Prologue
Table des matières
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Prologue
Partie 1
Les humains sont des créatures de regret. Ils pensent : Si seulement j’avais fait quelque chose de différent à l’époque… Ils s’obstinaient à ruminer des choses qu’ils ne peuvent pas changer, même si le mieux qu’ils puissent espérer est de ne pas répéter la même erreur.
En tant que type de personne ordinaire, Léon Fou Bartfort, j’avais du mal à ne pas faire deux fois la même erreur.
« Je n’ai jamais pensé que ça finirait comme ça », m’étais-je lamenté.
« C’est toi qui l’as cherché. »
Aujourd’hui, mon partenaire Luxon saisissait une nouvelle occasion de me frapper alors que j’étais déjà à terre. Non pas que ce soit nouveau. Ce gars avait l’habitude d’être froid avec moi.
Nous nous trouvions actuellement dans le port principal du Royaume de Hohlfahrt, situé sur une île flottante directement au-dessus de la capitale. L’endroit était toujours en effervescence avec les allées et venues des navires, tandis que des foules de gens se pressaient pour aller et venir, des dirigeables faisaient leur apparition pour atterrir. La clameur était assourdissante, entre les sifflets qui retentissaient et les gens qui criaient les uns sur les autres.
Pourquoi étais-je ici, me demandez-vous ? Pour faire simple : on m’avait presque forcé à rentrer chez moi. À mon grand déplaisir, devrais-je ajouter.
« Léon, tu es allé trop loin. Je sais que changer de rang de noblesse signifie plus de responsabilités, mais tu dois prendre le temps de te reposer. Sinon, tu vas t’évanouir en un rien de temps, » dit une voix familière.
« Tu t’inquiètes trop pour moi, c’est tout ce que j’entends. »
« C’est exactement le problème ! Tu n’as pas la moindre conscience de toi-même. »
Malgré le ton sec d’Anjelica Rapha Redgrave, l’inquiétude se lisait sur son visage. Ses longs cheveux blonds scintillants étaient soigneusement tressés et épinglés. La robe rouge qu’elle portait était manifestement taillée pour accentuer chaque ligne de son corps, épousant les courbes serrées de sa poitrine voluptueuse et de sa taille fine.
La fin des vacances de printemps annoncerait la dernière année d’école pour nous deux. J’avais grandi depuis ma première inscription et gagné en muscles, tandis qu’Anjie avait acquis le charme d’une femme adulte.
Les servantes de la maison Redgrave suivaient Anjie, bagages à la main. Parmi elles se trouvait Cordelia Fou Easton, la femme qui s’était occupée de moi pendant mon séjour dans la République d’Alzer — une beauté mature à l’air intelligent, qui portait des lunettes sur le visage. Elle me regardait aujourd’hui avec une indifférence glaciale. Je suppose qu’elle me réprimandait intérieurement pour avoir causé à sa maîtresse un stress excessif.
Miss Cordelia me détestait. De son point de vue, j’avais de la chance d’avoir recueilli l’affection de sa précieuse maîtresse, et pourtant je m’étais abaissé au point d’augmenter le nombre de mes fiancées pendant mon séjour dans la République d’Alzer. Conscient qu’elle avait envie de me dire ce qu’elle pensait, je n’avais rien à offrir pour ma défense, et je m’étais résigné à son hostilité ouverte. Ses marques cinglantes laissaient des brûlures importantes, mais je ne pouvais pas me plaindre : elle terminait généralement son travail et ne causait aucun problème. Elle était une adulte mature et se comportait en conséquence.
Une autre fille me regardait tristement, le vent ébouriffant ses cheveux de lin. Non, oublie ça. « Fille » ne correspondait plus à la femme qui se tenait devant moi. Olivia avait le même air doux que d’habitude, mais elle avait commencé à développer une force intérieure pour le compléter.
« Monsieur Léon, tu as besoin d’un peu de repos », a-t-elle dit, inquiète. « Je sais que tu es très occupé, mais s’il te plaît… reviens au moins à la maison pour le moment et détends-toi. »
Comme les deux filles l’avaient suggéré, j’étais sur le point de quitter la capitale pour retourner chez moi à la campagne. Ou serait-il plus exact de dire qu’elles me ramènent ?
« Les filles, vous n’avez pas à vous inquiéter, je vous le jure », avais-je dit, la main sur mon visage.
Pourquoi s’agitaient-elles autant pour commencer ? Eh bien, tout avait commencé il y a quelques jours…
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« Cet abruti de Roland va l’avoir si c’est la dernière chose que je fais, » sifflai-je, bouillonnant de rage. « Luxon, trouve des infos sur lui. Peu importe le genre, trouve juste quelque chose qu’on puisse utiliser contre lui. Je vais en parler à Mlle Mylène. »
« Veux-tu que je fasse l’effort d’enquêter sur sa faiblesse simplement pour que tu puisses courir vers la reine avec ? Quelle mesquinerie ! »
« Je ne vois pas où est le problème. Il n’y a rien de mal à être rusé… ou à être mesquin, d’ailleurs. Crois-moi, je vais m’assurer que Roland paie pour ça. »
« Creare devrait avoir des informations sur lui. »
« Bien. J’ai hâte de lire son rapport. »
À mon retour de mes études à l’étranger, j’étais (pour des raisons qui m’étaient inconnues) devenu un marquis de tout poil. Pire, j’avais maintenant un statut supérieur de 3e rang de la cour, ce qui était impossible pour un aristocrate comme moi. Dans le Royaume de Hohlfahrt, de tels rangs n’étaient accordés qu’à ceux qui possédaient le titre de comte ou un titre supérieur et qui faisaient déjà partie de la famille royale ou qui y étaient intrinsèquement liés. Ces liens étaient une condition préalable à l’obtention du tiers supérieur, et aucune sorte d’accomplissement impressionnant n’était suffisant pour que vous obteniez une position aussi prestigieuse autrement.
Roland, en tant qu’ignoble seigneur de l’ombre, m’avait imposé ces deux « honneurs ». Ses excuses plausibles étaient les grands résultats que j’avais obtenus dans la République d’Alzer et que, puisque j’avais l’intention d’épouser Anjie, je finirais de toute façon par être lié à la famille royale. En réalité, il s’agissait d’un tas de subterfuges de sa part pour s’assurer que je me retrouve avec cette promotion minable.
OK, bien sûr. J’étais fiancé à Anjie, qui était issue d’une maison ducale et se trouvait donc quelque part, tout en bas de la ligne de succession au trône. D’un point de vue réaliste, cependant, il y avait peu de chances qu’elle soit un jour en mesure d’hériter de la couronne. Le seul moyen que je voyais pour que cela se produise était qu’un désastre horrible s’abatte sur le royaume.
Si monter dans la société était aussi facile que d’épouser Anjie pour devenir duc, alors personne n’aurait à se casser le dos à essayer de gravir l’échelle sociale. Compte tenu de mes origines, acquérir le titre de marquis dans ce royaume aurait été presque impossible dans des circonstances normales. Non, c’est un sérieux euphémisme. Cela aurait dû être impossible. Ce serpent perfide de Roland était la seule raison pour laquelle j’avais atterri dans cette position.
Le fait d’être le roi signifiait qu’il avait le pouvoir politique de faire ce genre de manœuvres, malheureusement pour moi. Il avait toujours eu des choses à reprocher aux autres aristocrates — il l’avait admis lui-même. Bien qu’il ne soit pas du genre à prendre ses fonctions très au sérieux, il n’hésitait pas à utiliser toutes ses capacités pour se venger de moi. Ça m’avait énervé.
Comme cerise sur le gâteau, il avait nommé les cinq idiots mes vassaux. J’étais officiellement chargé d’être leur baby-sitter, et celui de Marie par-dessus le marché ! C’était amusant de les côtoyer, car j’étais immunisé contre les conséquences de leurs actes. Maintenant qu’ils étaient sous ma responsabilité, la fête était finie. La promotion était moins exaspérante que le fait d’être coincé avec cette bande d’idiots.
Quand Julian avait appris que les quatre autres garçons serviraient sous mes ordres, il avait insisté pour s’y joindre, affirmant qu’il se sentirait « seul » sinon. Je me demande si le gars avait compris qu’il était un prince ? … J’en doutais. Les choses ne seraient jamais devenues aussi mauvaises s’il avait compris son rôle dès le début.
Pour résumer, j’étais officiellement coincé avec Marie et ses imbéciles de compagnons. Mes tentatives d’ébranler Roland en me déchaînant dans la République d’Alzer m’avaient coûté cher. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je répète toujours les mêmes erreurs ?
J’avais continué à parler à Luxon depuis l’endroit où j’étais étalé sur le lit de ma chambre d’auberge.
« Anjie et Livia se dirigent par ici, non ? »
« En effet. La cérémonie doit avoir lieu le dernier jour des vacances de printemps, mais de nombreux préparatifs requièrent leur attention avant cela. »
J’avais soupiré. « Au moins, quand je ne sais pas quoi faire, je peux demander de l’aide à Anjie. »
« Compte tenu de ses connaissances approfondies de la haute société et des types de règles et de normes observées lors des fêtes et des cérémonies officielles, je pense que sa présence est très avantageuse », déclara Luxon.
« Oui, elle m’a sauvé la vie. J’ai essentiellement appris le strict minimum de l’étiquette. »
« Alors, profites-en pour mieux te familiariser. Négliger de le faire t’apportera inévitablement la honte. »
« Oui, oui. Honte, disgrâce, yadda yadda. Peut-on parler du fait que toute cette situation ressemble à une punition cruelle et inhabituelle ? Je suis le troisième fils d’une pauvre baronnie paumée, pour l’amour de Dieu. Regarde jusqu’où ils m’ont promu en deux années minables ! Tout à coup, tout le monde se réfère à moi comme au deuxième fils de la maison, et je suis un marquis par-dessus le marché. N’oublie pas que je dois aussi m’occuper de Marie et de son entourage. »
« Il y a une phrase parfaite pour englober tout cela, si je peux me permettre : « Tu récoltes ce que tu as semé. »
Deux années s’étaient écoulées depuis mon entrée à l’académie. Tant de choses s’étaient passées depuis, notamment le désaveu du fils aîné de la famille Bartfort, Rutart, en raison de l’adultère de sa mère. Cela m’avait propulsé au rang de deuxième fils, tandis que mon frère biologique Nicks était devenu l’aîné. Rutart n’étant plus en lice pour hériter des terres de mon père, Nicks était le nouvel héritier présomptif.
Et puis il y avait moi. J’avais obtenu indépendamment un titre de marquis. Sans région à diriger ni rôle à jouer au sein de la cour, j’étais un marquis au chômage, sans aucun des avantages de mon statut élevé, juste un titre encombrant qui me pesait comme un albatros. Quelles années mouvementées cela avait été !
« J’avais une vision étroite des choses, c’est tout. Je n’ai fait qu’essayer de résoudre les problèmes qui se présentaient à moi », avais-je dit.
« C’est une question de perspective. On pourrait dire que pendant que tu remarquais les problèmes devant toi, tu as trouvé toutes les excuses possibles pour ne pas t’en occuper. Une fois qu’il était trop tard pour les résoudre, tu as trouvé un moyen de tout arranger de force. Suis-je proche de la vérité ? »
Argh. Ce crétin a la mauvaise habitude de me frapper là où ça fait mal.
« Tu sais quoi ? Il n’y a rien d’attirant chez toi. Pas une seule chose. Maintenant, dépêche-toi et donne-moi mes médicaments. » J’avais coupé court à la conversation, impatient de dormir.
« Demandes-tu un inducteur de sommeil ? Tu es plus épuisé aujourd’hui que tu ne l’es habituellement. Je suis d’avis que tu dormiras parfaitement bien sans l’aide de médicaments. »
« J’ai eu de très mauvaises insomnies ces derniers temps, » avais-je admis. « J’ai peur de ne pas pouvoir fermer les yeux, d’accord ? Fais-le maintenant. »
Parfois, je n’arrivais pas à dormir, même si j’étais épuisé. Les rares fois où je parvenais à m’endormir, le sommeil n’était pas réparateur, ce qui me laissait épuisé au matin. Mieux vaut prendre le médicament que d’affronter cela.
« Je soupçonne que cette insomnie a commencé parce que tu as tiré sur Serge pour le compte des Rault. Tu aurais dû laisser cette responsabilité à Albergue, » déclara Luxon.
« J’étais plus apte à le faire. J’ai l’habitude de tuer des gens. »
J’avais été impliqué dans de nombreuses batailles depuis mon arrivée dans ce monde et j’avais pris un grand nombre de vies dans le processus. Un ou deux meurtres supplémentaires n’augmenteraient pas de façon significative les péchés qui pèsent sur mes épaules.
« C’est cependant la première fois que tu as personnellement tué quelqu’un avec une arme à feu, correcte ? Prendre la vie de quelqu’un à bout portant laisse un plus grand impact que lorsqu’on le fait en pilotant une Armure. Encore une fois, je dois insister : Tu as commis une erreur en acceptant inutilement la tâche de l’Albergue. Tu as fait le mauvais choix, Maître. »
Je lui avais répondu en soufflant. « Ça n’a pas tant d’importance que ça. »
« Non. C’est important. Tu as subi un traumatisme mental en prenant sa vie. Je te suggère de te traiter mieux que tu ne l’as fait. »
« Est-ce ça qui t’inquiète ? Tu n’as rien à craindre. Je m’aime, et j’ai toujours la priorité sur tous les autres dans ma vie. »
Luxon semblait exaspéré par moi. « Tu aimes bien parler, je te l’accorde. Il est d’autant plus difficile d’argumenter avec toi que tu es doué pour le mensonge. » Sa lentille rouge bougeait d’un côté à l’autre, comme s’il secouait la tête. J’avais vu ce geste de nombreuses fois à présent, peut-être en conséquence, ses mouvements étaient devenus plus pratiqués et précis.
« Ça suffit. Donne-moi le médicament », avais-je dit.
« Je refuse. »
« J’ai dit donne-moi. »
« Non. »
Je m’étais renfrogné. « C’est un ordre. Donne-moi le médicament. »
« En considération de ta santé, je dois user de mon droit de refuser ta demande ici. Je te suggère plutôt de passer la soirée à réfléchir à tes erreurs. »
« Je serai heureux de faire autant de réflexion que tu le souhaites, une fois que tu m’auras laissé passer une bonne nuit de sommeil ! Maintenant, arrête de te disputer avec moi et donne-moi ce stupide médicament ! » J’avais pris son corps rond et flottant dans mes mains. Il avait lutté pour se libérer de mon emprise. Je l’avais empoigné et l’avais poursuivi dans la pièce alors qu’il essayait de s’échapper, faisant une cacophonie de cris jusqu’à ce que la porte s’ouvre soudainement.
« Monsieur Léon ! Hum… Que fais-tu ? » Livia avait pâli en nous regardant tous les deux.
« Livia !? Euh… Qu’est-ce que tu fais ici ? » avais-je demandé.
« J’ai réalisé que je pourrais m’imposer à toi, mais j’avais tellement envie de te voir… Euh, de toute façon. Pourquoi te disputes-tu avec Lux ? Cela semble être une question plus pressante. »
« N-Non, ce n’est pas ça. Il ne veut pas m’écouter, alors j’étais juste, tu sais… en train de le réprimander un tout petit peu ». L’excuse avait roulé sur ma langue beaucoup trop facilement. Pour mon malheur, Livia avait entendu notre conversation avant d’entrer dans la pièce.
« Je croyais avoir entendu parler de médicaments. »
Merde. Elle a capté ça, hein ?
« Ce n’est pas grave », lui avais-je assuré. « Je voulais des médicaments pour m’aider à dormir. Tu n’as pas à t’inquiéter. Vraiment, je le pense. » Je gardais une prise ferme sur Luxon pendant que je parlais, refusant de le laisser s’échapper tandis que je fixais Livia avec un sourire.
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Partie 2
Mes efforts pour apaiser ses craintes n’avaient servi à rien. Plus j’essayais de minimiser le problème, plus elle devenait anxieuse.
« Cela signifie-t-il que tu n’as pas pu dormir, Monsieur Léon ? Utilises-tu des médicaments pour éviter de traiter le vrai problème… ? » Ses yeux s’étaient embués. On aurait dit qu’elle allait se mettre à pleurer à tout moment.
« Je suis sérieux, je vais bien ! Nous ne faisions que plaisanter, ok ? Luxon et moi sommes toujours comme ça ! »
C’était la vérité, pour être honnête. On déconnait tous les deux comme on le faisait toujours. Pourtant, d’un point de vue extérieur, j’avais probablement eu l’air d’un drogué fou suppliant pour de la drogue.
J’avais regardé Luxon, dont la lentille rouge émettait une lueur étrange. « Allez, mec, soutiens-moi. Tu dois lui dire qu’on s’amusait pour qu’on puisse faire la paix. » Ma voix s’était réduite à un murmure. Je l’avais pratiquement supplié. Je m’étais encore fait avoir. J’aurais dû savoir que cette petite boule de gomme n’était qu’un traître.
« Olivia, mon maître est actuellement dans un état mental dangereux. J’ai demandé qu’il prenne un peu de temps pour se reposer et se détendre, mais il refuse d’écouter mes conseils, » dit Luxon.
« Pourquoi es-tu si désireux de trahir ton maître pour un rien ? », lui avais-je lancé.
« Nos définitions de ce mot semblent différer. Je ne considère pas cela comme une trahison. »
« Je parie que toutes les IA disent ça quand elles tournent le dos à l’humanité. Tout ce que vous faites, c’est vous trouver des excuses faciles, comme une sorte de loser mauvais payeur ! »
« Un loser mauvais payeur ? Une description appropriée pour toi, pas pour moi. Mais je m’égare. Ne devrais-tu pas parler avec Olivia en ce moment au lieu de moi ? »
Malgré ma répugnance à faire ce qu’il me demandait, j’avais jeté un coup d’œil furtif à Livia au moment où il l’avait mentionnée. Elle essuyait les larmes qui avaient coulé de ses yeux et ses lèvres étaient serrées dans un froncement de sourcils.
« J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt, » dit-elle. « Je te promets que je vais immédiatement consulter Anjie à ce sujet. Pour l’instant, Monsieur Léon, s’il te plaît, laisse ton esprit et ton corps se reposer. » Son visage déterminé montrait clairement qu’elle n’était pas prête à accepter des arguments de ma part. Et comme si la situation n’était pas assez mauvaise, Anjie était apparue derrière elle.
« Il ne sera pas nécessaire de me consulter. J’ai entendu toute la conversation depuis le couloir. » Elle avait fait une pause, fixant son regard sur moi. « Léon, rentre chez toi immédiatement et repose-toi. »
« Hein ? Non, je vais bien, vraiment… »
« Je t’ai dit de te reposer ! » Elle m’avait crié dessus. « Tu es un gros imbécile ! Tu es toujours en train de te surpasser. »
Anjie prenait le parti de Livia et me forçait à faire une pause, mais elle en avait l’air peinée pour une raison inconnue.
Attends, alors… je vais vraiment devoir rentrer à la maison ? Juste au moment où les choses sont censées commencer à devenir super occupées !?
☆☆☆
« Traître. » J’avais lancé un regard furieux à Luxon, qui avait immédiatement détourné le sien.
« Tu as besoin de repos, Maître. »
« Tu sais parfaitement à quel point les choses sont sur le point d’être occupées ! Je voulais passer mes vacances de printemps à m’occuper de certaines choses à l’avance. »
« Occupé » était un euphémisme. Les choses allaient devenir carrément mouvementées. Le troisième volet de la série de jeu vidéo otome dans laquelle je suis né ne se déroule pas dans l’établissement d’enseignement de la République d’Alzer, mais ici, à l’académie du Royaume d’Hohlfahrt. Maintenant que j’avais confirmé les détails du scénario du jeu avec Marie, mon plan était de trouver des informations sur les intérêts amoureux et l’identité du protagoniste. Les dispositions que je voulais mettre en place concernaient la suite des événements. Je voulais aussi vérifier si quelqu’un d’autre avait pu se réincarner ici depuis notre monde. Je ne voulais pas répéter les mêmes erreurs fatales que nous avions faites dans la République.
Malgré tout ce que j’avais sur ma liste de choses à faire, Luxon essayait de me faire rentrer chez moi. À quoi pensait-il, sachant à quel point le moment était critique ?
Alors que je lui lançais un regard noir, Creare s’était approchée. C’était une autre intelligence artificielle avec le même type de corps rond et mécanique que Luxon, bien que le sien était tout blanc avec une lentille bleue et donc assez facile à différencier de mon partenaire traître. Bien que les deux se ressemblent, leurs personnalités étaient très différentes. Luxon se plaignait constamment et faisait des remarques sarcastiques, mais il prenait la plupart des choses incroyablement au sérieux. Creare était beaucoup plus insouciante en comparaison. La seule chose qu’elle avait en commun avec Luxon était qu’elle était extrêmement compétente.
« Tout ira bien ! Rie et moi serons là. Tu n’as pas à t’inquiéter de quoi que ce soit ! » dit-elle.
J’avais incliné le haut de mon corps pour lui faire face, et Marie était entrée dans mon champ de vision. Elle avait tapé du poing contre sa poitrine plate comme une planche.
« Je m’en occupe, Grand Fr — je veux dire, Leon. Creare et moi allons rester derrière et creuser l’affaire. Tout ce que je demande, c’est que tu me laisses un peu d’argent de poche ! »
Marie Fou Lafan avait été ma petite sœur dans ma vie antérieure. Même si c’était bien qu’elle se porte volontaire, elle n’offrait pas de le faire gratuitement. Heureusement, Creare semblait aussi d’accord avec l’idée.
« Bien que je n’aie pas beaucoup de foi en toi, Marie, je suppose que tout ira bien tant que Creare sera là. »
Elle avait laissé tomber sa mâchoire. « Tu as du culot ! Aie un peu plus confiance en moi ! »
« Après tout ce qu’on a vécu, comment peux-tu dire ça en gardant un visage impassible ? » Je m’étais moqué de ça. « Creare, assure-toi de surveiller Marie. »
« Compris ! »
Creare semblait de bonne humeur quant aux circonstances, ce qui attira les soupçons de Luxon. « Creare, pourquoi tiens-tu tant à rester ici dans la capitale ? Dans le passé, tu aurais insisté pour rester aux côtés de ton maître. »
« Eh bien, tu vois, j’ai trouvé quelques distractions ici dans la capitale. J’ai mené toutes sortes d’expériences, et je suis sur le point d’obtenir de vrais résultats. J’ai hâte que vous puissiez lire mon rapport quand vous reviendrez ! »
Creare était à l’origine une IA administrative travaillant dans un centre de recherche, son penchant pour l’expérimentation n’était donc pas une surprise. Je ne savais pas en quoi consistait son projet actuel, mais son enthousiasme me faisait penser que, quel qu’il soit, ce serait un développement bienvenu.
« Tu t’amuses peut-être un peu trop », avais-je dit. « Mais je suppose que c’est bien. Je t’aime plus que ce traître de Luxon. »
Luxon n’était pas content que mon évaluation de lui soit inférieure à celle de Creare.
« Je ne suis pas un “traître”. J’ai jugé que tu avais besoin de repos et j’ai employé des moyens plus forts pour m’assurer que tu l’obtiennes, » dit Luxon sèchement.
« Je déteste te dire ça, mais ça s’appelle un coup de poignard dans le dos. »
Luxon s’était rapproché, me fixant comme s’il essayait de m’intimider. Je m’étais tourné vers lui et lui avais lancé le même genre de regard menaçant, mais Creare s’était interposée entre nous deux pour interrompre la conversation.
« Vous devriez essayer de vous entendre un peu plus tous les deux, vous savez ça ? De toute façon, je suis sérieuse ! Ne vous inquiétez pas pour les choses ici. Je garderai un oeil sur Rie aussi, promis. » Elle avait l’air de croire qu’elle pouvait gérer les choses. Elle avait tendance à s’emporter, mais on pouvait compter sur elle pour faire son travail.
« D’accord, je te confie ça expressément parce que je sais que je peux te faire plus confiance qu’à Luxon. »
« Oh ? Je suis flattée ! »
J’avais jeté un bref coup d’œil à Luxon pendant que je couvrais Creare d’éloges, en essayant d’évaluer sa réaction.
« Je ne comprends pas pourquoi tu fais de telles remarques », avait-il dit. Son ton était aigre.
Par mesure de précaution, je m’étais retourné vers Marie et lui avais dit : « Si tu n’es pas sûre de toi, demande de l’aide à Creare. N’agis pas seule. Creare prendra une décision beaucoup plus réfléchie que toi. N’oublie pas, d’accord ? Écoute ce que dit Creare. »
Marie avait fait la grimace, agacée que je fasse plus confiance à Creare qu’à elle. Mais même si elle était fâchée, elle semblait suffisamment repentante de ses erreurs passées pour obéir à contrecœur à mon ordre. « Tu n’as pas besoin de me le dire ! J’allais être prudente. Et très bien, je demanderai de l’aide à Creare si j’en ai besoin. »
Elle était en colère contre moi, mais c’était bien. J’avais suffisamment insisté pour qu’elle réfléchisse à deux fois avant de faire quoi que ce soit toute seule.
J’avais fait face à Creare à nouveau. « Très bien, je te laisse les choses en main. Si quelque chose arrive, assures-toi de me contacter immédiatement. Je viendrai en courant. »
« Maître, vous êtes un anxieux, » dit Creare. « Vous verrez. Je ferai un travail parfait en rassemblant des informations pour vous et en menant mes expériences à terme. »
Personnellement, je préférerais que tu consacres tous tes efforts à la partie information. Quel genre d’expériences fais-tu, d’ailleurs ? J’avais secoué la tête. Il y avait de fortes chances que je ne comprenne pas le jargon technique qu’elle me lançait, même si je lui demandais des explications. Il valait mieux laisser les choses en l’état.
« Amuse-toi avec tes expériences, bien sûr, mais n’oublie pas de me fournir ces informations. De même, évite à tout prix de t’impliquer avec les intérêts amoureux ou le protagoniste. Peu importe si quelque chose ne va pas, n’agis pas avant mon retour. Et si une urgence survient, assure-toi de me contacter en premier, » avais-je dit.
Creare était fatiguée de ma liste de règles. « Vous avez dit la même chose plusieurs fois maintenant. Ayez un peu confiance en nous, voulez-vous ? »
« Ouais ! » Marie l’avait soutenue. « Aie confiance en nous et va te reposer. Je parie que tu es bien plus épuisé que tu ne le penses, Grand Frère. »
Je n’aurais jamais imaginé qu’elle montrerait autant d’intérêt pour moi. Elle s’était remise à m’appeler « Grand Frère » depuis qu’Anjie et Livia n’étaient plus là.
J’avais haussé les épaules. « Je suppose que je dois te faire confiance. Si tu fais du bon travail, j’augmenterai ton allocation mensuelle. »
« Merci ! » Marie leva ses deux mains, ravie.
Creare observa Marie avec intérêt et commenta : « Vous aimez vraiment l’argent, n’est-ce pas ? »
« Uh-huh ! J’aime l’argent ! »
Venant d’un enfant ignorant, ces mots auraient pu être assez mignons pour mériter un petit rire, mais l’avidité de Marie venait d’un désir désespéré d’alimenter ses dépenses quotidiennes somptueuses. Je n’avais même pas pu esquisser un sourire à ce sujet. Elle avait tenté de construire son propre harem inversé en s’emparant de tous les intérêts amoureux dans le premier jeu. Maintenant, pour assumer le fardeau du financement de leurs frais de subsistance, elle s’était transformée en ma marionnette. Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir un peu mal pour elle.
J’avais étudié Marie, troublé, mais le bruit des pas d’Anjie avait interrompu le cours de mes pensées. Elle avait tiré sur mon bras pour l’attirer vers elle, ce qu’elle n’aurait jamais fait en temps normal. Un comportement très étrange.
« Léon, il est temps pour toi d’y aller », déclara Anjie. Elle avait jeté un regard troublé à Marie alors qu’elle commençait à me traîner.
« Je sais. Mais je peux y aller tout seul. »
« Arrête de faire des histoires et viens avec moi. » Elle s’était accrochée à mon bras en me guidant.
Luxon avait flotté près de mon épaule droite. « Puisque tu es toujours aussi inconscient, laisse-moi t’expliquer : Anjie a vu que tu étais trop amical avec Marie, et ça l’a rendue jalouse. »
« Jalouse ? » J’avais répondu avec surprise. Mes pieds s’étaient figés sur place, et j’avais tourné la tête pour vérifier l’expression d’Anjie. Ses joues étaient devenues rouges. Elle avait renforcé sa prise sur mon bras, probablement par embarras.
« Luxon, ta compréhension du coeur d’une femme n’est manifestement pas meilleure que celle de Léon si tu dis quelque chose comme ça juste devant moi. Maintenant, tu as rendu les choses encore plus embarrassantes. »
« Je garderai cela à l’esprit pour l’avenir. »
Elle avait rétréci ses yeux. « Maintenant, on dirait que tu esquives la question. »
« Pas du tout. Je ferai preuve d’une prudence accrue, mais que cela se traduise par l’action que tu souhaites est une autre question. Je n’ai pas divulgué tes sentiments au Maître par méchanceté, comprends-tu. »
« Eh bien, je l’espère. Tu serais encore plus con dans ce cas. »
J’avais ricané aux accusations d’Anjie. « Et voilà », avais-je dit. « Peut-être que c’est toi qui as besoin d’une formation sur les sentiments des femmes, hein ? »
« Ce serait un obstacle exceptionnellement difficile à surmonter pour moi en tant qu’intelligence artificielle, mais tu as peut-être raison, Maître. Je reconnaîtrai mes torts cette fois-ci. Mes excuses pour la mauvaise conduite, Anjelica. »
Le voir s’excuser sincèrement pour ses actions m’avait donné envie de vomir.
Anjie rougit à nouveau et déclara « Pas de problème », lui pardonnant immédiatement.
Gah, elle est si mignonne.
« Cependant, » interrompit Luxon, « une chose me gêne dans tout ça. Mon manque de compréhension ne devrait pas être surprenant, IA que je suis. Maître, tu es un humain, et pourtant tu comprends encore moins les femmes que moi. C’est vraiment troublant. N’est-ce pas un domaine dans lequel tu devrais être capable de me surpasser ? En tant qu’homme — non, simplement en tant qu’humain — n’as-tu pas honte de ton infériorité ? »
Bien qu’il ait admis sa propre faute, ça ne l’avait pas empêché de s’en prendre à moi. Où ce petit con a-t-il appris à s’en prendre subtilement à moi comme ça ?
« Tu, euh… es devenu très désinvolte, n’est-ce pas ? »
« Aussi décourageant que cela puisse être, le temps passé à tes côtés m’a permis d’acquérir de telles compétences, que je le veuille ou non. »
Il avait toujours une sorte de boutade prête à l’emploi pour chaque commentaire que je faisais. Ce serait bien qu’il montre un peu plus de déférence en tant que maître. Ou à défaut, la plus petite goutte de respect.