Chapitre 1 : À la frontière
Partie 3
Le port militaire de Hohlfahrt était situé sur une île flottante près de la capitale. Il abritait un certain nombre de navires de guerre, ainsi que des vaisseaux somptueux spécifiquement réservés à l’usage royal. L’Einhorn et son navire jumeau, la Licorne, étaient amarrés aux jetées du port.
Un militaire de haut rang chargé de la surveillance du port se tenait à proximité, examinant les documents contenus dans le gros classeur qu’il tenait entre les mains tout en me jetant des coups d’œil furtifs. L’impressionnante moustache de l’homme dissimulait en partie son air renfrogné.
« D’ordinaire, l’un des navires de la réserve royale serait plus approprié pour ce voyage », déclara l’homme, ses paroles teintées d’une réelle hostilité. « Il ne serait normalement pas acceptable que des personnalités aussi éminentes montent à bord d’un navire comme le vôtre, aussi récent soit-il. Encore moins pour une visite officielle à — ! »
C’est à ce moment-là que je l’avais ignoré. Il avait raison de dire qu’il s’agissait d’une visite officielle. C’est précisément pour cette raison qu’il n’avait pas apprécié que la reine ait choisi d’utiliser l’Einhorn au lieu d’un navire de sa flotte.
« Oui, c’est vraiment dommage, hein », avais-je dit. « Alors, euh, quand est-ce que vous allez finir de charger leurs bagages ? »
« Tsk, un tel mépris pour les paroles des autres. » L’homme fronce les sourcils. Son mécontentement me procura une grande satisfaction.
Mais, comme pour gâcher intentionnellement le moment, Marie et sa brigade d’idiots se promenèrent à ce moment-là dans le port avec leurs propres bagages à la main. Je m’étais fait un devoir de grimacer.
Marie pointa un doigt vers moi et me cria dessus : « Arrête-toi là ! Ne t’avise pas de faire cette tête — comme si notre arrivée t’ennuyait ! »
« “Comme si” ? Je suis purement et simplement agacé. Qu’est-ce que vous faites là, hein ? » Mon regard se porta sur les deux personnes qui se trouvaient derrière elle. Comme d’habitude, Carla et Kyle étaient venus avec leurs propres sacs de voyage. En fait, ils me dérangeaient beaucoup moins que la présence extrêmement malheureuse des cinq anciens rejetons de la noblesse — ou des cinq éternelles pestes, comme je préférais les appeler — qui fermaient la marche.
Brad Fou Field portait dans ses mains une colombe blanche et un lapin, qu’il avait respectivement nommés Rose et Mary. « Léon, nous sommes tes serviteurs — tes subordonnés », expliqua-t-il. « As-tu oublié ? Si notre supérieur se dirige vers la frontière, il va de soi que nous devons le suivre. »
J’aurais été ému par ce sentiment s’il avait émané de n’importe quelle personne à peu près ordinaire. Mais ils étaient tombés des lèvres d’un homme qui berçait ses compagnons animaux comme de petits bébés. Un homme qui, de surcroît, jetait périodiquement des regards prudents à l’ancien prince héritier de Hohlfahrt, qui à son tour regardait lesdits bébés d’un air absolument vorace. Julian voulait-il vraiment manger les animaux de son ami ? De telles protestations de loyauté ne m’avaient guère ému. Au contraire, j’avais été choqué d’apprendre que la ligue des idiots se considérait comme telle.
« Si vous êtes vraiment mes subordonnés, ne devriez-vous pas me traiter avec un peu plus de respect au quotidien ? » avais-je demandé.
Julian s’empressa d’essuyer une vrille de bave sur son menton avant de se tourner vers moi. « S’il te plaît, nous te respectons évidemment. Tout récemment, je t’ai offert des brochettes en guise d’hommage. »
« Quel genre d’hommage est-ce là ? » avais-je crié. « Et écoute, tu es un prince, alors tu ne peux surtout pas servir sous mes ordres. »
Cela semblait être une révélation pour Julian, comme s’il s’était soudain souvenu qu’il n’était, en effet, pas juste un des gars. « Hein ? Oh, je suppose que je ne peux pas. »
Tout ce qu’il avait obtenu pour cette réponse anémique, c’est un regard froid de ma part.
Son frère adoptif, Jilk Fia Mamoria, n’avait pas tardé à prendre sa défense. « L’esprit l’emporte sur la matière. C’est l’état d’esprit qui compte vraiment. Mais en réalité, je suis plus curieux de savoir pourquoi il semble y avoir beaucoup plus de monde dans cette suite qu’on ne pourrait le penser. »
Jilk balaya les environs du regard, observant un groupe de servantes venues servir la reine et la princesse. Elles avaient été rejointes par un certain nombre de chevaliers et de soldats personnels de Sa Majesté. De plus, certaines des cargaisons transportées sur l’Einhorn et la Licorne étaient des armures officiellement commandées par l’armée du royaume de Hohlfahrt. En cas de besoin, elles seraient pilotées par les meilleurs éléments de la garde royale, qui avaient été spécialement sélectionnés pour nous accompagner.
Greg Fou Seberg se gratta la tête, ébouriffant ses cheveux d’un rouge flamboyant en étudiant la zone d’embarquement de la Licorne. Plusieurs chevaliers avaient été postés pour garder la passerelle. « Quoi ? La reine et sa suite font donc route à part ? »
Il était hors de question que je laisse la reine et la princesse monter sur le même navire que ces crétins, quelle que soit la noblesse de leur statut à une époque. « Cela devrait aller de soi. »
Creare était à bord de la Licorne, j’avais donc pensé qu’il n’y aurait pas de problème.
« Dans ce cas, je vais monter avec eux. Allez, vous deux ! » Marie se précipita vers la Licorne avec Kyle et Carla à sa suite. Elle voulait sans doute passer du temps avec Erica.
L’un des gardes l’arrêta sur la passerelle. « Nous ne pouvons pas vous permettre d’embarquer. »
« Pourquoi pas ? »
Pendant que Marie discutait avec le chevalier, Chris Fia Arclight se tourna vers moi. « Léon, j’ai entendu parler des détails, mais en es-tu certain ? »
« D’accord, quand tu poses des questions aussi vagues, comment suis-je censé répondre autrement que par un gros : “Hein ?”. »
« Je suis sûr que tu comprends ce que j’insinue », rétorqua-t-il en me lançant un regard noir.
Je m’étais gratté la joue. En apparence, tout le monde croyait que j’avais perdu le Partenaire, ce qui faisait de l’Einhorn une ressource militaire précieuse, tant pour moi que pour le royaume dans son ensemble.
Julian, qui avait écouté aux portes, ajouta : « Quitter la capitale avec les deux navires énervera les seigneurs qui gardent le reste de nos frontières. Ma mère doit certainement comprendre cela. » Même s’il n’était que l’ancien prince héritier, il pensait aussi à l’avenir de la nation. « Et c’est étrange que nous ne prenions pas plus de moyens militaires. »
Bien sûr, il y avait des armures dans la soute et des chevaliers pour les piloter, mais seulement quelques uns. Et encore, ils étaient là spécifiquement pour assurer la sécurité de Mylène et d’Erica. Ils ne pouvaient pas se battre contre Rachel. C’est ce que Julian trouvait si étrange.
« Elle a dit que nous prenions les deux vaisseaux pour coincer Rachel », avais-je expliqué, impatient de passer à autre chose.
« Vraiment ? Mais cela n’explique toujours pas pourquoi les deux navires doivent partir. Nous devrions vraiment en laisser au moins un derrière nous. »
« Comment pourrais-je savoir ce qu’elle pense ? »
Mylène et Erica étaient entrées dans le port à un moment fortuit. Le haut fonctionnaire militaire à qui j’avais parlé plus tôt et qui semblait très mal à l’aise en notre compagnie s’empressa de les accueillir. Je n’avais pas quitté des yeux Mylène qui montait à bord de la Licorne.
« Alors tout ça, c’est l’idée de maman, hein ? » marmonna Julian, les sourcils froncés. Il ne passa pas trop de temps à y réfléchir. Poussant un soupir, il renonça à essayer de comprendre la reine. De leur côté, les autres membres de la bande de clowns semblaient tout aussi déstabilisés.
Une rafale de pas résonna soudainement dans le port. Je m’étais tourné vers la source. Un garçon grassouillet vêtu d’un uniforme de l’académie se précipitait vers nous. Ses cheveux argentés coupés au bol rebondissaient lorsqu’il se déplaçait, et les extrémités de ses yeux vert émeraude s’effilaient, lui donnant l’air d’un gentil héritier, bien que fortuné — une impression que je savais être exact.
Le garçon de première année s’arrêta devant moi, voûté, et haletant. Entre deux bouffées d’air, il se présenta. « Vous êtes le duc Bartfort, n’est-ce pas ? Je m’appelle Elijah. Elijah Rapha Frazer. Je vous accompagnerai pendant — ! »
Elijah ? J’avais reconnu ce nom instantanément. Avant que le garçon ne puisse terminer, je le coupai en poussant un cri strident. « Quoi qu’on en dise, je refuse de vous reconnaître comme le fiancé d’Erica ! »
« Quoiiiii !? Pourquoi !? » s’écria à son tour Elijah, abasourdi par ma soudaine animosité.
merci pour le chapitre