Chapitre 6 : Calme dans le village, orage dans ma tête
Sayuki et papa étaient toujours dans ma chambre, se pâmant devant le lézard.
« Peut-être que tu devrais augmenter un peu la température et l’humidité là-dedans. »
« Ah, les lézards tatoués aiment prendre des bains de soleil sur les rochers. Tu devrais changer un peu la disposition du terrarium et ajouter un abri. »
« D’accord, mais qu’en est-il du revêtement de sol ? Et la lumière là-dedans est une de ces nouvelles… »
Je n’avais compris qu’environ dix pour cent de ce qu’ils disaient. Mais du moment qu’ils s’amusaient.
« Personne ne t’a dit quel genre de lézard c’était, Yoshio ? Je suis presque sûr que c’est un lézard tatou, mais j’aimerais en être certain. »
J’avais sursauté, car je ne m’attendais pas à ce que l’un ou l’autre me parle. Heureusement, j’avais préparé une histoire pour cette question.
« Vous vous souvenez que j’aidais ce village dans ses projets de développement ? Vous savez, le village d’Hokkaido ? »
« Oui. »
« Oui. »
Ils avaient tous les deux répondu en même temps, leurs yeux toujours fermement fixés sur le lézard. Un souvenir de papa me réprimandant pour avoir parlé à quelqu’un sans le regarder dans les yeux m’était soudainement apparu.
« Bref, dans le cadre de ce projet, ils ont fait de la reproduction sélective pour créer de nouvelles espèces qui deviendront les symboles de leur village. C’est ainsi que ce lézard est né, et c’est la même chose avec ces fruits. »
Ce n’était qu’un mensonge partiel, espérons que cela lui donne plus de crédibilité.
« S’il vous plaît, essayez de garder ce petit gars secret. Pareil pour les fruits. N’allez pas répandre ces photos autour de vous. »
Je les avais vus prendre des photos jusqu’à présent, mais maintenant ils essayaient de cacher leurs téléphones dans leur dos. Ils avaient vraiment l’intention de montrer leurs photos à tout le monde.
« Le village veut que je découvre ce qu’il mange en dehors des fruits et s’il peut être gardé dans un foyer ordinaire comme celui-ci. »
« Si c’est une nouvelle espèce, il faut l’enregistrer et il faut probablement une autorisation pour la garder. Je suppose que le village s’est occupé de tout cela pour toi. Pour être honnête, je ne connais pas grand-chose à ce domaine. »
J’avais hoché la tête, sachant très bien que le village n’avait probablement rien fait de tel. Et comme je commençais à m’inquiéter de l’état dudit village, j’avais fait sortir mes visiteurs de la pièce. Ceux-ci avaient regardé le lézard avec envie en partant, et j’avais fermé la porte derrière eux. Personne n’était jamais entré dans ma chambre si la porte était fermée, mais je n’avais plus confiance maintenant que j’avais un lézard dont ils étaient si amoureux. J’avais noté dans mon esprit que je devais éteindre mon écran quand j’irai prendre un bain.
Enfin seul, je m’étais assis à mon bureau. Avec tout ce qui se passait dans le monde réel, j’avais presque oublié la tragédie dans le jeu, mais mes villageois n’avaient pas oublié. Ils passaient le temps tranquillement dans leurs chambres. Carol dormait, ses parents étaient assis à côté d’elle et lui caressaient doucement les cheveux.
« Je me sens mal pour Murus. Nous avons aussi été chassés de notre village, mais nous avons toujours notre famille. »
« Je sais. On dit que le temps guérit toutes les blessures, mais ça ne rend pas les choses faciles. J’espère juste que Murus pourra se rétablir un jour. »
Tout comme Murus, ces villageois connaissaient la douleur de perdre leur maison et les gens qui les entouraient. J’étais allé voir Chem et Gams. Gams était dans les vapes après cette journée épuisante, et Chem essayait de prier, mais elle s’endormit à mi-chemin. Et même si elle n’avait pas combattu comme son frère, elle avait marché tout ce chemin et aidé à creuser les tombes. C’était déjà assez fatigant en soi.
« Tu n’as pas à t’inquiéter pour tes prières, Chem. Va te reposer. »
Murus s’était déplacé du sol vers son lit, mais ses yeux étaient grands ouverts et il continuait à fixer le plafond.
« Je me demande à quoi il pense en ce moment… J’espère juste qu’il ne fera rien de radical. »
Il avait peut-être perdu la volonté de vivre, mais j’avais besoin qu’il se batte du mieux qu’il pouvait.
Je m’étais demandé qui il avait pu perdre, peut-être sa famille ou son amoureuse. Il avait l’air jeune, mais il était suffisamment âgé pour avoir eu une femme et des enfants. Étant moi-même célibataire et, jusqu’à récemment, entièrement aux crochets de ma famille, il m’était présomptueux de dire que je savais ce qu’il ressentait. J’étais pourtant extrêmement inquiet pour lui. Il n’arrêtait pas de se lever de son lit et de ramasser le poignard qu’il avait laissé par terre. L’anxiété montait au creux de mon estomac chaque fois qu’il le touchait, mais je n’avais aucun moyen de l’arrêter, je ne pouvais que regarder.
En y réfléchissant, je pourrais activer le golem et intervenir. Une partie de moi voulait respecter son choix, mais la partie qui voulait le garder en vie était plus forte.
Une autre heure passa. Murus sortit un livre de son sac d’herbes et de médicaments. Il balaya la couverture verte et laissa échapper un soupir.
« Pourquoi ne nous avez-vous pas sauvés ? Le Dieu du destin nous a bien aidés quand on avait besoin de lui. »
Il s’était renfrogné, mais il y avait dans son expression plus d’angoisse que de colère.
J’avais deviné que ce livre ressemblait beaucoup à celui que Chem portait, mais qu’il était destiné au Dieu du peuple de Murus. Contrairement à notre livre, auquel je pouvais envoyer des messages, le leur était probablement inerte. Mes villageois étaient toujours si émus et surpris par mes prophéties que cela me fit penser que la communication que j’avais avec eux était unique.
Être béni par un dieu dans le monde du jeu semblait être un miracle en soi. Murus regardait le Dieu du destin accomplir des miracles juste devant lui, pas étonnant qu’il éprouve du ressentiment envers son propre Dieu.
« Hé. Attends une seconde. »
Soudainement, l’horreur m’envahit. Je venais de réaliser que rien ne m’empêchait d’abandonner mon village. S’ils étaient attaqués pendant que j’étais au travail, je ne pourrais rien faire. Le village entier pourrait être détruit sans qu’ils ne voient un seul miracle. C’était exactement ce qui était arrivé au peuple de Murus.
« Maintenant que je travaille trois ou quatre fois par semaine, c’est tout à fait possible. »
Alors, quoi ? Devrais-je quitter mon travail et redevenir un NEET ?
Je ne peux pas faire ça.
Je ne pouvais pas tout jeter, il m’avait fallu tant d’efforts pour en arriver là. Si seulement il y avait un moyen de garder un œil sur mes villageois même lorsque j’étais au travail. J’avais fait défiler l’écran des options sans grand espoir, mais un bouton piqua ma curiosité.
« Téléchargez l’application mobile pour accéder au Village du Destin où et quand vous voulez ! »
Il y avait une application mobile ?! Ce n’était pas la première fois que je regardais les options du jeu, mais j’avais dû la manquer auparavant. Depuis que maman m’avait donné son vieux smartphone, je pouvais utiliser des applications mobiles. Je l’avais immédiatement téléchargée. Le logo familier du Village du destin était apparu à l’écran.
« On dirait que je peux aussi faire des miracles et écrire des prophéties depuis mon téléphone. »
Parfait. Je n’allais pas commencer à consulter mon téléphone pendant que j’étais censé travailler, mais maintenant je pouvais au moins suivre les choses pendant mes pauses ou dans la voiture sur le chemin du retour. C’était un vrai soulagement pour mon esprit.
J’avais vérifié mes PdD. Ils avaient augmenté après notre combat contre le gobelin. Mon tour avec la poupée et notre victoire m’avaient assuré la gratitude de mes villageois. Je n’avais pourtant pas récupéré tous les points que j’avais utilisés, seulement un tiers environ. Mais c’était assez pour quelques miracles.
Je ne savais pas trop ce que Murus comptait faire, mais j’allais quand même lui offrir un miracle.
*****
Le soleil m’avait réveillé. Je m’étais assis devant mon PC pour voir comment allait Murus au moment même où je m’étais réveillé. Celui-ci n’était pas dans sa chambre. Je m’étais dirigé vers la table bancale faite maison pour trouver tous mes villageois assis là… ainsi que Murus. Le petit déjeuner était servi.
« Dieu merci. »
J’avais poussé un soupir de soulagement.
Il ne souriait pas, mais j’étais heureux de le voir en vie. La morosité planait lourdement pendant que tout le monde mangeait. Même Carol était silencieuse. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, mais elle était assez intelligente pour sentir le malaise.
« Désolé de vous avoir fait subir tout ça », dit Murus en posant ses couverts à côté de son assiette de nourriture à peine touchée.
« Il n’y a pas besoin de s’excuser. »
« J’y ai beaucoup réfléchi hier soir, et je ne vais pas forcer les choses si vous n’êtes pas à l’aise avec ça. Mais je me demande si je pourrais rester ici avec vous tous. J’ai envisagé de quitter cet endroit pour de bon, mais il y a peut-être encore des survivants. De plus, je ne connais absolument rien du monde en dehors de la forêt. C’est la seule maison que je connaisse. », commença Murus.
Je m’étais retrouvé avec un léger sourire. C’était exactement ce que j’avais espéré. Mais plus que cela, la demande de Murus montrait qu’il avait décidé de continuer à vivre. Les autres villageois n’échangèrent qu’un regard rapide entre eux avant de se mettre à sourire.
« Bien sûr que tu peux rester. Pourquoi refuserions-nous ? »
« Je suis d’accord avec mon frère. Nous serons heureux de vous avoir. »
Murus prit les mains tendues de Gams et de Chem.
« Tu vas vivre ici ? ! Yay ! »
Carol s’était réjouie tout en sautant de haut en bas.
« C’est tellement agréable de voir que plus de personnes habitent ici, n’est-ce pas, mon cher ? »
« Oui », avait convenu Rodice, « et nous sommes heureux de vous avoir, Murus. »
« Je savais que vous ne me laisseriez pas tomber. »
J’avais souri à l’attitude accueillante de mes villageois.
« Murus a rejoint le Village du Destin ! »
Le message s’était affiché à l’écran, marquant officiellement Murus comme l’un de mes villageois. J’avais cliqué sur lui, et j’avais enfin pu lire sa biographie.
« Murus, 151 ans. Femme. Une elfe qui vit dans la Forêt interdite. Une archère et une médecin compétente. Elle avait l’habitude de croire au Dieu de la Médecine, un dieu mineur sous le Dieu des Plantes, mais a perdu sa foi lorsque son village a été détruit. »
« Hein… »
Tout cela était pour le moins inattendu, mais les parties qui avaient le plus attiré mon attention étaient son âge et sa race. Avait-elle vraiment 151 ans ? ! Selon les normes humaines, elle avait l’air d’avoir une vingtaine d’années tout au plus. Les elfes étaient généralement connus pour leur longue vie et leur apparence jeune, on pouvait bien le voir dans ce cas. Ses oreilles étaient cachées sous ses cheveux, et je ne pouvais pas dire si elles étaient longues et pointues. En y repensant, je me rappelais qu’elle avait dit quelque chose de méchant sur les nains. En plus, c’était une archère qui vivait dans une forêt interdite. Il n’y avait pas plus elfe que ça.
J’aurais dû le remarquer dès le début. Mais c’était le moment de faire la fête, pas de me frustrer de mon incompétence.
Oh, oui, et apparemment Murus était une fille ? Elle était vraiment jolie pour un garçon, mais d’après son comportement et son discours, j’avais toujours supposé qu’elle était un homme, même si elle ne l’avait jamais confirmé.
« Je suppose que Chem et Carol n’ont pas non plus remarqué. »
Si elles l’avaient fait, Murus aurait sûrement rencontré beaucoup plus de résistance en tentant de chasser seul avec Gams. Si la sœur adorée et la jeune admiratrice s’associaient un jour, je ne pouvais même pas imaginer les dégâts qu’elles feraient.
Quoi qu’il en soit, Murus était l’un des nôtres maintenant. Un seul ajout à notre petite famille, mais un ajout important. Elle savait comment se battre, et elle connaissait la forêt et comment y survivre. En plus de cela, mes villageois étaient déjà à l’aise avec elle. Je n’aurais pas pu demander une meilleure recrue.
« Bienvenue au village, Murus. »
À la lumière des sourires de tous, un soupçon de couleur était revenu sur son visage. Je souhaitais seulement être là avec eux.
merci pour le chapitre