Chapitre 20 : Agents
Partie 1
Mitsuha rendit visite au capitaine mercenaire pour la première fois depuis longtemps. Le développement de son comté l’avait tenue bien trop occupée pour qu’elle puisse s’y arrêter. En dehors des grenades, qui, d’une manière ou d’une autre, finissaient toujours derrière elle, elle était déjà capable d’utiliser la plupart des armes qu’elle portait.
Mais ça ne veut pas dire grand-chose. Je sais comment tirer, oui, mais ma précision est encore très faible.
Les mercenaires avaient gagné une belle somme d’argent avec les écailles, la viande et d’autres parties du dragon. Pour maintenir un certain degré d’équité et empêcher quiconque de monopoliser les échantillons, ils avaient fixé des limites à la quantité qu’un pays pouvait acheter. Qualifier leurs prix de « chers » aurait été un euphémisme. Tous les pays qui se plaignaient voyaient leurs parts mises aux enchères ou vendues à des géants du secteur.
Ce n’est vraiment pas cool, grimaça Mitsuha.
Ils avaient également obtenu certains des droits sur les découvertes, les inventions et les produits issus de la recherche sur les matériaux du dragon. Dans l’ensemble, Wolfgang était maintenant très riche.
« Whoa, vous aurez aussi votre part. Ne me regardez pas comme ça », dit le capitaine.
Mitsuha rétrécit ses yeux, ce qui était suffisant pour l’effrayer un peu.
« Alors, vous ferez toujours le travail de mercenaire ? » avait-elle demandé.
« Eh bien, c’est la seule chose pour laquelle nous sommes bons. Bien sûr, nous pourrions diviser l’argent et nous séparer, mais alors nous n’aurions rien à faire. On gaspillerait probablement notre argent, on se ferait harceler pour ça, ou on se ferait piéger et on redeviendrait fauchés. Il est plus sûr de garder l’équipe ensemble. Je veux dire, quel genre de crétin choisirait de se battre avec nous ? Quoique, effectivement, le fait qu’on ait plus à prendre des boulots à la noix juste pour joindre les deux bouts est une bonne chose. Nous ne prévoyons pas de nous battre de sitôt. »
C’est logique. Pourquoi quelqu’un risquerait-il sa vie pour de l’argent s’il l’a déjà gagné ?, pensa Mitsuha
« Oh, au fait, je vous ai dit que je dirigeais un comté entier maintenant, non ? Vous m’aideriez si on avait un problème de bandits ou autre ? »
« Bien sûr. Votre travail bénéficie d’un traitement spécial. Les gens là-bas n’ont pas d’armes, donc il est peu probable que l’un de nous meure. Mais si tel est le cas, cela voudrait dire qu’il ne valait pas grand-chose. Je suis sûr que tout le monde serait volontaire pour n’importe quel travail que vous nous donneriez. »
« Euh, je ne suis pas dans un endroit qui peut être envahi par d’autres pays, je ne pense donc pas avoir besoin d’autant de puissance de feu que la dernière fois. »
Ce serait vraiment excessif.
« Cela mis à part, savez-vous où je pourrais trouver un navire en bois qui ne nécessite qu’un équipage d’environ dix à vingt personnes ? »
Mitsuha pensait que, contrairement au Japon, les pays autour de la base de Wolfgang pouvaient encore utiliser des navires en bois sans moteur, mais…
« Une galère ? Quoi, il y a encore des sortes d’esclaves chez vous ? », demanda le capitaine.
Ses yeux étaient grands ouverts.
Je suppose que je n’en aurai pas ici, conclut Mitsuha.
Elle n’avait pas prévu d’entraînement pour la journée, elle s’était donc contentée de flâner dans la base. Ce fut à ce moment-là que l’idée d’acheter un tank ou un canon automatique lui était venue.
Le « Dieu » de Wolfgang s’était bien comporté pendant ce combat… C’était une sacrée bonne publicité. Cependant, j’en achèterai un quand je serai plus riche. Les VBL avec des canons de 5,56 mm sont trop faibles. Un char d’infanterie avec un autocanon de 20 mm est ce qu’il me faut. Attendez, contre qui ai-je l’intention de me battre ?!
Pour l’instant, elle s’était décidée à partir. Mais avant de retourner dans l’autre monde, elle avait décidé d’aller faire du shopping, mais pas au Japon. Elle pouvait très bien faire du shopping dans ce pays. Elle pouvait ainsi obtenir beaucoup de choses inaccessibles au Japon, et c’était en plus moins cher. Dans certains magasins, elle était déjà une habituée, ils lui donnaient donc souvent des extra ou des bonbons.
Oui, je sais que j’ai l’air d’avoir douze ans, bon sang !
« Allez-vous en ville ? », demanda le capitaine.
« Ouais. J’ai quelques courses à faire », dit Mitsuha.
Le capitaine baissa alors la voix.
« Il y a des gens bizarres qui fouinent dans le coin ces derniers temps. Je pense que ce sont des espions d’un autre pays. »
« Que cherchent-ils ? »
« Probablement un moyen d’aller dans l’autre monde, afin d’obtenir des matériaux et des technologies que nous n’avons pas ici. Un de nos crétins a posé vos photos sur notre page d’accueil, et depuis que nous avons commencé à faire des affaires, nous avons échangé ces pièces d’or un paquet de fois. N’importe quel professionnel qui nous regarderait attentivement se rendrait compte que vous êtes passée d’ici à l’autre côté des tonnes de fois maintenant. »
« Je comprends pour les matériaux, mais… la technologie ? Dans un monde d’épées et d’arcs ? »
« Vous savez ce que je veux dire. La magie, la sorcellerie, le vaudou. Peu importe comment vous voulez l’appeler. »
« Ohhh. »
Mitsuha comprenait maintenant.
Ces gens — ou leur nation — voulaient s’assurer les droits sur l’autre monde et peut-être même l’occuper avec leurs forces armées. Ils avaient probablement pensé qu’ils pourraient échanger une pièce de ferraille de vingt-quatre dollars contre un grand terrain, ou un briquet contre des diamants non taillés.
Ils ne savaient pas que le pouvoir de saut de Mitsuha n’était pas quelque chose de scientifique ou un tunnel dimensionnel entre les mondes. Même s’ils la capturaient et lui ordonnaient de les emmener là-bas, elle pouvait simplement sauter toute seule, ou sauter avec eux au sommet d’une montagne gelée en laissant leurs vêtements et leurs armes derrière eux — les possibilités étaient infinies.
Tant qu’elle n’était pas tuée sur le coup, elle pouvait sauter dans l’autre monde pour s’échapper à tout moment, de sorte que les personnes qui n’avaient pas le droit de la tuer ne pouvaient rien lui faire. Même s’ils l’endormaient pour l’interroger plus tard, elle pouvait sauter loin d’eux dès qu’elle reprendrait conscience. Ils ne pouvaient obtenir quelque chose d’elle que si elle était consentante.
Super. Maintenant, j’ai un peu envie de voir ce qui se passerait si je m’échappais en emportant tous les bâtiments avec moi. Cette idée potentiellement gore mise à part… Ils pensent tous que je viens de l’autre monde, et même s’ils découvrent mon vrai nom, je n’ai pas de famille proche. Oh, comme je rirais s’ils essayaient de prendre mon oncle et ma tante en otage. Dans l’ensemble, ce n’est vraiment pas un gros problème.
« Très bien. Je suis sûre que ce ne sera pas un problème, mais faites en sorte que mon nom corresponde à l’histoire que vous avez racontée à tout le monde. Ce ne serait pas bon pour moi si mon vrai nom se répandait trop loin. »
« Euh, ouais… Compris. »
Le fait qu’elle insiste sur son « vrai nom » avait pris le capitaine au dépourvu.
Demande juste au Japonophile de ton équipe, Capitaine. Il saura probablement de quoi je parle.
Un des membres de Wolfgang avait conduit Mitsuha en ville. Les mercenaires s’étaient même disputés entre eux pour savoir qui le ferait, ce qui avait donné à Mitsuha l’impression que son temps était enfin arrivé. Elle aurait pu se rendre en ville en faisant un saut dans le monde, mais comme cela comportait toujours le risque d’être repérée, et que la ville était à moins d’une demi-heure en voiture, elle avait décidé d’accepter le trajet. Trente minutes de bavardage inutile sur la route ne semblaient pas non plus être du temps perdu.
Il n’y avait aucun feu de signalisation sur la route, la distance entre la base et la ville était donc assez directe, environ 30 km de long. Une ruche de mercenaires ne pouvait probablement pas être trop proche d’un établissement civil.
Une fois que le mercenaire déposa Mitsuha, il fit simplement demi-tour et retourna à la base. Il savait qu’une fois qu’elle aurait terminé ses achats, elle retournerait dans « son monde », il n’y avait donc aucune raison de l’attendre.
Pour une raison quelconque, les mercenaires semblaient supposer que, bien que Mitsuha puisse sauter de n’importe quel endroit sur Terre, elle ne pouvait sauter vers leur base que de l’autre monde. Ils pensaient probablement que n’importe quel endroit était bon pour l’initiation du saut, mais que la destination nécessitait une sorte de marqueur, qu’elle avait installé dans la base de Wolfgang.
Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Ça pourrait bien finir par me protéger.
Alors que Mitsuha se promenait en ville, achetant des ingrédients et autres, quelqu’un l’interpella.
« Excusez-moi, jeune fille, avez-vous un moment ? »
Elle s’était retournée pour voir un homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, d’une quarantaine d’années, à l’aura agréable. Il semblait mesurer un peu moins d’un mètre quatre-vingt, et portait un costume sombre. À ses côtés se tenaient deux hommes plus jeunes, également vêtus de costumes sombres.
Est-ce une sorte de règle pour cet équipage ?
« Oui. Qu’est-ce que c’est ? »
Alors qu’elle parlait, la connaissance des langues russe et chinoise affluait dans l’esprit de Mitsuha. Le russe était courant, tandis que le chinois était un peu moins parfait. Il lui avait parlé en anglais, mais elle le maîtrisait déjà, il n’y avait donc aucun changement.
Je suppose que c’est un Russe qui a appris l’anglais et le chinois.
Inutile de dire que Mitsuha lui avait répondu en anglais.
« Je voudrais parler. Puis-je ? » avait-il demandé.
« Hein ? Eh bien, bien sûr, si ça ne prend pas trop de temps. »
L’homme sourit : « Excellent. Que diriez-vous de discuter autour d’un déjeuner ? Laissez-nous vous emmener quelque part. »
Une voiture aussi sombre que leurs costumes se trouvait à l’arrêt derrière eux.
Il est impossible qu’une fille fragile monte là-dedans avec trois hommes à l’air louche et leur chauffeur. Pensent-ils que je ne sais pas grand-chose parce que je ne suis « pas de ce monde » ?
« Je vais devoir passer mon tour. On m’a dit que dans ce monde, il ne faut pas accompagner les gens que l’on ne connaît pas ou entrer dans leur voiture. »
Ils froncèrent les sourcils de frustration, se demandant clairement qui lui avait dit une telle chose.
« Mais ça ne me dérangerait pas de parler avec vous autour d’un thé dans cet endroit là-bas », ajouta Mitsuha tout en le pointant du doigt.
N’ayant pas le choix, les hommes acquiescèrent et suivirent Mitsuha.
Je doute qu’ils aient l’intention de me kidnapper tout de suite. Ils voulaient probablement juste établir un contact cette fois-ci. Mais on n’est jamais trop prudent.
« Euh, cet endroit est… », un des hommes s’était éclipsé, déconcerté.
Bon sang, on se fera tout de suite repérer ici. Les choses qu’ils voulaient gardées secrètes ne le resteront pas longtemps, pensa Mitsuha.
L’établissement était rempli de jeunes filles, et il y avait trois hommes en costume. Comme on pouvait s’y attendre, cela fit d’eux le centre d’attention. Ils étaient venus dans un café spécialisé dans les sucreries, et il jouissait d’une popularité décente parmi les filles du quartier.
Je l’ai évidemment choisi exprès. Ils ne peuvent rien faire de louche ici. Hahahaha !
Mitsuha se dirigea vers un coin de table et s’assit, dos au mur. En général, elle pensait qu’il valait mieux éviter les situations sans issue claire, comme les interactions avec des comploteurs des pyramides, des sectaires ou d’anciens camarades de classe entourés d’amis qu’elle ne connaissait inévitablement pas. Cependant, cette fois-ci, elle était prête à renoncer à sa prudence en raison de son pouvoir de saut dans l’autre monde et de la nature de cet établissement.
Elle appela une serveuse et commanda un ensemble de gâteaux. Deux des hommes prirent un café, tandis que le troisième demanda un sundae à la banane garni de chocolat et de crème fouettée. Les deux premiers l’avaient regardé fixement.
Oh, j’ai compris. Il voulait essayer, mais n’avait pas le courage d’y aller tout seul. Eh bien, monsieur, j’espère que vous l’apprécierez.
« Alors, de quoi voulez-vous parler ? » Mitsuha demanda, ne faisant aucun effort pour garder sa voix basse.
Elle avait l’intention d’insister sur le fait qu’elle ne les connaissait pas, elle était juste une fille qui avait été abordée par des hommes étranges qu’elle ne connaissait pas.
Sa tactique fut super efficace. Un groupe de femmes d’une vingtaine d’années regarda la table de Mitsuha avec stupeur, puis lui jeta des regards répétés en sortant son téléphone de son sac. Les hommes n’avaient pas remarqué cela, car ils regardaient Mitsuha — qui n’avait rien d’autre qu’un mur derrière elle — et ils tournaient le dos aux autres clients.
Comme prévu.
L’air un peu mal à l’aise, l’homme qui l’avait interpellée en premier commença à parler à voix basse.
« Je vais aller droit au but. Êtes-vous la princesse de l’autre monde ? »
Oui, il ne tourne pas autour du pot !
« Oui. Comment le savez-vous ? »
« Oh, très bien ! En fait, nous venons d’un pays qui souhaite établir une relation diplomatique avec le royaume de Votre Altesse. Nous pouvons même envoyer notre armée pour combattre le Roi-Démon ! »
Ouais, ouais. Vous voulez juste mettre votre pied à l’intérieur et ensuite tout prendre par la force. Mais au fait, qu’est-ce que vous voulez de ce monde ?
Les armes modernes devenaient inutiles sans ravitaillement ni entretien, et, quelle que soit leur puissance, ils se battraient sur beaucoup trop de fronts. Les raids nocturnes constants priveraient leurs soldats de sommeil, et quelqu’un pourrait s’infiltrer et empoisonner leur nourriture et leur eau. Ils auraient également du mal à stocker ces vivres, si bien qu’ils brûleraient rapidement ce qu’ils avaient et allaient mourir de faim.
merci pour le chapitre
Merci pour le chapitre