Le manuel du prince génial pour sortir une nation de l’endettement – Tome 6 – Chapitre 5

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Chapitre 5 : Au bout de l’arc-en-ciel

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Chapitre 5 : Au bout de l’arc-en-ciel

Partie 1

« Maître Legul ! Flotte ennemie détectée ! »

« Ils sont enfin là… »

Dans la cabine de son capitaine, Legul avait pris le rapport de son subordonné les yeux fermés et se leva lentement. Il quitta la pièce pour s’avancer sur le pont. L’air salé lui caressa la joue. Il y avait quelques nuages dans le ciel, mais le temps était généralement clair.

Une brise légère soufflait du sud, et les vagues roulaient à la surface de l’eau.

Il regarda autour de lui, des navires en ligne ordonnée, au nombre de soixante-cinq. Chacun était un navire à voiles. Ils représentaient la quasi-totalité de l’arsenal en possession de Legul.

Les yeux de Legul s’enfonçaient dans l’horizon. De minuscules ombres jaillissaient de la mer.

Des bateaux. Tous se dirigeaient vers lui.

« Quarante-cinq… cinquante… Ils ont environ cinquante navires ! Toutes des galères ! »

La flotte ennemie. En d’autres termes, l’armée de Felite.

Ils étaient presque à égalité. D’après les informations glanées lors des enquêtes précédentes, c’était le mieux que les Kelils pouvaient faire.

« Pensent-ils qu’ils vont gagner ? »

Le vainqueur de cette bataille prendra le contrôle de l’archipel de Patura. Il n’y aura pas d’égalité. Une flotte atteindrait la gloire, et l’autre mourrait.

« Choisir ce jour pour notre bataille décisive… »

Les jours étaient venteux.

Comme Rodolphe, Felite s’approchait du noyau de voiliers de Legul avec une flotte entière de galères. Son jeune frère serait désavantagé si des vents forts agitaient la mer, ce qui expliquait pourquoi il avait choisi d’organiser leur bataille finale un jour où l’air était relativement calme. Felite avait dû penser qu’il perdrait sa chance de gagner s’il attendait plus longtemps.

« … Pathétique. Il ne sait même pas ce qui l’attend, » railla Legul. Il avait levé une main.

Les soixante-cinq vaisseaux avaient commencé à bouger, unifiés.

 

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La flotte de Legul était entrée en action.

Felite les avait repérés depuis son vaisseau amiral, tremblant instinctivement.

« Êtes-vous nerveux, Maître Felite ? » demanda Apis à côté de lui.

Felite avait hoché la tête. « Oui. Je le suis. »

Plus d’une centaine de vaisseaux s’écraseraient les uns contre les autres en une seule bataille décisive. Des batailles d’une telle ampleur n’avaient pas encore existé dans l’histoire de Patura.

« … Je pensais que je succéderais à mon père après le bannissement de Legul. Cependant, je n’ai jamais eu l’intention de me faire un nom. »

Tout ce que Felite voulait, c’était que son règne soit pacifique, et pourtant il se faisait un nom dans les livres d’histoire.

« Il semble que la vie ne se déroule pas toujours comme prévu, » avait-il noté.

« Je ne pourrais pas être plus d’accords. »

Felite avait fait une grimace. C’était inattendu. S’il était l’un des dieux, il pourrait probablement éviter complètement cette bataille et ramener l’ordre. En tant que simple mortel, cependant, il n’avait d’autre choix que de surmonter l’épreuve qui se présentait à lui.

« Envoyez un message à chacun des Kelils : nous suivrons le plan et le mènerons à la victoire. »

 

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La bataille allait être un combat — avec un léger avantage du côté de Felite.

La stratégie de base n’avait pas changé : frapper les navires avec des béliers navals et s’approcher de l’ennemi pour engager un combat au corps à corps. De plus, le vent et les vagues étaient faibles, ce qui donnait l’avantage aux galères de Felite.

Emelance, Sandia et Voras avaient l’expérience du style de combat de Legul et partageaient des informations entre eux. Les voiliers de l’ennemi ne devaient pas être sous-estimés.

Tout cela les mettait dans une position avantageuse. Malgré tout, leur faible avance pouvait être attribuée au fait que Legul avait privilégié la défense à l’attaque.

« … Il mène une guerre d’usure, » murmura Emelance en commandant ses vaisseaux.

Il avait supposé que cela pourrait arriver. Si les forces de Felite attaquaient alors que le vent était faible, l’ennemi renforcerait ses défenses et attendrait que le vent change de direction.

Une guerre d’usure sera dure pour les galères.

Comme les galères fonctionnaient à la force du poignet, les marins devaient ramer avec de lourdes rames. Naturellement, les batailles prolongées épuisaient les hommes, émoussant leurs mouvements. La charge imposée aux voiliers était très différente.

À ce rythme, nous devrons finir la bataille avant que notre fatigue n’atteigne son maximum.

Même s’il était minuscule, un avantage était un avantage. L’ennemi subissait des dommages, bien que lentement. Les forces de Felite gagneraient si cela continuait.

Cela dit, Legul ne se contenterait pas d’encaisser les coups. Emelance s’était demandé ce que l’homme pouvait bien faire.

« Le champ de bataille…, » avait-il observé, « se déplace vers le sud. »

 

« L’Armada 5 subit des dégâts ! »

« La flotte de Voras est à proximité de l’Armada 11. Ils ne peuvent pas bouger ! »

« Les vaisseaux ennemis ne ralentissent pas ! »

Legul avait été bombardé de rapports de chaque armada levant des drapeaux de détresse. Presque toutes avaient signalé qu’elles étaient repoussées. Cependant, il n’était pas le moins du monde intimidé.

Ils n’avaient même pas encore perdu dix navires. Cela s’expliquait par le fait que les forces de Legul s’étaient concentrées sur le maintien d’une distance sûre avec l’ennemi, l’évitement de ses attaques et le maintien d’une position défensive.

Si cent navires s’agglutinaient, ils finiraient par être immobiles. La mer deviendrait un fouillis congestionné et se transformerait temporairement en un puzzle de navires. Si cela se produisait, les armées s’engageraient dans un combat rapproché, et même Legul ne serait pas en mesure de dire de quel côté pencherait la bataille.

Legul s’était donc assuré que ses vaisseaux gardent leurs distances. Cela minimiserait les dommages qu’ils subissent et lui donnerait la possibilité de changer de cap si nécessaire. Cela signifiait, bien sûr, que les forces de Felite subiraient encore moins de dommages — mais les détruire n’était pas l’objectif de Legul.

« C’est presque l’heure. »

Lorsque Legul avait ordonné à ses navires de maintenir leur distance, il leur avait donné un autre ordre : avancer vers le sud, en prétendant qu’ils le faisaient pour éviter les attaques de l’ennemi.

« Ils ont dû comprendre que c’est trop tard maintenant. »

Legul avait remarqué quelque chose avant le début de la bataille. Après tout, le vent et les vagues lui avaient parlé.

Quelque chose avait été transporté par les vents du sud. Des nuages sombres et lourds étaient apparus.

Tout comme quand il avait fait tomber Alois.

« Tu as perdu, Felite. »

 

Une tempête du dragon.

La tempête saisonnière était arrivée sur le champ de bataille navale.

 

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Le cours de la bataille avait changé en un instant. La tempête du dragon avait fait tomber une pluie battante, et les vents déchaînés avaient soulevé des vagues violentes et fracassantes.

Les galères ne s’en sortaient pas bien dans les eaux agitées. Une surface lisse permettait aux marins de synchroniser leurs rames. Lorsque les vagues tournaient et que l’eau de mer éclaboussait les ports des rames, cela perturbait leur élan vers l’avant.

« Sire Edgar ! Les navires alliés signalent par des drapeaux qu’ils sont incapables d’avancer ! »

« Avec le vent et les vagues, il ne faudra pas longtemps avant que notre propre navire subisse le même sort ! »

« Calmez-vous ! On va faire tout ce qu’on peut pour s’en sortir ! » Edgar fit claquer sa langue en réprimandant ses subordonnés qui faiblissaient. « Des vents violents sont difficiles pour naviguer même pour un voilier, mais… »

Si les deux camps avaient des flottes composées uniquement de galères, ils auraient battu en retraite pour réessayer plus tard. Cependant, la flotte de voiliers de Legul avait utilisé ce vent pour percuter les galères de Felite. Comme ses forces le voyaient, les bateaux immobiles étaient des cibles de choix. Les rôles d’attaque et de défense étaient inversés, et les navires de Felite avaient commencé à couler sans même pouvoir se protéger.

« Oh, comme il nous méprise… ! »

Le vaisseau amiral de Legul n’était pas le seul à se déplacer dans la tempête, sa flotte de partisans avait retourné la situation à leur avantage. Quelle quantité de génie avait-il accumulée, et comment formait-il ses subordonnés ? La seule chose claire était qu’il détestait Patura.

« Tu nous as sous-estimés, Legul ! Notre nouveau Ladu va totalement te désarmer — ! »

 

C’est étrange, pensa Legul.

La tempête lui avait donné l’avantage. Cela faisait partie du plan.

La réponse de son adversaire, cependant, avait été beaucoup plus rapide que prévu. L’ennemi n’avait pas semblé faiblir, il s’était obstiné. C’était comme si les forces de Felite avaient su depuis le début que la tempête arrivait.

Ridicule. C’est impossible.

Prédire le temps à partir du vent et des vagues n’était pas une compétence inhabituelle chez les marins. Personne sur cette terre, cependant, n’avait réussi à le faire avec le même niveau de précision que lui.

Sans compter que personne ne défierait ce type de tempête, connaissant la météo. Aucun des navires ennemis n’a de voiles ou de mâts. Ils doivent avoir réalisé qu’ils n’ont aucun moyen de capter le vent.

Il y avait des galères avec des mâts et des voiles qui leur permettaient de se déplacer au gré du vent. Les navires de Felite, cependant, étaient entièrement dirigés par des avirons. L’absence de poids supplémentaire dû aux mâts permettait aux bateaux d’être agiles.

C’est pourquoi je ne pense pas qu’ils ont prédit la tempête du dragon. C’est pourquoi j’avais prévu de gagner cette guerre en tenant bon jusqu’à son arrivée. Mais si l’ennemi l’a vu venir…

Son adversaire aurait pu intentionnellement renoncer aux voiles et aux mâts pour faire croire à Legul qu’il n’était pas au courant de la tempête du dragon et l’entraîner plus loin sur le champ de bataille.

« — »

C’était idiot. Impossible. Il était impossible que l’ennemi ait quelqu’un qui puisse lire le vent aussi bien. De plus, leurs efforts étaient inutiles. Les navires de Felite devraient être engloutis par le vent et se retrouver en position désavantageuse. Si l’ennemi pouvait prédire la direction du vent, il aurait dû utiliser cette connaissance pour échapper à Legul.

Il était clairement en train de trop réfléchir. Legul avait relevé la tête pour regarder le ciel du sud.

« … Qu’est-ce que c’est ? »

Il lisait le vent, et son génie naturel lui permettait de repérer une anomalie.

« Quelque chose se prépare… »

Des frissons lui parcouraient l’échine. Le vent soufflait en rafales assez fortes pour déchirer les voiles.

Non, c’était autre chose. C’était une vague, qui menaçait d’engloutir le vaisseau.

Attendez. Ce n’était pas ça non plus.

Quoi que ce soit, c’était presque sur eux.

« Qu’est-ce que c’est… ! »

Il avait regardé le nuage sombre qui se tortillait dans le ciel.

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Partie 2

« On va utiliser la tempête du dragon. »

Dans la salle de conférence, Felite avait parlé aux cinq Kelils et à Wein, qui était assis en bout de table.

« Legul sera capable de prédire la tempête du dragon, vu qu’il est plein de ressources et qu’il a utilisé cette méthode exacte pour mener à bien ses actes odieux envers mon père. Nous utiliserons cela contre lui. »

« … J’ai du mal à le croire, » dit Sandia. « La tempête du dragon est un phénomène naturel qui survient sur un coup de tête. Comment le plus grand des marins pourrait-il prévoir une telle chose ? »

« C’est tout à fait possible pour cet homme. Sa capacité à lire le vent est étrange, » répondit Edgar, exprimant son accord avec Felite.

Le reste des Kelils savait qu’Edgar n’était pas du genre à exagérer. Ils tremblaient de peur devant la puissance de Legul.

Voras avait posé une question. « Alors, Maître Felite. Si nous utilisons la tempête du dragon contre lui, devrons-nous défier Legul au combat le jour où elle se produira ? »

Avant que Felite ait eu l’occasion de répondre, Corvino avait émis une objection. « Attendez. Si notre force principale de galères est prise dans la tempête du dragon, nous serons bloqués sur place. »

« C’est précisément pour cela que nous le faisons, » répondit Voras. « D’après nos nouvelles sources, Vanhelio est derrière Legul, non ? Le temps joue en faveur de l’ennemi. Nous devons leur faire croire que nous entraîner dans une bataille décisive leur apportera une victoire certaine. »

« Je vois… Donc, nous allons engager la bataille le jour de la tempête de dragon exprès et vaincre Legul avant qu’il n’arrive, » dit Emelance avec un hochement de tête.

Edgar avait froncé les sourcils. « J’ai des questions. Premièrement, comment pouvons-nous prédire la tempête du dragon ? Deuxièmement, comment pourrons-nous vaincre Legul avant son arrivée si c’est exactement le contraire de ce qu’il veut ? »

Les amiraux de la mer avaient gémi. La première question était impossible. Le second n’était guère plus réalisable. Cette stratégie ne semblait en aucun cas concevable.

Felite leur avait fait face. « Prédire la tempête du dragon est en effet possible. Deux se sont déjà produites alors que nous nous préparions au combat, et j’ai réussi à les détecter toutes les deux à l’avance. »

« Quoi ? »

« Quand avez-vous appris à faire ça ? »

Felite avait secoué la tête vers les Kelils. Il avait sorti une épaisse liasse de papier.

« Il ne s’agit pas d’une question quant à mes propres capacités. En compilant les informations contenues dans ces documents enregistrés par le Zarif, j’ai pu analyser les présages de la tempête du dragon, » avait admis Felite. « En partageant ces documents, de nombreuses personnes seront en mesure de reconnaître les précurseurs de la tempête du dragon. Cela augmentera notre précision et nous permettra de déchiffrer le meilleur moment pour commencer la bataille. »

« Je vois… Même si nous ne pouvons pas nous attaquer à Legul seuls, nous pouvons le faire en groupe, » murmura Voras, admiratif.

Felite acquiesça. « Il y a encore un point à discuter. L’objectif de cette stratégie n’est pas de conclure la bataille avant l’arrivée de la tempête du dragon. Nous terminerons ce combat après avoir surmonté cette tempête spéciale. »

« Surmonter quelle tempête spéciale… ? »

Felite avait sorti une nouvelle série de documents et les avait distribués. « … C’est le prince Wein qui a découvert et compilé ces documents parmi les archives. Moi aussi, j’ai été surpris. »

Les Kelils regardèrent Wein, puis les documents. Ils les feuilletèrent avec précaution, les yeux s’agrandissant au fil des phrases.

« Ce n’est pas possible… »

« Ces choses arrivent-elles vraiment ? »

« Hmm, ah, bien… »

Ils avaient commencé à s’agiter.

« C’est un pari. » Tous les regards se tournèrent vers Wein, qui affichait un sourire hautain. « Si ces informations sont correctes, toutes les conditions pour une tempête spéciale sont réunies. On peut s’attendre à ce qu’elle éclate bientôt. En théorie, du moins, d’après les registres. »

Un pari. Étaient-ils prêts à risquer des centaines — voire des milliers — de vies pour des informations écrites sur des feuilles de papier ?

« Maître Felite, croyez-vous que c’est vrai ? » demanda Edgar humblement.

Felite avait hoché la tête. « Oui, je le crois, » avait-il déclaré. « L’histoire collective des Zarifs est authentique. Et je vais utiliser cette bataille pour le prouver — . »

 

+++

 

« Maître Felite ! »

« Je le sais ! »

Regardant le ciel inhabituel depuis son vaisseau amiral, Felite avait serré sa main en un poing serré et nerveux.

 

« Il existe un type particulier de tempête du dragon qui ne se produit qu’une fois, avant de réapparaître après plusieurs décennies. Les présages de son arrivée comprennent une augmentation inhabituelle des jours de vent, des températures plus élevées et des plantes qui fleurissent plus tôt que les années précédentes. »

 

« Sire Corvino ! Nos vaisseaux alliés ne peuvent tenir plus longtemps ! »

« Encore un peu ! » Corvino avait répondu à ses subordonnés en regardant le ciel.

 

« Il y avait quelque chose qui correspond à vos légendes. Auvert utilisa sa lance d’or et son bouclier blanc argent pour terrasser le dragon des mers qui ravageait l’océan. »

 

« Le bateau d’Emelance n’a pas encore coulé, n’est-ce pas !? »

« Correct, Sire Sandia ! Le vaisseau amiral de l’armada d’Emelance est toujours en bonne forme ! »

En regardant les vaisseaux qui chaviraient, Sandia fit claquer sa langue et laissa échapper un soupir de soulagement.

 

« Il y a des mythes qui sont fondés sur la vérité. Cela pourrait être le cas pour ces documents ici. Le dragon des mers est une drôle de tempête. La lance d’or est le rayon du soleil qui se déverse du ciel. Le bouclier blanc-argenté est la surface de l’océan qui brille contre le soleil. Tout cela concourt à créer un phénomène étrange. »

 

« Ce sont les avantages d’une longue vie, » dit Voras avec un petit sourire. « Je ne peux pas dire que j’aurais pensé être un jour témoin d’un tel spectacle. »

 

« — Une accalmie. »

 

Le vent s’était calmé.

 

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Pendant un moment, Legul n’avait pas compris ce qui se passait.

Les nuages sombres au-dessus de lui s’étaient dispersés. Il pouvait voir tout cela. Bien que les nuages se soient dissipés, le vent était resté. Tant qu’il l’avait, il avait l’avantage.

Sauf que le vent s’était calmé.

« Bon sang… C’est quoi ce bordel ? »

La surface de l’eau reflétait les rayons du soleil, et la mer auparavant turbulente s’était calmée. C’était comme s’ils étaient soudainement transportés dans un nouveau monde.

Une accalmie. C’était une période où tous les vents s’apaisaient en mer. Même Legul n’aurait pas pu prédire que ce phénomène se produirait après que la tempête du dragon se soit calmée.

Et si Legul ne pouvait pas le percevoir, personne au monde ne le pouvait.

Enfin, c’est ce qu’il pensait.

« Maître Legul ! La flotte ennemie se prépare à attaquer ! »

« Ngh- ! » Legul les avait regardés. Maintenant que la tempête s’était calmée, les galères se dirigeaient vers chacune de ses armadas. Un mouvement aussi audacieux ne lui laissait pas d’autre choix que de supposer qu’elles avaient prédit la période d’immobilité.

S’ils savaient que ça allait arriver, ça explique leurs actions ! Mais comment ? Comment ont-ils compris quelque chose que je n’ai pas compris !?

Legul n’en avait aucune idée. Il n’avait jamais lu les documents transmis par les générations de Zarif. Son talent ne lui donnait aucune raison d’y songer. Il n’avait donc aucun moyen de connaître la vérité : les connaissances glanées dans l’histoire des Zarifs dépassaient de loin ses propres compétences.

— Quoi qu’il en soit, même s’il n’était pas conscient de ce qui se passait, il avait fait face à la situation et avait donné ses ordres.

« Envoyez un drapeau de signalisation ! Tous les navires doivent se retirer de la zone ! »

Legul était un homme suffisant. Sa fierté le faisait réfléchir à deux fois avant de tourner le dos et de fuir l’ennemi. Sa voix de la raison, cependant, étouffait l’envie de se battre jusqu’au bout. Même maintenant, son ressentiment lui donnait une perspective plus large.

« Nous devons nous replier ! Sortez les rames ! Nous allons nous cacher sur les petites îles derrière nous et… »

« Maître Legul ! » s’écria l’un des subordonnés.

« Quoi encore ? » Legul se tourna vers l’homme et remarqua qu’il regardait derrière eux. Legul jeta un coup d’œil vers l’océan.

Ses yeux s’étaient agrandis.

« Quand est-ce que ça s’est passé… !? »

 

Dans l’étendue de l’océan, cinq navires portant l’emblème de Natra avaient navigué comme pour leur faire un blocus.

 

+++

 

« J’ai peur de ne pouvoir vous laisser aller nulle part. »

Cinq vaisseaux naviguaient sur la mer. À bord du vaisseau amiral, Wein esquissa un sourire insolent et fixa la flotte de Legul.

« De penser que le champ de bataille se déplacerait aussi loin en mer, » murmura Ninym, surprise, à côté de lui.

Les cinq navires sous le commandement de Wein avaient contourné la zone de l’océan depuis avant le début de la bataille. La flotte était secrètement stationnée dans la zone pour empêcher Legul et ses forces de s’échapper.

« La tempête du dragon souffle toujours du sud vers le haut. Ce qui signifie que l’ennemi essaiera de nous coincer sur le champ de bataille pour que nous soyons touchés par la tempête en premier. Si c’est comme ça, nous devons juste prévoir quand elle nous frappera et nous mettre à l’abri pour résister à la tempête. »

Wein avait fait en sorte que cela semble si facile, mais Ninym savait que ce n’était pas si simple.

Il devait calculer à quelle vitesse toutes les forces allaient se déplacer sur l’ensemble du champ de bataille et la progression de la tempête qui se développait. De plus, il devait cacher ses navires dans l’ombre des îles voisines. Elle s’était dit qu’il était un monstre.

« … Mais si tu en savais autant, j’aurais préféré que tu ne montes pas toi-même à bord et ne sois pas en danger. »

« Ne sois pas comme ça. Je n’ai fait ça que pour aller jusqu’au bout de la bataille. Je ne pense pas que Felite reviendra sur notre accord ou quoi que ce soit, mais je ne suis pas sûr que nous ayons complètement gagné les Kelils. C’est pourquoi nous devons leur rappeler de manière évidente que Natra est celle qui est venue à leur secours. »

« Mais tu es d’accord pour sauter sur un bateau de secours s’ils s’approchent de nous, non ? »

« Évidemment, » dit-il. « Il n’y a pas un seul combattant sur ces vaisseaux. »

Les cinq bateaux ne contenaient que le strict minimum de marins — des apprentis qui n’avaient aucune expérience des navires de guerre. Wein leur avait donné l’ordre de fuir si un navire ennemi approchait. Ils n’étaient là que pour contenir Legul et rien de plus.

 

 

« Tu crois qu’ils ont remarqué ? »

« On pourrait le penser. » Wein sourit. « Savoir que tu ne peux pas éviter quelque chose, ça craint vraiment. »

***

Partie 3

« Calmez-vous ! C’est juste une tactique pour faire peur ! » lança Legul à ses subordonnés en panique. « Si c’était des navires de guerre, ils les auraient mobilisés plus tôt ! Ce ne sont que des voiliers ! Nous n’aurons aucun problème pour passer à côté d’eux ! »

L’équipage s’était calmé, mais sa voix n’avait atteint que le vaisseau à bord duquel il se trouvait. Les autres de la flotte avaient été ébranlées par la vue de l’ennemi soudainement derrière elles, ne parvenant pas à se redresser, et les Kelils profitaient de chaque brèche dans leurs défenses.

« Maître Legul ! Nos vaisseaux alliés sont… ! »

Les galères étaient allées attaquer les voiliers qui étaient maintenant à l’arrêt. La flotte de Legul avait quelques rames à bord, mais elles étaient destinées à les aider lorsqu’il n’y avait pas de vent ou qu’ils arrivaient à quai. Les navires n’avaient aucune chance contre une galère en termes de mobilité.

« Grr… ! Dites-leur de tenir bon ! Cette accalmie ne va pas durer longtemps ! »

Les sens de Legul lui indiquaient que le vent allait bientôt revenir, mais l’ennemi devait aussi en être conscient. Est-ce que son camp sera vraiment capable de tenir le coup ?

« Le vaisseau amiral ennemi ! Il se rapproche ! »

Legul avait entendu son subordonné et avait regardé l’océan en sursautant. Il y avait vu une seule galère qui se rapprochait férocement.

« Felite… ! »

Felite voyait-il là une occasion parfaite pour venir chercher l’amiral ennemi ? Maintenant que Legul avait perdu le commandement de ses forces, personne n’était là pour empêcher le passage de Felite.

« Ne crois pas que cela signifie que tu peux me sous-estimer ! »

Un vent soufflerait bientôt de l’arrière gauche. Un seul vent arrière.

Il y arriverait à temps. Le vent remplira les voiles, et il pourra tout juste éviter que la galère ne le percute de plein fouet. Après ça, il n’aura qu’à utiliser cette même rafale pour reculer.

Encore cinq secondes !

Legul avait commencé à compter. Le bateau arrivait. Encore un peu de temps…

Le vent avait commencé à souffler.

« À tribord ! »

Le navire avait tourné à droite, et chaque voile avait été gonflée par le vent.

Nous l’avons fait.

Puis, sous ses yeux, la galère avait tourné sa proue vers lui, comme si elle avait prévu ce mouvement depuis le début.

« Ce n’est pas comme ça que je voulais te rattraper, mon frère — ! »

La galère de Felite avait percuté le côté du voilier de Legul.

 

+++

 

On l’a seulement effleuré — !

La charge avait été parfaitement chronométrée, mais, soit par le caprice du vent et des vagues, soit par l’entêtement de Legul, le bélier naval de Felite n’avait pas réussi à percer la coque du voilier de Legul, mais avait plutôt découpé son extérieur.

Selon toute vraisemblance, le flanc se briserait bien assez tôt, et le navire coulerait. Mais connaissant les compétences de Legul, il y avait une chance qu’il se retire du champ de bataille avant que cela n’arrive.

On n’y a pas le temps pour mettre de la distance entre nous et charger à nouveau ! Il va s’échapper à moins que je ne l’achève ici !

Déterminant rapidement que c’était le cas, Felite s’était retourné et avait appelé son équipage.

« Lancez les grappins ! On va s’attacher à leur bateau et se mettre à côté ! »

« “RAAAAAH !” »

Les marins avaient jeté les crochets par-dessus bord du navire de Legul. L’équipage ennemi avait essayé de couper les cordes et de les secouer, mais l’assaut était si écrasant qu’il avait rendu leurs mouvements léthargiques. Les deux navires s’étaient retrouvés côte à côte.

« Tout le monde, dégainez vos épées ! » cria Felite. « Abordez le vaisseau ennemi ! »

Les hommes dégainèrent leurs armes, traversèrent le pont en courant et montèrent à bord du navire adverse.

« Apis, reste ici et prends les choses en main ! »

« Attendez, Maître Felite !? » Apis était restée derrière, déconcertée, alors que Felite sautait sur le vaisseau de Legul.

« Où est-il… !? » s’insurgea Felite.

Les marins avaient déjà commencé à se battre autour de lui, les épées s’entrechoquant. Felite avait capté ces sons alors qu’il était allé à la recherche de sa cible — .

« Je suis là. »

Dès que Felite s’était retourné vers la voix, une lame nue avait effleuré le bout de son nez.

« Ngh... ! » Felite avait instinctivement fait un bond en arrière, le prenant à revers. La silhouette de son frère aîné, Legul, se tenait juste là. « Frère… »

« C’était quelque chose, Felite. Je n’arrive pas à croire qu’un coup de chance ait pu conduire mon vaisseau dans un coin. »

Même après tout ce qui s’était passé, Legul n’allait pas revenir sur son choix d’aller jusqu’au bout. Il avait jeté un regard furieux à Felite.

« Es-tu monté à bord de mon vaisseau pour essayer de me retenir ici ? C’était une sacrée idée ! »

Legul avait quitté le pont d’un coup de pied. Malgré le balancement du navire, son pied était solide, et il avait balancé son épée vers Felite.

« Penses-tu sérieusement que tu peux m’arrêter !? »

« Gah !? » Felite avait encaissé le poids de l’attaque de Legul avec sa propre épée.

Les deux lames s’entrechoquèrent, des étincelles jaillirent de la friction.

« Qu’est-ce qui ne va pas, Felite !? Tu viens vers moi !? — Prends ça ! »

Un coup puissant avait envoyé Felite voler, avec sa lame. Il était tombé sur le pont. Quand il s’était relevé en titubant, il avait vu du sang couler de sa poitrine. Il avait été blessé.

« … C’est vrai que mon maniement de l’épée n’est pas comparable au tien, mon frère, » avait-il admis. « Tu as toujours été meilleur que moi. »

La coupure avait piqué, mais elle n’était pas profonde. Cela dit, Felite perdrait si le combat se poursuivait plus longtemps. Après avoir diagnostiqué la gravité de son entaille, il avait saisi son épée. « Cependant, je ne cherche pas seulement à te garder ici. Je suis venu pour régler les choses de ma propre main, mon frère. »

« Tu vas finir par mourir ici pour rien. C’est pathétique. » Legul avait souri avec mépris.

Felite avait haleté pour reprendre son souffle. « … Ne penses-tu pas que c’est toi qui es pathétique ? Crois-tu honnêtement que tu puisses fuir les Kelils ? Tu refuses toujours d’abandonner ? »

« Évidemment ! » répondit fièrement Legul. « Crois-tu qu’on peut en finir ici ? Que ma rancune va disparaître !? Je reviendrai, à chaque fois ! Et alors Patura et la Couronne Arc-en-ciel seront à moi ! »

« … » Felite semblait faire le deuil de Legul. Il ouvrit la bouche, ne disant rien, puis la referma. « Frère… il y a une chose que je dois te dire. »

« Quoi ? »

« J’ai moi-même cassé la Couronne Arc-en-ciel. »

Legul avait arrêté de bouger.

Ils pouvaient entendre la bataille se poursuivre autour d’eux, mais les deux hommes se regardaient comme s’ils étaient les seules personnes au monde.

« Qu’est-ce… que… tu… as… dit… ? »

« Il n’y a plus rien de ce que tu désires dans ce pays — ou continent. »

« … Quel enfer ! Pourquoi la Couronne Arc-en-ciel se fracturerait-elle ? C’est de Patura lui-même, transmis par les dieux ! »

« Ce n’est pas le cas ! C’est juste une coquille normale ! D’ailleurs, personne n’en a plus besoin ! S’il te plaît, ouvre les yeux ! L’ancien toi avait les yeux fixés sur un avenir meilleur ! »

« Ferme-la ! Ferme-la ! Ferme-la ! J’en ai assez ! Parler avec toi me fait perdre mon temps ! Tout ce que j’ai à faire, c’est te tuer et découvrir la Couronne Arc-en-ciel ! »

Legul avait préparé son épée. Cette situation avait glacé son sang.

Felite pouvait sentir une rage meurtrière irradier de son corps.

Les mots n’atteindraient plus son frère. Felite s’était renforcé, stabilisant son épée.

La tension était montée. Ils n’avaient pas rompu le contact visuel ou respiré, attendant le moment parfait. Et puis… le côté grinçant du bateau qui avait pris le gros de l’attaque avait commencé à se fendre.

Les deux hommes s’étaient élancés du pont simultanément.

Le corps du vaisseau avait explosé.

Les embruns des vagues pleuvaient entre eux.

Deux ombres humaines, deux épées, s’étaient approchées plus vite que le vent pour prendre la vie, et — .

« “— ” »

Il y eut à ce moment-là une illusion momentanée née de la brume et du soleil.

Les yeux de Legul avaient aperçu l’arc-en-ciel. Les yeux de Felite avaient regardé au-delà.

 

L’épée de Felite avait tranché proprement le corps de Legul.

 

+++

 

Legul avait regardé l’épée qui le transperçait avec des yeux sans émotion.

Il avait l’impression que la blessure était en feu, ses bras et ses jambes perdant toute chaleur.

Je suis en train de mourir, pensa-t-il. Son épée lui avait glissé des mains.

Quand il avait levé les yeux, l’arc-en-ciel était toujours là. Il avait tendu le bras pour l’attraper, mais il avait disparu avant que ses doigts ne puissent le toucher.

Maintenant que j’y pense… Il a fait la même chose quand il était petit.

Il y a combien de temps ? Legul se souvenait avoir grondé son frère et lui avoir dit d’arrêter de faire des choses aussi stupides.

Puis un souvenir de cette époque avait éclaté dans son esprit comme une bulle.

« Tu détestes les arcs-en-ciel, mon frère ? »

« Uh-huh. Je ne pardonnerai jamais aux arcs-en-ciel — ou à la couronne arc-en-ciel — d’avoir détourné l’attention de moi. Quand je serai le souverain de Patura, je réduirai ce trésor en pièces. »

« Mais tout le monde va se mettre en colère ! »

« Tout ce que je dois faire, c’est devenir un homme qui vaut plus que la Couronne Arc-en-ciel. Attends un peu, Felite. Je ne m’arrêterai pas à Patura, je contrôlerai toutes les masses d’eau du continent et je verrai ce qui se trouve au bout de l’océan ! »

Les yeux de Felite avaient brillé alors qu’il faisait des bonds. « S’il te plaît, emmène-moi ! »

« Seuls moi et les meilleurs des meilleurs peuvent naviguer sur mon navire. Penses-tu sérieusement que je te laisserais monter à bord ? »

« Alors je deviendrai aussi le meilleur ! Je serai un grand marin digne de ton navire ! »

« Hmph. Tu n’as aucune chance. » Legul se moqua de lui, puis baissa la voix pour chuchoter. « Eh bien, si cela se produit, je pense que je vais y réfléchir. »

La mémoire n’allait pas plus loin — juste une bobine insignifiante du passé.

Après tout, leurs chemins s’étaient séparés il y a longtemps.

« Maître Felite ! Veuillez revenir ici rapidement ! »

La subordonnée de son frère criait quelque chose. L’eau de mer avait commencé à se déverser dans la blessure béante du bateau. Il allait bientôt couler.

« Frère… » Felite avait levé la tête.

Ses joues étaient-elles mouillées par les projections d’eau de mer ?

Ça n’avait pas vraiment d’importance.

« Crois-tu vraiment que tu m’as rattrapé ? » Legul avait attrapé la nuque de Felite. Sa main s’était enfoncée dans sa peau. « — Espèce d’idiot. Tu vas devoir t’entraîner pendant un autre siècle avant de pouvoir mettre le pied sur mon vaisseau. »

« Frère — . »

Le corps de Felite était passé par-dessus bord.

Au même moment, le voilier avait commencé à couler. Les guerriers des galères avaient sauté en masse vers leur navire.

Legul Zarif avait sombré avec le navire, et il n’était jamais remonté des eaux.

 

En fin de compte, les forces de Felite Zarif avaient été les vainqueurs de la bataille navale qui avait vu la mobilisation de plus de cent navires, et il s’était occupé de toute résistance restante, travaillant côte à côte avec les Kelils.

Felite Zarif avait repris le contrôle de l’île centrale, régnant en tant que chef de l’archipel de Patura.

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