Chapitre 1 : Acte 1
Partie 4
C’est dur. Il s’agissait de la première impression de Yuuto.
« Euh ! N-n’est-ce pas à votre goût ? » Une femme d’âge moyen aux cheveux bruns attachés dans le dos demanda ça à Yuuto, d’une manière un peu effrayée.
Apparemment, elle s’appelait Angela, et elle avait servi comme servante dans la famille de Félicia depuis plus de dix ans. Elle s’occupait de tous les travaux ménagers, et elle avait préparé toute la nourriture qui se trouvait devant Yuuto.
« Euh, non, c’est bon, vraiment, » déclara Yuuto en toute hâte. « Ça m’a juste un peu surpris parce que c’est différent du pain auquel je suis habitué. Ce n’est pas mal du tout. » Yuuto agita les mains en essayant de dissiper les inquiétudes de Angela, puis il recommença à mâcher en hâte.
Le pain devant lui avait une taille et une forme presque identiques à celles du « pain melon [1] », un petit pain sucré avec lequel il avait grandi au Japon, sans le motif de hachures croisées caractéristique sur le dessus. Et c’était dur, plutôt que mou. C’était un spectacle assez familier dans ce monde alternatif.
Même chez lui, dans la Terre moderne, il y avait des variétés de pain dur, comme les baguettes françaises. Yuuto avait d’abord été découragé parce qu’il était tellement habitué à manger du pain mou, mais il avait un bon arôme du fraîchement cuit qui le rendait savoureux.
Il avait pris une autre bouchée. Crunch, Crunch, Crunch, Crunch, Clac !
« Argh ! Qu-qu’est-ce que c’est que ce bordel !? » s’écria-t-il.
Il était prêt à démontrer qu’il appréciait la nourriture comme étant savoureuse même si elle ne l’était pas vraiment, afin de leur épargner toute inquiétude à son sujet. Mais lorsqu’il avait soudainement mordu quelque chose d’incroyablement dur, une sensation de douleur avait jailli dans ses dents jusqu’au sommet de sa tête, et il n’avait pas pu s’empêcher de grimacer.
Quoi que ce soit, c’était beaucoup trop difficile à mâcher correctement. Il l’avait craché dans sa main et avait vu qu’il s’agissait d’une petite pierre.
Choqué, il regarda Félicia et Angela, mais toutes les deux le regardèrent d’un air interrogatif.
Félicia croyait que Yuuto était un être appelé le Gleipsieg, l’Enfant de la Victoire. Si elle pensait que sa servante avait été impolie ou qu’elle avait mal fait son travail, elle réprimandait sûrement la femme ou lui ordonnait de s’excuser auprès de Yuuto. Le fait qu’aucune de ces choses ne se produisait signifiait...
Pas possible... ça veut dire que c’est normal pour ce monde !? Yuuto avait réfréné son envie maladive de lever les yeux vers le plafond dans un geste d’incrédulité.
Il se souvenait d’avoir entendu son grand-père raconter qu’à l’époque où son grand-père était encore un jeune garçon, il était courant de trouver de petits morceaux de gravier mélangés au riz quotidien, mais Yuuto ne s’était jamais attendu à vivre une situation semblable.
« Seigneur Yuuto ? » demanda Félicia.
« Oh, Hmm. Avez-vous quelque chose à boire ? » demanda Yuuto.
« Oui, juste ici. Voilà pour vous, » déclara Félicia.
Après avoir reçu la coupe, Yuuto n’avait pas pu une fois de plus cacher sa surprise. Elle semblait remplie de lait, mais le problème venait de la tasse elle-même. L’objet se trouvait être une simple faïence faite d’argile et de terre pressées et durcies.
On dirait que j’ai trouvé un endroit vraiment primitif en arrivant ici, se dit Yuuto avec un sourire ironique et exaspéré.
« Eh bien, comme on dit, “quand on est à Rome...”, » il accepta la coupe et la vida d’un trait. Sa capacité à surmonter ces circonstances en une seule phrase avait démontré qu’il était à la base un jeune homme optimiste.
Ses yeux s’étaient élargis face à la saveur incroyablement riche du lait, qu’il n’avait jamais goûtée. « Oh, c’est vraiment bon. »
S’il devait tenter de le deviner, c’était probablement fraîchement traillé. L’un de ses camarades de classe était un jour parti en vacances dans la préfecture riche en agriculture d’Hokkaido. Dès lors, ce type n’arrêtait pas de dire à tout le monde : « Le lait que nous buvons ici n’est pas la vraie affaire ! » Yuuto avait maintenant l’impression de comprendre pourquoi.
Le Japon était connu dans le monde entier comme une nation pleine de nourriture délicieuse, mais pouvoir profiter d’ingrédients biologiques frais comme celui-ci coûtait cher pour une personne de la classe moyenne. S’il voyait les choses de cette façon, on pourrait dire qu’il s’agissait d’un repas de riche, recouvert d’un piètre décor.
« Oh, ça me fait me souvenir de quelque chose ! » Félicia avait soudainement frappé ses deux mains ensemble, puis elle s’était levée et s’était précipitée jusqu’à l’étagère présente sur le mur. Elle était revenue après ça avec quelque chose dans la main. « Est-ce peut-être le vôtre, Seigneur Yuuto ? »
« Ah ! » s’écria Yuuto, surpris de voir ce qu’elle tenait dans ses mains. Son lustre sombre et sa forme distinctive étaient visiblement hors de propos dans ce monde. Il l’avait perdue pendant tout le vacarme provoqué après avoir été convoqué ici, et il voulait se mettre à sa chercher le plus tôt possible.
« Oui, c’est le mien, » lui confirma-t-il.
Il s’agissait du « LGN09 alias Laegjarn », le smartphone bien-aimé de Yuuto qu’il avait acheté après son entrée en première année du collège. Après l’avoir pris dans ses mains, il avait poussé le bouton de mise en service à moitié par habitude.
Comme la plupart des jeunes d’aujourd’hui, Yuuto avait un peu de ce que les adultes appelaient la dépendance à Internet, et le fait de passer de longues périodes sans accès à un quelconque appareil connecté l’avait laissé insatisfait et incapable de se calmer. Alors même qu’il appuyait sur le bouton d’activation, il avait commencé lui-même à se taquiner pour avoir imaginé qu’il recevrait un signal ici.
« Hein !? » Il avait écarquillé les yeux face aux nombreuses notifications d’appels reçus.
Son doigt tremblant avait tapé sur l’icône du journal des appels, et il avait vu le nom de son amie d’enfance encore et encore. Il y avait eu des notifications quasi continues de 21 heures hier soir jusqu’à environ 4 heures de ce matin.
Son cœur souffrait de voir à quel point il l’avait clairement fait s’inquiéter pour lui, mais en ce moment, il y avait quelque chose d’autre qui retenait bien plus son attention.
« Est-il possible... que je puisse avoir un signal ici ? » murmura Yuuto.
L’épreuve de courage qui comprenait toute la classe avait commencé vers 20 h. Après avoir attendu leur tour pour commencer à marcher, ils avaient dû se rendre au sanctuaire et trouver le miroir divin juste avant 21 h. Cela signifie que ces appels comprenaient les appels reçus après l’arrivée de Yuuto dans ce monde.
Yuuto avait immédiatement ouvert sa liste de contacts et avait sélectionné le nom de Mitsuki, puis avait appuyé sur le bouton Appel.
« ... Donc ça ne se connecte pas, hein ? » murmura-t-il. « Je peux dire que c’est logique, mais... »
Le seul son émis par les haut-parleurs était le bip ennuyant, bip, bip, bip indiquant une incapacité de connexion. Il avait essayé plusieurs fois, mais le résultat était resté le même.
En y regardant de plus près, l’icône sur l’écran affichant l’intensité du signal affichait un X rouge.
C’était logique, bien sûr. Même au Japon, il y avait des endroits isolés dans les montagnes où il était normal que les téléphones cellulaires soient incapables d’obtenir un signal. C’était fou de penser que ça marcherait dans cet autre monde de qui sait où.
« Mais alors, comment cela explique-t-il ce journal d’appels ? » se demanda-t-il à voix haute.
Les appels reçus étaient clairement arrivés après son arrivée dans ce monde. Il regrettait vraiment d’avoir mis son téléphone en mode silencieux afin de préserver l’atmosphère sinistre d’un test de courage classique. Si sa sonnerie avait retenti, il l’aurait remarquée et aurait peut-être même été capable de répondre.
Il se tenait là, pensant à tout cela avec une expression difficile.
« Euh, quelque chose ne va pas ? » demanda Félicia, regardant de près le smartphone avec beaucoup d’intérêt. « Je n’ai jamais vu un objet briller comme un arc-en-ciel avec des couleurs si vives avant. De quel type d’outil s’agit-il et comment peut-il être utilisé ? »
Yuuto réalisa qu’il était à nouveau tellement absorbé par ses propres pensées qu’il avait ignoré Félicia et l’avait complètement laissée pour compte. Il devrait vraiment réfléchir à son mauvais comportement. Il venait tout juste de rencontrer Félicia, mais il comptait déjà sur ses soins et son aide à bien des égards. Il ne devrait pas être si impoli avec elle.
Il s’était raclé la gorge avant de répondre. « C’est donc ce qu’on appelle un “smartphone”, et c’est un objet pratique avec beaucoup de fonctions différentes. Par exemple... aha. Pourriez-vous vous mettre là un instant ? »
« Hum, comme ça ? » demanda Félicia.
« Ok, juste comme ça ! » répondit Yuuto.
B1-bip... clic !
« À l’instant, c-c’était quoi ce bruit !? Je pense jamais entendu avant aujourd’hui un tel bruit, » déclara Félicia.
« C’était le son de l’obturateur de l’appareil photo. Tenez, jetez un coup d’œil là, » déclara Yuuto.
Yuuto avait tendu le smartphone pour le montrer à Félicia, et elle cligna des yeux avec stupéfaction devant l’image affichée à l’écran.
« Qu-Quoi !? Est-ce... est-ce... moi !? » s’écria Félicia.
Intérieurement, Yuuto gloussa un peu, comme s’il venait de faire une farce. C’était le genre de réaction qu’il espérait.
« Un miroir... non, c’est différent d’un miroir, n’est-ce pas ? » Félicia jeta un regard nerveux entre le smartphone et Yuuto, l’air mal à l’aise. « C’est si étrange... comme si je regardais un seul instant de moi-même qui a été découpé... Eu-Euh, cela n’enlève pas mon âme ou n’absorbe pas ma vie ou... ou quoi que ce soit de cette nature, n’est-ce pas ? »
Yuuto n’avait pas pu s’empêcher de sourire avec ironie. Il était bien connu qu’à l’époque japonaise du Bakumatsu, au milieu du XIXe siècle, beaucoup de personnes étaient superstitieuses à propos des appareils photo venant de l’Ouest, craignant que l’appareil ne vole leur âme. Il semblerait qu’il y avait quelque chose d’universel dans les réactions humaines face à ce genre de choses.
« Vous n’avez pas à vous inquiéter, » lui avait-il assuré. « Il n’y a pas d’effet secondaire comme ça, vraiment. »
« Je... Je vois. C’est bon à entendre, » déclara Félicia.
Félicia poussa un soupir de soulagement en entendant la nouvelle, et Yuuto gloussa un peu en mettant son doigt sur l’écran du téléphone. Il avait l’intention de parcourir ses photos pour montrer à Félicia un exemple du genre de monde dans lequel il vivait, mais l’image suivante qui était apparue l’avait fait se figer.
Sur un fond d’une dense forêt, son amie d’enfance se tenait debout avec une expression visiblement effrayée, ressemblant à un petit animal menacé. C’était la dernière photo qu’il avait prise avant de commencer l’épreuve de courage avec elle.
Il se souvenait de la longue liste d’appels manqués d’elle dans son journal d’appels. À l’heure actuelle, elle était sans doute accablée avec encore plus de peur et d’anxiété qu’elle n’en avait sur cette photo.
La main qui tenait le smartphone l’avait serré avec force. Il avait alors pris une grande respiration pour se calmer. Après avoir rassemblé sa détermination, il s’adressa à l’autre fille.
« Félicia, désolé pour tout ça. Mais pour l’instant, pouvez-vous me renvoyer dans mon monde ? » demanda-t-il.
« Hein !? Euh, Seigneur Yuuto ? A-Ai-je peut-être fait quelque chose qui vous a contrarié ? Si c’est à propos de Run, je la réprimanderai sévèrement, » déclara Félicia.
« Ah, ce n’est pas du tout ça. Ne vous inquiétez pas. C’est juste qu’il y a quelqu’un qui s’inquiète vraiment pour moi à la maison, surtout depuis que j’ai disparu si soudainement. » Il montra à Félicia l’écran de son smartphone une fois de plus, souriant maladroitement et en étant embarrassé.
Il était vrai que l’idée de devenir un puissant Einherjar l’avait pratiquement fait emplir d’être trop d’excitations.
Chaque jour, Yuuto allait à l’école et s’asseyait dans des cours ennuyeux, échangeait des banalités sans importance avec ses camarades de classe, rentrait chez lui et s’amusait sur son smartphone pour passer le temps. Comparé à cette vie quotidienne répétitive qui ressemblait à une force de l’habitude, passer ses journées dans ce monde semblait être plein de plaisirs et de stimulations.
Cependant, pour profiter de tout cela, il devait aller voir son amie d’enfance terriblement inquiète, lui faire part de la situation et lui demander la permission d’y retourner. Il pensait que c’était le moins qu’il pouvait faire.
« Hm-hm... euh..., » le regard troublé de Félicia s’était déplacé ici et là. « Mais même si vous me demandez ça, c’est... »
« ... Hein ? M-Mais, attendez. Est-ce vous qui m’avez fait venir ici ? » Yuuto sentit un frisson le traverser alors qu’il avait une horrible prémonition sur la direction que tout cela allait prendre.
« O-Oui, je l’ai fait. J’ai déjà fait plusieurs fois cette offrande rituelle et cette supplication pour la victoire, mais un messager arrivant du ciel a été une première pour moi aussi, et... franchement, je n’ai aucune idée de la façon dont vous pourriez rentrer chez vous, Seigneur Yuuto... »
« A-Attendez, attendez, attendez, êtes-vous sérieuse !? » s’écria Yuuto.
« Je... Je suis vraiment désolée. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que les choses pourraient se produire de la sorte..., » répondit Félicia.
Félicia était si gênée que son expression était voilée, et son regard errait autour d’elle, incapable de rencontrer ses yeux.
Yuuto sentit ses jambes commencer à lâcher sous lui. Elle avait été en mesure de l’amener ici, alors bien sûr, il avait supposé qu’elle serait en mesure de le renvoyer chez lui. Après tout, le convoquer ici sans sa permission et sans aucun moyen de le renvoyer chez lui ne serait pas différent d’un kidnapping.
« C-C’est quoi cet enfer... ? Ce n’est pas drôle... Vous ne m’avez jamais rien dit à ce sujet... oh ! Oh, d’accord ! Ce sanctuaire ! » Yuuto s’était levé en criant.
Il venait de se souvenir des miroirs divins à l’intérieur du sanctuaire de Tsukimiya et du sanctuaire où il avait été convoqué. Celui du sanctuaire de Tsukimiya avait été rouillé et obscurci au point qu’il ne servait plus de miroir fonctionnel, mais qu’il avait la forme et la taille exactes de celui d’ici.
Quand Yuuto s’était trouvé attiré dans ce monde, le miroir avait émis une sorte de lumière mystérieuse. Les appels manqués s’étaient également démarqués. Si le miroir divin avait quelque chose à voir avec cela, peut-être le fait qu’il était loin de lui expliquait maintenant pourquoi il ne recevait plus de signal.
Il y avait aussi cette légende urbaine sur le sanctuaire de Tsukimiya.
« Si vous regardez dans le miroir à travers un miroir opposé la nuit de pleine lune, vous serez entraîné dans un autre monde. »
Il n’y avait aucune chance que cela n’ait rien à voir avec ces circonstances extraordinaires.
Notes
- 1 Pain melon : (メロンパン, meron pan) est une spécialité boulangère dégustée au Japon, dont la partie interne est constituée de brioche classique et la croûte faite d’une sorte de cookie. La texture de cette croûte rappelle celle du melon cantaloup, d’où le nom (mais il peut aussi parfois être aromatisé au melon). Il existe de diverses saveurs : chocolat, citrouille, ananas... Des feuilles de chocolat peuvent être intercalées entre le pain et le cookie.
Merci pour le chapitre.
Merci pour le chapitre !