Chapitre 3 : Inattendu
Partie 1
Une atmosphère étrange enveloppait la pièce où la première rencontre entre Nicks et Mlle Dorothea avait eu lieu quelques instants auparavant. J’étais assis à la table, sirotant un thé, mais l’arôme et la saveur semblaient presque dilués pour une raison inconnue. L’hiver venait de se terminer, laissant place au printemps et à ce qui aurait dû être un temps plus chaud, mais l’air était encore un peu frisquet.
Malgré la tension qui planait dans l’air, j’avais continué à siroter mon verre tranquillement. La femme en face de moi — Miss Clarisse, qui avait déjà obtenu son diplôme de l’académie — semblait ravie de me voir.
« Quel soulagement ! » dit-elle. « Tu veux donc dire que ce n’était pas un rendez-vous officiel de mariage entre toi et Miss Deirdre ? »
« Je suis déjà fiancé à plusieurs femmes, donc je ne pense pas être impliqué dans ce genre d’arrangements. »
J’avais essayé d’apaiser les craintes de Miss Clarisse avec une explication rationnelle. Pour une raison inconnue, Miss Clarisse avait mal interprété la situation et supposé que les fiançailles potentielles étaient entre Miss Deirdre et moi. Elle s’était rendue en dirigeable jusqu’au territoire de ma famille, puis elle avait immédiatement couru jusqu’à notre manoir pour me voir. Elle était accompagnée d’un de mes anciens camarades de classe, que j’avais reconnu lors de la course de motos aériennes à laquelle j’avais participé auparavant, ainsi que d’une fille qui semblait être une élève actuelle de l’académie. Son visage ne m’était pas familier.
Pendant ce temps, à côté de moi, Miss Deirdre se protégeait la bouche avec son éventail en jetant un regard furieux à l’autre femme. L’insinuation que sa famille voulait me forcer à me fiancer l’avait mise en colère. « Vous, les nobles de la cour, excellez dans l’art d’être passifs-agressifs. Pensez-vous vraiment que les Roseblades s’abaisseraient à un tel niveau ? »
Miss Clarisse répondit froidement : « Cela ne me surprendrait pas du tout que votre famille le fasse. Ne trouvez-vous pas troublant que de tels soupçons puissent même être éveillés ? Peut-être devriez-vous, vous et votre maison, reconsidérer votre comportement habituel. »
Elle faisait sans doute référence au fait que Miss Deirdre et sa grande sœur avaient l’habitude de parler de leur désir de transformer les gens en animaux de compagnie. Personne ne pouvait être blâmé de la soupçonner, elle ou sa famille, de manœuvres sournoises.
Un seul coin des lèvres de Miss Deirdre s’était relevé d’un côté, mais son sourire persista. Sa fureur couvait à peine sous la surface, les serviteurs postés derrière elle fixaient Miss Clarisse d’un regard froid depuis un certain temps.
« Difficile de croire que ces mots viennent d’une femme qui a déjà vu ses propres fiançailles gâchées, et qui s’est emportée par la suite », déclara Miss Deirdre.
Si Miss Clarisse avait un point sensible, c’était certainement que Jilk avait mis fin à leurs fiançailles. Elle avait eu recours à la délinquance pour le reste de l’été et s’était lâchée dans le processus, s’amusant au maximum. Elle avait fait beaucoup de choses qui n’étaient pas vraiment convenables pour une noble dame.
Les deux vassaux derrière Mlle Clarisse fixèrent Deirdre. L’expression de leurs visages était rigide, avec une colère contenue.
Je m’étais retourné sur mon siège pour lancer un regard suppliant aux serviteurs de notre propre maison dans l’espoir qu’ils m’offrent le salut, mais ils avaient immédiatement détourné les yeux.
Seule, Yumeria semblait béatement ignorante de ce qui se passait, comme si elle ne comprenait pas la guerre froide qui se déroulait entre ces filles. Mais elle remarqua que je la regardais et me fit un petit signe de la main. Sa gentillesse m’avait permis de me sentir un peu plus détendu qu’avant.
Anjie prit une gorgée de son propre thé avant de dire : « Si vous voulez avoir un match éclatant, faites-le ailleurs. Maintenant, Clarisse, pourquoi es-tu venue ici ? » C’était un grand soulagement de l’avoir ici pour prendre en charge la situation.
Luxon flottait à côté de moi et il chuchota, « Maître, je me trompe ou tu sembles soulagé qu’Anjelica prenne la direction de la discussion ? »
J’avais haussé les épaules. « J’ai pour politique de laisser l’homme — ou la femme, dans ce cas — faire le travail. »
« En termes simples, tu es donc totalement inutile. »
« Non, je ne suis tout simplement pas assez stupide pour me lancer dans une situation où je n’ai aucune idée de ce que je fais. »
Franchement, je n’avais aucune idée de la raison pour laquelle l’atmosphère dans la pièce était si rigide en premier lieu.
« Ce qui signifie que tu n’as même pas essayé de comprendre la situation, » corrigea Luxon.
« Ne penses-tu pas que c’est arrogant pour un homme d’essayer de tout savoir ? »
« Je ne le pense pas. Je pense qu’il est bien plus arrogant de traverser la vie en croyant que tu n’as aucune responsabilité pour comprendre quoi que ce soit. »
Pendant que nous échangions des chuchotements acérés, Miss Clarisse buvait son thé. Après une longue inspiration, elle déclara : « À vrai dire, il y a quelque chose dont je voudrais vous parler. Pouvons-nous parler, juste nous deux ? »
Je ne pouvais que supposer qu’elle voulait avoir cette conversation sans qu’un groupe de domestiques soit dans la pièce pour écouter aux portes.
Anjie jeta un coup d’œil à Miss Deirdre, qui gardait la bouche cachée derrière son éventail et semblait regarder dans une autre direction.
« Je suis d’accord, » dit Miss Deirdre. « Il y a aussi des choses dont j’aimerais discuter. » Elle me lança un regard. Je devinais qu’elle avait une ou deux plaintes à formuler sur le comportement de Nicks envers Mlle Dorothea.
Je ferais mieux de lui dire que ce n’était pas l’œuvre de Nicks et qu’il n’a agi de la sorte que sur mes ordres.
Tous les serviteurs avaient quitté la pièce.
☆☆☆
« C’est tellement gênant avec eux ici. Je veux dire, bien sûr, ma maison les a réunis tous les deux… mais je me sens tellement étouffée dès que je suis avec eux. Je suis là, célibataire comme jamais, et pourtant tout le monde semble avoir un partenaire. Ça craint », dit Mlle Clarisse.
Son expression s’était assombrie au moment où les domestiques étaient partis. Apparemment, sa morosité provenait du couple qui se tenait derrière elle : l’homme avec qui j’avais couru précédemment et la fille qui était la partenaire que les Atlees lui avaient arrangée.
Je m’étais penché vers Livia, qui était assise à côté de moi. « Ce type est celui avec qui j’ai participé à la course de motos aériennes, non ? Je me souviens qu’il était super chevaleresque et amoureux de Mlle Clarisse. Je ne suis pas en train de me faire des idées, n’est-ce pas ? »
« C’est comme ça que je m’en souviens, » dit Livia en hochant la tête. « J’imagine que c’est une situation compliquée pour lui aussi. »
Après sa performance lors de la course de motos aériennes, l’homme en question avait décroché un emploi dans ce domaine après son diplôme. Il semblait être une personne fiable, et il avait même fait un effort pour accompagner Miss Clarisse ici. Une fois, il avait essayé de se venger en son nom pour le mal que Jilk avait commis contre elle. Si l’on en croit la façon dont il s’était tenu derrière elle il y a quelques instants, il tenait toujours Mlle Clarisse en haute estime.
Noëlle, qui avait eu vent de notre conversation, avait fait la grimace. « Les aristocrates ici ont aussi la vie dure, on dirait. »
Nous chuchotions toutes les trois jusqu’à ce que Miss Clarisse jette un coup d’oeil dans notre direction et dise : « Vous n’avez pas à marcher sur la pointe des pieds pour moi ». Elle avait dû entendre toute la conversation.
Je m’étais détourné et j’avais essayé de la jouer cool, comme si nous ne faisions pas de commérages sur elle sous son nez. Puis, à mon grand dam, Luxon avait lancé la question tacite que nous avions tous en tête sans prendre la peine de lire l’atmosphère de la pièce.
« Si je ne me trompe pas, cet homme et ses anciens collègues — qui ont tous obtenu leur diplôme, je le réalise — vous adoraient. Aucun d’entre eux n’a jamais essayé de vous faire la cour ? »
L’entourage de Miss Clarisse la vénérait. Il était difficile d’imaginer que pas un seul d’entre eux n’avait tenté d’exprimer ses sentiments à son égard. Pourtant, à en juger par son abattement, c’était la vérité.
Un sourire crispé sur les lèvres, elle répondit : « Eh bien, nos statuts sont trop différents. »
C’était vrai, les hommes de son entourage appartenaient à la classe moyenne. Avec un tel écart entre leurs rangs, aucun des hommes n’était un partenaire de mariage convenable pour elle.
Miss Deirdre continuait à garder son éventail sur sa bouche, mais le plissement amusé de ses yeux trahissait son sourire derrière lui. « Peut-être n’était-ce pas de l’amour qu’ils te portaient, mais simplement du respect ? Il n’est pas étonnant que tu te sentes si anxieuse, étant exclue alors que tout le monde se marie. Serait-ce une conséquence de tes propres actions ? Tu n’as pas réussi à remplir le rôle qui t’était assigné en tant que dame de la société. »
Après l’annulation de ses fiançailles avec Jilk, Miss Clarisse avait fait la fête tous les soirs. Maintenant, ces faits d’inconduite étaient de retour pour la hanter. Selon les anciennes coutumes aristocratiques, un tel comportement indulgent était négligé, si la fille venait d’une baronnie ou d’une vicomté. Cependant, celles issues de familles comtales ou supérieures étaient censées maintenir un sens de la vertu. Comme Clarisse l’avait raconté, tous les célibataires mariables ayant un statut social correct avaient commencé à l’éviter, prétendant qu’ils ne pouvaient pas supporter d’être avec une femme qui faisait des bêtises. Un raisonnement extrêmement malheureux, à mon avis.
« C’est vrai ! » Miss Clarisse se fâcha. Elle n’avait pas besoin d’un apport extérieur — elle était parfaitement consciente de sa situation. Elle lança un regard furieux à Miss Deirdre. « Alors que tout le monde est heureux de se marier, je vole en solo ! Le pire, c’est que tout le monde essaie d’être gentil avec moi par pitié, ce qui rend la situation encore plus embarrassante et inconfortable ! » Accablée par la honte, elle s’était enfoui le visage dans ses mains.
Anjie avait croisé les bras. « Et alors ? Es-tu venue te plaindre ? Arrête de tourner autour du pot : pourquoi es-tu vraiment ici ? » Écouter toute cette histoire larmoyante ne l’avait rendue que plus prudente.
Pour être honnête, je m’étais demandé la même chose.
Miss Clarisse redressa son dos et sourit, son angoisse d’il y a quelques instants n’étant plus visible. Noëlle et Livia étaient toutes deux surprises par ce brusque changement d’attitude.
« Euh… est-ce moi, ou cette fille est plutôt effrayante ? » marmonna Noëlle.
« C’était une étudiante très gentille pendant notre scolarité, » dit Livia. « Bien qu’elle soit diplômée maintenant. »
Le regard d’Anjie était passé de Miss Clarisse à Miss Deirdre. Un grand sourire s’était répandu sur son visage alors qu’elle partageait ses propres conjectures. « Je suppose que tu es venue jusqu’ici pour savoir pourquoi les Roseblades sont si proches des Bartfort. Léon et toi n’êtes pas de parfaits inconnus, après tout. »
Personnellement, je ne voyais pas pourquoi les Atlees feraient un geste, que je fasse partie de l’arrangement ou non. Pourtant, si ce qu’Anjie disait était vrai, il était possible qu’ils aient une bonne raison.
Miss Clarisse m’avait regardé et avait souri. « Eh bien, c’est une raison, mais je suis sûre que rien n’en sortira maintenant que je sais que Dorothea est l’autre partie concernée. A moins, que cette réunion de mariage soit déjà tombée à l’eau ? »
J’avais haussé les épaules, ce qui était une indication suffisante pour Miss Clarisse. Elle soupira de soulagement.
« Eh bien, vu la réaction de Léon, on peut supposer que ça s’est terminé par un échec. C’est un réconfort, » dit-elle. Elle tendit le bras vers sa tasse pour prendre une gorgée de thé, mais avant qu’elle ne puisse presser ses lèvres sur le bord, Miss Deirdre interrompit la conversation.
« Oh ? Qui a dit que c’était un échec ? Ma sœur est plus passionnée par ce arrangement qu’elle ne l’a jamais été auparavant. »
« Elle quoi !? » Miss Clarisse s’était emportée en crachant presque du thé partout. Elle fixa Miss Deirdre avec incrédulité, pressant une main sur sa poitrine comme pour calmer son cœur qui battait la chamade. « Tu te moques de moi, n’est-ce pas ? C’est de Dorothea que nous parlons. Et elle est réellement intéressée ? »
Miss Deirdre se leva lentement de son siège et ferma son éventail. « Je peux vous dire avec certitude qu’elle est bien décidée à aller jusqu’au bout. Les Roseblades ont l’intention de tout mettre en œuvre pour s’emparer de Lord Nicks. »
Miss Clarisse resta bouche bée. Elle était convaincue que cet arrangement n’avait aucune chance de réussir. J’étais tout aussi confus.
Noëlle s’était approchée et avait pincé ma manche, tirant plusieurs fois pour attirer mon attention. « Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je pensais que la réunion était un échec total. »
« Euh, je suis aussi perdu que tu l’es. »
Après notre stratagème déshumanisant pour la chasser, comment Mlle Dorothea pouvait-elle insister pour se fiancer à mon frère ? Je ne pouvais pas le comprendre.
« Même moi, je trouve que c’est un résultat des plus inattendus, » dit Luxon. « J’admets, Maître, que tu as bouleversé chacune de mes projections initiales à chaque fois, mais celle-ci est un cran au-dessus des autres — et pas dans le bon sens. Tu n’as pas simplement manqué ta cible, mais tu sembles avoir botté le ballon dans le but de l’équipe adverse, pour ainsi dire. Nos chances de succès étaient marginales au mieux, mais tu as réussi à le faire, d’une manière ou d’une autre. Malheureusement. »
Je ne pouvais pas contester son résumé. J’avais marqué un grand coup dans le but de l’équipe adverse, et Nicks avait réussi à capturer le coeur de Miss Dorothea quelque part en chemin.
« Ce n’est pas possible. Comment diable cette réunion de mariage n’est-elle pas tombée à l’eau après tout ce que j’ai fait ? »
Et quelles excuses plausibles pourrais-je donner à mon frère pour l’avoir laissé tomber ?
merci pour le chapitre