Chapitre 8 : Acte 8
Table des matières
***
Chapitre 8 : Acte 8
Partie 1
« Uuugh… » Un gémissement misérable s’échappa des lèvres de Yuuto.
Gimlé et Fólkvangr étaient maintenant encerclés par l’ennemi.
Ayant reçu une nouvelle horrible après l’autre, Yuuto s’était courbé et avait senti son corps frissonner.
« Mais on dirait que Skáviðr et Sigrun ont réussi à s’en sortir en un seul morceau…, » déclara doucement Mitsuki.
« C’est la seule bonne nouvelle, » dit Yuuto d’un ton sombre. « Même les deux plus forts guerriers du clan du loup n’ont pas pu arrêter cet idiot. »
Yuuto s’était mordu la lèvre en signe de frustration.
Il s’était dit que d’une manière ou d’une autre, ils pourraient réussir à tenir un mois. Mais ces espoirs fugaces étaient anéantis par la réalité, qui était bien moins clémente.
Yuuto avait gagné toutes les batailles qu’il avait livrées en tant que commandant et s’était fait un nom à Yggdrasil en tant que grand chef, mais lui-même n’avait jamais pensé à lui de cette façon.
Pour lui, tout ce qu’il avait fait, c’est copier et utiliser des connaissances, des armes et des techniques qui venaient de loin dans le futur par rapport à ce monde. C’est ce qui avait donné à son clan la force militaire écrasante qui lui avait permis de vaincre ses ennemis.
Il n’était pas comme l’un de ces géniaux tacticiens de guerre dans les mangas, qui pouvaient prédire les pensées et les actions de l’ennemi en temps réel sur le terrain, et ainsi toujours agir avec une longueur d’avance. Ce genre de chose était complètement hors de portée de quelqu’un comme lui.
Il avait réussi à trouver deux moyens potentiels d’arrêter Steinþórr, mais l’un d’eux exigeait absolument que ce soit Yuuto lui-même qui l’exécute, et l’autre nécessitait quelque chose qui n’existait pas dans Yggdrasil, et qui était en possession de Yuuto.
Le stratège Sun Tzu parlait souvent dans ses ouvrages de la nécessité de s’adapter à la volée aux actions de l’ennemi, et aux conditions du moment. En ce moment, pour Yuuto, obtenir des informations sur ses hommes sur le terrain et recevoir ses ordres se faisait avec un décalage de plusieurs jours.
C’est pourquoi il se contentait de donner des conseils de stratégie générale, puis de confier les décisions sur le terrain aux commandants sur place. Mais il semblait que cela n’avait pas été suffisant pour agir contre Steinþórr, l’homme qui défiait tout bon sens.
« Plus que dix jours avant la pleine lune… » L’attente semblait si longue. Yuuto n’était pas sûr de savoir combien de temps encore ils allaient pouvoir tenir.
Gimlé, en particulier, devait faire face à la menace de Steinþórr et de sa rune de Mjǫlnir, le Briseur. Déjà, il n’y avait plus de temps à perdre.
Pour Fólkvangr, la région autour de la ville n’avait pas un approvisionnement facile en bois, donc pour le moment, ils n’avaient pas à s’inquiéter des attaques de trébuchets, mais la situation y était toujours très imprévisible.
« Arrgh, bon sang ! À ce rythme, même si l’invocation fonctionne, il sera déjà trop tard. » Yuuto cracha les mots avec irritation, lassé par le malaise qui montait en lui.
Gimlé serait le premier à tomber. Vu la force de Steinþórr, le temps qu’il revienne, Iárnviðr serait probablement tombée elle aussi.
Si cela se produisait, les vies de ses compagnons, de sa famille, de Mitsuki, seraient toutes…
« D’accord, » déclara Mitsuki. « Dans ce cas, faisons-le ce soir. Essayons l’invocation ce soir. »
« Excuse-moi ? Ce soir ? Qu’est-ce que tu dis ? » Yuuto regarda instinctivement par la fenêtre pour vérifier. La lune n’était même pas encore à moitié pleine. « Il n’y a aucune chance que ça… »
« Oui, je sais qu’il n’y a pas beaucoup de chances que ça marche. Honnêtement, je ne pense même pas pouvoir réussir l’incantation et la danse, pour l’instant. Mais, même si ça échoue, ce n’est pas comme s’il y avait une pénalité pour ça, non ? »
« Ah… ! » Yuuto avait haleté. En cet instant, c’était comme si son esprit avait été frappé par un éclair.
Ce sentiment devait être ce que les gens entendaient lorsqu’ils parlaient de « l’écaille qui tombe des yeux ».
C’était tout comme Mitsuki l’avait dit.
Parce qu’il était tellement sûr que le rituel échouerait, il avait écarté l’idée même de l’essayer plus tôt. Mais il n’y avait pas de conséquences négatives pour la simple exécution du rituel lui-même.
Ils seraient gagnants en cas de succès, et il n’y aurait aucune perte en cas d’échec. Tout ce qu’ils auraient à faire serait de réessayer pendant la nuit de la pleine lune, comme prévu à l’origine.
Et s’ils considéraient cela comme une répétition de la tentative finale, alors même une première tentative ratée avait ses propres avantages.
« Ok, faisons-le, » dit Yuuto en hochant la tête. Il prit la décision immédiatement, et donna le feu vert à Mitsuki.
Cependant, Yuuto ne pouvait pas savoir que ce choix lui apporterait également le malheur.
◆ ◆ ◆
Dans le sanctuaire au sommet de la tour rituelle sacrée, la Hliðskjálf, Mitsuki se tenait face au miroir divin sur son autel.
Elle était habillée différemment de la normale, dans une belle et élégante tenue du blanc le plus pur.
À l’origine, cette robe avait été secrètement préparée par les habitants d’Iárnviðr lorsqu’ils avaient appris que Yuuto allait épouser Mitsuki et l’emmener avec lui à Yggdrasil. C’était sa tenue de mariage. Mais maintenant, elle allait être utilisée dans un autre but.
Il s’agissait, après tout, d’une cérémonie religieuse sacrée, et elle ne pouvait donc pas la faire correctement dans sa tenue normale.
Le fait d’être habillée si différemment servirait à focaliser son esprit sur la tâche, et à augmenter sa concentration. Du moins, c’était le but.
« … Donc, c’est pourquoi j’aimerais effectuer le rituel d’invocation dès maintenant ! » Mitsuki semblait parler à l’air libre.
Derrière elle se trouvaient les quelques membres des hauts gradés du Clan du Loup qui étaient encore à Iárnviðr. Ils l’observaient nerveusement.
Peut-être que pour eux, il semblait qu’elle était juste là à se parler à elle-même. Mais ce n’était pas du tout le cas.
Se tenant directement en face de Mitsuki, Rífa soupira d’exaspération et affaissa ses épaules. « C’est ridicule. Tu viens à peine de maîtriser le sort Mistilteinn l’autre jour. En fait, ridicule n’est même pas le début du problème. »
Le corps de Rífa était apparu transparent, comme un hologramme.
Bien sûr, elle n’était pas physiquement là, et les autres personnes dans la pièce ne pouvaient pas la voir.
« Mistilteinn » : Traduit de la langue d’Yggdrasil en japonais, c’était devenu le mot pour « gui ».
Il s’agissait d’un sort seiðr utilisé pour ouvrir un canal vers les esprits, les âmes des morts ou d’autres forces du monde. On pouvait alors communiquer avec ces forces, ou leur emprunter du pouvoir.
Mitsuki utilisait le pouvoir de ce seiðr pour ouvrir un canal entre elle et Rífa.
Pour l’instant, la vraie Rífa était loin, à Glaðsheimr.
D’après les explications de Rífa, pour que deux humains puissent utiliser la magie pour communiquer entre eux, ils avaient normalement besoin d’un jeu spécial de miroirs appariés magiquement. Cependant, il semblait que Mitsuki et Rífa étaient différentes, d’une certaine manière, et semblaient partager une sorte de connexion particulière. Elles pouvaient utiliser cette méthode pour communiquer, sans avoir besoin des objets appropriés habituels.
« Il n’y a rien de plus effrayant qu’un amateur, » grommela Rífa. « Ils ont tendance à essayer des choses dont un expert n’aurait jamais rêvé. »
« Je sais que c’est imprudent, » dit Mitsuki. « Mais dans dix jours, il sera peut-être déjà trop tard. »
« Hm, les choses sont-elles déjà si sérieuses là-bas ? »
« … Oui. » Il n’y avait aucune raison pour Mitsuki de cacher quoi que ce soit maintenant.
Elle raconta à Rífa comment le Clan du Loup avait été vaincu à la rivière Élivágar, et comment Fólkvangr avait été encerclé.
« … Haah. Quel gâchis ! » soupira à nouveau Rífa, d’une manière légèrement affectée. « Et moi qui était sur le point d’aller me coucher. »
Elle avait dirigé un regard aiguisé vers Mitsuki.
C’était une façon détournée et difficile à comprendre de le dire, mais elle était d’accord avec la demande de Mitsuki.
Mitsuki s’était inclinée profondément avec assez de force pour que son front puisse heurter ses genoux. « Merci beaucoup ! »
« Eh bien, je ne peux après tout pas vraiment vous laisser mourir, toi ou les personnes qui ont partagé un hotpot avec moi. Cela pèserait sur ma conscience. »
Avec cette excuse supplémentaire, Rífa avait légèrement tourné la tête et avait émis un petit hmph !
Mitsuki ne la connaissait que depuis deux semaines, mais c’était suffisant pour savoir que c’était sa façon de cacher son embarras.
C’était si gentil, elle n’avait pas pu s’empêcher de sourire.
« Hé, qu’est-ce qui te fait sourire !? Il y a quelque chose qui m’énerve là-dedans ! »
« D-Désolée ! » Mitsuki s’était exclamée.
« Argh, honnêtement, pendant les deux cents ans de l’histoire de cet empire, tu dois être la première personne à pousser le Þjóðann à faire ce que tu veux, j’en suis sûre. »
« P-Pousser vers quelque chose, je ne ferais jamais quelque chose de si… »
« Oh, mais c’est la vérité. Penses-y. J’ai passé tout mon temps libre à t’aider, n’est-ce pas ? »
« Ohh… »
« Ah, mais, bon… Si je m’imagine que tout cela va se terminer ce soir, alors je suppose que cela me donne encore plus envie de le faire. Maintenant, je vais me changer. Attends un moment. »
Sur ce, Rífa avait commencé à avancer, bien que l’image que Mitsuki regardait n’ait pas bougé vers elle. Puis elle avait soudainement commencé à enlever ses vêtements.
« Wh-wh-wow ! Qu’est-ce que tu fais ! ? » cria Mitsuki.
« Qu’est-ce que je fais ? Je te l’ai dit, je me change. C’est un véritable rituel, je dois donc porter une tenue appropriée. »
« Euh, o-oui, c’est vrai, mais…, » avec une expression troublée, Mitsuki avait regardé les personnes rassemblées derrière elle.
Elle savait qu’ils ne pouvaient pas voir l’image de Rífa, mais elle les sentait quand même regarder dans sa direction, et cela la mettait tout de même mal à l’aise.
Après tout, cette fille avait le même visage qu’elle.
C’était comme se regarder se déshabiller et se mettre à nu devant une foule de gens, et même si ce n’était pas strictement vrai, c’était comme ça. Elle avait senti son visage devenir lentement rouge à partir du cou.
« Maintenant, Mitsuki, es-tu prête ? » Rífa avait regardé Mitsuki avec des yeux durs et sérieux.
Rífa était maintenant également vêtue d’une tenue religieuse formelle, avec des couleurs à base de blanc et de violet.
Il y avait une légère brillance dans le tissu léger et flottant de sa tenue. Elle était probablement faite principalement de soie.
La couronne d’or étincelante sur sa tête était ornée des plumes du faucon, le « seigneur des cieux », et en son centre se trouvait un grand rubis.
C’était une combinaison magnifique, tout à fait digne de l’impératrice divine censée régner sur tout le royaume d’Yggdrasil.
« Prête ! » Mitsuki avait répondu. « Yuu-kun dit que ses préparatifs sont aussi terminés. »
Il y a quelques instants, Félicia avait fini de confirmer les choses avec Yuuto par téléphone. En ce moment, il devrait être au sanctuaire Tsukinomiya, debout devant l’autel du miroir divin et utilisant la caméra de son smartphone pour regarder dans le miroir.
« Ssss… Haaah… » Mitsuki avait fermé les yeux et avait pris plusieurs respirations lentes et profondes.
Elle pouvait entendre son propre cœur battre. Il était beaucoup plus rapide que la normale.
Un échec ici signifiait que beaucoup plus de sang du Clan du Loup serait versé. Elle avait expliqué l’idée à Yuuto en lui disant qu’ils devaient essayer parce qu’ils n’avaient plus rien à perdre, mais bien sûr, elle était encore nerveuse.
Elle devait transformer cette tension nerveuse en force, en puissance.
Elle avait aiguisé son attention, amenant la concentration de son esprit et sa conscience intérieure à sa limite.
« Je vais maintenant commencer le rituel. » Mitsuki avait prononcé cette déclaration solennelle, et avait ouvert les yeux.
Dans ces deux yeux flottait une paire de symboles runiques dorés en forme d’oiseaux.
« Hm. Assure-toi de me donner un signal approprié, » répondit Rífa. « Ta voix est la seule chose que je puisse entendre. »
« Bien. » Mitsuki avait hoché la tête et s’était mise à genoux, plaçant le bout des doigts de ses deux mains contre le sol.
Dans l’image qui lui fait face, Rífa avait pris la même pose.
Le silence régnait dans la salle du sanctuaire, et l’air était incroyablement tendu.
Finalement, le son des tambours et des cornemuses avait commencé à retentir derrière elle.
***
Partie 2
« Commencez ! » Avec ça, Mitsuki s’était levée, et avait écarté ses deux bras.
Devant elle, Rífa reproduisait ces mêmes mouvements, les bras écartés.
« ᚠᛟᛉ ᛟᛋᛋ ᛋᛖᚷᛖᛉᛜ. » En rythme avec la musique, Mitsuki et Rífa scandèrent les mots du vœu sacré à l’unisson parfait, et tournèrent lentement sur place une fois.
L’exécution de ces actions précises avec exactement le même timing avait augmenté leur synchronisation l’une avec l’autre, et avait rendu le canal magique reliant Mitsuki à Rífa beaucoup plus large et plus fort.
« ᚠᛟᚦᛋᛈᚨᛉ ᚲᚨᚦᚦ. »
Elles avaient croisé leurs bras et s’étaient légèrement penchées en avant.
« ᚲᚹᛁᛜᛜᚨ ᛋᚲᚨᚷᚷ. »
D’un pas léger sur le côté, elles tendirent le bras gauche.
Les houppes enrubannées qui entouraient leurs bras et leur taille tintèrent avec un son doux et digne lorsqu’elles se déplaçaient.
« ᚱᛟᚦᚦᛖᛉᛜᚨ. ᚨᚹ ᛋᚦᛖᛜᚷ. »
Ramenant leur bras gauche, elles firent cette fois un pas léger dans l’autre direction et tendirent leur bras droit.
Le tempo de la musique avait soudainement augmenté.
Mitsuki et Rífa avaient augmenté la vitesse de leurs mouvements fluides.
Elles avaient exécuté la danse avec une dévotion sans faille, consacrant tout leur cœur à chaque mouvement et chaque vers.
Et, enfin… la musique qui avait été si rapide et agressive s’était soudainement arrêtée complètement.
C’était ça.
Mitsuki avait utilisé chaque once d’air dans ses poumons alors qu’elle avait crié les derniers mots de pouvoir.
« Gleipnir ! »
Alors que Mitsuki et Rífa prononçaient le dernier mot à l’unisson, un flux de lumière brillante avait commencé à émaner des paumes de leurs mains droites tendues.
Les deux faisceaux de lumière s’étaient rencontrés et s’étaient entrelacés pour créer un seul flux, qui avait coulé dans le verre du miroir divin.
C’était la clé secrète du plan que Rífa avait exposé à Mitsuki sur la façon dont elles pouvaient travailler ensemble pour invoquer Yuuto.
Quelles que soient les prouesses magiques de Rífa, sans l’accès au miroir spécial apparié, elle ne pouvait pas exécuter le sort pour appeler quelqu’un de l’autre monde.
D’un autre côté, Mitsuki était une Einherjar à rune jumelle avec un grand potentiel, mais bien sûr, elle n’allait pas pouvoir acquérir assez d’expérience en un mois pour être capable de surmonter la magie de la grande Sorcière de Miðgarðr, Sigyn.
En fait, à ce stade, la puissance totale de Mitsuki et ses capacités avec la magie seiðr étaient encore inférieures à celles de Félicia.
Mais, en un sens, Mitsuki était une « personne jumelée » avec Rífa, comme les miroirs magiques. Et Rífa avait eu l’idée d’utiliser le sort Mistilteinn, pour lui permettre d’utiliser Mitsuki comme un conduit spirituel pour son propre pouvoir. Et à travers Mitsuki, elle pouvait également envoyer son propre sort Gleipnir dans le miroir divin enchâssé dans Iárnviðr.
« Ah ! ? » Mitsuki s’était exclamée.
Cela s’était produit environ dix secondes après l’activation du sort. Une sensation de claquement avait traversé sa main droite, comme si quelque chose avait été tendu. C’était ça : Gleipnir s’était emparée de Yuuto.
Cependant, la sensation de tenir sa cible dans sa main avait rapidement disparu.
Ensuite, il y avait eu un autre claquement rapide et fort ! et une fois de plus, on avait eu l’impression que quelque chose avait été attrapé, mais une fois de plus, cela avait disparu.
L’analogie la plus proche à laquelle Mitsuki pouvait penser était la sensation de tenir une ligne de pêche. C’était comme si le poisson avait mordu à l’hameçon et tiré assez fort pour plier la canne à pêche, mais qu’il avait ensuite rapidement lâché prise et s’était enfui.
« La magie est déviée. Ça doit être Fimbulvetr. » Rífa avait prononcé le nom du sort avec frustration.
« Fimbulvetr » : Un sort seiðr qui défait toutes les liaisons et libère toutes les contraintes. C’est le Fimbulvetr qui avait annulé le lancement original de Gleipnir par Félicia, et renvoyé Yuuto dans le monde moderne.
Les effets de ce sort étaient encore présents dans le corps de Yuuto, et il rejetait maintenant le pouvoir de la Gleipnir de Rífa et Mitsuki.
« On dirait que ce n’est pas bon avec la lune qui n’est qu’à moitié pleine, » dit Rífa. « Notre pouvoir mis ensemble est toujours perdant. Eh bien, je savais en premier lieu que tu n’avais pas beaucoup de puissance à contribuer, donc ce n’est guère surprenant. »
« Je suis désolée, » dit Mitsuki en larmes. « Mais s’il te plaît, essaie plus fort ! Nous ne pouvons pas abandonner tout de suite ! »
« Ne panique pas, » gronda Rífa. « Notre adversaire est Sigyn, la sorcière de Miðgarðr, tu te souviens ? Dès le début, je savais que cela pouvait arriver. Si un lancer ne suffit pas, nous n’avons qu’à attaquer une seconde fois ! »
Sa voix s’élevant jusqu’à un cri puissant, Rífa commença à psalmodier les mots sacrés de Gleipnir depuis le début une fois de plus.
Mitsuki s’était empressée de suivre, en l’égalant.
Comme elles étaient déjà en train de tirer l’énergie magique de Gleipnir de leur main droite, elles n’avaient pas eu besoin de refaire la danse, et avaient simplement répété l’incantation du sort.
« Gleipnir ! »
En terminant la deuxième incantation, elles avaient crié le mot de pouvoir.
Cette fois, des faisceaux de lumière sortaient de la paume de leur main gauche.
« Ngh... ! » Mitsuki avait l’impression que toute sa force quittait son corps, d’un seul coup.
Cette fois, elle exécutait le sort sans le rituel complet, alors qu’elle était déjà en train d’activer un sort de Gleipnir à pleine puissance. La tension sur son corps était incomparablement plus grande qu’elle ne l’avait été avec un seul sort.
« Gghhhh ! »
Malgré cela, Mitsuki avait serré les dents et s’était concentrée sur l’alimentation de l’énergie qui sortait de sa main gauche.
Enfin, elle avait ressenti une sensation de traction soudaine et puissante dans les deux bras, beaucoup plus forte que tout ce qui avait été fait jusqu’à présent.
« Très bien, nous l’avons ! » cria Rífa, satisfaite de ce résultat.
Même un sort de Fimbulvetr lancé par la Sorcière de Miðgarðr elle-même ne devrait pas être capable de résister à la puissance de deux Einherjars à runes jumelles lançant ensemble une version doublée du même sort.
« Mitsuki, nous allons le tirer vers nous ! » Rífa déclara ça.
« Bien ! » Mitsuki avait hoché la tête, et avait essayé de tirer le cordon de lumière…
« Il — il ne bouge pas ! ? » Mitsuki s’était exclamée.
« Ghh ! Qu’est-ce qui se passe ? » cria Rífa.
C’est comme si elles essayaient d’arracher quelque chose dont les racines s’enfonçaient profondément dans la terre. Ça ne bougerait pas.
Cela n’avait rien à voir avec la force physique des bras minces des filles.
Le sort seiðr enroulait sa magie dans une corde, mais ce n’était pas quelque chose que l’on tirait avec les bras. C’était quelque chose que l’on tirait avec le cœur, avec une volonté qui saisissait et commandait la magie.
Elles étaient deux Einherjars à runes jumelles travaillant en tandem. Il était difficile d’imaginer qu’à elles deux, elles n’avaient pas assez de puissance. Et pourtant…
« C’est la lune, » dit Rífa. « Si la lune n’est pas pleine, alors le mur entre les mondes ne s’ouvrira pas complètement pour nous. »
« Non, ce n’est pas possible… ! Nous avons réussi à percer le Fimbulvetr à l’instant ! »
« Ne croie pas non plus que je vais aller jusqu’ici et abandonner. On va arracher cette satanée chose ! Nnghhaaa... ! » cria Rífa, et son esprit s’embrasa ! Les cordes de lumière qui sortaient de ses bras s’épaississaient.
Cependant, même cela n’avait pas été suffisant pour attirer Yuuto de leur côté.
« Aaargh, alors je vais en lancer un troisième… Urk, toux, toux ! » Alors que Rífa commençait à réciter un troisième lancement de Gleipnir, elle se mit soudain à tousser terriblement.
Ce n’était pas la toux sèche d’un mal de gorge. Ils étaient humides, violents, et troublants.
Mitsuki avait vu que les manches d’un blanc pur de la robe de Rífa étaient maintenant couvertes de taches rouge cramoisi.
« L-Lady Rífa ! ? Tu saignes ! » Elle cria.
« Ne fais pas de bruit, et ne panique pas ! On va attirer le seigneur Yuuto à nous ! Ne te concentre que sur ça ! » Rífa avait crié, mais elle était essoufflée et avait l’air de souffrir.
Mitsuki avait déjà entendu dire que Rífa portait une sorte de syndrome héréditaire.
Il est probable que le stress intense provoqué par le lancement de Gleipnir à plusieurs reprises était devenu trop difficile à supporter pour son corps.
« Uuuuughhh ! Bouge, bon sang ! » Mitsuki avait crié.
Le corps de Rífa n’allait pas pouvoir supporter ça plus longtemps. Mitsuki devait en finir le plus vite possible. Elle avait forcé la magie à sortir de son corps avec toute sa volonté.
Elle avait forcé la magie à sortir.
Elle s’était forcée plus fort.
Elle avait versé chaque dernière goutte d’énergie de son corps et de son âme dans la magie qui s’écoulait de ses mains.
Mais ce n’était toujours pas suffisant pour faire une brèche dans le mur.
Ça ne bougeait toujours pas.
« Ngh... ! » Rífa avait émis un son douloureux, et Mitsuki avait vu que son bras droit disparaissait.
L’image incorporelle de Rífa avait été semi-transparente au départ, mais maintenant il semblait que son bras droit disparaissait complètement.
« Krh… mon pouvoir ne durera pas… plus… »
« Gleipnir ! » La voix, claire comme une cloche d’or, avait résonné dans le sanctuaire.
Ce n’était pas la voix de Mitsuki ni celle de Rífa.
« Félicia ! » Mitsuki s’était tournée dans la direction de la voix de Félicia et avait crié son nom avec joie.
Un autre manieur de seiðr était entré dans le hall sacré.
Et en plus, c’est elle qui avait déjà réussi à invoquer deux personnes à Yggdrasil depuis un autre monde !
Soudain, les cordes de lumière qui n’avaient pas bougé s’étaient mises à bouger…
Cocorico !
Le cri perçant d’un coq avait réveillé Sigrun, et ses yeux s’étaient ouverts.
Elle se souvenait avoir réussi à atteindre les portes de la ville de Gimlé, mais rien après ça.
Elle avait dû s’évanouir à ce moment-là, car la tension avait quitté son corps dans un sentiment de soulagement.
Elle avait reconnu le plafond au-dessus d’elle. C’était la chambre qu’on lui avait attribuée quand elle était arrivée à Gimlé. Peut-être que quelqu’un d’autre de son unité de forces spéciales l’avait amenée ici.
« Eh bien, je ferais mieux de… Argh !? » Alors que Sigrun essayait de soulever son corps du lit, une douleur intense traversa son bras et elle grogna de douleur.
Sa tête palpitait aussi. Elle avait l’impression qu’elle allait s’ouvrir. Peut-être que le mouvement soudain avait été trop fort pour elle.
« … Ngh ! On dirait que je me suis poussée un peu trop fort. »
Dans le combat contre le garmr, elle avait atteint la capacité qu’elle appelait le « royaume de la vitesse divine ».
Chaque fois qu’elle l’utilisait, elle souffrait ensuite de maux de tête et de douleurs articulaires, mais cette fois-ci, c’était particulièrement terrible.
Lors de la bataille contre le garmr, et lorsqu’elle avait combattu Váli du clan de la panthère, elle n’avait eu accès à cette capacité que pendant un bref instant. Mais cette fois, elle l’avait exploité à fond, peut-être même surutilisé. Ce devait être le contrecoup de cela.
« Mais je ne peux pas rester allongée. » Sigrun serra les dents et se força à se lever, supportant la douleur intense.
Leur commandant Skáviðr était-il en vie et en bonne santé ?
Combien de soldats, combien d’officiers avaient réussi à rentrer à Gimlé ?
Où était l’armée du Clan de la Foudre en ce moment ?
Toutes ces questions la tourmentaient, et elle en avait beaucoup d’autres.
S’il y avait un endroit où elle pourrait obtenir les informations dont elle avait besoin, ce serait auprès de Skáviðr, l’actuel gouverneur de la région de Gimlé et commandant de la garnison et de la forteresse ici.
Son corps lui faisait mal à chaque pas, mais elle se traînait en avant, s’appuyant contre un mur, et se dirigeait vers la salle d’audience.
Au fond de cette pièce se trouvaient des quartiers personnels plus petits pour le commandant, avec un bureau et une chambre. Si Skáviðr était ici, c’est là qu’il serait probablement.
Mais il s’est avéré que quelqu’un d’autre était déjà dans la salle d’audience.
Les coqs venaient de chanter avec l’aube, et dehors le soleil n’était toujours pas levé dans le ciel. La pièce était plongée dans l’obscurité. La moitié arrière de la pièce était complètement sombre, de sorte que même les yeux de Sigrun ne pouvaient rien distinguer de l’endroit où elle se trouvait.
Cependant, son odorat de guerrière était vif, et elle pouvait sentir la présence de quelqu’un devant elle.
C’était deux personnes, en fait.
***
Partie 3
Était-ce Skáviðr qui discutait avec quelqu’un d’autre ? Mais non, Sigrun n’avait pas entendu de voix.
Les deux autres personnes gardaient le silence. Alors, étaient-ils des voleurs ? Mais non, elle ne pouvait pas sentir la moindre trace d’intention meurtrière.
Sigrun posa toujours une main sur la poignée de l’épée à sa taille, juste au cas où, et elle se dirigea lentement vers l’extrémité de la pièce.
L’obscurité devenait légèrement plus claire, et elle pouvait vaguement commencer à distinguer les contours des personnes présentes.
L’un d’eux était assis sur le trône légèrement surélevé au fond de la pièce, penché en arrière, les jambes croisées. La deuxième personne se tenait juste à côté de la première.
Aucun des deux n’était Skáviðr. Ces silhouettes ne correspondaient pas.
Cependant, il s’agissait de deux individus qu’elle connaissait très, très bien.
« Comment… ce n’est pas possible… suis-je encore endormie, en train de rêver ? »
Sigrun tremblait. Sa tête semblait encore pulser, et les muscles de ses bras, de ses épaules et de son dos lui faisaient terriblement mal.
« J’avais entendu dire qu’on ne pouvait pas ressentir la douleur dans un rêve, mais peut-être que c’était un mensonge. »
« Non, cela signifie simplement que tu ne rêves pas, » avait répondu la personne sur la chaise. C’était une voix si nostalgique et familière pour elle.
La dernière fois qu’elle avait entendu sa voix, c’était il y a une dizaine de jours, grâce à son étrange appareil, mais elle avait été étouffée, et quelque peu distante. Ce n’était rien comparé à la vraie voix qu’elle entendait maintenant.
« Mais… ça ne peut pas être vrai, » protesta Sigrun, même si son discours devenait plus poli. « Il devrait encore rester de nombreux jours avant la prochaine pleine lune. »
« Pour cela, tu devras remercier Mitsuki et Rífa… et aussi Félicia ici présente. » Le jeune homme sur le trône avait jeté un regard à la femme aux cheveux d’or à ses côtés. « Toutes les trois ont combiné leur pouvoir et ont forcé un miracle à se produire. »
Cela semblait assez plausible, mais Sigrun avait encore du mal à y croire.
« Alors comment avez-vous pu venir jusqu’ici, ici même dans cette pièce, sans qu’une seule personne s’en rende compte ? » avait-elle demandé.
C’était le centre de commandement de la forteresse, au cœur même de Gimlé. Sigrun avait croisé un certain nombre de gardes en patrouille sur son chemin. Si quelqu’un avait vu ce jeune homme, il y aurait sûrement eu une grande agitation.
Mais malgré la sécurité renforcée à l’intérieur des murs de la forteresse, c’était toujours calme.
Et ce n’était pas tout. Il y avait l’armée du Clan de la Foudre, qui devait avancer vers la ville. Non, peut-être qu’ils étaient déjà en formation devant la ville à l’heure actuelle.
Comment aurait-il pu aussi leur échapper, avant même de passer les portes de la ville, solidement verrouillées ?
En fin de compte, Sigrun ne pouvait pas croire que le jeune homme en face d’elle était le vrai.
« Tu vois, le truc avec les dirigeants, c’est… qu’il s’avère que la plupart d’entre eux ne pensent qu’à se sauver eux-mêmes. » Le jeune homme s’était levé et était descendu du trône.
Félicia avait semblé comprendre où il voulait en venir. Elle avait déplacé la chaise sur le côté, avait enlevé le tapis qui recouvrait le sol en dessous et avait tiré sur l’une des pierres du sol.
La pierre s’était retirée pour révéler un trou juste de la bonne taille pour qu’une personne seule puisse y descendre, avec une échelle de corde intégrée.
« Linéa m’a parlé de ce passage secret, car son clan régnait sur cette région, » expliqua le jeune homme. « Si vous passez par ici, cela vous mènera à un endroit en dehors de la ville. »
Il est vrai que si quelqu’un utilisait ce passage, il ne serait pas étrange qu’il puisse arriver dans cette pièce sans qu’aucun des gardes ne le remarque.
Malgré tout, Sigrun ne pouvait pas se laisser convaincre.
C’était trop pratique, trop beau pour être vrai.
Elle ne pouvait y voir autre chose qu’une illusion, un produit de ses désirs les plus profonds.
« Tu… tu as bien fait de tenir le coup jusqu’à ce que je puisse revenir. » Le jeune homme avait posé une main sur la tête de Sigrun et avait commencé à lui caresser doucement la tête.
Cette sensation, le sentiment de bonté qui la sous-tendait, le corps de Sigrun s’en souvenait parfaitement.
Il n’y avait aucun moyen pour elle de l’oublier.
Après tout, pour elle, c’était la plus grande récompense qu’elle pouvait demander.
Elle avait senti des larmes chaudes couler de ses yeux.
Elle ne se souciait plus de savoir si c’était un rêve ou une illusion.
« P-Père… ! » N’en pouvant plus, Sigrun avait bondi dans les bras de Yuuto, s’accrochant à lui.
Elle le frappa avec assez d’élan pour les faire tomber au sol, mais elle n’en avait plus rien à faire. Elle avait enfoui son visage contre sa poitrine, se souciant uniquement d’utiliser ses sens pour confirmer que c’était bien lui.
« Père ! Père ! Père ! Je… J’avais tellement, tellement envie de te voir… waaahhhhh ! » Sigrun ne pouvait plus rien dire, car elle avait éclaté en sanglots incontrôlables.
« W-Wow, quoi ! ? Run, qu’est-ce que tu as ? F-Félicia, fais quelque chose ! »
« Je ne sais pas exactement ce que je dois faire, » dit Félicia. « Après tout, c’est aussi la première fois que je vois Run comme ça… »
Yuuto et Félicia avaient échangé des remarques inquiètes tandis que Sigrun avait laissé couler ses larmes.
« Que s’est-il passé ? Qu… M-M-Maître Yuuto !? » La porte au fond de la pièce s’était ouverte avec fracas et la voix choquée de Skáviðr avait résonné dans la pièce sombre. Il avait dû entendre l’agitation depuis ses quartiers et il avait dû se précipiter pour enquêter.
D’autres voix et des bruits de pas se firent entendre à l’entrée de la salle.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
« C’est quoi tout ça ? »
Ce n’était pas une ou deux personnes, mais au moins cinq ou dix.
Sigrun ne pouvait pas se permettre d’être vue en train de pleurer comme une simple fille civile devant une telle foule. Ce serait une tache sur son honneur de guerrière.
Elle essaya de s’efforcer d’arrêter de pleurer, mais les sentiments qu’elle avait retenus continuaient de jaillir du plus profond de son cœur, et les larmes aussi.
Cependant, aucune des personnes arrivées sur les lieux n’avait prêté attention à son apparence.
« Pa… Pa-Pa-Patriarche Yuuto ! ? »
« Je… est-ce que c’est un rêve ! ? Est-ce que je rêve en ce moment ! ? »
Ils avaient tous fixé intensément le visage du jeune homme qui tenait Sigrun, puis chacun d’entre eux avait fait exactement la même chose.
Ils avaient chacun mis une main sur leur joue et l’avaient pincée, fort.
C’était le seul moyen pour eux d’être sûrs que c’était la réalité.
« Bienvenue ! » avait enfin crié l’un d’entre eux.
« Nous sommes si heureux que vous soyez de retour ! »
« Nous pouvons gagner ! Nous pouvons maintenant gagner ! »
Les autres avaient entouré Yuuto, chacun criant de joie, ou pleurant, ou applaudissant.
Finalement, l’un d’entre eux avait crié à tue-tête : « Patriarche, victoire ! »
Il y eut un bref moment de silence.
Mais tout le monde s’était ensuite rendu compte que ces mots étaient ceux qui traduisaient le mieux le sentiment qui se trouvait dans le cœur de toutes les personnes présentes.
Tout le monde avait échangé des regards, puis ils avaient tous applaudi comme un seul homme :
« Patriarche, victoire ! Patriarche, victoire !! » criaient-ils à pleins poumons.
Leurs cris de joie s’étaient propagés aux personnes qui les avaient entendus à l’extérieur de la salle d’audience, et de personne en personne, jusqu’à ce que non seulement tout le monde dans la forteresse, mais tout le monde dans la ville entière applaudisse ensemble dans un grand chœur spontané.
C’était le hurlement d’exultation triomphant du Clan du Loup, annonçant au monde que, après deux longs mois, leur maître était enfin rentré chez lui.
Le son massif de leurs cris n’avait pas seulement fait trembler l’air, il avait semblé faire trembler les bâtiments mêmes de la ville.
« Hm ? Qu’est-ce qui se passe !? » Steinþórr était en train de manger son petit déjeuner de viande séchée quand il avait soudainement entendu une agitation, des voix d’encouragement résonnant en direction de la ville. Mâchant toujours un peu de viande, il quitta sa tente pour enquêter.
Lorsqu’il ouvrit le volet de la tente, la première chose qui entra dans sa vision fut la haute et imposante muraille de la ville, solidement construite à partir de couches successives de briques cuites.
C’était Gimlé, l’une des villes les plus importantes du Clan du Loup, à part leur capitale, Iárnviðr.
Après avoir battu le Clan du Loup à la rivière Élivágar, l’armée du Clan de la Foudre avait continué à poursuivre son ennemi vaincu, et son avancée l’avait mené jusqu’à cette ville.
Lorsqu’ils étaient arrivés à l’extérieur des murs de la ville, le soleil était déjà presque couché. Ils avaient établi un périmètre autour de la ville pour empêcher l’ennemi de s’échapper, puis avaient commencé à faire reposer les troupes. Aujourd’hui était le jour où ils devaient commencer à attaquer la ville pour de bon.
« Patriarche, victoire ! Patriarche, victoire !! »
Les acclamations provenant de la ville étaient si volumineuses et fortes que les vibrations faisaient trembler la poitrine de Steinþórr.
Il avait installé son camp à une certaine distance des murs afin d’éviter les attaques des archers, mais même à cette distance, les cris étaient aussi forts que s’il se trouvait au beau milieu d’une bataille féroce.
Et ce qui était le plus surprenant, c’est qu’ils étaient de plus en plus bruyants.
« “Patriarche, victoire” ? » Steinþórr fronça les sourcils et inclina la tête, perplexe.
S’ils parlaient du patriarche du Clan du Loup, alors bien sûr, ce devait être Suoh-Yuuto. Mais il était censé avoir été tué à la bataille de Gashina.
« C’est sûrement du bluff, » déclara Þjálfi, s’avançant par-derrière pour se placer à côté de Steinþórr. « Ils veulent faire croire à leurs propres soldats que Suoh-Yuuto est encore en vie pour remonter leur moral, et nous faire croire la même chose pour nous effrayer. »
Þjálfi avait dû entendre l’agitation de l’intérieur de sa propre tente et être tout aussi curieux.
« Oui, au début, c’est ce que je pensais aussi, mais, tu ne crois pas que c’est un peu trop pour un simple bluff ? » demanda Steinþórr.
« Hm, tu as raison, maintenant que tu le dis… » Þjálfi s’était interrompu dans ses pensées.
Les acclamations n’avaient toujours pas cessé, et elles semblaient gronder dans l’atmosphère autour d’eux tel le tonnerre.
Ils s’étaient interrogés sur le problème. Combien de crieurs faudrait-il pour créer autant de bruit ? Telle était la question.
On peut dire sans se tromper qu’une simple dizaine ou vingtaine de milliers ne suffirait pas.
La possibilité que chaque citoyen de la ville ait commencé à acclamer spontanément était trop absurde pour être envisagée. Même Steinþórr, l’homme dont la force défiait le sens commun, et Þjálfi, l’homme habitué aux manières de défier le sens commun de son patriarche, ne l’auraient jamais envisagé.
Ils se demandaient donc plutôt où le Clan du Loup avait pu rassembler suffisamment de soldats pour faire ce bruit. Mais le Clan du Loup n’avait jamais eu autant de soldats auparavant, alors, comment avaient-ils pu faire surgir une telle quantité de nouveaux soldats dans la ville sans aucun avertissement ou preuve préalable ?
Rassembler une grande armée et déplacer les troupes signifiait être vue et entendue. Il aurait été impossible de déplacer un grand nombre de troupes ici sans que le Clan de la Foudre remarque quoi que ce soit.
La seule personne capable de réaliser ce genre de tour de magie était…
***
Partie 4
« Hm !? Hé, Þjálfi ! Regarde, regarde là ! » Steinþórr avait crié.
« Quoi ? Des cheveux noirs ! ? Est-ce que ça pourrait être… ? »
« Hahahaaaa ! HAHAHAHAHA ! !! » Steinþórr éclata d’un rire joyeux. « Alors tu es après tout vivant, Suoh-Yuuto !! »
Juste à droite des portes principales de la ville se trouvait l’une des tours de guet du mur, et debout sur le bord de cette tour se trouvait une silhouette humaine. À cette distance, une personne normale ne serait pas capable de dire qui c’était, mais Steinþórr avait les yeux d’un faucon, et il pouvait distinguer le visage du jeune homme aux cheveux noirs qui se tenait là.
Même à cette distance, Steinþórr ne se tromperait jamais sur le visage de celui qu’il reconnaissait comme son véritable ennemi et rival.
Peu importe comment vous le regardez, c’était le patriarche du Clan du Loup, Suoh-Yuuto.
Yuuto leva sa main droite.
Alors qu’il le faisait, il y eut un grondement fort et lourd, alors que les portes de Gimlé, solidement verrouillées, s’étaient ouvertes.
Steinþórr se crispa. Est-ce que ce nombre massif de soldats qui applaudissaient va se déverser hors des portes pour nous attaquer ? pensa-t-il, et il se prépara. Mais non, cela ne semblait pas se produire.
Après un moment à se demander ce qui se passait, il leva les yeux vers Yuuto. Yuuto regardait de nouveau en direction de Steinþórr, et d’une main, il fit un geste hautain d’invitation.
« Il me nargue pour que j’entre ! » Steinþórr sentit un étrange frisson parcourir son dos.
Si c’était le Steinþórr d’avant la bataille de Gashina, il aurait accepté le défi et aurait chargé sans aucune hésitation.
Mais maintenant, il était différent : avant chaque charge en avant, il s’arrêtait une fois pour réfléchir.
Lors de la première bataille de la rivière Élivágar, il avait été ivre de sa victoire dans les premiers instants de la bataille, et avait lancé des attaques de poursuite contre l’ennemi en retraite qui l’avaient conduit dans un piège. Les eaux en furie l’avaient englouti, et il avait perdu plusieurs milliers de ses hommes.
Ensuite, lors de la bataille de Gashina, il s’était imaginé qu’il était en train de couper en deux la formation de son ennemi, pour se rendre compte qu’ils l’avaient encerclé de tous les côtés. En outre, il avait laissé le fort de Gashina lui-même sans défense et il avait été repris par-derrière.
Chaque fois qu’il s’était laissé emporter par une victoire précoce et avait foncé sans faire attention, il était tombé dans le piège de son ennemi et en avait souffert.
C’est ce que les combats contre Suoh-Yuuto lui avaient appris.
Cette situation semblait suivre le même schéma.
Il venait de vaincre le Clan du Loup lors de la deuxième bataille de la rivière Élivágar, effaçant ainsi sa honte pour la défaite subie lors de la précédente bataille. Et maintenant, il était venu marcher sur Gimlé, de bonne humeur, ivre de sa récente victoire. Et voilà Yuuto qui lui ouvre les portes et l’invite joyeusement à entrer.
Les acclamations rauques de tout à l’heure l’avaient également déstabilisé.
Qu’est-ce que c’est si ce n’est pas un piège ? s’écria la voix dans son esprit. C’est aussi clair que le jour ! Il compte utiliser ma nature contre moi, me narguer et compter sur moi pour être l’homme qui fonce sans réfléchir chaque fois, quoi qu’il arrive !
Bien sûr, Steinþórr ressentait aussi le désir de relever le défi de toute façon, de foncer et d’utiliser sa force pure pour déchirer le piège qui l’attendait là-dedans. Et s’il était seul, ce serait une chose, mais il avait huit mille de ses enfants ici avec lui.
Ses hommes avaient souffert aux mains de ces pièges plusieurs fois maintenant, donc Steinþórr ne pouvait pas leur dire avec confiance qu’ils seraient absolument capables de passer à travers le prochain.
Steinþórr poussa un long et profond soupir, et il tourna le dos à Gimlé.
« Nous nous retirons. »
« Se retirer ! ? » s’écria Þjálfi, étonné. Il se retourna et cria à la suite de Steinþórr : « Après que nous ayons fait tout ce chemin ! ? »
Steinþórr ne s’était pas retourné. Il avait affaissé ses épaules et avait dit : « C’est parce que nous sommes arrivés jusqu’ici. Nous avons récupéré notre honneur à la rivière Élivágar, et nous avons reconquis le territoire qu’ils nous ont pris lors de la dernière guerre. Si nous nous arrêtons maintenant, c’est encore notre victoire. Chaque fois que nous sommes trop gourmands avec Suoh-Yuuto, ça ne tourne jamais bien. Je ne vais pas tomber dans un piège aussi évident et gâcher notre victoire. Ce serait stupide. C’est le bon moment pour se retirer. »
« L’armée du Clan de la Foudre se retire ! » Un guetteur du Clan du Loup pointa vers le bas et cria d’une voix stridente et excitée. Il n’arrivait pas à en croire ses propres yeux.
Même le gouverneur de Gimlé, Skáviðr, était stupéfait en regardant cette scène, et il se demandait s’il ne s’agissait pas d’une ruse.
« Haaugh, urgh, je suis vraiment fatigué. Mais monter un cheval toute la nuit, ça fait ça. » Yuuto avait laissé échapper un énorme bâillement. Il était peut-être la seule personne ici capable de bâiller aussi facilement.
« C’est donc le trente-deuxième des trente-six stratagèmes, la “Forteresse vide”… » murmura Skáviðr.
Il avait déjà entendu les détails de la stratégie de Yuuto une fois auparavant.
L’astuce consistait à ouvrir délibérément les portes de sa forteresse et à inviter l’ennemi à entrer, ce qui l’amenait à se méfier énormément d’un piège monstrueux et à se retirer.
Lorsqu’il l’avait entendu, il avait été stupéfait de voir à quel point cela semblait absurde. Mais ici, il le voyait en action, fonctionnant exactement comme prévu. Il n’arrivait toujours pas à y croire.
Trop de choses irréalistes se passaient aujourd’hui, et rien ne semblait réel.
« Au Japon, cette astuce est super célèbre, donc personne ne se laisserait berner par elle, mais ici, c’est une stratégie qui vient encore de mille cinq cents ans dans le futur, » dit Yuuto. « Bien sûr, vous pourriez penser que c’est un piège, tant que vous ne savez pas que c’est un tour. »
« Tu as tout à fait raison…, » murmura Skáviðr. « Si j’étais à la place du commandant du Clan de la Foudre, je trouverais moi aussi cela tellement suspect que cela me ferait hésiter à aller de l’avant. »
« Je suppose que ça veut dire après tout que cet idiot (Steinþórr) n’est pas vraiment un idiot complet. Je suppose que c’est logique, c’est humain de commencer à se méfier de quelqu’un après qu’il vous ait fait marcher deux fois. » Yuuto gloussa à lui-même avec malice.
Tu donnes l’impression que c’est si simple, pensa Skáviðr, et il eut un petit rire ironique.
S’il s’était fait par quelqu’un comme lui ou Sigrun, lorsqu’ils auraient ouvert les portes, même en sachant que c’était un piège, l’armée du Clan de la Foudre se serait sûrement précipitée comme un tigre affamé, et aurait mis la ville en pièces.
C’est parce que ce n’était pas du Clan du Loup que Steinþórr se méfiait, c’était de Yuuto.
« Il n’y a pas à s’y tromper… tu es vraiment l’incarnation d’un dieu de la guerre ! » Skáviðr avait senti un frisson le parcourir quand il avait dit cela.
L’ancien et l’actuel Mánagarmr, les plus forts guerriers du Clan du Loup avaient travaillé ensemble pour combattre Steinþórr, risquant leurs vies et utilisant chaque once de leur force et de leur intelligence dans cette tentative, et ils ne pouvaient toujours pas l’arrêter. Et pourtant, ce jeune homme s’était simplement montré et avait fait un geste, et cela avait été suffisant pour non seulement arrêter l’avancée du Tigre Affamés de Batailles, mais aussi pour le faire reculer.
Yuuto était à un niveau complètement différent.
« Hé, ce n’était rien de plus qu’un simple mensonge, » dit Yuuto. « Ce n’est même pas de la triche. »
« Dire que c’est “simple”, c’est être bien trop humble. Pour le moins, j’aurais trop peur de mettre ce plan à exécution. Après tout, s’ils avaient choisi d’attaquer, n’aurait-on pas assisté à la fin de tout ? »
La stratégie avait été si brillante et satisfaisante uniquement parce qu’elle avait fonctionné. Si elle avait mal tourné, ils auraient fait entrer leur ennemi dans leur ville. C’était un bluff incroyablement dangereux.
Après tout, leur ennemi était le Dólgþrasir, le Tigre Affamés de Batailles. Si Steinþórr n’avait tiré aucune leçon de ses deux défaites, et s’il avait à nouveau chargé sans réfléchir, les forces du Clan du Loup auraient pu être anéanties.
« Si les choses en étaient arrivées là, j’aurais juste utilisé ça. » Yuuto avait fouillé dans le sac en cuir qui pendait à sa hanche droite, et en avait sorti un certain objet.
« Qu’est-ce que c’est, exactement ? »
« Oh, ça ? Eh bien…, » Yuuto avait commencé à expliquer à Skáviðr l’utilisation et les effets de cet objet particulier.
Il était si petit, si léger, et apparemment peu fiable comme outil.
Il n’avait certainement pas l’air aussi effrayant que Yuuto l’avait décrit, mais Skáviðr n’avait d’autre choix que de le croire. Yuuto n’était pas du genre à mentir sur ces choses, et il avait créé tant de miracles jusqu’à présent.
En vérité, il venait juste de finir d’en créer un il y a un instant. Skáviðr devait lui faire confiance.
« … Je vois, » dit Skáviðr. « Ainsi donc, il semble que le tigre soit en fait celui dont la vie a été sauvée lorsqu’il a choisi de ne pas attaquer. »
« C’est vrai. Mais il est un peu un problème pour nous, alors je suppose que ça n’aurait pas été si mal de le tuer ici et de mettre fin à nos souffrances. S’il n’y avait pas ce qui se passe à Fólkvangr, c’est ce que j’aurais fait. » Yuuto avait dit cela de manière factuelle, et il y avait une pointe de froideur dans son ton.
« … !? » En entendant ces mots, Skáviðr avait ressenti une tension soudaine, une sensation comme si on tenait une lame sur sa gorge. Cela déclencha une peur instinctive qui lui glaça le sang.
Skáviðr était un célèbre vétéran, il avait survécu et géré à de nombreuses batailles où il avait dû battre en retraite. Il avait donc survécu à des situations véritablement infernales. Et en ce moment, ce jeune homme deux fois plus jeune que lui le terrifiait.
Il y avait le fait qu’il avait rejeté ce monstre inhumainement fort comme étant simplement « un peu » un problème, mais plus que cela, il y avait le fait qu’il avait parlé de tuer Steinþórr sans émotion inutile, ou hésitation. Ce niveau de froideur et de sérénité était quelque chose que l’ancien Yuuto ne possédait pas.
Skáviðr n’avait pas vu Yuuto depuis environ six mois, depuis qu’il avait été envoyé à son poste à Myrkviðr, et il semblerait que pendant cette période, ou peut-être même pendant ces deux derniers mois dans sa patrie au-delà des cieux, quelque chose de significatif avait changé en lui.
Skáviðr trouvait maintenant que Yuuto semblait beaucoup plus mature et adulte qu’auparavant.
La partie naïve de sa mentalité était maintenant cachée, et à la place, ce qui était visible était quelque chose de plus fort, une sorte de résolution ferme.
Il y avait eu de nombreuses fois avant maintenant où Yuuto avait montré l’esprit d’un vrai conquérant, mais cela avait toujours été limité et temporaire, quand il était rempli d’émotions intenses.
Mais maintenant, l’air autour de lui était calme, et pourtant, il avait toujours l’aura du lion fier et puissant.
Skáviðr, habituellement calme, prit la parole, la voix tremblante d’émotions. « Tu es vraiment revenu parmi nous comme un grand garçon ! »
C’est ce qu’on ressent quand on est un parent fier de voir son enfant grandir.
Il ne l’avait jamais dit ouvertement, et n’en avait jamais eu l’intention, mais après avoir perdu son jeune enfant, Skáviðr en était venu à considérer Yuuto comme son propre fils.
« Hein ? J’ai grandi ou quoi ? » demanda Yuuto. « Oh, c’est vrai, je ne t’ai pas vu depuis environ huit mois maintenant. Je suppose que je serais plus grand. »
« Oui, tu as aussi grandi en taille. Mais je faisais référence à ta croissance en tant que personne. »
« Uhh, hein ? Je ne suis moi-même pas sûr de savoir de quoi tu parles… Eh bien, je suppose qu’il est temps que je me reprenne et que j’essaie de devenir un adulte, hein ? » Yuuto avait regardé au loin.
Skáviðr avait regardé dans la même direction.
Bien qu’ils se trouvent au même endroit et qu’ils regardent la même scène, ils voyaient certainement des choses très différentes.
Ce jeune homme regardait de bien plus haut et voyait bien plus loin que lui.
C’est ce que Skáviðr croyait.