Chapitre 8 : Les sœurs Bartfort
Partie 3
Anjie détacha son regard de Léon pour fixer solennellement les deux femmes devant elle. Le problème, c’est ce qui se passera une fois que nous aurons tiré au clair la situation actuelle. L’angoisse de l’avenir pesait lourd au creux de son estomac, mais elle n’eut guère le temps de s’y attarder : toute l’atmosphère de la pièce changea brusquement. Léon était calme jusqu’à ce qu’il se mette en colère et attire l’attention de tout le monde.
« Luxon, essaie encore de me faire croire ça. » Sa voix était calme, mais la rage transparaissait. Il fixa son compagnon robot.
« Tes sœurs ont été prises en otage. Les coupables sont des restes des Dames de la Forêt — Zola et ses enfants, Rutart et Merce. »
« J’y vais », insista Léon, prêt à renoncer à son devoir de commandant en chef.
Le tumulte éclata, mais à la vue du visage de Léon, Anjie devina déjà qu’il est inutile d’essayer de l’arrêter. Les autres personnes présentes n’étaient pas conscientes de son entêtement et avaient tout de même tenté de l’arrêter.
« Marquis, vous devez rester ici ! Si vous partiez, ce serait le chaos ! »
« Mon devoir ici est déjà fait et vous le savez. Il ne reste plus qu’à nettoyer », insista Léon.
« Oui, mais ce nettoyage nécessite aussi vos ordres… »
« Je donnerai des ordres à mon retour. Ou si cela ne suffit pas, je les donnerai pendant mon absence. »
Les gens se pressèrent autour de Léon, essayant tous de le persuader de ne pas suivre sa ligne de conduite.
Anjie soupira doucement et s’avança. « Laissez-le partir. »
Tout le monde, y compris Léon, se figea pour la regarder.
Elle posa une main sur sa hanche et déclara : « Si tu veux être égoïste et faire ce que tu veux, tu ferais mieux d’assumer la responsabilité de tes actes. »
« Anjie… » Il la fixa avec incrédulité, comme s’il s’attendait à ce qu’elle soit l’un des nombreux obstacles sur son chemin.
Anjie lui fit un grand sourire. « Dépêche-toi d’aller faire ton truc pour pouvoir revenir ici. »
« Je serai de retour avant que tu t’en aperçoives », promet-il avant de sortir de la pièce avec Luxon à sa suite.
Une fois qu’il fut parti, Mylène s’approcha d’Anjie. « Vous semblez lui accorder une grande confiance, mais là… vous avez pris la mauvaise décision. »
« Je suis d’accord avec vous, Votre Majesté, mais Léon a un passé avec ces gens. Il y va pour sauver sa famille. »
Mylène soupira de frustration et se tourna vers la porte par laquelle Léon avait disparu. « J’avais tout faux à son sujet. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Je l’ai trouvé fort et capable de s’adapter à toutes les situations, mais au fond, il est plutôt maladroit, » dit Mylène avec un sourire triste. « Pauvre garçon. Anjie, vous devez être là pour lui et le soutenir. » Après avoir dit ce qu’elle avait à dire, elle s’éloigna.
Pauvre garçon ? Anjie trouva ce commentaire un peu étrange, mais elle comprenait pourquoi Mylène pouvait penser cela de Léon. Je suppose que c’est vrai, d’une certaine manière. Ce n’est pas du tout la situation que Léon souhaitait.
☆☆☆
Dès que j’avais quitté la salle de stratégie, j’avais trouvé le prince Jake et Oscar qui traînaient dans le couloir pour des raisons inconnues. Le prince Jake était accompagné d’Eri. Tous semblaient m’attendre.
Oscar s’était approché dès qu’il m’aperçut. « Marquis ! Vous n’avez toujours pas retrouvé Miss Finley ? »
« Calmez-vous. Je vais aller la sauver maintenant. »
La façon dont il s’occupait d’elle me mettait mal à l’aise. Ce n’était pas que je veuille me mêler de la vie amoureuse de ma sœur, mais ce type était censé être l’un des intérêts amoureux du jeu. Je savais que c’était égoïste de ma part, mais si c’était possible, je préférais qu’il se mette avec Mia.
« Emmenez-moi aussi ! » demanda Oscar.
« Non. Tu ne bouges pas. »
« M-Mais… »
Voyant son empressement à lui venir en aide, je lui avais demandé franchement :" Dis-moi, qu’est-ce que tu ressens pour Finley ? Je veux dire, si tu es si pressé de te mettre en quatre pour la sauver, je peux déjà deviner que tu l’aimes bien. »
Oscar esquissa un sourire tendu. « Je n’en suis pas tout à fait sûr moi-même. Je sais que je la trouve agréable, c’est certain. Je suppose que je la vois comme une grande sœur attentionnée. »
« Grande soeur !? Finley ! ? », avais-je lâché.
« Bartfort, j’y vais aussi », interrompit le prince Jake.
« Hein ? »
« Je suis plus capable que mon frère aîné. Je vais te montrer à quel point je peux être utile. » Sa bravade fut atténuée par la façon dont son regard se porta sur la fille qui se tenait derrière lui. Il était à l’âge où les garçons aimaient se montrer aux filles qu’ils aimaient, ce qui n’était pas surprenant.
S’il n’était pas clair avant que ces deux-là sont frères, ça l’est maintenant. Ils disent tous les deux des choses qui me donnent envie de crier : « Avez-vous perdu la tête ? »
« Pourquoi penses-tu que je ferais des pieds et des mains pour amener un prince ? Il devrait être évident que tu restes sur place. Va assister Julian. »
Indigné, le prince Jake balbutia : « Comment oses-tu… ? Tu sais que je suis —. »
« Tu gênes, Votre Altesse », interrompit Oscar en le poussant physiquement sur le côté.
« Oscaaaar !? Je suis un prince ! Et tu es censé être mon frère adoptif, tu te souviens ? » lui cria le prince Jake depuis l’endroit où il s’était écroulé sur le sol.
Oscar l’ignora. Ses yeux étaient fixés sur les miens. « Je vous en prie ! Permettez-moi de vous accompagner. Je ne vous ralentirais pas. » Il baissa la tête.
« Je perds un temps précieux ici. Très bien, viens, mais si tu te mets en travers de mon chemin, je te fous à la porte. Littéralement. »
Son visage s’était instantanément illuminé à mon approbation. Le visage de Jake s’était effondré.
« Prince Jake, nous devrions faire profil bas ici au palais, » suggéra Eri, essayant de l’apaiser.
« Tu as du culot, Bartfort…, » siffla-t-il sous sa respiration.
Le prince Jake semblait m’en vouloir pour ma décision, mais c’est moi qui serais dans la merde si j’acceptais de l’emmener avec moi. Julian et lui étaient de véritables épines dans mon pied.
Je suppose que c’est le sang de Roland qui coule dans leurs veines, hein ?
☆☆☆
« Jen, ouvre les yeux ! »
De retour à la cachette des Dames de la Forêt, Jenna était couverte d’égratignures et d’ecchymoses après avoir résisté à la violence de Merce. Elle avait perdu connaissance depuis longtemps et sa respiration était devenue superficielle.
Des larmes avaient coulé sur les joues de Finley. Jenna s’était blessée en protégeant Finley avec son corps.
Merce ricana, un bâton cassé à la main. Elle avait battu Jenna jusqu’à ce qu’il se brise en deux morceaux. Elle jeta la branche désormais inutile de côté. « Qu’est-ce qu’il y a ? Il faut que tu cries encore pour moi, sinon ce ne sera pas drôle ! » railla-t-elle.
Rutart était juste à côté d’elle, se joignant à elle et piétinant Jenna. Ils exprimaient leur mécontentement à l’égard de leur sort actuel en utilisant Jenna comme punching-ball — ou kick-ball, dans ce cas.
« Elle mourra si nous continuons comme ça », avait-il observé, « Mais qui s’en soucie tant que l’une d’entre elles survit, n’est-ce pas ? »
Les deux frères et sœurs semblaient émotionnellement engourdis, comme si même eux ne réalisaient pas pleinement ce qu’ils étaient en train de faire. Peut-être s’en moquaient-ils.
Leur mère, Zola, les observait distraitement depuis une chaise voisine. Ses pensées étaient préoccupées par des fantasmes de vengeance. « Je suis d’accord. Montrer à Balcus le corps de sa fille morte devrait lui servir de réveil. Il apprendra à ses dépens qu’il n’aurait jamais dû me défier. »
Épuisée par les injures, Merce s’était assise sur une caisse en bois. « Si notre plan réussit, nous redeviendrons de vrais aristocrates. Cette fois, vous, les Bartforts, vous travaillerez comme des esclaves pour nous. Vous vivrez une existence misérable sous notre coupe. »
Les visages de Zola et de sa progéniture s’illuminèrent d’un sourire triomphant.
Ce sont des monstres. Finley repensa à son enfance. En y repensant, ils ont toujours été des gens terribles.
☆☆☆
Zola et ses enfants se montraient rarement au domaine de la famille Bartfort, mais ce jour-là, elle était revenue pour assaillir Balcus de plaintes. La porte du salon avait été laissée entrouverte pour que Finley puisse apercevoir ses parents à travers, Balcus et Luce restaient immobiles tandis que Zola leur lançait des injures.
« Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi mon allocation a-t-elle été réduite ? Il s’agit d’une violation de notre contrat. C’est tout à fait inacceptable. Un baron de l’arrière-pays comme toi ne peut-il même pas respecter la plus petite de ses promesses ? »
Elle avait fait tout ce chemin pour protester contre la réduction de ses moyens financiers, mais elle avait de bonnes raisons de le faire.
D’un air penaud, Balcus déclara :" M-Mes excuses, Zola. Nous faisons de notre mieux, nous le jurons, mais après le désastre de cette année, nous n’avons tout simplement pas l’argent. »
Une catastrophe naturelle survenue plus tôt dans l’année avait nécessité des fonds pour reconstruire les zones touchées. Comme si les choses ne pouvaient pas être pires, le rendement de leurs cultures avait été insuffisant. La récolte n’avait pas été terrible, mais elle avait produit beaucoup moins de bénéfices que d’habitude. N’ayant pas beaucoup d’autres options, ils avaient vendu certains de leurs biens au domaine afin de préparer suffisamment de fonds pour envoyer Zola. Finley savait que sa mère s’était débarrassée des quelques vêtements et accessoires qu’elle possédait. La maison avait l’air bien plus vide qu’avant, et il y avait aussi moins de nourriture sur la table.
Tout cela n’avait pas d’importance pour Zola.
« Et alors ? Qu’est-ce que votre souffrance a à voir avec moi ? Si vous ne remplissez pas votre part du contrat, j’ai l’intention de prendre les choses en main. Dois-je vous dénoncer au palais ? »
Balcus baissa la tête. Il sentait peut-être qu’il n’y aurait rien de bon à ce qu’elle se plaigne auprès de ses supérieurs. « S’il vous plaît, tout sauf ça ! »
Le palais accordait aux femmes comme Zola un traitement plus favorable qu’à ses propres seigneurs régionaux. S’ils entendaient parler de cette affaire, ils reconnaîtraient que Balcus avait eu tort et lui imposeraient une amende pour sa mauvaise conduite. Selon la gravité, ils pourraient même confisquer les terres d’un noble. Balcus n’avait d’autre choix que de ramper.
« Dans ce cas, fais ce qu’il faut pour préparer les fonds corrects. Honnêtement, tu es vraiment un bon à rien ! Tu m’obliges à venir jusqu’ici pour toi faire la leçon. » Zola était d’une humeur massacrante, et cette fois-ci, elle se défoula sur la famille Bartfort.
Incapable de regarder ses parents se faire maltraiter davantage, Finley s’éloigna. En s’enfuyant dans le couloir, elle tomba sur Rutart et Merce, tous deux vêtus d’habits bien plus luxueux que Finley et ses frères et sœurs de sang.
« Quelle disgrâce ! Je déteste tellement ces bouseux de la campagne », se moqua Merce en apercevant la jeune Finley.
Rutart jeta un coup d’œil à Finley et haussa les épaules. « Je suis d’accord. C’est un miracle qu’ils parviennent à survivre ici, au milieu de nulle part. »
Le serviteur personnel de Zola, un elfe, veillait à leurs besoins et déclara : « Jeune maîtresse, jeune maître ? Si vous le voulez bien, j’ai apporté quelques collations que vous pourrez déguster dans la pièce là-bas. »
Le mot « collations » avait fait gronder l’estomac de Finley.
L’elfe plaqua une main sur sa bouche pour masquer son sourire moqueur, tout en la fixant du bout du nez. « Malheureusement, il n’y en a pas pour toi. » Il tourna les talons et entraîna les deux autres.
Finley se serra l’estomac, gênée.
« Dommage pour toi, » ricana Merce.
Rutart n’avait pas l’air très enthousiaste à l’idée de goûter. « Je parie que ce sont les mêmes que nous mangeons toujours, n’est-ce pas ? J’en ai marre. »
Finley n’en revenait pas. Elle et sa famille avaient du mal à manger quoi que ce soit, alors pourquoi Zola et ses enfants prenaient-ils des collations en plus des repas habituels ? La colère monta en elle alors qu’elle tenta d’ignorer les protestations désespérées de son estomac vide.
merci pour le chapitre