Le manuel du prince génial pour sortir une nation de l’endettement – Tome 8 – Chapitre 1

***

Chapitre 1 : Et si on organisait une autre conférence internationale ?

***

Chapitre 1 : Et si on organisait une autre conférence internationale ?

Partie 1

Situé à l’extrême nord du Varno, le royaume de Natra était connu pour être une nation d’immigrants. Blottie à la frontière entre l’Est et l’Ouest, sa terre n’attirait pas beaucoup l’attention — si ce n’est qu’elle avait un climat épouvantable — mais elle devint rapidement un foyer pour ceux qui n’avaient pas d’endroit où rester, leur permettant d’exister tranquillement ensemble…

Si la chance leur souriait aujourd’hui — en grande partie grâce au prince héritier Wein —, il n’en restait pas moins que la plupart des citoyens étaient originaires d’ailleurs.

Parmi ces différents peuples, les Flahms étaient les plus connus, avec leurs yeux rouges et leurs cheveux blancs caractéristiques. En raison de leur apparence et de leur histoire en tant que peuple, ils étaient discriminés dans les pays occidentaux, et même une supposée méritocratie comme l’Empire de l’Est les considérait comme une race maudite.

Ce n’était pas le cas à Natra. Une centaine d’années plus tôt, Ralei, le chef d’un certain groupe de Flahms nomades, offrit tout son savoir et ses compétences au roi de Natra en échange de la sécurité de son peuple. Le roi avait été enthousiaste à l’idée de conclure ce marché, mais il avait bien sûr dû faire face à des réactions négatives dans les premiers temps. Après tout, la volonté d’un souverain n’était pas toujours le reflet de la volonté du peuple.

Néanmoins, ni le roi ni ce Flahm ne s’étaient pliés au public, et ils avaient fini par s’entendre avec l’ensemble de la population.

Un siècle plus tard, les Flahms vivaient à Natra comme étant une partie intégrante de son tissu social. C’était une victoire chèrement acquise, un grand exploit qui avait commencé avec Ralei et qui avait porté ses fruits grâce aux efforts de nombreux Flahms.

C’est exactement la raison pour laquelle ils ne pouvaient jamais se permettre d’oublier… qu’il y a une valeur incalculable cachée dans ce qui semble banal…

+++

« C’est notre heure ! »

La scène s’ouvrit dans une chambre d’un certain manoir. Au-delà de la fenêtre, la nuit était fraîche, le ciel scintillait faiblement d’étoiles. C’était l’automne, l’hiver approchait. Cependant, contrairement au temps qu’il faisait dehors, il faisait chaud dans la pièce, l’excitation de ses occupants pesant lourdement dans l’air.

« Sous la direction du Prince, Natra a connu une croissance fulgurante. Cependant, nous manquons de main-d’œuvre pour soutenir une nation en pleine croissance, ce qui signifie que nous sommes confrontés à des pénuries dans tous les domaines. C’est l’occasion rêvée pour nous, les Flahms, de nous montrer à la hauteur ! »

Toute personne extérieure serait choquée si elle avait un aperçu de cette scène. Après tout, tous les participants — des jeunes hommes aux femmes âgées — avaient des yeux rouges flamboyants et des cheveux blancs. Il s’agissait d’un rassemblement de citoyens représentant les Flahms à Natra.

« Après cent ans de vie dans l’obscurité, notre heure est enfin arrivée ! Nous devons travailler dur pour améliorer nos conditions de vie à Natra et restaurer la fierté de notre peuple ! » proclama le jeune homme. Son discours était empreint de la même énergie juvénile que son apparence.

Ses pairs n’étaient pas les seuls à l’écouter attentivement.

« Oui, si nous pouvons faire en sorte que nos propres gens colmatent ces brèches, les Flahms seront plus influents à Natra. »

« Mais nous nous distinguons par notre simple existence. Les non-Flahms essaieront de nous faire tomber de quelques crans si nos motivations sont trop évidentes. »

« Il ne nous reste plus qu’à gagner assez de pouvoir pour leur faire ravaler leurs paroles. Je parie que nous pourrions le faire maintenant. »

« Bien. Avec Son Altesse à la tête de la nation, la valeur de Natra est en hausse. De plus en plus de gens postulent pour des emplois gouvernementaux. Tous les postes disponibles seront occupés en un rien de temps. Nous ne pouvons pas nous contenter de nous tourner les pouces. »

La majorité s’était rangée du côté du jeune homme.

Au fur et à mesure que le territoire de Natra s’étendait, de plus en plus de gens venaient de l’étranger. Le problème est que la plupart d’entre eux détestent les Flahms. Si les nouveaux colons n’étaient qu’une dizaine, ils devraient se plier aux coutumes de Natra et s’assimiler. Mais s’ils étaient plusieurs dizaines… ou plusieurs centaines ? Et s’ils étaient nommés à des postes gouvernementaux ? Que se passerait-il alors ?

Dans le meilleur des cas, ils garderaient leurs distances avec les Flahms. Mais il était plus probable qu’ils considèrent les Flahms — une race persécutée ailleurs — comme un obstacle à surmonter et qu’ils tenteront de s’en débarrasser.

C’est pourquoi les Flahms devaient assurer leurs propres positions alors que Natra continuait à se développer. Tout le monde était plus ou moins d’accord sur ce point.

Il y avait cependant des ombres qui les regardaient d’un œil froid.

« — Qu’en pensez-vous tous les deux ? »

Un homme d’âge moyen et une jeune fille avaient été appelés à se joindre à la conversation. Il s’appelait Levan et elle, Ninym.

Ils étaient également des Flahms, mais la salle les traitait avec une déférence notable. Levan était leur chef et servait d’assistant au roi Owen de Natra. Ninym était actuellement l’assistante du prince Wein, mais elle héritera un jour du poste de Levan. En d’autres termes, on pouvait dire qu’ils étaient les deux Flahms les plus influents de Natra.

« … Je ne conteste pas qu’il s’agit d’une opportunité », déclara Levan. Tout le monde dans la salle se tourna vers lui. « Cependant, il ne faut pas oublier que les Flahms ont pourvu à de nombreux postes vacants après l’insurrection et la purge qui s’en est suivie. Des gens — en nombre non négligeable — ont été mécontents de cette décision. Si nous souhaitons nous étendre davantage, nous devons le faire avec une extrême prudence. »

Le ton de Levan était solennel et calme. Dans des circonstances normales, il pourrait refroidir la tête de tout le monde dans une certaine mesure, mais…

« Maître Levan, ne pensez-vous pas que vous prenez cette affaire un peu trop passivement pour quelqu’un de votre rang ? »

« Je suis d’accord. Bon nombre des postes de haut rang qui nous ont été accordés après la purge sont techniquement temporaires. Ils peuvent être supprimés à tout moment et pour n’importe quelle raison. »

« En fait, nous aimerions que vous portiez cette question à l’attention de Sa Majesté et de Son Altesse — pour faire de nos postes temporaires des nominations officielles. »

Même Levan ne parvient pas à désamorcer la ferveur qui régnait dans la pièce. Il grogna et Ninym prit la parole à côté de lui.

« … Il semble y avoir une sorte de malentendu. » La voix de Ninym était beaucoup plus jeune que celle de Levan, mais tout aussi glaciale. « En tant qu’assistants de la famille royale, Maître Levan et moi occupons des positions élevées. Notre devoir, cependant, est de les soutenir et d’aider à guider la nation… pas de favoriser notre propre peuple. »

À côté d’elle, Levan semblait visiblement troublé et la foule commença à s’agiter.

« Lady Ninym ! Vous n’êtes pas sérieuse ! »

« L’avenir du Flahm repose sur vos épaules ! »

« Si vous — la personne la plus proche du prince — adoptez cette attitude, ce sera un mauvais exemple pour tous les autres ! »

Les représentants étaient en émoi. Ninym leur répondit par un regard glacial. Seul Levan remarqua son poing serré sous le bureau. Cela dura un certain temps, jusqu’à ce que les dissidents commencent à s’essouffler.

« … Même après tout ce qui a été dit —, » dit une voix rauque.

Tous les regards se tournèrent vers une femme âgée qui écoutait en silence jusqu’à présent. Bien que son âge la disqualifie des premières lignes, son opinion avait plus de poids que celle de n’importe qui d’autre.

« Indiquez-moi les personnes qualifiées qui peuvent occuper ces postes gouvernementaux importants. » Elle jeta un coup d’œil à ceux qui l’entouraient. Malgré son âge, la lueur dans ses yeux avait un tel pouvoir qu’elle les fit instinctivement déchanter. « Je suis sûre que vous avez tous réalisé que nos membres les plus utiles sont déjà employés d’une manière ou d’une autre. Si nous mettons des incompétents à ces postes, nous serons exploités par ceux qui nous haïssent déjà. »

« Oui, oui, aînée. C’est vrai, mais… »

« Nous pourrions trouver d’autres personnes en cherchant bien parmi nous. Si tout le reste échoue, nous pouvons former n’importe quel jeune prometteur. »

« Et connaissez-vous des aspirants ? »

« … »

Un silence gênant s’installa entre tous les participants. Levan ne laissa pas passer ce moment.

« Cherchons des candidats potentiels avant notre prochaine réunion. Après tout, nous n’arriverons à rien sans cartes à jouer… C’est fini pour aujourd’hui. »

La déclaration de Levan conclut l’assemblée.

+++

« … Eh bien, » déclara Levan avec un soupir navré après que tout le monde ait quitté la salle de réunion, « Cela s’est passé à peu près comme je l’espérais, mais cela nous place quand même dans une position difficile… »

Il croisa les bras, pensif, lorsqu’il entendit un grand bam !

Levan se retourna pour constater que Ninym était toujours dans la pièce, et il la vit donner un coup de pied à une chaise qui se trouvait à proximité. Elle lui donna un autre bon coup de pied et l’envoya voler.

« … Sois gracieuse, Ninym. »

L’ignorant, Ninym resta silencieuse, l’indignation se lisant sur son visage. Levan poussa un nouveau soupir. C’était une situation difficile, en effet.

« Leur opinion te déplaît-elle à ce point ? »

« C’est le cas. » Ses mots étaient courts, sa désapprobation claire.

« … Nous avons peut-être trouvé la paix à Natra, mais nous ne nous débarrasserons jamais du sentiment que le danger est au coin de la rue tant que nous continuerons à entendre comment les Flahms sont traités dans d’autres nations. Je comprends qu’ils veuillent avoir une longueur d’avance », raisonna Levan. « Personne ne dit que nous devrions recourir à la force. Nous nous attirerons les faveurs des personnes influentes comme nous l’avons toujours fait, nous remplirons des rôles économiques et politiques importants, nous gagnerons du pouvoir pour protéger nos frères, et… »

« Formons un royaume indépendant de Flahms si l’occasion se présente ? » demanda Ninym, ses mots perçant comme une lance. « Cette idée est ridicule. Nous avons perdu notre dieu et notre pays, et nous n’en avons rien appris. »

« Ninym. »

« Je ne suis pas assez naïve pour te dire de faire confiance aux bonnes intentions des autres. Je sais que certains veulent nous expulser, et nous devons constamment prouver notre valeur à Natra pour les contrecarrer. Cela dit, » cracha Ninym, « Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué que leur motivation sous-jacente est d’utiliser Natra en temps de crise pour créer une nation de Flahms. »

« … » Levan ferme sinistrement les yeux. Il ne la réfutait pas. Il savait aussi que certains Flahms présents à la réunion voulaient cela.

« C’est un rêve impossible, Ninym. Seule une poignée de personnes y croit. La majorité pense que ce n’est rien de plus qu’une idée fugace que ce serait bien. »

« Nous sommes donc prêts à renoncer à la paix — qui, je le rappelle, nous a pris cent ans — pour ce lot de consolation éphémère ? L’indépendance sonne agréablement aux oreilles des insatisfaits du statu quo. Mais que se passera-t-il ensuite ? Allons-nous annoncer au reste du continent que nous sommes différents des autres, satisfaire notre petit ego et savourer notre nouvelle gloire ? Je t’en prie. Comment une race de gens sans armée, sans fonds et sans pouvoir peut-elle affronter un continent entier et maintenir sa propre nation ? » aboya Ninym. « Nous pouvons continuer à rêver, mais tu sais que nous serons piétinés par les autres pays et les autres races. Natra ne sera plus aussi tolérante et pourrait choisir de nous jeter des pierres. Ils maudiront les Têtes Cendrées pour qu’ils retournent dans leur propre pays — et nous serons la cible. Quel genre de plaisanterie cruelle est-ce là ? »

Ninym lança un regard à Levan avant de poursuivre.

« Nous avons l’air uniques. Les autres pensent que nous ne sommes pas naturels. Pour qu’ils nous acceptent dans leur cœur, nous devons continuer à être de bons voisins… C’est toi qui m’as appris cela, Maître Levan. »

« … C’est vrai. Je l’ai fait », répondit Levan avec un soupir contrarié.

Ninym avait raison. Impeccablement. Il le savait, et il savait que c’était la raison pour laquelle Ninym, qui pouvait habituellement balayer de tels commentaires, était en colère.

***

Partie 2

« Mais, Ninym, tu devrais au moins essayer de sauver les apparences devant tout le monde pour l’instant. Tu as entendu ce qu’ils ont dit à la réunion, n’est-ce pas ? Tu es notre avenir. Pour cette seule raison, tu — . »

« Celui que je sers, » commença Ninym, la rage dans les yeux, « N’est ni notre peuple ni ses rêves. C’est le prince héritier de Natra, Wein Salema Arbalest, et nul autre. »

Elle se leva.

« Ninym, » appela Levan alors qu’elle lui tournait le dos, mais elle ne s’arrêta pas, et finit par disparaître derrière la porte.

« … Que dois-je faire ? » Levan fixa le plafond, s’enfonça dans son fauteuil, seul dans la pièce.

 

 

Il sentit une présence soudaine près de la porte. Il se tourna instinctivement vers elle et aperçut une petite ombre humaine.

— C’était la vieille femme qui avait réprimandé tout le monde plus tôt au cours de la réunion.

« Vous n’êtes pas encore rentré chez vous, Ancienne ? »

« J’ai fait une petite pause. On ne peut pas lutter contre la vieillesse, voyez-vous… même si je dirais que vous êtes plus fatigué que moi. »

Levan haussa les épaules. « J’aimerais que nous puissions échanger nos places. »

« Non, non, nous ne pouvons pas demander un plus grand leader. Je ne pourrais jamais espérer vous remplacer. »

« Dites-moi ce que vous pensez vraiment. »

« Je suis rempli de joie de voir un morveux effronté devenir notre chef et souffrir à cause de cela. Je ne peux pas encore mourir. Ça ne fait que commencer. »

« … Foutue sorcière. »

« De cette bouche sort le mal », râla la vieille femme avec un sourire en traversant la pièce pour s’approcher de la fenêtre. « Alors, comment ça se présente, Levan ? Serons-nous capables d’accélérer le rythme ? »

« Ce ne sera pas facile. Malgré ce que j’ai dit à tout le monde, il semble qu’il n’y ait plus de bons candidats. Malheureusement, Natra s’est développée trop rapidement. »

« Nos rêves d’indépendance resteront-ils lettre morte ? »

« Oui, sans plan définitif de financement, de ressources matérielles ou de main-d’œuvre. Il ne faudra pas longtemps pour que nous nous réveillions tous et que nous réalisions que ce n’était rien de plus qu’un rêve passager. »

« Oh, j’espère que ça se terminera comme ça. »

La vieille femme continua de regarder par la fenêtre, et ses yeux observèrent Ninym alors que la jeune fille sortait du bâtiment.

« … Levan, je suppose que vous n’en avez pas parlé aux plus jeunes, n’est-ce pas ? »

« Oui, je garde cela pour moi. J’ai envisagé de le mentionner vers la fin de mon mandat… mais c’était avant. Dans l’état actuel des choses, cela ne ferait qu’inciter à la violence. »

« Oui… » La vieille femme avait une expression douce. « … Ils ne peuvent pas encore savoir. Ils ne peuvent pas savoir que Ralei voulait autre chose que voir les Flahms prospérer. Ils ne peuvent pas savoir pourquoi Ralei et ce groupe ont risqué leur vie pour le protéger. »

Tandis qu’elle murmurait pour elle-même, la vieille femme regardait la jeune fille, assez jeune pour être sa petite-fille, avec une expression à la fois affectueuse et pleine de respect.

+++

Claudius, le tuteur de Falanya, était entré dans les archives de la bibliothèque pour y trouver un invité inattendu.

« Votre Altesse, que faites-vous ici ? »

« Hmm ? … Oh, Claudius. »

Un jeune homme, un livre à la main, se découpait sur les étagères bien rangées et sur les faibles rayons de lumière qui filtraient par la fenêtre. Le prince héritier de Natra, Wein Salema Arbalest.

« N’y a-t-il pas une seule raison pour laquelle quelqu’un vient ici ? » demanda Wein avec un petit sourire, en tenant son livre en équilibre dans sa main.

Il était donc venu à la bibliothèque pour lire. C’était évident maintenant qu’il en parlait. Cela dit, c’était étrange pour quelqu’un dans la position de Wein.

« Je suis certain qu’un fonctionnaire aurait livré le livre désiré à votre bureau si vous l’aviez demandé. »

« Ne dis pas cela. Aller à la bibliothèque pour trouver son propre livre a ses propres plaisirs. »

« … Je vois. Je peux comprendre cela. »

Dans la jeunesse de Claudius, son cœur dansait chaque fois qu’il se rendait à la bibliothèque de la ville qu’il appelait autrefois sa maison.

« De toute façon, Claudius, tu es là aussi pour un livre, n’est-ce pas ? »

« Oui. Je cherche un livre à utiliser pendant mes cours avec la princesse Falanya. »

« Ah oui ? J’ai entendu dire que Falanya avait beaucoup étudié ces derniers temps. Qu’est-ce que tu étudies en ce moment ? »

« L’histoire du continent occidental », répondit Claudius. C’est le moment ou jamais d’avoir cette discussion avec Wein. « … Nous aborderons également la nation de Flahms dans un futur proche. »

« Oh, ça…, » Wein poussa un gémissement d’inquiétude.

Il était une fois le royaume fier et prospère des Flahms à l’ouest. Peu de gens dans cette ville étaient au courant de son ascension et de sa chute. Les archives restantes avaient été conservées par les familles royales des nations occidentales ou par les Flahms eux-mêmes. Les récits les plus détaillés appartenaient aux premières et à la famille royale de Natra, à qui les Flahms avaient confié leurs archives.

« Que conseillez-vous ? Selon la tradition, ces événements doivent être enseignés par un membre de la famille royale de la même lignée. »

Wein réfléchit quelques secondes. « … Ce devrait être le rôle de mon père, mais je le ferai. »

« Dans ce cas, je vous informerai le moment venu », répondit Claudius en s’inclinant respectueusement.

Le précepteur continua à discuter avec Wein de sujets sans importance, tout en rassemblant le matériel nécessaire aux leçons de Falanya. La plupart des autres représentants du gouvernement n’auraient pas osé engager une conversation banale avec le prince, ils se seraient prosternés devant lui — comme ils le faisaient maintenant qu’il dirigeait Natra. Claudius, lui, savait que Wein aimait ce genre de choses avec ses vassaux.

Pas seulement le prince, mais toute la famille.

L’unité interne était primordiale pour un petit pays comme Natra. Après tout, le pays serait anéanti en un instant s’il ne parvenait pas à s’unir lorsqu’une menace étrangère se présentait. C’est pourquoi chaque génération de la famille royale aimait rencontrer autant de gens que possible. Ils savaient que la communication directe et la compréhension mutuelle étaient le meilleur moyen de tisser des liens.

Ils peuvent évaluer le type de personne à qui ils ont affaire et la charmer par leur personnalité… Je suppose qu’il serait offensant de les comparer à des escrocs.

Wein en aurait ri et l’aurait pris au sérieux. Sauf exception, et tant que l’on agissait avec une certaine courtoisie, le jeune prince pardonnait à peu près tout avec un sourire.

Et cette courtoisie ne profite qu’à tous les autres. Son Altesse se fiche éperdument de sa position et de son autorité. Même au sein de la famille royale, c’est une exception.

Claudius avait été le tuteur de Wein pendant son enfance, et le garçon était déjà remarquable à l’époque. Il était manifestement brillant, et ses processus de pensée, ses systèmes de valeurs et sa perspicacité étaient également particuliers. Wein avait laissé Claudius ébranlé plus d’une fois ou deux.

… Même avec l’incident avec Sirgis. Je me demande à quoi pensait Son Altesse lorsqu’elle a accepté le vassal de la princesse Falanya.

Sirgis était l’ancien premier ministre de Delunio. Les manigances de Wein l’avaient fait tomber du pouvoir et l’avaient chassé de son pays. Quelques jours auparavant, il était arrivé à Natra à l’invitation de la princesse Falanya. Peu après leur rencontre, Sirgis était devenu son vassal.

Cette situation avait mis la cour impériale dans une spirale. Tout le monde savait que la princesse Falanya se consacrait à ses études pour pouvoir aider son frère. Avant cela, elle n’avait pour seuls assistants que quelques servantes et Nanaki, un Flahm. C’est ce qui l’avait poussée à choisir secrètement quelqu’un pour l’aider dans les affaires politiques… Quoi qu’il en soit, l’apparition soudaine d’un ex-Premier ministre étranger ne pouvait que créer le chaos.

Claudius avait été tout aussi choqué. C’est lui qui avait indiqué à Falanya où se trouvait le Premier ministre à la retraite, mais il n’aurait jamais pu imaginer qu’elle le convaincrait de servir sous ses ordres. Il était impressionné de découvrir que le sang royal était aussi fort en elle qu’en Wein.

Cela dit, Claudius ne pouvait pas rester sans rien faire dans son état de sidération. Même si Falanya n’était pas encore au niveau de Wein, elle franchissait régulièrement des étapes. Et elle avait nommé quelqu’un qui avait une vendetta personnelle contre Wein. Plusieurs vassaux commençaient déjà à s’inquiéter de son cercle grandissant, ce qui ne manquerait pas de provoquer une guerre de factions.

De leur point de vue, plus tôt Wein critiquerait la nomination de Sirgis, mieux ce serait. Il était de notoriété publique que les frères et sœurs étaient proches, et ils avaient donc supposé que Falanya n’aurait d’autre choix que d’obtempérer si son frère essayait de l’en empêcher.

Mais le prince Wein n’a pas tenté de l’en empêcher. Certains pensent que c’est parce que leur relation est si forte qu’il ne peut se résoudre à gronder sa petite sœur, mais…

Le prince était-il si doux que son amour pour sa sœur l’empêcherait d’aller à son encontre ? N’était-il pas un prince aussi froid que la glace, malgré son caractère doux ?

C’est pourquoi Claudius savait que Wein était persuadé de pouvoir gérer la croissance de la faction de Falanya et les manigances de Sirgis. Et Claudius parierait que les véritables intentions de Wein seraient indéchiffrables pour le commun des mortels.

« … »

La fenêtre s’était soudainement obscurcie. Les traits de Wein étaient dans l’ombre. C’était comme regarder dans l’abîme.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Claudius ? »

« … Rien. Veuillez m’excuser. Il semble que je sois fatigué. » Claudius secoua la tête. Ce fut terminé en un instant. En un clin d’œil, l’expression de Wein redevint douce.

« Falanya et moi allons bientôt devenir ambassadeurs à l’étranger. Prends soin de toi pour qu’elle n’ait pas à s’inquiéter pour toi. »

« Bien sûr… Allez-vous tous les deux assister au rassemblement des élus ? »

« Je serai au Rassemblement, mais Falanya se rend à une réunion avec d’importants dirigeants qui aura lieu en même temps. »

Le rassemblement des élus. Une conférence organisée par Levetia, la religion qui dominait le continent occidental. Les dirigeants connus sous le nom de « Saintes Élites » se réunissaient pour discuter de divers sujets concernant la religion. Elle se tenait habituellement au printemps, mais pour des raisons de calendrier, elle avait été reportée à la fin de l’automne.

« Je n’ai pas eu l’occasion de parler à toutes les Saintes Élites lors de ma dernière participation, c’est donc l’occasion ou jamais. J’ai parlé de stratégie avec les vassaux, et j’avoue qu’il est tentant de favoriser les relations avec l’Occident. »

Claudius acquiesça. Depuis plusieurs années, Natra progressait à une vitesse accélérée, et le fait d’être pris en sandwich entre l’Empire de l’Est et toutes les nations de l’Ouest signifiait qu’ils ne pouvaient pas rompre les liens avec l’un ou l’autre camp — du moins, pas pour l’instant.

« En tout cas, essayez d’éviter les mêmes problèmes que la dernière fois. »

« Gah. » Wein avait l’air un peu honteux, faisant son âge pour une fois.

La nation voisine de Cavarin l’avait invité au dernier rassemblement, et après une série de rebondissements, Wein avait fini par fuir leur capitale et s’opposer à leur armée. Il avait ses raisons, mais il ne faisait aucun doute que ses actions n’avaient pas été exemplaires.

« Ne t’inquiète pas. Tout se passera bien », déclara Wein avec un sourire forcé.

« J’aimerais le croire. Cependant, la vérité est que nous n’avons pas eu un seul instant de paix depuis que vous êtes devenu régent, Votre Altesse. »

« … »

Claudius avait raison, les ennuis semblaient toujours être au coin de la rue. Wein marqua un temps d’arrêt avant de reprendre la parole avec une détermination nouvelle.

« S’il semble que ce voyage prenne une mauvaise tournure, j’irais à l’église et je prierai. »

« … Bien sûr. »

Au cours du troisième automne, depuis que le prince Wein de Natra avait été nommé régent, il était parti avec la princesse Falanya pour assister pour la deuxième fois au rassemblement des élus. Certains documents historiques affirmaient que le prince s’était arrêté dans une église sur le chemin du retour et s’était aspergé d’eau bénite, mais la véracité de cette affirmation reste incertaine.

***

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, informez-nous en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur Ctrl + Entrée s’il vous plaît. Il est conseillé de se connecter sur un compte avant de le faire.

Laisser un commentaire