Chapitre 5 : Traître
Partie 3
Dans le bâtiment souterrain situé sous le quartier des entrepôts, entre les murs en béton brut de la chambre de Serge, Serge et Gabino étaient en pleine conversation. Gabino discutait de la situation actuelle.
« La République a certainement été insouciante ces derniers temps. Elle ne s’inquiète pas le moins du monde du fait que des aristocrates, des soldats, des mercenaires et même des aventuriers se soient rassemblés ici, dans le quartier des entrepôts. »
L’armée rebelle de Serge avait établi son quartier général ici. Il y avait de vrais personnages peu recommandables dans leur mélange, mais Serge avait tellement besoin d’alliés qu’il n’avait pas le droit de se plaindre. Ils avaient également des soldats envoyés directement par le Saint Royaume de Rachel. Le nombre de soldats était bien trop important pour qu’ils puissent passer inaperçus, et pourtant le parti au pouvoir n’avait pas du tout réagi. Plus précisément, ils avaient peut-être remarqué, mais le travail de Lambert en coulisses avait fait en sorte que de tels rapports ne parviennent pas aux plus hauts responsables.
Serge était assis sur une caisse en bois, buvant l’alcool de la bouteille qu’il tenait dans sa main. « Ils se disent probablement qu’ils ne peuvent pas perdre puisqu’ils ont l’Arbre Sacré de leur côté… Je parie qu’ils n’ont pas remarqué que l’arbre lui-même m’appartient déjà. »
« Cette rébellion est vouée au succès. Ma nation continuera à vous soutenir à l’avenir, Seigneur Serge. En échange… »
« Oui, oui, je sais. Je veillerai à ce que nous vous exportions des cristaux magiques à bas prix. »
Gabino avait hoché la tête, mais il avait poursuivi : « J’ai une autre faveur à demander. Nous souhaitons mettre la main sur cet arbre sacré en possession du comte Bartfort, ainsi que sur sa prêtresse, Lady Noëlle. »
Les yeux de Serge s’étaient rétrécis. Il n’avait pas de sentiments particuliers pour Noëlle, mais elle était la grande sœur de Lelia. Sa connaissance de la relation compliquée entre Lelia et Noëlle ne rendait pas cette conversation moins désagréable. « N’allez pas trop vite en besogne, » dit-il. « Nous n’avons pas besoin de votre aide pour faire ça, vous savez. »
« Votre colère est tout à fait compréhensible, » dit Gabino. « Toutefois, afin d’assurer une amitié durable entre nos pays, ne pensez-vous pas qu’il serait avantageux de convenir d’un mariage entre nos nations ? J’ai entendu dire que vous aviez l’intention de prendre Dame Lelia comme reine, oui ? Noëlle est liée à votre épouse par le sang, ce qui signifie qu’elle partage son impressionnante lignée de Lespinasse. Elle ferait un mariage parfait pour notre prince. »
Serge avait fait une pause pour réfléchir à la suggestion. Faire en sorte que Noëlle se marie avec une puissance étrangère ? Ce serait un bon moyen de la débarrasser de Lelia, au moins. Nous avons l’Arbre Sacré et Yumeria entre nos mains, nous n’avons pas vraiment besoin de Noëlle.
L’idée d’avoir un jeune arbre pour lui seul était séduisante, mais ils pourraient sûrement en trouver un autre, tant qu’ils auraient Ideal. Ce n’était pas comme si Serge avait un intérêt personnel pour Noëlle ou son jeune arbre, et il était peu probable que Lelia voit un problème à la marier au prince d’un autre pays. Les sentiments de Noëlle sur la question n’étaient pas pertinents de son point de vue, elle n’était guère plus qu’un pion politique.
« Bien », dit-il. « Je vous laisse Noëlle. Prenez bien soin d’elle. »
« Bien sûr. Je vous suis très reconnaissant, Seigneur Serge. » Gabino sourit, ravi d’être parvenu à un accord.
Ideal était apparu soudainement, annonçant : « Seigneur Serge, j’ai terminé mes discussions avec Luxon. »
Serge avait jeté le verre dans lequel il buvait contre le mur, où il s’était brisé et avait envoyé des éclats sur le sol — avec une bonne éclaboussure de son ancien contenu. Mais Serge n’avait pas prêté attention au désordre qu’il avait fait, il s’était relevé et avait commencé à se diriger vers Ideal. « Super. Cela signifie qu’on n’aura plus besoin de se faufiler dans les souterrains tous les jours. »
« J’ai déjà terminé mes préparatifs, » dit Ideal. « Il ne reste plus qu’à commencer l’opération. »
Serge avait fermé les yeux. Le visage détestable de l’homme qui l’avait ridiculisé se forma dans son esprit.
« Léon… Je vais enfin te faire tomber. »
☆☆☆
Les dirigeants des six grandes maisons s’étaient réunis une fois de plus au temple de l’arbre sacré pour l’assemblée du jour. Lambert ne se comportait toujours pas comme lui-même, et la mascarade durait depuis plusieurs jours d’affilée. Beaucoup plus bavard qu’il ne l’avait jamais été auparavant, il avait pris l’habitude de participer activement à leurs discussions. Son apport n’était pas nécessairement toujours au bénéfice de la République, mais il était en effet préférable à sa tendance antérieure à perdre son sang-froid et à réprimander furieusement chaque sujet sous le coup de la colère.
Une chose était différente aujourd’hui. L’homme semblait agité et remuant, suffisamment pour attirer l’attention de Fernand. « Lord Lambert, quelque chose ne va pas ? »
« … Rien du tout. »
Acceptant cela, Albergue intervint : « Alors, pourquoi ne pas commencer notre assemblée ? Pour notre premier ordre du jour, nous allons discuter de l’affaire des personnages suspects qui se sont rassemblés dans le quartier des entrepôts du port. »
Avant que quelqu’un d’autre n’ait le temps de faire un commentaire, Lambert s’était empressé de dire : « Suspect ? Pas plus que des voyous, j’en suis sûr. On peut laisser les gardes de sécurité locaux s’occuper de cette affaire. Ne pensez-vous pas qu’il y a des questions plus urgentes qui requièrent notre attention, Président ? »
Albergue fronça les sourcils. « Il est fort possible que ces rustres soient impliqués dans l’armée rebelle. Ils n’ont peut-être pas encore pris de mesures notables, mais nous ne pouvons pas les laisser à leur propre sort pour toujours. Par ailleurs… J’ai reçu une information selon laquelle quelqu’un a fait taire tout rapport sur leur activité. »
Les autres seigneurs présents avaient échangé des regards.
« Nous avons donc un traître parmi nous ? »
« Quelqu’un de notre rang se rangerait-il vraiment du côté des rebelles ? »
Alors que les autres chefs murmuraient entre eux, les yeux d’Albergue s’étaient fixés sur Lambert. Ce dernier avait détourné les yeux, épongeant la sueur froide qui perlait sur son front avec un mouchoir.
Je m’en doutais. Il cache quelque chose, s’était dit Albergue.
Les mouvements de Lambert étaient si suspects ces derniers temps qu’Albergue avait enquêté personnellement sur lui et il avait ainsi découvert les interventions de Lambert pour empêcher toute information relative à l’armée rebelle de parvenir au sommet. Albergue ne pouvait pas croire que l’affaire était aussi simple que Lambert s’associant aux rebelles. Il soupçonnait l’homme d’avoir une arrière-pensée et d’utiliser les rebelles pour y parvenir. C’est ce qu’il était en train d’examiner.
Il y avait de fortes chances que l’armée rebelle et ses co-conspirateurs se cachent dans le quartier des entrepôts. Albergue avait hâte d’y envoyer son armée le plus rapidement possible. Mais au moment même où il envisageait de le suggérer, l’anxiété de Lambert se dissipa complètement, remplacée par un calme troublant. Le bord de ses lèvres s’était transformé en un sourire détraqué.
« Fwah ha ha ! »
Le caquetage de Lambert avait provoqué un choc chez les autres seigneurs présents. Albergue se releva tandis que Lambert fixait le plafond, les bras étendus. « L’heure est venue ! Vous allez tous recevoir ce que vous méritez pour m’avoir regardé de haut pendant toutes ces années ! »
Ces mots avaient laissé son public perplexe, mais leur confusion n’avait pas duré longtemps, un cercle magique, rougeoyant, était apparu sur le sol sous eux.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Quand Albergue et les autres avaient compris que quelque chose n’allait pas, il était déjà trop tard pour s’échapper. La panique avait éclaté.
« Pourquoi ? »
« Qu’avons-nous fait de mal ? »
« Arrêtez ça ! Arrêtez ça ! »
Des racines et des branches d’arbres sortaient des cercles, s’enroulant autour des chefs. Un par un, ils s’étaient fait voler leur écusson. Albergue n’avait pas fait exception. La plante l’avait enserré dans son emprise feuillue, le rendant complètement immobile.
Lambert avait regardé, en gloussant, avec ses bras enroulés autour de son ventre. « Ah ha ha ! À partir d’aujourd’hui, vous serez tous sans protection ! Quel bonheur ! Vous vous êtes moqués de moi pendant si longtemps, mais à partir d’aujourd’hui, vous serez ceux qui — qu’est-ce que c’est ? » Lambert s’était arrêté au milieu de son discours décousu. Son arrogance venait de sa conviction qu’il serait le seul à ne pas être affecté. C’est alors qu’une des plantes avait commencé à enrouler une vrille autour de lui. « Pourquoi ? Non, vous vous trompez. Je ne suis pas censé faire partie de tout ça ! »
Les seigneurs avaient lutté en groupe, mais en vain. Tous s’étaient fait voler leurs emblèmes. Albergue regarda le sien s’effacer du dos de sa main droite. « Mais qu’est-ce qui se passe… ? »
Maintenant que les seigneurs étaient privés de la protection dont ils avaient longtemps bénéficié, les racines et les branches disparaissaient avec le cercle magique. Ses captifs étaient libres de partir. Tous les hommes présents étaient choqués et sans voix, le visage vide de Fernand regardait distraitement dans le vide, et la majorité des autres seigneurs faisaient de même. Un homme était l’exception : Il sanglotait et criait à pleins poumons.
« Pourquoi ? Pourquoi a-t-on volé mes armoiries aussi !? Ce n’est pas ce qu’on m’a promis ! » Lambert avait crié en signe de protestation.
Vu la façon dont il sanglotait comme un enfant qui avait perdu son jouet préféré, il était peu probable qu’il soit capable de tenir une conversation. Albergue l’avait poussé au sol. Espérant résoudre leur problème le plus rapidement possible, il hurla : « Commencez immédiatement une enquête sur - . »
Il avait été interrompu par le bruit de coups de feu derrière la porte de leur salle. Albergue avait écarquillé les yeux et s’était retourné pour faire face à la porte qui s’ouvrait lentement en grinçant. Serge était apparu sur le seuil.
« Serge !? Qu’est-ce que tu fais là ? » s’étonna Albergue.
Serge avait un fusil appuyé contre son épaule. Il regardait son père adoptif avec un sourire hideux sur le visage. « Ça fait quoi d’être sans emblème, hein ? »
C’était tout ce qu’Albergue avait besoin d’entendre. Ses soupçons étaient confirmés : Serge était impliqué dans ce chaos. « C’est donc toi qui es responsable de tout ça ? Qu’est-ce que tu as fait exactement ? »
« Bonne question. Qu’est-ce que j’ai fait ? » Serge avait ricané sans même tenter de répondre.
« Que faisais-tu pendant tout ce temps ? Ne me dis pas que tu es impliqué dans cette absurdité de rébellion !? »
Serge arborait son propre blason de haut rang. Il en voulait aussi à sa famille pour les mauvais traitements qu’elle avait subis. Ces deux facteurs étaient de bonnes raisons de supposer qu’il pouvait être impliqué dans tout cela, mais Albergue espérait quand même qu’il aurait tort. En voyant Serge devant lui maintenant, il ne pouvait plus nier la vérité.
Serge avait levé sa propre main droite, montrant l’écusson sur le dos de celle-ci à son père tout en continuant à glousser. « Vois-tu ? C’est l’écusson du Gardien. Dommage — je suppose que tu aurais dû me choisir comme successeur après tout, Père. Non, oublie ça. Je préfère t’appeler Albergue à la place. »
Albergue avait du mal à comprendre comment Serge avait pu obtenir l’écusson dont il se vantait avec tant de fierté. « Pourquoi as-tu l’écusson du Gardien ? »
Serge avait souri. Quand il avait parlé, il avait complètement ignoré la question de son père adoptif. « Allez, mon vieux. Donne-moi un peu plus d’énergie que ça ! Où est ta surprise ? Le fils que tu as abandonné est de retour devant toi et plus impressionnant que jamais ! »
« Abandonné ? Qu’est-ce que tu entends par là ? Je n’ai jamais… »
Serge avait fait un signe de la main, interrompant Albergue. « C’est un peu tard pour les excuses. C’est toi qui m’as déshérité. »
« Non ! Tu avais tellement envie de devenir un aventurier… J’envisageais de te libérer du fardeau d’être mon héritier, c’est tout. Tu as toujours été, et tu es toujours, mon fils ! »
Serge s’était figé sur place. Ideal avait interrompu la conversation depuis l’endroit où il flottait à côté de lui. « Seigneur Serge, nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre. Faisons vite. Au cas où vous l’oublieriez, je vous rappelle qu’un homme acculé est prêt à inventer n’importe quel mensonge pour se sortir d’une situation difficile. »
Toute émotion avait disparu du visage de Serge. Il tourna le canon de son arme vers son père adoptif, les yeux froids comme la pierre. Il était évident qu’il avait avalé l’explication d’Ideal en bloc.
« Serge, écoute-moi ! » plaida Albergue, mais ses paroles tombèrent dans l’oreille d’un sourd.
« Dommage. J’espérais te voir gémir et supplier avant la fin. » Sans plus d’hésitation, Serge avait appuyé sur la gâchette.
merci pour le chapitre