Acte 1
Partie 3
Yuuto s’était résolu à faire semblant de ne pas être surpris par ce qu’elle pourrait dire. Malgré tout, ses yeux s’étaient écarquillé. Il s’était vite rattrapé et avait jeté un coup d’œil à Félicia pour avoir une confirmation.
Elle avait l’air aussi surprise que lui. Félicia ne le savait pas non plus.
« Hé, c’était d’accord pour que vous nous disiez ça ? » demanda Yuuto.
En tant que leur voisin et ancien ennemi, la situation interne du Clan de la Corne était quelque chose à laquelle Yuuto avait accordé beaucoup d’attentions. Le fait que cette information ne lui soit jamais parvenue, ainsi qu’au Clan du Loup par extension, signifiait que cela avait été délibérément dissimulé.
La raison en était claire. L’héritage de la lignée sanguine signifiait que la succession d’un dirigeant n’était pas due au mérite ou à la capacité. Dans ce monde, cela suffisait amplement pour mériter le mépris.
Yggdrasil était un monde brutal basé sur la survie du plus fort, où les forts prenaient ce qu’ils voulaient et les faibles étaient opprimés. Si quelqu’un sans puissance ou capacité devenait un patriarche de clan, il pourrait se retrouver avec son pays harcelé et envahi par ses voisins environnants en un rien de temps.
« J’essaye après tout de transmettre cet héritage, » dit Linéa. « Il n’y a plus de raison de le cacher. »
« Eh bien, je suppose que c’est vrai, je comprends. » Yuuto avait encore du mal à accepter la situation, parce qu’il avait vu l’esprit de Linéa comme étant celui d’un patriarche de première main. Mais il l’avait écoutée et l’avait laissée continuer son histoire.
« Mon père, le patriarche précédent Hrungnir, était un guerrier et général courageux, et ses ennemis le craignaient sous le nom de Gullfaxi, “l’Étalon d’Or”. Il aimait le peuple, enrichissait le pays et était juste et équitable avec tous ses subordonnés. Tous les membres du clan ont chanté ses louanges et l’ont appelé Gullveig, “le Héros d’Or”. Je sais que cela semble partial venant de sa fille, mais c’était vraiment un splendide patriarche. »
« Je vois. On dirait que votre père était un grand homme, » déclara Yuuto.
« Oui, il l’était... mais même un grand homme comme lui était aveugle lorsqu’il s’agissait de son seul enfant par le sang. Je suis née tard dans sa vie, après qu’il eut essayé d’avoir des enfants pendant longtemps, alors peut-être que cela m’a rendue trop précieuse à ses yeux et cela a obscurci son jugement. Même si Rasmus et plusieurs autres chefs de clan étaient des candidats plus forts pour le poste, c’est moi qu’il a choisi comme successeur, » déclara Linéa.
« Maintenant, je comprends », dit Yuuto, en y repensant. « Ça explique la remarque avec le terme “princesse”. »
Pendant la célébration après la cérémonie du Serment du Calice, le commandant en second de Linéa, Rasmus, l’avait appelée ainsi. Maintenant qu’il y avait réfléchi plus attentivement, dans une société de clan où les relations parents-enfants forgées par les Calices avaient beaucoup plus d’importance que la lignée, c’était une chose extrêmement étrange d’entendre un chef être appelé ainsi. Et puis il y avait eu son jeune âge.
Il y avait eu beaucoup d’indices. Cependant, dans Yggdrasil, l’idée même d’une succession héréditaire ressemblait à un tabou. Par inadvertance, Yuuto avait éliminé cette possibilité de son esprit.
« Naturellement, il y avait plus d’un petit nombre de personnes qui considéraient ma succession comme un problème et exprimaient leurs préoccupations. » Linéa baissa les yeux pendant qu’elle parlait. « Puis il y a mon âge et le fait que je ne suis pas une Einherjar. Ça les a aussi mis mal à l’aise. »
Ses mains, reposant sur ses genoux, se serraient en des poings.
Yuuto avait déjà déduit que Linéa n’était probablement pas une Einherjar. Avec sa personnalité honnête, si elle avait eu une sorte de pouvoir, elle en aurait parlé à Yuuto pour qu’ils puissent l’utiliser pour les aider dans leur combat contre le Clan du Sabot.
« Mais je voulais également être patriarche ! » La voix de Linéa vacilla. « Je voulais suivre les traces de mon père bien-aimé, pour protéger ce qu’il avait passé sa vie à protéger ! Je pensais... Je pensais pouvoir le faire. »
Il devait y avoir un optimisme têtu né de la jeunesse qui l’avait poussée. « Si je crois en moi, je me débrouillerai. » Mais Yuuto ne pensait pas que la confiance en soi était nécessairement déplacée. Il était, au mieux, naïf de penser qu’un non Einherjar ne pouvait pas être capable et talentueux. Même dans le Clan du Loup, il y avait des gens comme Jörgen qui était des non-Einherjars, mais qui avait pu acquérir un rang très élevé, et il n’était pas le seul de loin.
L’une des raisons en était que la plupart des pouvoirs d’Einherjar étaient fortement orientés vers les capacités martiales. Mais il fallait bien plus que de la bravoure au combat pour gouverner une nation.
Dans Yggdrasil, la capacité était tout. Peu importe la magnificence du patriarche précédent, Rasmus et les autres officiers du clan n’auraient pas choisi de suivre l’enfant de cet homme aussi longtemps, simplement parce qu’elle était son sang.
Du moins, d’après les souvenirs de Yuuto quant à l’affrontement en tant qu’adversaire dans la guerre, il ne pensait pas que Linéa avait commis d’importantes erreurs. Le Clan de la Corne avait attaqué le Clan du Loup seulement après avoir rassemblé presque le double de la force des troupes ennemies. Ils avaient gardé une chaîne de commandement stable, elle avait évité le péché cardinal d’éparpiller les troupes trop finement, et s’était assuré que tous leurs soldats se déplaçaient vers des positions où ils pouvaient être utiles. Elle avait aussi gardé leurs lignes d’approvisionnement intactes.
Lorsque l’on parle de stratégie et d’art de la guerre, c’étaient des choses que l’on pourrait qualifier d’évidentes ou logiques. Mais en temps de guerre, même l’évidence était plus facile à dire qu’à faire. Il n’était pas facile de comprendre les mouvements de milliers de soldats, de les nourrir, de contrôler leurs actions.
« Mais je n’ai pas pu le faire », poursuit Linéa. « J’ai commencé une guerre pour être repoussé, je me suis fait saisir les terres de mon clan, j’ai été faite prisonnière. Je me suis abaissée moi et mon clan sous un autre avec le Serment du Calice, j’ai invité l’invasion du Clan du Sabot, et j’ai menacé l’existence même de mon peuple. C’est ce que mon règne a apporté. » Linéa tremblait de frustration envers elle-même.
Au sommet de la Hliðskjálf dans la capitale du Clan du Loup, Linéa avait déjà confronté Yuuto pour exprimer son amour pour les membres de son clan. Elle devait avoir des espoirs et des rêves qu’elle voulait accomplir en tant que patriarche. Et malgré cela, elle admettait maintenant qu’elle était impuissante quant à leur accomplissement. Même Yuuto pouvait dire que la douleur qu’elle ressentait la déchirait de l’intérieur.
« Comparez cela au leadership de Grand Frère. Sur le champ de bataille, vous remportez victoire après victoire, battant même facilement le héros du Clan du Sabot Yngvi. En seulement une année de règne, vous avez reconstruit le Clan du Loup à partir d’un état de pauvreté et de faiblesse, et les citoyens d’Iárnviðr sont souriants et heureux. Vous m’avez fait réaliser à quel point la différence entre moi et vous est infranchissable. » Avec un faible sourire, Linéa se tourna pour regarder par la fenêtre.
C’était le regard de quelqu’un qui aspirait à quelque chose qui avait disparu depuis longtemps.
C’était le regard de quelqu’un de si épuisé qu’il avait simplement abandonné.
« Si un imposteur comme moi continue d’être patriarche, le Clan de la Corne continuera sur son déclin. Dans ce cas, je pense que le moins que je puisse faire pour tout le monde, c’est d’utiliser mon statut de femme et d’attirer un véritable patriarche fort et capable afin de diriger le clan. Ma dernière tâche, » déclara Linéa.
« Wôw, attendez un peu ! » cria Yuuto. « Vous savez que les gars de la Corne ne vont certainement pas la fermer et l’accepter si facilement ! Et quand est-il de votre commandant en second, Rasmus ? Il va certainement être contre... »
« C’est Rasmus lui-même qui m’a proposé ce plan de mariage, » annonça Linéa.
« ... Hein ? » Yuuto avait perdu le compte du nombre des fois où aujourd’hui, il émettait un son ridicule en réponse à des nouvelles surprenantes.
« Dès le début, il s’est inquiété du fait qu’il devait être difficile pour une femme comme moi de maintenir le clan uni. Il m’a souvent conseillé de trouver un homme fiable pour en faire mon mari, afin que nous puissions gouverner ensemble en tant que couple. Rasmus est devenu complètement épris de vous, Grand Frère. Il a dit des choses comme : “On peut confier la princesse à un homme comme lui !” et il essaye de convaincre tous les autres officiers du clan, » déclara Linéa.
« Quand est-ce que je suis devenu si populaire auprès de lui ? Ça n’a aucun sens... » Yuuto appuya ses mains sur son front, déconcerté.
La dernière fois, la seule fois qu’il se souvenait d’avoir échangé des mots avec Rasmus, c’était lors de la célébration après avoir échangé le Serment du Calice avec Linéa. À l’époque, Rasmus et les autres membres du Clan de la Corne avaient traité Yuuto comme un vulgaire ruffian qui avait volé leur précieuse princesse, et leurs regards avaient été pratiquement meurtriers. Comment cela pourrait-il être possible que l’opinion de cet homme envers lui ait augmenté si fortement dans un si court laps de temps ? Yuuto n’arrivait pas à s’y retrouver.
« Grand Frère, je suis inexpérimentée et vraiment bonne à rien, mais je promets de me consacrer à vous de tout mon cœur dans les jours à venir. J’espère que vous prendrez soin de moi. » Linéa avait récité les mots que l’on pourrait s’attendre à entendre lors de leur nuit de noces.
Yuuto ne pouvait faire que des sons absurdes et sans paroles alors que Linéa inclinait sa tête devant lui, rougissant doucement. « Urk ... ! Er, Hmm. Ahh, euhhh — »
S’il s’agissait simplement d’une question de oui ou de non, il ne pouvait absolument pas accepter la proposition de Linéa. Yuuto allait trouver un moyen de retourner dans son propre monde. L’idée de se marier dans un monde où il n’avait jamais prévu de passer le reste de sa vie était absurde. Après tout, s’il faisait cela, il ne serait pas en mesure de respecter jusqu’à la fin ses vœux. Ce serait malhonnête de sa part.
Plus que tout, il y avait Mitsuki, la fille qu’il avait déjà choisit dans son cœur.
Ce n’était pas la première demande en mariage dont il s’occupait, et il avait facilement réussi à refuser chacune d’entre elles jusqu’à maintenant. Cependant, cette fois, il s’agissait d’une proposition directe et personnelle du patriarche du Clan de la Corne. Et elle était accompagnée de concessions sans précédent au profit du Clan du Loup. S’il refusait avec insouciance une telle offre, Linéa perdrait la face et entacherait son honneur, et pourrait même mettre en danger l’alliance naissante entre les deux clans. En tant que patriarche du Clan du Loup, il devait éviter cela à tout prix.
Mais comment pouvait-il exactement refuser d’une manière qui ne perturbe pas leurs relations ? Il s’était retrouvé dans une panique mentale, complètement incapable de trouver la solution.
« Grande Sœur, comme je l’ai déjà dit dans le bain, vous êtes peut-être trop hâtive », répliqua doucement Félicia envers Linéa. « Le mariage d’un patriarche affecte l’avenir de tout le clan ; il s’agit d’une affaire gouvernementale sérieuse. Il serait injuste que nous soyons peu nombreux à prendre une telle décision ici, à l’improviste. »
La voix de Félicia était douce, mais résolue. C’était une suggestion sans possibilité de réfutation.
Je suis sauvé, pensa Yuuto en jetant un coup d’œil à Félicia, et elle lui avait fait un petit clin d’œil que lui seul pouvait voir. On aurait dit qu’elle n’avait pas été capable de le regarder plonger plus longtemps. C’était vraiment une aide fiable.
« C-C’est vrai, c’est tout comme Félicia le dit, » dit-il en hâte. « Pour l’instant, j’aimerais rentrer chez moi et discuter de votre proposition avec le clan. »
« Hmm... »
Yuuto avait fait de son mieux pour maintenir un air de dignité alors qu’il prenait la même voie que Félicia, mais Linéa fronçait les sourcils avec une expression douloureuse. En raison des avantages incroyables de l’offre pour les deux camps, elle avait probablement supposé que les choses seraient déjà réglées, ici et maintenant.
D’un autre côté, il semblait qu’elle était aussi d’accord avec la logique de Félicia.
« Vous avez raison. Je suis gênée de dire que j’étais peut-être trop impatiente », avait alors dit Linéa. « Alors, j’ai hâte d’entendre une réponse favorable. »
« Soyez patiente avec moi, d’accord ? » Yuuto avait à peine réussi à laisser sortir une réponse raide.
Il avait réussi à obtenir un peu de temps, mais cela ne durerait pas longtemps.
Merci pour le chapitre.
Bonsoir. Un lapsus à signalé dans la phase suivante :
Je sais que cela semble partiel (partial) venant de sa fille,
Merci pour le chapitre.