à leurs yeux le Maître. »

« O-Oh, c’est vrai, c’est écrit dans un alphabet étranger. Mais si ce n’est pas un avis de recherche d’ici, que fait-il sur ce tableau d’affichage ? » Marie ne comprenait pas pourquoi quelqu’un s’était donné la peine de l’afficher ici.

Le mystère ne dura pas longtemps. Deux étudiants passèrent devant Creare et elle. Ils ne s’arrêtèrent pas, mais leurs yeux se posèrent brièvement sur le tableau d’affichage.

« Des pays étrangers lancent-ils des avis de recherche pour monsieur Léon ? Ce type, c’est autre chose. »

« Cinq millions de dia, c’est un prix fou. Il doit être méga célèbre même en dehors de nos frontières. »

Ces garçons avaient pris l’affiche comme un signe positif.

Alors qu’ils s’éloignaient tous les deux dans le couloir, Marie pencha la tête. « C’est une réaction un peu bizarre, non ? C’est un avis de recherche. »

« Les gars ici doivent interpréter l’ire des nations étrangères comme la preuve de tout ce que le Maître accomplit. C’est pratiquement un badge d’honneur pour un chevalier. »

Il s’agissait en fait d’un panneau d’affichage pour se vanter de l’excellence d’un chevalier de leur pays. Marie avait tout de même du mal à apprécier cette logique.

« Cela fait longtemps que je me suis réincarnée ici, mais il y a tellement de choses que je n’arrive pas à comprendre dans cette culture. »

Marie fixa le visage haineux de Léon sur l’affiche jusqu’à ce qu’une voix la surprenne.

« Excusez-moi, puis-je avoir un moment ? »

Marie pouvait deviner à qui appartenait la voix sans lever les yeux. Elle poussa un petit soupir avant de se tourner vers eux. « Encore toi ? »

Il s’agissait d’un étudiant à la beauté androgyne suffisamment captivante pour même séduire Marie. Sa peau était souple et lisse, ses lèvres vibrantes et invitantes. Il s’était épilé les poils superflus du visage, et ses mèches étaient parfaitement coiffées. Marie avait un faible pour les beaux hommes, mais l’expérience de sa vie antérieure lui avait appris que l’homme en face d’elle n’était pas le moins du monde attiré par les femmes.

La voix de Creare était presque empreinte de curiosité lorsqu’elle dit : « Vous semblez avoir pris votre décision, mais avez-vous l’argent nécessaire pour payer mes services ? » Elle connaissait bien ce jeune homme. Sa lentille bleue se focalisa sur le sac de voyage qu’il transportait.

« J’ai vendu tous les trésors qui me sont tombés sous la main lors de mes aventures », dit-il en tenant le sac devant lui. Il le posa rapidement sur le sol et l’ouvrit pour en révéler le contenu.

Satisfaite, Creare déclara : « Très bien. Dans ce cas, il est temps pour moi de tenir ma promesse. Je vais utiliser sur vous l’objet perdu qui vous permet de changer de sexe. »

Des larmes de joie montèrent à ses yeux. « Merci ! »

Marie se pencha vers Creare. Elle prit soin de chuchoter assez faiblement pour que l’étudiant ne l’entende pas. « Attends un peu. Es-tu sûr que c’est une bonne idée ? »

« Je ne vois pas pourquoi. Le maître m’a donné la permission. »

« Il t’a donné la permission de faire cela ? »

« C’est le salaud qui a déjà essayé de mettre la main sur Livia. Le maître m’a dit que je pouvais faire ce que je voulais de toute personne qui tenterait quelque chose comme ça. »

Les yeux de Marie se remplirent de dédain. « Hé, toi. Tu as essayé de te rapprocher de quelqu’un qui était déjà pris ? » L’accusation était sortie de sa bouche avant même qu’elle ait pu y réfléchir à deux fois.

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Partie 2

Le visage de l’homme s’emplit de regret et il acquiesça. « Ah… vous êtes au courant, n’est-ce pas ? C’est exact. Je suis — je veux dire, le garçon que j’étais avant était une ordure. Mais depuis, j’ai enfin compris ce que je ressentais vraiment. »

« Ce que tu ressens vraiment ? » Marie lui répondit en écho, confuse.

Creare expliqua : « Vous avez déjà voulu détruire quelque chose parce que vous le vouliez tellement, mais que vous ne pouviez pas l’avoir vous-même ? C’est ce dont parle notre ami. »

Marie comprenait ce sentiment dans une certaine mesure. La seule chose qu’elle n’avait jamais pu avoir dans sa vie précédente, c’était une famille heureuse. Son enfance s’était bien passée, certes, mais c’était après être devenue adulte et avoir fondé sa propre famille que tout s’était dégradé. Parfois, elle se surprenait à envier d’autres familles heureuses. Elle pourrait dire qu’elle n’en voulait pas à ceux qui avaient obtenu ce qu’elle n’avait jamais pu avoir elle-même, mais ce serait un mensonge.

« … Hein, je crois que je comprends un peu les émotions que tu ressentais. »

Mais seulement les émotions. Le mépris qu’elle éprouvait pour l’homme demeurait puisqu’il était passé à l’acte. De son côté, l’étudiant ne semblait même pas lui en vouloir.

« Le fait que vous puissiez compatir à ce sentiment est une grâce plus que suffisante ! Mais indépendamment de ce que j’ai fait dans le passé, je veux désespérément faire du désir de mon cœur une réalité. Je ne veux plus être un garçon. Je veux être une fille. » Il n’y avait pas de doute sur sa conviction.

La voix de Creare était plus forte que d’habitude lorsqu’elle expliqua : « Bien, alors nous allons commencer immédiatement. Il y aura un certain nombre de problèmes si nous ne réglons pas tout cela avant la prochaine rentrée. »

« Merci ! » L’étudiant rayonna.

Marie regarda Creare. « Attends. Est-ce vraiment à toi de décider ? Nous ferions mieux d’aller voir mon frère d’abord…, » bien qu’elle ait affirmé qu’ils devaient attendre, le regard de Marie ne cessait de se porter sur le sac posé sur le sol, rempli à ras bord de la monnaie du royaume.

« Oh ? Je crois me souvenir que le maître a dit que vous deviez suivre mes ordres. »

« Urk ! »

Il est vrai qu’avant de partir, Léon avait insisté à plusieurs reprises sur le fait que Marie devait suivre les instructions de Creare. Il lui faisait manifestement confiance. Léon avait tellement insisté sur l’obéissance de Marie qu’elle n’était pas vraiment en mesure de s’opposer à Creare.

« De toute façon, je ne peux pas le contacter pour l’instant. Les transmissions ne fonctionnent pas très bien ces derniers temps. »

« O-Oh, vraiment ? Alors nous devrions probablement attendre jusqu’à ce que —. »

Creare remarqua enfin le regard fuyant de Marie et lui proposa : « Je vous donnerai une partie de cet argent si vous faites ce que je vous dis. »

« Le feras-tu !? Alors je veux 70 % ! » Marie avait opté pour une portion assez importante plutôt que d’exiger la totalité de la somme. Même elle savait que ce serait un peu exagéré.

« J’aime bien votre côté effronté », dit Creare, de bonne humeur malgré la demande scandaleuse de Marie. « Mais c’est un peu trop gourmand. Je vous donne 40 %. »

« Soixante pour cent ! S’il te plaît, j’ai déjà du mal à m’en sortir ! »

« Oui, mais —. »

« Que dirais-tu d’une moitié ? Je vais faire un compromis et me contenter de la moitié cette fois-ci ! »

« Qu’est-ce que vous voulez dire par vous contenter de ça !? Rie, vous vous souvenez quand même que vous n’avez rien fait, n’est-ce pas ? »

« Donne-moi la moitié, et même si Grand Frère se fâche contre toi, je ferai ce que je peux pour atténuer les dégâts. D’accord ? S’il te plaît ? » La voix suppliante de Marie réussit enfin à convaincre Creare.

Trois jours après l’acte, Marie avait appris le nom de l’étudiant et avait poussé l’un des cris les plus horrifiés de sa vie.

 

☆☆☆

 

« … et c’est comme ça que ça s’est passé. »

En écoutant Marie et Creare expliquer ce qui s’était passé pendant les vacances de printemps, j’avais eu envie de leur crier dessus. Cela pouvait attendre. Il y avait une chose que je devais d’abord clarifier.

« Attendez une seconde. Qu’est-ce que c’est que cet avis de recherche ? Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ? » Une sueur froide avait commencé à couler dans mon dos au moment où j’avais appris que le Saint Royaume de Rachel avait mis ma tête à prix. Il était difficile de ne pas s’interroger sur leur santé mentale en offrant l’équivalent d’un prix de 5 milliards de yens pour moi.

Marie et Creare échangèrent un regard.

« Tu nous mets dans l’embarras avec cette question », déclara Marie. « Tu as fait tellement de choses qu’il est difficile de mettre l’accent sur l’une d’entre elles. »

« Elle a raison, » ajouta Creare, « Rachel doit vraiment vous détester. »

C’était évident, mais qu’avais-je fait pour le mériter ? Persuadé qu’aucune de mes supposées transgressions ne justifiait une réponse aussi extrême, mon compagnon exaspéré, Luxon, décida d’intervenir et d’expliquer exactement pourquoi je méritais cela.

« Maître, aurais-tu oublié ? Le Saint Royaume de Rachel est intervenu pour soutenir les insurgés de la République. C’est toi qui as mis fin à leurs agissements. D’ailleurs, lorsqu’ils ont changé de position et tenté de s’approprier une partie des terres de la République, te souviens-tu de ce que tu as fait ? »

Le Saint Royaume de Rachel avait envoyé une flotte pour voler une partie des terres de la République. Comme je voulais régler les choses pacifiquement, j’avais pris pour cible leur vaisseau amiral. Je l’avais ensuite abordé et j’avais pris leur commandant en otage avant de le remettre à la République. J’avais fait confiance en Monsieur Albergue pour gérer de ce qui se passerait ensuite.

« Oui, je me souviens avoir pris le commandant en otage. Mais tout s’est terminé pacifiquement, n’est-ce pas ? »

« Pacifiquement pour toi, » dit Luxon en riant, « mais comme une défaite humiliante pour eux. Ils n’ont pas pu lever le petit doigt contre toi lorsque tu as pris leur commandant. Il était d’autant plus honteux pour eux de retourner dans leur pays sans avoir subi de pertes majeures — une indication supplémentaire qu’ils n’étaient pas de taille face à toi. »

Creare semblait partager l’avis de Luxon. « Vous les avez mis dans l’embarras deux fois, en fait. D’abord avec le coup d’État raté, puis, lorsque vous avez fait subir à leur flotte une défaite mortifiante. Comme si, de leur point de vue, ils avaient pratiquement tout perdu à cause d’un seul type. »

Mes tentatives pour résoudre les problèmes sans conflit supplémentaire n’avaient fait qu’accroître la honte de mon ennemi. J’étais resté sans voix.

Ne supportant plus de me regarder, Marie détourna le regard. « Personnellement, je ne trouve pas étonnant qu’ils aient mis ta tête à prix. »

Jamais, dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé mon visage placardé sur un avis de recherche assorti d’une forte récompense. De la sueur glacée coula sur mon visage lorsque je réalisais ce que cela impliquait : ma vie était désormais en danger.

Comme si mon anxiété n’avait pas déjà grimpé en flèche, Luxon et Creare se mirent soudain à arpenter la pièce en état d’alerte. L’atmosphère facile et insouciante qui régnait quelques instants auparavant s’était envolée en un clin d’œil.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demandai-je. Luxon avait l’air plus prudent que je ne l’avais jamais vu.

« Ma liaison avec les drones que j’avais placés autour de l’école a été coupée. La dernière chose que j’ai perçue à travers eux avant de perdre le contact a été la présence d’une armure démoniaque. Maître, quelqu’un nous brouille. »

Mes yeux s’étaient rétrécis dès qu’il avait parlé d’une armure démoniaque. Ces armures étaient des objets perdus datant d’une époque lointaine, tout comme Luxon et les autres intelligences artificielles que j’avais rencontrées au cours de mes voyages ici. Pour être plus précis, Luxon et les autres IA étaient les armes des anciens humains, tandis que les armures démoniaques appartenaient aux nouveaux humains. Ces derniers étaient considérés comme nos ennemis.

Marie fronça les sourcils. Ses sourcils s’étaient froncés d’inquiétude alors qu’elle se souvenait des autres armures démoniaques que nous avions rencontrées jusqu’à présent. « Par, hum, armure démoniaque, nous parlons de… vous savez, ces choses ? Ces choses parasites bizarres qui s’attachent aux gens et se déchaînent ensuite ? Y en a-t-il une dans les parages ? »

J’avais jeté un coup d’œil par la fenêtre de ma chambre, mais la vue à l’extérieur n’était pas différente de la normale, les gens vaquant à leurs occupations habituelles. Rien ne laissait présager la présence d’une armure démoniaque dans les environs.

Creare répondit en jetant un coup d’œil prudent d’avant en arrière, « Cela signifie qu’il y en a une assez intelligente pour envisager de nous faire obstruction. Ce n’est pas du tout comme les fragments que nous avons déjà affrontés. Il s’agit d’une véritable affaire — une combinaison complète avec un noyau intact. »

Marie pencha la tête sur le côté, n’ayant pas encore tout à fait compris.

« Une armure démoniaque est un type d’armure utilisé par les nouveaux humains », expliqua Luxon. « Une unité de contrôle, dans ce cas un noyau vivant, est nécessaire pour garder l’armure sous contrôle. Une armure démoniaque sans noyau vivant prendra possession d’un humain et se déchaînera. »

Le visage de Marie s’était vidé de toute couleur lorsqu’elle avait compris qu’une armure démoniaque entièrement opérationnelle et intacte se trouvait à proximité.

« Pouvons-nous battre quelque chose comme ça ? » demanda-t-elle.

« Cela dépend de l’ennemi », déclara Luxon sans en rajouter. « Cela dit, vu qu’il a déjà détruit le réseau que nous avions mis en place, je dois supposer que nous avons affaire à une unité d’un rang particulièrement élevé. »

Même parmi les armures démoniaques, celle-ci était assez puissante, et elle se cachait quelque part dans l’école. Il n’y avait pas plus dangereux que cela.

« Ne peux-tu pas déterminer sa position exacte ? » demandai-je avec espoir à Luxon.

« Je ne dispose d’aucune information pour l’instant. Tout ce que je peux dire avec certitude, c’est qu’il se trouve quelque part dans l’école. »

« Cela va rendre les choses très gênantes pendant un certain temps », avais-je dit. « C’est nul. J’espérais obtenir plus d’informations. » Voilà pour ce qui est d’obtenir plus d’informations sur le scénario de la troisième partie.

« Ce que nous pouvons faire, c’est d’installer les petits drones en masse dans tout le campus », dit Creare, qui élabore déjà une stratégie pour maintenir la sécurité qu’elle peut. « Nous devrons le combattre par le nombre. Quoi qu’il en soit, ça craint de savoir qu’il y a des ennemis dans l’école. »

« Maître, pour le moment, je te déconseille d’agir seul pour quelque raison que ce soit », m’avait prévenu Luxon.

« Ne t’inquiète pas. Je suis toujours pour la sécurité d’abord. Je vais me terrer dans ma chambre. Mais, hmm… »

« Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Non, rien d’extraordinaire. Je viens de me rappeler que j’ai acheté une armure démoniaque dans la boutique avant de me réincarner ici. »

À l’époque où j’étais encore en vie, j’avais acheté deux objets pour terminer le jeu : l’un était un vaisseau spatial migrateur (Luxon) et l’autre était une armure démoniaque noire couverte de pointes inquiétantes.

« Oh oui, je m’en souviens », dit Marie alors que j’avais relancé ses souvenirs. « J’ai jeté un coup d’œil dans le magasin, mais avec toutes ces pointes et tout ça… ce n’était pas très mignon, tu vois ? Ça ne m’intéressait pas. De toute façon, qui conçoit quelque chose comme ça pour un jeu destiné aux filles ? »

Je ne pouvais pas lui reprocher de ne pas y voir d’intérêt. Le design était nettement plus attrayant pour les hommes.

Luxon n’était pas content d’entendre mon histoire. « Tu as acheté une armure démoniaque ? Un faux pas, en effet. Je vois que même avant ta vie dans ce monde, tu faisais déjà des choix mal informés. »

« Maître, personne de sensé n’achèterait une armure démoniaque », dit Creare dans la conversation. « C’est un gaspillage d’argent. Si vous insistez pour utiliser la boutique, donnez au moins à vos achats la considération qu’ils méritent ! »

Elle détestait les restes des nouveaux humains avec la même passion que Luxon. La simple mention du fait que j’avais été impliqué avec eux avait mis les deux IA dans un état de frénésie.

« C’est de l’histoire ancienne. Cessez de vous acharner, vous deux », avais-je craqué.

Pourtant, peut-être que l’ancienne armure démoniaque que j’avais achetée existait réellement dans ce monde, tout comme Luxon. Elle pourrait bien se révéler être une énorme épine dans mon pied.

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Chapitre 1 : Le premier prince

Partie 1

Le jour de la cérémonie d’ouverture était arrivé. Je me tenais devant le miroir de ma chambre, enfilant mon uniforme par-dessus ma tête, tout en échangeant quelques mots avec un visiteur. Il s’agissait du prince Julian, que j’avais convoqué malgré la frénésie de la matinée, et il n’était pas très content de cette invitation impromptue.

« Tu aurais dû le dire plus tôt si tu avais l’intention de me confier le discours d’ouverture de la cérémonie. »

L’école était venue me voir pour savoir si j’accepterais de prononcer un discours lors de la cérémonie. Cela m’avait semblé très pénible, alors j’avais décidé de confier cette tâche à Julian. Maintenant, il s’était retranché dans ma chambre, prenant des notes sur ce qu’il allait dire.

« Je ne suis qu’un petit marquis. Ton rang est bien plus impressionnant que le mien, n’est-ce pas ? » avais-je dit.

Luxon flottait dans l’air à côté de moi. Ce matin, il avait été encore plus insupportable que d’habitude, ce qui n’était pas une mince affaire.

« Maître, ta cravate est de biais », m’a-t-il dit.

« Oups, tu as raison. »

Je l’avais détachée et l’avais refaite rapidement, jetant un coup d’œil dans le miroir pour apercevoir Julian. Il semblait accepter la logique de mon argumentation, mais son air renfrogné persistait.

« Il est vrai qu’en termes de rang, le mien est plus élevé. Mais comme ta force et tes réalisations sont supérieures, je comprends pourquoi l’école t’a choisi. Bien que tu ne me sembles pas être un orateur éloquent, j’admets… »

Vous n’auriez jamais deviné, d’après nos grommellements, que je connaissais Julian depuis près de deux ans. Je n’aurais jamais imaginé lui parler avec autant de désinvolture que lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois. Au début, nous nous détestions.

« C’est justement pour ça que je laisse le soin à quelqu’un qui est doué pour ce genre de choses. C’est efficace de ma part, hein ? » Je souris.

J’avais fini de lisser mon uniforme pendant que Julian terminait le discours qu’il avait écrit. Sa rapidité et son assurance indiquaient ce que je soupçonnais depuis le début, à savoir qu’il était habitué à ce genre de choses, ayant dû faire toutes sortes de discours à des foules par le passé.

« Ce serait plus convaincant si c’était quelqu’un d’autre. Quand tu le dis, on a l’impression que tu pousses ceci sur moi parce que tu considères que c’est trop compliqué », déclara Julian.

« Interprète-le comme tu le veux. Quoi qu’il en soit, je te pardonne les ennuis que tu as causés pendant les vacances de printemps puisque tu as fait ça pour moi. Alors, tu devrais être reconnaissant. »

Julian et ses crétins de compagnons avaient fait des ravages dans l’école pendant leur séjour de vacances de printemps. La facture des dégâts m’était parvenue directement comme j’étais leur superviseur nominal. C’était franchement déprimant. Pourquoi devais-je garder le prince déchu et ses camarades ?

« Je ne peux pas vraiment argumenter quand tu le dis comme ça. » Julian soupira doucement en pliant son discours et en le rangeant dans la poche de sa veste. Il avait l’air découragé, mais quelques instants plus tard, il releva le menton et déclara : « J’aurais dû commencer mon activité en préparant un chariot de nourriture à la place. »

Il n’avait donc pas encore renoncé à ce rêve.

« Tu agis comme un homme possédé lorsqu’il s’agit de brochettes. N’est-ce pas ? » avais-je demandé.

« Possédé ? Quelle horreur ! Au moins, décris les choses sous un angle plus positif. Disons que je suis béni par la déesse des brochettes, peut-être… Je les aime autant que j’aime Marie. »

J’avais compris ce qu’il voulait dire, mais la façon pompeuse dont il l’exprimait était tellement exagérée que j’avais éclaté de rire. Je savais, par des récits de seconde main, à quel point il chérissait les brochettes, mais voyons. La blague n’en était pas moins hilarante, même aujourd’hui.

« Marie est au même niveau que les brochettes, hein ? Je parie qu’elle aurait une réaction assez comique si je lui disais ça. »

Luxon, qui se trouvait comme d’habitude à côté de mon épaule droite, déplaça son objectif d’un côté à l’autre en signe d’exaspération. « J’ai peine à croire que cet homme était autrefois le prince héritier dont on attendait tant. Je doute que quiconque ait pu imaginer qu’il serait dans un tel état il y a quelques années. Le seul point positif, c’est qu’il est heureux de ce résultat. »

Julian n’avait pas semblé troublé par nos remarques sarcastiques. Au contraire, sa fierté s’en était trouvée renforcée.

« C’est vrai. J’ai une chance inouïe d’avoir trouvé deux choses incroyablement précieuses et irremplaçables. Je suis reconnaissant à Marie et à l’homme qui m’a fait découvrir les brochettes. » Il me regardait dans les yeux et son visage s’illumina d’un sourire.

J’avais échangé un regard avec Luxon.

« C’est dur de traiter avec des idiots, hein ? »

« En effet. Ils sont aussi imperméables aux sarcasmes qu’aux remarques désobligeantes. »

 

☆☆☆

 

À peu près au même moment, Marie et Carla se rendaient du bâtiment principal de l’école à l’auditorium où se déroulera la cérémonie d’ouverture. En traversant un couloir de liaison, les deux jeunes filles s’étaient attiré des regards plutôt hostiles. Les expressions mécontentes des autres élèves laissaient présager ce qu’ils se demandaient probablement à l’unisson : que faites-vous ici ?

Pourtant, malgré toutes les moqueries dont Marie et Carla faisaient l’objet, personne ne leur adressa directement la parole. Il y avait une raison importante à cela : elles étaient sous la tutelle du nouveau marquis.

Malgré le mépris de ses pairs, Marie traversa le hall d’un pas assuré pour cacher son irritation. « Comment se fait-il qu’ils soient tous aussi amers avec moi, hein !? Ce sont ces trois idiots qui ont modifié leurs uniformes sans permission ! Grondez Léon si vous voulez prendre quelqu’un à partie. C’est lui qui est responsable d’eux ! »

« C’est totalement inévitable », dit Carla, essayant d’apaiser sa maîtresse. « Seul le directeur a assez d’autorité pour convoquer le marquis et le réprimander, personne d’autre… Ce qui m’exaspère le plus, c’est que ces trois-là ont fait cette bêtise le jour même de la rentrée. » Un soupir s’échappa de ses lèvres.

Cette fois-ci, les coupables étaient Brad, Greg et Chris. Les trois garçons avaient un peu mûri pendant leur séjour dans la République, mais pas au point de s’abstenir d’« améliorer » leurs uniformes de l’académie. Brad avait choisi d’accentuer son uniforme avec des ornements voyants, tandis que Greg avait arraché les manches de sa chemise et de sa veste, laissant ses bras visibles jusqu’à l’épaule, et que Chris avait taillé sa veste pour en faire un manteau happi. Les garçons avaient été convoqués dans le bureau du professeur pour avoir enfreint le règlement de l’école dès le premier jour de la rentrée. Marie avait eu la malchance d’être convoquée en même temps qu’eux, ce qui lui avait valu une réprimande. Elle s’était excusée abondamment pour leur mauvaise conduite — quel autre choix avait-elle ? — mais elle était furieuse de devoir prendre cette responsabilité.

« Depuis quand suis-je devenue leur gardienne ? »

« S’il te plaît, calme-toi, Lady Marie ! »

La voix de Marie s’était faite de plus en plus forte à mesure que sa colère grandissait, tandis que Carla tentait désespérément de l’apaiser. Toutes deux s’arrêtèrent brusquement au milieu de l’allée pour permettre à Marie de reprendre sa respiration. Par pure coïncidence, elle jeta un coup d’œil à l’extérieur et aperçut deux employés qui s’occupaient de la cour intérieure. Carla remarqua qu’elle fixait quelque chose et suivit son regard.

« Serait-ce de nouveaux employés ? » demanda Carla.

« Il semblerait que ce soit le cas. »

L’un des deux employés était plus jeune, probablement un débutant. Il était en train de se faire gronder par le vétéran plus âgé.

« Ne peux-tu pas faire un peu plus d’efforts ? Regarde les arbres que tu as taillés. Chacun d’entre eux est dans un tel état. Tu en as assez fait ici. Va donc arracher les mauvaises herbes que tu trouveras. »

Le nouveau venu était un homme aux cheveux blonds. Marie avait d’abord eu pitié de lui jusqu’à ce qu’elle constate son attitude déplorable. Loin de s’engager à faire plus d’efforts dans son travail, il se contentait de regarder le vétéran d’un air narquois. « J’en ai déjà fait assez, non ? Puis-je arrêter de travailler ? »

« Bien sûr que non ! »

L’employé expérimenté semblait exaspéré par le dégoût flagrant du jeune homme pour son travail. Avec tous les problèmes que le nouveau venu causait, Marie ne ressentait pas une once de sympathie. Cet échange lui rappela ses tentatives désespérées pour apaiser les professeurs, comme si elle était en quelque sorte responsable du comportement des garçons. Sa colère refait surface avec une ardeur nouvelle. Voir à quel point le nouveau venu avait mal entretenu la cour ne faisait qu’aggraver son humeur.

« Même moi, je pourrais faire mieux que lui », grommela-t-elle.

Les souvenirs de leur séjour à l’étranger revinrent à l’esprit de Carla. Elle sourit tristement, mais son visage se décomposa en désespoir lorsqu’elle se souvient des journées épuisantes passées à entretenir la végétation en été. L’herbe et les mauvaises herbes avaient repoussé à une vitesse fulgurante.

« Ah ha ha, c’était dur pendant que nous étions dans la République — surtout pendant les mois d’été. Le jardin devenait vite incontrôlable si on ne l’entretenait pas tous les jours. C’est grâce à cette expérience que j’ai appris à utiliser les outils de jardinage… J’avais même des callosités sur les mains à cause de ce dur labeur. »

« Toi et moi, toutes les deux. »

Ce n’est pas parce qu’elle avait sous-estimé la quantité de travail qu’impliquait son emploi que Marie s’était moquée de lui. Elle avait pu se rendre compte de la dureté de ce travail subalterne à l’époque de la République. Elle n’avait parlé que parce qu’elle savait qu’elle pouvait surpasser ce garçon si elle s’y mettait.

Marie détourna son regard des ouvriers et continua à marcher. « Je me demande si l’école ne manque pas d’employés pour assurer la maintenance. J’ai déjà entendu dire qu’ils ne choisissaient que les meilleurs candidats pour travailler ici. »

En d’autres termes, une embauche aussi peu soignée n’aurait jamais été acceptée il y a quelques années.

« C’est une période difficile pour le Royaume », dit Carla, offrant sa propre spéculation sur le sujet. « Je pense que tu as raison de dire qu’ils manquent de personnels. »

Marie soupira. Les choses étaient radicalement différentes de celles dont elle se souvenait avant de partir étudier à l’étranger. Pour illustrer son propos, elle aperçut devant elle l’héritier d’un comte qui se la jouait arrogant, flanqué de plusieurs groupies féminines. Il se pavanait dans les couloirs avec assurance et n’hésitait pas à gifler quelques étudiantes qui, selon lui, lui barraient la route.

« Vous gênez. Bougez-vous ! »

« Mes excuses. »

Les filles s’étaient empressées de s’excuser et de s’éloigner pour lui faire de la place.

Ce n’était pas comme ça quand j’étais en première année. Je suppose que lorsque les choses changent, elles changent vite. J’ai presque l’impression d’être piégée dans un monde de simulation de rencontres destiné aux garçons, pas aux filles… mais je ne sais pas ce que c’est. Marie n’avait jamais joué à des jeux de rencontres pour garçons, mais elle imaginait que les femmes y étaient traitées avec le même manque de respect. J’imagine que c’est un monde agréable à vivre pour un homme. Je me demande si Grand Frère est heureux de ce changement ?

+++

Partie 2

La cérémonie d’ouverture, qui faisait bâiller, était arrivée à son terme. Alors que les nouveaux étudiants sortaient de l’auditorium, j’avais été tiré par l’oreille par l’une de mes fiancées, Anjelica Rapha Redgrave ou Anjie en abrégé.

« Aïe. Ça fait mal ! »

Anjie fronça les sourcils et continua à me tenir fermement l’oreille. Elle m’en voulait d’avoir demandé à Julian de jouer le rôle de représentant des élèves à ma place. « Tu aurais dû prévenir Julian plus tôt si tu voulais lui imposer tes devoirs, imbécile. »

« Ce n’est pas de ma faute ! Pas vraiment, en tout cas. Ils m’ont demandé ça sorti de nulle part. J’aurais aimé qu’ils me préviennent avant. »

« J’aurais aimé que tu me consultes plus tôt », avait-elle rétorqué.

« Oui, madame. Je suis désolé. »

« Je ne peux pas lui reprocher d’être nerveux s’ils lui ont demandé de faire ça à l’improviste. » Ma seconde fiancée, Olivia (ou Livia en abrégé), était assez compatissante pour comprendre mon point de vue. Elle pencha la tête sur le côté, manifestement perplexe. « Mais je me demande pourquoi en premier lieu, ils lui ont mis ça sur les épaules… ».

Ma troisième fiancée était également présente, Noëlle Zel Lespinasse, une jeune fille originaire de la République d’Alzer. Son statut de noble était équivalent à celui d’une princesse, mais en raison de son éducation roturière, elle parlait de manière beaucoup plus décontractée que ce à quoi on pourrait s’attendre. Ses cheveux étaient attachés en queue de cheval sur le côté droit de sa tête et elle portait l’uniforme de notre école.

« Je parie que l’école n’a pas vraiment eu le choix, puisque Léon a encore grimpé dans le classement aristocratique », dit Noëlle. « Je veux dire, pensez-y. S’il était resté comte, ils auraient pu s’en tirer en confiant les honneurs au prince Julian. Le fait que Léon soit devenu marquis a dû tout faire basculer dans la panique. Je parie qu’ils ont eu une énorme dispute interne pour savoir qui choisir. »

Le raisonnement de Noëlle était logique. Jusqu’à la dernière minute, l’équipe de l’école s’était trouvée dans l’impasse quant au choix de la personne qui prononcerait le discours, ce qui explique qu’elle n’ait pu m’informer que le jour de la cérémonie. Pourtant, le fait de savoir que mon choix avait été source de débats ne me rassurait pas.

Livia frappa dans ses mains. « Cela semble probable ! »

« C’est vrai !? » Noëlle sourit.

Leur joyeux échange avait incité une Anjie à l’air acariâtre à me lâcher enfin l’oreille, et elle se lança alors dans une explication sur les circonstances de l’affaire.

« Je déteste décevoir, mais ce n’est pas ce qui s’est passé », déclara-t-elle. « Ils ont choisi Léon spécifiquement parce qu’ils ne voulaient pas que le prince Julian soit chargé du discours. »

J’avais massé mon oreille rouge palpitante en jetant un coup d’œil à Anjie. « Pourquoi ça ? Parce que c’est un crétin fini ? »

« Même si j’aimerais être d’accord avec cette raison, il y avait plus que cela. Vois-tu ces nouveaux étudiants qui nous regardent ? » Anjie jeta un regard dirigé vers l’avant, où les étudiants de première année se déversaient hors de l’auditorium. À la fin de la file d’attente, un garçon blond avait les yeux rivés sur nous. Un garçon beaucoup plus grand, aux cheveux d’un roux éclatant, marchait à ses côtés.

« Vous connaissez ces types ? »

Noëlle secoua la tête, et Livia fit bientôt de même. Anjie était la seule à les connaître.

« C’est le prince Jake », nous dit-elle. « Le garçon aux cheveux roux est son frère adoptif, Oscar. »

« Prince ? Est-ce donc le petit frère de Julian ? »

J’avais déjà entendu parler du Prince Jake par Marie, qui était l’un des intérêts amoureux du troisième volet du jeu et une sorte de mouton noir de la famille royale. Je m’étais dit qu’Anjie aurait probablement une explication plus détaillée, et elle n’avait pas déçu.

« Du point de vue du prince Julian, il n’est que son demi-frère. Ils ont des mères différentes. Le prince Jake est cependant le premier dans la ligne de succession, ce qui fait de lui le candidat le plus sérieux pour être nommé prince héritier. »

« Le candidat le plus sérieux ? » reprit Livia, confuse. « Mais le prince Julian a déjà été déshérité… alors son demi-frère ne devrait-il pas devenir automatiquement prince héritier ? »

« C’est un peu plus complexe que cela. Le prince Jake déborde lui aussi d’ambition, ce qui rend les choses plus délicates. Lorsque le prince Julian occupait encore son poste de prince héritier, le prince Jake a fait tout son possible pour faire savoir qu’il finirait par porter la couronne à sa place. »

C’était un geste assez odieux de sa part, alors que Julian avait déjà été désigné comme successeur du roi.

Noëlle passa une main sur son menton. « S’ils se disputent le pouvoir, il est logique qu’ils veuillent éviter que le prince Julian prononce le discours. Mais… ne sont-ils pas en train d’exagérer les choses ? »

J’avais acquiescé. Plus précisément, je ne voulais pas me retrouver au milieu d’une dispute entre frères et sœurs.

« Il sera le prochain roi tant qu’il restera discret, n’est-ce pas ? Je ne vois pas pourquoi il voudrait causer des problèmes inutiles », avais-je dit.

Anjie baissa le regard. « À la cour, le prince Jake a la réputation de faire exactement cela. L’administration de l’école n’a probablement pas voulu s’impliquer dans une affaire aussi sensible, c’est pourquoi ils sont très prudents. »

« Hein. » Même l’école le considérait comme un enfant à problèmes avec trop de pouvoir ? Je n’avais vraiment pas envie de m’engager avec un type comme ça.

L’auditorium se vida et la longue file d’attente des étudiants commença à se résorber. Le prince Jake et son ami Oscar avaient choisi ce moment pour franchir les portes.

« Léon, » déclara Anjie d’une voix sévère. « Tu verras que de plus en plus de gens t’approcheront à l’avenir. Beaucoup seront des racailles ordinaires et nous n’aurons pas à nous en préoccuper beaucoup, mais de temps en temps, des personnages vraiment encombrants se présenteront. Quoi que tu fasses, ne leur fais pas de promesses insensées. »

« Je ne suis marquis que de nom. Qui va perdre son temps à essayer de me faire des avances ? » Je m’étais moqué de l’avertissement d’Anjie, mais son expression était restée très sérieuse.

« Si ton rang n’était qu’un titre vide, tous les autres aristocrates du royaume te traiteraient comme un inutile gâchis d’espace. »

Cela m’avait fait réfléchir. « Ah. Donc les choses vont être assez dures à l’avenir ? »

Le visage d’Anjie s’était adouci lorsqu’elle avait compris que je prenais le problème au sérieux. « Tu auras de plus en plus souvent à traiter avec des personnalités importantes. Je sais que tu détestes avoir à gérer ce genre d’engagements sociaux. La seule chose à garder à l’esprit, c’est que tu dois toujours rester sur tes gardes avec ces personnes… Tu dois même te méfier de ma famille. »

« Ta famille ? Mais les Redgrave se sont si bien occupés de moi pendant tout ce temps… »

J’étais curieux quant à savoir ce que signifiaient ses paroles et la raison pour laquelle elle me mettait en garde contre sa propre chair et son propre sang. D’ordinaire, je m’appuierais fortement sur les Redgrave pour obtenir du soutien en raison de ses liens avec eux. Les manières d’Anjie ne suggéraient pas qu’elle avait des preuves pour étayer ses craintes, mais quelque chose dans les coulisses de la maison devait être suffisamment inquiétant pour la mettre sur les nerfs.

« Mon père et mon frère aîné préparent quelque chose. S’il n’en résulte rien, tant mieux, mais je ne peux rien garantir pour l’instant », déclara Anjie.

« Normalement, n’est-ce pas l’inverse ? » demanda Noëlle. Elle avait l’air troublée par l’attitude d’Anjie. « J’aurais pensé que tu demanderais à Léon d’aider ta famille, pas que tu l’éloignerais d’eux. »

Anjie déplaça sa main gauche à sa hanche, renversa ses épaules et plaça sa main gauche sur sa poitrine gonflée. Avec l’assurance d’un amoureux en pâmoison, elle déclara : « Je suis la future épouse de Léon. Quelle que soit l’opinion que les autres ont de moi, ma priorité absolue est la prospérité de notre famille. »

Livia s’esclaffa. « Tu es en train de dire que Monsieur Léon est ta toute première priorité, n’est-ce pas ? » Elle avait résumé le sens inavoué des paroles d’Anjie, mais je ne savais pas trop comment y répondre.

Les trois filles tournèrent vers moi leur visage plein d’attente. J’avais détourné le regard et m’étais gratté le sommet du crâne.

Luxon avait observé tranquillement toute cette interaction jusqu’à maintenant. « Tu es si parfaitement prévisible, Maître », remarqua-t-il. « Un moment opportun pour prononcer quelques paroles d’esprit et de miel te tombe sous la main et tu n’y arrives toujours pas. »

Tais-toi.

Mais s’il existait une réponse parfaite à utiliser dans ce genre de situation, j’aurais aimé qu’il me le dise.

+++

Partie 3

« Pourquoi dois-je passer l’après-midi avec vous ? »

Après la fin de la cérémonie d’ouverture, l’heure de la mi-journée sonnait bientôt. J’avais du temps libre pendant cette période au lieu des cours normaux, c’est pourquoi je m’étais retrouvé derrière le bâtiment du dortoir. Luxon et moi n’étions pas les seuls à être présents, Marie et ses charmants compagnons l’étaient également. Elles m’avaient invité à déjeuner, mais m’avaient conduit ici plutôt qu’à la cafétéria pour une raison que j’ignore.

Julian avait créé un four de fortune en briques, sur lequel il avait posé une grille de cuisson pour faire griller des brochettes de viande et de légumes. Ses mains se déplaçaient avec une grande précision et il fredonnait même pour lui-même pendant qu’il cuisinait.

« Tout le monde, attendez encore un peu. Je vais vous préparer ça en un rien de temps. »

D’une certaine manière, c’était peut-être un privilège d’avoir un prince qui faisait griller des brochettes pour nous.

Pour aider Julian et empiler les brochettes entièrement grillées sur une assiette à l’aspect criard et prétentieux, il n’y avait personne d’autre que le plus grand perdant des cinq crétins : Jilk.

« Votre Altesse, pourquoi ne pas me laisser échanger ma place avec la tienne ? Tu ne pourras pas profiter pleinement de la nourriture si tu insistes pour t’occuper de toute la cuisine. »

« Il n’y a pas de quoi s’inquiéter », assura Julian à son frère adoptif. « Je suis plus heureux ainsi. »

Cela aurait été hilarant de voir le prince s’adonner à ce genre de brochettes à l’époque où cela ne me regardait pas, mais maintenant que j’étais responsable de lui, le spectacle avait perdu de son humour. Mes pensées vagabondaient. Comment faire pour qu’il redevienne un prince digne de ce nom ? Mais il y avait aussi ce sourire radieux sur son visage tandis qu’il s’affairait à faire griller les aliments. Peut-être était-il préférable de le laisser ainsi.

Greg ne prenait que les brochettes de viande pour les manger lui-même. Greg était loin d’être aussi terrible que Jilk, mais il était l’un des trois imbéciles qui avaient modifié leurs uniformes. Il avait arraché les manches de sa veste et de son T-shirt, puis déchiré son pantalon juste au-dessus des genoux. Avec tous les efforts qu’il avait déployés pour se muscler, je suppose qu’il préférait des vêtements moins contraignants… bien que la réponse la plus probable soit qu’il voulait montrer ses bras.

Je me demande quelle est la bonne explication.

« J’ai eu un mauvais pressentiment depuis que Julian m’a invité à manger ici », dit Greg entre deux bouchées de viande. Il avait l’air plutôt mécontent du festin qui s’offrait à lui.

Et pourquoi ne le ferait-il pas ? Chaque fois que Julian était chargé de la préparation des repas, les brochettes étaient le seul élément du menu. Il essayait de varier les viandes et les légumes, mais les brochettes restaient des brochettes, même en changeant les ingrédients. Marie et le reste de l’équipe s’étaient naturellement lassés de ce flux constant de brochettes à chaque repas.

« Il est vrai qu’il est fatigant de manger des brochettes jour après jour. Votre Altesse, ne pourrions-nous pas au moins limiter cela à une fois par semaine ? » suggéra Chris. Il avait transformé sa veste en manteau happi et portait un bandeau hachimaki torsadé sur le dessus de la tête. La vapeur des brochettes embrumait ses lunettes pendant qu’il mangeait.

Julian leva son regard du gril. À ma grande surprise, il semblait d’accord. « Vraiment ? D’accord. Alors, un jour par semaine. Nous aurons un jour où il n’y aura pas de brochettes. »

« Je demandais le contraire, Votre Altesse. Tu as déformé mes propos à dessein, n’est-ce pas ? »

Si quelque chose est tordu ici, ce sont vos tenues.

Brad, celui qui avait fait les ajouts les plus ostentatoires à son uniforme, se perdait en contemplations inutiles en grignotant sa nourriture. « Hmm. Je me demande… si je parviens à manger des brochettes avec élégance, est-ce que cela augmentera mon attrait pour — gaaaah !? De la sauce s’est retrouvée sur mon uniforme ! » Il se lamenta sur le fait d’avoir souillé ses précieux vêtements.

Je l’avais ignoré et j’avais reporté mon attention sur Marie, qui était occupée à discuter avec Carla. Le règlement de l’école ayant changé, elle ne pouvait plus emmener Kyle, son serviteur personnel, à l’école avec elle. À la place, il restait dans la maison de ma famille. Cependant, Kyle n’avait pas besoin d’être physiquement présent pour être le sujet de leur conversation.

« C’est dur de ne pas avoir Kyle pour nous aider. Maintenant, nous ne sommes plus que deux à nous occuper de ces cinq-là », grommela Marie. Elle jeta un regard froid à Brad, qui s’agitait dans tous les sens, paniqué par son uniforme abîmé. J’avais supposé qu’elle était déjà grincheuse à cause du gâchis que représenterait le lavage de l’uniforme.

Carla acquiesça en mangeant. « C’est vrai, mais au moins il peut se détendre et passer du temps avec sa mère. »

« Tu n’as pas tort. Oh, hé, je crois que cette brochette est la meilleure que j’aie jamais goûtée. » Malgré l’atmosphère déprimante qui l’entoure, Marie réussissait à apprécier la nourriture. Elle avait donné son avis sur la qualité sans trop réfléchir, mais Julian était ravi de recevoir son compliment.

« J’ai préparé le meilleur du lot spécialement pour toi, Marie. Comme ils ont démoli mon poulailler, j’ai dépecé Jack, un des plus jeunes poulets. Oh, c’était un sauvage ! Mais très adorable. »

Tout le monde se figea au milieu du repas dès qu’ils apprirent d’où venait leur nourriture — et qu’elle avait un nom. Même moi, j’avais été déconcerté par le comportement de Julian. Marie avait pris la parole pour résumer nos sentiments.

« Julian, je croyais t’avoir dit de ne pas donner de nom à ton bétail ? En tout cas, ne raconte pas de bons souvenirs de ton poulet pendant que nous essayons de le manger. Comment une fille peut-elle garder l’appétit après ça ? »

Julian répliqua : « Je souhaite que nous appréciions tous la signification de la consommation de la vie d’un autre —. »

Avant qu’il n’ait pu finir de débiter sa piètre excuse, un invité indésirable était apparu sur la scène pour interrompre les festivités.

« Cela fait longtemps, Prince Julian. »

Le prince Jake était arrivé avec son propre frère adoptif, Oscar.

Julian se tourna vers son jeune demi-frère. Il portait encore son tablier. « Ah, Jake. Qu’est-ce que tu veux tout d’un coup ? »

« Je ne veux rien de toi. Tu ne m’intéresses plus maintenant que tu as été déshérité… pour une femme stupide, entre autres. »

L’insulte indirecte qu’il adressait à Marie avait failli inciter les autres garçons à lui sauter dessus, le poing levé. Ce n’est que parce que Julian avait levé la main pour les arrêter qu’ils s’étaient arrêtés.

« Je vois que tu es toujours aussi abrupte », déclara Julian. « Alors pourquoi es-tu ici ? Pour te moquer de moi ? »

« Ça a l’air sympa… mais je suis venu voir quelqu’un d’autre. » Le prince Jake se dirigea vers moi, affichant un sourire décidément sauvage et belliqueux. « Nous nous sommes croisés plusieurs fois, mais je n’ai pas encore pu me présenter. Je suis Jake Rapha Hohlfahrt. Depuis que le crétin là-bas a été déshérité, je suis le premier dans la ligne de succession. »

Le prince Jake avait des cheveux blonds courts et ondulés et des yeux bleus. Il avait l’air d’un prince parfait. Un peu petit, il avait un beau visage, bien qu’odieux, qui s’accordait parfaitement avec son attitude effrontée.

Le prince jeta un coup d’œil à l’homme qui l’accompagnait. « Voici mon frère adoptif. »

Cet homme arborait une expression solennelle sur son visage, d’autant plus frappante qu’elle contrastait avec celle de son frère. Il avait une carrure sèche et musclée, était nettement plus grand que le prince Jake et portait de longs cheveux roux attachés en queue de cheval.

« Oscar Fia Hogan. C’est un plaisir de faire votre connaissance. »

Sa présentation était plus guindée que celle du prince. D’après Marie, il s’agissait d’un autre intérêt amoureux pour le troisième jeu.

J’avais soupiré avant de lui rendre la pareille avec ma propre présentation. « Vous le savez peut-être déjà, mais je suis Léon, le type à qui votre père a imposé un tas de promotions non désirées. Je suis désolé de vous le dire, mais je n’ai pas d’aide financière ou d’influence à vous offrir. Allez voir ailleurs si vous cherchez des alliés politiques. »

J’avais exprimé clairement mon manque d’intérêt, mais je n’avais pas réussi à dissuader le prince Jake. Il me sourit. « Je peux m’assurer d’un soutien financier et d’une influence plus tard. Ce que je veux, c’est le pouvoir du Héros de Hohlfahrt — le pouvoir qui a vaincu la République d’Alzer. J’espère que vous serez sage et que vous vous rangerez du côté de la bonne personne. »

« Et je suppose que c’est vous ? »

« Je ne suis pas du genre à tourner autour du pot, Bartfort, alors permettez-moi d’être franc avec vous. Je veux que vous rejoigniez ma faction et que vous souteniez ma revendication au trône. Si vous le faites, je vous ferai monter encore plus haut dans la hiérarchie. Ce prince idiot à côté de vous est incapable d’en faire autant. » Il lança un regard triomphant à Julian.

Ce gamin ne sait rien de moi. Pense-t-il vraiment que je suis devenu marquis parce que je le voulais ? Il n’utilise même pas mon titre ! Il m’appelle par mon nom de famille comme un gamin prétentieux.

« Je passe mon tour », avais-je dit.

Ni Marie ni ses charmantes compagnes n’avaient semblé surprises par ma réponse. « Comme attendu », avaient-ils dit en chœur.

Le prince Jake, quant à lui, était sidéré. Troublé, il balbutia : « Avez-vous seulement entendu ce que j’ai dit ? Si vous me prêtez allégeance, vous pourrez sérieusement devenir duc un jour ! »

« Je n’ai jamais voulu de ces titres stupides ! »

Son visage se contorsionna. Pour un politicien avide de pouvoir comme le prince Jake, il était insondable que je veuille exactement le contraire. Il secoua la tête et se tourna vers Oscar.

« Je suppose que nous devrons donc en discuter plus avant. Oscar, emmène le marquis. »

« Oui, monseigneur ! Marquis Bartfort, permettez-moi de m’excuser à l’avance pour le traitement brutal. »

Oscar s’était avancé vers moi, les mains tendues, prêt à me malmener — jusqu’à ce que Greg intervienne pour l’arrêter. Même s’il avait l’air embarrassé dans cet accoutrement, je l’avais félicité d’avoir eu le courage d’intervenir et de protéger son supérieur.

« Attendez. Croyez-vous qu’on va vous laisser emmener Léon aussi facilement ? »

« Hmph. »

La tentative d’intimidation de Greg ne suscita qu’un sourire énigmatique de la part d’Oscar. Son attitude avait dû toucher un nerf chez Greg, dont les muscles s’étaient visiblement gonflés de colère. Il enleva sa veste et la jeta de côté en faisant un regard noir à Oscar.

+++

Partie 4

« Vous voulez vous battre ? C’est ça ? »

Des mots de combat forts… sauf qu’au lieu de prendre une position d’art martial, Greg prenait la pose pour montrer ses muscles. Il souriait avec arrogance à son adversaire en montrant ses pectoraux.

Wôw, merci. Maintenant, je me sens comme un vrai idiot d’avoir attendu quoi que ce soit de toi en premier lieu. Qu’est-ce que tu fais ?

Oscar l’observa et se débarrassa bientôt de sa propre veste, suivant l’exemple de Greg. Il se détourna de nous, prenant la pose pour montrer ses muscles dorsaux saillants.

Les yeux de Greg s’ouvrirent en grand. « Qu’est-ce que c’est que ça ? », souffla-t-il.

Oscar était suffisamment musclé pour rivaliser avec Greg. Son corps témoignait d’un autre type de force, il conservait une carrure svelte, bien que ses muscles témoignaient d’un régime quotidien vigoureux.

« Un vrai homme parle avec son dos », déclara Oscar. « Je doute que tu comprennes, étant donné que tous tes muscles sont concentrés sur le devant de ton corps. »

« B-Bon sang ! »

Les deux étaient bloqués sur place, posant l’un pour l’autre, montrant leurs muscles, mais euh… J’aimerais qu’Oscar se rende compte vers qui il dirige son corps. Son dos nous fait face, alors son front…

Le prince Jake s’écria : « Oscar ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Deux hommes costauds me regardent droit dans les yeux ! »

Les deux hommes avaient des expressions menaçantes sur leurs visages alors qu’ils se fléchissaient. Greg faisait face à l’avant, bien sûr, et le prince Jake était droit devant lui. Comme Oscar avait le dos tourné, il faisait également des flexions en face du prince.

« Cette formation me fait me retrouver tout seul ici ! N’es-tu pas censé être de mon côté ? »

Je commençais à avoir de la peine pour le prince Jake. Tout le monde avait les yeux rivés sur lui et sans Oscar à ses côtés, il se sentait intimidé et en infériorité numérique. Son frère adoptif se révélant être une tête de linotte musclée ne faisait que rendre sa situation encore plus pitoyable.

« Votre Altesse, pourrais-tu te taire pour que je puisse rester concentré. Il s’agit d’une bataille entre hommes », déclara Oscar.

« N’oublie pas l’ordre que je t’ai donné, Oscar ! Tu es censé être mon frère adoptif et mon premier serviteur, n’est-ce pas ? Tu devrais me traiter mieux ! »

J’avais jeté un coup d’œil à Julian. « Le prince Jake est-il normalement comme ça ? »

Julian fit la grimace. « Comme tu peux le voir, c’est l’ambition personnifiée. Mais oui, en général, Oscar n’est pas un mauvais bougre. Ce que tu vois, c’est ce que tu obtiens. »

Nous continuions à les regarder se chamailler, et bientôt Jilk intervint pour donner ses propres impressions. « Oscar n’a pas changé… Il ne pense qu’aux muscles. Le prince Jake a la vie dure. Votre Altesse, tu as eu de la chance de m’avoir comme frère adoptif. » Il souriait tout en se moquant d’Oscar, chaque mot dégoulinant de confiance en sa propre supériorité. Cet homme était déjà une véritable ordure à mes yeux, mais en plus il avait une personnalité minable !

Julian jeta un coup d’œil entre Jilk et Oscar avant d’ajouter : « Personnellement, j’aurais préféré Oscar à toi. »

Jilk s’esclaffa. « Oh, Votre Altesse ! Tu as failli m’avoir pendant un instant. »

« Non, j’étais sérieux. »

Il y eut une brève pause pendant que Jilk enregistrait ce qu’on lui avait dit. « Qu’est-ce que… ? Mais, Votre Altesse, qu’est-ce que cela signifie ? »

« Exactement ce que l’on croit. »

Ces mots furent comme une rafale d’air arctique qui figea Jilk sur place comme une statue de glace.

Pendant ce temps, le prince Jake tremblait de peur, incapable de résister aux regards menaçants qu’Oscar et Greg lançaient dans sa direction. Je ne pouvais pas lui reprocher de flancher face à… ça. Je ne saurais pas non plus quoi faire.

Comment les choses avaient-elles pu si mal tourner ? Pourquoi étions-nous en train de regarder deux hommes essayant de se surpasser l’un l’autre pour déterminer lequel avaient les muscles les plus impressionnants ?

Marie continuait de grignoter allègrement ses brochettes tout en s’approchant de moi. « Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? »

« Bonne question. Je suppose que nous devrions le signaler à l’administration de l’école ? »

Anjie l’avait mentionné plus tôt, juste après la fin de la cérémonie d’ouverture, mais l’école semblait peu encline à s’impliquer dans une lutte de pouvoir pour déterminer le prochain prince héritier, quel qu’il soit — et encore moins à ce qu’un tel conflit se déroule dans ses locaux. C’était une excellente occasion de remettre le prince Jake à sa place pour qu’il ne tente rien d’autre.

« Je suppose que c’est tout ce que nous pouvons faire. » Marie grignotait toujours aussi bruyamment. Une fois qu’elle eut terminé, elle jeta ses déchets vers un sac poubelle à proximité. Le sac rentra directement. Triomphante de ses talents de lanceuse, elle claqua des doigts. « J’ai réussi ! »

J’avais jeté un coup d’œil vers elle, mais j’avais senti les yeux de quelqu’un d’autre se poser sur moi au même moment. J’examinai avec curiosité les environs et repérai une silhouette près du bâtiment principal. Un étudiant inconnu, mais remarquable, à la peau brune et aux cheveux argentés, observait notre groupe. Dès qu’il vit que je le regardais, il tourna les talons et partit.

« De quoi s’agit-il ? »

Quelque chose en lui me turlupinait. Je ne saurais dire pourquoi.

 

☆☆☆

 

« Merde ! »

Jake avait été jeté dans ce que l’école appelait une salle de probation, où il tapait violemment du pied contre la porte. Les professeurs l’avaient amené ici parce qu’il avait perturbé l’école, mais Julian et ses compagnons s’en étaient sortis avec une simple réprimande pour un délit presque identique. C’est typique. Les gens faisaient toujours preuve de favoritisme à l’égard de son demi-frère aîné. Jake ne le supportait pas.

Le prince se jeta sur l’unique chaise de la pièce et jeta un coup d’œil à l’entrée. La porte en bois était percée d’une petite fenêtre incrustée près du haut et surmontée de barreaux de fer.

« Ce genre de traitement est inadmissible ! N’es-tu pas d’accord, Oscar ? » demanda Jake à son frère adoptif, suffisamment fort pour que sa voix atteigne le couloir.

« De quoi ? »

« Ne le dis pas comme si c’était une question, soit d’accord avec moi ! D’accord, j’admets que j’ai été trop loin, mais toi, plus que quiconque, tu devrais me laisser plus de latitude que ça ! »

S’il s’était agi d’une dispute normale entre élèves, Jake aurait reçu une réprimande sévère comme les autres. Malheureusement pour lui, il avait entraîné un conflit politique dans l’enceinte de l’école. La lutte de pouvoir pour déterminer le successeur officiel était un sujet délicat et les professeurs ne pouvaient pas le permettre ici. Les actes de Jake avaient déjà été signalés à la cour royale, qui avait conseillé à l’école de prononcer une punition sévère.

« Tu es allé trop loin en essayant de solliciter le marquis le jour de la rentrée », dit Oscar de l’autre côté de la porte. « Tu as affolé tous les professeurs ici parce que tu as introduit le problème de la succession dans l’académie. »

« Il n’y a pas de doute. Je pense que toute cette affaire est un énorme problème complexe dans lequel ils ne veulent pas être entraînés. »

« Si tu comprends leur position, pourquoi as-tu pris ce risque ? Tu savais exactement ce qui allait se passer, n’est-ce pas, Votre Altesse ? »

« Ça suffit. Arrête de parler, Oscar. »

Jake avait replié ses jambes et boudé. Pourquoi mon frère adoptif est-il si idiot ? J’aimerais qu’il soit aussi compétent que Jilk. Il pourrait alors m’être d’une aide précieuse. Il pensait qu’échanger Oscar contre Jilk serait un échange plutôt favorable, étant donné que Jilk était très doué pour réfléchir de façon autonome.

Jake prit une longue et profonde inspiration.

« Oscar, fais venir Bartfort. »

« Es-tu sérieux, Votre Altesse ? »

« Bien sûr que je le suis. Je n’ai pas l’intention d’abandonner après un seul échec. Appelle Bartfort ici immédiatement. Je m’occupe des négociations. »

« Oh, Votre Altesse ! Enfin… Très bien ! Je vais convoquer Bartfort ici immédiatement ! »

« Euh… oui. »

La réaction d’Oscar était un peu bizarre, mais peu importe. Tout ce que Jake pouvait faire, c’était attendre qu’il emmène Bartfort et espérer que son frère obéirait aux ordres cette fois-ci.

 

☆☆☆

 

Environ dix à vingt minutes plus tard, Oscar amena enfin Bartfort à Jake.

« J’ai fait ce que tu m’as demandé, Votre Altesse ! Quel bonheur de penser que tu t’intéresses enfin aux femmes ! » Oscar rayonnait d’une oreille à l’autre en raccompagnant la jeune sœur du marquis Bartfort jusqu’à la porte.

De l’autre côté de la porte, elle appela Jake d’une voix douce et sucrée. « Prince Jake, je m’appelle Finley Fou Bartfort. Je n’ai jamais rêvé qu’un jour viendrait où vous, parmi toutes les personnes, me convoqueriez ainsi. »

Jake ne pouvait pas voir la fille à travers la porte, mais il était clair pour lui qu’Oscar avait complètement mal interprété ses ordres. Il se prit la tête dans les mains, submergé par la frustration.

« Oscar, » demanda-t-il calmement, « pourquoi as-tu amené cette fille avec toi ? »

Le visage souriant d’Oscar apparut dans la petite fenêtre en haut de la porte. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’as dit d’aller la chercher, alors je l’ai fait. Et la voici, Miss Finley Bartfort ! Je dois avouer que je ne savais pas que tu avais des sentiments pour l’une de tes camarades de classe, et encore moins pour Miss Finley en particulier. »

Jake et Finley étaient tous deux dans la classe supérieure et dans la même année. C’est la seule partie du discours d’Oscar qui soit exacte. Compte tenu de la discussion entre Jake et Oscar avant que le premier ne parte chercher « Bartfort », il aurait dû être clair comme de l’eau de roche que Jake ne parlait pas de Finley.

Jake se leva avec une telle rapidité qu’il fit basculer sa chaise. « Je t’ai ordonné de m’amener Léon ! Es-tu un idiot ? Et bien ? Tu l’es !? Je suppose que tu l’es vraiment, Oscar. Ce qui veut dire que c’est de ma faute si je ne t’ai pas donné des instructions plus claires et concises. »

Jake connaissait son frère adoptif depuis de nombreuses années maintenant, et il estimait donc qu’il n’avait aucune excuse pour sous-estimer l’abrutissement d’Oscar. Oscar, quant à lui, n’avait pas fini de mal interpréter les paroles du prince.

« Votre Altesse, je ne savais pas que tes préférences allaient dans ce sens. Je suis tellement embarrassé que je ne m’en suis pas rendu compte plus tôt. »

« Hé, ne bouge plus. Qu’est-ce qui ne va pas cette fois-ci ? »

« Rien ! Maintenant, je comprends que tu n’es pas du tout tombé amoureux de Miss Finley, mais de son frère. Lord Léon. »

« Oscaaaaaar ! » Jake hurla à pleins poumons. « Qui a dit quoi que ce soit à propos de mes préférences romantiques, hein !? »

Il se lança dans un long sermon de remontrances, mais un professeur arriva bientôt pour réprimander les deux jeunes gens pour leur agitation.

+++

Chapitre 2 : Inattendu

Partie 1

Le soir venu, j’avais emmené Luxon et Marie dans un pub bon marché, car il y avait beaucoup de sujets que nous ne pouvions pas aborder dans l’enceinte de l’école. Ce pub possédait des cloisons comme dans un izakaya japonais, ce qui permettait aux clients d’avoir des salons privés. Dès que nous étions entrés, l’endroit était animé de bavardages.

Cet endroit était un véritable trou perdu. Il était éloigné de la rue principale et niché dans une série de ruelles labyrinthiques, si bien que les étudiants de l’académie n’y venaient que rarement.

Nous nous étions assis tous les trois autour d’une table ovale, où l’un des serveurs nous servit rapidement les plats que nous avions commandés.

« Désolé pour l’attente ! Vous avez commandé beaucoup de choses. Êtes-vous sûrs de pouvoir tout finir ? »

La nourriture avait l’air divine, mais le serveur n’avait pas tort. Chaque assiette était remplie d’une quantité de nourriture suffisante pour rassasier une personne. Les yeux de Marie s’illuminèrent, passant d’une assiette à l’autre. Elle avait tout commandé.

« Pas de problème ! » dit-elle. « Bien que je veuille commander un autre plat plus tard pour l’emporter comme cadeau, cela peut attendre que nous ayons fini de manger. »

« Oui, euh… bien sûr. » Le serveur esquissa un sourire crispé, visiblement décontenancé. Marie avait déjà commandé sans vergogne la moitié du menu, mais elle avait le culot d’annoncer qu’elle en commanderait encore plus plus tard.

À peine le serveur parti, Marie annonça clairement qu’elle se mettait à l’ouvrage, couteau et fourchette dans chaque main. Elle découpa un gros morceau de viande et commença à l’engloutir. Son appétit vorace était odieux, mais je l’avais ignorée et j’avais commencé à disposer les photos que Luxon avait préparées entre les nombreuses assiettes qui couvraient la table.

« Avant de manger, discutons. Luxon et Creare ont pris plusieurs photos : il s’agit de certaines des personnes qui seront déterminantes dans les jours à venir et d’autres de personnages louches. »

« J’aurais recueilli des informations encore plus détaillées s’il n’y avait pas eu d’ingérence étrangère », précisa Luxon.

Une armure démoniaque s’était introduite dans l’école et avait bloqué les drones de Luxon et Creare, ce qui avait considérablement réduit les capacités d’investigation de Luxon et Creare. Malgré tout, ils avaient rassemblé plus d’informations que Marie ou moi n’aurions pu faire seuls. Je leur en étais reconnaissant.

Le problème, c’est que le troisième volet du jeu vidéo otome couvrait l’année scolaire à venir et qu’aucun d’entre nous n’en savait grand-chose. Marie, malgré son obsession pour ce type de simulations de rencontres, n’avait parcouru que la moitié du troisième volet — elle n’en avait jamais terminé un seul.

Marie enfourna encore un peu plus de nourriture dans sa bouche et s’approcha pour ramasser les photos et les étudier. Bien qu’elle n’ait pas regardé de documents sur les coulisses du jeu, elle avait consulté suffisamment de spoilers pour connaître les grandes lignes de la fin et les intérêts amoureux. Mais ce n’était que des informations de seconde main, nous n’avions des informations détaillées de première main que jusqu’à la moitié du jeu.

Il va sans dire que je n’avais rien compris à ce jeu. Je n’avais joué qu’au premier.

« Ces cinq-là sont les intérêts amoureux », déclara Marie.

« Bien que l’un d’entre eux soit maintenant une femme », lui avais-je rappelé.

J’en connaissais déjà trois : Erin (anciennement Aaron), le prince Jake et Oscar. Il ne restait donc que deux visages inconnus. Marie avait donné à Luxon la liste de leurs caractéristiques distinctives pour sa recherche, et j’étais donc assez confiant sur le fait que nous avions les bons gars.

Marie mordit dans un morceau de pain tout en prenant une autre photo. « Je suis presque sûre que c’est la protagoniste ici. »

Luxon expliqua depuis son poste d’observation au-dessus de la table. « J’ai réussi à l’identifier grâce aux descriptions de Marie. C’est une étudiante en échange du Saint Empire Magique de Vordenoit. »

Marie croqua ce qui était sur sa fourchette, la faisant rebondir de haut en bas à mesure qu’elle parlait. « Alors ça doit être elle. A-t-elle vraiment choisi de faire son programme d’échange ici ? »

« Allez, un peu de tenue à table », avais-je grommelé.

« Il n’y a que nous deux. T’inquiètes-tu tant que ça des bonnes manières ? Tu es un sacré enquiquineur. »

Tout ce que j’avais fait, c’est lui faire remarquer à quel point elle était négligée. Cela valait-il la peine d’être traité d’« enquiquineur » ? Les petites sœurs sont vraiment insupportables.

Marie retira enfin la fourchette de sa bouche pour terminer sa pensée. « Avec tous les problèmes qui se passent ici dans le Royaume, j’ai un peu pensé qu’elle resterait à la maison. »

Non seulement nous étions entrés en guerre avec la Principauté, mais il y avait aussi eu cette histoire de coup d’État dans la République d’Alzer. Quiconque voulait étudier ici après tout cela devait avoir des nerfs d’acier.

Marie m’avait tendu la photo de la protagoniste.

Cette fois-ci, notre fille avait un petit gabarit et des cheveux brun-rouge tirés en une queue de cheval. La qualifier de « délicate » serait exagéré, elle était légèrement plus grande que Marie avec des proportions bien plus attrayantes.

« Tu sais, cette première année t’a complètement battue au niveau du look — bwah ! » Ma tentative de me moquer de Marie s’était soldée par une tasse d’eau qui m’éclaboussa le visage. Il y avait une bonne quantité de liquide à l’intérieur.

« Eh bien, désolée de ne pas être plus séduisante ! » cria Marie.

Aucun sens de l’humour.

Ignorant nos deux interlocuteurs, Luxon poursuit : « La jeune fille s’appelle Mia. Elle a été transférée dans la classe supérieure pendant son séjour d’études à l’étranger. Cependant, une chose diffère des informations que Marie m’a données. »

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Si elle fait partie de la classe supérieure, alors tout me semble identique au scénario du jeu », déclara Marie.

« Elle a un chevalier-gardien à ses côtés. »

Marie pencha la tête. « Qu’est-ce qu’un chevalier-gardien ? »

« Selon le système de l’Empire, les femmes de haut rang peuvent être servies par des chevaliers personnels. Ces chevaliers sont appelés chevaliers-gardiens. »

« Vraiment ? C’est nouveau pour moi. Je n’ai jamais entendu parler de cela auparavant. »

Marie avait été impressionnée par ces nouvelles informations. J’avais attrapé l’une des photos pendant qu’elle s’agitait et je l’avais vérifiée. Le chevalier-gardien qui avait accompagné la protagoniste depuis l’Empire jusqu’ici était le même que celui que j’avais surpris en train de nous regarder de loin aujourd’hui pendant le déjeuner.

L’homme avait les yeux rouges, la peau brune et de longs cheveux argentés attachés derrière la tête. C’était un homme séduisant selon les critères féminins, et sa grande carrure sinueuse témoignait d’un entraînement musculaire assidu. Rien chez lui ne m’aurait indiqué qu’il s’agissait d’un chevalier de l’Empire.

Marie remarqua que je regardais fixement. « Qui est-ce ? Montre-moi. » Elle m’arracha la photo des mains avant que je n’aie le temps de la lui donner. Ses yeux s’étaient illuminés dès qu’elle vit cet ajout inattendu à notre casting. « Il est vraiment magnifique ! » Marie avait toujours été attirée par les beaux gosses.

Je m’étais mis à rire avec dérision. C’était agaçant de voir à quel point sa réaction était prévisible. « Alors c’est notre chevalier-gardien ? »

Je l’avais remarqué plus tôt dans la journée, mais Marie avait dû le manquer complètement. Elle n’arrêtait pas de reluquer sa photo. « Quel est son nom ? »

J’avais jeté un coup d’œil à Luxon. Son regard scrutateur était également fixé sur la photo.

« Il s’appelle Finn Leta Hering. Son deuxième prénom, Leta, est utilisé dans l’Empire pour indiquer le statut de chevalier. Je n’ai pas pu obtenir d’informations plus détaillées à son sujet, mais il semble particulièrement méfiant à notre égard. »

Les informations que Luxon nous avait apportées n’avaient finalement pas servi à grand-chose. Je comprenais que sa capacité à enquêter était entravée par la présence de l’armure démoniaque, mais tout de même… Il était étrange qu’il ait rassemblé de si maigres informations.

« Je suis toujours curieux de savoir pourquoi je l’ai surpris en train de nous regarder pendant le déjeuner », avais-je dit.

Marie s’était redressée sur son siège. « Il regardait fixement ? Pourquoi n’as-tu rien dit ? »

Je lui avais jeté un regard noir. « As-tu complètement oublié quel est notre objectif ? Voilà un type qui ne faisait pas partie de la distribution originale et qui sert aux côtés de la protagoniste, et il semble être sur ses gardes vis-à-vis de nous. » Marie était tellement en extase devant sa beauté qu’elle n’avait pas su déceler les nombreux signaux d’alarme, et c’est moi qui les lui avais signalés.

« Oui, c’est un peu suspect. »

Finn n’était pas censé faire partie du jeu à l’origine. Cela pourrait signifier qu’il s’était réincarné ici de la même manière que Marie et moi… mais peut-être pas. J’étais occupé à tourner cette énigme dans ma tête quand une clameur éclata dans la rue à l’extérieur.

« Vous n’allez pas le croire ! Juste à l’extérieur, il y a une personne — un corps ! » hurla quelqu’un de façon incohérente. L’inconnu, à trois doigts de la mort, s’était aventuré par la porte d’entrée du pub pour jeter un coup d’œil à tout ce remue-ménage. Quelques secondes plus tard, il se précipita à l’intérieur, le visage couvert de cendres.

J’avais décidé d’aller voir sur place ce qui se passait.

« Je vais aller voir. Allez, Luxon. »

« Très bien, Maître. »

+++

Partie 2

J’étais sorti du pub et j’avais aperçu une foule de gens à une vingtaine de mètres. Comme ce pub était niché dans un réseau de ruelles, il y avait des dizaines d’autres bâtiments à proximité. C’était un quartier tellement fermé, avec des rues si étroites, que les gens se précipitaient sur les lieux dès qu’il se passait quelque chose.

« Quelle horreur ! »

« Il semblerait qu’il s’agisse aussi d’un haut responsable. »

« Cet homme est un noble ! On dirait que tout son entourage a aussi été tué. »

Je m’étais frayé un chemin à travers la foule, m’excusant auprès des autres passants, tout en me frayant un chemin jusqu’au centre de toute cette agitation. Un homme — il avait l’air d’un aristocrate — était effondré sur le sol. Ses gardes et le reste de sa suite étaient également étalés à proximité, mais rien ne laissait supposer qu’un quelconque conflit avait eu lieu.

Ma main se porta instinctivement à ma bouche, anticipant une vague de nausée à cette vue… mais à mon grand désarroi, il n’y en eut pas. L’appétit que j’avais autrefois avait disparu depuis longtemps, mais le cadavre ne me retournait pas l’estomac, j’étais trop habitué au carnage à présent. Le cerveau humain pouvait se désensibiliser à certaines choses très brutales.

Une main s’était posée sur mon épaule alors que j’étudiais le mort sur le sol.

« Quelle coïncidence, morveux ! » La main appartenait à un homme vêtu d’une robe suspecte et dont la capuche, rabattue sur la tête, masquait le visage. Je n’avais pas eu besoin de le voir pour le reconnaître.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? » lui répondis-je d’un ton cassant.

Roland souleva suffisamment sa capuche pour pouvoir me faire un sourire. « Où je vais et ce que je fais ne te regarde pas, n’est-ce pas ? »

« Je devine déjà qu’il s’agit d’une femme. »

« Le seul répit dont bénéficie mon pauvre cœur est le temps doux et fugace que je passe avec une femme. Mais je m’éloigne du sujet. Puisque tu es là, viens avec moi un instant. »

Même si j’appréhendais toute demande sortant de sa bouche, l’expression de Roland était si solennelle que je m’étais senti obligé de l’écouter. Je le suivis docilement dans l’une des ruelles voisines. Une fois que nous fûmes suffisamment éloignés des gens, il commença à m’expliquer la situation.

« Cet homme est un fonctionnaire respectable de la cour royale. »

D’après ce que j’avais vu des vêtements de l’homme, il n’avait pas l’air d’un fonctionnaire de rang inférieur. Il s’agissait plutôt d’un cadre moyen.

Roland poursuivit : « L’homme est issu d’une famille de chevaliers. Par le passé, on lui confiait des petits boulots à la cour, mais après le conflit que tu as déclenché avec la Principauté, ses supérieurs ont été licenciés. Cela lui a permis d’accéder à un poste plus respectable. »

Les déserteurs avaient été nombreux pendant la guerre contre la Principauté. Tous avaient été considérés comme des traîtres et avaient perdu leur prestige et leur statut, tout comme leur famille. De nombreux aristocrates de rang inférieur avaient obtenu des promotions par la suite, et beaucoup de ces aristocrates de rang inférieur venaient de familles de chevaliers. Il était donc logique que ce type soit l’un d’entre eux.

« Je n’ai rien commencé », lui avais-je rappelé. « Les nobles l’ont fait. Il est logique qu’ils en subissent les conséquences. »

D’accord, pour être honnête, je minimisais un peu mon rôle, mais quand même…

Roland m’avait ignoré. « C’est le cinquième incident au cours duquel un aristocrate promu est pris pour cible et tué. »

« Cinquièmement ? C’est déjà arrivé cinq fois ? »

« Oui. Chaque incident était également assez récent. »

« Nous avons un tueur en série sur les bras, c’est ce que tu dis, non ? Comment le Royaume va-t-il gérer un tel criminel en liberté ? »

Roland haussa les épaules. « Je ne sais pas. Mylène en saurait plus que moi. »

« Et tu te prétends être le roi de ce pays ? »

« Penses-tu qu’un roi a son mot à dire sur tout ce qui se passe dans son royaume ? Quelle naïveté ! Plus important encore, il est terriblement suspect de ta part d’avoir un rendez-vous secret avec la Sainte dame. Je n’imagine pas que tes fiancées soient ravies d’apprendre cela. »

C’est génial. Il m’avait donc vu au pub avec Marie. Le plus exaspérant avec Roland, c’est qu’il était capable d’agir quand l’occasion ne s’y prêtait pas — ou, à tout le moins, quand cela ne me convenait pas.

« Contrairement à toi », avais-je raillé, « je ne fais rien de douteux. »

« C’est à tes fiancés et au reste du monde d’en décider. Ah, mais j’ai d’autres affaires à régler ! Je te prie de m’excuser. Pendant qu’on y est, morveux, tu ferais mieux de ne pas t’approcher d’Erica. Je ne plaisante pas. Approche-toi d’elle et j’aurai ta tête. » Roland passa un doigt sur sa nuque pour souligner sa menace. Puis il s’éloigna en trottinant.

Une fois le roi hors de vue, j’avais regardé Luxon qui flottait dans les airs. Il avait été masqué pendant tout ce temps. « Erica ? »

« Marie m’a parlé d’elle. La méchante princesse Erica Rapha Hohlfahrt est une nouvelle élève cette année. Mylène est sa mère. »

J’avais quitté le pub pour aller voir ce qui se passait avant de voir sa photo.

« Donc c’est la méchante du troisième jeu. Nous pourrons en parler plus tard. Pour l’instant, je préfère me concentrer sur ce meurtre. Nous ne sommes pas dans l’enceinte de l’école, tu ne devrais pas avoir de mal à trouver des informations… non ? » Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, en direction de la ruelle où s’était déroulé l’événement. Les gens y étaient toujours rassemblés.

« Les interférences de l’armure démoniaque s’étendent à toute la capitale. Il ne semble pas connaître notre position exacte, il diffuse donc un signal perturbateur sur une large zone. C’est exaspérant, tu en conviendras. »

C’était une bonne nouvelle que l’ennemi ne nous ait pas localisés, mais la mauvaise nouvelle était que nous n’avions aucune idée de l’endroit où il se cachait. La création d’une zone d’interférence englobant toute la capitale était une compétence de triche très intéressante.

« Attends, comment fais-tu pour encore agir correctement ? C’est un peu bizarre que tu puisses maintenir une liaison ici alors qu’il y a des interférences dans toute la ville, non ? »

Je faisais référence au fait que le corps principal de Luxon était un vaisseau spatial et que ce corps de robot rond qu’il habitait en ce moment était en fait un terminal à distance. Si cette armure démoniaque le bloquait vraiment, il serait logique que le lien entre son corps principal et son terminal à distance soit rompu.

« Ce corps a été fabriqué sur mesure. J’ai privilégié la liaison la plus sûre possible afin de pouvoir t’apporter mon soutien sur le terrain. J’ai également préparé un certain nombre de relais performants et dédiés. »

« J’ai compris. Et tu ne peux pas faire ça pour tes drones et autres ? »

« Serions-nous dans cette situation si je le pouvais ? Réfléchis-y sérieusement. »

Son sarcasme ne manquait jamais de m’énerver.

« Pour en revenir à notre sujet, penses-tu que l’incident du tueur en série a quelque chose à voir avec l’armure démoniaque ? »

« Je peux détecter une présence que je crois être l’armure démoniaque. Bien que je ne puisse pas dire avec certitude s’il s’agit exactement de la même unité responsable de l’interférence généralisée dans toute la ville, je peux confirmer qu’une armure démoniaque est impliquée. »

« Parfait », avais-je grommelé.

Un adversaire incroyablement dangereux s’était infiltré dans la capitale. Nous ne pouvions plus nous déplacer aussi librement qu’avant, maintenant que nous savions que le danger rôdait à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’école.

Perdu dans mes pensées, j’avais aperçu un visage familier dans la foule des spectateurs. Cette fois, il ne portait pas l’uniforme de l’école. Comme avant, il tourna les talons et quitta les lieux dès qu’il attira mon attention.

« Que fait ce chevalier-gardien ici ? »

Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour quitter le campus et venir jusqu’ici, dans cet endroit isolé. Je me méfiais plus que jamais de ses motivations. J’avais jeté un regard à Luxon et, comme s’il sentait exactement ce qui me passait par la tête, il hocha la tête de haut en bas dans un pastiche de hochement de tête.

« Je vais augmenter le nombre de drones indépendants qui le suivent. »

« Assure-toi de le faire. Je veux beaucoup de regards sur lui. »

 

☆☆☆

 

Dans un vieux bâtiment situé dans la capitale, un homme en habit de chevalier et à la moustache touffue descendit un escalier et se rendit au sous-sol. Cet homme s’appelait Gabino.

Gabino gardait les épaules retroussées et le torse bombé pour montrer son assurance, mais il était très gêné par une cicatrice sur le côté droit de son front. Il s’était laissé pousser les cheveux pour tenter de cacher la marque, mais elle apparaissait encore.

Gabino sortit nonchalamment sa montre à gousset bien-aimée pour vérifier l’heure à des périodes aléatoires, comme s’il s’agissait d’une habitude. Il avait aidé l’armée rebelle de la République d’Alzer lors de la tentative de coup d’État. Comme Léon avait finalement déjoué les plans du Saint Royaume, Gabino avait été envoyé ici, dans le Royaume de Hohlfahrt.

Lorsque Gabino était entré dans le hall du sous-sol, spacieux, mais faiblement éclairé, il présenta ses respects les plus respectueux à ceux qui l’attendaient.

« Mesdames, mes plus humbles excuses pour vous avoir fait attendre. »

Gabino était beau malgré son âge. Son sourire égayait considérablement l’humeur des femmes présentes dans la salle.

« Vous arrivez à l’heure, Seigneur Gabino. Bien que… le désir d’une femme est qu’un homme arrive tôt, vous savez. »

« Toutes mes excuses ! Je crains de vous avoir rendu un mauvais service, mesdames. »

Chaque mur de la vaste salle où les femmes étaient réunies était orné des drapeaux des Dames de la Forêt. Ce groupe, composé essentiellement de femmes de la noblesse, avait été formé à l’époque où le matriarcat était la loi du pays dans le royaume. Les femmes étaient vêtues de robes rouges élimées, usées par l’usage, et malgré le changement des temps, elles conservaient la même dignité qu’elles avaient toujours eue. Si elles avaient autrefois commandé de beaux esclaves masculins, elles dépendaient aujourd’hui de la charité de leurs propres enfants ou d’autres femmes de rang inférieur au sein de leur organisation. Leur ordre avait une hiérarchie, après tout. Les épouses des barons de campagne se trouvaient tout en bas de l’échelle.

Les femmes alignées contre le mur étaient chargées de veiller sur les chefs des Dames de la Forêt. Zola se trouvait parmi elles.

Pendant la guerre avec la Principauté, le père de Léon, Balcus, avait complètement coupé les ponts avec Zola, qui avait alors cessé d’être une aristocrate. Les Dames de la Forêt l’avaient recueillie alors qu’elle n’avait nulle part où aller. Hélas, elles l’avaient fait travailler comme servante jusqu’à l’os. Contrairement aux dames de haut rang, Zola ne portait pas de robe, mais les vêtements ordinaires de roturière.

+++

Partie 3

Gabino demanda à ses subordonnés de transporter des marchandises pour ces femmes qui vivotent dans le sous-sol de cet immeuble décrépit. Plusieurs caisses en bois étaient empilées, remplies d’alcool, de sucreries et de belles robes, autant de cadeaux pour les femmes présentes.

« Mes cadeaux à vous, mesdames, » déclara Gabino.

« Oh là là, quel homme attentionné vous êtes ! »

Les dirigeantes de l’organisation avaient été les premières à sauter sur les caisses et à se battre entre elles pour s’approprier les marchandises.

Sous le regard de Gabino, il dit : « Pardonnez ma curiosité, mesdames, mais… n’y a-t-il pas de possibilité pour vous de récupérer les droits qui vous ont été volés ? »

Toutes les chefs avaient relevé la tête. Leurs expressions étaient teintées d’une profonde haine pour le Royaume qui les avait abandonnés. Une atmosphère sinistre flottait dans l’air, mais le sourire de Gabino ne se démentait pas.

La femme qui était la principale représentante de leur organisation s’était arrêtée pour porter l’une des robes à son corps, essayant de confirmer si elle lui convenait ou non. Ce faisant, elle répondit : « Ce serait difficile. Nous nous sommes déjà débarrassés d’un certain nombre d’arrivistes détestables, mais le Royaume ne montre aucun signe d’hésitation. Sa Majesté reste inchangée, et cette diablesse étrangère qui s’est attiré tant de faveurs de sa part a été laissée libre d’agir comme bon lui semble sur le plan politique. »

La « diablesse » en question était le principal pilier du royaume de Hohlfahrt, Mylène. Gabino n’était pas non plus un fan de Mylène, mais cela n’avait rien de surprenant. Le pays d’origine de Mylène, le Royaume Uni de Lepart, était depuis longtemps en conflit avec son propre pays d’origine, le Saint Royaume de Rachel. Mylène avait fait un travail admirable pour sceller une alliance solide entre le Royaume de Hohlfahrt et Lepart, et c’était précisément la raison pour laquelle Gabino avait informé les dames que Mylène était responsable de les avoir fait tomber de leur position autrefois favorable.

« Elle est certainement une nuisance », avait convenu Gabino. « Le fait qu’elle ait entraîné le marquis Bartfort et qu’elle se serve de lui comme d’un pion n’arrange pas les choses. Si seulement il n’était pas dans le coup, aucune d’entre vous n’en serait réduite à cela. »

Les mots avaient à peine quitté sa bouche que l’une des femmes contre le mur se mit à rayonner d’une haine intense, son visage se tordant en une sombre grimace.

« Qu’est-ce qu’il y a, Mlle Zola ? »

« O-Oh, ce n’est rien, vraiment. » Zola détourna le regard lorsque Gabino s’adressa à elle.

Les autres femmes présentes dans la salle tournèrent leurs regards acérés vers Zola.

« Le chevalier-ordure a été élevé dans votre maison, n’est-ce pas ? »

« Les choses iraient tellement mieux si vous l’aviez élevé pour qu’il devienne quelqu’un de bien. »

« Totalement inutile. »

Elles insultaient Zola et se défoulaient sur elle. Pour elles, elle n’était rien d’autre qu’un punching-ball, un moyen de libérer leur rage refoulée.

« Calmons-nous, » dit Gabino avec douceur. « Vous pourrez toutes revenir à la situation antérieure dès que nous nous serons chargés de la reine et du marquis. Le Saint Royaume de Rachel est prêt à apporter son soutien à cette fin. »

La représentante rayonna en direction de Gabino. « Les hommes de Rachel sont de vrais et respectables gentlemen. Les hommes de Hohlfahrt sont plutôt pathétiques en comparaison… Quelle situation lamentable ! »

Gabino prit la main de la représentante dans la sienne et sourit. Les joues de la jeune femme s’échauffèrent.

« L’occasion se présentera certainement. Je vous demande seulement de m’apporter votre soutien le moment venu, mesdames », déclara-t-il.

« Oui, oui. Mais êtes-vous vraiment sûr que tout se passera comme prévu ? » Le visage de la représentante s’était assombri d’inquiétude.

« J’en suis certain », lui assura Gabino avec confiance. « De plus, nous avons un atout de poids dans notre camp. Nous ne serons pas battus, même si nous devions en venir aux mains avec le chevalier-ordure lui-même. »

Toutes les femmes présentes dans la salle s’agitèrent maintenant que Gabino avait donné sa parole, impatientes de connaître le changement promis.

Le moins que vous puissiez faire, vous les femmes, c’est de vous rendre utiles à Rachel, pensa Gabino. Votre royaume devra subir de lourdes pertes pour nous dédommager d’avoir fait des pieds et des mains pour traîner le chevalier démoniaque.

 

☆☆☆

 

Dès le départ de Gabino, les dirigeantes de l’organisation s’étaient mises à admonester Zola.

« Zola, c’est toi qui devrais te racheter d’avoir élevé un beau-fils aussi indiscipliné. C’est ton faux pas ! »

« Oui, bien sûr ! » Zola ne pouvait rien faire d’autre face à leur intimidation que de baisser la tête en signe de soumission. Si elle ripostait, les autres femmes risquaient de la jeter dehors, et elle n’avait nulle part où aller.

Zola, qui faisait autrefois partie de l’aristocratie, avait dégringolé l’échelle sociale pour devenir une simple roturière. Expulsée et sans revenus propres, elle ne pouvait plus financer le train de vie somptueux auquel elle était habituée, et son esclave personnel l’avait immédiatement abandonnée. Elle était trop ignorante du monde pour savoir comment s’en sortir seule. Les Dames de la Forêt étaient son seul espoir de survie.

La représentante se dirigea vers Zola et lui arracha une poignée de cheveux, lui faisant relever la tête. « Tes enfants remplissent les fonctions qui leur ont été assignées, n’est-ce pas ? Ils ont intérêt à le faire. »

« Je vous promets qu’ils le font ! Ils s’occuperont de tout. Rutart a infiltré l’académie en toute sécurité, et Merce n’a eu aucun problème pour entrer en contact avec notre cible. »

« Bon. »

La femme lâcha Zola, qui s’effondra sur le sol. Les souvenirs du visage détestable de Léon se matérialisèrent dans son esprit et elle fulmina.

Pourquoi dois-je souffrir ainsi ? C’est la faute de ce sale gosse. S’il ne s’était pas impliqué inutilement, rien de tout cela ne serait arrivé.

D’autres voyaient en Léon le héros de Hohlfahrt, mais cela importait peu à Zola et aux autres femmes. Elles étaient toutes convaincues que l’homme qui avait gravi les échelons de la politique et s’était assuré le titre de marquis était la véritable source de leurs malheurs.

Patience, Zola, patience. Je n’ai qu’à subir cette indignité un peu plus longtemps. Bientôt, nous retrouverons un style de vie luxueux. Et je veillerai à ce que Balcus et ses semblables soient condamnés à mort.

Zola n’avait supporté cette humiliation qu’en nourrissant une soif de vengeance à l’égard de la maison Bartfort. Ils allaient payer pour tout ce qu’ils lui avaient fait subir.

 

☆☆☆

 

Tard dans la nuit, Roland se rendit dans un petit bar agréable où il se retrouva à déguster de l’alcool en compagnie d’une jeune femme.

« C’est vrai, » dit-il. « Ma femme est tellement tatillonne que mon cœur ne trouve aucun répit. » Il saisit la main de la femme alors qu’il s’épanchait sur Mylène, mais elle s’éloigna rapidement.

« Pauvre Monsieur Léon ! Vous avez la vie dure », répond-elle d’une voix chantante.

Roland utilisait le nom de Léon comme alias pendant qu’il s’amusait avec cette femme.

« Tu es devenu plus froid avec moi, Merce. Cela me brise le cœur. »

« O-Oh, l’ai-je fait ? Euh, mais une femme doit rester ferme et ne pas céder trop facilement à la flatterie d’un homme ! » Merce paniqua face à sa feinte tristesse et se contenta d’une excuse placide.

Un homme corpulent avec une petite moustache grise s’approcha des deux individus. Il baissa son chapeau et déclara avec hésitation : « Monsieur Rola — je veux dire, Léon — il est temps que vous rentriez chez vous. »

Roland poussa un soupir et se leva de sa chaise. « Le temps passe vite quand on s’amuse, et aujourd’hui a été un vrai régal. Quand pourrais-tu me rencontrer à nouveau, ma chère ? »

Merce sourit, soulagée d’être débarrassée de lui. « Mon emploi du temps est ouvert dans une semaine à partir d’aujourd’hui. »

« D’accord, à la prochaine fois. Ah, un instant… Permets-moi de passer aux toilettes avant de partir. »

Dès que Roland fut parti, Merce poussa un soupir exagéré et guttural. Puis elle lança un regard noir à l’homme qui était intervenu. « Tu aurais dû venir plus tôt. »

« Il aurait pu se douter de quelque chose si j’étais venu plus tôt —. »

« Essaies-tu de me défier ? As-tu oublié combien de saletés nous avons sur toi ? Si tu ne coopères pas, nous dévoilerons tes secrets. Ta vie entière sera terminée comme tu le sais. »

« Tout sauf ça ! Je t’en supplie ! »

Menacé avec succès, l’homme n’avait d’autre choix que d’obéir au doigt et à l’œil à Merce.

Merce s’éloigna de lui et arracha le verre d’alcool qui se trouvait sur la table, le vidant de son contenu. Roland parti, elle se lança dans une tirade sur lui. « C’est vraiment pathétique. Est-ce qu’il espère tromper les gens avec un déguisement aussi amateur ? Et de tous les faux noms qu’il pouvait choisir, il a choisi Léon ? Quelle crapule ! »

Sentant qu’elle voulait qu’il accepte, l’homme acquiesça timidement. Son désir d’obéir l’emporta sur sa méfiance à l’égard des regards indiscrets. « D’accord, bien sûr. Mais, s’il te plaît… parle moins fort. »

« Je sais, je sais. »

Peu de temps après qu’elle ait fermé la bouche, Roland revint de la salle de bain. D’humeur joyeuse, il entoura Merce d’un bras et tenta de l’embrasser. « Le moment est malheureusement venu de faire nos adieux, Merce, alors permets-moi de t’embrasser avant que je… »

Merce leva une main, laissant ses lèvres s’écraser contre sa paume au lieu de la marque prévue. « Oui, oui. Nous profiterons bientôt d’un peu plus de temps ensemble, Monsieur Léon. »

« Je vois que tu es toujours aussi distante. Mais d’accord, j’essaierai encore la prochaine fois. »

Une fois qu’il l’eut relâchée, elle se força à sourire et partit. Roland s’attarda pour la regarder partir. Quand elle fut complètement hors de vue, il se tourna vers l’homme moustachu qui avait interrompu leur aventure. « Ne pourrait-elle pas être un peu plus amicale ? »

L’homme scruta les alentours pour s’assurer que personne ne les observait. Il s’appelait Fred, Roland et lui se connaissaient depuis de nombreuses années, et il était le médecin personnel de Roland à la cour. Les deux hommes étaient restés de solides amis depuis l’époque de l’académie.

« Votre Majesté, tu joues avec le feu », avait-il déclaré.

« Mon bon monsieur, ce n’est rien d’autre qu’un peu d’amusement ! Il n’y a pas de mal à cela. Maintenant, allons-y. J’ai une autre aventure prévue pour ce soir… cette femme que je convoite. Avec un peu plus d’insistance, je suis sûr que je peux enfin gagner son affection. »

« Vas-tu coucher avec d’autres femmes ? On ne retient jamais la leçon. »

Roland avait ensuite entraîné Fred dans un autre établissement.

+++

Chapitre 3 : Renversement

Partie 1

À mon retour de la scène du crime, j’avais découvert que Marie avait plus ou moins dévoré tous les plats qu’elle avait commandés au pub. Sa gourmandise avait atteint des sommets impensables dans notre vie antérieure. Cela m’avait un peu brisé le cœur.

« Je suis impressionné que tu aies réussi à engloutir tout cela avec ton petit corps », avais-je dit.

Le mystère reste entier quant à l’endroit où elle réussissait à ranger tout cela. Ma remarque n’avait pas non plus été bien accueillie, car elle ne semblait pas ravie de sa petite taille dans son incarnation actuelle.

« Garde ça pour toi, crétin ! De toute façon, qu’est-ce qui se passe dehors ? »

« Nous en reparlerons une fois de retour à l’école. D’abord, j’aimerais confirmer certaines choses à propos du troisième jeu. »

« Quoi ? N’a-t-on pas déjà fait ça ? »

À ce stade, nous ne pouvions compter que sur les vagues souvenirs de Marie. J’espérais que le fait de revenir sans cesse sur le sujet permettrait de déloger quelques souvenirs oubliés. Nous nous étions réincarnés ici il y a longtemps, même moi j’avais oublié certains détails du premier jeu depuis que j’étais mort et que je m’étais réveillé ici, et je l’avais joué jusqu’au bout.

« Ouais. Peut-être que plus on en parlera, plus tu arriveras à t’en souvenir. »

Marie secoua la tête. « Je ne me souviendrai de rien d’autre que ce que je t’ai déjà dit. Tu sais déjà que je n’ai joué au jeu que jusqu’à mi-parcours de toute façon. Je connais l’essentiel de ce qui se passe grâce au guide que j’ai cherché sur le web, mais tu peux oublier les détails. »

Elle aurait utilisé un site web pour la guider à travers les choix du jeu, avant de se lasser de l’histoire à mi-parcours et d’abandonner. Ses connaissances étaient donc limitées, mais c’était mieux que rien du tout.

« Je comprends, mais fais-moi plaisir. »

Après une longue pause, elle commença : « Notre protagoniste, Mia, quitte l’Empire pour le Royaume afin d’étudier à l’étranger à l’académie. L’histoire est centrée sur sa vie quotidienne à l’école. Comme on peut s’y attendre, elle fait la connaissance d’un certain nombre de garçons super rêveurs. Elle est également contrariée par la méchante princesse au début de l’histoire. »

« L’expression a évolué, passant d’une noble dame à une princesse, je vois. » J’avais atteint la photo d’elle sur la table. Ses cheveux noirs encadraient son visage en vagues douces et légères. Ses seins étaient d’une taille saine, surtout pour sa petite taille et sa silhouette élancée. Son expression était chaleureuse et accueillante, mais elle avait soi-disant une terrible personnalité.

« C’est la pire des femmes », confirma Marie. « Tu sais, ces femmes fourbes, celles qui mettent un masque convaincant pour cacher qu’elles sont secrètement pourries jusqu’à la moelle ? Elle en est l’exemple parfait. L’histoire raconte qu’elle avait une faible constitution quand elle était enfant, mais je dis que c’est une connerie. Sa personnalité pue, et elle est constamment en train de faire des choses méchantes dans le dos des autres. Elle m’énerve sérieusement. »

« Quoi, la détestes-tu parce qu’elle est comme toi ? », dis-je en ricanant.

Marie m’avait lancé sa cuillère en bois, qui m’avait frappé en plein front. Son regard était si féroce que ma bouche s’était refermée, elle n’avait pas continué son récit avant de s’être assurée que je n’allais pas la dénigrer davantage.

« Une bataille avec la Principauté a lieu pendant leur première année à l’académie, et tu as un aperçu de l’histoire intérieure de celle-ci. »

« Qu’est-ce que cela signifie ? »

« Par exemple, tu peux voir ce qui se passe dans les coulisses de la bataille ? C’est à peu près ça. Quoi qu’il en soit, c’est l’occasion pour la protagoniste de marquer quelques points d’affection supplémentaires avec le Prince Jake et les autres intérêts amoureux, mais tout événement impliquant la Principauté est en quelque sorte hors de question, donc c’est plutôt discutable. »

Bien sûr que oui. Nous avions déjà vaincu la Principauté, le boss final du jeu. La seule chose dont je pouvais me réjouir, c’est que nous avions écarté tout danger pour le royaume bien à l’avance.

« Bref, les événements de leur première année se terminent et ils passent en deuxième année. C’est alors que Hertrauda est transférée à l’académie. La protagoniste a quelques interactions avec elle, et nous découvrons en tant que joueur qu’elle est dans une situation assez difficile, étant la princesse du pays qui a perdu la guerre. Cette partie n’est pas très pertinente pour nous, puisqu’elle n’est plus là. »

En échange de sa vie, Hertrauda avait utilisé la flûte enchantée pour invoquer les deux Gardiens — les derniers boss du jeu, selon d’autres joueurs. Le fait d’apprendre son implication dans le troisième volet du jeu nous avait rappelé à quel point nous avions changé le cours de l’histoire de ce monde.

« Erica continue de malmener Mia comme d’habitude jusqu’au milieu de sa deuxième année, lorsque notre héroïne est rappelée à l’Empire. On y apprend que l’empereur, qui est tombé malade et ne peut quitter son lit, est en fait le père de Mia. »

Luxon l’interrompit : « Une autre protagoniste avec une lignée impressionnante ? Cela semble être un thème récurrent, étant donné que nous avons déjà vu le même trope avec Olivia et Noëlle. »

Marie acquiesça. « Oui, je suppose que c’est un trope assez populaire. Quoi qu’il en soit, Mia est officiellement reconnue comme princesse impériale, et son pays envoie des navires de guerre pour servir d’escorte armée lors de son retour. Erica ne peut plus intimider Mia, alors elle s’en prend à Hertrauda. »

« L’Empire de la Sainte-Magie a même plus de pouvoir que Hohlfahrt », déclara Luxon, « il est donc logique que cette Erica ne puisse pas continuer à menacer sa princesse. Ce serait un mauvais coup diplomatique si elle continuait à le faire. »

À mon avis, la meilleure décision diplomatique serait de ne brutaliser personne, mais apparemment, une princesse méchante comme Erica n’avait pas pu s’en empêcher. Compte tenu de mes expériences avec Anjie et Mlle Louise, je ne pouvais pas dire avec certitude si Erica est une vraie méchante ou non. Pour l’instant, je préférais envisager la possibilité qu’elle ne soit pas méchante au fond d’elle-même.

« Super ! Et qu’est-ce qui se passe après le milieu du jeu ? » demandai-je.

« Lors d’un événement, Erica offense Hertrude. Hertrauda perd son sang-froid et fait appel à la flotte de la Principauté, ce qui provoque un véritable conflit. Des monstres surgissent de l’air et de la mer. Avec l’aide de Jake et des autres, Mia et ses propres forces réussissent à vaincre le boss maritime. La Sainte, Olivia, élimine le boss du ciel. Lorsque la poussière se dissipe, les méfaits d’Erica sont révélés au grand jour. Elle connaîtra ensuite une fin tragique. »

L’explication était nettement plus vague cette fois-ci, car Marie n’avait pas joué cette partie du jeu par elle-même.

« Et Hering, le chevalier-gardien, n’apparaît jamais ? Pas de caméo aléatoire à la fin ? Es-tu sûre qu’il ne s’agit pas d’un personnage caché ? »

Hering ne faisait pas partie du scénario initial, et sa présence dans le cadre du programme d’études à l’étranger était donc inattendue pour toutes les personnes concernées. Le fait qu’il s’agisse d’un chevalier-gardien chargé de la protection avait également suscité de sérieuses inquiétudes.

« Non, » confirma Marie. « Ce n’est pas un personnage secret. En tout cas, je n’ai jamais entendu parler d’un chevalier-gardien. »

Elle semblait très peu connaître les intérêts amoureux de ce jeu, ce qui m’avait rendu un peu méfiant… mais elle avait tellement insisté sur le fait qu’il ne faisait pas partie du scénario original que je m’étais dit qu’elle avait probablement raison.

« Nous allons nous faufiler un peu partout et nous pencher sur cette histoire de chevalier-gardien, mais nous verrons cela plus tard. Ce qui compte maintenant, c’est la façon dont les choses vont se dérouler à partir d’ici. » Je soulevai la photo d’Erica, la tenant à hauteur de mes yeux. Mon regard passa de la photo à Marie, assise en face de moi. J’avais l’étrange impression qu’elles se ressemblaient toutes les deux, mais je ne pouvais pas expliquer pourquoi. Leurs cheveux, leurs expressions et même leurs physiques étaient totalement différents.

Marie sembla interpréter mon regard scrutateur comme une tentative de se moquer d’elle. Ses joues s’étaient gonflées et ses doigts se sont resserrés autour d’une fourchette qu’elle avait brandie comme si elle était prête à me la lancer d’une seconde à l’autre. J’avais décidé qu’il était plus prudent de me taire.

 

☆☆☆

 

Le lendemain de la cérémonie d’ouverture, les cours commençaient pour les nouveaux étudiants, mais la plupart d’entre eux consistaient à réviser le programme de chaque cours. Les cours proprement dits ne commenceront qu’un peu plus tard dans le trimestre.

Mia, la nouvelle étudiante de l’Empire, trouva nerveusement sa place dans l’une des salles de classe et s’y installa. Elle était une étrangère ici, peu d’élèves se donnaient la peine de lui parler. La plupart se contentaient de la regarder de loin.

Uuurgh, c’est tellement stressant.

Chaque jour dans cet environnement inconnu avait été une grande source d’anxiété, mais heureusement, Mia avait une seule connaissance au milieu de la mer de camarades de classe inconnus.

Un grand et beau garçon entra dans la salle de classe après elle, suivi par les regards de plusieurs élèves. Finn était un autre étudiant d’échange, comme Mia, et il s’était porté volontaire pour être son chevalier-gardien. Tous deux venaient d’un pays étranger, mais les autres élèves avaient tendance à regarder Finn différemment. Plus favorablement. Ses camarades masculins le considéraient avec envie, tandis que la moitié des étudiantes le reluquaient avec intérêt.

Son chevalier populaire et respectable prit place à ses côtés. « Le Royaume est bien trop désireux de s’adonner à l’opulence aristocratique. Les salles de cette académie conviendraient mieux à un palais. Elles passeraient facilement pour un palais dans l’Empire. »

« Monsieur le Chevalier », lui dit Mia avec un peu d’inquiétude, « ce n’est sans doute pas une très bonne idée de parler ainsi de l’école en mal. » Son manque d’assurance provenait de sa compréhension de leurs statuts respectifs : elle n’était qu’une simple roturière. D’ordinaire, un chevalier comme Finn ne lui aurait jamais servi de protecteur de la sorte.

Loin d’être vexé qu’elle ait parlé hors sujet, Finn sourit. « Mes excuses pour le manque de courtoisie, ma princesse. Je n’avais pas l’intention de dire du mal de cette institution. C’était un commentaire légèrement sarcastique, rien de plus. »

« Je ne pense pas non plus que le sarcasme soit bon », répondit Mia en rougissant.

« Ma princesse, vous me demandez beaucoup. Mais je m’en tiendrai à votre parole… en tant que chevalier-gardien. » Ce n’est que lorsque Finn gloussa que Mia réalisa qu’il la taquinait. Ses joues rougirent encore plus et elle détourna le visage.

« Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? C’est méchant de votre part, Sire Chevalier. »

« Je ne faisais que plaisanter. D’ailleurs, vous n’avez pas besoin d’être sur les nerfs en ma présence. J’aimerais en fait que vous soyez plus détendue. »

« N-Non, je ne pourrais pas… Je n’ai pas besoin de vous rappeler, j’en suis sûre, qu’à l’époque de l’Empire, vous… » Mia commença à expliquer qu’elle savait précisément à quel point il était un chevalier incroyable, et qu’elle ne pourrait donc jamais lui imposer quoi que ce soit. Avant que les mots ne sortent de sa bouche, leur conversation fut interrompue par deux voix bruyantes.

« Je suis vraiment désolé, Miss Finley ! »

+++

Partie 2

Une étudiante était entrée en trombe dans la salle, suivie de près par un étudiant, s’excusant abondamment et attirant immédiatement l’attention du reste de leurs camarades de classe.

Finley, la destinataire de ses supplications, avait l’air très fatiguée. « Monsieur Oscar, vous n’avez pas besoin de vous excuser sans cesse. Mon seul souhait est que vous ne me preniez plus pour mon frère à partir de maintenant. C’était vraiment embarrassant. »

« Je suis désolé. Je n’ai jamais imaginé que lorsqu’il disait Bartfort, il parlait de votre frère au lieu de vous. »

« Ce n’est pas à moi de vous le dire, je le sais, mais vous devriez vraiment utiliser un peu plus votre cerveau. D’après ce qu’a dit Son Altesse, je vous assure que n’importe qui d’autre aurait amené mon frère le voir et pas moi. »

« Je suppose que vous avez raison. Les gens disent que je devrais, euh, utiliser davantage mon cerveau. J’essaie, je le promets. »

Finley regarda impassiblement Oscar se prosterner. Mia jeta un coup d’œil dans leur direction, intriguée par la raison de toute cette agitation. Elle ne les observa pas longtemps avant de reporter son regard sur Finn, se demandant ce qu’il en pensait. Il arborait une expression solennelle, les yeux rivés sur Finley.

« Miss Finley, hm ? Je crois bien qu’elle est la jeune sœur du marquis Bartfort », dit-il.

« Moi aussi, j’ai entendu parler de lui », dit Mia avec enthousiasme. « Les rumeurs vont jusqu’à l’Empire. Il paraît que c’est un héros qui a détruit de l’intérieur une nation extrêmement puissante, non ? Et les gens l’appellent souvent par un autre nom… Quel est-il ? Sire Ordure ? »

Elle avait raison de dire que des rumeurs sur Léon avaient voyagé jusqu’à l’Empire, mais elle n’avait pas réussi à les transmettre correctement. Finn semblait un peu perturbé par son manque de connaissances, mais un léger frémissement au bord de ses lèvres suggérait qu’il trouvait son ignorance convaincante.

« L’autre nom du marquis est le Chevalier Ordure. »

« Oh, c’était ça ? Ce nom sonne plutôt bien si vous voulez mon avis. On l’entend et on imagine quelqu’un d’effrayant. »

« Je suppose que oui. » Toute trace d’humour disparut du visage de Finn. Il tourna son regard vers l’endroit de la salle de classe où les gens se pressaient autour d’une de leurs camarades — la première princesse de Hohlfahrt. Aujourd’hui, comme lors de la cérémonie d’ouverture, elle était entourée d’une horde de femmes.

Mia suivit son regard. Lorsqu’elle identifia la personne qu’il regardait, ses yeux brillèrent d’admiration. « Oh, c’est la princesse Erica. Elle est toujours très belle. »

« Je suppose que oui. »

Mia devint maussade à sa réponse superficielle. Son chevalier l’avait si respectueusement appelée sa princesse quelques instants auparavant, mais ses yeux s’étaient égarés et fixés sur une autre femme. Cela la gênait.

« Alors, Monsieur le Chevalier, je suppose que vous préférez les vraies princesses, hein ? »

Dès que la question avait quitté ses lèvres, Mia avait compris qu’elle était injuste. Elle baissa le regard, terrifiée à l’idée de la réponse qu’il pourrait donner.

« Vous êtes la seule princesse pour moi. »

C’était une platitude qui n’avait rien de drôle, mais Mia était ravie de l’entendre. Malgré tout, elle trouvait Erica magnifique.

Les princesses sont vraiment belles.

Les cheveux noirs d’Erica étaient brillants et sa façon de se comporter témoignait d’une maturité bien supérieure à son âge. Ces deux éléments la distinguaient de ses pairs.

Au bout d’un moment, Erica sembla remarquer le regard de Mia. Elle lui adressa un sourire, et Mia fit maladroitement de même. Elle était aux anges que la princesse fasse attention à elle. Dès que leur brève interaction prit fin, elle se retourna pour faire face à Finn.

« Chevalier, avez-vous vu ça ? Euh… Chevalier ? »

À un moment donné, son sourire avait disparu, laissant son visage dépourvu de toute émotion.

 

 

☆☆☆

 

Après l’école, j’avais invité quelques amis dans mon dortoir. Daniel et Raymond étaient autrefois mes compagnons d’armes, à l’époque où nous, pauvres garçons de baronnie, formions une clique à l’école. Ils voulaient me parler de quelque chose, alors je les avais emmenés chez moi.

« Bon sang, Léon, tu as vraiment réussi, n’est-ce pas ? » commenta Daniel en s’asseyant à la grande table, impressionné par l’état de mon logement. Un seul coup d’œil à cet endroit suffisait pour comprendre le genre de traitement de faveur que l’académie m’avait accordé.

Tous deux étaient un peu perdus depuis que j’avais atteint les échelons supérieurs. Ils me considéraient clairement comme quelqu’un d’inaccessible. Raymond semblait particulièrement gêné.

« Je suppose que nous devrions vous appeler Seigneur Léon à ce stade. Te mettre dans le même groupe que nous pourrait être pris comme une insulte. »

C’était un peu décourageant pour mes amis de mettre une telle distance entre nous. D’autant plus que je n’avais pas changé depuis que j’avais commencé à fréquenter l’école — attendez, oubliez ça. Ce serait plutôt terrible si je n’avais pas mûri du tout au cours des trois dernières années.

« Ne vous en faites pas », avais-je dit. « Je suis toujours aussi pauvre, même avec mon titre impressionnant. Pas de territoire ni de revenu, vous vous en souvenez ? »

« Arrête ça. Tu es fiancé à la fille d’un duc ! Rien que ça, ça veut dire que tu as gagné dans la vie », dit Daniel en haussant les épaules. « Quoi qu’il en soit, c’est un soulagement de voir que tu es toujours le même Léon. Ce serait vraiment dommage que tu prétendes soudain être trop bien pour nous. »

Raymond et lui avaient souri de soulagement. Raymond ajusta la position de ses lunettes sur son nez. « Ouais, on ne pourrait pas venir te demander conseil alors… Ça craint. »

J’avais offert une tasse de thé à chacun d’entre eux avant de leur demander : « Alors, qu’est-ce que vous voulez comme conseils ? Je suis heureux d’aider, tant qu’il ne s’agit pas d’argent. »

Je pourrais offrir mon aide pour les questions financières, mais je savais, de par ma vie antérieure, que ce n’était pas une bonne idée de mêler des questions d’argent à ses amitiés. J’interviendrais s’ils étaient à bout, mais sinon ? Non. Heureusement, les problèmes d’argent ne semblaient pas être sur la table. Quel plaisir d’avoir deux amis respectables !

L’expression de Daniel était devenue solennelle lorsqu’il expliqua : « Pour être tout à fait honnête, il y a beaucoup plus de femmes qui nous ont approchés cette année que jamais auparavant. »

« Êtes-vous en train de vous moquer de moi pour toute la misère que j’ai vécue au cours de ma première année ici ? Si c’est pour faire preuve d’humilité, vous pouvez tous les deux sortir. » J’étais prêt à chasser ces deux crétins, mais Raymond, paniqué, s’était empressé de donner des précisions.

« Attends ! Nous sommes sérieusement à l’agonie à cause de cela. Je veux dire, bien sûr, c’était un vrai renforcement de l’ego au début, nous aurions pu aussi bien être invisibles pour les filles dans le passé, et maintenant, tout d’un coup, elles essaient désespérément d’être en bon terme avec nous. Ça fait du bien ! »

Raymond semblait suffisamment sincère pour que je l’écoute. Personne ne peut prétendre être un saint parfait, après tout. J’aurais peut-être ressenti la même chose à leur place. Je ne pouvais pas les blâmer de penser : bien fait pour vous, les filles !

Ils étaient revenus assez vite à la réalité.

Daniel regarda ses genoux. « Voir les filles réclamer notre attention m’a rappelé ce qui s’est passé pour nous lors de notre première année. C’est déchirant. Les traiter aussi froidement qu’elles l’ont fait avec moi, même pour plaisanter, c’est un peu minable. C’est pourquoi je n’ai pas non plus envie d’accepter leurs invitations à prendre le thé. »

Au cours de notre première année à l’académie, c’étaient les garçons qui suppliaient les filles d’assister à leurs goûters. Aujourd’hui, les rôles s’étaient inversés. Je sirotais mon thé, surprise par la rapidité avec laquelle les rôles s’étaient inversés.

« Mais tu vois, grâce à ce qui s’est passé à l’époque, nous savons comment sont vraiment ces filles », dit Raymond. Il se tenait la tête entre les mains. « Il est évident qu’elles ne font que se donner en spectacle. Il n’y a aucune chance que nous sortions avec l’une d’entre elles. »

J’avais passé ma dernière année à étudier à l’étranger et je n’étais donc pas au courant des derniers événements. Je devais me fier aux récits de mes amis sur le changement radical de l’atmosphère de l’académie.

« Comment se portent les autres groupes ? » avais-je demandé.

Ils m’avaient expliqué comment se débrouillaient les pauvres fils des baronnies de l’arrière-pays, mais je ne savais rien des autres groupes de l’école. Il y avait beaucoup de garçons riches ou de haut rang. Je voulais savoir ce qu’il en était pour eux.

Daniel fit la grimace. « C’est absolument terrible. Tu as fait le bon choix en étudiant à l’étranger. C’est le pandémonium, pour être honnête, tout le monde, partout, rompt ses engagements. »

Oui, cela ressemblait à un chaos purgatorial.

« La plupart des gars des autres groupes étaient déjà fiancés », déclara Raymond, reprenant là où Daniel s’était arrêté. Il ne leva pas les yeux de ses genoux. « Personne n’avait un besoin urgent de se marier, alors la plupart des gars ont largué leurs fiancées. C’était un véritable chaos, très dur à regarder. Chaque jour, de nouvelles filles se retrouvaient en larmes. »

Daniel se passa une main sur le ventre. « Tant de couples se sont battus, et puis il y a eu des ruptures impitoyables. Le carnage… C’était horrible… J’avais du mal à le supporter. »

Ma curiosité morbide m’avait fait regretter de ne pas l’avoir vu, mais la gêne de mes deux amis à raconter l’histoire m’avait fait comprendre que j’avais eu de la chance de l’éviter.

« La plupart des fiançailles ont donc été annulées, hein ? Attendez un peu ! Qu’est-il arrivé à Milly et Jessica ? Si leurs partenaires ont rompu avec elles, vous devriez faire de même ! »

Au milieu de la discussion, je m’étais souvenu des noms de deux femmes qui étaient pratiquement considérées comme des déesses lors de notre première année à l’école. La plupart des étudiantes étaient cruelles envers ceux d’entre nous qui venaient de familles aristocratiques pauvres, mais ces deux-là étaient gentilles et sympathiques. Lorsqu’elles s’étaient fiancées, la plupart des garçons les avaient félicitées en pleurant à chaudes larmes. J’étais parmi eux. Enfin, je n’avais pas pleuré, mais j’espérais le meilleur pour elles. C’étaient des filles très gentilles.

Mes paroles avaient semblé déclencher les souvenirs de Raymond et de Daniel. Leurs expressions étaient devenues dures.

« Les fiancés de Milly et Jessica ont absolument refusé de rompre. Des tas de gars de l’école ont eu la même idée que toi : essayer d’approcher les filles, en supposant qu’elles seraient disponibles et qu’elles auraient le cœur brisé comme les autres. Nous avons découvert que les gars qui les accompagnaient n’étaient pas prêts à céder. »

« Tout un groupe d’étudiant les a coincés et les a frappés pour essayer de les intimider et les amener à abandonner les filles. »

Cela semblait… extrême. J’imaginais déjà comment cela avait dû se passer, mais j’avais bu une autre gorgée de thé et j’avais quand même demandé. « Laissez-moi deviner. Ça n’a pas marché ? »

+++

Partie 3

Daniel tapa du poing sur la table. « Ces crétins ont juré haut et fort qu’ils n’annuleraient pas leurs fiançailles ! Ils disaient que les filles étaient trop précieuses, qu’ils étaient là pour les soutenir depuis leur première année à l’école, et qu’ils les protégeraient jusqu’au bout ! Déjà que ces abrutis sont beaux, il faut qu’ils soient aussi des gentilshommes dans l’âme ! »

Aha. Il s’est avéré que les deux garçons riches qui étaient fiancés aux filles avaient tenu bon. Je ne les avais pas blâmés, j’aurais fait de même. Nous avions tous vu à quel point les deux filles s’entendaient bien avec leurs futurs mariés après leurs fiançailles, et personne n’était surpris. Contrairement au reste de leurs camarades à deux visages, Milly et Jessica étaient sincèrement de bonnes personnes au fond d’elles-mêmes. Pourquoi leurs petits amis rompraient-ils avec elles ? Ils perdraient tout et seraient obligés de se remettre à la recherche d’une nouvelle fille.

Raymond enleva ses lunettes pour essuyer ses larmes. « Tant qu’ils sont heureux tous les deux, ça me suffit. »

Pas vraiment convaincant après avoir menacé les garçons avec lesquels elles sont fiancées, avais-je pensé. J’étais néanmoins d’accord avec lui. C’était un soulagement de savoir que Milly et Jessica étaient heureuses avec leurs partenaires.

« Après tous ces bouleversements sociaux, certaines filles sont mal traitées… mais d’autres s’en sortent plutôt bien. On dirait que les choses se divisent en un extrême ou l’autre. »

Malgré la gravité de la situation, certaines filles avaient trouvé le bonheur. L’attitude d’une personne avait apparemment un impact sur la façon dont elle est traitée. Quant aux filles dont les partenaires avaient rompu… eh bien… Bonne chance, mesdames.

Daniel me regarda avec envie. « Ça doit être bien. Tu t’es trouvé une fille de duc comme fiancée ainsi qu’une boursière. Tu t’es même fiancé à la princesse de la République ! »

Comme j’avais déjà Anjie, Livia et Noëlle, j’étais dans la position peu enviable de ne pas avoir à me soucier du mariage. Mais en y réfléchissant un peu plus, je n’étais peut-être pas aussi à l’abri des ennuis que je le pensais. Les vrais problèmes se profilaient peut-être à l’horizon.

« Maintenant, il nous est impossible de juger quelle fille nous conviendrait le mieux », poursuivit Raymond. Les mêmes flammes de jalousie brûlaient dans ses yeux lorsqu’il me regardait. « Nous sommes donc là, à espérer que tu puisses trouver une solution. »

« Vous voulez que je le résolve ? J’ai passé l’année dernière à l’étranger ! J’en sais beaucoup moins que vous sur la dynamique sociale ici. » Une ampoule s’était soudain allumée dans mon esprit. « Hé, en parlant de ça… Écoutez ça. Quand j’allais à l’école en République, les filles me traitaient comme un vrai gentleman. Moi ! Le genre de comportement qui passe pour normal ici est super populaire auprès des femmes là-bas. »

Daniel et Raymond étaient tellement courroucés par ma vantardise que des veines sortaient de leur front. Ils me sourirent avec une animosité à peine dissimulée.

« Ah oui ? Ça a dû être sympa. »

« Tu dis que pendant que nous souffrions ici, tu t’amusais comme un fou à l’étranger, hein ? »

Mon ego se régalait de leur envie. J’étais en pleine forme. « Ouaip ! Ah, une jeunesse bien employée a un goût si agréable à savourer. Dommage que vous n’ayez pas décidé d’étudier à l’étranger comme moi », les avais-je raillés.

Ils s’étaient jetés sur moi.

« Salaud ! »

« Je savais que tu n’avais pas du tout changé ! Tu n’as aucune idée de la merde à laquelle nous sommes confrontés ! »

J’étais bientôt en prise de soumission, grinçant : « J’abandonne ! Vous gagnez ! »

Alors que nous étions tous les trois en train de chahuter, on frappa à la porte.

 

☆☆☆

 

Le soleil commençait à se coucher lorsque j’avais quitté ma chambre. Notre visiteur inattendu s’avérait être Noëlle, qui était venue me chercher. Elle était en train de me serrer la main, m’entraînant avec elle vers notre destination. Daniel et Raymond nous suivaient.

« Allez, accélère ! » m’aboya-t-elle.

« Tu sais, quand tu as débarqué de nulle part, j’ai été assez choqué. Qu’est-ce qu’il y a cette fois-ci, me suis-je dit. Mais… ce n’est qu’un combat, n’est-ce pas ? »

« Techniquement, je suppose ? Je ne connais pas bien le fonctionnement du Royaume, mais ça n’avait pas l’air bon. »

Oui. On me sortait sans ménagement de ma chambre pour m’occuper d’une bagarre sur le campus. S’il s’était agi d’une querelle entre deux filles ou deux garçons, Noëlle n’aurait pas pris la peine de m’impliquer — mais cette bagarre était celle d’une fille et d’un garçon. Une telle bagarre n’aurait jamais eu lieu dans l’ancienne hiérarchie de l’académie, mais les choses étaient bien différentes aujourd’hui.

« Je ne pense pas que je serai un bon médiateur même si j’y vais », avais-je protesté. Je n’avais pas envie de me mêler des problèmes des autres. « Je ne sais même pas pourquoi ils se disputent ! »

« Tu ne comprends pas, Léon ? », lança Daniel derrière moi. « Les choses ont changé. Ce n’est pas la même académie que celle dont tu te souviens en première année. »

« En quoi est-ce différent ? » demandai-je en lui jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule.

Raymond répondit : « Les hommes sont les plus importants sur le campus maintenant, tu te souviens ? Les étudiants de deuxième année peuvent être assez ennuyeux à cause de cela, mais les nouveaux étudiants sont forcément encore plus insupportables. »

« De quelle manière ? »

« Imagine notre première année ici. Maintenant, inverse les rôles entre les hommes et les femmes. »

Au fur et à mesure que nous nous approchions du lieu de l’altercation, l’écho des voix s’amplifiait. Les badauds avaient formé un cercle autour de deux nouveaux élèves, un garçon et une fille, qui se lançaient des regards noirs. Parmi eux, un professeur tentait désespérément d’apaiser la situation, mais ses appels n’étaient pas entendus. J’avais également remarqué Anjie au milieu du groupe, Livia se tenant près d’elle. Les lèvres serrées, les sourcils froncés, elle tentait d’intervenir.

« Combien de temps allez-vous continuer à vous chamailler comme ça ? Quel que soit le problème, ça ne vaut pas la peine d’attirer toute cette attention. »

Noëlle m’avait traîné dans la foule, écartant les gens sur son chemin vers le centre.

« Voulez-vous exiger que je l’absolve de ses fautes ? » demanda l’étudiante. « Je n’ai commis aucune transgression ici. C’est cet homme qui nous a suivis et qui a bousculé mon amie, la jetant à terre. »

Une autre étudiante se recroquevillait derrière la fille qui utilisait tous ces grands mots intelligents. Il devait s’agir de l’amie en question, elle s’était légèrement blessée en tombant. Pour l’instant, elle lui disait : « C’est bon, laisse tomber. »

L’étudiant avait un sourire ignoble sur le visage. « C’est de ta faute si tu traînes les pieds et si tu marches lentement. Les filles devraient s’écarter et laisser passer les hommes. C’est du bon sens, non ? »

« L’audace ! »

« Méchante petite vache. Continue comme ça, et personne ne voudra te prendre comme femme. »

La jeune fille aspira une bouffée d’air choquée. Elle se ressaisit et s’exclama : « Insulte-moi autant que tu veux, mais je refuse de capituler devant une telle intimidation ! » Sa déclaration audacieuse semblait impressionnante, mais elle ne regardait plus le garçon dans les yeux.

« Wôw, c’est affreux », avais-je dit, réalisant enfin ce que Raymond voulait dire. Ce genre d’échange aurait été impensable dans le passé. Cela m’avait laissé un goût amer dans la bouche.

Livia avait remarqué ma présence et avait tiré sur le bras d’Anjie pour attirer son attention. Dès qu’Anjie m’avait aperçu, elle avait poussé un long soupir de soulagement, comme si elle avait attendu mon arrivée.

Je m’étais dirigé vers eux deux, avec l’intention de m’enquérir des circonstances de tout ce gâchis, mais la foule autour de nous s’était instantanément mise à chuchoter.

« C’est Léon, le troisième année. »

« C’est le marquis en chair et en os. »

« Il a l’air plus chétif que je ne le pensais. »

Ok, qui est le sage qui m’a traité de chétif ? Je n’étais pas du tout mesquin. Je demanderais à Luxon de confirmer l’identité de cette personne plus tard, afin de pouvoir lui rendre la monnaie de sa pièce pour cette insulte.

Quoi qu’il en soit, j’étais vraiment mal à l’aise d’être au centre de l’attention comme ça. Je m’étais fait remarquer (et pas dans le bon sens) pendant ma première année ici, mais la façon dont les gens me traitaient maintenant était… eh bien, dégoûtante, faute d’un meilleur mot.

« C’est moi qui l’ai amené », déclara Noëlle en m’amenant jusqu’à Anjie.

« Tu as certainement pris ton temps ! Je n’aime pas te demander cela, Léon, mais j’ai besoin de toi comme médiateur », dit Anjie.

Je n’allais pas refuser sa demande, j’avais envie de l’aider, au contraire. Mais je n’étais pas vraiment un professionnel de la médiation et, sans idée géniale, je jetai un coup d’œil entre les deux combattants en herbe.

« Alors, euh…, » commençai-je, ce qui incita immédiatement l’étudiante à reculer d’un pas.

« Ah ! »

Je n’avais pas l’intention de la faire couiner de terreur comme ça. Je n’étais pas sûr d’être fait pour ça. Je m’étais retourné vers l’étudiant pour voir que son visage s’était illuminé.

« Tu es Léon, c’est ça ? Une troisième année ? Je suis le cinquième fils du comte Knowles, Marco, et j’ai entendu beaucoup de rumeurs à ton sujet ! Mon frère aîné a beaucoup parlé de toi, il a dit que tu étais le héros qui avait aboli les coutumes corrompues qui s’étaient installées dans l’école. »

« Oui, c’est super et tout », avais-je dit avec dédain. « Mais qu’est-ce que vous faites là, à vous fixer l’un et l’autre ? D’après ce que je viens d’entendre, tu t’es promené derrière ces filles et tu as bousculé l’une d’entre elles. Avais-tu une raison de faire ça ? »

Je n’avais guère d’espoir d’obtenir une réponse raisonnable, mais celle que j’avais reçue était plus effroyable que je n’aurais pu l’imaginer.

« Non. Elles avaient l’air de s’amuser à discuter entre elles et ça m’a énervé, alors je l’ai bousculée. »

« … Pardon ? »

« Mon statut est supérieur au leur ! Je n’ai pas aimé qu’elles marchent devant moi comme ça. Tu vois, les filles impertinentes comme elles ont besoin d’une leçon. »

J’étais tellement sidéré, tellement sûr d’avoir mal entendu, que j’avais tourné mon regard vers Anjie. Elle avait dû sentir mon incrédulité inexprimée, car elle avait mis les mains sur les hanches et avait baissé le regard, tout aussi dégoûtée.

« C’est un imbécile ignorant », avait-elle déclaré.

Il n’y a pas si longtemps, j’étais persuadé que tous les nobles de rang de comte ou plus étaient des gens raisonnables et décents dans l’ensemble, contrairement à la plupart des aristocrates qui avaient tendance à être sordides et cruels. L’étudiant qui se trouvait devant moi était une exception apparente à cette règle.

Marco était tellement convaincu que je prendrais son parti dans cette altercation qu’il reporta son attention sur l’étudiante et la pointa du doigt. « Le marquis Bartfort est là pour me soutenir. Je veillerai à ce que toi et ta petite copine soyez promptement expulsées ! »

Je n’arrivais pas à comprendre ce que pensait Marco. Je n’avais pas ce genre d’autorité, et je n’aurais pas voulu l’utiliser à son avantage si je l’avais eue. Marco était manifestement dans l’erreur. L’étudiante ne l’entendait pas de cette oreille. Elle devint blanche comme un linge, ses genoux s’entrechoquant presque tant ses jambes tremblaient. L’atmosphère morose qui régnait autour d’elle indiquait qu’elle pensait sincèrement que tout était fini, qu’elle était pratiquement renvoyée.

Encore une fois, je n’ai pas ce genre d’autorité.

« Non, tu es clairement dans l’erreur ici », avais-je dit sans plus de réflexion. « Dépêche-toi de t’excuser auprès d’elle. »

La mâchoire de Marco s’était décrochée, incrédule. « Quoi ? »

« Tu m’as bien entendu. Excuse-toi auprès d’elle. Tu as marché derrière elles et tu as bousculé cette fille, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui t’a pris ? »

Les joues de Marco s’enflammèrent d’un rouge vif. La salive vola partout et il protesta : « Arrête de plaisanter ! Pourquoi devrais-je m’excuser auprès d’elle ? Je suis le fils d’un comte ! »

« Tant mieux pour toi, mon pote. Tu te rends compte qu’Anjie, qui essayait de servir de médiatrice, vient d’une maison ducale, n’est-ce pas ? Pourquoi ne pas reconnaître ton erreur ? Vas-y, continue. Le soleil est déjà couché. »

Un rideau de ténèbres s’était abattu sur le ciel.

+++

Partie 4

Notre nouvelle année scolaire vient à peine de commencer. Pourquoi dois-je m’occuper de tant de crétins ?

Tout le corps de Marco vibrait d’une rage incontrôlée. Il s’élança vers moi, le poing levé, mais l’un de ses camarades —

un homme de sa troupe, pour être précis — plongea pour l’arrêter à temps.

« Maître Marco, n’oubliez pas à qui vous avez affaire ! Vous pourriez facilement perdre la vie. » Après avoir exhorté Marco, son camarade se tourna vers moi. « Nous sommes désolés. Vraiment, vraiment désolés. Ayez pitié ! »

Reprenant enfin ses esprits, Marco trembla en disant : « Mes plus humbles excuses. Je vais m’assurer de préparer de l’argent pour vous immédiatement, alors s’il vous plaît, tout ce que je demande, c’est que vous épargniez ma vie. Je plaiderai auprès de ma famille pour qu’elle vous paie autant que nous le pourrons. »

« Tu n’as pas à t’excuser auprès de moi, » avais-je dit. Qu’est-ce qui le rendait si effrayé ?

Comme pour répondre à ma confusion, la foule commença à murmurer des remarques désobligeantes. J’étais curieux de savoir ce que les autres pensaient de moi, comme n’importe quel autre homme, mais ce que j’entendais me retournait l’estomac.

« Oh là là, maintenant il l’a fait. »

« Il a énervé le marquis. Sa vie est finie. »

« On dirait que c’est lui qui va être expulsé. »

Anjie remarqua ma gêne face à toute cette attention et prit la parole. « Tu as été d’une grande aide, Léon. Je vais m’en occuper à partir d’ici. Retourne dans ta chambre et je te raconterai les détails plus tard. »

« D-D’accord… »

 

☆☆☆

 

Plus tard dans la soirée, Anjie était venue me rendre visite. Je l’avais accueillie et je nous avais préparés à boire. Anjie s’était installée dans un fauteuil et avait commencé à me replacer l’incident précédent dans son contexte.

« Un héros n’est pas seulement craint par ses ennemis, mais aussi par ses camarades », expliqua-t-elle en sirotant la tasse de thé que je lui offrais. « Ton influence est bien plus grande que tu ne le penses. Mon autorité en tant que fille de duc n’est pas à dédaigner, mais la tienne ? Tu es un marquis et un héros du royaume. Tu as vu comment ces étudiants ont réagi à ton égard, n’est-ce pas ? Les gens te respectent et te craignent bien plus que moi. »

« Bien sûr, mais je ne suis qu’un imposteur qui a accompli ces choses en empruntant le pouvoir de Luxon », lui avais-je rappelé, essayant de minimiser la gravité de la situation.

Anjie sourit tristement.

« Pour être le cinquième fils d’une maison de comte, ce garçon était assez ignorant des rouages de la haute société », commenté Luxon. « Je trouve inhabituel qu’un aristocrate repousse les tentatives d’arbitrage de la fille d’un duc. Ou bien l’autorité d’Anjelica est-elle tombée si bas qu’il peut agir ainsi en toute impunité ? »

Peu importe que ce soit vrai ou non. La formulation de Luxon m’avait hérissé le poil.

« Ne le dis pas comme ça », l’avais-je réprimandé. « Il m’a semblé être un sérieux crétin. Je parie qu’il ne sait pas comment les choses fonctionnent, c’est tout. »

« Quoi qu’il en soit, je crains qu’il ne soit pas une exception à la règle. De tels “crétins”, pour reprendre ton expression, sont de plus en plus nombreux à l’académie. »

« Sérieusement ? »

J’avais détaché mon regard de Luxon pour jeter un coup d’œil à Anjie.

« Il y a un déséquilibre entre les sexes au sein de la population aristocratique. Tu le sais, n’est-ce pas ? Avec si peu d’hommes, il est de plus en plus difficile pour les femmes de se marier. La société a évolué pour placer les hommes dans une position plus favorable et maintenant certains des étudiants masculins sont en train de faire des abus de pouvoir. La situation n’était pas aussi grave l’année dernière, mais nous pouvons nous attendre à ce qu’un flot continu de garçons comme lui s’inscrive à partir de cette année. »

« Bon sang », avais-je gémi, « Et je pensais que toute personne issue d’une maison de comte ou plus avait une tête décente sur les épaules. »

« Marco est le cinquième fils de sa maison », m’avait rappelé Anjie. « J’ai entendu dire que l’héritier du comte Knowles est un homme bon et droit et que ses autres fils — du deuxième au quatrième — sont également exceptionnels. »

« Ah, oui », dit Luxon. Il semblait comprendre ce qu’elle voulait dire. « En d’autres termes, leur maison a déjà beaucoup de remplaçants compétents en cas de décès de l’héritier actuel, ce qui signifie que le cinquième fils n’est même pas en lice pour hériter de la maison. Naturellement, ils n’ont pas dépensé le moindre effort pour son éducation. »

Anjie acquiesça. « Il a probablement été gâté en tant que fils cadet, il est donc logique qu’il soit irritable et qu’il ait des droits. C’est dommage qu’il n’ait pas pu se mesurer au reste de ses frères. »

Grâce à Anjie et à sa connaissance de la société aristocratique, j’avais mieux compris comment ce gamin en était arrivé là. La richesse de sa famille et sa propre ignorance l’avaient mis dans ce pétrin. En repensant à toute cette épreuve, je trouvais son attitude toujours aussi répréhensible.

« Ce serait bien qu’il ouvre les yeux et qu’il entende raison. Il doit être fou pour penser que je peux donner des ordres et faire expulser des gens en un clin d’œil », avais-je grommelé.

« Anjelica, » déclara Luxon. « Si le Maître utilisait son autorité, pourrait-il faire expulser cette étudiante de l’académie ? »

Pourquoi se donner la peine de clarifier une telle chose ? Je n’en avais aucune idée, mais j’étais certain que la réponse était non.

Anjie reposa sa tasse sur la table et réfléchit à la question, une main posée délicatement sur son menton. « Il lui serait impossible d’accomplir cette tâche par le biais de la paperasserie officielle, mais Léon pourrait tirer quelques ficelles étant donné l’estime dont il jouit en ce moment. Le père de cette fille n’est qu’un simple vicomte. Alors oui, si Léon le voulait vraiment, il pourrait la faire expulser. »

Tout mon corps se figea.

« Non, ce n’est pas possible. Le maître est maintenant le directeur de l’école. Il ne le permettra jamais », avais-je insisté.

Mon maître était un parfait gentleman. J’en étais fier. Il était inconcevable de penser qu’il aurait permis qu’une étudiante soit chassée des couloirs de l’école sous un prétexte insignifiant.

« Tu es naïf. » Anjie secoua la tête. « Le niveau de confiance que le directeur a envers toi est incomparable à celui d’une nouvelle première année. Si tu fabriquais une preuve décente à utiliser comme excuse et que tu exigeais qu’il la chasse, il t’obéirait. J’en suis persuadée. »

« Je ne pourrais jamais abuser ainsi de la confiance de mon maître ! »

Anjie fit la grimace. « C’est une chance que le directeur soit un homme et non une femme… Je soupçonne que tu nous aurais mis de côté pour être avec lui. » Son ton était difficile à lire, elle semblait à la fois irritée et soulagée.

« Non, tu as tout faux. Le sexe du maître n’a aucune importance. J’ai succombé au thé qu’il prépare ! » J’avais dit ces mots pour apaiser ses craintes, mais son regard était devenu encore plus hostile.

« Très bien. Nous en resterons là. »

« Pourquoi es-tu en colère ? » J’avais jeté un coup d’œil à Luxon, espérant avoir du renfort, mais il déplaça son objectif d’un côté à l’autre.

« Compte tenu de tes antécédents peu recommandables en matière de romance, il n’est pas étonnant que tu n’aies pas gagné sa confiance. Pourquoi ne pas passer moins de temps à boire du thé et plus de temps à essayer de comprendre le cœur d’une femme ? »

Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi c’est une putain d’IA qui me fait la leçon sur le cœur des femmes ?

Anjie soupira doucement et tourna son regard vers moi. « Léon, tu dois comprendre. Ici, dans le Royaume, tu as beaucoup plus d’influence que tu ne sembles le croire. Tu sais que Rachel a mis ta tête à prix, n’est-ce pas ? Une récompense aussi importante que 5 millions de dia est pratiquement inédite. Rachel te considère comme un ennemi de l’État. »

J’avais fait claquer ma langue. « Merveilleux, n’est-ce pas ? Et après avoir fait tout mon possible pour qu’il y ait le moins de victimes possible. »

« J’adore ta gentillesse, tu le sais. Mais il y en a beaucoup qui l’interprètent comme une tactique d’humiliation. » Elle marqua une pause. « Quoi qu’il en soit, c’est une situation misérable dans laquelle nous nous trouvons. A part l’inversion des rôles, les choses ne sont pas différentes d’avant. »

Elle avait raison. L’oppression à l’académie n’avait pas changé, seul le sexe qui la perpétuait avait changé. On pourrait même dire qu’elle s’était aggravée.

« Personnellement, je trouve que ce résultat est conforme aux paramètres attendus », déclara Luxon.

Apparemment, il avait prévu ce renversement et l’émergence de garçons à tête de cochon comme Marco lorsque nous avions renversé l’ordre social précédent. Sa suffisance m’avait mis hors de moi.

« Tu aurais dû dire quelque chose si tu l’avais vu venir. »

« Tu ne m’as jamais demandé mon avis », avait-il raillé sans perdre de temps.

Eh bien, mince. Les mots me manquaient.

Les lèvres d’Anjie, tendues comme une corde d’arc depuis tout ce temps, s’ouvrirent enfin sur un sourire. Nos chamailleries servaient à quelque chose, apparemment.

« Vous voir vous chamailler de la sorte me rassure. Au moins, ce garçon aurait dû se rafraîchir la tête après que tu aies couvert cette étudiante. »

Je doute que ce que j’avais dit puisse résoudre quoi que ce soit. Les problèmes qui frappaient cette école étaient plus profonds et plus graves que je ne l’avais prévu.

Comme toujours, hein ?

+++

Chapitre 4 : Enquête

Partie 1

Le temps passa. Les nouveaux élèves, dont Finley, s’habituaient à la vie scolaire. Lors d’un de ses jours de congé, Finley, poussée par une lettre de sa famille, se rendit sur l’île flottante au-dessus de la ville où se trouvait le port de la capitale. En attendant le lieu de rendez-vous, elle déplia la lettre en question, rédigée par sa sœur aînée Jenna.

Je suis en route pour la capitale pour une petite course, et j’espère que tu seras là pour m’accueillir à mon arrivée, disait la lettre.

Finley se posa sur un banc voisin et poussa un soupir qui se répercuta dans tout son corps. « Pourquoi dois-je passer l’un de mes rares jours de congé à l’attendre ? »

Mis à part le mécontentement suscité par la demande soudaine de sa sœur, Finley était ravie de pouvoir revoir Jenna si rapidement. Bien que Finley se soit adaptée à sa vie à l’académie, elle pensait de plus en plus souvent à sa région d’origine. Elle ne l’admettrait jamais, mais elle souffrait d’un léger mal du pays.

Jenna arriva en flânant sur la passerelle d’un des dirigeables qui venait d’arriver, suivie de près par Kyle. Le demi-elfe transportait assez de bagages pour deux personnes.

« Cela fait si longtemps que je n’ai pas vu la capitale ! » déclara Jenna en ouvrant grand les bras pour s’imprégner de l’atmosphère.

Kyle ricana. « Nous sommes ici pour une raison, ne l’oubliez pas. »

« Je n’ai pas oublié ! »

Jenna fit un signe de la main enthousiaste lorsqu’elle aperçut Finley, qui se leva du banc et lui rendit son geste, bien qu’avec un peu plus de retenue. Elle ne tarda pas à remarquer les regards de ceux qui l’entouraient.

C’est une vraie plaie, pensait Finley.

Les gens ne la regardaient pas. Ils fixaient Jenna. Le système qui permettait aux femmes d’employer des serviteurs personnels ayant été presque aboli, la présence de Kyle était particulière. Certaines femmes gardaient secrètement des esclaves semi-humains, mais presque personne n’était assez fou pour les exhiber en public. Jenna sortait du lot.

Si Jenna avait remarqué les regards, elle les avait ignorés, se dirigeant plutôt vers Finley pour l’entourer de ses bras. « Tu m’as manquée, Finley ! »

« Arrête. Je suis surprise que Mère ait accepté que tu viennes dans la capitale. »

« J’ai travaillé comme un chien ce dernier mois, alors elle l’a fait ! Elle est étonnamment facile à satisfaire. »

Finley fronça les sourcils. « Ne t’emporte pas trop vite. Tu vas tomber à plat. »

« Ce serait une tragédie ! Mais de toute façon, n’est-ce pas l’heure du goûter ? Est-ce que des garçons t’ont invitée ? » Jenna sourit et poussa Finley du coude. Elle voulait probablement la taquiner, mais Finley haussa les épaules d’un air blasé.

« Les choses ont changé par rapport à l’époque où tu étais à l’école. Il y a des goûters en mai, bien sûr, mais il n’est même pas question de romance. Il s’agit juste de boire du thé avec des garçons. »

« Quoi, sérieusement ? »

« En fait, ils nous disent, à nous les filles, que nous devons aussi organiser des goûters. J’ai l’intention de demander à Léon de m’aider. »

« Léon est très exigeant avec son thé », reconnut Jenna. « Non pas qu’il soit si impressionnant que ça. Il s’enflamme pour les choses les plus stupides. Ce sac à merde a une personnalité de déchet. »

« C’est vrai ! Il a été tellement ennuyeux, me disant que je ferais mieux de respecter le couvre-feu quoi qu’il arrive. Il a passé tout le mois à me faire chier. »

Alors que Jenna écoutait les propos de Finley, elle fut frappée de voir à quel point les choses étaient différentes aujourd’hui par rapport à l’époque où elle était à l’école. C’est un choc.

« Tout a bien changé. J’ai entendu dire que le directeur actuel était notre ancien professeur d’étiquette… Je suppose qu’il a maintenu la tradition des goûters, mais maintenant les filles invitent les garçons ? Je ne comprends pas. »

« Il n’y a pas que des hommes. Nous pouvons aussi inviter des amies. Ils veulent juste que nous organisions les fêtes. »

« C’est encore plus étrange. Pourquoi organiser un goûter si ce n’est pour rencontrer un futur partenaire potentiel ? Cela ressemble à une perte de temps. »

Kyle avait écouté tranquillement leur conversation jusqu’à présent, mais son impatience de passer à l’action l’emporta. « Je me fiche éperdument de savoir qui invite qui à prendre le thé. Ha… Je me demande si ma maîtresse et les autres tiennent le coup. »

« Ils font toujours des scènes à l’école, mais ils s’en sortent bien », déclara Finley.

« Faire une scène, c’est normal avec eux. Je suis tout de même soulagé de l’entendre. »

Nicks commença à descendre la passerelle, entraînant Dorothea par la main. Finley resta bouche bée en les voyant — sans perdre un instant, elle pivota pour faire face à Jenna. « Qu’est-ce que ces deux-là font ici ? »

« Ils sont venus faire des courses. »

Finley s’était rendu compte, après une inspection plus poussée, que Jenna et les autres étaient arrivés sur le plus grand cuirassé de la Maison Bartfort.

« Cela fait un moment », déclara Nicks en s’approchant. « Tu as l’air de bien te porter ! Cela fait plaisir à voir. Dis-moi, Léon n’a pas encore causé d’ennuis, n’est-ce pas ? »

Une question typique pour la famille de Léon — plutôt que de s’enquérir de son bien-être, ils avaient plutôt l’habitude de lui demander s’il s’était encore mis dans le pétrin.

« Il se comporte bien pour l’essentiel… à part fouiner dans les coulisses et tout ça. Jusqu’à présent, j’ai eu une vie scolaire relativement paisible grâce à lui », répondit Finley.

Le fait d’être la jeune sœur de Léon suffisait à dissuader la plupart des gens de tenter quoi que ce soit de problématique. Elle lui en était reconnaissante.

« J’ai quand même été approchée par des gens bizarres. »

« Bizarre ? » répliqua Nicks en penchant la tête d’un air confus.

À côté de lui, Dorothea leva un doigt en l’air. « Je crains, Lord Nicks, que les personnes dont parle Finley n’essaient de s’attirer les bonnes grâces de ta famille. Le jeune Léon est un homme populaire. »

Dorothea n’avait pas tenu compte du caractère propre de Finley dans sa supposition de leurs motivations. Elle avait supposé que leurs intentions étaient uniquement liées à Léon. Pour Finley, c’était irritant. Sa lèvre inférieure fit une moue.

Nicks jeta un bref coup d’œil à Finley avant de changer de sujet. « Laissant Léon de côté pour le moment… As-tu trouvé des garçons qui te plaisent ? »

Finley s’arrêta pour réfléchir à sa question, se remémorant l’image mentale d’un élève avec lequel elle parlait souvent. Oscar était un parfait crétin, certes, mais c’était quelqu’un de bien au fond. Il était difficile de ne pas l’aimer.

« Il y a ce type », avait-elle admis, « mais je ne l’aime qu’en tant qu’ami. »

Nicks sourit. « Hé, il n’y a rien de mal à cela ! »

Finley et le reste de la bande continuèrent à discuter tandis qu’ils se dirigeaient vers la capitale proprement dite.

 

☆☆☆

 

Comme l’école n’était pas en session, la plupart des étudiants profitaient de leur temps libre et le bâtiment principal de l’académie était en grande partie désert. Les seules personnes présentes étaient les étudiants qui avaient à faire à l’école ou le personnel. Naturellement, la bibliothèque était également vide, à l’exception de Marie qui s’y était glissée en cachette.

« Pourquoi est-ce que je suis toujours coincée à faire ce genre de choses ? », grommela-t-elle dans son souffle.

Sa mission consistait à enquêter sur certains individus, d’où le subterfuge. Léon l’avait chargée d’enquêter sur la protagoniste, Mia, et sur Erica, la méchante princesse.

« C’est comme ça que ça se passe », dit Creare en flottant dans les airs à proximité. « Le Maître et Luxon sont allés s’occuper d’affaires extérieures à l’académie, c’est donc à nous que revient cette tâche. »

« Tu parles des meurtres en série, n’est-ce pas ? J’aimerais qu’il s’occupe en priorité de ce qui se passe à l’école au lieu d’essayer de jouer au détective. »

Marie s’accroupit et s’avança lentement, prenant soin de ne pas faire de bruit qui pourrait alerter sa cible de son approche. Tout autre bruit que ses chuchotements étouffés, bien sûr.

« Penses-y ! La tête du Grand Frère est mise à prix. C’est un peu risqué pour lui de valser dans les rues de la capitale comme ça, non ? »

« Il a Luxon avec lui, donc il sera… bien, peut-être pas bien, » modifia Creare. « Mais le corps principal de Luxon est stationné près de la capitale, et Arroganz est prête à se battre, prête à se déployer à tout moment. »

« C’est rassurant, voire un peu flippant. Mais quand même ! C’est à cause d’eux que je suis coincée à essayer de trouver toute seule des infos sur la protagoniste et la méchante. Et ce qui m’énerve le plus, c’est l’insistance du Grand Frère à ne pas s’approcher de ce chevalier-gardien ! »

« Le maître se méfie de lui. »

Marie et Creare se rapprochèrent de leur cible, mais elles se figèrent en entendant des voix provenant de derrière l’une des étagères voisines. On aurait dit un garçon et une fille. Il semblait que leurs mains s’étaient brièvement frôlées alors qu’ils essayaient d’extraire un livre des étagères.

« Pardonnez-moi. »

« Oh, non, c’est moi qui devrais m’excuser. »

Le moment semblait si romantique, si pittoresque, que Marie avait été dévorée par l’envie. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle devait regarder.

« Se retrouver dans une bibliothèque comme celle-ci… On se croirait tout droit sorti d’un jeu vidéo otome. Ça me rappelle la protag — urk !? »

À peine avait-elle jeté un coup d’œil au coin de la rue qu’elle aperçut Jake et une étudiante dans l’allée entre les étagères. Jake était légèrement plus petit que la moyenne des garçons de son âge, et la fille était suffisamment grande pour qu’il doive pencher le cou pour la regarder. Elle avait des cheveux bruns brillants et bien entretenus qui lui tombaient dans le bas du dos. Elle était svelte et avait une posture parfaite, suggérant une force dans son corps qui ne pouvait provenir que d’un entraînement martial.

Lorsque Jake leva les yeux, il lui tendit le livre. « Je vais en chercher un autre », dit-il.

« Non, ce n’est pas normal que je vous impose cela. Je ne suis pas pressée. »

La mâchoire de Jake s’ouvrit devant la façon dont elle repoussa poliment son offre. « Je m’attendais à une réponse plus brutale de la part de quelqu’un qui a de l’expérience en matière de combat, mais tu dois être plus veule que tu n’en as l’air. Tu es grande et tonique, alors tu dois être forte, non ? » Les paroles du second prince étaient toujours aussi insensibles.

Les joues de la jeune fille s’éclaircirent alors qu’elle répondit, « Je, euh… en fait, j’ai un peu de complexe par rapport à ma taille. Ce n’est pas très mignon. »

Jake tressaillit à cette réponse inattendue. « Désolé. Tu as l’air puissante, alors j’étais un peu jaloux, mais je ne devrais pas être aussi impoli avec une fille. Pardonne ce manque de courtoisie. Je m’appelle Jake. Et tu es ? »

L’étudiante esquisse un sourire crispé. « Je suis Erin, en deuxième année. Mes proches m’appellent Eri, prince Jake. »

 

 

« Ma réputation me précède, hein ? Alors, Erin… non, Eri te va mieux. J’aimerais aussi t’appeler ainsi. Si ça ne te dérange pas ? »

+++

Partie 2

Jake ne traita pas la jeune fille différemment, même si elle venait de révéler qu’elle avait un an d’avance sur lui. Il était normalement irrespectueux de ne pas faire preuve de déférence à l’égard d’un élève de classe supérieure, mais l’attitude de Jake n’était pas malveillante, c’était simplement le genre de personne qu’il était.

Le sourire d’Erin — ou plutôt d’Eri — se réchauffa. « Oui, je vous en prie. »

« Je me doutais bien que mon impertinence t’embêterait… héhé. Tu es une fille intéressante. Je me suis pris d’affection pour toi. Vas-y, appelle-moi Jake. Pas besoin de titres formels. »

« Je ne pourrais pas… »

« Ma décision est définitive. Si tu ne suis pas mes ordres, je te ferai arrêter pour manque de respect envers la famille royale. »

Face à des conséquences aussi exagérées, Eri n’avait eu d’autre choix que d’acquiescer à contrecœur.

Creare commença à s’indigner en écoutant la conversation qui se développait. « Erin se fait surnommer Eri, c’est ça ? C’est bien trop proche du surnom que Livia m’a donné : Cleary ! Je ne le supporterai pas. Erin va certainement entendre parler de moi. »

À l’autre bout du spectre émotionnel, Marie était devenue blanche comme un linge, horrifiée par ce dont elle avait été témoin. D’une petite voix, elle dit : « C’est… C’était censé être l’événement du jeu où la protagoniste et le prince Jake se rencontrent pour la première fois. »

La scène lui avait rafraîchi la mémoire. La conversation entre Jake et Erin avait été reprise presque mot pour mot dans le jeu. Malheureusement, la protagoniste n’était nulle part en vue.

« Pourquoi deux des intérêts amoureux ont-ils cette scène ensemble ? » Marie se tordait sur le sol en se prenant la tête. Sa mission initiale avait été complètement oubliée à la suite de l’espionnage des deux étudiants.

« Y a-t-il un problème ? » interrompit une voix.

« Hein ? »

Marie leva les yeux et découvrit la méchante princesse, Erica, qui se tenait au-dessus d’elle et scrutait son visage. Les traits d’Erica étaient beaucoup plus doux et accueillants que dans les souvenirs de Marie, et malgré ses deux ans de moins, elle avait quand même pensé à appeler Marie pour prendre de ses nouvelles. Creare avait complètement disparu.

Marie se leva d’un bond, toute troublée. « Ce n’est rien. Je vais bien. Un mal de tête soudain, c’est tout. »

« Alors vous n’allez pas bien du tout. »

« Non, ça va maintenant, promis. Certains événements choquants m’ont fait paniquer, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter. » Marie se força à sourire pour essayer de se sortir de cette conversation embarrassante.

Erica inclina la tête avec un léger sourire. « Je vois. Mais, Mademoiselle Marie, je crois qu’il est préférable de parler à voix basse dans la bibliothèque. »

« Vous connaissez mon nom ? »

Pourquoi une princesse saurait-elle qui elle est ? Une sueur froide perla sur le front de Marie.

Erica ricana. « Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je suis une princesse. Je connais la Sainte de notre royaume. Je sais aussi que mon frère est sous votre responsabilité. »

Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu’une princesse comme Erica avait déjà entendu parler de Marie. Cette possibilité avait échappé à Marie dans sa panique.

« A-ah ha ha… C’est vrai ! C’est un plaisir de faire enfin votre connaissance. »

Jake et Eri s’approchèrent tout en discutant. Jake fit la grimace dès qu’il aperçut Erica, ricanant comme si la malchance de tomber sur elle avait gâché sa journée. Marie avait ses propres doutes sur leur rencontre accidentelle.

Je sens les ennuis. Erica et Jake ont eu une relation terrible dans le jeu.

« Oh, c’est donc toi », dit Jake.

« Je n’avais pas réalisé que tu étais également présent dans la bibliothèque, Frère aîné. »

« Arrête tes conneries de frère aîné. J’ai quelques mois de plus que toi, tout au plus. »

« Quelques mois ou pas, tu es toujours plus âgé que moi, donc Frère aîné. »

Les deux avaient eu des mères différentes, ce qui expliquait pourquoi Jake était si déstabilisé avec Erica. Cependant, leur échange ici n’avait pas la prudence prudente de sa part dont Marie se souvenait dans le jeu. C’était un énorme changement. Elle ne comprenait pas du tout ce qui se passait.

Qu’est-ce qui se passe ? Dans le jeu, le Prince Jake a senti que la personnalité pourrie d’Erica se cachait sous son masque de politesse. C’est pourquoi il se méfiait tant d’elle, mais là… c’est totalement différent.

 

☆☆☆

 

Ce soir-là, je portais une tenue décontractée pour me promener dans les rues de la capitale. Luxon flottait à mes côtés, rendu invisible par ses capacités d’occultation.

« Qu’est-ce qui lui prend à cette idiote à venir ainsi dans la capitale ? » demandai-je avec un air renfrogné. « Elle ferait mieux de faire profil bas chez elle. »

« Elle prétend que sa visite a pour but de trouver un partenaire pour le mariage. Dois-je en chercher un dont les gènes compléteraient au mieux les siens ? »

« Tout ce qui l’intéresse, c’est l’argent qu’ils ont et leur beauté. »

« La fiabilité d’un homme, qu’elle soit financière ou autre, a longtemps été un trait désirable pour le sexe opposé. Le succès est une marque de supériorité. Grâce à ma présence, tu es plus fiable financièrement et physiquement que n’importe lequel de tes pairs… ce qui pose la question de savoir pourquoi les femmes semblent si peu enclines à t’approcher. Je dois supposer que c’est un autre défaut fatal qui les repousse. Es-tu d’accord ? »

Heureux de constater que tu es toujours aussi rancunier à l’égard de ton maître.

« J’ai déjà bien assez de femmes autour de moi, merci beaucoup. Trois, si tu t’en souviens bien. En chercher d’autres, c’est de l’avarice. Tu devrais être heureux d’avoir un maître aussi modeste. »

« Un homme vraiment modeste n’aurait pas de harem. » Il se figea un instant. Lorsqu’il reprit la parole, son ton se transforma en une annonce stridente. « Maître, il y a eu un incident. »

« Un autre ? »

J’avais suivi les indications de Luxon pour me rendre sur les lieux du dernier meurtre. Une foule s’était formée devant moi, la sécurité renforcée autour de la capitale faisait que des soldats du Royaume étaient déjà présents. Ils avaient placé un drap sur les morts.

« Un autre fonctionnaire, hein ? »

« Les gars au sommet vont encore faire des histoires à ce sujet. »

Les badauds commençaient à tourner autour de la victime, désireux de jeter un coup d’œil à l’agitation. Il était impossible de s’approcher avec autant de monde. Je n’avais d’autre choix que de me fier à Luxon et à sa capacité à rester hors de vue. Le seul problème, c’est qu’en raison de l’interférence de l’armure démoniaque, il ne pouvait plus recueillir d’informations aussi efficacement qu’avant.

« C’est le septième, n’est-ce pas ? » avais-je demandé.

« La victime a cette fois toutes les caractéristiques des autres. Un fonctionnaire qui a récemment reçu une promotion. Je sens des traces de l’armure démoniaque utilisée ici. »

Nous avions couru jusqu’à la scène du crime, mais nous n’avions pas plus d’informations à fournir. Aucun progrès.

« Il semble que leurs seules cibles soient les fonctionnaires qui ont gravi les échelons. »

« Ce qui m’intrigue le plus dans ces incidents, c’est l’utilisation de l’armure démoniaque. Où notre coupable a-t-il pu se procurer une telle chose ? » se demanda Luxon à voix haute.

Mes pensées se dirigèrent vers le Chevalier noir et Serge, tous deux dévorés par une armure démoniaque. Je secouai la tête, consterné. Aucun humain ne devrait s’abaisser à utiliser ces choses.

« Aucune idée… mais je n’aime pas supposer qu’il y en a un certain nombre qui traîne dans la nature, attendant d’être trouvé. »

« Je suis d’accord. Leur existence même est odieuse. » Luxon vouait une haine profonde aux armures démoniaques. C’est pourquoi il avait accepté avec enthousiasme de coopérer à mon enquête.

Nous nous étions éloignés de la scène tragique et avions croisé quelqu’un d’inattendu. Choqué, je m’étais retourné pour faire face à notre intrus. Lui aussi m’avait remarqué — il s’était figé sur place, ne retournant que son torse pour me jeter un coup d’œil. Le choc sur son visage reflétait le mien.

« Que fait ici le chevalier-gardien de l’Empire ? » demandai-je.

Tout aussi méfiant à mon égard, Hering rétrécit les yeux. « Je voulais simplement jeter un coup d’œil à la capitale du royaume. Je faisais du tourisme. Plus précisément, c’est la deuxième fois que je vous rencontre sur les lieux d’un de ces meurtres. »

Tu agis comme si c’était moi qui étais louche ? Tu es pratiquement un chef sushi, mon gars !

« Quelle coïncidence ! Je pensais la même chose de vous. »

Ce chevalier-gardien n’existait pas dans le scénario du troisième jeu. C’était déjà assez suspect, mais après l’avoir vu une seconde fois sur la scène du crime ? Ce type ne sentait pas bon. Je n’avais finalement reculé que parce que je n’avais aucune preuve incriminante. Le contrarier inutilement ne me rendrait pas service, et je ne voulais pas que ce qui s’était passé avec Serge se répète. Je devais mener une enquête approfondie sur lui avant de décider d’un plan d’action.

« Si vous voulez faire du tourisme, il y a beaucoup d’endroits plus célèbres que celui-ci. Pourquoi ne pas y aller ? » dis-je en commençant à m’éloigner.

« C’est exactement ce que je vais faire », répondit Hering. Il partit à son tour.

Une fois que nous avions mis suffisamment de distance entre nous et la scène de crime, Luxon s’était tourné vers moi et m’avait dit : « Maître, cet homme est dangereux. J’ai senti une légère trace d’armure démoniaque sur lui. »

« Penses-tu que c’est notre homme ? »

« La possibilité est extrêmement élevée. Il est peut-être ici sous prétexte d’étudier à l’étranger, mais l’Empire de la Sainte Magie et le Saint Royaume ont depuis longtemps des liens entre eux. »

Certes, ils se ressemblent un peu puisqu’ils ont tous deux Saints dans leur nom, mais je n’aurais pas deviné qu’ils étaient de mèche depuis des années. Attends un peu. J’ai appris quelque chose à ce sujet en classe… Je n’en ai pas fait grand cas à l’époque, si ce n’est que le Saint Royaume de Rachel est l’ennemi de Mlle Mylène.

« Je suis presque sûr que l’un de nos cours en a parlé… », m’étais-je dit.

« N’étais-tu pas au courant ? »

Luxon semblait plus méfiant que jamais à l’égard de Hering, maintenant qu’il avait senti la présence d’une armure démoniaque sur lui. Je partageais son inquiétude.

« J’aimerais connaître ses motivations », avais-je dit. « Qu’est-ce qui le pousse à faire cela ? »

« C’est de la folie d’espérer un semblant de raison de la part d’un armure démoniaque. Maître, ces choses sont des armes des nouveaux humains — la cause première de la destruction du monde. Contempler leurs actions est un gaspillage d’efforts. Je te demande de m’autoriser à déployer immédiatement mon corps principal et Arroganz. »

« Non. Veux-tu transformer la capitale en une mer de flammes ? »

On s’attendrait à ce qu’une intelligence artificielle soit moins sujette à des crises émotionnelles, mais Luxon avait perdu tout sens de la raison lorsqu’il s’agissait des armures démoniaques. Je suis d’accord avec lui sur un point : nous ne pouvons pas faire confiance à Hering.

« Luxon, assure-toi qu’Anjie et les autres filles respectent le couvre-feu. Dis-leur de ne pas sortir le soir non plus si elles peuvent s’en empêcher. »

« Compris. »

+++

Partie 3

C’est au milieu de la nuit qu’une femme s’était glissée plus loin sur le campus. Elle s’était dirigée vers un hangar où les outils étaient généralement entreposés. Dès qu’elle était arrivée, la porte s’était ouverte pour l’accueillir. La femme pressa un mouchoir sur sa bouche et se glissa à l’intérieur, ses sourcils se fronçant en signe de consternation : l’air à l’intérieur de la remise était moisi et vicié. Des outils de jardinage étaient rangés le long des murs ou éparpillés. L’endroit était en désordre.

« Ne pourrais-tu pas nous préparer un endroit plus agréable pour nous rencontrer ? » grommela Merce en s’adressant à son jeune frère, Rutart.

Rutart portait ses vêtements de travail, tachés de toutes sortes de saletés. Il était irritable après une journée de jardinage à l’école, travail auquel il n’était pas du tout habitué.

« Penses-tu que le personnel comme moi a ce genre de pouvoir ? Si j’ai dû me faire piéger pour travailler ici, pourquoi pas dans un bureau confortable ? Se battre avec la terre, c’est tout à fait indigne de moi. »

Rutart avait accepté ce travail d’infiltration à la demande des Dames de la Forêt. On lui avait confié la tâche de recueillir des informations et de préparer le terrain pour leurs projets. Hélas, les choses ne s’étaient pas très bien passées pour lui.

« De belles paroles pour quelqu’un qui n’a jamais travaillé de sa vie », rétorqua Merce.

« Tais-toi ! Je travaillerais plus dur si le travail me convenait mieux. Je ferais un bien meilleur marquis que certaines personnes, si on veut être honnête », dit Rutart, rongé par la jalousie devant la différence de statut entre lui et Léon.

Merce le regarda avec dégoût. Elle et Rutart étaient liés par le sang, certes, mais c’était précisément pour cela que son absence de talent discernable lui sautait aux yeux. « Je déteste cette ordure autant que les autres, mais tu ne lui arrives pas à la cheville. Tu ne pourrais même pas battre Nicks dans un bon jour. »

« Je pourrais certainement ! Si nos plans fonctionnent, je leur volerai tout. Et c’est moi qui porterai le titre de marquis ! »

Merce soupira, peu intéressée par sa bravade. « Bien sûr, tu feras ça. Rêve en grand. Quoi qu’il en soit, seras-tu capable de remplir ton devoir ? L’échec est hors de question. »

« Je suis censé kidnapper une fille, n’est-ce pas ? Même moi, je peux faire ça. »

« Lord Gabino nous a prévenus que nous devions produire des résultats. Sinon, nous n’aurons aucune chance de retourner dans le luxe. »

« Je sais, d’accord ? Je m’en occupe. C’est une injustice que nous soyons obligés de vivre comme ça. »

Les deux individus étaient convaincus de la justesse de leur cause. Ils poursuivent leurs manœuvres secrètes, sûrs d’être soutenus par le Saint Royaume de Rachel.

 

☆☆☆

 

« Attendez. Vous êtes en train de me dire que l’un des intérêts amoureux… a capté l’intérêt d’un autre intérêt amoureux et qu’il est intéressé par cet intérêt amoureux ? Arrêtez ! Je n’arrive pas à suivre. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Je préférerais que quelqu’un m’achève à ce stade. »

Marie m’avait mis au courant de ce qui se passait à l’école après mon retour, et je m’étais retrouvé à me prendre la tête entre les mains. Pour une raison que j’ignore, Erin — ou Eri, trop proche du surnom de Creare à son goût, alors peut-être que Rin serait mieux ? — avait déclenché l’événement d’introduction avec le prince Jake qui était censé être réservé à la protagoniste. Qui aurait pu prédire que deux intérêts amoureux pourraient commencer une relation romantique naissante de la sorte ?

Marie et moi avions les mains pressées sur le front, comme si nous luttions contre de sérieux maux de tête — ce qui, honnêtement, n’était pas très exagéré.

« Je ne sais pas. Je suis aussi perdue et confuse que toi à propos de tout ce bazar. Et maintenant, Mia a soudainement perdu un autre intérêt amoureux possible de sa liste de partenaires potentiels ! »

« Vous avez fait ça. Il y a quelque chose qui ne va pas dans vos têtes, transformer un intérêt amoureux en fille. »

« Je n’aurais pas accepté si j’avais su que cela se terminerait comme ça ! C’est la faute de Creare ! »

« Rie, comment as-tu pu !? »

Nous nous chamaillions tous les trois, tandis que Luxon nous regardait avec autant de misère abjecte qu’une IA peut en projeter. « Vous êtes tous irrécupérables. Avec la situation actuelle, ne serait-il pas plus logique d’arranger quelque chose entre Mia et l’un de ses amoureux ? »

J’avais l’impression que Luxon avait la bonne idée pour résoudre le problème, mais je ne pouvais pas le faire.

« Non, il ne vaut mieux pas », avais-je dit.

Forcer le prince Jake et Mia à se rencontrer était une bonne idée sur le papier, mais je préférais ne pas causer de problèmes inutiles en m’impliquant davantage. Il était un peu tard pour adopter cette position, mais nous avions déjà assez de problèmes inattendus à gérer. Nous n’en avions pas besoin de plus.

Ensuite, il y avait eu ce qui s’était passé dans la République d’Alzer avec Noëlle. Sa jeune jumelle Lelia (une invitée réincarnée du Japon comme Marie et moi) avait tenté de la forcer à avoir une relation avec l’un de ses amants, ce qui avait eu des conséquences désastreuses. Il n’y avait aucune garantie que la même chose ne se produirait pas si nous essayions. Je préférais donc laisser les cartes tomber où elles pouvaient. Heureusement, l’aspect le plus préoccupant de chaque épisode de la série était son boss final, et j’avais vaincu celui du troisième jeu bien à l’avance.

D’ailleurs, cette petite réunion secrète n’avait pas lieu dans ma chambre, mais dans des buissons sur le campus. Nous étions tous les quatre, blottis les uns contre les autres, à échanger des informations.

« Passons à autre chose », avais-je suggéré. « Une septième victime a été retrouvée à l’intérieur de la ville. »

« Un autre ? Tu ne devrais pas sortir dans la rue alors, Grand Frère. N’as-tu pas peur de ce tueur en série ? »

« Non, ne t’inquiète pas. Je suis aussi un tueur en série. »

En fait, si l’on faisait le compte de toutes les vies que j’avais prises, elles seraient bien plus nombreuses que les victimes de notre coupable — à la seule différence que mes meurtres avaient eu lieu sur le champ de bataille. Cette petite plaisanterie se voulait un trait d’humour noir, mais malgré mon mince sourire, Marie me tourna le dos avec un soupir de colère.

« Ne fais pas de blagues bizarres comme ça. »

« C’est ma faute. Ce que je veux dire, c’est que tout ira bien. Je fais un effort pour me faire voir quand je me promène. Plus important encore, tu ferais mieux de ne pas devenir complaisante juste parce que tu restes à l’intérieur de l’école. »

Le danger est partout, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’académie.

« Vous pouvez me laisser la sécurité du campus », dit Creare. « Et pendant que j’y suis, Luxon, tu dois t’occuper de cette armure démoniaque. Je ne peux pas rivaliser avec ces choses comme tu le fais. »

Tous les regards se tournèrent vers Luxon.

« Rassurez-vous, j’ai les choses bien en main. J’anéantirai tous les vestiges des nouveaux humains. »

Aussi prometteur que cela puisse paraître, c’était aussi un peu terrifiant.

 

☆☆☆

 

Le mois de mai était propice aux goûters. C’était la première fois depuis longtemps, depuis que j’étais parti en République, mais bien que la coutume soit restée, son but et sa fonction avaient changé. Les garçons avaient invité les filles lors de ma première année, mais aujourd’hui, le sexe n’avait plus d’importance, filles ou garçons pouvaient inviter qui ils voulaient.

J’avais été tellement touché par les nobles ambitions du maître de répandre la joie du thé que j’avais conseillé Finley sur sa fête du thé. En fait, je crois qu’il s’agissait plutôt d’une séance de pinaillage.

« Connais-tu la moindre chose sur le thé ? »

« Eek ! »

Après avoir avalé une tasse de son breuvage frais, les critiques avaient fusé. Je n’aurais pas pu trouver un seul compliment à faire si j’avais essayé. Elle avait fait un travail épouvantable, de l’infusion à la distribution.

« Tu n’as rien compris. Le goût de ton thé montre à quel point tu prends les choses à la légère ! Tu penses qu’il te suffit de te préparer une tasse et que c’est tout. Et tes en-cas ne sont pas meilleurs. Ils ne correspondent en rien à la saveur du thé que tu as préparé ! » J’avais fait un geste dédaigneux de la main. « Essaie encore. »

« Tu n’as pas besoin de te mettre en colère ! »

« Oui, c’est vrai. Si tu organises une terrible fête du thé, cela donnera une mauvaise image de moi. »

« Occupe-toi de ton propre groupe de thé, pourquoi ne le fais-tu pas ? », rétorqua Finley.

« Oh, ne t’inquiète pas. Je me prépare pour le mien depuis le mois d’avril. »

Elle ricana. « C’est quoi ça ? C’est flippant. Tu es toujours si peu enthousiaste et si peu engagé pour tout le reste. Pourquoi es-tu si obsédée par le thé ? »

« Oublie cela. Recommence. »

Profondément découragée, Finley laissa tomber ses épaules et se dirigea vers la cuisine en traînant les pieds.

« Tu vas réussir, Miss Finley ! »

Pour une raison ou pour une autre, Oscar était là, jouant les pom-pom girls de Finley. Il buvait joyeusement son thé et mangeait ses snacks, agissant pour le monde entier comme si c’était la chose la plus naturelle pour lui d’être ici.

« Qu’est-ce que tu fais ici, Oscar ? Tu es le frère adoptif du Prince Jake. Ne devrais-tu pas être avec lui ? » J’insinuais subtilement qu’il devrait suivre l’exemple de Jilk et rester collé à la hanche du Prince Jake. Malheureusement pour moi, Oscar était incapable de lire entre les lignes.

« Je comprends vraiment votre inquiétude. Cependant, Son Altesse chérit le temps qu’il passe avec Mlle Eri. En tant que frère adoptif, il est de mon devoir de ne pas les interrompre. »

Il était inconscient jusqu’à la moelle, mais au moins, c’était un bon gars dans l’âme. Pas étonnant que Julian ait accepté d’échanger Jilk contre lui.

Mais s’il te plaît, pour l’amour de tout ce qui est sacré, mets-toi dans le crâne que tu es l’un des intérêts amoureux de ce jeu ! Je sais que c’est égoïste de ma part de demander ça, mais quand même !

« Finley et toi semblez être terriblement proches. Vous ne sortez pas ensemble, n’est-ce pas ? » avais-je demandé.

« Son étroite compagnie est une bénédiction que je chéris chaque jour ! Mais non, malheureusement, nous ne sommes guère plus que des amis. »

« Malheureusement !? Tu veux être avec elle ? Il y a d’autres filles plus mignonnes dans ta classe, non ? Comme l’étudiante en échange, par exemple ! » J’avais lancé cette idée pour évaluer son intérêt pour la protagoniste, mais à mon grand regret, il avait penché la tête sur le côté d’un air perplexe.

« Je vous prie de m’excuser. Je n’ai pas encore mémorisé les noms de tous mes camarades de classe, donc je ne sais pas de qui vous parlez. »

« Allez, pour l’amour du ciel, tu devrais au moins te souvenir de quelqu’un d’aussi unique qu’elle ! C’est une étudiante de l’Empire qui participe à un programme d’échange ! »

« Ahh, je crois que je me souviens de son apparence en détail, oui. Je suis d’accord, c’est une adorable jeune femme… mais qu’en est-il ? » Le désintérêt d’Oscar était douloureusement flagrant.

J’avais pratiquement senti mon âme quitter mon corps.

Pourquoi, de toutes les personnes qu’Oscar aurait pu intéresser, fallait-il que ce soit Finley ? J’avais du mal à comprendre le choc. Comment allais-je annoncer cela à Marie et à nos deux compagnons IA ?

 

☆☆☆

 

« Es-tu un parfait crétin ? » demanda Marie. « Sois honnête avec moi, Grand Frère, tu l’es, n’est-ce pas ? »

« Je dois dire que je n’aurais jamais imaginé Fin s’emparer d’un des intérêts amoureux comme ça. Mais ce problème repose sur vos épaules, n’est-ce pas, Maître ? » Creare me regarda droit dans les yeux.

Quelqu’un veut-il m’expliquer pourquoi je suis le bouc émissaire de ces conneries ?

Nous étions à nouveau tous les quatre, blottis dans notre coin, au milieu des buissons, et nous recommencions notre réunion secrète. Je m’étais confié à Marie et à Creare en espérant obtenir des conseils. Tout ce que j’avais obtenu, c’est une masse de critiques froides et dures.

« Avez-vous envisagé la possibilité que ce ne soit pas Fin qu’il recherche ? Il pourrait vous poursuivre à la place, Maître », suggéra Creare. « Oh, je ne veux pas dire dans un sens romantique ou sexuel. Peut-être qu’il espère s’assurer un lien avec vous en se rapprochant d’elle. »

Marie secoua la tête avant que Creare n’ait fini de parler. « Il n’est pas assez malin pour faire de telles magouilles. Il a moins de cervelle qu’un épouvantail, mais ce n’est pas un mauvais bougre. »

Si Oscar était vraiment aussi calculateur, je devrais le féliciter d’avoir réussi à tromper tout le monde. Marie avait raison — tout ce que j’avais vu de lui m’avait assuré qu’il était quelqu’un de bien. Un idiot, certes, mais quelqu’un de bien. Son plus grand défaut était sa préoccupation totale pour Finley.

Il n’y a pas si longtemps, j’avais réprimandé Creare et Marie pour l’incident avec Jake et Eri, mais maintenant, c’est Finley et Oscar qui me le rendent bien.

« Je suppose qu’il n’en reste plus que deux », déclara Marie, faisant référence au nombre d’intérêts amoureux encore disponibles (espérons-le).

Nous avions suffisamment merdé pour que la protagoniste n’ait plus que deux partenaires romantiques potentiels. Si l’on considère que nous avions essayé de ne pas nous mêler de ce qui se passait depuis le changement de sexe d’Eri par Marie et Creare, tout s’écroulait à vue d’œil !

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Chapitre 5 : Le saint royaume de Rachel

Partie 1

C’est le soir où Fred s’engagea dans une ruelle déserte. Il tremblait de peur, ses yeux allant et venant pour scruter les environs. Il savait qu’il y avait des meurtres en série et que des fonctionnaires étaient ciblés et sommairement assassinés. Une partie de lui craignait de finir par être lui-même l’une de ces victimes.

Enfin, il aperçut quelqu’un dans l’obscurité : une femme à la capuche rabattue sur la tête qui lui fait signe. Lorsqu’il s’approcha, elle abaissa la capuche, révélant son visage.

« Tu es en retard, Fred. » Merce ne s’embarrassait pas de formalités pour lui, malgré son rôle prestigieux de médecin du palais. Fred ne pouvait pas non plus la censurer pour cela, sachant quel genre de saletés elle avait sur lui. Il retint les plaintes qu’il aurait pu avoir et lui tendit l’objet qu’il avait apporté.

« Comme promis », avait-il déclaré.

Merce examina la petite fiole qu’elle tenait dans sa main, souriant comme une enfant espiègle. Ses yeux dansaient d’une lumière inquiétante lorsqu’elle retourna son regard vers Fred. « Je suis heureuse de voir que tu as apporté ceci. Il a les qualités que j’ai demandées, n’est-ce pas ? »

Sans surprise, l’objet en question était un poison.

« Il est insipide, inodore et agit lentement. Personne ne remarquerait que vous l’avez mélangé à sa boisson. Et puisque je l’ai préparé comme vous l’avez demandé, vous respecterez votre part du marché, n’est-ce pas ? »

« Je ne dévoilerai pas tes secrets, sois-en sûr. Ce qui m’impressionne le plus, c’est que tu sois prêt à trahir un ami aussi proche que Sa Majesté. » Merce sourit d’un air moqueur en rangeant l’objet dans sa poche. Sa main s’élança alors, saisissant Fred par le col de sa chemise. « Quand ce roi sans valeur s’effondrera, tu feras ce qu’on t’a dit de faire. Je me fiche de la manière dont tu t’y prendras, mais gagne du temps et sème la confusion. »

Le visage de Fred s’était vidé de ses couleurs.

« Qu’est-ce que vous préparez ? »

Merce le bouscula, faisant trébucher Fred jusqu’à ce qu’il perde l’équilibre et atterrisse sur le derrière. Merce le dévisagea, un sourire malicieux sur le visage.

« C’est déjà arrangé… mais je vais quand même être gentille et te mettre au courant. Le Royaume va retrouver son état légitime très, très bientôt. C’est passionnant, non ? » Sur ces mots, Merce tourna les talons et se dirigea vers le bar où Roland l’attendait. Elle se sentait mieux qu’elle ne l’avait été depuis des jours, maintenant qu’elle et ses coconspirateurs étaient sur le point de réussir.

 

☆☆☆

 

« Cela fera bientôt un mois que nous nous sommes rencontrés, mais tu es toujours aussi frigide, Merce, » dit Roland.

Lorsqu’ils avaient terminé leur rendez-vous, quitté le bar et fait leurs adieux, il était plus de minuit. Appeler cela un rendez-vous était un peu exagéré, puisqu’ils n’avaient fait que boire ensemble. Ils n’avaient jamais rien fait de plus intime que cela.

« Tu recommences à me traiter de froide », dit-elle en souriant. « Dois-je te rappeler que je suis une femme de principes ? »

Roland avait remarqué sa bonne humeur. Il se pencha vers son visage pour tenter sa chance. « Dans ce cas, que dirais-tu d’un baiser d’adieu —. »

Merce posa un doigt sur ses lèvres, stoppant son avancée. « Nous devrions garder cela pour notre prochaine réunion. Je me suis bien amusée aujourd’hui, Monsieur Léon. » Elle s’éloigna cette fois d’un pas alerte.

Roland poussa un long soupir en la regardant partir. « Avec elle, c’est toujours la prochaine fois. Quelle allumeuse ! Mais maintenant que notre rendez-vous est terminé, je suppose que je devrais rentrer. »

 

☆☆☆

 

Après s’être séparée de Roland, Merce était retournée à la cachette souterraine des Dames de la Forêt. Gabino se trouvait à cet endroit à ce moment précis. Il offrit un sourire à Merce lorsqu’il la remarqua.

« Si ce n’est pas Lady Merce ! Ce sourire sur votre visage me dit que tout se passe comme prévu. Ai-je raison ? »

« Oui, Seigneur Gabino. J’ai fait ce que vous m’avez demandé. » Le visage de Merce était déjà rougi par l’alcool qu’elle avait consommé lors de sa sortie avec le roi, mais ses joues prirent une teinte cramoisi encore plus profond en entendant la voix gentille et gentilhomme de Gabino.

Gabino s’approcha d’elle et prit sa main dans la sienne, la serrant avec plaisir. « Comme c’est merveilleux ! Vous avez fait du bon travail, vous avez tout fait comme je vous l’avais demandé. La pandémie va bientôt s’emparer du royaume, et les efforts de chacun seront enfin récompensés ! Vous êtes une femme extraordinaire, Lady Merce. »

« Le pensez-vous vraiment ? » Son cœur s’emballa, Merce n’avait pas été complimentée par un tel homme depuis très longtemps.

Voyant sa fille couverte d’éloges, Zola se précipita. « Seigneur Gabino, j’ai travaillé dur moi aussi ! » C’était comme si elle essayait d’éclipser Merce.

« Oui, je n’ai pas oublié vos efforts. Il est louable que vous ayez persévéré pendant des jours aussi pénibles dans un endroit aussi austère, loin de la lumière de la surface. Dans quelques jours encore, le Royaume retrouvera son état légitime, et vous pourrez à nouveau mener la vie raffinée que vous méritez. »

Toutes les femmes présentes semblaient soulagées d’entendre les propos rassurants de Gabino.

La représentante des Dames de la Forêt jeta un coup d’œil à l’une des portes épaisses et hermétiquement fermées le long du mur et dit à Gabino : « Au fait, mon seigneur, j’en ai préparé une autre pour vous. »

Les regards des autres femmes se tournèrent vers la porte. De l’autre côté, on entendit des cris étouffés et douloureux. Tout le monde recula de peur.

Gabino sourit. « Dans ce cas, pourquoi ne pas commencer la procédure, hm ? »

 

☆☆☆

 

Après avoir quitté le repaire des Dames de la Forêt, Gabino se dirigea vers la ville, suivi de près par un subordonné. Il tenait un carnet de notes à la main. Dans ces pages étaient consignés les noms des membres de l’ordre susmentionné, mais aussi d’autres anciens aristocrates cachés secrètement dans la capitale, ainsi que d’autres organisations qui n’étaient pas satisfaites du nouvel ordre. Gabino contempla silencieusement la situation en parcourant les pages.

« Pourquoi n’avons-nous pas préparé nous-mêmes le poison pour qu’ils l’utilisent ? » demanda son subordonné. La question qu’il posait à Gabino était compréhensible : s’ils préparaient leur propre poison, cela réduirait les variables imprévisibles.

« Quelle naïveté », cracha Gabino. « Ce qui se passe avec le poison ne nous concerne pas. Penses-tu vraiment que ces crétins puissent réussir leur coup ? Notre véritable mission est ailleurs. »

« Je m’en rends compte, mais leur succès ferait du Royaume de Hohlfahrt notre marionnette. Si nos partisans prennent les rênes ici, nos compatriotes de Rachel pourront concentrer leurs efforts sur Lepart. »

Gabino lança un regard froid à l’homme. « Ils ne réussiront pas. Il vaut mieux les écraser sous le pied en sachant que leur échec est inévitable. Cela dit, je suppose que je devrais au moins les féliciter d’avoir réussi à empoisonner cette horreur de Roland. » Tout en parlant, il passa un doigt sur la cicatrice de son front, celle qu’il avait reçue lorsqu’il était dans la République d’Alzer.

Toute trace d’émotion disparut du visage de Gabino. Il continua à marcher, se dirigeant vers la cachette du groupe suivant.

 

☆☆☆

 

Le lendemain matin, Mylène et Roland s’installèrent à la même table pour prendre leur petit déjeuner ensemble. Le terme « ensemble » était peut-être mal choisi, car ils étaient assis à chaque extrémité d’une table rectangulaire. Ils se faisaient face, mais à une distance énorme. Mylène trouvait cela plutôt symbolique.

Leur mariage avait été un mariage politique, sans amour. Mylène comprenait que c’était assez typique pour des gens de leur rang, mais les sorties précipitées de Roland hors du palais pour batifoler avec d’autres femmes l’agaçaient. Elle n’avait aucun moyen d’exprimer ses frustrations, si ce n’est par des remarques passives et agressives.

« À ce que je vois, tu as encore bu tard hier soir », dit-elle.

Le teint de Roland était affreux et il prenait à peine son repas. Mylène, lasse, attribua cela à sa gueule de bois. Elle lui en voulait de se décharger sur elle de ses tâches administratives alors qu’il sortait s’amuser. Elle aurait peut-être pu le pardonner si Roland était un vrai gâcheur, mais il était assez compétent dans son travail — loin d’être son égal, mais compétent. Dans les moments difficiles, il faisait un travail respectable. Elle était donc d’autant plus exaspérée qu’il préférait négliger ses devoirs.

Étrangement, elle remarqua qu’il est moins bavard aujourd’hui que d’habitude.

Normalement, il aurait au moins une réplique intelligente, mais aujourd’hui… rien.

Bien que cela lui pesait, elle continua : « Il y a eu des dangers ces derniers temps. Nous avons augmenté nos patrouilles, mais il n’est pas moins risqué pour toi d’errer dans les rues. Tu devrais t’abstenir de sortir pour le moment et —. »

La voix de Mylène s’était interrompue. Elle se leva de sa chaise, la renversa sur le sol et se précipita vers Roland. Les autres domestiques et employés présents dans les environs immédiats se précipitèrent pour la rejoindre.

Roland, d’une pâleur mortelle, commença à glisser de sa chaise. Il s’effondra sur le sol avant qu’elle ne puisse l’atteindre et ne fit aucun geste pour se relever.

« Votre Majesté ! » s’écria Mylène en s’effondrant à genoux à côté de lui. Elle fut soulagée de constater qu’il respirait encore. « Faites venir Lord Fred immédiatement ! Votre Majesté, vous allez bien ? Le médecin sera bientôt en route. »

 

 

Les yeux de Roland s’ouvrirent. Il tendit une main vers Mylène et lui saisit le bras. Il lui fallut toutes ses forces pour forcer sa voix et marmonner : « Gardez mon état secret… Et si… quelque chose arrive… fais en sorte que ce morveux… »

Sa phrase s’était transformée en une série de toux erratiques avant qu’il ne puisse la terminer.

« Votre Majesté… » Les larmes commencèrent à couler sur les joues de Mylène. « Mon amour… »

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Partie 2

L’académie était en effervescence, les gens se dépêchant de préparer leur goûter à temps. Certains s’empressaient d’inviter des gens, tandis que d’autres se réjouissaient de la fête à laquelle ils avaient été conviés.

Je n’étais pas opposé à l’animation qui régnait dans l’école, mais j’avais d’autres chats à fouetter. Une fois les cours terminés, Livia et moi nous étions dirigé vers la bibliothèque, avec Luxon à nos côtés, bien que ce dernier se soit camouflé pour ne pas participer à notre conversation. Il y avait aussi d’autres étudiants qui occupaient la bibliothèque, mais ils étaient très peu nombreux et aucun ne se trouvait à proximité de nous. Livia et moi étions pratiquement seuls.

J’étais ici pour recueillir des informations sur le Saint Empire magique de Vordenoit. Livia m’avait demandé de l’accompagner pour m’aider. En ce moment, j’avais le nez plongé dans un livre détaillant les relations entre l’Empire et le Saint Empire. Nous avions déjà abordé le sujet en classe, mais ce livre était plus détaillé.

« Il est dit ici que dans le passé, l’Empire a offert à Rachel une armure spéciale comme symbole de leur amitié. On dirait qu’ils ont commencé à utiliser le mot “saint” dans le nom officiel de leur royaume à cette époque. »

D’après le livre, les deux nations avaient noué ce lien d’amitié dans un passé lointain. Ces liens avaient perduré pendant tout ce temps et les avaient maintenues en contact étroit. Cela en faisait un allié de l’ennemi de Mylène… et donc, mon ennemi.

Je suppose que le Saint Empire magique de Vordenoit va figurer sur ma liste de pays détestés. Non pas qu’il s’agisse d’une liste à proprement parler. Le seul autre pays qui y figure est Rachel.

Il s’ensuivit que la protagoniste de la troisième série avait également des liens avec Rachel. Il ne me restait plus qu’à prier pour que la situation ne dégénère pas plus qu’elle ne l’avait déjà fait.

« Monsieur Léon, j’ai entendu dire que tu étais à nouveau imprudent », dit Livia, assise juste à côté de moi. Sa déclaration était formulée presque comme une question, mais elle n’avait pas levé les yeux du livre qu’elle lisait.

« Les choses sont difficiles en ce moment parce qu’il se passe beaucoup de choses », lui avais-je dit, conscient de la prudence dont je faisais preuve. « Je dois faire la leçon aux étudiants de première année qui se comportent comme des idiots et participer à la fête du thé de Finley. »

Cela ne semblait pas être le cas, mais mes journées étaient bien remplies. Chaque fois qu’un de nos étudiants ignorants de première année faisait des histoires, on me demandait de jouer les médiateurs (pour des raisons qui m’échappent). La plupart de ces querelles opposaient des étudiants et des étudiantes. J’aurais pu m’en laver les mains s’il s’agissait de querelles amoureuses, mais à mon grand dam, elles étaient plus fondamentales que cela. Chaque fois, il s’agissait d’une fille qui voulait que j’intervienne pour la sauver d’un gars qui se comportait comme un con.

La main de Livia s’était figée sur le bord de la page et elle avait tourné son regard vers moi. Ses lèvres s’étaient amincies. J’avais mal compris où elle voulait en venir.

« J’ai cru comprendre que tu te promenais tous les soirs, n’est-ce pas ? »

Je fronçai les sourcils. « Qui t’a dit ça ? Roland ? »

Si quelqu’un était au courant de mes activités nocturnes, je pensais que ce serait Roland, mais Livia secoua rapidement la tête.

« Tu sors si souvent que les autres élèves l’ont remarqué. Les rumeurs vont bon train. » Elle m’épingla d’un regard sévère.

J’avais détourné le regard. Je ne pouvais pas expliquer en détail pourquoi je sortais comme ça, alors mon seul choix était de jouer la comédie. « Je ne fais rien de suspect. Je le jure. »

Je ne voulais surtout pas qu’elle pense que je sortais avec d’autres filles tous les soirs. Mieux vaut dissiper rapidement ce malentendu.

« Je ne sens pas l’odeur d’une autre fille sur toi ou quoi que ce soit d’autre, donc je ne soupçonne pas un acte criminel. Mais tu fais quelque chose de dangereux, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, peut-être un peu… Attends. L’odeur ? Comment ça, l’odeur ? »

« Léon, s’il te plaît… Dis-moi ce que tu fais ? » demanda-t-elle, ignorant ma question.

Je m’étais demandé ce qu’elle savait déjà. N’ayant aucun moyen d’en être certain, j’avais décidé de mêler une part de vérité à mon explication. Le secret d’un bon mensonge est de le mêler habilement à des faits réels. Bien sûr, une personne honnête et droite comme moi ne mentait jamais. Je cachais simplement des vérités gênantes quand cela m’arrangeait.

« Rien de bien méchant. Je suis cette affaire de meurtres en série qui terrorise la capitale. Ils n’ont toujours pas attrapé le coupable, alors aucun d’entre nous n’est tranquille tant qu’ils ne l’ont pas fait. »

« Ce n’est pas ton travail. C’est beaucoup trop risqué de s’impliquer là-dedans. »

Son froncement de sourcils anxieux me faisait mal au cœur. Malheureusement, j’avais de bonnes raisons de m’impliquer. Je devais poursuivre cette affaire.

« C’est bon », avais-je dit. « Je t’expliquerai tout quand ce sera fini. Si quelque chose arrive entre-temps, tu peux t’adresser à Creare pour obtenir de l’aide. »

« Ne nous fais-tu pas confiance à ce point ? »

« Ce n’est pas comme ça. »

« Je sais à quel point nous sommes importants pour toi, mais j’aimerais que tu t’appuies davantage sur nous. Anjie et moi avons travaillé si dur pour nous améliorer, dans l’espoir d’être utiles. Nous ne sommes plus les jeunes filles délicates que nous étions. »

J’avais entendu parler du travail acharné d’Anjie et de Livia pendant mon séjour à l’étranger. Plus précisément, Creare m’avait donné l’information sans que j’aie à demander quoi que ce soit. Cela me faisait chaud au cœur de savoir à quel point elles s’étaient investies pour moi, mais je n’avais pas envie d’entraîner l’une ou l’autre dans une situation précaire.

« Je vous comprends, mais je ne veux pas vous mettre en danger », ai-je dit.

« Nous considères-tu comme des bagages inutiles ? Tu ne le penses peut-être pas, mais je suis —. »

« C’est de la fierté masculine », interrompis-je. Je savais que Livia me surpassait en matière de magie, de connaissances et même d’aptitudes — je n’étais pas trop vaniteux pour le reconnaître ouvertement. Mais je ne pouvais pas la mêler à ce combat. « Si je ne fais jamais mes preuves, qu’est-ce qui t’empêchera de me laisser dans la poussière ? »

Je ne serais rien sans Luxon, je le savais… mais j’avais une certaine fierté.

« Ni Anjie ni moi ne t’abandonnerions jamais », dit Livia, peu convaincue. De mauvaise humeur, elle replongea son regard dans son livre.

Je soupirais. J’aurais aimé avoir la façon parfaite de lui expliquer les choses. J’avais essayé de reprendre ma lecture, mais la voix de Livia m’avait interrompu.

« Quoi qu’il arrive, je ne te tournerai pas le dos. Mais si tu me le fais… je te jure que je te suivrai jusqu’au bout du monde pour te reconquérir. »

Un homme inconscient serait ravi de sa proclamation. Moi, mieux informé, j’avais senti la menace sous-jacente. Mal à l’aise, j’avais jeté un coup d’œil à son visage. Livia restait concentrée sur son livre, ses yeux parcourant les lignes à la recherche d’informations susceptibles d’aider notre cause. Son apparence ordinaire rendait ses paroles encore plus inquiétantes. La faute à la façon dont elle l’avait dit, peut-être — mon système d’alarme intérieur hurlait.

« Je suis vraiment désolé. Pardonne-moi, s’il te plaît », avais-je dit, presque par réflexe.

Livia releva son regard. Quand ses yeux rencontrèrent les miens, elle souriait. « De quoi t’excuses-tu ? »

Son sourire n’avait rien d’inquiétant. Il était doux et gentil. Mais pourquoi sentais-je une question tacite derrière ses mots ? Comme… Ne me dis pas que tu as vraiment l’intention de nous abandonner ? Son sourire s’étendait d’une oreille à l’autre, ce qui lui donnait un côté étouffant, oppressant… à mon avis. Je devais être en train d’interpréter cela trop profondément. C’est vrai ? Ma douce Livia ne pourrait jamais être aussi terrifiante.

Après une longue pause, j’avais dit : « Oublie ce que j’ai dit. »

J’étais certain que si quelqu’un devait finir abandonné, ce serait moi. Je me voyais déjà épuiser la bonne volonté de mes fiancées jusqu’à ce que leur affection pour moi ne soit plus qu’un lointain souvenir.

 

☆☆☆

 

Noëlle s’était arrêtée dans la chambre d’Anjie, dans le dortoir des filles, et s’était assise sur une chaise en s’imprégnant de ce qui l’entourait.

« Et moi qui pensais que ma chambre était immense ! La tienne l’emporte haut la main », déclara-t-elle.

Ce n’est pas peu dire, étant donné que l’académie avait fourni à Noëlle une chambre luxueuse. Le fait que celle d’Anjie soit la plus impressionnante ne la dérangeait pas. Au contraire, elle se sentait inquiète quant à sa propre chambre. L’espace et le décor étaient plus somptueux que ce à quoi elle était habituée. Ce qu’elle remarqua dans la chambre d’Anjie, c’est que de nombreuses affaires de Livia y étaient éparpillées.

Cela signifie-t-il qu’elles l’utilisent toutes les deux ? se demanda Noëlle. Elle savait que Livia avait sa propre chambre au dortoir, mais peut-être qu’elles se retrouvaient toutes les deux dans les quartiers d’Anjie.

« Désolée de t’avoir fait venir jusqu’ici », dit Anjie.

« Hé, ça n’a pas été difficile. »

« À vrai dire, il y a quelque chose sur lequel je voudrais te consulter à propos de Léon. Ses récents mouvements semblent secrets, comme s’il essayait de nous tenir dans l’ignorance de ses activités. » Anjie croisa les bras sur sa poitrine et baissa le regard vers le sol. Elle soupira. Noëlle avait l’impression que si elle se préoccupait du bien-être de Léon, elle était aussi déçue par lui.

Livia, qui était également présente, avait les sourcils froncés par la colère. Elle avait l’air plus sombre que d’habitude. Elle ajouta : « Lux et lui sont encore sortis ensemble aujourd’hui, malgré le fait qu’il ait insisté sur l’importance de respecter le couvre-feu. »

Noëlle connaissait ses incursions nocturnes dans la ville. Les professeurs eux-mêmes devaient être au courant de ses activités, mais aucun d’entre eux ne lui adressait la moindre remontrance malgré son non-respect flagrant du couvre-feu. L’absence de conséquences témoignait de la puissance de son influence. En tant que fiancée, Noëlle n’appréciait guère cet état de fait.

« Si on se fie à Rie, il n’est pas en train de s’amuser avec des filles. Il s’en prend à ce tueur en série… ce qui est un milliard de fois plus effrayant », déclara Noëlle. Loin d’être exaspérée par la dernière escapade de Léon, elle avait peur pour sa sécurité. Il était étudiant, pour l’amour du ciel. Qu’est-ce qui lui prend ?

« Oui, l’assassinat des nobles de la cour », déclara Anjie en posant des documents sur la table. Noëlle devina qu’elle s’était elle-même penchée sur la question. « Toutes les victimes ont obtenu leur poste récemment, mais toutes étaient compétentes dans leur travail. »

À la suite à la guerre entre le Royaume de Hohlfahrt et l’ancienne Principauté de Fanoss (qui avait été incorporée au Royaume en tant que duché), une réforme était devenue inévitable au sein de la haute société de Hohlfahrt. Nombreux sont ceux qui avaient trahi leur pays, et certains avaient déserté au moment où il en avait le plus besoin. Tous ceux qui tournaient le dos à Hohlfahrt voyaient leurs maisons démantelées — et ce n’était pas rien. Le royaume avait un besoin urgent de main-d’œuvre pour les tâches administratives. Ils avaient reconstitué leurs rangs avec un certain nombre de jeunes hommes prometteurs… qui se retrouvaient maintenant dans la ligne de mire de ce tueur en série. Sept victimes avaient été recensées jusqu’à présent.

Noëlle s’empara des documents et en scruta le contenu. « Cet assassin pourrait-il être quelqu’un à qui l’on a volé son poste ? »

« Je pense que c’est une forte possibilité », déclara Anjie. « Mais le fait que le coupable soit toujours en liberté donne une mauvaise image des autorités de la capitale. À moins que le coupable ne soit quelqu’un de particulièrement exceptionnel, il aurait déjà dû être attrapé. » Anjie ne cacha pas son mépris pour la police de la capitale qui avait manqué à son devoir. Pour elle, c’était leur inaction qui avait poussé Léon à agir.

+++

Partie 3

Livia frissonna de peur à l’idée que Léon soit confronté à un tueur potentiellement puissant. « Il est toujours si imprudent… Je m’inquiète pour lui. »

« Les choses vont mal en ville, mais l’académie a ses propres problèmes. Rie est anormalement agitée ces derniers temps, et j’ai repéré du personnel un peu louche dans l’enceinte de l’académie », expliqua Noëlle. Alors que les autres étaient préoccupés par les menaces extérieures, ses préoccupations étaient plus proches d’elle.

« En y repensant, quand je marchais avec Monsieur Léon tout à l’heure, j’ai vu l’un des membres du personnel nous lancer un regard noir », déclara Livia d’un ton pensif.

Noëlle fronça les sourcils. « Toi aussi ? La même chose m’est arrivée quand j’étais avec Léon, mais il m’a dit de ne pas m’en inquiéter. Les autres filles racontaient des ragots à ce sujet, disant que parfois le personnel jetait des regards sur les couples ou quelque chose comme ça. »

Anjie fronça les sourcils, intriguée par cette dernière nouvelle. « Je ne me souviens pas que le personnel m’ait déjà jeté un regard noir lorsque j’étais avec Léon. » Cette discrimination apparente ne semblait pas lui plaire.

Noëlle la rassura : « Mlle Anjelica, c’est sûrement parce que tu es très célèbre dans le royaume. Ton statut est si élevé que le personnel se recroqueville en ta présence, alors aucun d’entre eux n’aurait le courage de te jeter un coup d’œil. N’est-ce pas ça ? »

« Je… suppose que oui ? Mais n’auraient-ils pas pu supposer que je n’étais pas sa partenaire romantique, contrairement à vous deux ? »

« U-uhh… Cela semble peu probable. »

Noëlle ne pouvait pas le dire aussi crûment, mais elle soupçonnait que la véritable raison était que le comportement intimidant et déterminé d’Anjie signifiait que le personnel n’osait pas tenter quoi que ce soit d’étrange avec elle.

 

☆☆☆

 

La lampe de la cour intérieure de l’école projetait des ombres autour de Marie, qui attendait quelqu’un dans l’obscurité. Le jour où elle avait accidentellement rencontré Erica dans la bibliothèque, elle avait promis à la jeune fille de lui parler en privé. La nuit de la rencontre convenue était arrivée.

Faisant partie de la famille royale, Erica avait de nombreux partisans, ce qui compliquait les choses. Elle avait peu d’occasions d’être seule, et le seul moment où elle pouvait se déplacer sans être accompagnée était la nuit.

Quand Erica apparut enfin, Marie lui fit nerveusement signe de s’asseoir avec elle sur le banc. Elle commença : « Euh, euh, Princesse Erica, il y a en fait quelque chose que j’aimerais —. »

« Avant que vous ne disiez quoi que ce soit, j’aimerais vous poser une question, si vous le voulez bien », dit Erica en souriant. Marie fut arrêtée net alors qu’elle essayait de trouver la vérité à tâtons. « Mademoiselle Marie, est-ce que je peux supposer que vous vous êtes réincarnée dans ce jeu ? »

« Hein… ? » Marie répondit en grinçant, prise au dépourvu.

Erica passa une main sur sa poitrine. « Je le suis aussi. J’ai repris mes esprits et j’ai réalisé que j’étais Erica Rapha Hohlfahrt. Techniquement, il serait plus juste de dire que je ne me suis pas réincarnée ici, mais que mon âme a élu domicile dans le corps de la princesse. »

« Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? Pourquoi n’avez-vous jamais…, » la voix de Marie s’est interrompue alors qu’elle essayait d’assimiler cette nouvelle information parmi les milliers de questions qui lui venaient à l’esprit.

Si Erica était comme elle et Léon, pourquoi les avait-elle laissés à eux-mêmes si longtemps ? Quelqu’un connaissant le scénario du jeu aurait dû se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond avant.

Erica sembla lire les doutes sur le visage de Marie. Elle expliqua : « J’étais assez malade jusqu’à l’année dernière. Mon corps n’était pas en état pour une promenade. De plus, mon père me surprotégeait énormément et ne me laissait pas sortir. Malgré tout, j’ai entendu parler de la Sainte et du Marquis. »

Erica avait parlé avec une maturité bien supérieure à son âge, paraissant étonnamment calme et posée face à la situation. Elle était à l’opposé de Marie, qui était tellement choquée qu’elle avait glissé du bord du banc et s’était heurtée au sol.

« Argh ! Ça veut dire que j’étais toute nerveuse pour rien ! Bon, quel âge as-tu en fait ? Laisse-moi te dire que j’ai l’air jeune, mais que mon âme est très mature. Tu ferais mieux de me montrer le respect qui s’impose ! » Marie s’imposa face à la jeune fille, désireuse d’établir sa supériorité.

Erica lui adressa un sourire troublé. « J’avais plus de soixante ans quand je me suis évanouie et que je me suis réveillée ici. »

Marie resta bouche bée avant de baisser la tête. « Mes plus sincères excuses pour mon comportement impertinent, Madame. »

« Hm ? Oh, hum, tu n’as pas à te soucier de l’âge ou d’autres choses de ce genre avec moi. Plus important, tu m’as fait venir pour discuter du jeu vidéo otome dans lequel nous sommes piégées, n’est-ce pas ? »

« Ah, oui ! Hum, alors mon Grand Frère et moi ne savons presque rien sur le scénario du troisième jeu. J’espérais que si tu savais quelque chose, tu pourrais le partager avec nous. Les choses ont l’air plutôt mal engagées en ce moment. » Comme pour souligner leur besoin d’aide, elle saisit la main d’Erica.

Les yeux d’Erica s’écarquillèrent de surprise, mais elle ne retira pas sa main. « Je me doutais que le marquis Bartfort était un autre cas de réincarnation, mais insinues-tu que vous étiez tous les deux liés avant de venir ici ? »

« Bien sûr ! Nous nous sommes tous les deux réincarnés ici. Probablement parce que je lui ai imposé le jeu et que je l’ai obligé à y jouer. Quoi qu’il en soit, nous avons tous les deux traversé beaucoup d’épreuves. »

C’est comme si les mots de Marie avaient déclenché un éclair d’inspiration. Erica ouvrit précipitamment la bouche pour dire quelque chose, mais avant qu’elle ne puisse prononcer le moindre mot, elle fut interrompue par la voix tonitruante d’un élève.

« Oh, Sire Chevalier, où êtes-vous ? Sire Chevalier —. » Les appels de la jeune fille à son chevalier furent brusquement interrompus lorsqu’elle trébucha et s’effondra dans l’obscurité.

Marie et Erica se précipitèrent aux côtés de la jeune fille. Marie souleva la forme molle dans ses bras et se rendit compte que l’étudiante était Mia. Ses mains s’agrippaient à sa poitrine, comme si elle souffrait d’agonie. Marie utilisa sa magie de guérison pour soulager sa douleur.

« Vous ne devriez pas être ici à cette heure-ci si vous êtes malade », dit Marie d’un ton laconique.

« Je suis… désolée. Ma santé n’a pas été très bonne ces derniers temps. C’est pourquoi j’allais demander… à Sire Chevalier des médicaments. Je ne pensais pas que mon corps s’épuiserait aussi vite… »

Mia avait dû penser qu’elle était assez bien pour courir et chercher son chevalier, mais ses actes téméraires avaient aggravé son état. Elle ne parlait plus qu’en haletant difficilement.

Erica prit doucement la main de la jeune fille dans la sienne. « Tout va bien », dit-elle en roucoulant. « Calme-toi et respire lentement. »

Mia avait suivi ses instructions et avait pris de lentes bouffées d’air. Sa respiration s’était progressivement améliorée et, avec le temps, les muscles de son visage s’étaient détendus.

« Dieu merci ! » Marie soupira de soulagement.

C’est étrange… Elle ne semble pas avoir de problème.

Lorsque Marie utilisa sa magie de guérison, elle ne sentit aucun effet — comme s’il n’y avait rien à guérir. Marie avait d’abord soupçonné la jeune fille de faire semblant, mais l’angoisse qui se lisait sur son visage semblait trop sincère pour que ce soit le cas. De plus, la magie de guérison semblait améliorer son état. Marie trouva cela incroyablement bizarre. L’important était que Mia se sente mieux.

« Vous avez une maladie chronique ou quelque chose comme ça ? » demanda Marie.

Elle était super joyeuse et toujours pleine de joie dans le jeu, n’est-ce pas ?

Le mystère de l’état de Mia s’épaississait.

« Je ressens ces douleurs soudaines depuis l’année dernière environ. Rien de tel ne s’était produit auparavant. Je courais et jouais comme un enfant normal en grandissant. »

« Intéressant… »

Marie jeta un coup d’œil à Erica. La santé de la princesse s’est améliorée après avoir été malade pendant des années, n’est-ce pas ? Pourquoi leurs positions ont-elles changé ? Pourquoi est-ce Mia qui est la plus fragile maintenant ?

Alors que Marie était perdue dans ses pensées, Erica demanda : « Ce médicament que possède votre chevalier, n’est-ce pas quelque chose que vous pouvez vous procurer ailleurs ? »

« Brave —Je veux dire, oui, mon médicament ! C’est une sorte de médicament que Sir Chevalier a préparé spécialement pour moi. Il paraît qu’on ne le trouve nulle part ailleurs. »

« Oh ? Ton chevalier doit ainsi être exceptionnellement bien informé sur les produits pharmaceutiques », dit Erica, louant les capacités de Hering.

Les joues de Mia s’illuminèrent. Ravie d’entendre quelqu’un complimenter son chevalier, elle expliqua avec passion : « Oui, il l’est ! Sir Chevalier est incroyable. C’est le meilleur chevalier de tout l’Empire ! Il est mon chevalier-gardien, mais honnêtement, je ne mérite pas du tout quelqu’un d’aussi compétent que lui. C’est un peu du gâchis, vraiment. » Toute trace de bonheur disparut de son visage au fur et à mesure qu’elle continuait.

La prise de conscience frappa Marie comme un éclair. Attends un peu. Cette fille est-elle vraiment tombée amoureuse de son chevalier-gardien ?

Contrairement à son frère, Marie était beaucoup plus sensible aux histoires d’amour. Elle avait tout de suite compris, à la façon dont Mia s’exprimait, qu’elle avait des sentiments pour Hering.

« Sire Chevalier est l’homme le plus gentil qui soit. Il est venu jusqu’ici pour m’accompagner dans mon échange à l’étranger, en disant qu’il ne pouvait pas me laisser seule. »

« Pour vous ? » précisa Marie, saisissant l’occasion d’obtenir plus d’informations de la part de la jeune fille. « Il n’est pas venu ici pour un autre objectif ? »

Mia fronça les sourcils. Elle réfléchit un instant à la question de Marie avant de répondre : « Non, il ne m’a pas parlé d’autres raisons. »

+++

Partie 4

Je courais dans les rues sombres de la capitale.

« Par ici, Maître, » dit Luxon.

Il avait installé un certain nombre de drones dans toute la ville et ils se transmettaient des informations par le biais d’un système de lumières clignotantes. Luxon avait lu leurs signaux et les avait utilisés pour me guider jusqu’à la scène du dernier crime.

« C’est vraiment une façon de faire à l’ancienne », lui avais-je dit.

« Garde tes plaintes pour toi, s’il te plaît. Prends à droite au prochain coin de rue. »

J’avais suivi son conseil et je suis arrivé sur les lieux, qui n’étaient pas encore occupés par les curieux. Nous nous étions retrouvés à une intersection en forme de croix, nichée dans une rue étroite entre les bâtiments, au milieu d’un réseau de ruelles similaires en forme de labyrinthe. Aucun des bâtiments n’avait de sortie dans cette direction, la circulation était donc peu dense.

Des cadavres étaient étalés sur le sol. Ils avaient l’air frais, tués quelques instants auparavant. J’aperçus ce qui semblait être un représentant du gouvernement entouré d’une flopée de gardes à gages. Ils étaient tous bien musclés et costauds, mais cela leur avait fait beaucoup de bien. Curieusement, rien sur les lieux n’indiquait qu’il y avait eu lutte.

Aussi horrible que soit la scène, ce qui avait attiré mon regard, c’était la silhouette ombrageuse d’un homme au milieu de la scène. Il portait un chapeau et un long manteau marron. Je m’étais approché. Il s’était tourné vers moi, les yeux rouges.

« Argh… Je… t’ai trouvé… Bart… fort… »

De la bave coulait du menton de l’homme. Ses mouvements étaient saccadés et peu naturels, suggérant qu’il ne contrôlait pas son propre corps. L’une de ses jambes semblait boiteuse, il la traînait derrière lui alors qu’il me faisait face. Ce faisant, j’aperçus son ventre.

Je grimaçai et j’attrapai l’arme de poing cachée dans mon pardessus, en pointant le canon vers lui. « Celui qui a fait ça est vraiment malade dans sa tête. »

« En effet. Un fragment d’armure démoniaque est apparemment incrusté dans son corps. J’ai le regret de dire qu’il est déjà irrécupérable. »

Ces mots m’avaient fait réfléchir. J’étais assailli par les souvenirs de Serge et du monstre en lequel il avait été transformé. Comme s’il lisait dans mes pensées, Luxon intervint : « Je vais m’occuper de lui. »

« Attends. J’aimerais lui parler pendant qu’il est encore conscient. »

« Si tu insistes, je t’en prie. »

Plusieurs yeux grotesques avaient bourgeonné sur la peau du torse de l’homme. L’éclat enfoncé dans son corps était accompagné de trois longs tentacules ondulants qui sortaient de son estomac fendu. Leurs extrémités formaient des lames acérées, couvertes de sang.

« Puis-je supposer que tu es notre coupable ? Quel est ton but ici, exactement ? » avais-je demandé.

« Bartfort… ennemi… Notre… ennemi… Tuer… »

« Pas très bavard, hein ? »

« Cet homme est un civil ordinaire. Il serait étrange qu’il ait conservé une quelconque conscience après qu’une partie d’une armure démoniaque ait été insérée dans son corps. De plus, il serait impossible pour cet homme d’accomplir à lui seul tout ce que nous avons fait jusqu’à présent. Il est fort probable qu’il y ait un marionnettiste derrière tout cela. »

Les humains qui incorporaient une armure démoniaque dans leur corps n’étaient pas faits pour ce monde. Luxon en déduisit donc que cet homme n’avait pas pu rester dans cet état pendant un mois entier. Il était plus probable que quelqu’un d’autre soit impliqué, manipulant les gens dans l’ombre par l’insertion de fragment d’armure démoniaque.

N’ayant pas d’autre recours, j’avais dit : « Alors, la prochaine étape, c’est de chercher ce cerveau, hein ? » Je visai à nouveau avec mon arme, après avoir marqué une courte pause dans l’espoir d’un échange intelligible. Au même instant, les yeux de l’homme s’étaient mis à briller. Je pressai la détente et la balle lui transperça le ventre. L’homme s’effondra vers l’avant avec une lenteur atroce. Les tentacules s’effondrèrent avec lui, tombant bien avant moi. Quelques instants plus tard, ils se dissolvaient en liquide noir et disparaissaient complètement. Il ne restait plus que le cadavre mutilé de l’homme.

J’avais poussé un gros soupir en scrutant de loin le visage de notre coupable. « Le bon côté des choses, c’est que nous avons quelques indices maintenant. »

« Tout à fait. Identifions cet homme et contactons sa famille ou ses amis pour obtenir des informations. »

« Ça sonne bien. Mais… Celui qui est derrière tout ça est un sacré malade. »

« Le responsable est capable d’armer un fragment d’armure démoniaque avec une telle précision, ce qui laisse supposer des connaissances approfondies. Tout individu normal qui tenterait bêtement ce genre de manipulation avec une armure démoniaque serait consumé et tué par elle », déclara Luxon. Comme il l’expliquait, une armure démoniaque vidait sa victime de son mana, de son sang, de tout, ne laissant derrière elle qu’une enveloppe vide.

« On dirait un objet maudit. »

« Pas tout à fait exact, mais assez proche. Les humains ne devraient certainement pas s’en mêler. Ce sont des armes abominables. »

« Quoi qu’il en soit… Nous ferions mieux de fouiller le corps pour trouver des indices sur l’identité de ce type. »

Alors que je m’approchais du corps du défunt, je sentis soudainement une autre présence dans l’obscurité, de l’autre côté du corps.

« Maître, il semblerait que notre cerveau était plus proche que nous ne l’avions prévu. »

« Tu as raison. »

L’homme, qui semblait tout aussi méfiant à mon égard, s’était approché pour se dévoiler. Il avait de magnifiques cheveux argentés. J’avais tout de suite reconnu qu’il s’agissait du chevalier-gardien Hering. Il jeta un bref coup d’œil à l’homme que j’avais abattu avant de fixer ses yeux sur moi et sur l’arme que je tenais à la main. Une ride de dégoût flagrante et non dissimulée se forma sur son front. « Quel est ton but ici ? »

La question était incroyablement vague, mais j’avais cru comprendre qu’il me demandait pourquoi je poursuivais le tueur en série. Mais son intention n’avait pas d’importance. J’avais braqué mon arme sur lui.

« Ne bouge pas », avais-je prévenu. « C’est moi qui pose les questions. En fait, j’ai une liste de choses à demander —. »

« Maître ! » Luxon vola devant moi, déployant une barrière devant moi. Plusieurs charges électriques s’y heurtèrent une fraction de seconde plus tard, chaque coup repoussé émettant une lumière aveuglante.

Hering n’avait pas bougé d’un pouce, bien que ses yeux se soient écarquillés de surprise à l’apparition soudaine de Luxon. Ce qui était plus pressant, c’était l’inquiétant objet sphérique noir qui flottait derrière lui. Il avait exactement la même taille et la même forme que Luxon, avec un œil rouge. Les similitudes s’arrêtaient là, cette chose, quelle qu’elle soit, ressemblait plus à un être vivant qu’à un robot. La matière dont elle était faite était un mystère, mais son œil semblait résolument organique.

« Partenaire, » dit une voix étrange. Je suppose qu’elle appartenait à l’étrange créature, « Je crains que notre mauvais pressentiment n’ait été juste. Le chevalier-ordure a à ses côtés une arme laissée par les anciens humains. »

Luxon m’avait devancé, sa voix dégoulinant d’hostilité et de haine. « Jamais je n’aurais imaginé que nous trouverions le noyau d’une armure démoniaque complètement intact. Cette chose est l’incarnation même du mal et doit être exterminée au plus vite. Maître, je demande la permission de déployer mon corps principal. »

L’objet noir — faute de mieux à ce stade — leva une main minuscule. Il serra ses doigts en un poing serré et hurla : « Qui appelles-tu le mal, stupide morceau de métal ? Tu es bien plus malfaisant que nous ! Ton existence n’a aucun sens ! Partenaire, donne-moi immédiatement la permission ! Nous ne devons pas permettre à cette chose et à son maître de reprendre leur souffle ! » L’explosion de rage rendit ses yeux grotesquement humains injectés de sang. Des épines fleurissaient sur tout son corps, ondulant et se gonflant. Il semblait pouvoir changer de forme à volonté.

« Je suppose qu’il n’y a pas d’autre choix Kurosuke ! »

« Compris ! »

Hering avait tendu sa main droite vers moi, et l’objet noir — Kurosuke — s’était transformé en un liquide qui s’était enroulé autour de lui et avait formé des ailes de chauve-souris dans son dos.

« Il a l’air d’un démon », avais-je commenté.

« Ce n’est pas le moment de plaisanter, Maître. Il s’agit d’une armure démoniaque parfaitement intacte. Nous devrions nous replier et rejoindre Arroganz avant de continuer. »

« Est-ce qu’ils vont nous laisser faire ? » Bien que j’aie posé la question, je l’avais laissé faire et j’avais fait volte-face pour me précipiter dans la direction opposée. Les rues labyrinthiques étaient à mon avantage.

« Ne bouge plus ! » me cria Hering en me poursuivant.

J’avais jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, puis j’avais tiré sur lui avec mon arme. Les balles avaient atteint leur cible, mais elles avaient été déviées.

« J’ai visé toutes les parties de lui qui étaient exposées et ça ne sert toujours à rien ! » grommelai-je. Même l’arme spécialement conçue par Luxon ne faisait pas le poids face à Hering dans son état actuel.

« Il érige une barrière devant son corps pour bloquer tes attaques. Il est inutile de continuer à tirer. Je t’ai demandé à plusieurs reprises d’avoir des armes plus puissantes à portée de main. »

J’avais remis mon arme dans son étui et j’avais continué à courir. « Oh, je t’en prie », avais-je rétorqué. « Si je me promenais avec un fusil ou une carabine sur moi, on m’arrêterait ! »

La police ne me laisserait jamais m’en sortir en portant une arme à l’air libre comme ça. Je serais menotté en quelques secondes. Le pire, c’est que Roland s’en donnerait à cœur joie.

Je m’élançai dans l’une des allées et repérai une caisse en bois devant moi. J’avais sauté dessus, utilisant la hauteur supplémentaire pour me propulser sur le toit — j’avais atterri là et j’avais continué ma course en suivant les indications de Luxon.

Hering, quant à lui, s’était envolé avec ses ailes de chauve-souris. Il me regardait de haut.

« Ça doit être sympa de se balader dans les airs comme ça. Luxon, trouve-moi une amélioration comme celle-là », avais-je dit.

« Quelle chance j’ai d’être une IA. Mon maître peut faire preuve de sagesse dans les situations les plus désastreuses que l’on puisse imaginer », rétorqua Luxon d’un ton sarcastique. Sa lentille rouge scintilla tandis qu’il lançait un regard noir.

Hering et Kurosuke, qui avaient fusionné, nous avaient appelés en nous poursuivant.

« Je dois te demander quelque chose », dit le chevalier-gardien. « Mais je suppose que je dois d’abord t’immobiliser. »

« Et avant de poser des questions, détruisons l’IA pourrie qu’il a avec lui ! » déclara Kurosuke.

La haine de Kurosuke et de Luxon était réciproque. Armes des deux camps opposés de l’humanité, ils avaient repris dans le présent leur querelle vieille de plusieurs siècles, sans en sacrifier l’intensité.

« Désolé de te le dire, mais c’est toi qui vas être immobilisé. » J’avais sorti mon arme de son étui et j’avais tiré sur lui. Hering n’avait pas tenté de s’écarter, certain par expérience que mes balles ne pouvaient pas le blesser.

« Inutile. Ton arme de poing ne peut pas —. »

Luxon l’interrompit. « Tu es le malheureux ici. Nous allons détruire toute trace des déchets que les nouveaux humains ont laissés dans leur sillage. Ici et maintenant. »

L’instant d’après, Arroganz était apparue pour frapper le corps d’Hering et l’envoyer valdinguer dans les airs. Il s’était arrêté sur le toit où je me trouvais, et le cockpit s’était ouvert. J’avais grimpé à l’intérieur et j’avais refermé l’écoutille en quelques secondes. Une fraction de seconde plus tard, une charge électrique était entrée en collision avec l’extérieur de l’écoutille, faisant trembler et osciller l’Arroganz.

« Wôw, c’était moins une ! »

Des sueurs froides coulaient dans mon dos. J’avais saisi les manettes de contrôle et j’avais guidé Arroganz dans les airs.

+++

Partie 5

« Maître, levons toutes les restrictions sur nos armes lourdes », proposa Luxon. Mon gars était prêt à tout pour réduire Kurosuke en cendres, qu’il le veuille ou non.

« Tu perds tout sens de la raison quand il s’agit d’armures démoniaques ou quoi ? Nous sommes dans la capitale, te souviens-tu ? Pas question d’utiliser ce genre d’armes ici. Et tu ferais mieux de ne pas utiliser ton corps principal à moins que ce ne soit absolument nécessaire. »

« Je considère que la perte de la capitale est un sacrifice acceptable s’il s’agit de se débarrasser complètement de cette chose. »

Luxon continua ses vaines tentatives de persuasion, mais je l’ignorai pour me concentrer sur l’écran. Le liquide noir avait avalé le corps d’Hering et s’était transformé en la forme d’une armure démoniaque que j’avais le plus l’habitude de voir. La seule différence avec les autres que j’avais vues était l’absence d’yeux effrayants et réalistes. Celle-ci ressemblait à une armure ordinaire avec des ailes de chauve-souris dans le dos et une longue queue reptilienne. Baignée par la lumière de la lune, elle était d’une beauté étrange.

 

 

« Je savais que ça me disait quelque chose. Je n’arrive pas à y croire. C’est Brave », avais-je dit.

Les yeux luisants de l’armure se rétrécirent. « Comment se fait-il que tu connaisses le nom de Kurosuke ? »

Hering n’avait pas attendu ma réponse. Il avait chargé. Il était bien plus rapide que toutes les autres armures démoniaques que nous avions affrontées jusqu’à présent. La sueur coulait sur mon front. Ses griffes acérées ne firent qu’effleurer le revêtement extérieur d’Arroganz, mais ce n’était pas le cas lors de mes affrontements avec d’autres adversaires. Son attaque laissait des rayures visibles.

« C’est une blague ! Il a transpercé le blindage d’Arroganz. »

« Dois-je te rappeler qu’il s’agit d’une véritable armure démoniaque ? J’ai réussi à rassembler les informations de ma base de données avec les données de combat que j’ai enregistrées de notre adversaire jusqu’à présent. Si l’on fait abstraction des différences mineures, je peux te dire avec certitude que cette armure démoniaque porte un nom. Comme tu l’as dit toi-même il y a quelques instants, elle s’appelle Brave. »

Ce Nommé Un Fois avait causé des dommages monumentaux aux anciens humains pendant la guerre, c’est pourquoi son nom était resté dans les données de Luxon depuis cette époque.

« Wôw, c’est super rassurant d’entendre ça ! », avais-je grommelé.

J’avais poussé les propulseurs d’Arroganz au maximum pour pouvoir dépasser Hering et esquiver ses attaques. Son armure s’arrêta soudain de bouger et forma deux boules d’électricité crépitante dans les paumes de ses mains. Une fois qu’elles eurent pris une forme solide, il les lança sur moi. Je fis un écart pour les éviter. Les boules d’électricité firent une embardée avec moi, continuant leur poursuite.

« Sérieusement ? Des capacités de localisation ? »

« La précision de ces tenues dépasse de loin celle des autres armures démoniaques que nous avons affrontées », commenta Luxon. « Je vais tirer une fusée anti-magique. »

Un éclair de lumière jaillit du sac à dos d’Arroganz au moment où les fusées étaient lancées. Les orbes se lancèrent immédiatement à leur poursuite, et lorsqu’ils entrèrent en collision, un impact explosif secoua le ciel. C’était comme un feu d’artifice. Depuis mon moniteur, j’avais vu que les civils en bas regardaient la scène.

« Il est dangereux de continuer à se battre ici », avais-je dit.

J’avais envisagé d’éloigner Hering de la capitale, mais il avait l’intention de me capturer.

« Je ne te laisserai pas t’échapper ! », hurla-t-il.

« Les filles n’aiment pas les hommes qui ne savent pas quand se retirer. »

J’avais lancé une boutade, mais quand Hering avait répondu, il avait l’air tout à fait sérieux. « Ce n’est pas un problème pour moi. »

Oh, ça m’a mis la puce à l’oreille. J’avais serré les manettes de contrôle dans mes mains.

« Tu essaies de me dire que tu es si beau que tu n’as jamais eu de problèmes avec les filles, hein ? Attends un peu. Je vais te faire la peau ! »

 

☆☆☆

 

Alors que le combat commençait, Gabino était occupé à rassembler le reste de ses subordonnés qui s’étaient faufilés dans la capitale. Il étudia le cadran de la montre à gousset qu’il tenait à la main, jusqu’à ce qu’elle indique enfin l’heure. Il referma le couvercle et releva le regard.

« Le moment est venu. Les mécontents du statu quo, ceux qui attendent leur heure, vont enfin prendre les armes pour plonger la capitale dans le chaos. Nous en profiterons pour remplir nos propres objectifs. »

Lui et ses partisans étaient rassemblés dans le quartier des entrepôts de la capitale. Les Dames de la Forêt et les autres organisations qu’il avait contactées lui avaient préparé un entrepôt — c’est là qu’il avait stationné des troupes venues de Rachel. Pour masquer leur association avec le Saint Empire, chaque homme avait revêtu un déguisement de pirate de l’air.

Les murs autour d’eux étaient couverts d’avis de recherche avec la photo de Léon. Chacun d’entre eux était dégradé par des graffitis, déchiré et en lambeaux, ou les deux à la fois.

« Nous avions prévu que ce bouleversement généralisé attire le chevalier d’ordure, mais il semble qu’il soit déjà en train de se battre contre un autre chevalier. Cette tournure inattendue des événements ne change rien. Nous allons poursuivre notre stratégie ! »

Chaque homme avait salué la fin du discours de Gabino. Puis ils s’étaient précipités en masse hors du bâtiment pour accomplir les tâches qui leur étaient assignées.

Les yeux de Gabino se rétrécirent et son sourire s’élargit en conséquence. Bientôt, la capitale du royaume serait engloutie dans une mer de flammes.

« Quel plaisir que vos compatriotes nous aient invités ici, chevalier d’ordure. Nous ferons autant de victimes que possible. Tout ce que nous faisons, nous le faisons pour le Saint Royaume de Rachel. »

À peine avait-il terminé de parler que Gabino sortit un couteau de sa poche et le lança en l’air. La lame s’enfonce dans l’un des avis de recherche, déformant la photo du visage de Léon.

Gabino passa ses doigts sur la cicatrice de son front. « J’ai hâte de voir ton angoisse, chevalier d’ordure. Je dois te remercier de m’avoir laissé cette marque. »

 

☆☆☆

 

Le ciel de la capitale s’était illuminé de ce qui ressemblait à un feu d’artifice. Marie, qui observait la scène depuis la cour intérieure de l’académie, avait remarqué des éclairs de lumière en mouvement au milieu du spectacle qui s’offrait à elle.

« Que fait le Grand Frère ? »

Il était normalement interdit de se battre au-dessus de la capitale, en raison du danger que cela représentait pour les passants. Marie avait du mal à croire que Léon soit assez fou pour enfreindre une telle règle, même si cela témoignait de l’urgence de leur situation.

D’autres lumières apparaissaient dans le ciel, rejointes par des boules d’éclairs étincelants.

Mia leva elle aussi les yeux au ciel. Elle se mit une main sur la bouche. « Sire Chevalier et Brave se battent-ils ? » Sa voix était à peine plus qu’un murmure, mais elle n’échappa pas aux oreilles aiguisées de Marie.

« Ne bougez plus. Qui est ce “Brave” ? Es-tu en train de me dire que c’est ton chevalier-gardien là-haut ? » demanda Marie.

Mia recula. Ses yeux allaient et venaient comme si elle essayait de trouver un moyen de se débarrasser de Marie, mais cette dernière n’en voulait pas.

« Réponds-moi ! »

« Eh bien, euh… » Mia baissa le regard.

« La presser avec autant de force ne fera que l’effrayer », intervint Erica.

« Écoute, je suis pressée ! Et si le chevalier de cette fille est derrière tout ça, il faut arrêter les choses avant qu’elles ne deviennent vraiment sérieuses ! »

Le menton de Mia se releva d’un coup. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire pendant que la réputation de son précieux chevalier était salie. « Sire Chevalier n’est derrière rien ! » cria-t-elle à Marie. « C’est quelqu’un de gentil. Il ne se battrait pas sans raison valable. »

La confiance de Mia en son chevalier était malheureusement compensée par la conviction de Marie que Léon n’irait pas au combat sans justification.

« Donc tu dis que mon Grand Frère est dans l’erreur !? C’est ça, hein ! ? » Marie semblait prête à bondir sur la jeune fille à tout moment.

« Veuillez patienter un instant », interrompit Erica, dont le regard se porta à nouveau sur le ciel. « Quelque chose ne va pas. »

Un dirigeable était apparu au-dessus de l’académie. Il volait curieusement bas, et ses lumières surpuissantes éclairaient toute l’école. Le drapeau qu’il arborait indiquait qu’il appartenait à des pirates de l’air. En y regardant de plus près, Marie avait également remarqué qu’ils avaient descendu une corde du navire par laquelle un certain nombre d’hommes d’équipage débarquaient. Il suffisait d’un coup d’œil pour s’en convaincre : ils étaient trop organisés pour être de vrais pirates.

Marie saisit les mains d’Erica et de Mia dans chacune des siennes et les entraîna avec elle, se précipitant dans la direction opposée. « Par ici ! »

 

☆☆☆

 

Gabino, vêtu de son costume habituel et consultant sa montre à gousset, donna des ordres au dirigeable qui survolait l’académie. Une fois l’heure confirmée, il se tourna vers ses soldats. « Sécurisez nos cibles les plus prioritaires avant que le chevalier d’ordure ne nous atteigne. Si le temps le permet, vous devriez également vous occuper des cibles moins prioritaires, mais ce n’est pas notre objectif principal. » Avec un sourire dépravé, il ajouta : « Si vous ne pouvez pas les capturer, vous pouvez les tuer. Nous sommes des pirates, après tout. »

Par la fenêtre du pont, il regarda l’académie en contrebas, observant ses camarades se déplacer selon ses ordres. Ses soldats ignorèrent le bâtiment principal de l’école et se précipitèrent sur les dortoirs. Le personnel qu’ils avaient utilisé pour infiltrer l’école leur avait fourni des informations précises sur l’emploi du temps quotidien de leurs cibles, et les hommes de Gabino ne perdirent donc pas de temps à chercher sans but. Leurs cibles principales étaient les fiancées de Léon.

« Faites ce qu’il faut pour capturer ses futures épouses. Je veux la prêtresse d’Alzer au minimum. Elle peut servir à autre chose qu’à servir d’otage. »

« Compris, monsieur », déclara le subordonné qui se tenait juste derrière Gabino. L’homme se tourna alors vers le reste de ses compagnons d’armes pour leur transmettre ces ordres. « Vous l’avez entendu. Allez-y et apprenez à ce détestable chevalier d’ordre ce que signifie invoquer la fureur de Rachel ! »

Léon avait gagné leur ressentiment en soumettant la tentative de coup d’État de la République d’Alzer. Le Saint Royaume de Rachel travaillait aux côtés de l’armée rebelle et, en tant que tel, avait subi d’énormes pertes lors de l’échec. Pire encore, ils avaient été contraints de se rendre lorsque Léon avait pris en otage le commandant de leur flotte. C’était humiliant. Gabino lui-même avait été entraîné dans la mêlée, ce qui lui avait valu une cicatrice sur le front. Il avait une vendetta personnelle contre Léon à cause de cela, mais même sans ce niveau d’investissement, Léon ne pouvait pas être autorisé à vivre après le déshonneur qu’il avait causé à Rachel.

Ces événements avaient conduit à l’élaboration d’une stratégie visant à prendre en otage les fiancées de Léon, et cette stratégie était en bonne voie. Gabino et ses hommes avaient l’intention de causer d’innombrables pertes au royaume de Hohlfahrt, mais leur véritable désir était de frapper Léon là où cela faisait le plus mal. Rachel le considérait comme une telle menace qu’ils recouraient volontiers à ces moyens.

Les soldats au sol envoyèrent un signal au dirigeable, indiquant que la bataille se déroulait comme ils l’avaient prévu. Gabino tourna son regard vers le Chevalier pourri qui était occupé à combattre un autre adversaire au loin. Il ne leur restait plus qu’à éliminer Léon du tableau, et le succès de leur mission était garanti.

« Tes femmes seront bientôt entre mes mains, chevalier ordure. »

+++

Partie 6

Les soldats, déguisés en pirates de l’air, avaient franchi l’entrée du dortoir des filles avec une coordination parfaite.

« Beaucoup trop facile. »

« Nous sommes face à une bande de sales gosses, qu’est-ce que vous attendez ? »

« Je me fiche de savoir si ces Hohlfahrtiens sont costauds. Je n’ai pas peur de quelques écoliers. »

Les soldats pénètrent rapidement dans la bâtisse. Malgré leur prudence, les balles ne tardèrent pas à leur tomber dessus. Ils se précipitèrent dans l’ombre pour se cacher, déconcertés. Dans le hall, un vase se brisa. L’un des soldats reçut un coup et s’effondra au sol, gémissant d’agonie.

« Des balles en caoutchouc ? Ils traitent ça comme une blague ! »

Bien que moins menaçantes que les vraies balles, ces munitions non létales avaient suffisamment d’élan pour que toute personne touchée soit à terre. Les soldats devraient être prudents au fur et à mesure de leur progression.

Le chef d’escadron fit signe au reste des hommes. Ils commencèrent leur contre-attaque depuis l’ombre. Ils avaient des fusils pour combattre les tirs ennemis, mais cet ennemi ne laissait pas la moindre faille dans son attaque. Les soldats, avec leurs fusils relativement lents, étaient sérieusement désavantagés. Les fusils qu’ils possédaient ne pouvaient pas tirer aussi rapidement.

« Comment peuvent-ils continuer à nous tirer dessus si vite ? Est-ce un nouveau fusil qu’ils utilisent ? »

Ces troupes connaissent l’existence des mitrailleuses. N’ayant pas d’autre moyen de renverser le cours de la bataille, le chef saisit sa grenade. Les tirs s’arrêtèrent. Le chef de la troupe s’arrêta pour jeter un coup d’œil à ses hommes. Après une série de hochements de tête mutuels, il lança sa grenade. Dès qu’elle toucha le sol, de la fumée se répandit dans l’air. Toute personne n’ayant pas reçu l’entraînement nécessaire aurait du mal à garder les yeux ouverts. Le chef et ses hommes se couvrirent la bouche et le nez avec des tissus, plissant les yeux malgré la piqûre de la fumée, tout en avançant. Toute la troupe était certaine que l’ennemi avait été neutralisé. Ils ne pouvaient pas voir ce qui se passait autour d’eux.

« D’accord. Vous, les hommes, allez-y et —. »

Au moment où le chef tentait d’ordonner à ses troupes de charger, un bruit de pas retentit autour d’eux. Une femme portant un masque étrange se tenait devant eux. Elle tenait dans ses mains un pistolet comme ils n’en avaient jamais vu auparavant. Elle pointa le canon sur le chef d’escadron et, sans perdre de temps, appuya sur la gâchette. Une rafale de balles en caoutchouc s’abattit sur les hommes. Ils n’allaient pas mourir de ses blessures, mais l’impact était suffisamment puissant pour que la douleur traverse les muscles et les tendons jusqu’aux os. Sa troupe lutta pour résister à l’agonie.

Une fois que la femme confirma que les soldats étaient hors d’état de nuire, elle commence à donner ses propres ordres. « Enlevez-leur leurs armes et attachez-les. »

Le chef d’escadron s’efforça de lever la tête de l’endroit où il était effondré sur le sol, dans l’espoir d’apercevoir leur agresseur. La fumée commençait déjà à se dissiper. Lorsque la jeune fille retira son masque, il vit ses cheveux tressés d’un blond doré et ses yeux d’un cramoisi sombre. Les traits de son visage, nets et bien dessinés, témoignaient de sa force de volonté.

« Vous êtes l’une de nos cibles ! » s’exclama le chef d’escadron, incrédule.

Anjie jeta un bref coup d’œil à l’homme avant de lui tirer dessus et de le rendre inconscient.

 

☆☆☆

 

Dès qu’elle retira son masque à gaz, Anjie essuya la sueur qui s’était formée sur son front. Les étudiantes qui l’entouraient se recroquevillèrent tout en suivant ses instructions pour attacher les hommes tombés au combat. Anjie en profita pour retirer le chargeur de sa mitrailleuse, et plusieurs robots ouvriers armés s’approchèrent d’elle.

« Ils sont audacieux, je le reconnais, ils attaquent l’académie de cette manière », déclara Anjie.

Les robots, suffisamment compacts pour se faufiler dans les couloirs étroits du dortoir, s’étaient déployés autour d’elle pour surveiller de près les alentours. Anjie les observa et se sourit à elle-même.

« Je suppose que Léon l’avait parfaitement prédit, hm ? »

Anjie était à la fois exaspérée par le zèle de son futur époux pour les préparatifs et reconnaissante. Léon avait l’air désinvolte à ce sujet, mais en fait, il avait rassemblé diverses choses pour que le plan se déroule sans accroc.

L’un des robots lui offrit un magazine complet pour remplacer l’ancien, ce qu’elle accepta avec plaisir.

« Ces hommes sont trop organisés pour être de simples pirates de l’air. Les informations de Deirdre doivent être correctes. »

Dès que le nom de cette femme quitta ses lèvres, Anjie fronça les sourcils. Cette manifestation de mécontentement fut de courte durée, laissant place à une expression plus dure lorsque des cris commencèrent à résonner ailleurs dans le dortoir. Elle tourna la tête vers la direction du bruit, mais se rendit vite compte qu’il s’agissait de cris rauques d’hommes qui résonnaient dans les couloirs.

Elle poussa un petit soupir. « C’est la direction qu’a prise Noëlle, n’est-ce pas ? »

 

☆☆☆

 

Noëlle était dans sa chambre, passant ses bras dans la veste de son uniforme scolaire. Elle grommela tout en s’apprêtant à partir.

« Il est évident qu’ils ont des initiés qui les aident, pour qu’ils viennent directement dans ma chambre comme ça. » Elle fit une pause. « Tout de même… C’est vraiment incroyable… ! »

Les pirates de l’air avaient fait irruption dans sa chambre il y a quelques instants. L’écusson au dos de sa main droite s’illumina — des racines et des branches végétales jaillirent de tous les coins de la pièce, emprisonnant ses attaquants potentiels. Le lierre s’enroula autour de chacun des soldats et de leurs armes, les rendant impuissants et immobiles. Noëlle avait accompli tout cela grâce au pouvoir de son écusson de prêtresse, leur arbre sacré encore immature avait intercédé pour la protéger. Les intrus avaient été éliminés avant qu’elle ne lève le petit doigt.

Creare apparut dans l’embrasure de la porte avec plusieurs autres robots dans son dos. « Je me doutais bien que ça arriverait », dit-elle en balayant la pièce du regard. « Bon sang, quand même. Tu t’es vraiment déchaînée ici. »

Noëlle resta bouche bée. « Je n’ai rien fait de tout cela ! »

« Je le sais ! Le problème, ce sont les frais de réparation de ta chambre. Cela va coûter une jolie somme. »

La chambre de Noëlle, autrefois opulente, était envahie par les plantes. La verdure transperçait le sol et laissait des fissures béantes dans les murs. Devant l’ampleur des dégâts, Noëlle se serra la tête. « Arbre sacré, fais preuve d’un peu plus de retenue, veux-tu ? »

« Ce n’est pas grave. Je ferai en sorte que le Maître couvre les frais », lui assura Creare.

Noëlle était reconnaissante à l’Arbre Sacré pour sa protection. En vérité, elle l’était. Mais il n’en reste pas moins que cette protection causait d’immenses dégâts au bâtiment.

 

☆☆☆

 

Au même moment, Marie entraîna Mia et Erica derrière elle pour fuir les pirates de l’air.

« Par ici ! Vite ! »

Mia s’agrippa à sa poitrine, incapable de suivre le rythme. La douleur qu’elle ressentait était si intense qu’elle fut obligée d’arracher sa main à celle de Marie. « Je ne peux pas le faire », dit-elle. « Continuez sans moi… s’il vous plaît. »

Erica fit demi-tour et attrapa Mia. Elle la tira à côté d’elle. « Nous ne pouvons pas te laisser. S’il te plaît, fais vite. »

« Ce n’est pas grave. Je ne vous entraînerai que toutes les deux dans ma chute », insista Mia.

Furieuse de son insistance à ce qu’elles l’abandonnent, Marie rugit : « Tais-toi et arrête de jouer les martyrs ! Je te porterai sur mon dos si tes jambes te lâchent. » Elle s’apprêta à hisser Mia sur son dos comme promis lorsqu’un coup de feu retentit autour d’elles. Les trois filles se figèrent sur place.

Elles lèvent les yeux et virent un jeune homme en tenue de travail. Il se débarrassa de son chapeau, dévoilant des cheveux blonds et un sourire vulgaire.

« Je t’ai trouvée, princesse. »

Erica s’avança devant Marie et Mia. « Est-ce moi que tu cherches ? »

« Tu l’as compris. Tu vas être notre monnaie d’échange. Alors, viens avec moi — pour corriger ce royaume corrompu. » Il parlait sans aucun égard pour son statut royal.

Marie réalisa alors qu’elle avait déjà vu cet homme. »Corriger quoi, exactement ? » demanda-t-elle. « Personne ne te l’a demandé ! »

« Ta gueule, fausse Sainte. Tu es une bonne copine de Léon, hein ? Désolé de te le dire, mais il ne viendra pas à ton secours cette fois. »

Il s’agissait de la nouvelle recrue impolie qu’elle avait repérée le jour de la cérémonie d’ouverture.

Marie serra les dents. C’était à peu près à l’époque où l’armure démoniaque est apparue et a interféré avec les capacités de collecte d’informations de Luxon et Creare… Pourquoi un sale type devait-il se faufiler dans l’école maintenant, à n’importe quel moment ?

Elle scruta l’homme, maudissant la malchance qu’ils avaient eue. Malheureusement, sa situation ne fit que s’aggraver : un certain nombre de pirates de l’air les rattrapèrent et les encerclèrent. Cet homme avait amené des alliés.

« Attachez-les toutes les trois, » déclara l’homme.

« Ça craint de recevoir des ordres de vous, mais bien sûr. Je suppose que nous ferons ce que vous demandez. »

Les pirates de l’air armés s’approchèrent du groupe de Marie. L’écho d’un coup de feu fendit l’air et l’un des hommes fut touché au côté. Il s’effondra, son visage se tordant de douleur tandis qu’il s’agrippait à sa blessure. Les autres pirates braquèrent leurs armes et tirèrent dans la direction d’où était parti le coup de feu. D’autres balles jaillirent de l’obscurité, frappant les hommes les uns après les autres et les mettant hors d’état de nuire.

« Eeeek ! » cria l’ouvrier terrifié en s’enfuyant à toutes jambes.

« Ne t’avise pas de t’enfuir ! » l’appelèrent certains des pirates restants. Il les ignora complètement. Alors que le nombre de pirates diminuait, un groupe d’hommes sortit de l’ombre.

L’angoisse qui étreignait Marie d’une poigne de mort se desserra enfin complètement lorsqu’elle vit leurs visages. « Les garçons ! »

« Garde la tête baissée, Marie ! »

Julian ouvrit le feu sur les derniers pirates encore debout. Il utilisait des balles en caoutchouc, ses tirs ne transperçaient pas la peau des hommes. Ceux qui avaient été touchés se tordaient néanmoins de douleur sur le sol.

Greg assèna un coup de lance à l’un des pirates, tandis que Chris chargea un autre pirate avec son épée pour lui arracher son arme des mains. Chris donna un coup de poing dans la mâchoire de l’homme, le rendant inconscient. Un pirate tendit la main et érigea une barrière pour le bloquer, lui et ses compagnons, contre d’autres attaques, mais Brad utilisa sa propre magie pour modeler la terre sous leurs pieds en un bras humain qui saisit le lanceur de sorts ennemi, le liant sur place. Les derniers retardataires tentèrent de se précipiter, espérant prendre Marie et les autres filles en otage, mais le tir précis de Jilk les atteignit au ventre. Ils furent abattus sur le coup.

« Vous nous avez sauvé la peau ! » Les jambes de Marie se dérobèrent. Elle s’écroula sur le sol.

Julian s’approcha d’elle et posa une main sur son épaule. « Je m’excuse pour l’attente. » Il souriait, visiblement soulagé de la voir en sécurité.

« Ce n’est pas grave. Je suis juste contente que vous soyez arrivé à temps. »

Erica, que Julian avait totalement ignorée jusqu’à présent, l’interrompit : « Frère aîné, que sais-tu de notre situation actuelle ? »

Elle essayait de comprendre ce qui se passait, mais Julian la regardait avec reproche. « Hm ? Je crois qu’il y a encore des bagarres au dortoir des étudiants, mais je ne sais pas grand-chose sur les détails. Nous nous sommes précipités ici pour pouvoir sauver Marie. »

« Es-tu sûr que c’est judicieux ? Les élèves ne seraient-ils pas plus unis si tu étais là pour les guider ? »

« Il est un peu tard pour que je le demande en tant que chef. D’ailleurs, ils sont parfaitement capables de se débrouiller seuls. Si nous devions concentrer notre attention sur quelque chose, ce serait sur le navire ennemi. Alors, maintenant… Comment allons-nous nous y prendre ? »

Tous les regards se tournèrent vers le dirigeable qui planait au-dessus de l’académie.

 

☆☆☆

 

Gabino fronça les sourcils en écoutant le flot de rapports qui lui parviennent. À chaque coup d’œil sur le cadran de sa montre à gousset, il soupira.

« Cela prend trop de temps. »

« Toutes mes excuses. Je pensais avoir choisi les meilleurs pour cette mission », déclara le capitaine du navire. Il pesta contre l’incompétence de ses subordonnés.

« Je suppose qu’il s’agit d’une bande de chevaliers puissants et barbares… même s’ils ne sont que des étudiants. »

Les pays étrangers considéraient majoritairement les chevaliers du royaume de Hohlfahrt comme des guerriers intrépides. Les élèves de l’académie étaient obligés de s’aventurer dans les profondeurs des donjons dans le cadre du programme d’études de l’école. Cette éducation éprouvante permettait de former des combattants plus redoutables et valait aux élèves de Hohlfahrt une réputation favorable à l’étranger.

Incapable de perdre plus de temps dans cette entreprise, Gabino demanda une mise à jour de la stratégie. « Si nous ne pouvons pas les capturer, tuons-les. Son Éminence, notre grand roi, veut un châtiment. »

C’était la meilleure façon de donner une leçon à ce chevalier pourri, qui n’avait pas réussi à capturer ses fiancées.

Le capitaine fit face à ses hommes. « Préparez les canons ! »

Le vaisseau pivota pour faire face au dortoir par l’un de ses côtés. Des écoutilles s’étaient ouvertes et des canons avaient été insérés à travers elles. Les ouvriers avaient rapidement chargé les munitions et avaient visé.

Sur le pont, Gabino referma le couvercle de sa montre à gousset. « Feu. »

Tous les canons avaient déchargé en même temps sur le dortoir. Le recul avait été suffisamment violent pour ébranler le navire tout entier. Tout le monde à bord, y compris Gabino, était persuadé que la bataille était terminée, jusqu’à ce qu’un des hommes qui regardait par un hublot s’écrie : « N-Nos tirs ont touché, mais ils ont été interceptés ! Comment… ! Bon sang, cette barrière est énorme ! »

Le rapport de l’homme confus laissa tout le monde bouche bée. Au moment même où ils attaquaient, une barrière en forme de dôme s’élevait autour du dortoir pour bloquer tous leurs tirs.

La main de Gabino se crispa sur la montre à gousset et il rugit : « Continuez à tirer ! »

 

☆☆☆

 

Livia se tenait sur le toit du dortoir, les mains écartées. Une chaîne ornée d’une pierre précieuse blanche pendait à son poignet droit, où elle brillait d’une faible lumière. Livia avait fabriqué la barrière de protection qui protégeait le bâtiment. Elle était entourée de plusieurs robots flottants qui faisaient office de sentinelles.

Un barrage ininterrompu de canons s’abattit sur la barrière tandis que le dirigeable poursuivait son assaut, mais aucun d’entre eux ne parvint à la franchir.

 

 

S’il s’était agi de sa première année à l’académie, Livia aurait instantanément manqué de mana pour déployer une barrière de cette taille. Aujourd’hui, elle y parvenait beaucoup plus facilement. C’était un effort, certes, mais elle ne s’évanouissait pas à cause de l’effort.

L’ennemi n’en démordait pas. Ils lui tiraient dessus à tour de bras, mais Livia résista avec assurance à leurs assauts.

« C’est inutile. Vous serez à court de munitions avant que je ne sois à court de mana. » Ayant calculé la quantité de munitions qu’un vaisseau de cette taille pouvait transporter, elle était certaine de pouvoir leur survivre, même s’ils apportaient un ou deux vaisseaux supplémentaires en guise d’assistance.

L’esprit de Livia repensa à ce qu’elle était autrefois : timide et incapable de faire quoi que ce soit, elle ne faisait que causer des ennuis à ceux qui l’entouraient. J’étais tellement inutile. Je n’ai fait qu’entraîner Monsieur Léon dans ma chute. Mais les choses sont différentes maintenant. Je peux être utile !

Elle tendit les bras de chaque côté, au niveau des épaules, et les déplaça progressivement devant elle. Le mouvement força le dôme à gonfler encore plus, enveloppant une plus grande partie de la cour de l’école qu’auparavant.

« Je ne vous laisserai pas faire plus de dégâts ici, » déclara Livia.

+++

Chapitre 6 : Le chevalier le plus fort

Partie 1

« Il a aussi des statistiques de triche !? » J’avais poussé un juron dans le cockpit d’Arroganz en poursuivant l’armure démoniaque de Hering.

Cela m’avait rappelé un vieil adversaire : le Chevalier noir. Il était apparu dans le premier volet du jeu, et sa force au combat était tout simplement inégalable. À la fin, le fragment d’armure démoniaque qu’il avait incorporé dans son corps l’avait consumé, le transformant en un monstre qui avait attaqué le royaume. Ce vieux schnock avait des tas de motivations : loyauté, vengeance, etc. C’était aussi l’adversaire le plus redoutable que j’avais affronté jusqu’alors. À l’époque, même avec l’avantage que me conférait Luxon, je me demandais si je n’allais pas mourir en l’affrontant.

Les souvenirs du Chevalier noir me revenaient en mémoire, car le chevalier-gardien de l’Empire s’annonçait comme un ennemi encore plus redoutable. La performance d’Arroganz était encore plus impressionnante que lors du combat de la première année, mais elle était pratiquement en lambeaux face à une véritable armure démoniaque comme celle-ci.

« Luxon, missiles ! »

« Lancement des missiles. J’ai le regret de t’informer, Maître, qu’il ne nous reste plus rien après cela. »

La trappe du sac à dos d’Arroganz s’ouvrit, libérant six missiles en forme de cylindre. Hering réagit en manifestant une épée longue dans sa main droite. L’air autour d’elle crépitait d’éclairs, indiquant qu’elle était imprégnée de magie.

« Tu ne veux pas honnêtement me dire qu’il a l’intention de couper les missiles avec —. »

Je n’avais pas eu le temps de finir. Hering libéra la magie de sa lame, déchargeant de l’électricité dans l’air autour de lui. Il trancha l’air vide avec son épée jaune et lumineuse, créant une vague concentrée d’énergie électrique qui se propagea vers l’extérieur. Tous les missiles explosèrent avant de l’atteindre.

« Il peut aussi faire des attaques AoE avec ce truc ! ? On se fout de ma gueule ? »

Je n’avais jamais imaginé qu’une armure démoniaque avec un noyau intact serait aussi pénible. Je me doutais qu’elle serait résistante, certes, mais une partie de moi pensait que le Chevalier Noir la surpasserait. Je m’en voudrais d’avoir été aussi naïf.

De la sueur glacée coula sur mon front.

« Il ne reste plus de missiles », rapporta Luxon. « Tu as déjà abandonné votre fusil, ta mitrailleuse, ta hache de guerre et ta faux. Tous les drones ont également été détruits. La seule arme qui reste est ton épée, Maître. »

« Ouais, eh bien, se battre au corps à corps avec ce clown semble être une façon très amusante de mourir. » J’avais sorti mon épée tout en me plaignant. Je ne me voyais pas gagner contre Hering avec elle.

« Ce n’est pas le moment de plaisanter. »

« Qui plaisante ? Je suis seri — whoa ! »

J’étais au milieu d’une réplique habituelle quand Hering me fonça soudainement dessus, faisant s’écraser son épée longue dans l’air. J’esquivai le coup et me propulsai plus haut dans les airs avec Hering à mes trousses. Il déploya ses ailes de chauve-souris et lança un rayon d’énergie électrique du bout de son doigt.

« Tu t’occupes de lui ! » aboyai-je à Luxon.

« Prise de contrôle pour effectuer des manœuvres d’évitement. »

J’avais laissé le contrôle partiel d’Arroganz à Luxon pour qu’il puisse esquiver les attaques. L’un des rayons avait tout de même réussi à frôler l’épaule d’Arroganz, et il avait fait fondre le blindage extérieur.

« Qu’est-ce que l’électricité peut faire fondre ? »

« Ce n’est pas de l’électricité naturelle, c’est une manifestation de sa magie — manœuvres d’évitement d’urgence ! » L’explication approfondie de Luxon sur les mouvements de combat de Hering fut malheureusement interrompue. Hélas, Hering ne nous donnait pas assez de temps pour contrer, et encore moins pour tenir un discours académique.

J’avais vérifié les images de la caméra arrière. Hering avait créé de nombreuses grosses boules d’énergie électrique qui parsemaient l’air autour de lui. Lorsqu’il les libéra, elles s’étaient lancées à la poursuite d’Arroganz. Les esquiver ne servait pas à grand-chose, elles agissaient comme des missiles à tête chercheuse qui changeaient de trajectoire pour nous poursuivre où que nous allions. Mais nous ne pouvions pas non plus nous permettre d’être touchés par des attaques aussi puissantes. Arroganz était puissant, mais il ne pouvait pas résister à plusieurs coups de cette puissance.

« Maître, je demande la permission d’accéder à mon corps principal. Je dois t’avertir que même si tu refuses, je donnerai la priorité à ta sécurité et commencerai quand même mon attaque. »

J’avais serré les dents. « Disons que ton corps principal peut vaincre l’armure démoniaque. Qu’arrivera-t-il à la capitale ? »

« Elle subira un grand nombre de pertes. »

« Alors c’est absolument interdit… c’est ce que j’aimerais dire, mais tu as déjà promis que tu n’écouterais pas. Si tu insistes pour trahir mes ordres, reste au moins avec moi jusqu’à la fin. »

« Que prévois-tu ? »

« La même chose que d’habitude ! »

Je changeai de direction, faisant sauter Arroganz vers Hering, puis j’accélérai. Hering leva son épée longue pour m’affronter au corps à corps, pas le moins du monde inquiet de mon changement de plan d’attaque. Nous avions comblé la distance qui nous séparait et j’avais fait descendre ma main d’épée vers lui. La lame imprégnée de magie de Hering n’eut aucun mal à transpercer la mienne. Il semblait confiant dans sa victoire imminente. Il fit décrire un grand arc de cercle à son épée longue avant d’en aligner la pointe sur la poitrine d’Arroganz, où j’étais assis, enfermé dans le cockpit.

« C’est fini », déclara-t-il.

Oh, comme j’étais reconnaissant de sa naïveté.

« Mange de la terre ! »

J’avais frappé mon poing droit contre la poitrine de Hering. Normalement, c’était un coup puissant, mais l’armure démoniaque n’avait subi aucun dommage. Hering pensait que c’était ma dernière tentative désespérée de lui résister. Il se trompait.

Une lumière rouge enveloppa la main droite d’Arroganz et envoya une onde de choc à pleine puissance sur l’armure démoniaque.

« Impact », déclara Luxon.

L’armure démoniaque fut projetée en arrière dans les airs. Peu après, elle perdit son élan et plongea vers la capitale. Je supposais que Hering avait perdu connaissance : ses orbes s’étaient transformés en une explosion d’électricité avant de se dissiper complètement. Hélas, comme son armure démoniaque avait conservé sa forme, j’avais senti que mon attaque avait eu moins d’impact que je ne l’espérais.

« Je l’ai frappé avec tout ce que j’avais, et il n’est toujours pas couché pour le compte !? »

La panique et la peur s’emparèrent de moi d’un seul coup. Jamais auparavant l’onde de choc d’Arroganz n’avait manqué de réduire un adversaire en cendres, ou du moins de lui porter un coup dévastateur qui l’avait mis hors course. Mon attaque avait touché heureusement, mais il était impossible de savoir quand Hering reprendrait conscience et qu’il reviendrait à la charge.

J’avais voulu accélérer en direction de Hering pour une nouvelle attaque, mais je m’étais arrêté net. Dans le coin de mon écran, j’avais vu un éclair de lumière. Je me tournai dans cette direction pour mieux voir et je me rendis compte qu’une légère barrière de lumière avait enveloppé une partie de l’académie. C’est le pouvoir de Livia !

« Qu’est-ce qui se passe là-bas ? »

Luxon tenta de confirmer la situation, mais son message avait été retardé par l’interférence de l’armure démoniaque.

« Il semble que des émeutes éclatent dans la capitale. Un groupe, soupçonné d’être une bande de pirates de l’air, a envahi l’académie. »

J’avais aspiré une bouffée d’air. « Nous rentrons. Maintenant. »

« Nous ne pouvons pas faire cela. »

J’avais failli voir rouge pendant un instant. Puis j’avais compris à quoi Luxon faisait référence et j’avais reculé d’un bond. Une onde de choc d’énergie électrique fendit l’air à l’endroit où je me trouvais une seconde auparavant.

Une fissure s’était formée à la surface de la combinaison de Hering, mais il parvenait à manœuvrer l’engin sans problème.

« Tu es bien trop solide. »

« Je devrais te dire la même chose », dit-il, bien que sa voix soit étranglée par sa respiration erratique. Mon attaque l’avait beaucoup affecté. « Mais tu utilises cette IA pour commettre des meurtres, alors je n’ai pas d’autre choix que de m’opposer à toi. Pour le bien de Mia. »

« Arrête tes conneries ! » lui avais-je rétorqué. « C’est toi qui tires les ficelles en coulisses. Tu as introduit des fragments d’une armure démoniaque dans ces gens et tu les as fait assassiner d’autres personnes ! »

« Je te demande pardon ? Je n’ai rien fait de tel. »

Alors que nous étions occupés à nous chamailler, une autre voix nous interrompit — celle de Kurosuke. « Partenaire, il y a du grabuge à l’académie ! Un dirigeable est en train d’envahir l’enceinte de l’école ! »

« Qu-Quoi !? » demanda Hering, tout en tenant son épée longue prête à repousser mes attaques potentielles.

« Mia pourrait être en danger ! Il faut se dépêcher ! », prévint Kurosuke.

« Je sais ! Mais je ne suis pas en état de lui tourner le dos. »

Je ne l’avais peut-être pas complètement mis à terre, mais j’avais causé des dégâts considérables. J’inspirai profondément et proposai : « Hé, faisons un marché. Je veux retourner à l’académie aussi vite que possible. »

Hering m’avait regardé fixement, sans donner de réponse immédiate.

« Trêve temporaire ? Tu as clairement quelqu’un que tu veux sauver. Moi aussi. »

Après une courte pause, Hering abaissa finalement son arme. « Très bien. Sache cependant que je ferai ce que je jugerai bon de faire. » Sur ce, il déploya ses ailes et se dirigea vers l’académie.

« Fais-toi plaisir. » Je lui avais emboîté le pas et j’étais retourné vers le campus, mais Luxon avait piqué une crise.

« Maître, es-tu sain d’esprit ? Il est inconcevable de passer un accord avec un armure démoniaque. Ils nous trahiront à coup sûr ! »

« Tu ne sais pas quand arrêter, n’est-ce pas ? Une fois que nous aurons sauvé tout le monde, je serai d’accord avec ce que tu diras. Il suffit de mettre tout en attente pour l’instant. »

Après une courte pause, il déclara à contrecœur : « Très bien. Tu ferais mieux de ne pas oublier ta promesse. »

« Nous savons tous les deux comment est ma mémoire, alors ne retiens pas ton souffle. Maintenant, déploie Schwert. »

J’avais appuyé sur la pédale d’accélérateur et j’étais retourné à toute vitesse vers l’académie. Plus nous nous rapprochions, mieux je pouvais évaluer la situation.

+++

Partie 2

À bord du vaisseau du Saint Royaume, Gabino commençait à transpirer abondamment. Ils avaient beau décharger leurs canons sur le dortoir, la barrière repoussait tous leurs tirs.

« Quelle sorte d’être est capable de déployer une barrière aussi durable ? Un monstre ? »

L’étudiante qui se tenait sur le toit du dortoir, générant à elle seule cette barrière, ressemblait vraiment à une bête en chair et en os pour Gabino. Sa puissance dépassait l’entendement.

Le soldat qui surveillait le Chevalier pourri à l’aide de ses jumelles s’écria soudain : « La cible et une autre armure inconnue approchent à grands pas ! »

« Alors nous n’avons plus le temps. » Gabino ferma les yeux. Après quelques instants de tension pour réaffirmer ses convictions, il rouvrit les yeux et se dirigea vers la sortie du pont. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il ordonna : « Continuez à tirer sur le dortoir ! Je vais préparer le chevalier démoniaque pour qu’il soit déployé. »

« Oui, monsieur ! Compris, monsieur ! »

Gabino observa un instant ses subordonnés se démener pour exécuter ses demandes, puis il tourna les talons et partit. Tout en marchant dans le couloir, il sortit une paire de gants noirs de ses poches et les plaça sur ses mains. Ces gants étaient indispensables pour éviter que les éclats de l’armure démoniaque qu’il toucherait ne le consument. Il ne craignait pas d’être victime de leur influence tant qu’il les avait.

Il y avait une pièce à mi-chemin entre le pont et le hangar du dirigeable. C’est là que Gabino s’arrêta pour frapper à la porte. « Monsieur le chevalier sacré, votre heure d’entrer en scène est arrivée », annonça-t-il respectueusement.

La porte s’entrouvrit. Un jeune homme se tenait là, vêtu de l’habit de chevalier blanc du Saint Royaume de Rachel. Il avait des muscles saillants et toniques et une expression douce et invitante. Ses yeux étaient naturellement étroits, et lorsqu’il vit Gabino, ils se plissèrent en un sourire.

« Ah. Je vois que c’est enfin mon tour de me battre. » Le ton de sa voix était doux et calme, ce qui correspondait parfaitement à son caractère doux.

« Oui. Le temps est venu pour vous de montrer la puissance d’un saint chevalier », répondit Gabino avec la plus grande révérence. « Mes plus humbles excuses pour qu’il ait fallu en arriver là, pour que vous ayez à affronter l’ennemi. »

« Je n’y vois pas d’inconvénient. C’est mon devoir, après tout. D’ailleurs… » Ses yeux bridés s’écarquillèrent et sa voix, par ailleurs douce, se teinta d’une fureur palpable. « Qu’est-il arrivé au chevalier ordure ? L’ennemi de Son Éminence est-il toujours sain et sauf ? »

« Il l’est, » admit Gabino. « Il s’approche de nous en ce moment même. »

Le jeune homme leva son regard vers le plafond et plaça son poing contre sa poitrine. « Je devrais être reconnaissant au ciel de m’avoir donné l’opportunité d’éliminer l’ennemi de Son Éminence. »

En arrivant au hangar, les deux hommes trouvèrent un certain nombre de soldats déjà déguisés en pirates de l’air. Tous les hommes présents s’arrêtèrent pour saluer le saint chevalier. Le jeune homme enleva les couches supérieures de ses vêtements de chevalier et les plia soigneusement avant de les tendre à l’un des soldats.

« Veuillez remettre ceci à Son Éminence. Je vous serais très reconnaissant de l’informer également que je me suis admirablement acquitté de ma tâche. »

Ce jeune homme était gentil avec les soldats et avait une âme modeste. Et pourtant, Gabino avança un fragment de l’armure démoniaque et le lui présenta. « Je l’ai préparé, Sire Saint Chevalier. »

« Alors s’il vous plaît, faites ce que vous avez à faire. » Il ferma les yeux.

Gabino n’hésita pas. Il planta le bord tranchant du fragment de l’armure démoniaque dans la poitrine du jeune homme. Le sang jaillit de la blessure. Les yeux du jeune homme s’ouvrirent et sa mâchoire s’affaissa, faisant jaillir encore plus de sang de ses lèvres. Malgré l’horreur de la scène, son visage reprit peu à peu son expression calme.

« C’est donc l’épreuve à laquelle il faut faire face pour devenir un vrai chevalier sacré ! Ô chevaliers d’Eld, bientôt, moi aussi, je vous rejoindrai en tant que héros — guh ! »

Le sang qui sortait de sa bouche était rejoint par un liquide noir qui dévorait tout son corps. Il se transforma avec une lenteur douloureuse en une armure incrustée de pointes qui finit par ressembler à une armure démoniaque complet. L’aspect le plus unique de cet homme était l’arme qu’il maniait le mieux : une lance avec une lame à trois branches à sa pointe. Il avait l’air très digne, tenant son trident à la main.

Aussi impressionnant que soit le chevalier sacré, le chevalier démoniaque était destiné à devenir un pion jetable. Les soldats le traitaient avec respect et le surnommaient chevalier sacré parce qu’il était prêt à recevoir un fragment de l’armure démoniaque dans son corps, conscient que cela le tuerait. Tous les chevaliers cultivés dans ce but étaient des guerriers exceptionnels. Chacun d’entre eux avait suivi un entraînement spécial pour contrôler correctement le fragment qui serait un jour inséré dans leur corps. Ils étaient des adversaires incomparablement redoutables sur le champ de bataille. Mais une fois le combat terminé, leur vie s’arrêtait. C’est ainsi que fonctionnaient les chevaliers du Saint Royaume de Rachel. C’est cette force de conviction et cette discipline intense qui impressionnent Gabino et les autres soldats.

Les yeux de Gabino brillèrent de larmes devant la transformation complète du jeune homme. « Vous êtes incroyable. La plus belle armure que nous ayons vue ces dernières années. »

« Je suis heureux de l’entendre, mais un homme ne peut s’appeler chevalier saint que s’il remplit son devoir », dit le jeune homme, aussi modeste maintenant qu’il l’était auparavant. « Je vais récupérer la tête du chevalier ordure et l’offrir à Son Éminence en guise de récompense. Maintenant, il est temps pour moi de tenir ma parole. »

« Oui, monsieur. Ouvrez l’écoutille ! » ordonna Gabino en saluant le saint chevalier.

Des ailes de chauve-souris apparurent sur le dos du saint chevalier, qui sauta du hangar et s’élança dans les airs. Les autres soldats l’encouragèrent en criant.

 

☆☆☆

 

Hering était impatient de retourner à l’académie. Une vrille de sang descendit le long de son menton tandis qu’il forçait les ailes dans son dos à le propulser vers l’avant, alors même que son corps tout entier hurlait de résistance.

« Encore un peu, partenaire », dit Brave avec inquiétude.

« Je sais, Kurosuke. »

« Je m’appelle Brave ! Combien de fois dois-je te le dire ? Toi et Mia, vous êtes bien trop méchants avec moi. Kurosuke par-ci, Brave par-là, vous êtes tous les deux horribles ! »

Hering avait trouvé plus facile de l’appeler Kurosuke lors de leur première rencontre, et le nom était resté depuis.

« Sauve Mia et j’envisagerai de t’appeler Brave à la place. »

« C’est vrai. Nous devons la sauver rapidement. »

Ils se rapprochèrent de la barrière de lumière qui entourait l’académie.

« Couvrir autant de terrain avec une barrière est incroyable. S’agit-il d’une nouvelle arme développée par le Royaume ? » se demanda Hering à haute voix.

Il y avait deux façons d’ériger une telle barrière. En général, un humain utilisait sa magie pour en construire une, mais un dispositif pouvait créer des barrières similaires s’il était alimenté par une pierre magique. Cependant, les humains étaient notoirement incapables de maintenir de grandes barrières, et l’utilisation d’un dispositif nécessitait un nombre énorme de pierres magiques. Il était pratiquement impensable d’utiliser un dispositif pour protéger toute l’académie, vu le nombre de pierres magiques nécessaires. Hering resta bouche bée, choqué par le fait que l’académie ait préparé une barrière d’une telle ampleur.

« Tu te trompes, partenaire, » corrigea Brave. « C’est cette fille. Tu vois ? Là, sur le toit. Elle déploie cette barrière toute seule. » Il tourna son regard dans sa direction, agrandissant l’image pour que Hering puisse mieux la voir.

« Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Bien que… Je suppose que c’est logique. Cette fille vient du premier jeu. »

« Partenaire, je crains que nous ne devions franchir cette barrière pour accéder à l’académie. »

Ils n’avaient pas d’autre choix que de percer la barrière. Et une fois la barrière percée, tout se briserait.

« Nous devrions lui envoyer une sorte de signal, peut-être lui demander de lever temporairement la barrière pour que nous —. »

À peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche qu’une douleur intense lui déchira la poitrine.

« Ou peut-être pas. »

Bon sang, pourquoi mes blessures se manifestent-elles maintenant, à n’importe quel moment ? L’onde de choc d’Arroganz avait considérablement endommagé Hering. Alors que la douleur s’intensifiait, ses ailes faiblissaient, lui faisant perdre de l’altitude.

« Partenaire ! Je le savais. Nous aurions dû les tuer ! »

« Nous n’avons aucune preuve de leurs crimes. »

« Tu es mou ! Trop mou, partenaire ! Cet IA est pourri jusqu’à la moelle, je te le dis. Il n’y a rien qu’il ne puisse faire ! Ce chevalier ordre doit être une crapule sournoise et complice pour que cette chose l’appelle “Maître” ! »

« Je regrette d’avoir agi si imprudemment. » Hering réussit à se mettre à genoux sur le sol. « Si seulement j’avais… » Il tenta de rassembler ses dernières forces pour se remettre debout, mais il fut interrompu. Quelque chose transperça la barrière devant lui. Elle avait tenu bon jusqu’à présent, mais ce qui l’avait traversée avait laissé une fissure immédiate qui avait fracturé la barrière jusqu’à ce qu’elle se dissolve dans le néant.

Hering resta bouche bée un instant, incapable de digérer ce qui venait de se passer. Une armure démoniaque avait atterri devant lui avant qu’il n’ait pu s’orienter.

« Il a pris le contrôle direct d’un fragment d’armure démoniaque », cracha Brave. « Partenaire, nous avons affaire à l’un des chevaliers du Saint Empire. »

Hering serra les dents malgré la douleur en jetant un coup d’œil à l’intrus. « Qu’est-ce que les gens de Rachel font ici ? »

L’autre armure démoniaque planta son trident dans le sol, comme pour l’intimider. « Je ne savais pas qu’un autre chevalier démoniaque était présent ici », dit l’homme. « Et je doute fort que tu sois l’un de nos chevaliers sacrés. Dis-moi, qui es-tu ? »

« Je pourrais te poser la même question. Pourquoi as-tu fait tout ce chemin depuis Rachel ? » répliqua Hering.

L’autre homme semblait mécontent de sa question. Contrairement à Hering, il n’hébergeait qu’un simple éclat d’armure démoniaque dans son corps. Cela avait déjà affecté sa stabilité mentale.

+++

Partie 3

« C’est moi qui pose les questions. De toute façon, ça n’a pas d’importance — je doute que tu puisses te battre avec tes blessures. Seul un chevalier sacré est capable de manier une armure démoniaque. Tu vas devoir disparaître et laisser derrière toi ce qui reste de ton armure démoniaque, j’en ai bien peur. »

Hering laissa échapper un rire sec. « Faux ? Quelle chose insensible à dire. Alors, Kurosuke ? Qu’en penses-tu ? »

« Comment ose-t-il se moquer de nous ? Si mon partenaire était en pleine possession de ses moyens, il t’aurait brisé, ensanglanté et fait boiter avant même que tu ne puisses cligner des yeux ! » Kurosuke était furieux. Un chevalier errant avec un simple fragment d’armure démoniaque avait l’audace de les considérer comme des imposteurs ? Il ne le supporterait pas.

Malgré toute sa bravade, Hering était en effet trop blessé pour se déplacer correctement. Brave avait lui-même subi de nombreux dommages lors de l’escarmouche, et ne pouvait donc pas non plus utiliser tout son potentiel.

Le chevalier saint retira son trident du sol et le dirigea vers Hering. « Je vais prendre ton fragment d’armure démoniaque. »

Il n’y avait pas d’autre choix que d’y aller à fond. Hering s’y résolut, mais avant qu’il ne puisse agir, il fut interrompu par une voix venant d’en haut.

« La victoire appartient aux rapides ! » La voix de Léon retentit autour d’eux. Au même instant, plusieurs minces rayons rouges s’abattirent sur le Saint Chevalier. Ils brûlèrent la couche externe de son armure démoniaque, le forçant à abandonner Hering et à s’envoler vers les cieux.

Une fois dans les airs et en mesure de voir son adversaire, le saint chevalier poussa un cri dérangé. « Chevalier Ordre ! »

Arroganz planait dans les airs, le conteneur dans son dos transformé en ailes. À travers le voile de ténèbres qui recouvrait toujours la ville, la lueur rouge de la visière d’Arroganz paraissait d’autant plus sinistre aux yeux de Hering. Ce qui était encore plus terrifiant, c’était le fait que même après leur combat intense, Léon avait encore beaucoup d’endurance pour cette nouvelle bataille. Ce n’était pas la première fois qu’Hering sentait une sueur froide et rampante de terreur lui parcourir le dos. La présence de Léon le mettait sur les nerfs.

« A-t-il quelque chose d’autre dans sa manche ? »

 

☆☆☆

 

Livia leva les yeux de sa position sur le toit du dortoir pour voir Arroganz. Il était apparu quelques instants après qu’une armure démoniaque ait transpercé sa barrière. Elle plaqua son poing droit sur sa poitrine. La vue d’Arroganz, avec Schwert dans son dos, lui apporta un grand soulagement.

« Monsieur Léon est venu », dit-elle, la voix pleine d’espoir. Intérieurement, elle était immensément déçue d’elle-même. « Il fallait qu’il vienne encore une fois à mon secours. »

Livia avait espéré tenir plus longtemps, mais elle était heureuse que Léon soit arrivé pour la sauver. Heureuse… et pourtant vexée par sa propre impuissance. Elle décida alors de faire encore plus d’efforts à partir de maintenant. Elle remarqua qu’Arroganz jeta un bref coup d’œil dans sa direction avant de se concentrer à nouveau sur l’ennemi.

« C’est maintenant entre tes mains maintenant, Monsieur Léon. »

 

☆☆☆

 

En arrivant à l’académie, j’avais constaté que le nombre d’armures démoniaques ennemies avait doublé. Hering avait un genou à terre. Le nouveau challenger tenait un trident à la main et me maudissait.

« Je suis vraiment célèbre, hein ? »

« Ta notoriété n’a aucune importance, Maître. Annihilons plutôt ces deux armures démoniaques que nous voyons devant nous jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucune trace. Mon corps principal est stationné dans les cieux au-dessus de l’académie, prêt et attendant tes ordres. Donne-moi la permission de tirer avec mon canon principal ! » Le bavardage constant et enthousiaste de Luxon était comme une abeille agaçante qui n’arrêtait pas de bourdonner dans mon oreille.

« Es-tu stupide ? Si tu tires avec ton canon principal, tu détruiras toute l’école. »

« Tu proposes donc de les laisser partir ? »

J’avais manœuvré les manettes de contrôle, et une énorme épée était sortie de l’endroit où Schwert était sur mon dos. J’avais saisi la poignée avec ma main droite.

« Pour l’instant, je veux abattre celui qui tient ce trident. » De ma main droite, je tournai ma lame vers lui, puis lui fis signe de la main gauche.

L’armure démoniaque mordit à l’hameçon. Ses ailes se déployèrent et il se propulsa à la même altitude.

« Chevalier ordre, je te ferai expier tes transgressions. Tu offriras ta tête devant Son Éminence ! »

Cette armure était différente de celle de Hering. Elle est plus fine et de couleur violette.

« Super, un autre type d’Armure. Je commence à en avoir vraiment marre de ces noyaux. »

Après avoir terminé son analyse de notre nouvel adversaire, Luxon m’informa : « Il s’agit d’un humain à qui un fragment d’armure démoniaque a été incorporé dans le corps. Je suppose qu’il a été soumis à un entraînement spécialisé ou qu’il possède un talent unique pour être capable de manœuvrer aussi bien sous l’influence de l’armure démoniaque. »

« Oui, je pense que je passerais s’ils m’en offraient la possibilité », avais-je plaisanté.

« Une décision d’une sagesse impressionnante pour une personne comme toi, Maître. »

Notre conversation hargneuse n’avait pas échappé à mon adversaire. Furieux de l’insulte implicite, il m’avait chargé avec son trident.

« Je suis un saint chevalier ! L’un des élus ! Je ne me laisserai pas intimider par des gens aussi malveillants que toi ! »

 

☆☆☆

 

Une jeune fille s’élança vers la forme couchée de Hering, qui reposait toujours sur le sol en dessous de la bataille qui se déroulait actuellement. Marie et les autres avaient tenté de l’arrêter, mais Mia les avait ignorés. Elle se mit à courir dès que la barrière de Livia s’estompa et qu’elle aperçut l’Armure.

Marie avait couru après Mia en criant : « Attends, tu veux bien ? Tu devrais savoir maintenant que ton corps ne supporte pas d’être poussé au-delà de ses limites comme ça ! »

Mia n’avait même pas jeté un coup d’œil par-dessus son épaule. Lorsqu’elle atteignit Hering, elle jeta ses bras autour de son armure et commença à pleurer. « Chevalier ! Comment avez-vous pu être aussi gravement blessé ? »

La voix de Hering se fendit à travers la douleur. « C’est dangereux ici. Repartez. »

« Je ne le ferai pas ! Vous avez dit que vous serez toujours à mes côtés ! »

« Je reviendrai », promit Hering, troublé par son obstination.

Marie avait fini par la rattraper. La brigade des idiots les suivit à la trace, protégeant Erica dans leur course. Lorsqu’ils aperçurent l’armure démoniaque, chacun prépara ses armes.

Greg tenait cette fois un fusil et sauta devant Marie et Erica. « Vous deux, ne vous approchez pas de lui. Nous avons déjà eu affaire à ce genre d’individus à plusieurs reprises lorsqu’ils se sont déchaînés. Vous feriez mieux de vous préparer à courir et à sortir d’ici. »

Marie saisit Erica par la main et l’entraîna avec elle, mettant une certaine distance entre elles deux et l’armure démoniaque de Hering. Même les garçons s’éloignèrent de lui.

Mia se jeta devant Hering, les bras écartés. « Ne dites pas des choses aussi cruelles sur mon chevalier ! »

Hering l’étudia un instant. « Assez, c’est assez. Kurosuke, annule notre transformation. »

« Es-tu sûr de cela, partenaire ? »

« Il serait plus dangereux de s’attarder ici. Nous devons évacuer la zone rapidement. De plus, je doute d’être en état de me battre avant un moment. »

Brave fit ce qu’on lui demandait et se sépara de Hering. L’imposante armure disparut immédiatement, laissant Hering comme un humain normal avec ses vêtements en lambeaux. Des coupures couvraient son corps — sans l’interférence de l’armure, du sang frais en coulait à nouveau. Mia l’entoura de ses bras pour l’aider à se relever.

« Chevalier ! » Des larmes perlèrent au bord de ses yeux.

Hering lui caressa le sommet du crâne et sourit. « Désolé de vous avoir inquiétée. Nous devrions partir d’ici. Ce n’est pas sûr. »

« Vous voulez évacuer ? Alors, venez par ici », déclara Marie en leur faisant signe de suivre.

 

☆☆☆

 

Marie avait prêté son épaule à un Hering blessé pour le soutenir alors qu’elle escortait leur groupe jusqu’à un abri. Il est assez incroyable qu’il ait pu sortir d’une bataille contre le Grand Frère et qu’il soit capable de marcher. Je me demande s’il est aussi fort qu’il le laisse entendre.

La brigade des idiots ne voyait pas d’un bon œil qu’elle assiste un autre homme et elle n’avait pas manqué d’exprimer bruyamment son mécontentement.

« Qu’est-ce qu’il a, ce type ? » grommela Julian.

Jilk plissa les yeux. « Plutôt culotté de sa part d’emprunter son épaule comme ça. »

Les trois autres étaient tout aussi mécontents de la situation. Marie les ignora tous.

Hering fronça les sourcils. « Désolé de devoir agir ainsi avec cette jeune femme, mais le corps de Mia est plutôt fragile. Je ne veux pas me reposer sur elle. »

Erica marchait derrière lui, soutenant Mia.

« Hé, toi », dit Marie d’une voix suffisamment basse pour qu’aucun des autres ne puisse l’entendre, « Quel est exactement ton but ? »

« Mon… but ? » Hering plissa les yeux.

Marie avait senti qu’il avait baissé sa garde. « Si tu essaies quelque chose de problématique, ces cinq garçons se mettront à l’œuvre. Mia est importante pour toi, hein ? »

Hering détourna le regard.

Marie trouva sa réponse un peu étrange. Néanmoins, elle lui assura : « Je ne vais rien faire. Je veux juste savoir pourquoi tu fais ça. Pourquoi es-tu venu au Royaume ? » Elle faisait allusion aux meurtres en série, bien que subtilement. Marie le soupçonnait d’être impliqué, tout comme Léon. Hering n’agissait pas du tout comme elle s’y attendait.

« Je suis là pour Mia. Elle n’a jamais été aussi fragile. Ce royaume détient la seule clé pour la sauver, alors je l’ai suivie jusqu’ici. »

« Bien sûr, mais alors pourquoi s’embêter à faire ces autres choses ? »

« Quelles sont ces “autres choses” ? »

N’ayant d’autre choix que d’être franche, Marie déclara : « Les meurtres en série dans la capitale. Tu y es pour quelque chose, n’est-ce pas ? » Léon lui avait dit à quel point il était suspect que Hering se présente à plusieurs reprises sur les lieux du crime. Si ce n’était pas suffisant pour douter de lui, son utilisation d’une armure démoniaque l’était certainement.

« J’enquêtais juste sur eux. C’est tout. » Il avait l’air choqué par cette accusation.

« Ah oui ? »

La surprise de Marie fut de courte durée. Un bruit sourd retentit derrière elles, indiquant que quelqu’un s’était effondré. Les deux femmes jetèrent un coup d’œil par-dessus leurs épaules et découvrirent Erica affalée sur le sol, incapable de soutenir Mia plus longtemps.

Hering se libéra de l’emprise de Marie et courut vers Mia. Brave se manifesta à ses côtés et lui déclara : « Mia, inspire ça. Lentement, maintenant. » Il émit des particules rouges —

Essence démoniaque — et dès que Mia les inspira, son visage pâle reprit des couleurs.

« Merci, Bravey », déclara-t-elle.

« Je m’appelle Brave, pas Bravey ! Je vais laisser passer cette fois, mais il faut que vous commenciez à m’appeler par mon vrai nom. Allez, je vous en supplie ! »

« Mais Bravey est tellement plus mignon ! » Mia souriait malgré la douleur.

Le visage de Hering se détendit, voyant que le danger est passé.

Ces types sont-ils vraiment méchants ? Marie commençait à douter d’elle-même. Le garçon et son armure démoniaque n’avaient pas l’air méchants.

+++

Partie 4

Erica fut la prochaine à se retourner sous l’effet de la douleur. Elle plaqua une main sur sa bouche, luttant pour respirer. Julian se précipita à ses côtés et lui caressa le dos. « Erica ! Tu n’es toujours pas bien ? »

Erica secoua la tête. « Non, je vais bien… Ce n’était qu’un choc momentané. Je ne suis pas très en forme. Rien de plus, frère aîné. »

« Si tu es sûre. »

Jilk se dirigea vers eux. « Votre Altesse, la bataille au dortoir semble se terminer. Poursuivons-nous notre route vers le palais comme prévu ? »

Julian leva son regard vers le ciel au-dessus d’eux. Le dirigeable ennemi avait épuisé les munitions de ses canons et battait en retraite. « Bonne question. Vu toute l’agitation qui règne à l’extérieur du campus, je pense que nous devrions aller de l’avant et nous rendre à —. »

Alors qu’ils discutaient de leur prochaine destination, Anjie et tout un groupe sortirent du dortoir des filles, Creare en tête. L’IA se mit à crier à tue-tête dès qu’elle aperçut Brave.

« Noooooooonnnn ! Tout le monde, éloignez-vous de cette chose ! »

Tout le monde sursauta au volume de sa voix. Plusieurs robots s’étaient rassemblés dans la zone pour pointer leurs armes sur Brave. Craignant qu’une bataille n’éclate si elle n’intervient pas, Marie se jeta devant Creare.

« Attends ! Nous n’avons pas à nous battre maintenant. »

« Rie ? Oui, je comprends. »

« C’est un grand soulagement, Creare. » Les épaules de Marie s’affaissèrent visiblement tandis que sa tension se dissipait, mais sa joie ne dura pas longtemps. Marie avait sous-estimé la profondeur de la haine des IA pour les armures démoniaques.

« Je comprends… qu’ils t’aient trompé, mais tu n’as pas à t’inquiéter. Je vais te débarrasser de leur mauvaise influence tout de suite ! »

Les yeux des robots brillèrent d’une lueur inquiétante tandis qu’ils préparaient leurs armes.

« Je savais que les IA étaient incorrigibles ! » siffla Brave. Il avait adopté sa propre position de combat. « Il n’y aura pas de terrain d’entente avec eux ! »

« Vous allez arrêter, bande d’idiots ? » Anjie surgit de nulle part et asséna à Creare un coup de crosse de mitraillette.

« Mais euhhh ! J’essayais juste de protéger tout le monde de cet ennemi de l’humanité ! » se lamenta Creare.

« Nous allons nous précipiter sur le palais. Des incendies se sont déclarés dans toute la capitale. » Le choix de la destination d’Anjie s’expliquait par son désir de mieux comprendre la situation actuelle.

Bien que réticente à s’exécuter, Creare le fit, mais avec un avertissement acide. « Mais attendez un peu. Une fois que le Maître sera de retour, je jure que je réduirai cette chose en miettes ! » La lentille bleue au centre de son corps se focalisa sur Brave. Elle n’avait pas renoncé à le détruire.

Anjie soupira. « Vérifie d’abord que tous les élèves sont en sécurité. Tu devrais être capable de faire ça maintenant, non ? »

« Bien sûr que je peux faire ça mu — hm ? Euh, qu’est-ce que c’est ? Oh là là ! » Creare devint silencieuse avant de tourner follement autour de la zone dans une étrange démonstration émotionnelle qui fit froncer les sourcils à tout le monde. Il devait y avoir quelque chose qui clochait, vu la voix tremblante de Creare. « Je ne trouve pas Fin. »

Anjie leva la main pour se protéger les yeux et regarder le ciel. Léon était toujours en train de se battre avec l’armure démoniaque, mettant ainsi une certaine distance entre lui et l’académie.

 

☆☆☆

 

« Il est de mon devoir, en tant que saint chevalier, de vaincre tous les ennemis du Saint Royaume ! »

J’avais engagé l’armure démoniaque armée d’un trident tout en l’incitant à me suivre loin de l’académie. Schwert, actuellement arrimé au dos d’Arroganz, avait émis des lasers guidés l’un après l’autre. Des arcs de lumière traversaient l’air et s’écrasaient sur l’armure démoniaque, brûlant sa surface et rougissant sa couche extérieure violette. Ces attaques avaient fait fondre certaines des défenses de mon adversaire, mais elles n’infligeaient que des dégâts substantiels. Bizarrement, je ne ressentais pas la même détermination que lors de mon affrontement avec Hering.

« Jusqu’à présent, nous avons eu droit au feu, à la glace et à la foudre… Quelle magie symbolise le violet ? Je suppose que c’est le vent ou la terre ? »

J’essayais seulement de prévoir les attaques à longue portée que notre ennemi avait en réserve, mais Luxon avait été irrité par mon attitude. C’était une grande surprise. Il ne manquait jamais une occasion de me critiquer.

« Pourrais-tu envisager de prendre ce combat plus au sérieux, Maître ? »

« C’est ma faute. Un peu épuisé après m’être fait botter le cul par le chevalier de l’Empire, au cas où tu l’aurais oublié. »

« De telles bévues ne se produiraient pas si tu étais plus vigilant. »

« S’il te plaît. Il utilise essentiellement des pouvoirs de triche. Sinon, comment pourrait-il être plus fort que ce vieux chevalier noir ? J’étais sûr qu’il m’aurait achevé plusieurs fois là-bas. »

« Ces échecs répétés sont dus à ton manque d’assiduité dans tes entraînements quotidiens », me rappela consciencieusement Luxon.

« Oui, et je le regrette maintenant. »

« Je n’ai pas les données nécessaires pour une analyse complète, mais je peux confirmer que l’armure démoniaque de Hering est plus performante que celle-ci. Cela dit, l’homme qui la pilote est plus compétent que ne l’était le Chevalier noir. »

« C’est incroyable que j’aie réussi à le battre. C’est de la chance », avais-je dit.

« Une personne qui a de la “chance” ne se retrouverait pas à plusieurs reprises au bord de la mort. »

Notre échange insignifiant était ponctué d’esquives et de louvoiements tandis que j’évitais l’armure démoniaque qui me poursuivait. Je le faisais en tournant le dos à mon adversaire et en accélérant en marche arrière. Une façon certes anormale d’engager le combat, c’est certain. Cela avait rendu mon adversaire fou de rage.

« Veux-tu te moquer de moi, chevalier ordure ? » Sa rage était à son comble. Le nombre d’yeux effrayants et réalistes sur la surface de son armure se multiplia.

« Tu es trop facile à contrarier », avais-je marmonné.

« Il perd de plus en plus le contrôle de ses sens. Il commence à montrer son vrai visage. »

Les mots de Luxon jetèrent de l’huile sur le feu. Alors que la colère de l’armure démoniaque enflait, des veines pulsantes commencèrent à saillir à la surface de son armure.

« Je suis un saint chevalier ! L’épée de son Éminence ! Un héros… de Rachel… » Un torrent tourbillonnant se manifesta à la pointe de son trident et se transforma en une lame tranchante. L’armure démoniaque le déchaîna sur Arroganz.

J’esquivai rapidement les attaques, déçu d’avoir complètement raté mes prédictions. « Quoi, c’est de l’eau cette fois ? C’est complètement à côté de la plaque. »

« Pourquoi insistes-tu pour jouer en plein milieu de la bataille ? Maître, mon analyse est terminée. » Il y eut une courte pause après cette annonce avant qu’il ne poursuive avec le rapport. « Sur le plan des performances, cette armure démoniaque est bien inférieure à celle qui possède un noyau. De plus, le début des attaques magiques est un signe que notre adversaire est en train de perdre le contrôle. Ni l’armure démoniaque ni le pilote ne sont une menace pour nous. »

« Une personne faible face aux provocations, hein ? »

« Nous avons également réussi à l’éloigner suffisamment de la capitale pour que la bataille ne cause aucun dommage à nos environs. »

« Alors je crois qu’il est temps de passer aux choses sérieuses. » J’avais ajusté ma prise sur les commandes, me penchant en avant dans mon siège alors que je lançais les propulseurs de Schwert au maximum, créant une distance supplémentaire entre moi et l’ennemi. Je pointai mon doigt gauche vers l’armure démoniaque, libérant toute la puissance des lasers à tête chercheuse de Schwert. Les faisceaux étaient plus épais que jamais, et ils transpercèrent le blindage de l’ennemi en succession rapide. Ils fondirent jusqu’à l’intérieur de l’armure.

« Gaaaah ! » Le cri de douleur de l’armure démoniaque a traversé l’air. Il a érigé une barrière, mais mes lasers n’ont eu aucun mal à la transpercer.

La lentille rouge de Luxon brillait à l’intérieur du cockpit tandis qu’il évaluait les dégâts. « La résistance est futile. J’ai terminé mon analyse. Ton temps est écoulé. »

« Je dois te remercier de m’avoir suivi docilement jusqu’ici », avais-je dit à mon ennemi.

Alors même que les lasers le grillaient, il agita son trident, invoquant d’autres lances d’eau pour les lâcher sur moi. Arroganz les évita avec facilité, elles étaient trop faibles et trop lentes pour représenter la moindre menace.

« Qu’est-ce que c’est ? », s’exclama l’ennemi, incrédule. Il n’avait pas dû se rendre compte que je l’avais fui exprès.

« Je t’ai fui parce que te faire tourner en bourrique dans l’école ou dans la capitale m’aurait donné du fil à retordre. T’abattre n’aurait pas été une mince affaire, mais…, » j’avais fait une pause, laissant Luxon terminer l’explication.

« Nous souhaitions obtenir d’autres informations de ta part. Malheureusement, ce que nous avons recueilli ne nous sera d’aucune utilité. Tu es la plus faible armure démoniaque que nous ayons affrontée jusqu’à présent. » Luxon n’avait aucun scrupule à piétiner la fierté de cet homme. Il détestait vraiment les armures démoniaques.

Nos moqueries n’avaient fait qu’alimenter l’indignation du pilote, déstabilisant encore plus son état mental. Bien qu’il ait gardé une forme humaine jusqu’à présent, il commença à gonfler de l’intérieur et à prendre une apparence plus monstrueuse.

« Ne vous avisez pas de vous moquer de moi ! »

La forme gonflée de l’armure démoniaque prit bientôt l’allure d’une masse de viande graisseuse. Un énorme œil injecté de sang apparut à sa surface et fixa Arroganz. Un liquide noir en suintait, presque comme des larmes.

« Finissons-en. Je vais t’abattre avec tout ce que j’ai. »

« Cela a effectivement pris plus de temps que je l’avais prévu. »

J’avais chargé l’armure démoniaque et l’avais transpercée de mon épée. Dès que j’avais été à proximité, plusieurs tentacules en étaient sortis pour tenter d’attraper Arroganz. Chaque tentacule fut arraché par les lasers de Schwert. J’appuyai mon pouce sur les boutons situés à l’extrémité des manettes de commande.

« Impact », déclara Luxon.

Chacune des mains d’Arroganz devint rouge, transférant son pouvoir à travers l’épée qu’elle tenait jusqu’à ce qu’elle change de couleur à son tour. Une chaleur brûlante s’en dégagea, provoquant un cri d’agonie de la part de l’armure démoniaque.

« Ça brûûûûûûûûûûûûle ! »

Les cris ressemblaient à ceux d’un enfant qui gémissait. Luxon avait coupé tous les sons après ce cri, laissant le cockpit totalement silencieux. Je pouvais voir ce qui se passait à travers les moniteurs, même sans pouvoir l’entendre.

L’amas charnu avait été projeté en l’air. Il explosa, faisant pleuvoir du sang et des morceaux de chair tout autour de nous. Une fois que j’eus la certitude que l’acte était accompli, je m’étais tourné vers Luxon.

« Pourquoi avoir coupé le son ? Et avais-tu vraiment besoin de le pousser à bout avec cette dernière phrase ? »

La lentille rouge de Luxon me fixa droit dans les yeux. Il répondit sèchement : « J’ai pensé que cela te causerait moins de stress mental s’il n’était pas sous forme humaine lorsque nous l’avons vaincu. Quant à l’audio, il était désagréable et inutile à écouter. Je l’ai éteint par égard pour toi. »

« Je ne comprends pas… ce qui se passe avec toi, » j’avais failli grommeler qu’il prenait un peu trop de libertés, mais son attitude typiquement merdique mise à part, j’avais senti qu’il pensait ce qu’il disait, à savoir qu’il le faisait pour mon bien. « Quoi qu’il en soit, dépêchons-nous de rentrer. »

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Chapitre 7 : Ceux qui rampent dans les ténèbres

Partie 1

De retour à l’école, un soldat solitaire, toujours déguisé en pirate de l’air, s’enfuyait pour sauver sa vie, fusil à la main.

« Merde, merde, merde ! Ces Hohlfahrtiens sont une bande de sauvages ! »

Cet homme avait infiltré le dortoir des garçons. Ses camarades avaient décidé qu’il serait difficile de mettre en œuvre leurs plans si les garçons se portaient au secours des filles dans leur dortoir, et il avait donc été envoyé pour entraver tout renfort potentiel.

L’homme se cacha dans l’ombre d’un pilier et s’arrêta pour reprendre son souffle.

« Tout ira bien, ce n’est qu’une bande de gamins, hein ? Quelle connerie ! Ces types sont ridiculement forts ! »

Il resta caché pendant qu’une bande de garçons armés se précipitait dans les escaliers voisins. Celui qui avait les cheveux en bataille portait une lanterne dans sa main gauche et une épée dans sa main droite.

« Daniel, je suis sûr qu’il a couru par là. »

À ses côtés se trouvait un garçon beaucoup plus grand, une énorme hache de guerre à la main.

« Les salauds, qui se déplacent comme des serpents. On va leur casser la gueule ! On va le traquer, Raymond, je le jure, si c’est la dernière chose qu’on fait ! »

« Tu l’as parfaitement compris. »

Les deux bêtes enragées, comme les voyait le soldat, avaient du sang sur leurs armes. Il devina qu’il s’agissait d’étudiants de troisième année. Plusieurs autres étudiants se précipitèrent derrière eux, chacun portant l’arme qu’il maîtrisait le mieux. L’air était chargé d’une soif de sang inassouvie. Ces étudiants aristocrates détestaient les pirates de l’air avec passion. Pour les habitants des territoires régionaux, les pirates étaient une plaie qui ne faisait qu’épuiser les profits des seigneurs. Ils ne se doutaient pas que cet homme était en réalité un soldat. Son déguisement s’était retourné contre lui à merveille et avait allumé un feu furieux chez les garçons.

Alors que la bande d’étudiants part dans une autre direction, le soldat s’empressa d’aller dans la direction opposée.

« Bon sang ! Les gars d’en haut ont filé à toute allure au premier signe de dérapage. Vont-ils nous abandonner à la mort ? Si je reste ici, je suis mort. Il faut que je sorte ! » Il jeta un coup d’œil par la fenêtre et constata que le navire qui les avait transportés jusqu’ici s’éloignait dans le lointain. Apparemment, ils ne pouvaient pas se permettre d’attendre que leurs hommes battent en retraite et retournent au navire. Ils s’étaient complètement retirés de la mission.

Lorsqu’il arriva enfin au premier étage du dortoir, il aperçut un couple — une fille et un garçon.

« Eri, par ici ! »

« Oui, Prince Jake. »

Un petit garçon tenait la main d’une femme plutôt grande alors qu’ils couraient vers la sortie. Que faisait une étudiante dans le dortoir des garçons ? Le soldat trouva cela curieux, mais ce qui attira vraiment son attention fut le nom que la fille donna au garçon.

« Alors, ce petit salopard est un prince, c’est ça ? »

Le soldat tint son fusil prêt et sauta devant les deux, tournant le canon de son arme vers la jeune fille. « Ne bouge pas ! Si tu le fais, cette fille va —. »

Le plan de l’homme n’était pas mauvais — prendre Eri en otage pour capturer Jake afin qu’il puisse utiliser le prince et se mettre à l’abri. Malheureusement pour lui, Eri bondit hors de sa ligne de tir et chargea. Paniqué, il tira sur elle, mais manqua son coup et frappa le sol à la place. Il essaya d’actionner son fusil pour pouvoir tirer à nouveau, mais Eri avait déjà réduit le peu de distance qui les séparait. Elle lui asséna un coup de coude dans le bras, lui faisant lâcher le fusil. Puis sa belle et longue jambe se releva — il s’attendait à ce qu’elle vise à l’attraper à la mâchoire — et dans l’instant qui suivit, son talon s’abattit sur lui. Le soldat se mit à plat ventre.

Cette fille est une véritable guerrière…, pensa-t-il. Sa conscience commençait à s’estomper, mais il entendait faiblement leur conversation.

« Vas-tu bien ? »

« Oui, je vais bien, Prince Jake. »

« Je t’avais dit d’arrêter tes conneries de prince. Bon sang, tu es vraiment forte. Je me doutais que tu avais été entraînée, mais après avoir vu ces mouvements… tu dois aussi avoir une vraie expérience du combat, non ? »

Les mouvements d’Eri étaient rapides et entraînés, ce qui indiquait qu’elle était habituée à se battre. C’est en tout cas ce que semblait penser Jake.

Eri s’agita sur place, embarrassée. « C’est honteux de l’admettre, mais oui. Il fut un temps où j’avais le sang un peu trop chaud pour mon propre bien. »

« Non, tu es déjà bien assez mignonne comme ça. »

« Oh, Prince Jake…, » ses joues rougirent à vue d’œil.

« Je te l’ai dit, arrête avec cette histoire de prince. De toute façon, sortons d’ici. Je retourne au palais, alors tu viens avec moi. » Jake était également troublé, mais il attrapa tout de même la main d’Eri, prêt à l’emmener loin de la scène.

« Tout va bien ! »

Les deux individus s’apprêtaient à reprendre leur course vers la sortie lorsqu’un garçon roux apparut. « Votre Altesse ! Avez-vous vu Miss Finley quelque part ? »

 

☆☆☆

 

Un groupe d’étudiants se promenait dans un couloir du palais. Je m’étais retrouvé parmi eux, coincé à discuter avec cet abruti de Hering.

« Tu pensais que j’étais le coupable ? » lui dis-je en ricanant. « Es-tu fou ? »

« Tu étais sur la scène du crime avec une arme à la main ! » rétorqua Hering.

« Bon sang, c’est parce que j’ai utilisé mon arme pour tirer sur le vrai coupable ! »

« Alors pourquoi m’as-tu soupçonné ? »

« Parce que j’ai pensé que tu étais suspicieux dès le début. »

« Alors tu l’admets ! Tu as douté de moi aussi ! »

Sous le regard silencieux de Luxon et de Brave, Hering et moi avions expliqué à contrecœur notre situation. Personnellement, je pensais qu’il était fou de penser que je pouvais être l’assassin.

 

 

« Pourquoi penses-tu que je ferais une chose pareille ? Je ne suis qu’un civil normal, un pacifiste », avais-je répondu.

Derrière moi, la brigade des idiots s’échangeait des regards sceptiques. Brad réagit le premier, haussant les épaules et s’esclaffant. « Si Léon est un pacifiste, je suppose que le concept de guerre n’existe tout simplement pas dans ce monde. »

« Tu l’as dit », acquiesça Greg avec un hochement de tête enthousiaste. « J’aime me battre autant que les autres, mais je n’ai rien à envier à Léon. Et il n’est certainement pas non plus un “civil normal”. »

Ah, comme c’est déchirant ! Que même mes crétins de subordonnés se soient mépris sur moi à un point aussi surprenant. C’est impensable, vraiment — je suis un type gentil, attentionné, qui aime la paix.

Même Hering m’avait regardé avec une incrédulité nue. « J’avais toutes les raisons de me méfier de toi. N’importe qui le serait, sachant que tu es le responsable de l’effondrement de l’intérieur de la République d’Alzer. Quoi qu’il en soit. Le plus accablant, c’est que ces meurtres en série ont commencé après ton retour à la capitale. »

« Luxon a dit qu’il avait senti la présence d’une armure démoniaque sur les lieux », lui ai-je rappelé. « Tu aurais dû faire de même. Ce sont tes camarades, après tout. »

Brave tourna son regard vers moi et manifesta une petite main qu’il utilisa pour pointer un doigt dans ma direction. « Qui remarquerait une présence aussi petite, hein !? »

« Je te soupçonnais d’être totalement incompétent. Le fait que tu n’aies pas réussi à sentir quelque chose d’aussi évident qu’une autre armure démoniaque ne fait que prouver la justesse de mon hypothèse initiale », dit Luxon triomphalement.

« Oh, ce sont des paroles combatives, stupide boîte de conserve ! »

Nos voix résonnaient dans les couloirs jusqu’à ce que nous arrivions enfin dans la pièce qui nous avait été désignée par un fonctionnaire du palais. La porte devant nous était ostensiblement grande, et elle était gardée par des chevaliers et des soldats. Comme si ce dispositif de sécurité ostentatoire ne suffisait pas, un groupe de hauts fonctionnaires traînait à l’extérieur pour une raison mystérieuse. Lorsqu’un des chevaliers nous remarqua, il s’empressa de venir.

« Marquis, Sa Majesté vous attend à l’intérieur. Il a également autorisé le prince Julian, la princesse Erica et Lady Anjelica à entrer. »

Anjelica plissa les yeux. Elle n’était pas très satisfaite de l’endroit où on nous avait emmenés. « Il s’agit des chambres à coucher de Sa Majesté. Si nous devons discuter de stratégie, nous devrions le faire dans un autre —. » Elle s’arrêta brusquement, semblant réaliser les implications de la situation. Ses yeux s’écarquillent. « S’est-il passé quelque chose ? »

Le chevalier nous fit entrer dans la chambre de Roland. « Veuillez demander à Sa Majesté une explication plus détaillée. »

Je m’arrêtai un instant pour jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule à Livia et Noëlle. Elles m’avaient toutes deux fait un signe de tête, indiquant qu’elles n’avaient aucun scrupule à ne pas être autorisées à entrer avec moi.

« S’il te plaît, vas-y », dit Livia.

« Le plus vite sera probablement le mieux », conseilla Noëlle.

Le reste des crétins, à l’exception de Julian, restait derrière eux avec un air solennel. Comme pour répondre expressément à ce qui préoccupait déjà tout le monde, Chris dit : « On dirait que la situation est bien pire que ce que l’on pensait. »

 

☆☆☆

 

Lorsque nous étions entrés dans les quartiers spacieux de Roland, nous avions trouvé un lit à baldaquin présenté au milieu. Le roi reposait sur le matelas, son visage était d’une pâleur mortelle. Même ses lèvres étaient devenues bleues. Son visage d’ordinaire révolté n’avait plus beaucoup de vie.

La reine Mylène était à ses côtés et lui tenait la main. « Votre Majesté, le marquis est arrivé », déclara-t-elle.

Les yeux de Roland s’ouvrirent. Sa voix était faible et rauque lorsqu’il appela : « Marquis Bartfort, approchez. »

J’avais fait ce qu’il m’avait demandé.

Un homme en blouse blanche, que j’avais pris pour un médecin du palais, m’avait expliqué : « Sa Majesté a été empoisonnée il y a quelques jours, et elle est dans cet état depuis lors — incapable de donner des ordres, comme vous pouvez l’imaginer. »

« Poison ? »

« O-Oui. » L’homme détourna le regard et se retourna vers le roi. « Votre Majesté, voici votre médicament. »

« Désolé de te déranger, Fred. »

Fred avait lentement aidé Roland à boire ce que je ne pouvais que supposer être une solution médicinale. Une fois la tasse vidée, Roland m’avait offert un faible sourire. Il avait l’air un peu moins angoissé que tout à l’heure.

« C’est comme vous le souhaitiez, je suis dans un état lamentable. Et alors ? Êtes-vous content de me voir dans cet état ? »

Il est vrai que j’avais souhaité que Roland souffre, salaud qu’il était, mais le voir ainsi ne m’apportait aucune joie.

« Arrêtez ces conneries. » J’avais hésité. « Euh. Je veux dire, s’il vous plaît, ne plaisantez pas comme ça, Votre Majesté. »

« Quelle attitude louable ! À vous voir ainsi, l’empoisonnement en valait la peine. » La voix de Roland s’interrompait périodiquement lorsqu’il toussait. Lorsqu’il parvint enfin à reprendre sa respiration, il dit : « Je vous laisse le commandement pour l’instant. Demandez à Mylène tous les détails de la situation et agissez en conséquence. »

« Vous voulez que j’arrange les choses ? »

« C’est bien cela. »

Je jetai un coup d’œil à Mlle Mylène, qui essuyait ses larmes avec un mouchoir. Elle m’avait fait un signe de tête pour montrer qu’elle était d’accord avec la décision de Roland. Je comprenais un peu son raisonnement. Puisque j’avais Luxon à ma disposition, je pouvais régler rapidement les problèmes du royaume. Cependant, il était plus logique que le roi confie ce pouvoir à son fils, Julian.

« Le prince Julian est ici. Je pourrais le suivre et agir sur ses ordres », avais-je suggéré.

Roland n’avait pas pris la peine d’adresser un mot à son fils, alors que Julian était juste à côté de moi au chevet de Roland. Cela m’avait semblé froid.

« Je ne peux pas, » dit Roland. « Julian n’a aucune réussite à faire valoir, et il a une très mauvaise réputation au palais. Si c’était lui qui donnait les ordres, certains refuseraient de l’écouter. »

« C’est donc pour cela que vous me confiez le commandement ? »

Après une courte pause, il déclara : « Sale gosse, je te déteste. »

Au début, j’avais voulu lever les yeux au ciel. Cet abruti était à l’article de la mort et c’était les derniers mots qu’il m’adressait ? Mais Roland m’avait pris la main et l’avait serrée fort, en me fixant de ses yeux injectés de sang, tout à fait sérieux.

« Mais je reconnais ta puissance. »

« Vous me surestimez. »

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Partie 2

D’habitude, je montais en épingle la bravade pour le contrarier, mais même moi, j’avais eu le bon sens de faire preuve de plus de prudence dans ce cas-ci.

« Je sais que tu t’occuperas de tout. Je m’en remets à toi, Mar… que… »

« Votre Majesté ! » s’écria Madame Mylène alors qu’il perdait connaissance.

Le médecin du palais m’avait écarté du chemin et l’avait examiné. Au bout d’un moment, il poussa un profond soupir. « Tout va bien. Il s’est épuisé et s’est endormi. »

Il n’avait plus d’endurance.

Alors que tout le monde dans la pièce affaissait ses épaules de soulagement, Mlle Mylène s’éloigna du chevet du roi et me regarda. « Marquis, il n’y a pas de temps à perdre. Nous devons agir immédiatement, de peur que la capitale ne soit engloutie dans une mer de flammes. »

« Que se passe-t-il ? »

Nous nous étions dirigés tous les deux vers la sortie, sachant que nous ne ferions que perturber le repos de Roland en discutant de ce sujet ici. Nous avions marché côte à côte pendant que Mlle Mylène me donnait des détails.

« Des émeutes ont éclaté dans la capitale. Nous ne savons pas qui est le cerveau, mais ce que nous savons, c’est que les anciens aristocrates qui se cachaient à l’intérieur de la capitale ont agi en groupe. »

« Les gars qui ont vu leur statut de noble révoqué ? »

« C’est la même chose. Nous n’aurions eu aucun problème à faire face à une ou deux organisations qui s’élèvent de la sorte, mais nous ne pouvons pas en gérer autant à la fois. »

Anjie et Julian nous suivaient de près. Curieuse de ce qu’elle avait entendu jusqu’à présent, Anjie demanda : « Pourquoi les avez-vous laissés à eux-mêmes aussi longtemps ? »

« Nous avons arrêté tous les individus que nous jugions dangereux. Cette fois, plusieurs petites organisations ont agi simultanément. Je pense que Rachel est derrière tout ça. »

Étant donné que l’armure démoniaque avec trident que j’avais combattue plus tôt s’était proclamée chevalier de Rachel, j’avais soupçonné qu’ils étaient aussi les orchestrateurs de toute cette affaire. Mlle Mylène m’avait devancé. Impressionnante.

« La maison Roseblade s’est occupée de tout pour moi », expliqua Mlle Mylène. « Ils ont été d’une grande aide. »

« Les Roseblades ? Vous voulez dire la maison de Miss Deirdre ? »

Comme à l’accoutumée, la femme en question était apparue dès que nous étions sortis de la pièce. Deirdre Fou Roseblade était vêtue de son habituelle robe voyante, un éventail pliant à la main. Ses longues boucles étroitement enroulées étaient tirées hors de son visage, ce qui lui donnait une allure toujours aussi confiante et arrogante.

« Tu nous fais passer pour de parfaits étrangers quand tu dis que c’est ma maison », dit-elle. « Les Bartfort et les Roseblade sont pratiquement de la même famille ! Ma sœur aînée se marie dans ta maison, si tu te souviens bien. »

Anjie était visiblement mécontente de l’apparition de Miss Deirdre. « Dois-je te rappeler que tu es devant Sa Majesté ? »

Mlle Mylène secoua la tête. « Cela ne me dérange pas du tout. Deirdre, que s’est-il passé avec le dirigeable qui a décollé ? » Elle faisait référence à celui qui avait assailli l’académie.

Miss Deirdre se couvrit la bouche avec son éventail. « Mon beau-frère, Nicks, s’en occupe déjà. »

« Il le fait ? » demandai-je avec surprise.

 

☆☆☆

 

En regardant par un hublot du navire, Gabino aperçut un vaisseau de guerre en pleine poursuite, arborant des drapeaux avec l’emblème de la Maison Bartfort. La vitesse du navire dépassait de loin la leur, et la distance entre les deux vaisseaux se réduisait progressivement.

« Ce serait donc la maison Bartfort », fit remarqué Gabino avec un regard de dégoût.

« Ce sont eux qui ont abattu une de nos flottes en se faisant passer pour des pirates des airs, n’est-ce pas ? » demanda un subordonné terrifié aux côtés de Gabino.

L’incident en question s’était produit pendant les vacances de printemps de l’académie. L’objectif du Royaume de Rachel était d’anéantir la maison de Léon pour se venger. Après avoir reçu des informations sur sa promotion, ils avaient supposé qu’il resterait dans la capitale pour le moment et avaient cherché à exécuter leurs plans sur sa propriété pendant qu’il n’était pas là pour la protéger. Ce à quoi ils ne s’attendaient pas, c’est que Léon était en fait retourné dans sa maison familiale. Le plan n’avait pas fonctionné. Ils avaient perdu leurs dix cuirassés déguisés.

Si Rachel coopérait avec des organisations clandestines comme les Dames de la Forêt, c’était en partie pour éviter une confrontation directe avec Léon et, par extension, avec la Maison Bartfort. Quelle stratégie à courte vue et à faible rendement cela s’était-il avéré être ?

D’ordinaire, Gabino n’aurait jamais approuvé un plan aussi mesquin. Cependant, sur ordre de Son Éminence, le roi du Saint Royaume de Rachel, il n’avait pas eu d’autre choix. On n’avait pas le droit de refuser l’ordre d’un roi. Et pourtant, malgré tous leurs efforts, tous les sacrifices qu’ils avaient consentis, leur vengeance contre Léon ne s’était résumée qu’à de vaines tracasseries. Leur objectif était si vague que Gabino avait depuis longtemps envisagé la probabilité d’un échec, mais même avec toute sa prévoyance, il n’avait jamais imaginé qu’ils seraient acculés à ce point.

Nous avons déjà déployé le Chevalier démoniaque et utilisé tous les fragments de combinaison démoniaque dont nous disposions. Nos réserves de soldats et de munitions sont épuisées. Il nous sera difficile de nous battre davantage à l’avenir.

Avec des plans de fuite à l’esprit, Gabino donna ses ordres. « Très bien, mes hommes. Nous allons charger l’ennemi ! Préparez-vous à ce qui va suivre ! »

Les visages des quelques soldats restants se renfrognèrent avec détermination. Après s’être adressé à eux, Gabino se tourna vers son subordonné direct. D’une voix feutrée, attentive à ce que personne d’autre ne puisse entendre, il déclara : « Tu sors et tu prépares un petit navire pour nous. »

« En es-tu certain ? »

« Oui. »

Gabino renvoya l’homme de la passerelle, gardant l’air d’un commandant confiant pour ses derniers soldats. Ceux-ci supposèrent naturellement qu’il avait lui aussi durci sa détermination.

 

☆☆☆

 

Nicks se tenait sur la passerelle du cuirassé de la famille Bartfort, en tant que commandant.

« Sommes-nous assez loin de la capitale ? » demande-t-il. « Bien, alors commençons à les bombarder avec nos armes ! »

Le capitaine du navire acquiesça et se tourna vers ses hommes d’équipage. « Vous l’avez entendu. Ouvrez le feu ! »

Les tourelles du dirigeable se mirent à tourner, à viser l’ennemi et à tirer. Le dirigeable ennemi n’avait que des canons sur les côtés, mais le vaisseau de Nicks avait été créé par Luxon, qui l’avait équipé de tourelles entièrement rotatives. Cela leur permettait d’attaquer sans avoir à tourner leur vaisseau sur le côté. L’ennemi n’avait aucune chance.

Les tirs des tourelles avaient traversé le ciel nocturne d’une lumière rouge et avaient fait mouche. Le feu avait jailli de l’intérieur du vaisseau pirate, créant des tours de fumée alors qu’il commençait à perdre de l’altitude.

« Cessez-le-feu ! » hurla le capitaine.

Nicks poussa un soupir de soulagement.

Voyant sa réaction, le capitaine le rassura : « Jeune maître, vous avez admirablement rempli votre rôle de commandant. »

Nicks fronça les sourcils en entendant l’homme s’adresser à lui. « Allez. Vous n’avez pas à me traiter comme un enfant. »

 

☆☆☆

 

La bataille s’était terminée plus vite que l’on aurait pu l’imaginer. Incapable de trouver une occasion de s’échapper, Gabino fut capturé avec le reste de ses hommes, qui étaient encore déguisés en pirates de l’air. Nicks les avait ligotés et amenés sur le pont de son navire.

Gabino regarda les flammes engloutir le navire tombé à l’eau. Il se tourna ensuite vers la fille qui lui avait volé sa montre à gousset préférée. C’était une belle voleuse, avec ses longs cheveux blonds et soyeux et ses yeux bleus.

« Il a été fabriqué dans l’Empire. C’est un objet bien extravagant pour vous », commenta-t-elle avec un sourire, en le regardant de haut.

« Vous avez l’œil pour la qualité », répondit Gabino avec un sourire narquois.

« On m’a appris à identifier la valeur d’un trésor. »

« Vous êtes une bande de sauvages qui ont le sang d’aventuriers qui coule dans leurs veines. C’est tout. » L’attitude condescendante de Gabino à l’égard des aventuriers imprégnait chacune de ses paroles, témoignant de l’infériorité sociale d’une telle profession au sein du Saint Royaume de Rachel.

La femme, Dorothea, ne semblait pas gênée. Elle lui rendit sa condescendance. « Quelle ironie de la part d’un pirate de l’air ! »

Gabino laissa échapper un petit souffle. « Ça ne sert à rien de se cacher derrière des déguisements après avoir fait tout ce chemin. Je demande à être traité comme un prisonnier de guerre. Je suis du Saint Royaume de —. »

Avant qu’il n’ait pu finir de dévoiler sa propre identité, Dorothea s’empara d’un fusil caché à proximité et tira un coup de feu en l’air. Après avoir démontré qu’il était chargé de balles réelles, elle pointa l’arme sur lui.

« Nous n’avons que faire de vos mensonges ! Vous êtes un pirate de l’air, et je suis une aristocrate du royaume de Hohlfahrt. Je dois donc me débarrasser de vous et de vos semblables. »

Gabino paniqua. Elle n’avait visiblement pas l’intention de les traiter comme des prisonniers de guerre. « M-Mais nous sommes du Saint Royaume de —. »

« Il n’y a pas de soldats du Saint Royaume de Rachel ici. Vous avez attaqué notre académie en tant que pirates de l’air, alors vous serez des pirates de l’air. Comment pourrions-nous interpréter autrement cette situation ? » Elle leur souriait, mais son expression se refroidissait peu à peu. « Vous avez déjà attaqué la maison Roseblade, n’est-ce pas ? »

Gabino fronça les sourcils. Cette femme était l’une des Roseblades. « Je crains de n’avoir aucune idée de ce à quoi vous faites référence. Nous n’avons rien à voir avec cela. »

« Vos survivants ont tout avoué. Les Roseblades n’ont aucune pitié pour leurs ennemis. Notre éthique reste la même, que l’on soit aristocrate ou aventurier : à la seconde où vous permettez aux gens de vous traiter avec mépris, vous sacrifiez toute votre valeur. » Dorothea le regarda comme on regarde une fourmi.

Gabino sentit que la mort était presque inévitable, à moins qu’il ne convainque cette femme de l’épargner. Il plaida : « J’ai des informations bénéfiques à vous offrir ! Je vous donnerai tout ce que je sais sur les anciens aristocrates traîtres qui se cachent dans la capitale de votre royaume. S’il vous plaît —. »

Dorothea fronça les sourcils, déçue. « Ces informations seraient précieuses pour la capitale, oui, mais quel bénéfice en tirer pour moi et mon mari ? »

« Hein ? Beaucoup, sûrement ! La famille royale vous serait redevable si vous lui transmettiez ces informations ! »

« Vos “informations” n’ont aucune valeur. » Le visage de Dorothea perdit toute émotion à l’exception d’un ennui méprisant. Elle se tourna vers un groupe de soldats Roseblade et ordonna : « Emmenez-le. Nous devrons lui apprendre exactement ce qui arrive à ceux qui se battent contre la maison Roseblade. »

Comme à l’accoutumée, un autre cuirassé s’approcha. Celui-ci arborait le drapeau de Roseblade. Gabino et ses hommes blêmirent, imaginant déjà le pire avenir qui pouvait leur être réservé.

+++

Partie 3

J’avais convoqué Hering dans une salle privée du château. Je soupçonnais les autres membres de mon groupe d’être réunis dans une salle de stratégie, une carte étalée devant eux, pour discuter de la manière de traiter cette affaire. Étant donné que l’on m’avait confié le commandement, je devrais y faire part de mes propres réflexions, mais je devais d’abord parler à Hering.

« C’est eux qui brouillent les pistes, Luxon ? » avais-je demandé.

J’avais supposé qu’ils étaient responsables des interférences à l’échelle de la ville, mais mes soupçons n’avaient été confirmés que lorsque Hering avait jeté un coup d’œil à Brave.

Hering soupira brusquement. « Kurosuke, arrête de te mêler de leurs affaires. Tu as dit toi-même que cela t’épuisait. »

La capacité de Brave à gêner Luxon à ce point faisait de lui une menace sérieuse. Mais tout comme nous nous méfions de lui, il n’était pas non plus enclin à nous céder le moindre centimètre.

« Non. À la seconde où j’arrêterai de le brouiller, ils lanceront une attaque furtive contre nous. Partenaire, tu ne peux que leur accorder le bénéfice du doute, car tu ne sais pas ce qu’ils sont vraiment », déclara Brave.

« C’est à moi de le dire », rétorqua Luxon, la voix plus grave et plus menaçante qu’à l’accoutumée. Peut-être que cela indiquait à quel point il était furieux. Il était terriblement émotif pour une IA. « As-tu la moindre idée du nombre de vies humaines qui ont été perdues à cause de ta simple existence ? »

« Vraiment ? Tu vas jouer à ce jeu, n’est-ce pas, espèce de boîte de conserve ? Alors, laisse-moi te dire une ou deux choses ! »

Les deux s’étaient lancés dans leur propre petite dispute tandis que Hering et moi avions haussé les épaules. Hering semblait vouloir mettre fin au brouillage, il ne restait donc plus qu’une chose à faire.

« D’accord. Permets-moi de donner un ordre à Luxon ici et maintenant. Luxon, tu ne dois pas attaquer les étudiants en échange de l’Empire. Cela inclut également Brave. »

« Maître, as-tu perdu la raison ? Qu’en est-il de la promesse que tu m’as faite tout à l’heure ? »

Luxon voulait dire que j’avais accepté de faire ce qu’il voulait avec Hering et Brave une fois que nous aurions vaincu l’armure démoniaque à trident. Malheureusement pour lui, j’étais une mauvaise personne avec une mémoire sélective. J’avais tendance à oublier les choses quand cela m’arrangeait.

« Désolé. Je ne m’en souviens pas. »

« Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? En vérité, tu as l’irrémédiable habitude de te donner la priorité sur tout et n’importe qui d’autre. »

Après avoir vu mon engagement, Hering déclara à Brave : « Kurosuke, repose-toi un peu. Même Mia s’est inquiétée pour toi. »

« Quand il s’agit de vous protéger, toi et Mia, partenaire, je refuse de prendre des demi-mesures ! »

« Tu peux nous protéger sans les brouiller, n’est-ce pas ? Et si la capitale se retrouve engloutie dans une mer de flammes… Eh bien, Mia et moi nous retrouverons dans une situation délicate. »

« Urgh… D’accord ! Juste cette fois ! »

Leur relation était résolument différente de celle que je partageais avec Luxon, mais ils avaient leur propre dynamique.

Le corps de Brave trembla sur place. Un instant plus tard, la lentille rouge de Luxon s’alluma.

« Mon lien a été rétabli. »

« D’accord ! Alors, finissons-en, puisque c’est la dernière demande de Roland. »

« Dernière ? » répéta Luxon, comme s’il ne comprenait pas ce que je disais.

Roland n’avait pas l’air d’être encore longtemps dans ce monde. C’était un salaud, certes, mais je voulais au moins lui accorder ce dernier souhait. Même si je le détestais sincèrement, je ne voulais pas qu’il meure, et de toute façon, ces émeutes allaient perturber le reste de la population. Mieux vaut nettoyer ça rapidement.

« Trêve de tergiversations, passons à l’action. Mlle Mylène nous attend. »

« Dois-je te rappeler qu’Anjelica t’attend aussi ? De telles remarques sont extrêmement insensibles. Je lui rapporterai immédiatement cette dernière infraction. »

« Je préférerais vraiment que tu ne le fasses pas. »

Hering et Brave avaient observé notre échange avant de se jeter un coup d’œil l’un à l’autre.

« Ils ont l’air proches », déclara Hering.

« J’ai honte de penser que ces deux-là ont failli nous tuer là-bas », grommela Kurosuke.

Excusez-nous, nous avons aussi failli perdre la vie dans ce combat !

 

☆☆☆

 

Dès que la liaison avec Luxon fut rétablie, un grand nombre de drones stationnés dans toute la capitale s’élevèrent dans les airs et lui offrirent une vue d’ensemble. Ils transmettaient toutes les données à Luxon en une microseconde. Une fois que ces robots fabriqués en série eurent reçu leurs ordres, ils commencèrent à s’acquitter des tâches qui leur étaient assignées. Certains restèrent en l’air tandis que d’autres se dirigèrent vers des endroits précis. La ville entière était sous la domination de Luxon.

 

☆☆☆

 

Lorsque j’étais arrivé dans la salle de stratégie, les principaux acteurs du royaume étaient là pour m’accueillir. Il s’agissait de Mlle Mylène et de Julian de la famille royale, ainsi que du père de Mlle Clarisse, le ministre Bernard.

Dès qu’Anjie m’avait aperçu, elle s’était précipitée et m’avait pris le bras. « Où étais-tu ? Nous ne pouvons rien décider sans toi. »

Elle avait de bonnes raisons d’être irritée. Nous étions face à une situation d’urgence où chaque seconde comptait, et pourtant, en tant que responsable, j’étais rentré tranquillement sans aucune urgence. Tous les regards s’étaient posés sur moi dans une galerie de froncements de sourcils.

« Désolé pour ça, mais, euh… Tout va s’arranger maintenant. »

Je m’étais dirigé vers la table où se trouvait la carte. Luxon avait émis un faisceau de lumière de son œil sur la surface de la carte, mettant en évidence un certain nombre de zones.

« J’ai indiqué les endroits où nous pensons que les ennemis se cachent. J’ai également réalisé une analyse prédisant les mouvements futurs des ennemis. Je vais maintenant vous présenter ma proposition d’emplacement pour nos troupes. »

La salle de stratégie avait explosé en cacophonie face à ce flot soudain d’informations, mais ce qui avait vraiment attiré mon attention, c’était l’adorable agitation de Mlle Mylène. Les lumières que Luxon avait créées sur la carte avaient déjà commencé à se déplacer.

« Ces informations sur leurs déplacements sont-elles récentes ? » demanda-t-elle.

« C’est en temps réel », lui répondit sèchement Luxon.

Les yeux de Mlle Mylène s’étaient écarquillés pendant une fraction de seconde. Elle baissa le regard, la tristesse envahissant ses traits pendant un bref instant, avant de secouer la tête et de se tourner vers moi. Apparemment, elle avait enfermé les émotions qui la consumaient, mais je me demandais ce qui avait bien pu provoquer sa réaction.

« Marquis Bartfort, » dit-elle, « nous allons commencer par déplacer nos troupes. J’espère que cela ne pose pas de problème ? »

« Hein ? Euh, non, allez-y. »

Au début, je n’avais pas compris pourquoi elle demandait cela, du moins jusqu’à ce que je me souvienne que j’étais censé être celui qui commandait. Elle ne pouvait pas prendre de telles décisions sans m’en parler d’abord.

Le ministre Bernard se prit la tête dans les mains. « Nos ennemis sont nombreux et très dispersés. Cela prendra beaucoup de temps. »

Son commentaire laissait entendre qu’ils avaient la capacité de s’occuper de tous ces insurgés, mais qu’ils ne pouvaient pas concevoir de s’occuper d’un si grand nombre de personnes à la fois. C’était dans cette optique que je m’étais demandé où je pourrais emprunter la puissance militaire nécessaire pour renforcer nos forces. J’ai immédiatement pensé à mes amis.

« Permettez-moi d’appeler mes amis de l’académie. Plusieurs d’entre eux ont peut-être déjà leur dirigeable à proximité. »

Certaines familles, comme la mienne, se rendaient périodiquement dans la capitale. Avec le bon timing, nous pourrions obtenir un certain nombre de navires de cette manière.

Le ministre Bernard acquiesça avec enthousiasme. « Ce serait une aide précieuse. Mais alors, à qui devrions-nous confier leur commandement ? »

Bonne question. Ces amis sont les seules personnes que j’ai sous la main pour… attendez… Je m’étais rendu compte que Julian me fixait. C’est ça ! La brigade des idiots ! Je pourrais utiliser la même formation que dans le jeu.

« Nous allons convoquer Brad et lui confier le commandement depuis la sécurité d’Einhorn. Nous pouvons aussi mettre Greg et Chris à contribution. Nous envahirons les repaires des ennemis. »

« Léon, tu ne laisses pas quelqu’un de côté ? » demanda Julian avec espoir. « Tu sais, un homme en qui tu peux avoir confiance plus que n’importe quel autre ? »

« Oh, c’est vrai. Je suppose que j’ai oublié. »

Il sourit. « Vous êtes notre commandant en chef, mon seigneur. Essayez de garder la tête froide. »

J’avais acquiescé. « C’est vrai, j’aimerais que Jake prenne la moto aérienne si possible, mais le problème, c’est que je ne connais pas de pilote de moto expérimenté que je pourrais envoyer avec lui. Je suppose qu’il devra rester sur place cette fois-ci. »

Julian m’avait regardé fixement. « Léon, et moi ? »

« Reste tranquille et sois sage. Tu as perdu la tête si tu penses que je peux envoyer un prince là-bas. »

Ses épaules s’affaissèrent en signe de défaite. Mlle Mylène jeta un coup d’œil à son fils, perplexe.

J’avais renoncé à la participation de Jilk à cette mission, mais le ministre Bernard déclara : « Marquis, combien de motos aériennes voulez-vous préparer pour cette entreprise ? »

« Autant que possible. Si nous confions le commandement à Jilk, je suis sûr qu’il pourra en faire bon usage. Dans un endroit aussi exigu que la capitale, les motos aériennes seront plus maniables que les armures. »

« Je serais heureux d’offrir la pleine coopération de la Maison Atlee à cette fin. »

« Vous êtes sûr ? » avais-je demandé. « Jilk vous commandera directement. »

Jilk et la maison Atlee avaient un passé amer, dont la faute incombait entièrement à Jilk, qui avait rompu ses fiançailles avec Miss Clarisse Atlee. Une faute impardonnable pour la famille de cette dernière.

« Ce ne sera pas un problème », m’avait assuré le ministre Bernard. « Et comme vous ne l’avez pas oublié, nous possédons une piste de course de motos aériennes. Je connais un nombre considérable de personnes qui peuvent nous aider. »

C’était très bien, mais pouvions-nous sérieusement confier ces personnes à Jilk ? C’est ce qui me préoccupe. Mais encore une fois, c’est Jilk qui doit s’inquiéter de la façon dont il va s’occuper d’eux, pas moi. De toute façon, il mérite de souffrir pour les conneries qu’il a faites.

« D’accord. Alors, aidez-nous, s’il vous plaît », avais-je dit.

« Avec plaisir. »

Ensuite, j’avais tourné mon regard vers la personne en qui j’avais le plus confiance : Anjie. Sa famille, les Redgrave, commandait la plus grande force de la capitale. Leur aide serait d’un grand secours.

« J’aimerais demander à la maison Redgrave de participer également. Cela ne te dérange pas, Anjie ? »

Elle avait détourné le regard, à ma grande surprise. Ses mains étaient devenues des poings. Vexée, elle secoua la tête. « Je crains que mon père et mon frère aîné ne puissent pas m’aider cette fois-ci. Ils sont loin de la capitale. »

« Quoi ? »

« Et je ne peux pas prendre seule le commandement des forces du duché. Je suis vraiment désolée, Léon. »

C’est étrange. L’un d’entre eux était toujours dans la capitale, que ce soit Monsieur Vince ou son fils, Monsieur Gilbert. Cela ne voulait pas dire qu’il n’arrivait jamais que les deux retournent sur leur territoire, mais c’était décidément irrégulier. J’ouvris la bouche pour demander des détails à Anjie, mais le ministre Bernard me posa la main sur l’épaule. Lorsque je lui jetais un coup d’œil, il secoua la tête. Mlle Mylène baissa les yeux.

Je suppose que je devrais laisser tomber le sujet ?

« Si c’est une impasse, il faudra faire avec ce qu’on a. Je vais aller à Arroganz et —. »

« Il ne faut pas ! » interrompit Madame Mylène. « Léon — non, Marquis Bartfort, restez ici, s’il vous plaît. Vous le ferez, n’est-ce pas ? »

« Hein ? Euh, d’accord. » Elle l’avait dit avec une telle autorité que je n’avais pas pu la défier. J’avais donc hoché la tête.

Entre-temps, Julian s’était éloigné du reste du groupe. Il faisait la moue. « Je voulais sortir avec les autres et me battre… »

Tu sais ce que je veux ? Que tu te mettes dans le crâne que tu es un putain de prince !

+++

Partie 4

Brad prit place sur la passerelle d’Einhorn, là où Léon s’asseyait habituellement, vêtu d’un uniforme violet. « Ce Léon sait comment faire travailler les gens jusqu’à l’os ! Je le félicite toutefois d’avoir eu le bon sens de me confier son vaisseau. C’est une décision très prudente ! Je ne suis pas opposé à la dureté du champ de bataille, mais un poste comme celui-ci, qui exige un esprit intelligent, me convient bien mieux. »

Pendant qu’il se délectait de son petit moment de triomphe, Daniel et Raymond se tenaient à proximité, ayant été forcés d’embarquer avec lui. Bien que lassés par les frasques de leur commandant préféré, ils se contentaient de regarder à l’extérieur. Trois autres cuirassés accompagnaient l’Einhorn, tous appartenant à leurs amis.

Faisant précéder ses paroles d’un soupir exagéré, Daniel déclara : « Très bien, Capitaine… »

« Général », insista Brad. « Je supervise quatre cuirassés en ce moment même. C’est le titre le plus approprié. »

Raymond roula des yeux. « Très bien, mon général. Quel est le plan ? »

La mission de Brad consistait à utiliser les cuirassés pour transporter des troupes et du matériel jusqu’à leur destination et les larguer. Le moment venu, il devait les récupérer et les réinstaller ailleurs. Le canon principal d’Einhorn ne pouvant être utilisé à l’intérieur de la capitale, sa présence dans le ciel de la ville ne servait qu’à intimider les insurgés.

« Nous savons déjà où se cachent les ennemis. Il ne nous reste plus qu’à visiter chacune d’entre elles et à nous emparer des personnes concernées », expliqua Brad. « Ce qui est ennuyeux, c’est leur nombre. »

« Les gars au sommet le savaient déjà. Ils auraient dû éliminer ces groupes avant que cela ne commence », grommela Daniel, mécontent d’avoir été entraîné dans cette affaire sans avoir été prévenu.

Raymond partageait son point de vue. Lui aussi avait du mal à comprendre ce que pensaient les hauts responsables de la capitale. « Oui, c’est un bon point. Vu le désordre dans lequel nous nous trouvons, je vois bien qu’un certain nombre de personnes seront bientôt démises de leurs fonctions. »

Brad écoutait les discussions en arrière-plan, mais son attention était surtout concentrée sur la carte indiquant l’emplacement des repaires des ennemis. Il s’était laissé aller à une contemplation silencieuse pendant un moment. Toute la capitale est actuellement sous la juridiction de Léon. Sa Majesté doit se sentir mal à l’aise… surtout depuis que les Redgrave les ont abandonnés.

Malheureusement, les Redgrave étaient l’une des nombreuses maisons nobles qui avaient trouvé une raison de ne pas aider à réprimer les émeutes. Certains possédaient des domaines dans la capitale, étaient au courant de la situation et avaient choisi de l’ignorer de toute façon. La plupart étaient des nobles régionaux. Leur attitude suggérait qu’ils ne se souciaient pas de savoir si la capitale brûlait ou non.

Quoi qu’on en pense, les choses vont se gâter autour de Léon. Brad soupira doucement avant de prendre son air de jeu et d’avancer sa main droite devant lui.

« Très bien, j’ai pris ma décision. Nous allons nous déplacer dans le sens des aiguilles d’une montre et prendre d’assaut chaque lieu ! C’est plus beau. »

Daniel et Raymond haussèrent les épaules à l’unisson. Ni l’un ni l’autre ne comprenait pourquoi Brad voulait de la beauté sur un champ de bataille.

 

☆☆☆

 

Greg défonça la porte d’un des pubs de la capitale qui s’était vidé de ses clients à cause des émeutes. Il portait cette fois une tenue d’infanterie et un fusil. Derrière lui se trouvent des troupes équipées de la même manière, qui jetèrent un regard sur le pub dès leur entrée.

« Par ici ! » cria Greg. Il se dirigea vers les escaliers dès qu’il les repéra et monta au deuxième étage du pub. Celui-ci faisait office d’auberge.

Ses soldats crièrent derrière lui : « C’est dangereux ! »

« Tout ira bien. »

Il poursuivit son avancée jusqu’au couloir du deuxième étage. Lorsqu’il arriva devant la porte d’une chambre, il se plaqua dos au mur. Des coups de feu retentirent lorsque la personne qui se trouvait de l’autre côté déchargea sur la porte, la laissant criblée de trous. Greg identifia parfaitement l’arme au son de ses tirs.

C’est une arme de poing. Je suppose qu’il n’y a qu’un seul homme.

Dès que son ennemi eut fini de tirer et dut recharger, Greg en profita pour enfoncer la porte et charger à l’intérieur. La pièce abritait une famille d’anciens aristocrates, un homme à moustache, sa femme et le reste de la maisonnée.

« Plus un geste ! »

Lorsque les troupes de Greg franchirent la porte, la famille abandonna ses armes et leva les mains en signe de reddition.

Des larmes de frustration montèrent aux yeux du moustachu. « Merde ! Pourquoi cela arrive-t-il ? Si seulement je ne m’étais pas enfui à l’époque… »

« Il est trop tard pour te lamenter sur ton sort maintenant », cracha Greg, ne voulant pas et ne pouvant pas perdre de temps à écouter ses excuses. « Tu aurais dû prendre l’initiative d’améliorer les choses plus tôt si tu ne voulais pas que les choses se terminent ainsi. »

Cet homme et sa famille avaient été déchus de leur statut de nobles pendant la guerre entre le royaume de Hohlfahrt et l’ancienne principauté de Fanoss, après avoir fui l’ennemi plutôt que de l’affronter. Après cela, ils s’étaient mis à gérer ce pub et l’auberge située à l’étage, tout en invitant des mercenaires et des criminels à se rendre à la capitale pour participer à leur soulèvement.

Greg laissa à ses hommes le soin d’attacher chacun d’eux.

« Bon sang, ils sont tous pareils », grommela-t-il en sortant du pub, son fusil toujours à la main. Là, il trouva Chris qui pilotait son Armure. « Est-ce fini, Chris ? »

« Oui, j’ai fini ici », dit Chris. Il avait l’air profondément irrité. « Brad nous a ordonné de nous rendre immédiatement à l’endroit suivant. Ce type aime certainement faire claquer le fouet. »

La mission de Chris était de capturer les mercenaires et les criminels que la famille gardait à l’abri dans l’auberge. Cette famille leur avait fourni des armes et même des Armures. Comme Chris était à la tête d’un escadron rempli d’hommes en Armure, il fut chargé de les soumettre.

« Tu as la vie dure ici », dit Greg.

« Je pourrais en dire autant de toi. Dès que tu auras terminé ici, tu partiras t’occuper d’un autre endroit, n’est-ce pas ? »

« Oui. Une fois que nous aurons remis les criminels, nous devrons nous rendre à la prochaine cachette. »

Leur conversation fut brève. Un certain nombre d’Armures s’étaient rassemblées au-dessus de Chris, planant dans les airs.

« Seigneur Arclight, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous avons fini d’appréhender tous les mercenaires. »

Chris guida sa propre Armure dans les airs et fit un léger signe de la main à Greg avant de partir. « Très bien. Continuons vers notre prochaine destination. »

Greg les regarda partir. Il posa son fusil sur son épaule et murmura : « Je suppose que je devrais faire de même. »

 

☆☆☆

 

Un groupe de femmes s’engouffrait dans une ruelle étroite d’un quartier particulièrement exigu de la capitale, où une forte concentration de bâtiments s’entassait dans un espace réduit. Les hauts gradés et les représentantes des Dames de la Forêt prenaient la tête de la file qui s’enfuyait. Le reste des membres de l’organisation et leurs familles suivaient de près, traînant des sacs et autres bagages encombrants et de grande valeur — principalement les biens de la représentante et du reste de l’équipe dirigeante. Les membres de haut rang avaient laissé à leurs subordonnés le soin de transporter leurs objets de valeur, avec l’ordre strict de ne pas en abandonner un seul.

La représentante en chef elle-même courait de toutes ses forces. Elle ne pouvait pas se permettre d’ignorer que l’ourlet de sa robe était de plus en plus sale à chaque pas. « Nous devons nous échapper rapidement ! Quel culot de la part de cet homme et de ses compatriotes de jurer que nous pouvions leur confier l’affaire. Cela prouve que même les hommes de Rachel ne sont pas dignes de confiance ! » Elle était furieuse contre Gabino qui n’avait pas tenu sa promesse et avait pris la fuite.

D’autres groupes de la capitale qui détestaient également l’ordre social actuel étaient venus lui demander de l’aide, ainsi qu’aux autres Dames de la Forêt. Cela leur avait permis de prendre conscience du danger imminent.

« Que le gouvernement s’acharne à attaquer nos cachettes une à une comme ça ! C’est impensable. Qui a pu nous dénoncer ? Qui est le traître ? »

Dès que la représentante avait senti le danger, elle avait rassemblé ses affaires et s’était enfuie. Elle était bien décidée à ne pas se laisser embarquer par les autorités comme les autres. Les autres membres de la direction générale la suivaient de près.

« Êtes-vous sûrs que c’était sage d’abandonner les autres ? » demanda l’un d’eux docilement. « Ceux à qui nous avons confié des missions — comme Zola et ses enfants — ne savent pas que nous avons abandonné notre cachette. »

Lorsque la représentante et les cadres supérieurs avaient lancé l’appel à la fuite, Zola et ses enfants étaient loin de la cachette sur ordre de la représentante. De ce fait, ils avaient pris du retard dans leur fuite.

« Qui se soucie d’eux ! C’est sa famille qui a provoqué toute cette catastrophe. Elle et sa progéniture méritent d’être attrapées. »

Les Dames de la Forêt avaient emprunté des ruelles sinueuses pour tenter de fuir, mais elles avaient été aveuglées lorsqu’elles avaient débouché sur une rue principale.

« Pourquoi… ? »

La représentante s’était effondrée sur ses genoux, épuisée par la course prolongée. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’elle et les autres étaient encerclés par des soldats sur des motos aériennes. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, pensant faire demi-tour, et découvrit que le chemin était déjà bloqué par d’autres troupes. Des fusils étaient pointés sur le groupe, qui n’avait nulle part où s’enfuir. Les épaules de la représentante s’affaissèrent en signe de défaite.

Un soldat descendit de sa moto et enleva son casque. Sous le casque, la représentante fut surprise de reconnaître le visage souriant d’un ancien héritier de la noblesse.

« Seigneur… Jilk ? »

Ses yeux s’écarquillent. « Oh, ma réputation me précède. Malheureusement, je ne vous reconnais pas du tout. »

Tout en sachant qu’elle se raccrochait à la paille, elle plaida : « Je vous ai aperçue de loin dans le passé et depuis, je suis une de vos plus grandes admiratrices. Je vous en supplie, ne pouvez-vous pas nous laisser partir ? »

Son sourire s’étira. « Malheureusement, je ne peux pas. Cela me fait mal de perdre un fan, vraiment, mais je serais considéré comme un criminel si je laissais les instigateurs de l’émeute en liberté. Et si vous êtes effectivement mon fan, vous ne voudriez pas que cela m’arrive, n’est-ce pas ? Je n’ai donc pas d’autre choix que de vous arrêter, vous et vos camarades. » Il jeta un coup d’œil à ses hommes. « Arrêtez-les tous. »

 

☆☆☆

 

Les autres hommes descendirent de leurs motos à l’ordre de Jilk, non sans avoir fait des remarques cinglantes et amères à leur « chef ».

« “Arrêtez-les tous” qu’il dit… Il agit comme s’il était notre patron. »

« Sale type. »

« Salaud, abandonner Lady Clarisse comme ça. »

Ils avaient suivi les ordres, même s’ils avaient exprimé leur grand mécontentement à ce sujet.

L’un des hommes parmi eux avait été un fervent partisan de Clarisse et s’était classé deuxième dans la course de moto de l’école, derrière Léon. Coureur chevronné, il s’était lancé professionnellement dans la course de moto aérienne après avoir obtenu son diplôme. Il faisait ce qu’on lui demandait avec autant de réticence que ses coéquipiers.

Jilk lui adressa un sourire dubitatif. « Merci, Monsieur Dan, pour votre aide. »

Dan fulmina contre Jilk avec une colère à peine dissimulée. « Je fais cela parce que Lord Bernard et le Marquis Bartfort me l’ont demandé. Je n’accepterais jamais d’ordres de votre part dans le cas contraire. »

Les autres hommes acquiescèrent d’un signe de tête énergique et s’attelèrent à la tâche de lier les Dames de la Forêt. Ces hommes, rassemblés par Monsieur Bernard, en voulaient profondément à Jilk d’avoir annulé ses fiançailles avec Clarisse. Sans la situation d’urgence et les ordres de deux hommes qu’ils respectaient, ils n’auraient jamais prêté la moindre attention aux ordres de Jilk. Ils étaient à moitié tentés d’utiliser leurs armes contre Jilk, de le tuer et d’en finir, mais ils trouvèrent la force de s’abstenir.

Leur hostilité n’échappa pas à Jilk. Il continua à rayonner comme si cela ne le dérangeait pas le moins du monde. « En gros, vous me détestez et vous suivez mes ordres parce qu’on vous a dit de le faire. Quel soulagement d’avoir cela sur la table ! Je vois que je peux vous faire travailler jusqu’à l’os sans me soucier de savoir si vous suivrez les instructions. »

Ses paroles avaient jeté de l’huile sur le feu. Si Dan perdait du temps à penser à Jilk, il serait consumé par la rage, alors il se concentra sur la mission.

« Il semble que votre prédiction était correcte », avait-il déclaré. « Il n’y a pas de place pour le doute. Vous avez le talent de poursuivre méticuleusement ceux qui tentent de s’enfuir. Votre personnalité, par contre… C’est une tout autre affaire. » Dan détestait Jilk, mais il devait reconnaître que cet homme était ridiculement doué.

Les autres semblaient partager l’évaluation de Dan. La compétence de Jilk en tant que chef, associée à la demande de Bernard et de Léon, les avaient tous poussés à suivre son commandement malgré leurs réserves.

« Il y a quelque chose dans la façon dont vous avez formulé cela qui ne me convient pas, mais je vais laisser passer cette fois, » dit Jilk. « J’admets que ce genre de travail correspond à mes points forts. Il est assez facile d’anticiper les pensées de ce genre de personnes et de deviner où elles essaieront de s’enfuir. Même moi, je dois avouer que ma capacité d’analyse est presque terrifiante. »

Dan ricana en voyant comment Jilk chantait ses propres louanges de manière flagrante. « N’est-il pas certain que vous puissiez les lire si facilement parce que vous êtes le même genre d’ordure qu’eux ? »

Les autres hommes acquiescèrent furieusement.

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Chapitre 8 : Les sœurs Bartfort

Partie 1

Des émeutes avaient éclaté dans toute la capitale. Les habitants fuyaient frénétiquement les zones dangereuses et Finley se retrouva prise dans le chaos. Elle tenait dans sa main gauche un sac de courses contenant quelques nouveaux vêtements et accessoires qu’elle avait achetés plus tôt. Jenna lui avait saisi la main droite et l’entraîna derrière elle.

« Marche plus vite, Finley ! »

« Jen, attends ! »

Oui. Finley était introuvable dans l’enceinte de l’école pour une raison simple : elle était allée jouer dans la capitale avec Jenna.

Lorsque Finley entendit le bruit d’une fusillade dans une rue éloignée, elle baissa la tête par réflexe. « Qu’est-ce qui se passe ? Hé, Jen ! »

« Si je le savais, mais cela doit être grave ! » Jenna lui répondit, trop paniquée par leur situation d’urgence pour utiliser des mots plus rassurants. « Mais je peux te dire ceci, nous ne resterons pas dans les parages pour le découvrir. »

En temps normal, Finley serait déjà rentrée au dortoir, mais elle était restée dehors et avait enfreint le couvre-feu en raison de l’invitation de Jenna. Elles profitaient de leur journée ensemble lorsque la folie avait commencé. Les deux filles avaient été surprises par la violence soudaine, mais dès qu’elles avaient réalisé que des combats avaient éclaté dans toute la ville, elles s’étaient empressées d’essayer de s’enfuir.

« On dirait qu’il se passe aussi quelque chose à l’académie », dit Finley. « J’ai vu un dirigeable là-bas — il y avait des Armures qui se battaient au-dessus de la capitale. »

Les sœurs étaient impatientes de se mettre à l’abri, mais elles n’avaient aucune idée de l’endroit où elles pourraient le faire. Jenna ne s’arrêta pas pour y réfléchir et ne jeta pas non plus un coup d’œil à Finley. Elle regarda devant elle en criant : « Assez bavardée ! Bouge tes jambes ! Les secours finiront par arriver. Nicks et Léon sont là. »

Malgré ses moqueries constantes à l’égard de son frère aîné et de son frère cadet, ses paroles laissaient entendre qu’elle comptait sur eux. Finley, en comparaison, avait vécu à la maison toute sa vie avant de venir à l’académie pour la première fois. Elle doutait que l’on puisse compter sur ses frères dans une telle situation.

« Penses-tu qu’on peut leur laisser le soin de le faire ? » demande-t-elle. « En es-tu sûre ? »

Jenna entraîna Finley dans une ruelle et plaqua son corps contre le mur, s’efforçant de calmer sa respiration. Toute cette course l’avait épuisée. « Tu es vraiment une idiote », parvint-elle à dire entre deux respirations haletantes.

Finley souffla en essuyant la sueur sur son visage. « Qui traites-tu d’idiote ? C’est de ta faute si nous sommes dans ce pétrin ! J’ai essayé d’y retourner plus tôt, mais non ! “Il n’y a pas de mal à enfreindre le couvre-feu”, tu as dit, et tu as continué à me traîner dans des endroits ! » Si Jenna ne l’avait pas poussée à sortir plus tard, elle était sûre d’être en sécurité à l’académie.

Jenna savait au fond d’elle-même que c’était elle qui était en tort, mais l’empressement de Finley à lui faire porter le chapeau l’avait refroidie. « Tu étais tout à fait d’accord ! Tu as dit que tu voulais aller dans un restaurant chic, et quand nous l’avons fait, tu as commandé la moitié du menu. Tu te souviens ? »

Elles commençaient à se chamailler sérieusement lorsqu’un homme surgit des profondeurs de la ruelle. Il était armé. Dès qu’elles l’aperçurent, les sœurs restèrent bouche bée, en partie par peur, mais surtout parce qu’elles le reconnaissaient.

L’homme était vêtu de l’uniforme de travail habituel du personnel de l’académie. Il pointa son arme sur les deux femmes et déclara : « Je crois que j’ai finalement eu de la chance. Vous allez venir tranquillement… ou sinon. »

Jenna s’était avancée devant Finley, l’air hargneux. « Rutart… Tu étais ici dans la capitale depuis le début, n’est-ce pas ? »

« Ne prends pas ce ton mielleux avec moi ! Si les choses étaient ce qu’elles devraient être, je serais baron… non, marquis à l’heure qu’il est ! » Son attitude laissait entendre qu’il se croyait capable de tous les exploits de Léon, si seulement on ne lui en avait pas volé l’occasion.

« Toi, un marquis ? Beaucoup trop irréaliste, tu ne trouves pas ? » Finley rétorqua sans ménagement, cachée dans l’ombre de sa sœur aînée.

« Imbécile », lui rétorqua Jenna, toute troublée. « Ne l’énerve pas —. »

Avant qu’elle n’ait pu terminer, Rutart appuya sur la gâchette. Un bruit sec retentit autour d’eux. Une fraction de seconde plus tard, Jenna s’effondra sur le sol.

« Jen !? » s’écria Finley.

Jenna s’agrippa à sa cuisse droite. Malgré ce qui devait être une douleur atroce, elle siffla : « Bon sang. Ça va à tous les coups laisser une cicatrice. »

« Jen, tu es blessée ! »

« Ce n’est qu’une égratignure », insista Jenna, alors que du sang jaillissait de la blessure. Heureusement, la balle n’était pas logée dans sa jambe, mais ce n’était pas une grande consolation. Elle l’avait transpercée de part en part — une blessure importante, quelle que soit l’échelle de mesure.

Le visage impassible de Rutart se maintint fermement tandis qu’il avançait. « Connaissez votre place. Vous êtes loin d’être à mon niveau. » Il était tombé en disgrâce comme sa mère, mais il conservait son odieuse fierté. « Vous serez mes otages contre Léon. Si vous ne voulez pas mourir, fermez vos gueules et faites ce qu’on vous dit. »

 

☆☆☆

 

Les deux jeunes filles furent guidées vers le repaire des Dames de la Forêt. L’endroit était en grande partie désert depuis que la représentante et ses larbins l’avaient quitté. Les deux sœurs avaient les mains liées dans le dos et un tissu entourait la jambe blessée de Jenna. De là où elles étaient allongées sur le sol froid et dur, elles entendaient les voix de trois personnes qui se disputaient. Trois personnes avec lesquelles Finley et Jenna — non, toute la famille Bartfort — avaient des liens amers.

L’une des voix était celle de Zola, qui portait désormais des haillons crasseux au lieu de robes voyantes. Ses cheveux et sa peau étaient en désordre, ce qui la faisait paraître bien plus âgée qu’elle ne l’était en réalité. Ses mains étaient cachées par une paire de gants noirs.

« Pourquoi est-ce que ce sont ces deux-là que tu as ramenés avec toi ? » hurla Zola, confuse et furieuse de leur situation. « Où est la princesse ? Je suis revenue après être allée chercher l’objet qu’on m’avait demandé et j’ai constaté que les autres femmes avaient disparu. La représentante aussi ! Je n’ai plus aucune idée de ce qui se passe ! Explique-moi ! »

Une autre voix venait de Merce, toujours aussi ostensiblement vêtue. La principale différence était son maquillage criard qui ressortait même dans l’obscurité de la nuit. Elle avait maigri au cours des quelques années qui s’étaient écoulées depuis la dernière fois qu’elles l’avaient vue, ce qui laissait supposer qu’elle avait traversé de nombreuses épreuves.

« Tu es totalement inutile ! Tu avais le choix entre de nobles dames et des civils à utiliser comme otages ! Il y avait même une princesse d’un gouvernement étranger présente à l’académie. Pourquoi ne nous as-tu pas amené quelqu’un de valeur ? »

Rutart se recroquevilla tandis que les deux femmes s’acharnaient sur lui. « J’aurais aimé amener quelqu’un de plus respectable, vous savez ! Mais Son Altesse et ces autres nobles ont surgi de nulle part, et je n’ai eu d’autre choix que de fuir. J’ai trouvé ces deux-là sur le chemin du retour, alors je les ai pris en otage. » L’attitude qu’il avait montrée à Finley et à Jenna avait disparu, remplacée par celle d’un lâche pleurnichard, fruit de l’influence constante de sa famille.

Rutart jeta un coup d’œil à Finley et Jenna. Zola et Merce suivirent son regard. Finley, frustrée, n’avait pu que leur répondre par un regard noir. J’aurais dû respecter le couvre-feu comme l’a dit Léon. Si elle était rentrée à l’heure prévue, elle n’aurait jamais été capturée et Jenna n’aurait jamais été blessée de la sorte.

« Désolée, Finley », dit Jenna en dépit de la douleur. « C’est arrivé seulement parce que je t’ai gardée dehors tard. »

« Je suis plus inquiète pour ta jambe. Est-ce que ça va ? »

« Ce n’est rien. »

La grimace de Jenna racontait une autre histoire. Finley réalisa maintenant à quel point elle avait été imprudente. Elle regrettait d’avoir contrarié Rutart.

Merce s’approcha des deux, ayant entendu leur échange. « Vous avez beaucoup râlé pour une blessure mineure. » Elle fit claquer son pied contre la tête de Finley. « Vous regarder, les filles, me met hors de moi. Vous n’êtes même pas de vraies aristocrates — vous vivez des restes que nous vous avons laissés ! »

Elle enfonça son talon dans la tête de Finley, exprimant sa frustration face aux circonstances actuelles. « C’est nous qui sommes issus de la vraie noblesse de sang ! Alors pourquoi continuez-vous à être considérés comme des membres haut-placés de la société alors que nous sommes traités comme de vulgaires racailles ? J’ai été forcée de porter ces vêtements ridicules et de sortir avec un homme que je n’aime même pas, juste pour pouvoir m’en sortir ! Tout ça à cause de vous ! Je vous le dis, vous allez payer pour toutes mes souffrances. »

« Ça fait mal ! » s’écria Finley.

Merce leva son pied. Puis elle l’abattit, frappant la tête de Finley encore et encore. Plus elle le faisait, plus Finley sentait la rage bouillir en elle. Non, ce n’est pas fini, pensa-t-elle. Je n’oublierai pas cela, et je me vengerai, quoi qu’il en coûte. Loin de trembler de peur, Finley entretenait sa colère et sa conviction.

Soudain, elle sentit un autre corps recouvrir le sien.

« Jen !? », s’exclama Finley.

Jenna avait drapé son corps sur celui de Finley pour protéger sa jeune sœur. Cette démonstration exaspéra Merce, qui s’était contentée de frapper Jenna du pied.

« Tu veux montrer la beauté de votre lien fraternel ? Aucune d’entre vous n’a de valeur ! Je prévois déjà que Léon vous abandonnera. Je vais vous tourmenter jusqu’à la mort, ici et maintenant ! »

Finley partageait vraiment cette opinion. Jenna et elle se disputaient constamment avec Léon, et il était toujours extrêmement froid avec elles. Si Colin était en danger, Léon se précipiterait à son secours sans poser de questions, mais elle doutait qu’il fasse la même chose pour Jenna et elle.

Ce grand frère pourrait vraiment m’abandonner. Bon sang. Je suppose que j’aurais dû faire un peu plus de gentille avec lui. J’aurais peut-être pu sauver Jen… Les pensées de Finley se tournèrent vers Jenna, qui la protègeait de la colère de Merce.

Zola regarda la torture se dérouler avec un sourire moqueur. « Merce, je veux bien que tu les maltraites, mais ne les tue pas. Qu’elles soient inutiles ou non, elles pourraient nous être utiles. C’est compris ? »

Merce prit des respirations haletantes, à bout de force. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire sadique. « Tu as raison, mère. Mais tant que je ne les tue pas, je peux les battre à ma guise. N’est-ce pas ? » Elle termina à peine sa phrase qu’elle enfonça son pied dans l’estomac de Jenna.

« Hngh ! » Jenna gémit d’agonie.

« J-Jen !? »

Rutart commença à applaudir. « Un excellent spectacle. » Il arborait un sourire tout aussi méprisant.

Finley fulminait d’une colère à peine contenue. Je jure que si c’est la dernière chose que je fais, je montrerai à chacun d’entre vous ce que signifient les mots « enfer ».

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