Chapitre 7 : Comte Roseblade
Table des matières
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Chapitre 7 : Comte Roseblade
Partie 1
Le jour suivant, toute notre famille s’était réunie dans l’un des nombreux salons du château. Nous avions entouré Nicks, qui était assis sur un des canapés, la tête dans les mains.
« Nicks, à quoi pensais-tu en mettant tes bras autour d’une fille célibataire comme ça !? » demanda mon père. Il n’avait pas cessé de paniquer devant la situation. Les actions de mon frère auraient été correctes s’il s’était agi d’une fille ordinaire, mais cette fille était la fille d’un comte. Une fille de comte célibataire, comme l’avait souligné mon père.
« Ce n’était pas ce que vous pensez, » nous avait juré Nicks. « Je ne pouvais pas la laisser ainsi, pas quand elle était si triste. Et elle était si belle la nuit dernière. »
Il se justifiait en disant qu’elle avait l’air trop faible et vulnérable pour qu’il n’agisse pas. Sans surprise, la famille l’avait regardé avec un froid reproche.
« Je parie que tout était calculé, » dit Jenna.
Finley avait hoché la tête. « Ouais, je peux totalement voir ça. Mets l’ambiance juste comme il faut, et tu as la victoire dans la paume de ta main. »
Elles semblaient toutes deux convaincues que Nicks était tombé dans le piège de Mlle Dorothea. Après tout, Nicks n’était pas en position d’approcher facilement la fille du comte dans des circonstances normales.
« Maintenant que j’y repense, » dit Jenna, « il y avait un tas de choses qui semblaient anormales la nuit dernière. »
Nicks leva la tête. « Si tu savais que quelque chose se tramait, tu aurais pu me le dire ! »
« Comme si je m’intéressais à ta vie amoureuse minable. Bref, comment se fait-il que les hommes de notre famille soient si populaires ? Léon était une chose, mais maintenant il s’avère que Nicks est dans le même bateau. Est-ce qu’il y a quelque chose à propos de vous deux qui magnétise les femmes de la haute société ou quelque chose comme ça ? »
Finley était assise sur le canapé. Elle étudia Colin, la tête penchée. « Je suppose qu’on doit s’attendre à ce que Colin se marie aussi avec une fille de la haute société, hein ? »
« M-Moi, me marier ? N-Non pas du tout. »
Le fait de voir à quel point Colin était agité par cette simple suggestion poussa Finley à le taquiner encore plus. Elle se glissa plus près de lui et toucha le bout de son nez. « Nan, ça n’arrivera jamais à un petit garçon comme toi. Tu es une petite mauviette, toujours à te cacher derrière le dos de Noëlle. »
« Je ne le suis pas ! »
Leur conversation menaçait de dégénérer en une querelle mesquine, alors notre mère les avait séparés. « Nous sommes des invités ici, ne vous avisez pas de commencer à vous battre. Franchement ! Pourquoi nos enfants sont-ils si indisciplinés ? »
Finley avait commencé à bouder.
« Tu es aussi gamin que lui, à chercher la bagarre comme ça », dit Jenna en ricanant.
« Ça prouve que je suis encore jeune. Contrairement à toi », rétorqua Finley.
« Qu’est-ce que tu viens de dire ? »
« Seulement la vérité ! Tu te souviens d’hier ? À la seconde où tu as dit que tu sortais de l’académie, tous les mecs sont partis. Pendant ce temps, il y avait des gars super sexy qui savaient que je n’avais pas encore été à l’académie. Ils sont quand même restés dans le coin pour me parler. »
« S’ils sont assez myopes pour choisir une enfant comme toi plutôt que moi, alors ils n’ont aucun goût. »
« Je pense que c’est le contraire », rétorqua Finley. « Ils savent qu’il n’y a aucun espoir pour l’avenir s’ils te choisissent, alors ils ont assez de bon sens pour choisir quelqu’un comme moi qui a un avenir prometteur. »
Je pourrais deviner pourquoi ils sont partis, en fait. Ma sœur était la fille d’un baron. Comme elle venait d’être diplômée, cela signifiait qu’elle était de la génération des filles aristocratiques gâtées et insupportables. Ce n’était pas étonnant qu’ils aient gardé leurs distances. Il n’y a pas si longtemps, les filles de barons et de vicomtes se promenaient avec des esclaves semi-humains qu’elles avaient baptisés « serviteurs personnels ». Cela passait à l’époque, mais depuis, les valeurs avaient lentement commencé à changer. Ou peut-être était-il plus correct de dire que la monarchie les avait volontairement réformées ? Peu importe. Ce qui importait, c’est que les choses avaient changé.
Finley allait bientôt entrer à l’académie. Après les vacances de printemps, elle serait officiellement une première année. J’avais étudié son visage alors qu’elle jetait un regard noir à Jenna.
« Les grandes sœurs, ça craint », je me l’étais murmuré à moi-même.
Finley était aussi assez horrible, pour être honnête. Elle me rappelait Marie dans notre vie précédente. Ce n’est que grâce au temps que j’avais passé dans la République d’Alzer et à Mlle Louise que j’avais commencé à changer d’avis sur la question : Les grandes sœurs qui n’étaient pas de ma famille pouvaient être des gens bien.
Mon regard s’était déplacé vers Jenna. Son expression était féroce et elle fixait notre jeune sœur. Notre mère l’avait remarqué elle-même, c’est pourquoi elle avait une main sur son front comme si elle luttait contre une migraine sérieuse.
J’avais lâché la première chose qui m’était passée par la tête. « Est-ce qu’on pourrait échanger Jenna contre Mlle Louise ? » Je ne faisais que dire ce que je pensais.
« N’est-ce pas toi qui as dit que les grandes sœurs étaient une source de malheur ? » Luxon me l’avait rappelé consciencieusement. « Ou Louise est-elle simplement moins menaçante à tes yeux ? »
« Allez, jette un coup d’œil à Mlle Louise. Ne te fait-elle pas penser que les grandes sœurs ne sont peut-être pas si mal ? Si j’avais une grande sœur gentille et affectueuse avec d’énormes seins comme elle, je serais plus qu’heureux de l’appeler ma famille. »
Jenna avait arrêté de regarder Finley et m’avait fixé avec un regard de dégoût total à la place. « Tu es vraiment un sale type, tu sais ça ? Tu veux une sœur qui réalise tes fantasmes tordus, c’est ça ? » Elle s’était entourée de ses bras pour se protéger et s’était éloignée de moi. Apparemment, elle avait mal interprété ce que j’avais dit en disant que je voulais une relation sexuelle avec ma sœur.
Tu n’as rien à craindre de ce côté-là, crois-moi.
« Ne t’inquiète pas, personne ne s’intéresse à toi sexuellement. Te voir nue ne m’exciterait pas le moins du monde », lui avais-je dit.
« Oh ? Et si c’était cette fille Louise ? »
J’avais secoué la tête. « Je ne la vois pas comme ça. De toute façon, c’est vraiment déplacé de demander comment je me sentirais en la voyant nue. »
« Puis-je te rappeler, » intervint Luxon, « Que tu as été le premier à faire une remarque aussi déplacée à ta propre sœur ? »
« Oui, parce que c’est ma vraie sœur. C’est comme ça que je suis censé la traiter », avais-je dit en ricanant.
Le reste de ma famille avait l’air d’en avoir assez de moi, m’ayant vu faire ça maintes et maintes fois. Mais c’était ma mère, en particulier, qui avait froncé les sourcils à la seule mention de Mlle Louise.
Mon père s’était raclé la gorge et avait essayé de changer de sujet. « Ahem, en tout cas, nous avons de la chance que le comte ait fermé les yeux. Nicks et moi allons aller nous excuser. Les autres, faites attention à vous en attendant. Surtout toi, Léon ! »
« Hein ? Moi ? »
« Ne rends pas ce désordre plus grand qu’il ne l’est déjà. Tu m’entends ? Je te l’interdis ! »
J’avais haussé les épaules. « C’est ma spécialité d’être bien élevé. Si tu dois avertir quelqu’un de faire attention à ses manières, ce devrait être Jenna et Finley. » J’avais jeté un coup d’œil au duo d’enquiquineuses.
Mes deux sœurs m’avaient regardé avec un mélange de confusion et d’agacement. Elles étaient restées silencieuses, mais elles pensaient probablement : de quel droit peux-tu dire ça, après tous les problèmes que tu as causés à la famille dans le passé ?
« On pourrait croire que je m’attends à ce comportement d’abruti de ta part, » dit Jenna. « Mais tu es vraiment un idiot. »
Finley hocha la tête. « Ouais, on a du bon sens de base contrairement à quelqu’un ici. Pourquoi ne pas jeter un second regard sur toi-même avant de commencer à blâmer les autres ? »
Ces deux-là m’agacent vraiment.
Louise avait amélioré ma position sur les grandes sœurs, mais je ne pouvais pas en dire autant des petites sœurs. Finley et Marie étaient la preuve vivante qu’elles étaient le mal incarné.
Puisque mon vieux et Nicks étaient partis s’excuser, j’avais aussi quitté le canapé. Ils m’avaient tous regardé avec méfiance.
« Quoi ? » avais-je dit. « Je viens avec vous. Je suis un marquis, vous vous souvenez ? Mon titre pourrait être utile ici. »
Je n’étais un marquis que de nom, certes, mais c’était mieux que rien.
Papa et Nicks avaient hésité avant d’accepter que je les suive.
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« Je ne pourrais pas être plus heureux d’avoir un gendre comme vous ! »
Nous avions rencontré le comte Roseblade dans l’un des salons du château. Il était meublé de façon coûteuse, j’avais pris cette opulence comme une déclaration, une façon pour les Roseblade d’étaler leur richesse. En tant qu’hommes d’une baronnie pauvre, nous avions trouvé le luxe de cette pièce écrasant, mais le comte Roseblade nous avait accueillis avec un énorme sourire sur le visage. Il avait écarté les bras en faisant face à Nicks.
Nicks était tellement abasourdi qu’il était resté là, la bouche entrouverte, pendant un moment avant que la réalité ne s’impose. « G-Gendre !? »
« Pourquoi, oui ? La seule raison pour laquelle vous avez pu enlacer ma fille sur le balcon comme ça, c’est parce que vous avez choisi de l’accepter comme votre fiancée. Sauf erreur de ma part ? » Le comte rayonnait d’une oreille à l’autre tout le temps qu’il parla, mais le sous-entendu de ses mots était clair. Vous n’êtes sûrement pas irresponsable au point de poser vos mains sur ma fille et de refuser de l’épouser, n’est-ce pas ?
Mon père était déjà paniqué et ne semblait pas pouvoir m’aider, mais cela ne l’avait pas empêché de faire de son mieux.
« Allons, Comte Roseblade. Vous ne pouvez pas sérieusement avoir l’intention de les marier ? Nous sommes peut-être des aristocrates, mais nous sommes des gens de la campagne. Et… et votre famille est bien plus respectable que la nôtre. »
Ce monde avait conservé une hiérarchie de statut, ce qui signifie que le mariage s’accompagnait d’une foule de règles lourdes. Certaines personnes pouvaient se marier et le faisaient au-delà de leur statut, mais d’autres renonçaient à tout leur honneur et leur prestige pour s’enfuir, perdant ainsi tout au passage.
D’ailleurs, les cinq idiots étaient un exemple de cette dernière catégorie. Ils avaient abandonné leur vie entière pour Marie — bien que dans leur cas, ils aient été dupés par son rôle d’héroïne sans défense. En perdant le soutien de leurs familles, ils s’étaient retrouvés dans une situation assez désespérée. La responsable de tout cela, Marie, s’était retrouvée dans la position peu enviable de devoir s’occuper de cinq bouffons sans emploi et sans le sou, ce qui était plutôt drôle.
Toute fois, il y avait toujours des exceptions à toute règle.
Le Comte Roseblade avait jeté un bref regard dans ma direction. « Vous n’avez pas à vous inquiéter. Le jeune frère de Nicks est un marquis. Il n’y a pas un homme dans ce royaume qui pourrait se plaindre publiquement de ces fiançailles, pas quand le fiancé de ma fille est issu de la même famille que le héros qui a gravi les échelons jusqu’au rang de marquis en une seule génération. »
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Partie 2
Les promotions continues qui m’avaient élevé jusqu’à ce titre vide avaient, dans le processus, rendu la hiérarchie obscure pour ma famille et moi. Je me sentais mal d’avoir causé ces problèmes à Nicks. Le moins que je pouvais faire était de plaider en sa faveur.
« Mlle Dorothea peut-elle survivre en vivant à la campagne ? Ça n’a rien à voir avec la ville. Nous vivons vraiment au milieu de nulle part », avais-je dit.
Mon père et Nicks avaient hoché la tête à plusieurs reprises en signe d’accord. C’était une véritable préoccupation. Une citadine née et élevée comme elle pouvait-elle s’en sortir là où nous vivions ? Bien sûr, nous venions tous du même royaume, mais ce royaume était suffisamment vaste pour que la qualité de vie d’une personne change radicalement en fonction de son lieu de résidence. Ce n’est pas comme au Japon, où l’on peut vivre n’importe où dans le pays et avoir accès à l’électricité, au gaz et à l’eau. Les filles de l’académie détestaient la noblesse rurale pour cette raison.
Le comte Roseblade ne semblait pas le moins du monde concerné par les problèmes que nous avions soulevés. « Dorothea est préparée à cela. Elle a dit qu’elle pourrait vivre n’importe où si cela signifiait être l’épouse de Nicks. Si cela s’avérait nécessaire, notre famille serait heureuse de fournir une aide financière pour subvenir à vos besoins à tous les deux. »
Sa volonté d’ouvrir le porte-monnaie pour sa fille et de le donner à notre famille était une proposition bienvenue, mais je sentais quelque chose de louche. Je savais qu’il serait impoli de le dire, mais je ne pouvais pas tenir ma langue.
« Votre offre est un peu trop belle pour être vraie. Je ne peux pas m’empêcher de penser que vous avez un motif sous-jacent », avais-je dit, bien que je sois nerveux d’exprimer mes préoccupations.
Les gardes du comte avaient apparemment trouvé mes paroles très offensantes — ils avaient immédiatement sorti leurs armes. Heureusement, le comte avait levé la main pour les arrêter.
« Il est sage de ne pas sauter sur une proposition prometteuse sans l’avoir examinée au préalable. Ceux qui tendent inconsidérément la main vers le trésor qui se présente à eux ont tendance à perdre des membres, vous savez. Je vous félicite pour votre prudence », avait-il dit. Contrairement à ses gardes, le comte semblait satisfait de ma réaction.
Le Comte Roseblade nous avait tourné le dos et avait hésité, comme s’il se demandait s’il devait ou non répondre honnêtement à mes doutes. Il poussa un petit soupir, puis nous fit de nouveau face, l’air plus troublé qu’il y avait quelques instants. « Étant donné que nos maisons seront bientôt inextricablement liées, cela n’a aucun sens de vous cacher des choses. De plus, je crois savoir que vous et votre famille êtes déjà au courant des préférences excentriques de ma fille, n’est-ce pas ? »
Nicks avait froncé les sourcils. J’avais deviné qu’il se remémorait de ce qui s’était passé lors de sa première rencontre avec Dorothea. Avec un hochement de tête, il répondit, « O-Oui. Bien sûr, je n’ai pas l’intention de le dire à qui que ce soit d’autre. »
« Je m’y attendais. La famille a le devoir de cacher ce qui pourrait autrement entacher son honneur. » Il insista particulièrement sur la famille, comme pour faire comprendre à Nicks qu’il était déjà l’un des leurs et qu’il ne partagerait donc jamais un secret que la famille avait pris soin de cacher aux étrangers.
« Mais je ne suis pas un bon parti pour elle », avait insisté Nicks. « Je ne suis pas du tout digne de Mlle Dorothea. Léon est l’homme le plus étonnant de notre famille, pas moi. »
« Oui, il est important de reconnaître sa propre impuissance. J’apprécie l’homme droit et honnête que vous êtes ! »
« Mais vous réalisez que je n’ai aucune réussite à mon nom, n’est-ce pas ? »
Pas du genre à se laisser décourager, le comte avait répondu : « J’investis dans le potentiel que je vois en vous. Vous avez démontré vos capacités lorsque vous avez écrasé ces pirates des cieux, n’est-ce pas ? Vous avez sauvé la vie de mes filles, rien de moins ! C’est suffisant pour que je considère cela comme un accomplissement de mon point de vue ! »
Nicks secoua la tête. « Nous sommes une famille pauvre. Votre fille ne pourra que souffrir en vivant avec nous ! »
« Rien à craindre ! Les Roseblades feront tout ce qui est en leur pouvoir pour vous soutenir. Qu’il s’agisse d’hommes, d’argent ou de biens, n’hésitez pas à nous contacter — nous serons heureux de vous aider ! »
« Même en tant qu’aventurier, je suis moyen au mieux. Je n’ai pas accompli une seule chose ! »
Comme la plupart des gars, Nicks était devenu un aventurier pendant qu’il fréquentait l’académie, mais il n’avait pas conquis les profondeurs du donjon comme je l’avais fait. Il n’avait pas non plus découvert de trésor. Il n’avait rien fait de remarquable du tout. Les Roseblade appréciaient les aventuriers par-dessus tout, ce qui aurait dû suffire à disqualifier Nicks même s’ils pensaient qu’il était un homme bon au fond. Pourtant, le comte Roseblade était resté ferme face à nos efforts pour le dissuader.
« Oh, vous voulez vous essayer à l’aventure, n’est-ce pas ? Dans ce cas, vous devriez vous joindre à l’un des projets que nous avons planifiés. Nous avons recruté des personnes pour former une équipe qui partira à la découverte de nouvelles îles flottantes. S’ils réussissent, je serai ravi de vous en attribuer tout le mérite. »
« N-Non ! Je ne pourrais pas faire ça. S’attribuer le mérite de quelque chose n’a aucun sens si on ne le fait pas soi-même. »
« Qu’est-ce que vous dites ? » Le comte s’étonna. « Vous voulez tout faire vous-même ? Je vois déjà que vous êtes un bon aventurier, Nicks ! »
Peu importe ce que mon grand frère disait, le Comte Roseblade l’interprétait de la meilleure façon possible. Était-il possible qu’ils se méprennent l’un l’autre ? Non, pas du tout. Ça ne peut pas être ça.
Luxon, flottant à côté de moi comme d’habitude, avait immédiatement senti ce qui se passait. « À en juger par la façon dont cette conversation se déroule, le comte Roseblade est déterminé à revendiquer ton frère d’une façon ou d’une autre. »
« C’est ce qu’on dirait, » j’avais validé ça. « Nicks pourrait ne pas être en mesure de s’en sortir cette fois-ci. »
Si je devais interpréter le sens réel de cette conversation, le comte disait essentiellement : « Essayez de faire ce que vous voulez, mais vous ne m’échapperez pas ». Nicks était tellement déconcerté par les interprétations de tout ce qu’il disait qui défiaient la réalité que cela l’avait mis sur la touche, le laissant paniqué et désorienté.
« Vous allez rester ici pour un moment encore, n’est-ce pas ? » demanda le Comte Roseblade. « Ce sera une bonne occasion pour vous deux de faire connaissance entre-temps. Messieurs, l’un d’entre vous va chercher Dorothea pour moi et lui demande de faire visiter le château à Nicks. »
« Oui, Monseigneur. » L’un des chevaliers s’était empressé de sortir de la pièce pour s’occuper de l’ordre de son maître.
Mon vieux, qui n’avait pas réussi à suivre toute la conversation, avait finalement réussi à lâcher : « Qu’est-ce que je suis censé faire maintenant ? »
C’est exactement ce que je pense.
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Nicks et Miss Dorothea étaient allés visiter le château tandis que le reste d’entre nous s’était aventuré dans la cour intérieure où Miss Deirdre nous avait invités à la rejoindre pour le thé. Une table et des chaises avaient été disposées pour nous à l’avance, nous avions donc pris place et apprécié le thé brûlant. Les amuse-gueules accompagnaient délicieusement le thé, mais mon attention était davantage concentrée sur le sujet de conversation : Nicks. L’atmosphère autour de nous n’était pas sombre, mais elle était loin d’être joyeuse.
« Je suppose qu’il suffit de dire que Nicks est piégé à ce stade, non ? »
Des dizaines de personnes à la fête avaient vu Nicks enlacer Mlle Dorothea. Beaucoup d’autres l’avaient entendu de seconde main. Les rumeurs circulaient déjà, les gens murmurant que ce n’était qu’une question de temps avant que les deux ne se marient. Ceux qui étaient à l’écoute s’en doutaient depuis que les Roseblades avaient fait le déplacement pour rendre visite aux Bartfort.
Miss Clarisse n’était pas très heureuse que les choses se soient arrangées, surtout après avoir été si délibérément interceptée à la fête. « Une maison si irrespectueuse, qui traite ses propres sauveurs de cette façon. C’était aussi une chose assez pourrie à faire à ma famille, considérant que les Atlees ont envoyé des vaisseaux et de la main-d’œuvre pour venir à votre aide pendant l’attaque. » Elle n’était pas vraiment en colère, elle avait juste pris personnellement le fait que la foule l’ait encerclée pour qu’elle ne puisse pas intervenir.
Miss Deirdre lui avait souri. « Ma famille était déjà en discussion avec les Bartfort. C’est toi qui as mis ton nez là-dedans, si tu te souviens bien. Je suppose que ta famille t’a conseillé d’enquêter sur ce qui se passait entre nous, n’est-ce pas ? »
Miss Clarisse avait soulevé sa tasse et pris une gorgée de thé sans prendre la peine de répondre au début. L’atmosphère à table n’était pas particulièrement tendue, mais j’en avais assez de leurs jeux. Ils essayaient constamment de lire dans les pensées de l’autre tout en tournant autour du pot.
« Je déteste dire ça devant toi, Miss Deirdre, » dis-je en essayant de ramener la conversation sur le sujet initial, « mais je soutiendrai pleinement mon frère s’il décide de refuser ce mariage. »
Si Nicks était déterminé à ne pas aller jusqu’au bout, j’avais l’intention de l’aider. À ma grande surprise, Mlle Deirdre ne m’avait pas réprimandé pour ma détermination.
« Donc tu dis que tu ne t’y opposeras pas tant qu’il l’accepte, n’est-ce pas ? Et toi, Anjelica ? Vas-tu interférer ? »
L’attention de tous s’était tournée vers Anjie, qui avait tranquillement posé sa tasse.
« Je suivrai la décision de Léon. Cependant, si tu tentes quoi que ce soit de fâcheux contre Léon, nous n’aurons aucune pitié pour toi. Deirdre, tu ferais mieux de te satisfaire de cette victoire et d’en rester là. Il en va de même pour toi, Clarisse. Ne te remplit pas la tête d’illusions. Pour votre gouverne, je suis tout à fait sérieuse dans cette affaire. » Elle avait fixé les deux femmes d’un regard intimidant. Ses yeux brillaient comme des rubis.
Ni Miss Deirdre ni Miss Clarisse n’avaient eu l’air particulièrement gênées par son baratin, se contentant de sourire sans rien dire. Personnellement, j’étais curieux de savoir pourquoi mon nom avait été mentionné.
« Hey, Luxon, sais-tu pourquoi elle a parlé de moi ? »
« Ton impuissance résolue est rafraîchissante dans un sens, étant donné les circonstances. J’espère que tu comprends ce que je veux dire par là, non ? L’atmosphère ici est si étouffante et tendue qu’une présence aussi sinistre que la tienne peut apporter un peu de lumière dans l’obscurité. »
Chaque fois que je ne comprenais pas ce qui se passait, Luxon m’assénait ses habituelles remarques sarcastiques. J’y étais tellement habitué que je lui répondais d’instinct.
« Je suis un jeune homme simple et innocent. Ce genre de situation, où chaque partie essaie de comprendre les intentions de l’autre, est assez étouffant pour moi. Mais il est logique que quelqu’un comme toi se sente chez lui, non ? »
« Qu’est-ce que tu essayes d’insinuer exactement ? »
« Juste que, comme tu es une IA, tu es assez calculateur et sournois pour apprécier ce genre de choses. »
« Malheureusement, je ne peux pas me comparer à ta sournoiserie, Maître. Tu as du culot d’essayer de t’appeler simple et innocent. »
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Partie 3
Anjie avait poussé un petit soupir alors que nous nous chamaillions. « On dirait que Léon en a déjà assez de tout ça, alors arrêtons la conversation ici. En ce qui concerne le couple potentiel, nous allons laisser l’affaire entre leurs mains. Nous regarderons depuis les coulisses sans interférer. »
Nous avions décidé de laisser Nicks et Miss Dorothea s’occuper de l’affaire, mais en tant qu’aristocrates nous-mêmes, était-il acceptable de ne pas intervenir ? J’étais reconnaissant à Anjie de l’avoir suggéré, c’est sûr, mais la haute société que j’imaginais dans ma tête était beaucoup plus pointilleuse sur des choses comme les mariages. Je pouvais penser à de nombreux cas où les règles de l’aristocratie étaient plus problématiques qu’elles ne le valaient.
J’avais réussi à obtenir Luxon, et en m’insérant dans de nombreux conflits et en me livrant à de nombreux saccages, je m’étais retrouvé avec un statut bien plus élevé que celui que j’avais au départ. Pour le meilleur ou pour le pire, j’avais contourné toutes les formalités et attentes lourdes qui accompagnaient mon rang. J’étais convaincu que la haute société était bien plus pénible que ce qu’elle avait prouvé jusqu’à présent.
Eh bien, il y a des liens d’obligation même en dehors du mariage. J’ai beau avoir évité les problèmes, ils sont justes à notre porte maintenant.
« Ça n’a pas d’importance si on s’implique ou pas, hein ? Les mariages aristocratiques sont moins stricts que je ne le pensais », avais-je pensé à voix haute.
Les yeux d’Anjie s’étaient rétrécis. « Plus précisément, tout ce qui t’implique tend à être une exception à la règle. Mais de toute façon, ne pouvons-nous pas parler de quelque chose de plus divertissant ? Léon semble en avoir assez des intrigues sournoises. Trouvons autre chose à discuter. »
C’était gentil de sa part de vouloir changer de sujet en mon nom. Mais… est-ce qu’elle a aussi tiré nonchalamment sur Miss Deirdre et Miss Clarisse dans le processus, ou est-ce que je me fais des idées ? J’avais eu l’impression qu’elle s’en prenait subtilement à moi aussi, pour avoir râlé sur le fait que tout le monde marchait sur des œufs avec les autres.
Livia tapa dans ses mains, ayant trouvé l’idée parfaite. « Alors j’aimerais en savoir plus sur cette histoire d’îles flottantes ! Monsieur Léon m’en a parlé, mais j’ai entendu dire que les Roseblades essayent de chercher de nouvelles îles inexplorées ? Est-ce vraiment si facile à faire ? »
« Ce n’est pas simple du tout, » dit Miss Deirdre. « Trouver des masses terrestres non réclamées qui dérivent est terriblement difficile ces derniers temps. Mais si nous en trouvons une de taille convenable, nous la ramenons dans notre région et la fixons à notre territoire, ce qui nous permet d’étendre nos terres. »
« Même les petites îles sont assez massives, n’est-ce pas ? » demande Livia. « Pouvez-vous vraiment en ramener une comme ça ? Je ne l’ai jamais vu faire, alors j’ai du mal à le croire. »
« Nous utilisons la magie pour manipuler la pierre de suspension de l’île afin de pouvoir la ramener ici, mais je vous assure que ce processus n’est pas une mince affaire. Un échec entraîne souvent un grave désastre. »
Les pierres de suspension dont elle parlait étaient un type de minéral qui ignorait toutes les lois de la gravité. On pouvait assez facilement construire un dirigeable avec un tel objet, les pierres se chargeant de maintenir le vaisseau à flot. Une fois que vous aviez installé un système de propulsion, le dirigeable était prêt à partir.
Miss Deirdre avait poursuivi en expliquant : « Nous ne pouvons pas prendre n’importe quelle île flottante que nous trouvons, vous comprenez. Si l’île n’est guère plus qu’un terrain vague, elle n’aura pas beaucoup de valeur pour nous et notre peuple, même si nous la ramenons sur nos terres. Ces types sont relativement faciles à découvrir, en fait. Ce que nous cherchons, c’est une île avec un sol fertile. »
« Les îles stériles ont toujours leur utilité, » intervint Miss Clarisse. « Vous pouvez retirer leur pierre de suspension et la vendre pour gagner de l’argent. De plus, vous trouverez parfois d’autres types de minéraux sur ces îles. La valeur d’une île dépend de la façon dont vous l’utilisez. »
Même Anjie semblait investie dans cette conversation. « Si c’est si coûteux d’en ramener une, pourquoi ne pas créer une organisation de reconnaissance ? » Elle proposait la formation d’un groupe spécifique chargé de repérer et de récupérer toute île potentiellement riche en ressources.
« Avez-vous la moindre idée de ce que coûterait le maintien d’une organisation de la taille que vous proposez ? Les faire passer au peigne fin ces îles vides serait une perte de temps. Vous pourriez récupérer les Pierres de Suspension sur les îles vides qu’ils ont draguées, mais cela ne vous sortirait pas du rouge, » dit Miss Deirdre.
« Il me semble que ça vaut la peine d’essayer, » insista Anjie. « L’organisation pourrait échouer un certain nombre de fois, mais un seul succès pourrait vous sortir complètement du rouge, non ? Il n’y a pas de problème tant que vous faites des bénéfices à la fin. »
Alors que tous trois s’échauffaient et se lançaient dans toutes sortes de propositions et d’idées, la personne qui avait posé la question initiale — Livia — restait assise, le regard troublé, incapable de placer un mot. Comme personne d’autre ne voulait lui parler, j’avais décidé de le faire.
« Pourquoi cet intérêt pour les îles flottantes ? » avais-je demandé.
« Mlle Noëlle est pour être honnête celle qui s’intéresse à eux ces derniers temps. Tu sais comment vont les choses pour le jeune arbre, non ? Le pauvre est coincé dans une cloche depuis si longtemps, et sans fin en vue. »
J’avais jeté un coup d’œil à Noëlle. Elle avait fini de vider le thé de sa tasse et la posait. Elle avait dû nous entendre car elle avait immédiatement commencé à expliquer la raison de sa soudaine fascination.
« Oui, c’est comme elle a dit… mais tu vois, l’endroit où on plante le jeune arbre est super important. Je me disais que si on trouvait une île vraiment bien adaptée pour lui, on pourrait peut-être l’y planter. »
L’avenir amènerait inévitablement un conflit pour savoir qui a des droits sur le jeune arbre, donc l’endroit où nous le plantons est de la plus haute importance. Cela pourrait devenir un problème pour toute notre famille. Ce serait écrasant pour nos futurs enfants et petits-enfants de se disputer avec leur propre parenté pour savoir qui avait les droits sur l’arbre.
« J’ai déjà enquêté sur un certain nombre d’îles flottantes et je les ai revendiquées pour une éventuelle utilisation future », avait annoncé Luxon.
« Quoi ? Sérieusement ? »
« Oui. Il semblait nécessaire de trouver de nouvelles terres pour en faire ton territoire, Maître. »
« C’est juste, je suppose. J’ai offert le paradis que j’ai construit avant comme tribut… »
J’avais autrefois une île flottante avec ses propres sources d’eau chaude. Hélas, je l’avais cédée au royaume pour que Marie et sa brigade d’idiots l’utilisent pendant leur assignation à résidence. Luxon avait construit cette utopie pour moi afin que je puisse mener la vie tranquille dont j’avais toujours rêvé, et j’avais tout perdu à cause de Marie et son entourage.
Je discutais avec Livia et Noëlle tandis que Miss Deirdre et Miss Clarisse jetaient des regards dans notre direction. Luxon avait concentré son regard sur elles. La façon dont il les fixait silencieusement avait provoqué ma curiosité — je n’avais pas pu m’empêcher de demander : « Pourquoi regardes-tu ces deux-là ? »
« … Sans raison. »
☆☆☆
Ailleurs, Nicks avait pris place dans une cour séparée aux côtés de Dorothea sur un banc, laissant un écart respectable entre eux.
« Il m’a vraiment fait passer un mauvais quart d’heure, tu sais ! »
« Oh là là. »
À un moment donné, leur conversation s’était transformée en une fuite de Nicks vers elle. Il avait oublié ses manières et avait adopté le mode d’expression habituel qu’il utilisait pour parler à sa famille.
« Il faisait des choses tellement folles à l’académie que tout le monde me regardait de travers juste parce que j’étais de sa famille. J’étais l’ordure de grand frère, ou du moins c’est comme ça qu’ils me traitaient. Ils avaient tout faux ! Je suis juste un gars normal ! C’est le mouton noir de la famille ! »
« Ça a dû être dur pour toi. »
« Les garçons m’en voulaient pour ma relation avec lui, et les filles me trouvaient terrifiant. Les choses n’ont fait qu’empirer quand Léon a commencé à obtenir tous ces nouveaux titres et rangs… Cela a rendu le mariage impossible. »
Le fait d’être le frère aîné de Léon avait posé à Nicks une longue liste de problèmes. Le fait qu’il n’ait jamais envisagé d’utiliser la position de Léon à son avantage personnel témoigne de son caractère moral et intègre.
Bien que ses doigts tremblaient d’appréhension, Dorothea se tendit et toucha doucement la main de Nicks. « Je ne me laisserais jamais égarer par l’opinion d’autres personnes comme ça. »
« Mlle Dorothea… » Les joues de Nicks s’étaient réchauffées alors que sa main se serrait autour de la sienne.
☆☆☆
« Nicks n’est pas du tout opposé à tout ça comme il le dit ! Je ne peux pas le croire. Il nous tient tous en haleine en se demandant comment ça va se passer, alors qu’il s’amuse comme un fou à sortir avec elle ! »
J’avais ordonné à Luxon de prendre des nouvelles de ces deux-là pour voir comment ça se passait. Un enregistrement de leur sortie passait sur la table en face de nous. Les filles étaient rivées à cet enregistrement comme si c’était le meilleur divertissement qu’elles aient jamais vu.
Miss Deirdre avait essuyé quelques larmes avec son pouce. « Je ne peux pas croire que ma sœur, avec toutes ses bizarreries, apprécie un rendez-vous normal ! Dans le passé, elle aurait mis un collier à l’homme et l’aurait promené en laisse. »
Elle semblait profondément émue par toute cette situation, aussi ordinaire et banale soit-elle. J’avais été poussé à signaler quelque chose qui m’avait dérangé.
« Mlle Deirdre, il me semble que tu aies déjà dit que tu voulais aussi faire de moi ton animal de compagnie. » C’était pendant notre voyage scolaire, quand nous avions rencontré pour la première fois la Principauté de Fanoss.
« Je n’ai jamais entendu parler de ça », grommela Anjie en jetant un regard à Miss Deirdre. Ses yeux se dirigèrent ensuite vers Livia, qui lui donna tous les détails.
« Elle a dit ça. Monsieur Léon a dit qu’il ne pouvait pas t’abandonner, mais qu’il se fichait de ce qui arrivait aux autres. Miss Deirdre a fait la remarque qu’elle aimait son attitude effrontée à ce moment-là. »
Les yeux d’Anjie s’étaient retournés vers moi. Elle rougissait. « O-oh, c’est ce qui s’est passé ? Eh bien, oui… elle n’aurait pas dû dire ça. »
S’il te plaît, arrête. Tu m’embarrasses maintenant. J’étais tellement désespéré à l’époque pour sauver Anjie que j’avais laissé échapper un tas de choses que je n’aurais pas dites normalement. J’avais couvert mon visage de mes deux mains, incapable de supporter la honte plus longtemps.
Livia avait souri. « Même les hommes rêvent d’être un chevalier éblouissant et d’arriver en piqué pour sauver leur princesse, n’est-ce pas ? Monsieur Léon peut agir autrement, mais il a fait de son mieux pour foncer et te sauver, Anjie. »
J’avais gardé mes lèvres bien fermées.
Anjie était suffisamment embarrassée pour se racler la gorge. « Ahem, Livia, tu peux t’arrêter là. Même Léon ne sait pas quoi dire. »
« Je suppose que tu as raison. Mais vraiment, il avait l’air si héroïque à l’époque ! »
Mon visage tout entier était en feu à ce moment-là. Miss Deirdre et Miss Clarisse m’avaient dévisagé avant de lancer des regards mauvais à Livia. Elles devaient être ennuyées de l’entendre s’extasier si ouvertement.
« Oh, ils se tiennent la main ! » Noëlle avait couiné, attirant notre attention sur la projection. « Ton frère a l’air heureux. Je dois dire qu’on ne peut pas le nier — ils sont parfaits ensemble. »
Livia avait souri en les regardant. « Tu as raison. Ils ont l’air de bien s’amuser. »
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Partie 4
J’avais levé le visage pour apercevoir ce dont ils parlaient. Honnêtement, voir à quel point Nicks s’amusait me rendait un peu jaloux. J’avais mes propres fiancées adorables, oui, mais ce type n’en avait qu’une à affronter. Après avoir été promis à tant de filles, l’amour pur et monogame auquel mon frère faisait face était presque aveuglant dans son innocence — comme regarder directement le soleil.
Pour être franc avec vous, je ne regrette pas d’avoir promis d’épouser l’une des filles que j’ai eues. Pas une seule seconde. Mais ça ne m’avait pas empêché d’être jaloux.
Comme pour enfoncer le dernier clou dans le cercueil — aussi morbide que cela puisse paraître — Luxon annonça : « Les pouls des deux parties se sont considérablement intensifiés et la température de leur corps augmente. »
« Luxon, explique-moi ça, veux-tu bien ? Qu’est-ce que ça veut dire ? » avais-je dit.
« Ils sont tous deux dans un état d’excitation. »
« Pas de dégoût ? Pas de haine ? Aucune émotion négative d’aucune sorte ? »
« Cette possibilité semble considérablement mince, compte tenu des faits. »
Après avoir pris un moment pour digérer ça, j’avais dit : « D’accord. »
Tous ceux qui m’avaient écouté avaient levé les sourcils, comme s’ils s’attendaient à quelque chose de plus encourageant ou de plus positif. Leurs critiques mises à part, la réaction ravie de Nicks et les données que Luxon avait recueillies disaient tout, même en tenant compte du fait que l’une ou l’autre des parties jouait la comédie pour sauver les apparences. Il y a peu de temps, Nicks avait refusé avec véhémence l’idée du mariage. Il avait prétendu qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre et s’était plaint de la personnalité tordue de la jeune femme. Son visage enchanté en ce moment était tout simplement choquant.
Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? Sérieusement.
« Il s’est plaint de tout cet arrangement, mais même lui a faibli devant une beauté comme elle. J’allais l’aider s’il la refusait, mais… Je suis au-dessus de ça maintenant. »
Mon attitude blasée avait incité Luxon à demander : « Alors tu approuves qu’il épouse Dorothea ? »
« Pourquoi pas ? Il a l’air heureux. »
Ils avaient l’air d’un jeune couple innocent dans la projection.
J’avais quitté mon siège et m’étais dirigé vers la sortie de la cour.
Luxon m’avait appelé. « Où vas-tu, Maître ? »
« Je vais voir mes parents. Je dois leur dire à quel point ces deux-là ont l’air heureux. Je parie que les nouvelles vont les soulager. »
Stupide Nicks, causant toute cette agitation pour rien.
☆☆☆
Nicks était revenu sur ses pas après s’être séparé de Dorothea. Pour une raison inconnue, le Comte Roseblade l’attendait dans la pièce qui avait été réservée pour les Bartfort.
« Mon fils ! » dit-il à Nicks, ravi.
« Comte Roseblade ? Hum, qu’est-ce que vous faites ici ? »
Le comte s’approcha de Nicks et saisit sa main droite dans les deux siennes, après quoi il la secoua vigoureusement. « J’ai entendu la bonne nouvelle. Je suis heureux de savoir que vous êtes prêt à aller jusqu’au bout de cet engagement. »
« … Pardon ? » avait lâché Nicks, surpris.
Le reste de la famille avait fait un cercle autour de lui. Ils applaudissaient. Ses parents avaient les larmes aux yeux.
« Nicks, si c’est ce que tu veux, je n’ai pas à me plaindre. »
« Hein ? Papa ? »
« Je m’inquiète un peu de la difficulté que tu auras à côtoyer une dame issue d’un comté aussi prestigieux, mais tu as toujours été si responsable et posé. Je suis sûr que je n’ai pas à m’inquiéter, n’est-ce pas ? Félicitations, mon fils. »
« Maman ! De quoi parles-tu ? » Nicks les regardait fixement, incapable de digérer mentalement ce qui se passait.
Le comte Roseblade expliqua avec empressement : « Le marquis — c’est-à-dire votre jeune frère — nous a tout dit. Si c’est vrai que vous n’êtes pas opposé à l’union, alors dites-le moi vous-même ! Je dois dire que vous êtes un jeune homme très sérieux et que vous ne badinez pas avec les autres femmes. En tant que père, je suis rassuré de savoir que ma fille sera sous votre garde. »
« Attendez, je n’ai pas dit que j’allais le faire », insista Nicks. Oui, il s’était laissé emporter par l’instant lorsqu’il avait parlé à Dorothea tout à l’heure. L’idée d’être avec elle n’était pas totalement déplaisante. Pourtant, il n’avait pas encore dit un mot sur le mariage. Et comment quelqu’un aurait-il pu surprendre leur conversation ?
Comment tout le monde a-t-il su que nous avions passé un si bon moment ensemble ? se demanda-t-il. Il était complètement perdu.
Le Comte Roseblade restait souriant, même si ses yeux se rétrécissaient. Sa prise sur la main de Nicks se resserra douloureusement. « Avez-vous un quelconque problème avec ma fille ? »
« N-Non, absolument pas. Je pense juste que je ne suis pas fait pour être avec elle… »
C’était son excuse extérieure. Intérieurement, il pensait : « C’est une personne extraordinaire, mais nos personnalités ne vont pas du tout ensemble ».
Le comte Roseblade rayonna de joie. « Alors il n’y a aucun problème ! Je suis heureux de vous assurer que vous êtes tout à fait apte à être avec ma fille ! » Il faisait comprendre qu’il ne laisserait personne, y compris Nicks, se plaindre de ce mariage.
Pourquoi est-ce que ça arrive ? Alors que Nicks s’interrogeait sur sa triste position, il aperçut Léon du coin de l’œil. Son petit frère applaudissait et souriait. Ne me dis pas… que c’est toi qui es derrière tout ça !?
« Léon, j’espère que je me trompe ici… mais es-tu le cerveau maléfique ici ? »
« Pardon, quoi ? Le cerveau maléfique ? Vous vous amusiez visiblement bien tous les deux ! Tellement que j’ai pensé que je devais le dire à nos parents. Ils ont supposé que tu avais pris ta décision, donc nous sommes là. »
« Comment as-tu su que nous nous amusions ? Tu n’étais pas là à nous espionner, n’est-ce pas !? »
Luxon avait répondu à cette question au nom de Léon. « J’ai rendu compte de votre rendez-vous au Maître, en lui transmettant toutes les données que j’ai recueillies. D’après l’accélération de votre rythme cardiaque, l’élévation de votre température corporelle et les expressions de vos deux visages, j’en ai déduit que vous étiez tous les deux dans un état d’excitation. »
« Tu y es aussi pour quelque chose, Luxon !? Tu aurais dû empêcher Léon de fourrer son nez là-dedans comme tu le fais d’habitude ! » Nicks s’était emporté.
« Il était clair que vous craquiez pour Dorothea, même d’un point de vue extérieur. Anjelica et les autres filles étaient d’accord, donc je doute qu’il y ait une erreur dans mon jugement. Si vous n’êtes pas satisfait de mes conclusions, je peux afficher les données sur votre pouls pendant que vous vous teniez la main. Vous étiez sexuellement excité par Dorothea à ce moment-là, n’est-ce pas ? »
Est-ce que le coeur de Nicks avait battu la chamade quand elle lui avait serré la main ? Eh bien, oui, peut-être que oui, mais la façon dont Luxon l’avait dit rendait la chose incroyablement embarrassante.
« Il y a d’autres façons de dire ça, tu sais ! »
Le sourire du Comte Roseblade s’était élargi en entendant tout cela. « Excité par ma Dorothea, n’est-ce pas ? J’admets que j’ai des sentiments mitigés en entendant cela. Je suis son père, après tout. Mais ce qui compte, c’est que vous ayez une opinion positive de ma fille ! Je vais commencer les préparatifs pour un engagement officiel immédiatement. »
« M-Mais je ne suis pas mentalement prêt, » balbutia Nicks. Il n’arrivait pas à suivre la rapidité avec laquelle tout ce qui l’entourait se développait.
Léon secoua la tête et soupira, comme s’il était agacé par l’indécision de Nicks. « Tu es une telle mauviette. »
Tu es la dernière personne de qui je veux entendre ça ! Tu es la plus grande mauviette du coin !
Lui et toutes les autres personnes présentes — Anjie, Livia et Noëlle, ainsi que le reste de leur famille — pensaient la même chose, mais Luxon avait résumé leur sentiment collectif en une phrase succincte.
« Maître, tu n’as absolument pas le droit de dire ça. »