Chapitre 2 : Les bêtes doivent mourrir
Partie 1
Ainsi, quelques années passèrent.
En fait, cela ne faisait que trois jours. Par des crises de pantomime intense, Mitsuha avait réussi à faire comprendre aux parents de Colette ce qu’elle voulait. Du moins, elle l’espérait. D’abord, elle leur avait demandé la permission de rester en échange d’une aide à la maison. Elle les avait également informés de son intention de se rendre dans la ville la plus proche et avait demandé un approvisionnement en nourriture et en eau pour le voyage. Enfin, dans une rafale de gestes, elle avait demandé des directives pour s’y rendre.
Mitsuha avait depuis longtemps abandonné l’apprentissage de leur langue. Elle n’avait pas pu apprendre grand-chose en quelques jours. Mitsuha estimait que tant que la grande ville avait des citoyens qui parlaient japonais — ou du moins anglais — elle pourrait mettre la main sur un téléphone pour appeler l’ambassade ou quelqu’un au Japon. Elle n’aurait alors aucun problème pour rentrer chez elle, et une fois rentrée, elle ne serait plus jamais dans une autre situation où la langue locale lui serait utile. Elle enverrait des remerciements à ses bienfaiteurs, bien sûr, mais seulement avec l’aide d’un traducteur.
Une autre chose que Mitsuha avait saisie de ses discussions avec la famille, c’était qu’ils pensaient qu’elle était une enfant. Ce n’était pas du tout surprenant, surtout si l’on considérait qu’elle semblait mineure selon les normes japonaises. À leurs yeux, elle n’avait que dix ans, douze tout au mieux.
Vous savez quoi ? Je suis d’accord avec ça. En tout cas, dans la grande majorité. C’est pratique pour moi, alors je vais jouer le jeu ! Si Colette a huit ans, ça ne me dérange pas d’être son amie de douze ans.
Il s’était avéré que c’était une coutume locale pour les familles d’accueillir des orphelins ou des enfants reniés. Il n’était pas rare que ces garçons et ces filles finissent par épouser les vrais enfants des parents adoptifs une fois qu’ils avaient grandi. Cela était donc toujours considéré comme une occasion propice.
« Maintenant, tu es vraiment notre enfant ! » et tout ça.
La majorité d’entre eux s’étaient mariés dans d’autres familles, bien sûr, mais ils avaient tout de même traité ceux qui les avaient adoptés comme leurs vrais parents.
C’était un petit village, alors tout le monde ici se considérait dès le départ comme étant tous de la même famille. La mentalité derrière cette pratique pourrait se résumer ainsi :
« Il vaut mieux s’occuper des orphelins et des enfants perdus que de les remettre aux autorités. Pourquoi perdre du temps à chercher des parents qui sont partis depuis longtemps ou qui ont abandonné leurs enfants ? »
Maintenant, il était facile de comprendre pourquoi les parents de Colette étaient si gentils avec Mitsuha et ne semblaient pas considérer sa présence comme un événement important. Elle partirait bientôt de toute façon, alors ça n’avait pas tant d’importance pour elle.
Dans cet état d’esprit, pourquoi Colette a-t-elle passé une demi-journée à me raconter tout ça ? À agiter les bras comme une folle, à dessiner son arbre généalogique avec des bâtons… C’était quoi le problème ? Une fille faisant partie d’une branche généalogique quelconque avait perdu ses parents et avait été recueillie par une famille qui avait un fils. Elle avait fini par l’épouser, et maintenant ils s’occupent tous les deux de leurs parents âgés et… Attends, pourquoi me regardes-tu comme ça !?
Si vous mettiez de côté la pression déconcertante de Colette, les jours suivants de Mitsuha avaient été plutôt paisibles. Elle aidait de diverses façons, dont la cuisine. Même si la famille n’avait pas d’épices ou d’appareils modernes, Mitsuha avait appris à cuisiner auprès de sa mère alors qu’elle était à l’école primaire et en savait assez pour s’en sortir. Les plats qui en résultaient étaient si bons qu’Erene, la maîtresse de maison, était visiblement irritée.
Par contre, pour fendre du bois, c’était une tout autre histoire. Est-ce que cela compte au moins comme travaux ménagers ? N’est-ce pas quelque chose que le père était censé faire tout seul ? Après avoir murmuré de telles plaintes, Mitsuha avait rapidement appris que la préparation du bois de chauffage était en fait le travail d’Erene et de Colette. Alors qu’elle luttait pour les aider, Mitsuha avait trouvé la hache lourde et difficile à utiliser. Elle avait souvent manqué sa cible. Même quand elle touchait la cible, la lame s’était coincée dans le bois et elle n’avait pas réussi à l’arracher pour pouvoir terminer le travail.
Finalement, sa peau avait commencé à peler et ses muscles commencèrent à souffrir. Elle était essoufflée et ses jambes tremblaient sous elle. Il n’avait pas fallu longtemps avant qu’elle reçoive l’ordre de faire autre chose. Pourquoi Colette est-elle si douée pour ça ? Regarde-la faire ! Ces bûches volent…
Le lendemain, Mitsuha et Colette étaient allées dans les bois pour chercher de la nourriture. Chacune d’elles avait reçu un panier, mais Mitsuha avait fini par les porter tous les deux. Non pas parce qu’elle avait confiance en ses talents de chercheuse de nourriture, mais parce que cela permettait à Colette de se déplacer plus facilement et de travailler sa magie « enfant de la nature ». Une idée sans doute intelligente.
Attendez, c’était la forêt dans laquelle je me promenais, n’est-ce pas ? Mitsuha l’avait réalisée. C’est comme ça que Colette m’a trouvée. Je dois me faire pardonner parce que j’ai dû sûrement gâcher sa session de recherche de nourriture ! Elle se mit ainsi à ramasser le plus de plantes possible. Colette lui avait montré des échantillons de ce qu’elle devait chercher, afin qu’il n’y ait pas de problèmes… du moins le pensait-elle. Il s’était avéré qu’ils ne poussaient que dans des endroits spécifiques, et qu’il fallait savoir où chercher. Elle n’aurait eu aucune chance d’en trouver sans l’aide de Colette. Bon, ce n’est pas comme si j’allais faire carrière dans ça. C’est bon tant que je peux aider un peu.
Juste au moment où les paniers étaient pleins au tiers, Colette s’était soudainement arrêtée. Mitsuha la regarda. La plus jeune fille était devenue pâle. Elle avait fait signe à Mitsuha de poser les paniers, et c’était exactement ce qu’elle avait fait, même si elle ne savait pas pourquoi elle le faisait. Colette recula lentement d’un pas et chuchota, « Kel kolore, maltoneis... »
Oh, c’est l’une des phrases qu’ils ont fait en sorte que je l’apprenne. Alors que Mitsuha avait décidé qu’elle n’apprendrait pas la langue, elle avait mémorisé quelques mots pour rendre la communication un peu plus facile. Après tout, il était presque impossible de s’en sortir sans savoir comment dire « oui », « non », « eau », « nourriture », « faim », « donne-moi ça », etc. Les paroles de Colette signifiaient qu’il y avait bête dangereuse en proche, ce qui signifiait…
Attendez, QUOI !? Mais on m’a dit que les bêtes sont rares par ici ! Colette m’a littéralement fait un dessin pour me dire ça ! Mitsuha se sentait paniquée. « Rare » ne veut pas dire qu’il n’y en a jamais. Je suis vraiment bête. Elles avaient toutes les deux reculé silencieusement, laissant les paniers derrière elles. Mitsuha avait supposé qu’elles viendraient les chercher une fois que la bête serait partie ou traquée.
Dommage qu’il n’y ait pas moyen de sauver ce qu’on a collecté. Le produit ne séchera pas correctement dans ces conditions, donc tout sera ruiné d’ici notre retour. Peu importe. La vie est bien plus importante que quelques plantes. On doit juste s’éclipser, et… Attendez, on va au vent ! C’est vraiment mauvais !
Mais attendez une seconde. Aussi surhumaine qu’elle soit, il est impossible que Colette ait pu remarquer la bête avant qu’elle ne nous remarque, donc cela ne sert à rien de se faufiler. Alors pourquoi ne s’en prend-elle pas à nous ? N’a-t-elle pas faim ? Chasse-t-elle d’autres proies ? Est-ce un herbivore ? Oui, c’est vrai, on a affaire à un vrai thriller aux heures de grande écoute. Qu’est-ce qu’il attend, alors ? Penses-y… Réfléchis-y ! Allez, cerveau, tu es un PC bourré de connaissances aléatoires !
C’est fait. J’ai trois possibilités.
Un : il prend son temps pour s’assurer qu’on ne s’échappe pas. Mais a-t-il vraiment besoin de faire ça sachant qu’il a à faire à des enfants comme nous, n’est-ce pas ?
Deux : Il nous voit comme des jouets et joue avec nous juste pour s’amuser. Dans ce cas, il se serait montré pour essayer de nous faire peur.
Trois : Il nous utilise comme cibles d’entraînement pour ses jeunes.
Deux jeunes filles courant pieds nus n’étaient pas très rapides, elles ne pouvaient donc pas s’échapper. De plus, la bête n’aurait pas à craindre que ses petits soient blessés par une sorte de contre-attaque. Ouais, les filles humaines sont de parfaites cibles pour la première chasse des petits. Bien que l’une d’entre nous ne soit plus vraiment une « fille », mais gardons cela secret. C’était juste une supposition de la part de Mitsuha, mais il était clair qu’elles étaient en danger.
Mitsuha s’était creusé la tête pour trouver la meilleure issue. Devraient-ils gagner du temps ? Elle n’avait aucune idée de l’heure à laquelle les villageois allaient devoir venir les chercher. Peut-être à la tombée de la nuit ? Mais viendraient-ils alors ? Les parents de Colette le feraient évidemment, mais d’autres pourraient trouver ça trop dangereux. Sans parler du fait qu’elles ne tiendraient pas assez longtemps.
Mitsuha se retourna et aperçut quelques créatures qui se cachaient entre les arbres. Une grande chose ressemblant à un loup et quelques autres plus petites… J’avais raison. Ils ne peuvent pas grimper aux arbres, n’est-ce pas ? se demanda-t-elle en balayant rapidement la zone à la recherche d’arbres aux branches basses. Les loups se préparaient à faire un mouvement, alors elle s’était décidée de se rendre vers le premier arbre qu’elle voyait dans les environs.
« Colette ! »
Mitsuha cria, puis elle attrapa la main de la fille et la rapprocha d’elle. Les branches de l’arbre étaient hors de portée, trop difficiles à grimper pour les bêtes, et malgré leur minceur, elles seraient assez stables pour supporter Colette. Mitsuha la serra par les aisselles, la souleva du sol et la poussa dans l’arbre.
« Mitsuha ! »
Colette avait crié son nom et avait dit d’autres mots qu’elle ne comprenait pas. Tout en l’ignorant, Mitsuha déplaça ses mains de ses aisselles vers ses pieds et la poussa vers le haut. Elle avait vite compris ce que Mitsuha était en train de faire et avait commencé à grimper à l’arbre toute seule. Une fois qu’elle avait atteint la première branche, elle s’était assise dessus.
« Mitsuha ! »
Elle cria de nouveau, et tendit sa petite main aussi loin qu’elle pouvait le faire.
« Désolée. »
Mitsuha sourit et secoua la tête.
« Je ne suis pas douée pour grimper aux arbres, et celui-là ne nous retiendra probablement pas toutes les deux. Au revoir, ma jolie ! »
Les bêtes commencèrent lentement à s’approcher — leur proie étant restée sur place, elles avaient pu penser qu’elles abandonnaient. Confirmant ce que Mitsuha avait entrevu plus tôt, une bête adulte avait émergé à côté de trois de ses enfants. Ils ressemblaient beaucoup à des loups, alors elle avait choisi de supposer qu’il s’agissait de vrais loups.
Elle leur avait lancé un bâton pour les distraire. Celui-ci ne les avait pas touchés, mais ils avaient compris que c’était un signe d’agressivité, et de leurs lèvres sortaient en une série de grognements. Bien. On vient de passer du niveau « proie faible et facile » à « proie qui résiste ». Je vais attirer leur agressivité sur moi, alors tout ce que j’ai à faire, c’est de les emmener loin d’ici ! Elle avait ainsi couru aussi vite que possible de l’endroit où Colette était assise. Celle-ci criait : « Mitsuha, Mitsuha, Mitsuha, Mitsuha, Mitsuhaaaaaaaa ! »
Elle n’avait pas mis longtemps à se mettre à haleter. Je me lève toujours tôt, car j’ai plein de choses à faire le matin. Et je suis vite à court d’énergie, car il y a des tonnes de choses que je n’ai jamais faites. En dehors du cours de gym, mes seules séances d’entraînement étaient des matchs d’airsoft où mon frère m’a entraînée, donc je suis aussi faible que j’en ai l’air. J’ai de bons réflexes, mais je serais mauvaise dans un marathon.
Le terrain de la forêt n’était pas non plus favorable à un sprinter humain, de sorte que la bête l’avait facilement rattrapée. Il n’avait pas non plus semblé faire beaucoup d’efforts, Mitsuha s’était dit qu’il ne faisait que jouer avec elle en vue de la tuer. Seul le grand me poursuit. C’est une bonne chose, car les petits ne peuvent pas grimper à l’arbre de Colette. Ce n’était pas comme si le plus grand pouvait le faire, mais Mitsuha aurait aimé pouvoir s’en assurer en lui enlevant une de ses pattes.
Gah, je suis déjà finie ! Je dois juste m’assurer que Colette s’échappe ! pensa-t-elle. Mais un instant plus tard, elle avait fait un faux pas, elle trébucha et s’écrasa sur un arbre voisin. Si le loup grincheux n’était pas dans le tableau, il aurait été tout droit sorti d’une comédie burlesque. Ahh, je ne veux pas mourir ! Colette ! Papa ! Maman ! Frérot ! Elle paniqua, se recroquevillant sur elle-même. Alors que les crocs mortels du loup s’approchaient, divers moments de sa vie défilaient devant ses yeux.
Le sourire de Colette, les parents de Mitsuha, son grand frère… Elle l’avait adoré, car il lui avait appris toutes sortes de choses. Elle l’aimait beaucoup et pouvait toujours compter sur lui, même s’il était très… excentrique. Cela l’avait toujours ennuyée de voir à quel point il aimait utiliser les répliques qu’il tirait de romans et à quel point il avait l’air suffisant chaque fois qu’il disait la réplique parfaite au bon moment. Mais là, face à la mort, elle se demandait ce qu’il dirait dans cette situation.
À la fin, tout ce qui sortait de ses lèvres était un « FRÉROT ! » bruyant et criard.
À ce moment-là, Mitsuha avait disparu. Le loup, les mâchoires encore ouvertes, avait enfoncé sa tête dans l’arbre. Après s’être tordu de douleur pendant un moment, il s’était levé et avait bougé brusquement sa tête d’un côté à l’autre dans une confusion totale.
Merci pour le chapitre. Mais alors que le texte dit que les filles sont pieds nus dans la forêt, elles ont bien des chaussures dans l’illustration 😁