Chapitre 3 : Dévot
Partie 1
Lorsque j’arrive chez les Redgraves « sans raison particulière », Monsieur Vince lui-même — le papa d’Anjie — sortit pour m’accueillir.
« Quel plaisir de vous recevoir », avait-il dit. « Je suis retourné à la capitale dès que j’ai appris votre arrivée. »
« Euh, c’est vrai… »
Normalement, Monsieur Vince et Monsieur Gilbert restaient à tour de rôle dans la capitale pendant que l’autre retournait sur son territoire, mais dans le cas présent, le duc lui-même avait fait des pieds et des mains pour être présent lors de ma visite. J’avais été, comment dire, époustouflé.
Une fois à l’intérieur, Monsieur Vince avait amené un visiteur pour me voir pendant que j’attendais dans son salon. L’homme m’avait regardé avec impatience et, bien que j’aie été informé à l’avance de notre rencontre, je n’étais pas tout à fait sûr de son identité.
« Euh, c’est… ? » avais-je demandé.
« Un homme que j’ai hâte de vous présenter. »
L’homme en question inclina respectueusement la tête. « C’est un plaisir de faire votre connaissance, duc Bartfort. Je suis le comte Dominic Fou Mottley. »
Le second prénom Fou indiquait un seigneur régional, et comme il était comte, il présidait probablement un vaste territoire. Curieusement, le comte Mottley semblait n’avoir qu’une trentaine d’années. Ses cheveux blonds soyeux bouclaient vers l’extérieur, sa pilosité faciale était méticuleusement entretenue, et il était mince, mais légèrement tonique. Ce n’était pas un mauvais garçon.
« Le comte Mottley et moi nous connaissons depuis longtemps, » expliqua Monsieur Vince. « Son territoire est une île flottante, et il est l’un des seigneurs chargés de protéger les frontières de notre pays. »
« Notre frontière, hein ? » répondis-je en lui jetant un regard.
Le comte Mottley sourit. « Ma famille n’est guère seule pour protéger le royaume de nos voisins. Nous, les seigneurs régionaux, agissons sous le commandement de notre marquis. La charge de ce devoir m’a malheureusement contraint à rester plutôt qu’à répondre à votre invitation à servir, duc Bartfort. »
« Uh-huh… »
Le comte était un habile flatteur, je devais le reconnaître. À l’époque de cette guerre, ma réputation était au plus bas. D’accord, elle n’était peut-être pas si mauvaise que ça. Mais les gens du royaume n’avaient pas une grande estime pour moi. Personne d’autre qu’un idiot n’aurait accepté de répondre à mon appel.
Monsieur Vince ajouta : « Le comte Mottley est un de vos fans, vous voyez. »
« Hein ? » Je l’avais regardé à nouveau, choqué.
Le comte saisit ma main avec les deux siennes et la serra vigoureusement. « La nouvelle de vos exploits a eu un impact profond et indescriptible sur mon cœur. Je vous observais depuis l’année dernière, après toute l’agitation suscitée par votre duel avec le prince héritier et ses amis, mais vos exploits inégalés ont dépassé mon imagination. »
« Mon inégalable quoi encore !? » Je m’étais creusé la tête, essayant de comprendre ce qu’il pouvait bien vouloir dire.
Le comte Mottley sourit. « Vous avez vu la fin décisive de ces viles coutumes auxquelles le royaume était autrefois attaché. »
« Oh, oui, c’est vrai. »
Ce type était-il l’un de ceux qui avaient souffert aux mains des filles abjectes de l’école ? Il s’est avéré que je ne m’étais pas trompé.
« Sous le règne de mon père, nous avons reçu le titre honorable de comte, mais lorsque j’ai fréquenté l’académie, nous étions encore une vicomté. Ma fiancée était répugnante. »
« Oh. Je ne sais pas quoi dire… »
Il doit encore souffrir si c’est le cas. Heureusement, cette fois-ci, la réalité avait trahi mes attentes.
« C’était vraiment une femme horrible. Elle s’est entourée de plusieurs amants avant même que nous ayons un enfant. Le bébé de qui avait-elle l’intention d’avoir ? Bon, je m’éloigne du sujet. Vous avez fait s’écrouler tout ce système insupportable ! Je vous remercie. Vraiment, merci ! »
« Hein ? Huh !? »
Alors que je restais bouche bée, Monsieur Vince m’avait gentiment expliqué : « Le comte Mottley a pu divorcer de sa femme en raison de l’infidélité de celle-ci. »
« Huh !? Vraiment !? »
Dans la société noble, un mariage n’était pas seulement une union de personnes, il reliait leurs maisons. On ne dissout pas un mariage pour une simple insatisfaction personnelle. Pire encore, dans le passé, le royaume avait interdit la dissolution sur la seule base d’une conduite infidèle. Cela avait changé lorsque la société avait été bouleversée. À la seconde où l’administration royale avait autorisé la séparation conjugale, le comte Mottley avait quitté sa femme.
« Je dois également ma gratitude au duc Redgrave », ajouta le comte Mottley. « Je ne le remercierai jamais assez pour ce qu’il a fait pour mon épouse. »
Épouse ? J’avais penché la tête.
« Je me suis remarié », avait-il expliqué. « Ma femme était une servante, qui était à mes côtés pour me soutenir depuis de nombreuses années, mais en raison de son statut inférieur, nous n’avons pas pu nous unir par les liens du mariage. Mais j’ai pu faire appel à l’aide du duc Redgrave. »
Monsieur Vince poursuit : « Une famille de chevaliers de notre cercle l’a adoptée, puis un vicomte l’a accueillie dans sa maison. Après l’avoir initiée à son nouveau statut, ils l’ont mariée au comte Mottley. »
Ne s’agissait-il pas en fait d’une fraude à l’identité ? Je veux dire que le comte Mottley avait en fait payé Monsieur Vince pour qu’il donne à sa femme — qui n’avait aucune prétention à la noblesse — les qualifications techniques dont il avait besoin pour l’épouser… N’est-ce pas ? Même s’il n’avait pas littéralement payé pour cela, ils avaient certainement conclu une sorte de marché.
Pendant que je réfléchissais à cette question, le comte Mottley poursuivit. « Je suis loin d’être sur un pied d’égalité avec l’un d’entre vous. Pourtant, j’ai entendu parler de votre rôle dans le dernier incident survenu dans la capitale. En une seule nuit, vous avez mis toute la ville au pas. Je suppose que je ne devrais pas être surpris qu’un homme de votre calibre — un duc de première génération, et un héros de surcroît — soit tout simplement fait d’une étoffe plus solide que le reste d’entre nous. »
Les choses seraient tellement plus simples si je pouvais lui dire la vérité — que tout cela était dû à Luxon. Au lieu de cela, j’avais opté pour la voie la plus sûre, à savoir me dérober et dire que nous avions sauvé la journée grâce à tous nos efforts combinés, mais avant que je n’ouvre la bouche, le comte Mottley m’avait coupé la parole.
« Cependant, je pense que vous avez été un peu laxiste. J’aurais veillé à ce que la capitale subisse des dommages plus durables. »
Ma mâchoire s’était décrochée. « De quoi parlez-vous ? »
Pour une raison que j’ignore, le comte Mottley avait l’air tout aussi choqué.
Monsieur Vince m’avait tapé sur l’épaule. « Je vous prie de m’excuser », avait-il dit. « Le comte Mottley a succédé à son père avec une rapidité inhabituelle, et ses manières ne sont pas encore au point. »
Le comte Mottley acquiesça et sourit à la fois. « J’en ai bien peur. C’était si soudain, et mon étiquette laisse à désirer. Mais je suis sûr que la plupart des gens considéreraient ma position comme enviable. »
Ces deux-là avaient eu une conversation que je n’avais pas comprise. J’avais donné le signal à Luxon pour qu’il déchiffre ce qui se passait ici.
« Dominic avait l’impression que vous aviez jeté votre dévolu sur les Redgrave et que vous aviez l’intention de tourner le dos à la famille royale. Votre insouciance l’a probablement rendu méfiant. »
C’est donc tout.
Le comte Mottley reporta son regard sur moi. « Duc Bartfort, pourquoi ne pas nous donner la main pour que la capitale soit engloutie dans les flammes ? »
« Ce n’est pas une blague très drôle. »
« Une blague ? N’êtes-vous pas vous-même un seigneur régional ? Vous comprenez certainement. Depuis des générations, nous sommes tyrannisés par un royaume qui nous traite avec une franche animosité. Ne devraient-ils pas payer pour les souffrances qu’ils ont causées ? » Ses yeux m’observaient attentivement, cherchant à connaître ma position. En même temps, je me rendis compte qu’il était tout à fait sérieux au sujet de la mer de flammes qu’il envisageait.
« Comte Mottley, » dit Monsieur Vince, « Ne nous précipitons pas. Vous pourriez faire preuve de plus de discrétion. »
« Toutes mes excuses. Il semble que je me sois laissé emporter par l’excitation. Dire que j’allais rencontrer le héros que j’admire depuis si longtemps ! »
☆☆☆
Après le départ de comte Mottley, il n’y avait plus que Monsieur Vince et moi.
Il s’esclaffa. « Comme on peut s’y attendre de la part d’un aristocrate qui se bat à nos frontières, l’homme est intense. J’espère que vous pardonnerez son impudence, dans mon intérêt. »
« Avez-vous vraiment l’intention de faire la guerre au royaume ? » demandai-je sans ambages.
Le sourire de Monsieur Vince ne s’était jamais démenti. « Il semble que vous et Anjie ayez eu un récent désaccord. Vraiment, à quoi pense ma fille ? »
Qui lui avait dit que notre relation était en danger ?
« Répondez-moi, s’il vous plaît », avais-je dit. « Si vous êtes vraiment sérieux, je vous arrêterai. »
La voix de Monsieur Vince se fit plus grave lorsqu’il répondit : « Même si vous maintenez le royaume par la force pure, si les choses restent en l’état, le mécontentement du peuple augmentera jusqu’à ce que la digue cède inévitablement. Suis-je arrogant en m’efforçant de limiter autant que possible les pertes qui en résulteront ? »
« Qu’entendez-vous par “insatisfaction” ? »
« Vous avez entendu le comte Mottley, n’est-ce pas ? Lui et ses frères seigneurs ont été continuellement opprimés par le royaume, ils sont profondément mécontents. L’équilibre a récemment changé, et cela s’améliore progressivement, mais pensez-vous vraiment que cela suffise ? Pouvez-vous vraiment leur dire de pardonner, d’oublier et de se soumettre docilement ? »
« Eh bien, je, euh… »
J’avais suivi l’argument. Ce n’est pas parce que la situation s’était améliorée que le ressentiment et la désapprobation qui couvaient depuis longtemps allaient disparaître comme par enchantement. Au contraire, une tonne d’aristocrates semblaient désireux de se venger de leurs griefs en éliminant la famille royale affaiblie.
C’est donc pour cela qu’il a fait venir le comte Mottley — pour me montrer que les lords régionaux sont sérieux dans cette affaire de trahison.
« Ce sacrifice est nécessaire. Si on laisse le chaos de la rébellion s’installer une fois de plus, Hohlfahrt sera divisé et nous serons vulnérables face aux loups de la frontière. Nous devons veiller à ce que cela n’arrive pas, quel qu’en soit le prix. » Il me donna à nouveau une tape sur l’épaule. « J’ai de grands espoirs pour vous. Tant que nous pourrons compter sur votre artefact perdu, nous pourrons minimiser l’effusion de sang. Quant à Anjie, je ne manquerai pas de lui parler de son comportement. »
Est-ce que c’est ce à quoi Anjie a dû faire face pendant tout ce temps ?
☆☆☆
De retour de la propriété des Redgrave, je m’étais retrouvé sur le lit de ma chambre d’étudiant, m’adonnant à mon vieux passe-temps qui consistait à fixer le plafond.
« Mieux vaut minimiser les pertes en vies humaines puisqu’une rébellion est inévitable, hein ? » J’avais murmuré en pensant aux dernières paroles de Monsieur Vince.
Luxon, toujours aussi proche, déclara : « Bien que ce soit une solution efficace, les Redgrave sont liés à la famille royale actuelle. Un certain nombre d’aristocrates ne seraient probablement pas ravis de les voir à la tête de cette rébellion. En fait, au moindre faux pas, la maison Redgrave pourrait se retrouver à partager une tombe avec la famille royale. »
Il n’avait pas tort. En raison de leurs liens étroits avec le trône, de nombreux seigneurs régionaux nourrissaient probablement autant de haine à l’égard des Redgrave. Leur seule véritable option de survie était de se placer à la tête de l’insurrection et d’établir le royaume à nouveau.
merci pour le chapitre