Mushoku Tensei (LN) – Tome 5 – Chapitre 4

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Chapitre 4 : Réunis

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Chapitre 4 : Réunis

Partie 1

Paul

Je n’avais toujours pas quitté le bar.

Le soleil était sur le point de se coucher, l’endroit commençait donc à recevoir plus de clients qui n’étaient pas membres de mon équipe. D’autre part, beaucoup de mes gens étaient déjà partis. Mais ce n’était pas comme si je m’en souciais vraiment. J’avais été laissé à une table tout seul, à boire comme un trou.

Apparemment, il était évident que je n’étais pas de très bonne humeur. Tout le monde dans cet endroit me laissait une large place.

« Hé là ! Je te cherchais, mon pote. »

Tout le monde, à l’exception du dernier arrivé.

J’avais levé les yeux et je m’étais retrouvé face à face avec un homme singe souriant. C’était la première fois que je voyais son affreux visage en un an.

« Geese… ? Où diable étais-tu passé, hein ? »

« Ooh, quelle hostilité ! Tu as l’air encore plus grincheux que d’habitude, mon ami. »

« Qu’attends-tu ? »

En claquant la langue en signe d’irritation, je m’étais levé et j’avais touché ma joue. L’endroit où Rudeus m’avait frappé plus tôt me faisait encore mal. J’aurais peut-être dû ravaler ma fierté et laisser un de nos guérisseurs me soigner.

Ce satané gamin. Je te le jure.

« Le Continent du Démon est peut-être dur, mais ma magie était plus que suffisante », hein ? Eh bien, tant mieux pour toi. Si c’était si facile, pourquoi n’as-tu pas pris le temps de chercher ta mère ?

Oh, mais au moins, j’avais pu entendre ta conférence sur les meilleures façons de cuisiner la viande de Grande Tortue.

« Si je n’avais pas eu l’idée de créer une marmite en utilisant la magie de la Terre, nous aurions été obligés de manger des morceaux carbonisés et malodorants de ce truc pendant toute une année ! »

N’y avait-il rien d’autre que tu aurais pu faire avec le temps que tu as utilisé à traquer les ingrédients d’un ragoût de monstre?

Argh. Bon sang.

Et puis, pour couronner le tout, tu as eu le culot de m’accuser d’infidélité ! Je n’ai même pas pensé à toucher une femme depuis un an et demi, espèce de petit crétin suffisant ! Tu n’as rien fait pour m’aider, et tu penses avoir le droit de t’occuper de mon cas ?

Oh, tu ne savais pas, hein ? Super excuse. Si tu t’étais donné la peine de regarder le monde autour de toi, Zenith ou Lilia seraient peut-être de retour parmi nous en ce moment !

Sérieusement. Quelle blague... !

« Hee hee hee. D’après ce que je vois, je suppose que vous n’avez pas eu la chance de vous rencontrer. »

Souriant à lui-même pour une raison peu claire, Geese commanda quelque chose. Probablement de l’alcool. L’homme était un plus gros buveur que Talhand, et Talhand était un nain.

« Hé, Paul. N’oublie pas de passer à la Guilde des Aventuriers demain, d’accord ? »

« Pourquoi ? »

« Parce que je pense que tu vas rencontrer quelqu’un d’intéressant. »

Quelqu’un d’intéressant ? Geese avait apparemment pensé que cette rencontre améliorerait mon humeur. Étant donné le moment de son arrivée et la personne que j’avais « rencontrée » aujourd’hui… il n’était pas difficile de deviner de qui il voulait parler.

« Tu parles de Rudy ? »

En boudant un peu, le vieux singe se gratta la tête.

« Hein ? Comment sais-tu ça ? »

« Je suis déjà tombé sur lui aujourd’hui. »

« Compte tenu de la situation, tu n’as pas l’air particulièrement heureux. Vous vous êtes battu ? »

Un combat… ? Eh bien, je suppose que c’est ce qu’on a fait. Bien que l’on puisse avoir du mal à le qualifier comme tel.

Bon sang. J’ai encore mal au visage rien que d’y penser,…

« Que s’est-il passé, Paul ? Raconte-moi tout. »

Geese s’était levé et tira sa chaise à côté de moi. Avec son visage amical, l’homme avait toujours eu un talent pour écouter les problèmes des gens. Ce n’était pas la première fois qu’il mettait son nez dans mes affaires et m’encourageait à râler.

« Très bien, écoute donc ça… »

J’avais raconté à Geese ce qui s’était passé plus tôt.

J’étais bien sûr heureux de voir Rudeus. Mais nous n’étions pas vraiment sur la même longueur d’onde, alors je lui avais demandé ce qu’il avait fait jusqu’à présent. C’est alors qu’il commença à parler joyeusement de son voyage à travers le Continent des Démons.

Chaque mot qui sortait de sa bouche était une vantardise inutile, alors je lui avais fait remarquer qu’il aurait pu utiliser son temps de manière plus productive. Il s’était ensuite mis en colère contre moi. Il fit une blague sur le fait que je couchais à droite à gauche. J’avais complètement perdu mon sang-froid. On s’était ensuite disputés, et il me botta le cul. Fin de l’histoire.

« Ahh… oui. Je comprends… »

Geese avait écouté patiemment toute l’histoire, hochant la tête et faisant quelques brefs commentaires ici et là. J’avais eu l’impression qu’il sympathisait avec moi. Mais une fois que j’avais terminé, il me regarda dans les yeux et me dit :

« On dirait que tes attentes étaient un peu injustifiées, chef. »

« Hein ? »

J’avais répondu en lui montrant un air complètement idiot.

Injustifié ? En quoi était-ce injustifié ? Et envers qui ?

« Tu crois que j’en attendais trop ? De Rudy ? »

« Je veux dire, réfléchis-y, mec », poursuivit Geese alors que je clignais des yeux dans la confusion.

« Bien sûr, le gamin est incroyable. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui pouvait jeter des incantations silencieuses comme ça. Et quand je l’ai vu rendre coup pour coup avec le Saint Gall du Nord, ça m’a donné des frissons dans le dos. Rudeus est le genre de prodige que l’on voit une fois par siècle. »

C’est vrai. Rudeus était un prodige. C’était un génie. Il pouvait toujours faire tout ce qu’il voulait, même quand il était petit. Pendant un certain temps, j’avais eu l’impression qu’il avait aussi des défauts relativement sérieux, mais… je voulais dire qu’à la fin de son séjour à Roa, Philip était prêt à lui marier sa propre fille. Philip ! Le même gars qui avait dit des conneries sur moi dans mon dos !

« Ouais, c’est ça. Il est incroyable. Quand il n’avait que cinq ans, il… »

« Mais au bout du compte, ce n’est encore qu’un enfant. »

Surpris par l’interruption ferme de Geese, je me suis tu.

« Rudeus est encore un enfant de onze ans », répétait-il lentement, juste pour me faire passer le message.

« Même toi, tu ne t’es pas enfui de chez toi avant tes douze ans, pas vrais ? »

« Oui… »

« Toute personne plus jeune que ça est encore considéré comme un morveux. N’est-ce pas ce que tu disais toujours ? »

« Oui, d’accord, bien sûr. Et si c’était le cas ? »

Franchement. Rudy est déjà plus fort que moi.

Il est vrai que j’étais déjà imbibé dès le matin. Mais même en tenant compte de ça, il était clair que le gamin avait fait des progrès spectaculaires. J’étais peut-être ivre, mais j’étais aussi à fond. Je m’étais abaissé à utiliser la « Position à quatre pattes » du Style du Dieu du Nord, et j’avais même utilisé « l’Épée silencieuse » du Style du Dieu de l’Épée. Mais mon épée n’avait fait que trancher la culotte qu’il portait sur son visage. De plus, Rudy ne prenait même pas ce combat au sérieux. Le fait qu’aucun de mes hommes n’ait eu à subir de blessure sérieuse en était une preuve suffisante.

Il était difficile de dire à quel point il avait grandi en tant que combattant depuis la dernière fois que je l’avais vu. Mais même à l’âge de sept ans, il était plus intelligent que moi. Maintenant, il était à la fois plus intelligent et plus fort que moi. Qu’y avait-il donc de si déraisonnable ?? Je m’attendais à ce qu’il accomplisse bien plus que moi. Et ensuite ?? Son âge n’avait rien à voir avec ses capacités.

« Paul, que faisais-tu quand tu avais onze ans ? »

« Hm… ? »

Ce que je faisais ?? J’avais passé la plus grande partie de cette année à la maison à m’entraîner au sabre et à me faire rabrouer par mon père. Il trouvait des raisons de se plaindre de chaque petite chose que je faisais, et il saisissait toutes les occasions possibles pour me frapper.

« Crois-tu que tu aurais pu survivre seul sur le Continent des Démons ? »

« Heh. Tu oublies un petit détail ici, Geese. Rudy s’est trouvé un garde du corps démons, tu te souviens ? Ce type parle la langue humaine, celle du Dieu-démon et du Dieu-Bestial, et il est assez fort pour abattre un monstre de classe A à lui tout seul. N’importe qui aurait pu revenir avec un chaperon comme ça. »

« Non, tu n’aurais pas réussi. Aucune chance. Même si tu y allais maintenant, tu ne survivrais pas tout seul. », déclara Geese avec confiance.

Je ne peux pas dire que le fait d’entendre cela m’avait mis de bonne humeur. Et le fait que Geese me souriait encore de l’autre côté de la table ne m’aidait pas. L’homme avait un sourire très irritant.

« Haha ! Bien ! Ça prouve bien que j’ai raison. Rudy a fait quelque chose que je n’ai pas pu faire. Mon fils est un prodige ! Il se débrouille déjà très bien tout seul ! Je n’ai plus rien à lui apprendre. J’ai eu tort d’attendre de lui qu’il utilise ces talents, hein ? ! Est-ce que j’ai vraiment tort !? »

« Effectivement. Mais ce n’est pas nouveau, hein ? »

Toujours souriant, Geese s’arrêta un instant pour boire la bière qu’on venait de lui donner.

« Ahhhh ! C’est ça, le truc. Sais-tu qu’on ne peut pas trouver de l’alcool comme ça dans la Grande Forêt ? »

« Geese ! »

« D’accord, d’accord. Pas besoin de crier. »

Geese posa sa tasse en bois sur la table et me regarda dans les yeux, son expression devenant soudainement beaucoup plus grave.

« Écoute, Paul. Tu n’as jamais été sur le Continent des Démons, n’est-ce pas ? »

« Et alors ? »

C’était vrai. Je n’avais jamais eu le plaisir de le visiter. Je voulais dire, j’avais évidemment entendu des rumeurs. Tout le monde disait que c’était un endroit dangereux où l’on rencontrait des monstres chaque fois que l’on se promenait, et qu’il fallait les manger pour survivre. Mais « beaucoup de monstres » semblaient être honnêtement quelque chose que je pouvais gérer.

« Eh bien, c’est là que je suis né et que j’ai grandi, tu te souviens ? Et à mon avis, tout le continent est un cauchemar. »

« Tu sais, maintenant que j’y pense, tu n’as jamais vraiment parlé de cet endroit. Qu’est-ce qu’il y a de si terrible là-dedans ? »

« Tout d’abord, il n’y a pas de véritables routes. Il y a des chemins entre les villes, bien sûr, mais vous ne trouverez rien qui ressemble à ces routes sûres, lisses et sans monstres telles que l’on a à Millis et sur le continent central. Si tu voyages quelque part, tu dois t’attendre à être attaqué par des monstres de rang C. Ou pire encore. »

Bon, je savais que l’endroit était rempli de monstres, mais classé C ou pire ? Sur le continent central, il fallait aller au fond d’une forêt pour trouver quelque chose d’aussi dangereux. Beaucoup de monstres de ce rang voyageaient en grandes meutes, ou avaient une capacité spéciale mortelle.

« J’ai l’impression que tu exagères un peu là, Geese. »

« Non. Je ne t’ai raconté aucun bobard pour l’instant, mec. C’est juste comme ça qu’est le Continent des Démons. L’endroit grouille de monstres puissants. »

Geese avait l’air parfaitement sérieux, mais c’était son apparence habituelle lorsqu’il vous mentait. Je n’allais pas tomber dans son piège cette fois-ci.

« Maintenant, disons que nous jetons un enfant au milieu d’un endroit comme ça. C’est un gamin très talentueux, mais il n’a aucune expérience en combat réel. »

« … Bien. »

***

Partie 2

Aucune expérience en combat réel, hein ? Il semblerait que nous parlions encore de Rudy. En y repensant, on ne m’avait jamais dit qu’il avait participé à de vraies batailles auparavant. Mais il avait apparemment réussi à repousser quelques kidnappeurs à Roa, et Ghislaine pensait qu’il pourrait la battre s’il avait assez de distance au départ. Je ne connaissais pas un seul combattant à l’épée meilleur que Ghislaine. Si elle ne pouvait pas l’approcher en toute sécurité, alors il n’y avait probablement pas un millier de personnes sur la planète capable de le battre à sa distance idéale.

Dans l’ensemble, son manque d’expérience ne m’avait pas semblé si important. Alex R. Kalman, le deuxième Dieu du Nord, n’avait-il pas abattu un épéiste de rang Empereur lors de la première bataille qu’il livra ?

« À ce moment, un adulte apparaît et propose d’aider le gamin. Ce type est un démon, et un très fort en plus. En fait, c’est un Superd. Je suis sûr que tu as entendu parler d’eux. »

« Bien sûr. »

Pour être franc, je n’étais pas sûr de croire à cette partie de l’histoire. D’après ce que j’avais entendu, il ne restait qu’une poignée de Superd, même sur le Continent Démon.

« Donc, le gamin a quelqu’un qui lui offre de l’aide quand il est dans une situation désespérée. Ce type est prêt à l’aider à voyager dans un endroit dont il ne connaît rien. Et les Superds sont les êtres les plus terrifiants ! Il n’a aucune idée de la façon dont ce type pourrait réagir s’il refuse. En gros, faudrait-il accepter cette offre où non ? »

« Il faudrait sûrement l’accepter. »

« Mais au fil des jours, le petit Rudeus commence à se poser une question : “Mais pour quelle raison ce type m’aide-t-il ?” »

Bien sûr, ça ressemblait à Rudeus. La question ne m’était peut-être jamais venue à l’esprit, mais le gamin avait toujours été vif sur ce genre de choses. Je savais qu’il était étrangement perspicace depuis le jour où il était intervenu pour sauver Lilia de la colère de Zenith.

« Le problème, c’est qu’il n’arrive pas à le comprendre. Il ne sait pas ce que ce type cherche exactement. »

Comment le pourrait-il ? On ne pouvait jamais savoir ce que pensait vraiment un étranger. C’était la raison pour laquelle des gars comme Geese réussissaient à gagner leur vie.

« Ce Superd l’aide pour l’instant, mais il pourrait facilement les abandonner ou les trahir un jour… c’est ce que pense sûrement Rudeus. C’est la raison pour laquelle il a décidé d’essayer de gagner les faveurs de ce type. »

« Je ne connais pas ce plan, Geese. Est-ce qu’un Superd a même un bon côté ? »

« Bon, ne fais pas le malin. Tu sais ce que je veux dire, non ? Rudeus a décidé de faire appel aux émotions de ce type. Il veut lui faire sentir qu’ils sont potes. »

Hmm. Cela expliquerait pourquoi Rudy avait passé tant de temps à aider ce type démoniaque. Ça avait en fait effectivement du sens. Non seulement il marquait des bons points envers son protecteur, mais il avait aussi la chance de développer ses propres compétences d’aventurier au cas où il aurait besoin d’y recourir plus tard. Je devais avouer que cela semblait rationnel. C’était probablement la voie la plus sûre qu’il aurait pu choisir.

Hmph… le garçon avait la tête sur les épaules.

« Tch. On pourrait penser qu’un gamin aussi intelligent aurait trouvé le temps de regarder un peu autour de lui. »

Geese leva sa main et en écarta les doigts.

« Il est dans un pays inconnu », dit-il en en rabattant un.

« Il vit en plus sa toute première aventure. Peu importe son intelligence, tout cela est tout nouveau pour lui. Il doit apprendre les bases rapidement, avant que quelqu’un ne profite de lui. Il essaie de garder heureux un démon qui pourrait le trahir à tout moment. Oh, et il a une petite copine qui le suit et qu’il doit protéger. »

Lorsqu’il termina cette récitation, Geese avait plié tous ces doigts. Avec un petit haussement d’épaules, il passa à sa plaidoirie finale.

« S’il avait aussi réussi à passer le continent au peigne fin pour trouver d’autres personnes qui avaient été téléportées, eh bien, cela le rendrait tout simplement surhumain. Sérieusement, je serais prêt à lui donner une place dans les Sept Grandes Puissances. »

Les sept grandes puissances, hein ? Voilà qui me rappelle des souvenirs. À l’époque, je rêvais de gagner ce genre de gloire. Pourtant, j’avais l’impression que Rudy avait vraiment le talent brut pour figurer un jour sur cette liste. Et je ne pensais pas que c’était seulement la fierté de parents qui parlait.

« Le gamin aurait travaillé jusqu’à la mort rien qu’en essayant. Je sais que Rudeus est un prodige, mais les êtres humains ont leurs limites. Surtout quand ils sont encore des enfants. »

« OK, regarde », l’avais-je interrompu.

« Si c’était une lutte à ce point, pourquoi a-t-il fait croire que c’était une grande aventure amusante ? On aurait dit un de ces gosses de riches gâtés qui se baladait au premier étage d’un donjon juste pour avoir quelque chose dont il pouvait se vanter. »

Si le voyage avait été aussi dur pour Rudy, il ne l’aurait pas décrit aussi gaiement. Il m’aurait plutôt parlé des parties difficiles et douloureuses. Mais il n’avait même pas mentionné les problèmes rencontrés sur la route.

« Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas t’inquiéter, évidemment. »

« Hein ? »

J’avais grogné, tout en ayant l’air encore plus stupide qu’avant.

« Pourquoi diable s’inquiéterait-il pour moi ? Suis-je à ce point un échec en tant que père ? »

« On le dirait bien. »

« Tch. Bien sûr, je suppose que tu as raison. Je suis un petit homme faible qui se noie dans l’alcool pour des raisons idiotes. Je suppose que notre petit prodige aurait beaucoup de pitié à ma vue. »

« Je déteste te dire ça, Paul, mais il ne faut pas être un prodige pour avoir pitié de toi en ce moment », déclara Geese en poussant un soupir.

« Je sais que tu ne peux pas voir ton propre visage, alors laisse-moi te dire quelque chose. Tu as une mine affreuse. »

« Ah oui ? Assez terrible pour gagner la sympathie de mon propre fils ? »

« Oui. S’il entrait maintenant, je ne pense pas que vous finiriez par vous battre. Il se sentirait probablement trop mal pour que vous vous disiez quoi que ce soit. »

Je m’étais levé et j’avais touché mon visage. La barbe que je n’avais pas pris la peine de raser depuis plusieurs jours se râpait de manière audible contre mes doigts.

« Regarde, Paul. Laisse-moi me répéter ici. Tu attendais trop de ton fils. », dit Geese, avec un ton soudainement ferme.

Était-il vraiment si déraisonnable de ma part d’en attendre davantage ? Rudy pouvait faire tout ce qu’il voulait, depuis qu’il était petit. Tout ce que j’avais fait, c’était le gêner dans mes tentatives maladroites d’être parent. Il n’avait jamais vraiment eu besoin de moi.

« Dis-moi quelque chose. Pourquoi ne peux-tu pas être heureux après l’avoir vu ici ? Est-ce que le voyage que le gamin a fait compte vraiment pour toi ? Et même si c’était effectivement une croisière insouciante, et qu’il a passé chaque minute à embrasser sa petite amie. Et alors ? Il est ici maintenant, et il est en sécurité. Ça ne vaut-il pas la peine de fêter ça ? »

Bien sûr que cela en valait la peine. Et j’étais heureux au début.

« Aurais-tu préféré que ton fils revienne avec les yeux creux et un membre ou deux en moins ? Il y avait aussi de fortes chances que tu ne puisses plus retrouver qu’un cadavre. Oh attends, je fais une erreur… S’il était mort sur le Continent Démon, il n’y aurait même plus de corps à chercher. »

Rudy ? Un cadavre ? Je l’avais vu en bonne santé et plein de vie cet après-midi, c’était donc impossible à imaginer pour l’instant. Mais il y avait à peine quelques jours… n’avais-je pas imaginé ce scénario exact alors que je me vautrais dans le désespoir ?

« Mon Dieu, ce pauvre enfant ! Après ce long et difficile voyage, il a finalement retrouvé son cher vieux père, mais le gars s’est avéré être une ordure d’ivrogne ! Si j’étais lui, j’aurais coupé les liens sur place. »

Tiens donc. Voilà qu’il jouait maintenant les acteurs.

« J’ai compris le message, Geese. Tu n’as pas tort, ok ? Mais il y a une chose que je ne comprends toujours pas. »

« Oui ? Qu’est-ce que c’est ? »

« Pourquoi Rudy n’a-t-il pas su ce qui est arrivé au village de Buena ? Je suis certain qu’un message l’attendait à Port Zant. »

Geese ouvrit la bouche pour tout m’expliquer, puis il fit une légère grimace et la ferma aussitôt. J’avais reconnu cette expression. Cela signifiait qu’il cachait quelque chose.

« Euh, je ne sais pas. Il a probablement juste été malchanceux et ne l’a pas remarqué. »

« Attends… où as-tu exactement trouvé Rudy ? Je supposais que tu l’avais croisé au Port Zant. »

Je ne savais pas où était Geese depuis un an, mais Rudeus était venu à Millis depuis le nord. Et Port Zant était la seule ville dans cette direction assez grande pour que Geese s’y épanouisse vraiment.

J’avais effectivement laissé un message à Rudy dans cette ville. Et en plus de cela, des membres de notre équipe y étaient stationnés. Leur travail consistait à recueillir des informations auprès de tous les voyageurs en provenance du Continent Démon. Si le gamin était maintenant un aventurier, il se serait évidemment arrêté à la Guilde, non ?

« J’ai en fait rencontré Rudeus dans le village du Clan Doldia. Et laisse-moi te le dire, c’était un vrai choc. Il a réussi à se faire enfermer nu dans une cellule de prison, accusé d’avoir agressé leur Bête Sacrée. »

« Nu ? Dans une prison d’hommes bêtes ? Es-tu sérieux ? »

J’en avais entendu parler par Ghislaine. Pour les membres de la tribu Doldia, être déshabillés, enchaînés dans une cellule de prison et arrosés d’eau glacée était la plus grande des humiliations. Ils ne soumettaient presque jamais les étrangers à un tel traitement, mais quand ils le faisaient, cela se terminait généralement par la mort du prisonnier. Une fois, j’avais jeté de l’eau sur Ghislaine pour plaisanter, et elle m’avait regardé comme si j’avais tué ses parents.

« Alors, euh… que s’est-il passé là-bas ? »

« Quoi ? Rudeus ne t’a pas parlé de tout ça ? »

« Tout ce que j’ai entendu, c’est la partie où il a voyagé sur le Continent Démon. »

De toute façon, pourquoi ne m’avait-il pas dit qu’il n’avait jamais vu le message que je lui avais laissé au Port Zant ? C’était vraiment très important.

Oh, c’est vrai. Je ne le lui avais jamais vraiment demandé.

Bon sang. Pourquoi étais-je si coléreux ?

J’avais besoin de me calmer et de bien réfléchir. Rudy était un garçon intelligent, mais il n’avait pas vu mon message ni même entendu parler de la situation. S’il avait passé un peu de temps au Port Zant, il serait tombé sur ce genre d’informations sans même essayer.

En d’autres termes, il avait dû se retrouver mêlé à quelque chose dès son arrivée, quelque chose qui l’avait fait embarquer par la tribu Doldia. Quoi que ce soit, cela avait dû être un incident majeur. Certains de nos gens au Port Zant devraient revenir dans deux ou trois jours pour faire leur rapport régulier, mais peut-être que quelque chose d’important s’était produit dans le nord.

« Eh bien, je ne connais pas tous les détails moi-même. Mais je traînais avec les Mildett dans la Grande Forêt quand j’ai eu vent d’une rumeur selon laquelle les Doldia avaient enfermé un enfant humain. », dit Geese.

« Hm ? Attends une seconde. Tu étais où ? »

Les Mildett ? N’était-ce pas une tribu d’hommes bêtes ? C’était ceux qui avaient des oreilles de lapin, non ?

« Dans un village des Mildett. C’était celui où vivait leur chef, donc c’est assez grand, mais… »

***

Partie 3

L’explication de Geese était péniblement longue et agaçante. Honnêtement, j’avais été tenté de lui couper la parole en cours de route. Mais j’avais manqué des informations importantes en m’impatientant avec Rudy tout à l’heure. Et bien que j’aie rarement appris de mes erreurs, je n’étais pas assez stupide pour foirer exactement de la même façon deux fois dans la même journée.

Finalement, l’histoire de Geese avait pris fin. J’avais essayé de résumer ce qu’il m’avait dit.

« En gros, tu as fait le tour de toutes les tribus de la Grande Forêt… et les avez convaincus d’envoyer tous les humains perdus qu’elles trouvaient à Millishion ? »

« C’est exact. Heh, heh. N’hésite pas à m’exprimer ta gratitude ! »

« Oui, je te dois beaucoup… »

Cela expliquait probablement le flux constant de réfugiés de la région de la Grande Forêt qui venaient me demander de l’aide.

« Eh bien, de toute façon ! Quand j’ai entendu parler de cet enfant humain, quelque chose a fait tilt, alors je me suis précipité vers lui. Sans vouloir me vanter, je suis un homme qui a beaucoup de relations. Il se trouve que je connais même quelques personnes dans le village de Doldia. J’ai demandé à un de leurs guerriers, un bon ami à moi, de me jeter dans la même cellule que le gamin. »

« Attends une seconde. Pourquoi avais-tu besoin d’aller là-dedans avec lui ? »

« Pour que je puisse l’aider à s’échapper, si le pire devait arriver. Il est bien plus facile de s’évader d’une prison d’hommes bêtes que d’y entrer par effraction. »

Je connaissais le talent de Geese pour s’échapper des prisons. Chaque fois qu’il se faisait enfermer pour avoir monté une sorte d’escroquerie, il en sortait assez vite comme si de rien n’était.

« De toute façon, sais-tu que je pensais trouver le gamin recroquevillé en boule et sanglotant ? Mais au lieu de ça… ha ha ! »

« Que s’est-il passé ? Est-ce qu’il allait bien ? »

« Il se prélassait à poil en toute décontraction ! Et les premiers mots qui sortirent de sa bouche étaient : “Bienvenue à ta destination !” Comment étais-je censé répondre à cela !? » Geese avait dû s’arrêter un moment pour rire de sa propre histoire.

« Ça n’a pas l’air d’être un sujet de plaisanterie, mec… »

« Mais c’était hilarant ! J’ai tout de suite su qu’il devait être ton fils, Paul ! »

Je n’avais pas compris ce qui était si drôle. Ou même comment il avait compris si vite.

« Il était exactement comme l’ancien toi, mec », continua Geese.

« Il était ridiculement arrogant ! Prêt à donner des ordres à un parfait étranger ! Une fois, il a essayé de flirter avec cette fille des hommes bêtes. Elle l’a regardé fixement et lui a dit “Je peux sentir ton excitation”, mais il a continué à la reluquer quand même ! Ce garçon est bien ton fils ! »

À ce moment-là, l’homme avait commencé à rire de nouveau. Je m’étais déplacé de façon inconfortable sur mon siège, ce qui m’avait rappelé quelques indiscrétions de jeunesse de ma part.

« Il m’a fallu un peu plus de temps pour en être complètement sûr. Mais oui, c’est comme ça. On peut difficilement reprocher au gamin d’avoir manqué son message. D’après ce que j’ai entendu, il n’était pas du tout resté à Port Zant. », déclara Geese, s’arrêtant pour vider une deuxième chope de bière.

« Hm ? Attends, Geese. Vous avez été enfermés dans la même cellule ? Alors… »

N’aurait-il pas pu tout expliquer ?

« Quoi qu’il en soit ! Je suis sûr qu’il y aura un peu de gêne familiale ici, mais fais une faveur à ton vieux copain Geese et va te réconcilier avec le garçon, d’accord ? », dit rapidement Geese, en se levant de son siège.

« Hé, attends. J’ai encore des choses à faire… »

« Oh oui. Ça m’est sorti de l’esprit tout à l’heure, mais il semblerait qu’Elinalise et compagnie se soient dirigées vers le Continent Démon pour toi. Les gens disaient qu’une femme elfe avait vidé la moitié des hommes de Port Zant, et nous savons tous les deux ce que cela signifie. »

« Quoi ? Sérieusement ? Je pensais qu’Elinalise me détestait encore plus que les autres, franchement. »

« Heh heh. En fin de compte, ils ne te détestent pas autant qu’ils le laissent paraître. »

Sur ce, Geese était sorti du bar. Évidemment, il n’avait pas payé ses boissons. Il ne l’avait d’ailleurs jamais fait. Mais cette fois, ça ne m’avait pas dérangé de payer sa note.

En tout cas, j’avais fait plus que ce qu’il fallait pour la journée. Il était temps que j’aille me coucher pour la nuit.

Il fallait que j’aille vite discuter avec Rudy. Peut-être même demain…

« Plus d’alcool ce soir, mon pote », dit Geese, qui avait remis sa tête dans la porte. « Tu vas aller à l’auberge de la porte du jour demain, sobre, compris ? »

« Ouais, ouais ! Je sais ! »

Avec un soupir d’irritation, je posais ma chope de bière.

Mais maintenant que j’y pense, j’en avais fait trop ces derniers temps. Pourquoi est-ce que je me noyais toujours dans cette merde ? J’avais encore beaucoup d’autres choses à faire.

« Hum… Capitaine Paul ? As-tu fini de parler avec ton ami ? »

Alors que je retournais les choses dans ma tête, une femme s’était approchée de ma table avec hésitation. Elle avait une expression d’excuse sur le visage. Ma tête était trop embrumée pour la reconnaître au début, mais après avoir étudié son visage pendant quelques secondes, j’avais réalisé que c’était Vierra, un des membres de mon équipe.

« Heh. Qu’est-ce que tu as, ma fille ? Tu as envie de porter quelque chose de modeste pour une fois ? »

« Eh bien, oui… »

D’un hochement de tête ambigu, Vierra s’était assise sur le siège que Geese venait de quitter une minute plus tôt. Pour une raison quelconque, elle ne portait pas son habituel accoutrement provocateur ce soir. Elle s’était changée dans une tenue parfaitement ordinaire qui la faisait ressembler davantage à une citadine ordinaire.

« J’ai eu peur que ce qui s’est passé avec votre fils tout à l’heure soit de ma faute, monsieur. »

« Quoi ? Pourquoi penses-tu cela ? »

« Euh, eh bien, il semblerait que… la façon dont je m’habille pourrait lui avoir fait mal comprendre la nature de notre relation… »

« Ça n’a rien à voir avec ça. Le petit voyou a jeté un coup d’œil dans ton décolleté et en a tiré ses propres conclusions. »

Il y avait une raison pour laquelle Vierra s’habillait de cette façon. Cette femme avait été une aventurière ordinaire à Fittoa, mais l’incident de téléportation l’avait laissée bloquée sur le continent Millis sans aucun équipement. Elle avait rapidement été capturée par une bande de bandits qui l’avaient traitée comme leur jouet. C’était le genre de cauchemar qui laisserait la plupart des gens brisés, mais elle avait réussi à mettre cela derrière elle grâce à sa seule volonté.

Mais nous avions aussi recueilli une fille qui n’avait pas rebondi aussi vite : sa sœur Shierra. Aujourd’hui encore, Shierra tremblait de manière incontrôlable chaque fois qu’un homme la regardait. Et nous avions eu un certain nombre de cas similaires dans notre équipe.

Afin de les protéger d’une attention indésirable, Vierra avait commencé à porter une armure délibérément légère pour attirer le regard des hommes dans sa direction. Elle était également la membre de notre équipe la plus apte à réconforter et à s’occuper des femmes qui avaient subi ce genre de traumatisme. En tant qu’homme qui n’avait aucun moyen de comprendre ce type de douleur spécifique, je la considérais comme un membre indispensable de l’équipe.

Nous n’avions pas de relations sexuelles, bien sûr. L’idée était ridicule.

« Ce n’était pas de ta faute. On est d’accord ? »

« … Oui, monsieur. »

Encore un peu déprimée, Vierra se leva et retourna à la table où les autres filles étaient assises. En regardant un peu plus attentivement qu’avant dans la salle, j’avais remarqué que plus d’une personne me regardait avec une inquiétude évidente dans les yeux.

« Oh, pour l’amour de Dieu… Ne me regardez pas comme ça, bande d’idiots ! Je me réconcilierai avec lui demain, d’accord !? »

J’avais repoussé ma chaise, je m’étais levé et j’étais sorti du bar.

Quand j’étais retourné dans ma chambre à l’auberge, j’avais trouvé Norn déjà endormi.

Je m’étais versé une tasse d’eau du pichet sur notre table et j’avais rapidement tout bu. Le liquide tiède s’était écoulé dans mon estomac tourbillonnant.

Je me sentais dégriser peu à peu. J’avais toujours eu une tolérance élevée à l’alcool. Je me sentais bien quand je buvais beaucoup, mais les effets ne semblaient jamais durer trop longtemps. Alors que le brouillard dans ma tête commençait lentement à se dissiper, j’avais regardé ma fille, qui était recroquevillée dans son lit, serrant sa couverture, et je l’avais caressée doucement sur la tête.

Je m’étais senti désolé pour Norn. J’étais vraiment désolé. Avec un père comme moi, elle devait avoir beaucoup de plaintes, mais elle les gardait toujours pour elle et faisait de son mieux pour sourire. Si jamais je la perdais, je n’aurais pas la force de continuer à vivre.

« Mm… Papa… »

Norn s’était un peu déplacée dans le lit. Il ne semblait pas que je l’avais réveillée, elle devait être en train de parler pendant son sommeil.

Norn n’était pas comme Rudy. C’était une enfant ordinaire. Je devais la protéger.

Soudainement, une pensée étrange me vint à l’esprit : Si Rudy avait été un enfant « ordinaire » lui aussi, ne dormirait-il pas dans cette chambre avec Norn en ce moment ? Il serait resté à la maison avec nous au lieu de partir comme tuteur. Et au moment de la catastrophe, il aurait pu me tirer la manche, me demandant s’il pouvait aussi tenir Norn.

Si Rudy avait été ordinaire — un enfant normal de onze ans — ne l’aurais-je pas regardé de la même façon que je regardais Norn ? Comme quelqu’un que je devais protéger ?

Mes jambes tremblaient sous moi. J’avais enfin compris pourquoi Geese m’avait dit : « C’est encore un enfant. »

Quelle différence il y avait-il dans le fait que Rudy soit ordinaire ou non ? En quoi cela avait-il eu de l’importance ? Et si Norn avait été le génie ? Lui aurais-je parlé comme ça ? Si Norn était revenue vers moi après avoir vécu une aventure, sans rien savoir de ce qui s’était passé… lui aurais-je dit que j’en attendais plus ?

Une fois que j’avais commencé à y penser, je n’arrivais pas à m’endormir. Je n’avais même pas envie de m’allonger dans mon lit. J’avais quitté notre auberge, trouvé un seau rempli d’eau dehors, et je l’avais entièrement jeté sur ma tête.

Et puis, me souvenant du regard de Rudy en quittant le bar, je m’étais penché et j’avais vomi.

Rafraîchis-toi la mémoire, Paul. Qui est la personne qui a fait autant de mal au gamin ?

En regardant dans ce seau, je vis le visage d’un idiot. Qui que soit cet idiot, c’était manifestement le dernier homme au monde qui avait le droit de se dire père.

« Ah, merde. Ça pourrait être dur… »

Si j’étais à la place de mon enfant, je couperais les ponts sans hésiter.

***

Partie 4

Rudeus

Le lendemain matin, je m’étais assis pour prendre mon petit déjeuner dans une ambiance relativement décente.

Nous venions de nous rendre au bar à côté de l’auberge. La nourriture à Millishion était vraiment savoureuse. Nos repas s’étaient améliorés au fur et à mesure que nous avancions depuis la Grande Forêt. Ce matin, nous avions du pain fraîchement cuit, une sorte de soupe claire légèrement aromatisée, une simple salade de légumes et d’épaisses tranches de bacon. Pas mal du tout.

Je n’en avais pas mangé hier soir, mais apparemment, le dîner incluait ici un vrai dessert. Il s’agissait d’une sorte de gelée sucrée spécifique qui avait été très populaire auprès des jeunes aventuriers ces derniers temps, ayant mérité une mention dans une ballade populaire récente sur les aventures d’un jeune magicien.

C’était quelque chose qu’on attendait au moins avec impatience. C’était toujours agréable de recevoir un peu de nourriture décente dans le ventre. Avoir faim vous irritait. S’irriter vous coupait l’appétit. Et un appétit gâché vous donnait encore plus faim. C’était un cercle vicieux classique. Suffisant pour rendre même un androïde grincheux.

« … Allez, entrez. »

Alors que je réfléchissais à ces questions en sirotant une boisson ressemblant à un café après le repas, le barman tourna son attention vers l’entrée. Un homme fatigué, au visage pâle, se tenait sur le seuil de la porte. Quand je vis son visage, j’avais tressailli de peur.

Il regarda un instant autour de lui, puis me repéra.

À ce moment-là, toutes les émotions que j’avais ressenties hier étaient revenues à la surface. Même s’il ne m’avait pas dit un mot, je m’étais retrouvé à détourner les yeux vers le sol.

Rien que par ma réaction, les deux personnes assises avec moi semblaient réaliser qui était l’homme dans l’entrée. Ruijerd fronça les sourcils, Éris donna un coup de pied dans le dossier de sa chaise et se leva.

« Qui êtes-vous censé être ? »

L’homme commença à marcher vers nous, mais Éris s’était plantée carrément sur son chemin. Les bras croisés, les pieds écartés et le menton en l’air, elle regarda l’homme d’un air sévère, malgré le fait qu’il était deux têtes plus grand qu’elle.

« Je suis Paul Greyrat… son père. »

« Je le sais ! »

Alors que je regardais le dos d’Éris, Paul parla au-dessus de sa tête d’une voix ironiquement amusée.

« Que se passe-t-il, Rudy ? Tu te caches derrière des filles maintenant ? Quel petit play-boy ! »

Quelque chose dans ces mots — ou peut-être son ton — m’avait un peu soulagé. Cela me rappelait la façon dont il me taquinait à l’époque. C’étaient de bons souvenirs.

Je pensais que Paul essayait de combler le fossé qui s’était ouvert entre nous. Après tout, il s’était donné beaucoup de mal pour me trouver ici dès le matin. J’étais assez calme pour au moins essayer d’avoir une conversation.

« Rudeus ne se cache pas derrière moi ! C’est moi qui le cache ! De son échec de père ! »

En frappant des poings avec ses mains, Éris frémit de fureur. On aurait dit qu’elle était prête à frapper le menton de Paul.

J’avais jeté un coup d’œil à Ruijerd. Sentant apparemment ce que je voulais, il saisit Éris par la peau du cou et la souleva du sol.

« Hé ! Laisse-moi partir, Ruijerd ! »

« Nous devrions les laisser tous les deux seuls. »

« Tu as vu Rudeus hier soir, pas vrai !? Cet homme n’a pas le droit de se dire père ! »

« Ne sois pas si dur avec lui. La plupart des pères sont loin d’être parfaits. »

Ruijerd se dirigea vers la sortie, emportant avec lui une Éris en difficulté. Mais en passant devant Paul, il s’arrêta un instant.

« Tu as le droit de dire ce que tu as à dire. Mais la seule raison pour laquelle tu le peux est que ton fils est toujours en vie. »

« Euh… oui… »

Les paroles de Ruijerd avaient un réel poids. Il semblait en effet se considérer comme le plus grand échec du monde en tant que père. Peut-être avait-il de la sympathie pour un autre raté.

« Tu ne devrais vraiment pas commander les gens avec un coup de menton, Rudy. »

« Vous avez tout faux, mon père. C’était du pur contact visuel. Mon menton n’était même pas impliqué. », avais-je protesté.

« Je ne suis pas sûr que cela fasse vraiment une différence », déclara Paul, assis en face de moi à la table.

« Alors, c’était le démon dont vous me parliez hier ? »

« Oui. C’est Ruijerd de la tribu des Superd. »

« Un Superd, hein ? Cela semble être un gars assez amical. Je suppose que les rumeurs ont dû être un peu exagérées. »

« Tu n’as pas peur de lui ? »

« Ne sois pas stupide. C’est l’homme qui a sauvé mon fils. »

Il ne semblait pas le penser hier, mais… il ne serait probablement pas très utile de le souligner.

Venons en au fait…

« Très bien. Puis-je te demander pourquoi tu es ici ? »

Ma voix était plus raide que je ne l’avais prévu et Paul broncha sur son siège.

« Euh… eh bien, je voulais dire que je suis désolé. »

« Désolé de quoi ? »

« De tout ce qui s’est passé hier. »

« Il n’y a pas lieu de s’excuser. »

Le fait qu’il soit disposé à le faire était utile, mais après une bonne nuit de sommeil sur la poitrine d’Éris, j’étais prêt à reconnaître les erreurs que j’avais commises.

« Pour être honnête, j’ai vraiment joué jusqu’à maintenant. »

Il était vrai que les choses avaient été un peu risquées au début. Mais dans l’ensemble, notre voyage s’était bien déroulé, et j’avais trouvé le temps de me livrer à diverses perversions. Le fait que je n’aie jamais réussi à rassembler des informations sur la région de Fittoa avait sans aucun doute été un échec de ma part. Je n’avais jamais eu l’occasion de fouiner à Port Zant, mais nous avions passé pas mal de temps à Port Venteux. J’aurais pu y trouver une sorte de courtier en informations et en apprendre davantage sur la calamité.

Je n’avais pas cherché quelque chose que j’aurais vraiment dû faire. C’était bâclé et irréfléchi de ma part.

« Il est compréhensible que tu sois en colère contre moi, mon père. Je suis aussi désolé… Je ne peux pas imaginer à quel point les choses ont dû être mouvementées pour toi. »

Toute la région de Fittoa avait été « déplacée », et notre famille s’était dispersée au gré des vents. Quand je pensais à ce que Paul avait dû ressentir dans les jours et les semaines qui avaient suivi, je ne pouvais pas me résoudre à lui reprocher son attitude sévère. Je voyageais dans une bulle d’ignorance, ignorant heureusement la tragédie qui m’entourait.

« Ne parle pas comme ça, Rudy. Je sais que tu as aussi dû avoir des difficultés là-bas. »

« Non, ce n’est pas du tout vrai. C’était vraiment du gâteau. »

Après tout, Ruijerd avait été là pour moi. Après notre départ cahoteux à Rikarisu, les choses s’étaient relativement bien passées. Notre garde du corps avait veillé à ce que les monstres ne nous fassent jamais tomber dans une embuscade. Il avait pourchassé notre dîner sans qu’on le lui demande, et il était même intervenu quand Éris et moi nous étions disputés. Pour moi, au moins, le voyage s’était déroulé pratiquement sans stress. Les mots « promenade de santé » sonnaient à peu près juste.

« Ah oui ? Une partie de plaisir, hein… ? »

Je ne savais évidemment pas ce que Paul pensait en ce moment. Mais pour une raison quelconque, sa voix tremblait légèrement.

« Au fait, je me sens mal de n’avoir jamais vu ton message. De quoi s’agissait-il ? »

« J’ai juste dit que j’allais bien, et je t’ai demandé de fouiller la partie nord du continent central. »

« Je vois. Je pourrai y aller pour jeter un coup d’œil une fois que j’aurai déposé Éris dans la région de Fittoa. »

Pourquoi parlais-je comme un robot ? Tout ce que j’avais dit à l’instant était ressorti avec une étrange tension. J’avais presque l’impression d’être anxieux. Mais pourquoi le serais-je ? J’avais pardonné à Paul, et il m’avait pardonné. Les choses n’étaient définitivement plus les mêmes qu’avant, mais c’était une situation d’urgence, non ? Et tout le monde était tendu dans une situation d’urgence. Bien sûr, c’était logique.

« En mettant cela de côté pour l’instant, pourrais-tu me parler un peu plus en détail de la situation actuelle dans la région de Fittoa ? »

« Oui, bien sûr. »

La voix de Paul était aussi raide que la mienne et tremblait légèrement à chaque fois qu’il parlait. Était-il aussi sur les nerfs ?

Non, non. Je devrais d’abord essayer de comprendre mon propre comportement. Il y avait vraiment quelque chose de bizarre… Je ne pouvais pas agir comme je le faisais d’habitude.

Comment avais-je parlé avec Paul avant cela ? Nous étions plutôt décontractés l’un envers l’autre, pas vrais ?

« Voyons voir. Par où dois-je commencer ? »

Sa voix toujours tendue, Paul m’avait fait un résumé complet de ce qui s’était passé à Fittoa pendant mon absence. Tous les bâtiments de la région avaient disparu, et chaque habitant avait été téléporté dans un coin quelconque de la planète. De nombreux décès avaient déjà été confirmés, et beaucoup d’autres personnes étaient toujours portées disparues.

Paul avait décrit comment il avait recruté des volontaires pour l’équipe de recherche et de sauvetage et avait tout transformé en une organisation fonctionnelle. Il avait choisi de baser leurs opérations à Millishion parce que c’était le siège de la guilde des aventuriers et un bon endroit pour recueillir des informations.

L’équipe avait une autre base d’opérations dans la capitale du royaume d’Asura, et l’ancien majordome Alphonse y dirigeait les opérations. Alphonse était également le chef de l’organisation et apportait une aide active aux réfugiés qui étaient rentrés dans la région de Fittoa.

Paul m’avait également expliqué qu’il avait laissé des messages pour moi dans des villes du monde entier. Il espérait que nous pourrions nous séparer et rechercher les membres disparus de notre famille séparément.

En tant que son aîné et le plus indépendant de ses enfants, il était probablement de ma responsabilité d’aider. Oui, j’étais encore un enfant, mais j’avais l’esprit d’un adulte. Si j’avais vraiment vu le message de Paul, cela m’aurait incité à agir.

Zenith, Lilia et Aisha avaient toutes disparu. Et il était tout à fait possible que je sois passé à côté de l’une d’entre elles quelque part sur le Continent Démon. C’était juste un fait, et c’était suffisant pour me faire regretter tout ce que j’avais fait là-bas. J’étais tellement pressé que nous ne restions que rarement dans une seule ville pendant plus de quelques jours.

« Mais Norn allait bien ? »

« Oui, on a eu de la chance là-dessus. Elle me touchait quand c’est arrivé. »

Selon Paul, c’était ainsi que la magie de téléportation fonctionnait en général : si vous étiez en contact physique avec quelqu’un quand cela vous touchait, vous étiez envoyés ensemble à votre destination.

« Est-ce qu’elle va bien ? »

« Oui. Elle semblait un peu mal à l’aise à l’idée de déménager dans un endroit aussi peu familier au début, mais maintenant elle est devenue la mascotte de l’équipe. »

« Vraiment ? C’est bon à entendre. »

Au moins, Norn était en sécurité et heureuse. C’était sans aucun doute le seul point positif dans toute cette horreur. C’était quelque chose qui valait certainement la peine d’être célébré.

Mais pour une raison quelconque, je me sentais encore un peu déprimé.

« … »

« … »

Notre conversation s’était arrêtée. C’était étrangement… gênant. Paul et moi n’étions pas comme ça avant. Qu’était-il arrivé à la façon dont nous faisions des blagues et badinions l’un avec l’autre ? C’était très particulier.

***

Partie 5

Au bout d’un moment, Paul déclara quelque chose, mais je n’avais pas réussi à lui répondre.

Mes réponses étaient devenues de plus en plus brèves et apathiques.

À un moment donné, tous les autres clients avaient quitté le bar. Dans peu de temps, on nous aurait probablement demandé de partir pour qu’ils puissent se préparer à la ruée du déjeuner.

J’imaginais que Paul avait également compris cela. Il était passé à notre dernier grand sujet.

« Que comptes-tu faire ensuite, Rudy ? »

« Tout d’abord, je vais ramener Éris dans la région de Fittoa. »

« Sais-tu qu’il ne reste plus grand-chose à Fittoa ? »

« Je sais. Mais on y va quand même. »

Même si Philip, Sauros et Ghislaine étaient toujours portés disparus, et que nous ne trouverions probablement pas de visages familiers nous attendant, nous devions partir. Après tout, notre objectif avait toujours été de retourner là-bas. Nous allions poursuivre notre objectif initial. Et une fois arrivés à Fittoa, nous pourrions constater ce qu’il était arrivé de nos propres yeux.

Après cela, je pourrais partir à leur recherche dans la partie nord du continent central… ou peut-être même demander à Ruijerd de m’aider à retourner sur le Continent Démons. Je pourrais même essayer de me rendre sur le continent Begaritt. J’en connaissais plus ou moins la langue.

« Après ça, je commencerai à chercher dans d’autres parties du monde. »

« … Très bien. »

Sur ce, la conversation s’était à nouveau interrompue. Je n’avais aucune idée de ce qu’il y avait d’autre à dire.

« Voici. »

À ce moment-là, le barman avait brutalement posé deux tasses en bois devant nous. Des vrilles de vapeur s’élevèrent doucement du liquide qui se trouvait à l’intérieur.

« C’est la maison qui offre. »

« Oh. Merci. »

Maintenant que j’y pensais, ma gorge était douloureusement sèche.

Une fois que j’avais réalisé cela, j’avais aussi remarqué d’autres choses. Je serrais mes mains très fort. Mes paumes étaient suintantes. Je sentais aussi des frissons dans mon dos et mes aisselles. Et mon franc avait blanchi.

« Hé, petit. Je ne vais pas faire semblant de savoir ce qui se passe ici, mais… »

« Hm… ? »

« Au moins, regardez le gars en face. »

Les mots qu’ils m’avaient prononcés me frappèrent subitement. J’avais évité le regard de Paul pendant tout ce temps. Dès qu’il était entré, j’avais détourné le regard. Je ne l’avais plus regardé en face. Pas même une seule fois.

Avalant anxieusement, j’avais levé les yeux vers mon père. Son visage était plein d’incertitude et d’angoisse. Il avait l’air d’un homme sur le point de fondre en larmes.

« Pourquoi fais-tu cette tête ? »

« Quelle tête ? » dit Paul, en souriant faiblement.

Avec son expression apathique et ses joues creuses, il ressemblait à une personne complètement différente de l’homme que j’avais connu auparavant. Mais pour une raison quelconque, j’avais l’impression d’avoir déjà vu un visage très similaire quelque part. Quand était-ce ? J’avais l’impression que c’était il y a longtemps…

… Maintenant, je me souviens.

Je l’avais vu dans le miroir de la salle de bain, dans mon ancienne maison.

C’était un an ou deux après que je sois devenu un vrai clochard. À ce moment-là, je pensais encore avoir le temps de changer les choses. Mais j’étais également conscient qu’il y avait un fossé grandissant entre moi et tous ceux que je connaissais, un fossé que je ne pourrais peut-être jamais combler.

Mais j’avais tout simplement trop peur de sortir à nouveau. C’était ainsi que des sentiments d’anxiété et de frustration s’étaient progressivement accumulés en moi. Ce fut probablement la période la plus instable de ma vie sur le plan émotionnel.

Je vois. C’est donc comme ça…

Paul avait cherché désespérément sa famille, sans succès. Malgré tous ses efforts, il n’avait pas reçu une seule nouvelle depuis des lustres. Il s’inquiétait constamment pour nous. Et finalement, il avait commencé à se poser des questions : et s’ils sont blessés ? Et s’ils tombaient malades ? Et s’ils sont déjà morts ? Plus il y pensait, plus il s’inquiétait.

Et puis, finalement, j’étais arrivé… avec un sourire joyeux sur le visage. C’était tellement différent de ce que Paul avait imaginé qu’il s’était énervé malgré lui.

J’avais déjà vécu quelque chose de semblable. Peu de temps après que j’ai commencé ma vie de looser, quelqu’un que je connaissais depuis le collège était venu me rendre visite et avait commencé à me parler de ce qui se passait à l’école. J’étais profondément déprimé et je souffrais beaucoup, mais il parlait de sa vie comme s’il n’avait pas un seul souci au monde. J’avais mal à l’estomac. J’avais fini par craquer et par lui lancer de sévères insultes.

Le lendemain, je m’étais dit que je m’excuserais auprès de lui la prochaine fois qu’il passera. Mais il n’était jamais revenu. Je n’étais plus jamais rentré en contact avec lui. J’avais laissé une sorte d’orgueil tenace me retenir.

Je m’en souvenais maintenant. J’avais vu ce visage dans le miroir à ce moment-là.

« J’ai une proposition, mon père. »

« Quoi… ? »

« Dans ces circonstances, je pense que nous devons essayer d’agir comme des adultes. »

« Euh, oui, je suppose que je n’étais pas très mature hier… Je ne suis cependant pas sûr de savoir où tu veux en venir. »

La morosité qui régnait dans mon cœur se dissipait rapidement. J’avais enfin compris ce que Paul ressentait maintenant. Une fois que j’avais en main cette pièce du puzzle, le reste était vraiment assez simple.

J’avais repensé au passé, au jour où Paul m’avait engueulé pour m’être battu, et où je lui avais balancé un tas de méchanceté. À l’époque, je n’avais pas été très impressionné par ses compétences parentales. Mais il n’avait alors que 24 ans, ce qui était un jeune âge pour être père, j’avais alors décidé de ne pas le juger trop sévèrement.

Depuis lors six ans s’étaient écoulés. Paul avait maintenant trente ans. Il était encore un peu plus jeune que moi dans ma vie précédente, et il avait déjà accompli plus que je n’avais jamais fait. Quand je m’étais battu avec mon ami, je n’avais même pas essayé de me réconcilier. J’avais juste trouvé des moyens de me convaincre que tout était de sa faute. En comparaison, Paul faisait un bien meilleur effort.

Je n’étais plus la même personne qu’à l’époque. Ne m’étais-je pas juré que j’allais changer ? J’avais oublié cela dernièrement. Je ne pouvais pas répéter les mêmes erreurs stupides indéfiniment.

Oui, c’était un combat beaucoup plus important que le précédent. Mais je me comportais exactement de la même façon que ce jour-là, il y a six ans. Nous faisions tous les deux les mêmes erreurs stupides, encore et encore. Je pensais avoir parcouru un long chemin depuis lors, mais au lieu de cela, il semblerait que j’avais fait du surplace. Il fallait que je le reconnaisse.

Et surtout, il fallait que je fasse un vrai pas en avant.

« Faisons comme si rien ne s’était passé hier. »

C’était une proposition assez simple. J’avais été profondément blessé par ce que Paul m’avait dit dans ce bar. La douleur était presque insupportable. Mon ami, qui était passé par là par souci pour moi, avait dû ressentir quelque chose de semblable quand je l’avais repoussé. Et c’était ainsi que les choses s’étaient terminées. Nous ne nous étions plus jamais revus.

Cela n’allait pas se passer comme ça cette fois-ci. Je ne voulais pas que mon lien avec Paul soit rompu.

« Nous ne nous sommes pas disputés hier. En ce moment même, nous nous revoyons pour la première fois depuis des années. Compris ? »

« De quoi parles-tu, Rudy ? »

« Ne réfléchis pas trop, s’il te plaît. Ouvre grand tes bras. Vas-y ! »

« Euh… OK… »

Paul écarta les bras, il semblait vraiment perplexe.

Je m’étais aussitôt précipité vers lui.

« Père ! Tu m’as tellement manqué ! »

Son corps sentait faiblement l’alcool. Il semblait être sobre en ce moment, mais je n’aurais pas été surpris qu’il ait encore une gueule de bois. Quand avait-il commencé à boire autant, d’ailleurs ? J’avais l’impression qu’il y avait à peine touché à l’époque.

« R-Rudy ? »

Paul ne semblait pas savoir comment réagir.

En posant mon menton sur son épaule, je lui avais lentement murmuré un petit conseil.

« Allez. Tu viens de retrouver ton fils. N’as-tu rien à dire ? »

Oui, tout cela était un peu ridicule. Malgré tout, j’avais étreint de toutes mes forces le corps solidement construit de Paul. Il n’y avait pas que son visage qui s’était aminci. Son corps semblait avoir une taille ou deux de moins qu’avant. Bien sûr, j’avais grandi ces dernières années, ce qui avait probablement un rapport avec cela, mais il était évident que mon père avait traversé des moments très difficiles.

Après un moment d’hésitation, Paul avait réussi à marmonner : « Tu m’as aussi manqué. »

Et une fois qu’il avait fait sortir ces premiers mots, c’était comme si des vannes s’ouvraient.

« Tu m’as manqué aussi, Rudy… Tu m’as tellement manqué ! J’ai cherché et cherché, mais je n’ai trouvé personne… J’ai commencé à penser que tu étais peut-être mort… J’ai commencé… à t’imaginer… »

Quand je regardais Paul de nouveau, des larmes coulaient sur ses joues. Ce n’était pas vraiment une belle image. L’homme sanglotait comme un bébé.

« Je suis désolé… Je suis tellement désolé, Rudy… »

Eh bien, super. Il avait maintenant réussi à me faire marcher.

J’avais tapoté l’arrière de la tête de Paul plusieurs fois. Pendant un moment, nous avions pleuré tous les deux ensemble.

Et ainsi, pour la première fois en cinq ans, j’avais enfin retrouvé mon père.

 

 

 

***

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