Acte 3
Partie 2
Le lendemain de l’inspection du vaxt par Yuuto, la situation devint soudainement beaucoup plus turbulente.
Il s’était remis de sa léthargie post-vacances et reprenait sa routine de travail habituelle dans son bureau. Mais alors deux voix l’appelèrent, l’une infiniment brillante et joyeuse et l’autre fraîche et calme.
« Salut, désolé de débarquer comme ça ! »
« Excuse-moi de te déranger au milieu de ton travail. »
Les voix étaient opposées dans leur attitude, mais identiques dans leur tonalité et leur timbre. Leurs propriétaires n’étaient autres que les jeunes jumelles symétriques et charmantes qui étaient ses filles nouvellement assermentées.
« Hm... Qu’est-ce qui se passe avec vous deux ? » demanda Yuuto.
« Eh bien, Père, le truc c’est que..., » Kristina plaça une main sur sa joue et sembla troublée. « Al voulait tellement te voir qu’elle pleurait et faisait une crise de colère. Il semble qu’elle ne pouvait tout simplement pas oublier cette nuit ardente et passionnée que vous avez partagée ensemble... »
« Attends, » s’était écrié Yuuto. « Ne commence pas une conversation en jetant des mensonges comme si ce n’était rien. »
« Non, je ne faisais pas une crise de colère ! » s’écria Albertina.
« C’est vraiment épuisant d’avoir une enfant aussi égoïste pour sœur, » déclara Kristina.
« Comme je l’ai dit, je ne faisais pas ça ! » cria Albertina.
« Oh ? Alors tu dis que tu ne veux pas voir Père ? Eh bien ! Quelle fille terriblement inconsidérée tu es, » déclara Kristina.
« H-huuuuh !? Non, c’est... non, bien sûr que je veux voir Père, mais je pensais qu’interrompre son travail serait..., » déclara Albertina.
« Et voilà, c’est ainsi. Alors, tu as eu envie de le voir. Ne dit pas des mensonges comme s’ils n’étaient rien, Al, » déclara Kristina
« Euh... Hmm..., » balbutia Albertina.
« Ne devrais-tu pas me remercier du fond du cœur, Al ? Ta chère sœur, ne pensant qu’à toi, s’est donné tant de mal pour préparer une raison valable pour que tu voies Père, » déclara Kristina.
« Uh huh huh, je sais ! J’ai vraiment de la chance d’avoir une sœur qui tient tant à moi ! » Albertina sourit joyeusement.
Yuuto s’était retrouvé à mettre une main sur son visage, pressant ses doigts sur les coins intérieurs de ses yeux.
Comme toujours, l’une des jumelles contrôlait l’autre selon ses caprices.
Certes, le bonheur était à certains égards une chose subjective. Si Albertina elle-même se considérait comme heureuse, il n’y avait pas grand-chose à dire à ce sujet. D’ailleurs, même si certains pourraient trouver cela insensible, il se préoccupait beaucoup plus d’autre chose.
« D’accord, Kris, et si tu me parlais de cette “bonne raison de me rencontrer” ? » demanda-t-il.
Bien que son apparence soit encore un peu enfantine, le Clan du Loup n’avait rien de plus talentueux que Kristina lorsqu’il s’agissait de recueillir de l’information. Et elle était extrêmement perspicace, elle aussi.
Si Kristina avait intentionnellement choisi d’éviter d’envoyer un rapport écrit et de venir livrer l’information en personne, alors ce seul fait atteste à quel point il doit être urgent et important.
« Hehe hehe, je n’en attendais pas moins, Père, » Kristina gloussa, et avec un petit sourire de satisfaction, elle avait sorti une seule feuille de papier.
Aussi étonnante qu’elle puisse être, il lui était bien sûr impossible d’opérer seule sur une zone étendue. Depuis l’époque où elle faisait partie du Clan de la Griffe, elle possédait un certain nombre d’espions protégés qui travaillaient sous ses ordres. Cette information avait dû lui parvenir par l’un d’eux.
« La capitale du Clan du Sabot, Nóatún, a été reprise par le clan nomade Miðgarðr, le Clan de la Panthère. »
« Le grand Clan du Sabot a été vaincu !? Et par le Clan de la Panthère, dis-tu !? » Félicia avait fait entendre sa voix en état de choc et sur la défensive.
« ... Hm, » en revanche, Yuuto était plus discret, ses yeux ne s’élargissant que légèrement.
C’était un peu surprenant pour lui aussi, bien sûr, mais ce n’était toujours pas quelque chose qui dépassait complètement ses attentes. « L’histoire se répète, » comme le dit l’adage. Pour n’importe quelle nation, la perte soudaine d’un dirigeant puissant et influent plongerait cette nation dans le chaos, et un déclin rapide suivrait bientôt.
Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, Takeda Shingen... Rien qu’en regardant la période Sengoku de l’histoire japonaise, le décès de dirigeants aussi puissants et charismatiques avait toujours été rapidement suivi par l’effondrement de leurs maisons dirigeantes.
Et en regardant l’histoire du monde, c’était un événement commun pour les royaumes établis basés sur l’agriculture d’être envahis et conquis par de puissantes tribus nomades.
Mais même si Yuuto connaissait le cours de l’histoire de cette manière — non, parce qu’il le connaissait — les mots suivants de Kristina lui faisaient douter de ses oreilles.
« Selon mon subordonné, le Clan de la Panthère a combattu comme une force de plusieurs milliers de cavaliers armée. Ils se déplaçaient à toute vitesse en tirant des flèches à pointe de fer, jetant le Clan du Sabot dans la panique, puis fonçaient à pleine vitesse, dispersant complètement les forces du Clan du Sabot, » déclara Kristina.
Yuuto s’était levé, faisant claquer sa chaise en même temps. « Impossible ! Ils n’ont pas pu ! C’est beaucoup trop tôt ! »
Il avait été visiblement secoué.
S’il n’y avait eu que du fer, c’était un peu plausible. Historiquement parlant, les Hittites avaient développé un processus de raffinement du fer dès le 15e siècle av. J.-C., bien que parce qu’ils l’avaient traité avec le plus grand secret, la connaissance ne s’était pas étendue aux pays voisins avant des centaines d’années. Il ne serait donc pas tout à fait étrange qu’à ce stade, l’un des clans d’Yggdrasil ait aussi réussi à découvrir comment affiner le fer.
Cependant, les Scythes auraient été l’une des premières cultures de l’histoire à maîtriser la guerre à cheval, et ce n’était que depuis les VIIIe et VIIe siècles av. J.-C.
C’était beaucoup trop loin dans le futur.
Sans étriers ni selles, l’équitation et le combat au sommet d’un cheval à dos nu exigeaient une technique d’un niveau absurde.
Pour le dire d’un point de vue pratique, le char était l’arme la plus puissante couramment utilisée sur les champs de bataille d’Yggdrasil à l’heure actuelle, et selon ce que Yuuto savait, l’origine de cette technologie remontait au XVIIIe siècle av. J.-C. avec la culture Andronovo.
Même parmi les clans nomades qui avaient été élevés pour être familiers avec l’équitation et l’utilisation de l’arc, à l’âge du bronze, ils n’avaient normalement pas essayé de se battre à cheval, mais ils avaient plutôt utilisé des chars.
Le développement progressif de la technologie et des techniques nécessaires à la généralisation du combat à cheval au sein d’un clan aurait dû prendre beaucoup, beaucoup plus de temps que cela.
Enfin, à moins qu’ils n’aient des étriers.
Mais cela ne faisait même pas deux ans que Yuuto avait introduit les étriers dans le Clan du Loup. Il y a seulement six mois, il avait réussi à déployer une unité de cavalerie montée dans des batailles réelles.
Même avec des technologies simples comme l’étrier, dans un monde sans téléphone ni Internet, la transmission des connaissances techniques entre les cultures avait un temps incroyable.
Par exemple, l’étrier avait existé en Chine au début du IVe siècle apr. J.-C., mais son utilisation n’avait pas été documentée dans la péninsule coréenne ou au Japon avant le Ve siècle. Il avait fallu plus de cent ans pour franchir cette distance.
De plus, le Clan du Loup et ce Clan de la Panthère n’étaient pas géographiquement proches l’un de l’autre.
La possibilité que la technologie ait été volée était pratiquement nulle...
Une fois que le train de pensée de Yuuto avait atteint ce point, une seule possibilité lui avait traversé l’esprit.
« Ce n’est pas possible... Grand Frère... ça pourrait ? » balbutia Yuuto.
Il se souvient du jeune homme qui avait été commandant en second du Clan du Loup, un Einherjar possédant la rune Alþiófr, bouffon des Mille Illusions, une rune dite pour lui permettre de voler toutes les techniques.
Loptr connaissait la méthode du four tatara, et il connaissait à la fois le design de l’étrier et son utilité potentielle.
Tout s’était parfaitement aligné.
« Oui, il n’y a pas de malentendu... c’est cet homme, » déclara Félicia, d’une voix qui semblait figée.
Bien qu’il ne faisait pas froid dans la pièce, Yuuto pouvait entendre ses dents claquer, et vit que son visage était devenu si pâle qu’elle avait l’air si mortelle qu’elle pouvait s’écrouler à tout moment.
Autant il s’inquiétait de son état physique, autant il était attiré par la certitude de ses paroles.
« ... Tu sais quoi, Félicia ? » demanda Yuuto.
« C’était peut-être il y a un demi-mois, » déclara-t-elle misérablement. « Un message est arrivé de cet homme, adressé à moi. »
« Quoi !? » s’écria Yuuto.
« Le message m’a demandé de quitter tes côtés et de venir à lui. Il a aussi dit qu’il était le patriarche du Clan de la Panthère, » déclara Félicia.
« Pourquoi... non, peu importe, » déclara Yuuto.
Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Yuuto avait commencé à le demander, mais il avait réussi à s’arrêter. Il n’avait même pas besoin de le demander.
Félicia avait vu son propre frère aîné tenter de tuer Yuuto, pour ensuite tuer le patriarche précédent, qui l’avait protégé. Cette tragédie avait été une expérience traumatisante pour elle.
Félicia se comportait normalement bien, avec une attitude joyeuse et parfois enjouée, une sœur aînée fiable pour les autres. Mais à l’intérieur, elle était d’une fragilité inattendue, et facilement susceptible d’être submergée par l’anxiété.
Elle avait probablement voulu détourner les yeux de la situation. Miðgarðr était une terre lointaine, peu susceptible d’avoir affaire avec le Clan du Loup. Elle s’en serait convaincue, puis aurait évité d’y penser autant que possible.
« P-Pour avoir gardé le silence sur le sujet jusqu’à présent, j’accepte toute punition nécessaire, » bégaya Félicia. « Mais s’il te plaît, crois-moi. Je... Je jure ma loyauté envers toi et toi seul, Grand Frère Yuuto ! »
« Je le sais bien. Je n’ai aucune raison de te punir, » affirme Yuuto. « En fait, je suis fier que tu aies pu dire la vérité tout à l’heure. »
Il posa une main rassurante sur l’épaule de Félicia. Elle était son adjudante de confiance. Il ne voulait pas qu’elle se culpabilise pour cette affaire.
Le fait qu’elle ait gardé le silence jusqu’à présent n’était certainement pas quelque chose digne d’éloges, bien sûr. Et le Yuuto d’il y a deux ans se serait peut-être fâché et lui avait reproché sa « faiblesse ».
Mais le Yuuto d’aujourd’hui avait compris que les gens n’étaient pas des créatures qui pouvaient toujours être fortes.
Avec un grincement, Yuuto s’était assis et s’appuya contre sa chaise, regardant vers le haut dans un espace vide. « Je suis sûr que Grand Frère Loptr m’en veut encore... »
Le Loptr que Yuuto avait tant admiré était aussi humain et devait avoir ses propres faiblesses intérieures. Mais en tant que père de substitution de Félicia, frère aîné de Yuuto et pilier de la direction du Clan du Loup, il avait sûrement fait tout son possible pour ne jamais les montrer aux autres.
Sous son sourire joyeux, il s’était sûrement débattu avec son lot de doutes et d’inquiétudes. En ce sens, les deux frères et sœurs étaient semblables. Ils avaient tous les deux tendance à enfouir leurs sentiments négatifs au plus profonds d’eux-mêmes, pour ensuite provoquer un accès de colère à un moment donné.
Yuuto regrettait, voir se fâchait, il y a deux ans, envers son moi immature, le garçon qui avait pris quelqu’un avec cette faiblesse au pied de la lettre, en supposant simplement qu’il était parfaitement fort et l’avait idolâtré.
« C’est quand même impressionnant, » dit Yuuto. « En un an et demi, il s’est fait patriarche du Clan de la Panthère... Pour l’instant, feignons l’ignorance. Nous lui enverrons un message de félicitations pour sa conquête et un désir de relations amicales pour l’avenir. »
En conquérant Nóatún, le Clan de la Panthère possédait désormais un territoire adjacent au Clan de la Corne, qui était sous la protection du Clan du Loup.
Maintenant qu’ils étaient devenus voisins, il ne pouvait s’empêcher de traiter avec eux. Qu’on le veuille ou non, il y avait forcément des conflits d’intérêts entre les deux clans.
Il avait sincèrement souhaité qu’ils puissent trouver un moyen de coexister. Il ne voulait pas être entraîné en conflit avec le frère aîné assermenté qui s’était occupé de lui pendant si longtemps.
Et pour s’en assurer, le premier point à l’ordre du jour était...
« Hey, Kris et Al, » déclara-t-il.
« Excuse-moi, mais je trouve troublant que tu parles de nous ensemble comme si nous étions une sorte d’unité, » déclara Kristina avec indignation.
« Je suis sûr que tu comprends, mais rien de ce dont nous avons parlé ici ne quitte cette pièce, d’accord ? » déclara Yuuto.
« J’en suis pleinement consciente. Et je vais soigneusement conditionner Al, donc il n’y a pas de raison de s’inquiéter. »
« Conditionner !? » cria Albertina.
« Bien. Je compte sur toi, » déclara-t-il.
« Et il approuve ça !? » s’écria Albertina.
Yuuto était un peu désolé pour Albertina, mais comme la situation était ce qu’elle était, elle allait devoir y faire face.
Si, même par hasard, on apprenait que le patriarche du Clan de la Panthère était Loptr, ancien commandant en second du Clan du Loup, il y aurait un flot de voix appelant à la guerre contre le Clan de la Panthère.
Dans le monde d’Yggdrasil, tuer un parent était le plus grand tabou. L’homme qui avait commis ce crime odieux était maintenant assis sur le trône du patriarche dans un autre clan. Du point de vue du Clan du Loup, c’était impardonnable et impossible de se laisser faire.
Loptr lui-même ne voulait certainement pas faire savoir publiquement qu’il était un tueur qui avait assassiné son propre père assermenté. Mais, à en juger par le message qu’il avait envoyé à Félicia, il n’avait pas l’air de s’inquiéter si Félicia et Yuuto savaient pour lui. Peut-être avait-il compté sur la possibilité que Yuuto fasse semblant d’ignorer la véritable identité du patriarche du Clan de la Panthère.
Dans ce cas, tant que Yuuto se taisait, il pouvait enterrer la vérité.
Mais, même si la pensée brisa le cœur de Yuuto, il eut une prémonition, une prémonition qui ne lui paraissait que trop certaine, qu’il serait finalement incapable d’éviter le conflit.
« “Les deux faits suivants sont ceux que vous ne devez jamais tenir pour acquis,” » Yuuto avait cité un passage des Discours de Livy écrit par Machiavel pour lui-même. « “Premièrement, ne pensez pas que la patience et la générosité, aussi grandes soient-elles, suffiront à dissoudre l’inimitié d’une personne. Deuxièmement, ne pensez pas que rendre hommage ou aider suffira à transformer une relation hostile en une relation amicale.” »
Normalement, il se fiait aux paroles de Machiavel comme source de sagesse politique, mais aujourd’hui, elles lui semblaient inquiétantes, laissant présager un sombre avenir en perspective.
Merci pour le chapitre.
Merci pour le chapitre. On approche du dernier arc de la série animée.
Merci pour le chap ^^