Chapitre 10 : L’amie de la marionnette ~Point de vue de Rose~
Partie 1
« Mana. Que penses-tu de mon maître ? »
Le visage de Mana avait tressailli puis s’était figé. Mes mots avaient dû toucher une partie extrêmement sensible d’elle. Personne ne l’avait touchée auparavant. Ou peut-être… qu’elle-même n’avait pas l’intention de permettre à quiconque de la toucher. En cet instant, j’avais fait un pas vers la partie d’elle-même que Mana gardait cachée.
« … Ne le faisons pas, d’accord ? Rien d’agréable ne sortira de cette conversation. »
La réponse de Mana était détachée, du moins en apparence. Le fait qu’elle ait réussi à retrouver son habituel comportement inexpressif était exactement ce que j’attendais d’elle.
« Hé, Rose. N’était-ce pas une journée très amusante ? Eh bien, je suppose que certaines choses ont été assez embarrassantes pour moi, et j’ai fini par blesser Gerbera… Mais c’était une journée amusante, n’est-ce pas ? La terminer en parlant de quelque chose de bizarre gâcherait toute la journée. Ce serait du gâchis. Alors arrêtons-nous là, d’accord ? »
« Non. Je n’arrêterai pas. »
Je secouais la tête. Cela avait certainement été amusant. Même si nous avions fait plusieurs gaffes, nous pouvions aussi regarder en arrière et en rire. C’était un fragment de notre vie quotidienne. Aussi insignifiant soit-il, c’était un trésor précieux qui n’appartenait qu’à nous.
Comme elle l’avait dit, aller plus loin pourrait éventuellement gâcher toute la journée, ou peut-être même faire s’écrouler tout ce que nous avions accumulé ensemble. Ce que j’essayais de faire ici était peut-être équivalent à la destruction de notre trésor.
Néanmoins, je ne pouvais pas arrêter cette conversation. C’était peut-être dangereux, mais je ne pouvais pas craindre de m’avancer. J’en étais convaincue. Le sourire de Mana lorsqu’elle contemplait la forteresse n’était que fugace, comme s’il pouvait disparaître à tout moment.
« J’ai un doute dans mon esprit depuis un certain temps maintenant, » avais-je dit, osant m’avancer. Ce n’est autre que Mana elle-même qui m’avait donné la force de le faire. « Mon maître se méfiait de toi. Et tu le sais toi-même. Pourtant, tu as continué à le soutenir. »
« … Qu’est-ce qui te fait douter de ça, Rose ? Je m’excuse si je t’ai offensée d’une manière ou d’une autre. »
« C’est absurde. Il n’y a pas besoin de s’excuser. » J’avais secoué la tête. « Je me demandais juste. Avec tes capacités, tu aurais pu faire les choses autrement. »
Pendant tout ce temps, j’avais observé mon maître et Mana. Ils étaient toujours dans mon esprit. Je voulais les comprendre. Je pouvais être fière du fait que personne d’autre n’avait consacré ses pensées à ces deux-là autant que moi. C’est pour cela que je nourrissais de tels doutes.
Je m’étais souvenue de la nuit où j’étais allée voir mon maître pour obtenir la permission d’enseigner la magie à Mana. La méfiance et l’incompréhension avaient tourbillonné dans son cœur. Mon maître souffrait d’une sévère méfiance envers l’humanité, provenant de son horrible expérience lors de la destruction de la Colonie. Il pouvait se sentir différemment maintenant, mais au moins jusqu’à cette nuit, il avait vu Mana avec des yeux anormalement méfiants. Mais le traumatisme de mon maître était-il vraiment la seule cause de ce comportement ? Je ne pouvais m’empêcher de douter que ce soit le cas.
Mon maître se méfiait de Mana. Et sachant cela, Mana avait continué à le soutenir. Lors du combat contre Gerbera, qui n’avait pas de nom à l’époque, Mana avait non seulement élaboré le plan, mais elle avait aussi exposé sa propre vie au danger. Elle avait même pris le rôle ingrat d’aider Lily à retrouver son calme. La raison pour laquelle elle continuait à m’aider à comprendre mon cœur encore inexpérimenté était évidente maintenant que nous étions amies. Mais avant cela, les raisons initiales qui l’avaient poussée à le faire étaient en grande partie dues au fait que j’étais le serviteur de mon maître.
Elle n’avait pas grommelé une seule plainte, ni ne s’était mise en colère. Elle ne boudait pas. Elle n’avait aucune force dans la bataille. Elle continuait sincèrement à chercher quelque chose qu’elle pouvait faire — sans demander une seule chose en retour.
Il était naturel de douter de ses raisons d’agir quand elle agissait ainsi. Je ne pouvais tout simplement pas comprendre ses motivations à ce moment-là. Alors, n’était-ce pas parfaitement logique de douter d’elle ? N’était-ce pas la réaction évidente à la question de savoir pourquoi elle faisait une telle chose ? De plus, elle portait un profond malaise dans son cœur, tout comme mon maître. N’aurait-on pas soupçonné qu’elle complotait pour obtenir une compensation cachée ? Et si cette compensation devait rester cachée, alors elle devait être née d’une raison louche. Avoir des doutes sur ce qu’elle complotait exactement n’était pas si étrange.
Pour emprunter les propres mots de Mana, son comportement ne montrait que le désir « de faire quelque chose pour quelqu’un ». « Vouloir faire quelque chose » et « vouloir que quelqu’un fasse quelque chose pour vous » n’existaient pas ici. De tels désirs étaient censés révéler les qualités humaines d’une personne, mais je ne pouvais pas voir une telle humanité en Mana, peu importe comment je regardais…
Ce qui était mystérieux ici, c’est que la situation était complètement différente avec moi. Je n’avais jamais vraiment soupçonné Mana de quoi que ce soit comme le faisait mon maître, mais quand elle m’avait prêté sa main, elle avait sincèrement exprimé ses sentiments. « Je ressens de la sympathie », « Je suis reconnaissante », « Je veux être ton amie ». Et pourtant, elle n’avait jamais fait l’effort d’arriver à une telle compréhension mutuelle avec mon maître. En un sens, c’était comme si elle arrosait les germes de sa méfiance.
Et puis il y avait le plus gros problème. Si je pouvais le remarquer avec mon esprit immature, alors il n’y avait aucune chance que Mana ne le remarque pas, vu sa sagesse. Dans ce cas, je ne pouvais arriver qu’à une seule conclusion.
« Mana, agis-tu de manière à ce que mon maître se méfie de toi ? »
Aux yeux de mon maître, Mana avait vraiment l’air suspecte. Dans tous les cas, il n’avait pas vu la Katou Mana que je connaissais. Tout ce qu’il avait vu, c’était la silhouette d’un « monstre », en quelque sorte, cachant ses crocs intrigants.
Je commençais à me demander si ce n’était pas uniquement à cause du filtre qu’il utilisait pour regarder, où tout semblait suspect. C’était précisément parce que Mana elle-même avait agi de la sorte que mon maître continuait à se méfier d’elle.
« Peut-être… » Mana n’avait pas nié ce que j’avais dit et avait penché la tête sur le côté. « Pourquoi ferais-je une telle chose ? »
« Je ne le savais pas moi-même jusqu’à maintenant. »
Personne ne connaîtrait la réponse à cette question, même s’il avait une meilleure compréhension des humains que moi. Qui dans le monde agirait délibérément d’une manière à inviter la méfiance en soi ? Dans un sens, c’était un acte d’automutilation. Il n’y avait aucune raison de faire quelque chose d’aussi absurde. C’est pourquoi je m’étais convaincue que ce n’était que mon imagination, même si je trouvais le comportement de Mana plutôt étrange jusqu’à présent.
« Mais après t’avoir observée il y a quelques instants, j’ai compris. Mana… » Derrière mon masque, j’avais regardé mon amie droit dans les yeux. « Tu ne veux pas que mon maître fasse confiance aux humains. »
Mana était restée silencieuse. Ses yeux s’étaient légèrement agrandis. N’importe qui d’autre n’y aurait pas prêté attention. Mais cette faible manifestation d’émotion était plus que suffisante pour que je sois pleinement convaincue. Et fort de ma nouvelle conviction, j’avais continué à la presser.
« Te faire confiance signifierait que mon maître a décidé qu’il pouvait à nouveau faire confiance aux humains… Je ne peux même pas l’imaginer. Ce n’est sûrement pas aussi simple que ça en a l’air. Il pourrait même être impossible pour lui de l’accomplir par lui-même. Je ne serais pas d’une grande aide, et Gerbera est pareille à cet égard. Ayame et Asarina n’ont même pas besoin d’être mentionnées. La seule personne qui pourrait le soutenir dans cette démarche est celle qui lui tient le plus à cœur, Lily. »
Cela dit, ma sœur aînée était, à sa manière, quelque peu indécise face à ce problème. Mais c’était une autre affaire.
« Il serait difficile pour quiconque d’aider mon maître à restaurer sa foi en l’humanité. Cependant, si j’étais toi, je pense que je serais capable de libérer le cœur de mon maître de ses entraves. »
« … Je pense vraiment que tu me surestimes là. » Un sourire sincère, mais doux-amer s’était dessiné sur le visage de Mana.
« Vraiment ? Je ne le pense pas, mais c’est peut-être le cas si tu le dis, Mana. »
Je ne pouvais pas la renier si elle le disait elle-même. Mais je ne pouvais pas non plus croire que c’était vrai. Mana était une fille étonnante. Elle avait guidé mon cœur inexpérimenté jusqu’à son état actuel. Je pouvais croire en elle. Je croyais en elle. C’était plus que suffisant pour que je continue à pousser.
« Nous pouvons émettre toutes les hypothèses que nous voulons, mais la réalité est que tu n’as jamais essayé une seule fois de dissiper le malentendu avec mon maître, n’est-ce pas ? »
« … Je ne peux pas le nier. Mais pourquoi cela te fait-il penser que je ne veux pas que Majima-senpai ait confiance dans les humains ? »
« C’est… »
La question de Mana m’avait rappelé l’image de son regard sérieux que j’avais vu il y a quelques instants. Elle avait fixé la forteresse avec la même passion que moi, si ce n’est plus. Et si son cœur abritait les mêmes sentiments que les miens…
« C’est parce que tu ne veux pas quitter les côtés de mon maître. »
La conversation était revenue à la raison même pour laquelle j’avais abordé le sujet en premier lieu. Mana souhaitait rester aux côtés de mon maître, tout comme moi. Tout avait un sens si c’était le cas. Contrairement à moi, la relation de Mana avec mon maître avait après tout une date limite.
« Dès le début, mon maître a dit qu’il t’emmènerait jusqu’à ce qu’il trouve un endroit sûr pour te laisser. Tel qu’il est maintenant, il se sent profondément redevable envers toi. Non, même sans cela, il ne t’abandonnerait jamais de manière irresponsable. Il a pleinement l’intention de prendre ses responsabilités et de chercher un endroit où tu seras en sécurité… Mais c’est une chose très difficile à accomplir. »
« Difficile, dis-tu ? »
« Oui. À en juger par sa personnalité, il n’y a aucune chance pour mon maître de te laisser, toi envers qui il a une grande dette, avec quelqu’un en qui il n’a pas confiance. Mais d’un autre côté, il ne peut pas faire confiance aux humains. Par conséquent, il n’y a aucun endroit dans le monde où il peut te laisser en toute sécurité. C’est-à-dire, tant que mon maître ne fait pas confiance aux humains… »
Quoi qu’il en soit, il continuerait à chercher, et un jour, il s’acquitterait de sa responsabilité sous une forme ou une autre. Je n’avais aucun doute à ce sujet. Je savais très bien que ce n’était pas quelque chose dont je devais m’inquiéter. Oui. Il n’y avait pas à s’inquiéter… Mais il était également vrai que ce serait difficile. Et à cause de cela, cela prendrait beaucoup plus de temps à accomplir. C’est là que j’avais trouvé le motif derrière le comportement presque masochiste de Mana.
« Même une relation limitée dans le temps peut être prolongée en repoussant l’échéance. Si dissiper les soupçons de mon maître et dissiper ses malentendus rapprochait l’échéance, je ne crois pas que tu oserais le faire. Et si c’est là ta motivation, je peux comprendre ton comportement déconcertant. »
Cependant, le résultat de ses actions était bien trop stérile. Même moi, ça m’avait fait de la peine. En faisant en sorte qu’il la soupçonne continuellement, Mana avait pu rester aux côtés de mon maître. Cela avait en fait permis à leur relation de continuer. Mais en échange, leur relation ne s’approfondirait jamais.
« Tu souhaites rester près de mon maître, même s’il te soupçonne tout le temps. C’est dire à quel point tes sentiments pour lui sont forts. N’est-ce pas pour cela que tu épuises tes forces pour lui sans rien espérer en retour ? »
Ce sentiment qu’elle ressentait était peut-être quelque chose comme une prière. Peu importe ce que Mana faisait, il était possible que mon maître vainque sa méfiance envers les humains. Si cela devait arriver, leur relation limitée dans le temps prendrait fin. Tout ce qui resterait serait une fille dont on s’était toujours méfié. Je ne pouvais pas rester silencieuse et regarder ce qui se passait.
« Mana, je crois que tu nourris des sentiments très forts pour mon maître. Alors, pourquoi prends-tu ces sentiments à la légère ? N’est-ce pas toi qui m’as dit de ne pas tuer mes émotions ? »
Même si elle n’utilisait pas une méthode aussi détournée, elle pouvait rester à ses côtés. Mana choisissait consciemment de prendre le chemin le plus douloureux, en tournant le dos à son propre bonheur.
Si elle ne voulait pas se séparer de lui, elle pouvait simplement le lui dire. Si elle éprouvait des sentiments particuliers pour lui, elle pouvait simplement les lui transmettre. Contrairement à moi, Mana savait quelles étaient ses émotions, ce qui signifie qu’elle pouvait les exprimer à tout moment.
« Je peux en quelque sorte dire… Tes sentiments pour lui ne sont-ils pas les mêmes que les miens ? »
« Tu dois faire des efforts pour réaliser tes rêves. Le tien en est un qui peut être réalisé, après tout. »
Les propres mots de Mana m’étaient venus à l’esprit. Si mon rêve pouvait se réaliser, qu’est-ce qu’un rêve qui ne peut pas se réaliser ? Elle m’avait dit que je ne devais pas abandonner. Et pourtant, qui était celle qui abandonnait vraiment ici ? Pourquoi avait-elle de la sympathie pour nous, les serviteurs ? Pourquoi disait-elle toujours qu’elle était jalouse ? Même son plan visant à propulser un bonheur inatteignable devant l’araignée blanche pour lui broyer le cœur semblait être le résultat de ce comportement autodestructeur.
Si c’est le cas, la fille nommée Katou Mana était une personne vraiment tragique. Il n’y avait aucun moyen pour moi de la laisser ainsi. Par conséquent…
« Mana, que ressens-tu pour mon maître ? » Je lui avais posé la même question une fois de plus.
Mana me fixait d’un regard vide, comme si elle sondait mon esprit. Je lui avais rendu la pareille. Je n’avais pas l’intention de reculer ici. Et après un court moment, elle avait soudainement souri.
« … Je suis honnêtement surprise. »
C’était un sourire transparent, sans ombre au tableau. Il était si clair que le simple fait de le toucher le mettait en pièces, mais il ne laissait pas entrevoir ce qu’il contenait. C’était un sourire doux, un peu comme celui qu’elle faisait en regardant la forteresse… Pourquoi cela ? Cela avait rendu mon cœur agité.
merci pour le chapitre