Chapitre 3 : Le Bouffon se souviens
Partie 3
Au crépuscule de la ville d’Itogami, Yaze se tenait devant le guichet du monorail de l’île nord, pour retirer son ticket. Environ 500 mètres devant lui, Asagi marchait côte à côte avec Kojou.
De loin, on dirait que les deux individus avaient les bras entrelacés, mais en réalité, Asagi venait de donner un coup de coude sur le côté de Kojou. Yaze ne pouvait pas entendre leur conversation, mais il semblait que la nature obtuse de Kojou était devenue la cible des plaisanteries d’Asagi. Ils ne s’entendaient pas parfaitement, mais ils étaient loin d’être un couple maladroit. D’une certaine manière, ils donnaient l’impression d’être un numéro de comédie, une paire de « mauvais amis » se connaissant sur le bout des doigts.
« Qu’est-ce qu’elle croit faire… ? »Yaze s’était inconsciemment couvert les yeux devant les piètres compétences romantiques d’Asagi.
Une autre raison pour laquelle Yaze aimait Kojou était la présence d’Asagi Aiba.
Asagi et Yaze se connaissaient déjà avant l’école primaire. Ils étaient toujours les derniers enfants de la même garderie à attendre que leurs tuteurs viennent les chercher. Tous deux avaient aussi un certain nombre de problèmes avec leur environnement familial, ils se connaissaient mieux que la plupart des frères et sœurs.
Mais contrairement à Yaze, qui avait eu le soutien des autres depuis le jour de sa naissance en tant qu’hyper adaptateur, Asagi n’avait pas eu de connaissances proches. En particulier, elle avait passé beaucoup de temps à l’école primaire, isolée des autres.
En vérité, c’était moins le fait d’être détestée que d’être crainte. Asagi était dotée de bonnes notes et d’un physique presque trop gracieux, mais les autres filles restaient loin d’elle. À l’exception d’une sœur plus âgée qu’elle, Asagi avait peu de personnes de son sexe avec qui jouer. Elle passait beaucoup plus de temps à faire des choses avec Yaze.
Ce n’est nul autre que Kojou Akatsuki qui avait renversé cette situation.
Pour une raison quelconque, poussée par une brève conversation lors d’une rencontre fortuite dans la salle d’attente d’un hôpital, Asagi s’était prise d’affection pour Kojou. À partir de ce moment-là, elle avait eu une nouvelle mission dans sa vie. Malgré sa maladresse à s’entendre avec les gens, elle avait inventé des excuses pour parler avec Kojou, et s’était investie corps et âme dans le maquillage et la mode — peut-être un peu trop. Elle avait même maîtrisé les règles du basket-ball, au point de pouvoir discuter de la stratégie des matchs de la NBA avec Kojou.
Le comportement d’Asagi avait également changé l’attitude des autres filles de la classe, comme les filles allaient toujours se rallier aux nombreuses héroïnes tragiques du monde. Sa maladresse était devenue, de manière inattendue, une connaissance commune à l’école. Son ancienne réputation de belle fille inaccessible s’était transformée en celle d’une adorable camarade de classe qui était désespérée en matière de romance.
Une fois que ce mur s’était effondré, la beauté d’Asagi avait suffi à la faire être apprécié de ses camarades de classe. L’Asagi autrefois cachée était devenue l’Asagi connue de tous.
Quel que soit le processus indirect, le résultat final était que Kojou avait sauvé Asagi. Bien sûr, Yaze n’avait jamais dit un mot à ce sujet, mais il était secrètement reconnaissant envers Kojou.
Malgré tout cela, Yaze n’avait pas refusé d’aller rendre visite à Nagisa à l’hôpital par égard pour ces deux-là. Il avait d’autres raisons de ne pas pouvoir les accompagner.
« … »
Il y avait un individu peu familier derrière Kojou et Asagi, gardant une portée plus ou moins constante de deux cents mètres. Le manteau une pièce en cuir noir, de style bondage, était plutôt suspecte sur une jeune femme. Elle portait un attaché-case en métal qui était juste de la bonne taille pour contenir une mitraillette.
L’Île Nord, où Kojou et Asagi se promenaient, était un quartier de recherche et développement bordé d’installations d’entreprises et d’universités. La poursuivante, vêtue d’une tenue d’assassin à l’ancienne, ne pouvait que se démarquer de l’atmosphère moderne du quartier — d’autant plus qu’elle portait à son poignet un bracelet métallique étincelant et tout neuf.
Yaze avait soigneusement gardé sa propre distance en observant sa conduite.
« Un bracelet d’enregistrement de démon… Pourquoi un démon enregistré… ? »
Yaze avait détecté sa présence lorsque Kojou avait tranquillement continué ses lancers francs dans le parc. Il n’y avait aucun doute qu’elle le suivait, mais Yaze ne pouvait pas mettre le doigt sur la raison. Pas un seul démon ne s’était approché de Kojou pendant les deux années où Yaze avait commencé à le surveiller.
Kojou et Asagi avaient traversé un pont piétonnier alors qu’ils approchaient de l’hôpital.
La femme suspecte avait monté les escaliers pour les suivre. Et un instant après avoir quitté le champ de vision de Yaze, toute trace de sa présence avait disparu.
Yaze avait été immédiatement secoué.
« Qu’est-ce que — !? »
Il avait retiré ses écouteurs de ses oreilles et s’était concentré sur son sens de l’ouïe.
Yaze était un hyper adaptateur spécialisé dans le son. S’il en avait envie, il pouvait détecter les pas, la respiration, et même les battements de cœur de tout le monde dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour de lui. Cependant, même la capacité de Yaze ne pouvait trouver la moindre trace de la fille qui avait suivi Kojou et Asagi…
La seule chose laissée sur le pont piétonnier était l’attaché-case en métal qu’elle portait.
Yaze murmura, déconcerté. « J’ai… perdu sa trace !? C’est dingue ! »
Sa voix avait résonné sur le pont piétonnier vide et avait disparu.
Avec sa capacité déployée, Yaze avait entendu une très faible divergence dans l’écho, un léger retard dans la vitesse du son. La cause était une anomalie dans l’humidité de l’air.
Yaze avait regardé par-dessus son épaule en réalisant ce qu’elle était.
« Elle s’est transformée en brume !? Je vois, un type D — ! »
Si Yaze avait été un mage d’attaque entraîné plutôt qu’un médium naturel, il aurait sans doute remarqué beaucoup plus tôt la forte densité d’énergie magique qui planait dans la zone.
Elle était une vampire, et plus précisément, un vampire de la Vieille Garde de la lignée du Seigneur de Guerre Perdu. De tels vampires pouvaient se transformer en brume pour dissimuler leur présence sans grande difficulté.
Elle avait dû comprendre que Yaze la suivait et s’était transformée en brume pour se dissimuler. Il était complètement tombé dans la ruse.
La femme s’était matérialisée au sommet d’une des rampes du pont tout en provoquant un battement de son manteau noir.
« Un résident de l’île d’Itogami… un étudiant ? Il semblerait que vous ne soyez pas un simple humain. »
Elle avait l’air beaucoup plus jeune que de dos. Elle avait peut-être dix-sept ou dix-huit ans, certainement pas plus de vingt. Ses cheveux bruns brillants et soyeux flottaient dans le crépuscule tandis qu’elle fixait Yaze de ses yeux cramoisis.
Elle retira son bracelet d’enregistrement des démons avant de demander. « Avez-vous l’intention de répondre honnêtement à la question de savoir pourquoi vous me suiviez ? »
Elle avait peut-être l’intention d’invoquer un Vassal Bestial, même au risque d’en informer la Garde de l’île. Naturellement, Yaze n’avait pas la puissance nécessaire pour se battre contre le puissant serviteur d’un vampire. Son dos était trempé d’une sueur froide.
« … Eh bien, qu’est-ce que vous faites à suivre tranquillement un collégien ? Essayez-vous de voler le berceau ? »
Il avait chassé sa nervosité et avait souri avec audace.
On disait qu’en dépit de la longue vie des vampires, leur âge mental correspondait souvent à leur apparence. Si elle était mentalement immature, ça lui donnerait une ouverture.
Et comme Yaze l’avait prévu, la vampire avait avalé l’appât tout entier.
« Qui — qui — !? »
Elle avait oublié qu’elle se tenait sur une balustrade glissante et avait fait un pas en avant, perdant son équilibre au passage. La jeune fille était tombée directement sur le pont, et les coups violents portés à sa hanche et à son dos avaient fait un bruit douloureux.
La vampire se tenait l’arrière de sa tête, les larmes aux yeux.
« Aiieeee… ! »
Son regard était adorable d’une certaine manière. Yaze la fixait, ayant complètement perdu sa peur. Ce n’était pas une vampire qui se battait pour gagner sa vie, elle était beaucoup trop d’ouvertures pour être autre chose qu’une amatrice. Peut-être aurait-il dû s’y attendre, vu que ses vêtements étaient inappropriés pour suivre d’autres personnes.
« Hum… Hé, ça va… ? » avait-il demandé.
La vampire avait désespérément appuyé sur l’ourlet de sa jupe courte en se levant.
« O... bien sûr que je vais bien ! Moi, une fille de Caruana, je peux supporter autant… »
Yaze avait ressenti une légère consternation devant le mot qu’elle avait prononcé par inadvertance.
« Caruana… ? Un survivant de la maison du Duc Caruana de l’Empire du Seigneur de Guerre… ? »
Un regard de choc abject s’était posé sur la vampire.
« Quoi — !? Comment savez-vous que… !? »
Yaze la fixa avec un vague sentiment d’exaspération.
« Euh, vous venez de le dire vous-même, n’est-ce pas… ? »
« Er… gh !? »
La jeune fille, bouleversée par ce que Yaze avait souligné, secoua furieusement la tête.
« N — non… Je veux dire, un résident de l’Est ne devrait pas savoir quelque chose comme ça. Euh, c’est-à-dire — vous ne devriez pas connaître le nom du Duc Caruana, ou le massacre de la famille —. »
« Belle remontée… »
« Fermez-la ! »
La fille avait finalement perdu son sang-froid. Elle avait attrapé Yaze par le cou et l’avait violemment soulevé du sol. Même si elle n’était qu’une amatrice, elle avait la force physique d’un vampire. Yaze avait pu opposer une résistance minimale, mais il n’avait aucun espoir de s’échapper. Voyant qu’il n’était pas si fort, elle avait finalement souri. Ses magnifiques crocs d’un blanc pur sortaient de ses lèvres.
« Cet uniforme est le même que celui de Kojou Akatsuki ! » dit-elle. « Donc vous avez été placé exprès dans son école pour le surveiller ? Quelle faction vous a assigné ? »
Yaze avait du mal à respirer. « … Faction ? » gémit-il.
D’après la déclaration de la vampire, il y avait de nombreuses forces en dehors d’elle qui en avait après Kojou. Yaze ne pouvait pas ignorer cette situation ni en tant qu’observateur de Kojou ni en tant qu’ami.
« Je ne pense pas que l’un de nous veuille faire une scène ici… » avait-il noté.
La fille avait apparemment jugé que l’absence de réponse de Yaze signifiait qu’il était docile. Ses doigts avaient lentement augmenté la pression sur son cou.
« Pourquoi… un vampire en a après Kojou… !? » Sa voix était cassée quand il avait demandé ça.
À cet instant, ses yeux avaient trahi l’hésitation. Apparemment, elle avait finalement réalisé que Yaze pouvait être complètement étranger à ses objectifs.
« Moi, après Kojou… ? Qu’est-ce que vous racontez ? Ne cherchez-vous pas la Clef ? » demande-t-elle.
« … Quelle… clef… ? »
Après s’être mordu la lèvre dans une apparente réflexion pendant un moment, les doigts de la vampire avaient cédé et avaient laissé partir Yaze.
Il avait toussé faiblement en fixant silencieusement son agresseur.
Apparemment, la vampire brune n’était pas après Kojou. Quand bien même, elle l’avait suivi. Le jury n’avait pas encore décidé si elle était amie ou ennemie.
Yaze n’avait peut-être pas la force de combattre directement un vampire, mais c’était une autre histoire s’il s’agissait d’un démon enregistré qui avait peur de faire du grabuge. De plus, la fille était insouciante par nature et facile à provoquer. Yaze était sûr qu’il pourrait tirer d’elle des informations utiles s’il utilisait habilement ces traits de caractère — .
« — !? »
Mais avant qu’il n’essaie de négocier avec elle, son corps tout entier fut secoué d’une douleur incroyable, le faisant tomber à genoux. Un impact énorme semblait déchirer l’air, détruisant le paysage sonore qu’il utilisait pour suivre les mouvements de Kojou et d’Asagi. Le ciel du soir était teinté d’un bleu pâle, reflétant le coup de tonnerre qui était apparu brusquement.
Elle avait haleté, ses yeux s’étaient rétrécis devant les crépitements électriques éblouissants.
« Ce n’est pas possible ! »
Elle avait déformé son visage d’effroi en regardant le toit d’un bâtiment éclairé par le ciel derrière lui — où se tenait une seule fille, enveloppée d’un éclair pâle.
merci pour le chapitre