Chapitre 4 : Voyage et Regard Protecteur
« Je suis vraiment désolé. »
« Hey, ne t’inquiète pas. Nous n’avons pas beaucoup de demandes si tôt dans l’année. Janvier n’est que peu propice aux affaires. En fait, je me sentais mal de ne pas pouvoir t’offrir beaucoup de travail. »
J’étais au téléphone dans la chambre d’hôtel, en train de m’excuser auprès de mon employeur. Il savait que j’étais à Hokkaido, mais rien de plus. Sewatari avait fini par le contacter pour lui demander si je pouvais officiellement accepter un travail de nettoyage à Isekai Connection.
« Tu sais, Yoshio, parfois je pense que tu es un peu trop honnête. Tu n’avais pas besoin de m’impliquer. Tu aurais pu simplement faire le travail et prendre tout l’argent pour toi. »
« Je ne pourrais pas faire ça. Je ne sais comment faire ce genre de travail que grâce à vous et à votre société. »
« Eh bien, je suis heureux de voir que tu ressens ainsi les choses. Mais puisque techniquement tu travailles toujours pour ma société, tu n’as pas besoin de t’inquiéter sur ce qui se passe ici. Profite de Hokkaido autant que tu le peux. Vois ça comme un voyage d’affaires. Je te donnerai aussi un bonus. Assure-toi juste de nous ramener quelques souvenirs ! »
« Merci. »
Je l’avais remercié physiquement, même s’il ne pouvait pas me voir.
Pour être tout à fait honnête, Sewatari n’avait contacté mon lieu de travail que sur mon insistance. Je voulais faire quelque chose pour rembourser mon patron de tout ce qu’il avait fait pour moi, et j’avais besoin d’un moyen d’effacer la culpabilité que je ressentais pour être parti à Hokkaido au lieu de retourner au travail. C’était aussi une bonne motivation pour travailler dur ici, puisque mes performances se refléteraient sur l’entreprise.
J’étais sur le point de raccrocher le téléphone quand je m’étais souvenu d’une autre question.
« Comment va Yamamoto-san ? »
Après m’avoir attaqué le soir du Nouvel An, Yamamoto-san avait perdu tous ses souvenirs du combat. Le patron m’avait dit qu’il était revenu au travail après le Nouvel An plein de motivation, comme s’il était une toute nouvelle personne. Pourtant, j’étais inquiet que la perte de mémoire puisse avoir des effets secondaires.
« Il va bien ! Il n’est plus dépressif depuis la nouvelle année. »
J’étais heureux de l’entendre. Ma colère contre Yamamoto-san s’était évanouie au moment où j’avais appris qu’il était contrôlé par ce voyou. Il m’avait pourtant causé beaucoup d’ennuis, ainsi qu’à mes villageois et à Carol.
« Je vois. Dites-lui bonjour ainsi qu’à Misaki-san. Au revoir. »
J’avais mis fin à l’appel et branché mon téléphone sur le chargeur. Juste avant que j’appelle le patron, Sewatari m’avait contacté avec des nouvelles. Carol et Destiné pouvaient rentrer chez eux demain.
« Tu ne vas pas dormir, Yoshio ? »
Carol jouait avec Destiné sur le lit. Elle tapotait la couette comme pour me dire de rentrer avec elle.
C’est la dernière nuit que nous aurons ensemble.
Je n’avais passé qu’une semaine avec Carol, mais ce court moment passé ensemble était irremplaçable pour moi. Dans le cas de Destiné, nous étions ensemble depuis des mois. Il était comme un autre membre de la famille à ce stade.
Il était encore un peu tôt pour aller au lit, mais je m’y étais quand même assis. Destiné était à ma droite, et Carol s’était allongée de l’autre côté.
« Tu t’es amusée dans le Japon du Monde des Dieux, Carol ? »
« Oui ! C’était super ! Maman et papa vont être vraiment jaloux de moi ! »
En la voyant gesticuler avec tant d’enthousiasme en parlant, mon cœur s’était gonflé d’émotion. J’étais vraiment plus à l’écoute de mes sentiments maintenant que j’avais la trentaine.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Yoshio ? As-tu mal au ventre ? »
Carol et Destiné levèrent les yeux vers moi avec anxiété. Je n’avais pas pu m’empêcher de les serrer toutes les deux dans mes bras.
« Nous allons dormir maintenant. Nous avons une grosse journée qui nous attend demain. »
Si j’étais plus doué avec les mots, j’aurais peut-être pu trouver quelque chose de mieux à dire. Mais tout ce que je pouvais faire était de leur montrer ce que je ressentais par mes actions. Je m’étais assis et j’avais veillé sur eux jusqu’à ce qu’ils s’endorment rapidement.
*****
J’étais arrivé au bâtiment tôt le lendemain matin. Les dieux de passage me saluèrent aussi joyeusement que d’habitude. Je n’avais jamais vraiment parlé qu’avec Sewatari, Nattyan et Un-sama. J’étais tout simplement en bons termes avec tous les autres. Je faisais parfois un signe de tête à la femme qui me donnait du thé dans la salle de réunion, et parfois je discutais rapidement avec Gen, le dieu corrompu. Certains dieux me méprisaient manifestement, mais la plupart d’entre eux se comportaient parfaitement bien. À tel point que si je ne les connaissais pas mieux, je n’aurais jamais pensé qu’ils étaient autre chose que des humains.
D’habitude, je faisais un détour par la salle du personnel pour enfiler ma combinaison, mais aujourd’hui, je m’étais dirigé directement vers la salle de réunion dans mes vêtements normaux. J’avais dit bonjour à tout le monde en passant. Leurs voix étaient juste un peu différentes aujourd’hui, plus gentilles et plus chaudes. Certains ne me dirent rien, mais me donnèrent une légère tape sur l’épaule.
J’avais l’impression d’avoir déjà vu des gens se comporter comme ça dans des films. J’étais sur le point de me souvenir du contexte lorsque j’étais entré dans la salle de réunion. Sewatari, Nattyan, et la dame du thé étaient déjà à l’intérieur.
« Je vois que tu as réussi, jeune héros. »
Sewatari s’était retourné de façon spectaculaire pour nous accueillir, un rideau enveloppant ses épaules comme une cape. Les deux personnes à côté d’elle donnèrent une salve d’applaudissements un peu forcés.
Pourquoi ai-je soudainement l’impression d’être dans une secte ?
« Hé, essaye au moins d’avoir l’air impressionné ! Tu vas me faire de la peine ! »
« D-Désolé. Je ne m’attendais pas à ça. »
« Renvoyer ces deux-là dans l’autre monde est une cérémonie de grande importance. On voulait s’assurer de bien le faire comprendre. »
J’avais vu de meilleures performances aux festivals culturels de mon lycée, mais je ne le leur avais pas dit.
« Ahem ! Ne nous embêtons pas avec d’autres formalités. »
Sewatari écarta son manteau rideau et toussa, ses joues rougissant d’embarras.
« Nous allons renvoyer Carol-chan et Destiné-chan dans l’autre monde maintenant. Êtes-vous prêt pour cela ? »
Carol leva alors la main en l’air : « Je suis prête ! », déclara-t-elle avec enthousiasme. Destiné, qui était assise sur la table, leva une patte avant et la queue en réponse.
« Heureuse de l’entendre ! Allez, venez ! Nous allons monter au quatrième étage. »
« Le quatrième étage ? », dis-je en écho.
Je pensais que cet étage était réservé.
« C’est exact. C’est là que se trouve le portail. »
« Le portail par lequel vous êtes tous passés ? »
« Lui-même. »
C’est donc pour ça que personne n’était autorisé à monter là-haut, il y a un portail qui relie le Japon à un autre monde !
« Allons-y. Ce sera plus rapide de vous montrer que de tout expliquer ici. »
Au moment où nous avions quitté la salle de réunion, j’avais senti que les dieux du bureau nous fixaient, les yeux lourds d’émotion.
Nattyan mit ses mains sur ses hanches.
« Les gars, arrêtez de nous regarder. Vous allez nous rendre nerveux. »
Ce ne fut que maintenant que je compris ce que signifiaient ces regards.
« Ils sont inquiets pour nous ? »
Je m’étais penché en avant pour demander à Sewatari, qui était à la tête du groupe.
« Euh, eh bien… attends, laisse-moi passer en mode japonais », me murmura-t-elle à l’oreille.
Elle ne devait pas vouloir que Carol entende.
« Il est normal que des choses soient envoyées de l’autre monde au Japon par le portail, mais c’est la première fois que nous envoyons quelque chose en retour. »
Ils avaient le regard fixe parce que c’était un territoire inconnu. Leurs regards étaient les mêmes que ceux des personnages de films disant au revoir aux soldats se rendant sur le champ de bataille.
« Y a-t-il une chance que ça ne fonctionne pas ? »
« Oui, mais je suis sûr que c’est minuscule. Nous avons déjà essayé d’envoyer un objet à travers le portail, et ça a bien marché. »
« Avez-vous envoyé des gens à travers ? »
« Eh bien, non. Ce sera la première fois ! »
Elle me fit un clin d’œil effronté, mais je n’étais pas dupe.
Je m’étais déjà préparé à lui dire au revoir, mais cette certitude faisait place à l’anxiété. Ne serait-il pas préférable de ne pas les renvoyer s’il y avait le moindre risque d’échec ? Je ne pourrais plus affronter mes villageois si quelque chose arrivait à Carol. Et même si je supposais qu’il n’y avait pas vraiment de moyen sûr d’expérimenter sur les humains, peut-être que quelqu’un d’autre pourrait passer avant Carol ?
Je ne savais pas quoi faire, et le temps me manquait. Mais avant que je m’en rende compte, nous étions dans le hall des ascenseurs au quatrième étage.
Il ressemblait exactement à tous les autres étages, sauf que là où il y avait une porte vitrée menant à un bureau, cet étage avait une énorme porte en acier, si sombre qu’elle était presque noire. Elle faisait au moins trois mètres de haut et trois mètres de large, avec des poignées de porte moulées pour ressembler à des poignées d’épées. Un motif ressemblant à un vortex tordu était gravé sur les portes. L’effet global était incroyablement sinistre.
« Nous allons entrer. »
Nattyan et la dame du thé attrapèrent chacune une poignée de porte et l’ouvrirent lentement. Je pouvais sentir le poids à travers les vibrations du sol, le son du métal rouillé grattant remplissant l’air. IL y avait une obscurité totale dans la pièce. Aucune lumière ne pénétrait dans le hall, comme s’il y avait une sorte de barrière qui l’empêchait d’entrer. J’avais plissé les yeux, mais je ne pouvais toujours pas voir quoi que ce soit là-dedans, simplement plus d’obscurité.
« Effrayant, pas vrai ? »
Sewatari se gratta l’arrière de sa tête maladroitement avant de lever une main et de claquer des doigts.
« Rendons-le un peu plus accueillant. »
La zone au-delà des portes s’illumina alors.
Des flammes apparurent, flanquant un chemin au-delà de la porte. L’espace était beaucoup plus grand que je ne l’imaginais presque effroyable. Il faisait facilement deux fois la taille du bureau du troisième étage. Il n’y avait pas de plafond, seulement plus d’obscurité. À l’intérieur se trouvaient de grands chandeliers. C’étaient d’ailleurs leurs flammes qui éclairaient le chemin, et bien plus intensément que les flammes d’une bougie ordinaire n’auraient pu le faire. Cette lumière révéla un sol pavé de marbre blanc.
Des piliers romans se dressaient à intervalles réguliers, plus grands que tous ceux que j’avais vus auparavant. Ils étaient aussi bien plus épais que ma taille. Ils se fondirent dans l’obscurité au-dessus de nos têtes.
Sewatari et les autres n’hésitèrent pas. Carol et moi avions échangé un regard, hoché la tête et pris une profonde inspiration. Nous nous étions ensuite tenus par la main et les avions suivis. Destiné s’accrocha à mon dos, regardant devant lui avec solennité.
« Nous comptons sur toi », avais-je chuchoté à Destiné.
Sa langue jaillit alors de sa bouche. Il me fit un clin d’œil encourageant et remua sa queue.
Il y avait au moins une personne qui était confiante.
Nous marchâmes le long du chemin éclairé par les flammes. Il n’avait pas fallu longtemps pour que les trois dieux devant nous s’arrêtent.
« C’est le portail. »
Le trio s’était retourné, s’écartant pour révéler un grand piédestal métallique au centre du chemin. Il ressemblait à une pyramide avec le sommet coupé, des tuyaux de différentes longueurs serpentant à partir de lui sur le sol. Au sommet du piédestal se trouvait un grand cercle de… quelque chose. Un vortex sphérique, cristallin. Je ne pouvais pas dire de quelle couleur il était, mais il n’était pas transparent non plus. Peut-être un noir rougeâtre, bleuâtre avec des nuances d’arc-en-ciel. Mon cerveau refusa de l’identifier, même si je le regardais droit dans les yeux. Loucher ne m’aida pas.
Je ne pouvais pas m’empêcher de regarder cet abîme. Il me remplissait de terreur, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’être attiré vers lui. Je voulais détourner mon regard, mais aussi le fixer pour toujours. Des émotions contradictoires s’affrontaient dans mon esprit.
Un claquement fort me fit sortir de ma transe. J’avais levé les yeux pour voir Sewatari avec ses mains jointes.
« C’est probablement un peu malsain de le fixer trop longtemps. Il n’est pas originaire de ce monde. », dit-elle joyeusement.
Je m’étais soudain rendu compte que mon nez était à quelques centimètres du portail. Quand cela était-il arrivé ? J’avais fait plusieurs pas en arrière en essayant d’avaler avec ma gorge sèche.
« Tous les préparatifs sont terminés. Si vous sautez dedans, vous serez de retour au village. Sachez que je ne peux pas vous dire comment se porte le village en ce moment. Ce serait contraire aux règles — cela vous donnerait un avantage injuste. »
J’en étais conscient, car je lui avais déjà posé la question. Cela me laissa pourtant dans une situation périlleuse. Supposons qu’ils soient tous morts, que le village soit détruit. Je renverrais Carol mourir seule. J’avais imaginé Carole et Destiné debout, en état de choc, entourées des ruines du village. Cette image me fit mal à la poitrine.
Tenant Destiné fermement dans ses bras, Carol fit alors un pas vers le portail. Puis un autre. Un dernier pas, un grand pas, et elle serait au sommet. Je ne pouvais pas m’empêcher de tendre une main vers son dos minuscule et fragile. J’avais ouvert la bouche pour dire quelque chose, mais tout ce qui en était sorti était un souffle rauque.
J’étais pathétique. Elle était sur le point d’entreprendre un voyage vers l’inconnu, et je n’étais même pas capable de trouver des mots de réconfort.
Carol s’arrêta juste devant le portail, se retourna et me sourit comme elle le faisait toujours.
« Merci, Yoshio ! C’était super amusant ! »
Carol fit alors un signe de la main, et Destiné me regarda fixement depuis ses bras. J’avais serré ma main tendue en un poing et m’étais tourné pour regarder Sewatari à côté de moi.
« Le portail est sûr, non ? Je veux dire, pour les humains ? »
« Je suis confiante dans le travail que nous avons fait. Pourtant, je ne peux pas vous donner de garantie. Nous n’avons jamais envoyé un humain à travers lui. Les dieux ne peuvent pas l’utiliser, et ce n’est pas comme si on pouvait juste prendre quelqu’un dans la rue pour l’envoyer comme test. »
Elle a raison, pensais-je.
« Les gens de ce monde peuvent-ils passer à travers ? », avais-je demandé.
« Aucune raison de ne pas le faire. En fait, ce serait probablement plus facile pour eux, puisque les humains de ce monde ne sont pas affectés par l’aura divine, alors-Hey ! »
J’avais couru en avant avant même qu’elle ait fini son explication. Alors que je dépassais Carol, nos regards se croisèrent. Les siens étaient ronds de surprise. Je lui avais lancé un pouce en l’air.
« Moi d’abord. »
J’avais plongé dans le portail un grand sourire aux lèvres.
merci pour le chapitre