Le Maître de Ragnarok et la Bénédiction d’Einherjar – Tome 11 – Chapitre 2

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Chapitre 2 : Acte 2

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Chapitre 2 : Acte 2

Partie 1

« Ce fut un mariage très excitant, n’est-ce pas ? Bien que, je suppose que l’on pourrait dire que rien ne pourrait être plus approprié pour le plus grand héros de ces temps turbulent. Maintenant, Princesse, vous serez la prochaine, j’en suis sûr ! »

C’était le lendemain de la cérémonie de mariage de Yuuto et Mitsuki, et Linéa avait fait une courte pause dans son travail en prenant un thé et en discutant agréablement avec son assistant, Haugspori, lorsqu’il lui avait soudainement annoncé cette bombe, tout à fait inattendue.

Linéa avait été tellement décontenancée que son thé était parti dans le mauvais tuyau, et elle avait postillonné et toussé bruyamment.

Après quelques instants, sa toux s’était calmée et elle avait fixé Haugspori d’un regard plein de reproches.

« D’où est-ce que ça vient ? Tu comprends la situation dans laquelle nous sommes en ce moment, n’est-ce pas ? »

« Certainement, » répondit calmement Haugspori, pas du tout perturbé par le ton colérique de son patriarche. « Selon le seigneur réginarque, nous sommes confrontés à une guerre bien plus importante que toutes celles que nous avons menées auparavant. »

Haugspori était un Einherjar de la rune Ljósálfar, l’Elfe de Lumière, et le plus fort général du Clan de la Corne. Linéa lui faisait entièrement confiance, alors naturellement, elle l’avait mis au courant de la réunion du conseil de guerre de la nuit dernière.

« C’est précisément la raison pour laquelle je t’en ai parlé. »

« Hm ? »

« Une fois le conflit engagé, le réginarque sera obligé de se déplacer d’un endroit à l’autre, pour rencontrer l’ennemi au combat, tandis que vous serez sûrement affecté au soutien logistique depuis ici, à Gimlé. Naturellement, vous aurez très peu d’occasions de le voir par la suite. »

« Hmm…, » Linéa ne pouvait pas ne pas être d’accord. Cela avait du sens pour elle.

En fait, l’année dernière, Yuuto n’avait été présent dans la capitale du clan de Gimlé (et à Iárnviðr, avant cela) que pendant environ deux tiers du temps.

Il n’avait passé que la moitié de l’année ici, mais c’était aussi parce qu’il avait été ramené de force dans son pays d’origine, au-delà des cieux, pendant plusieurs mois.

À en juger par les circonstances actuelles, il était presque certain qu’il passerait encore plus de temps hors de la ville, avec peu ou pas de chance que ce soit le contraire.

Face à cette prise de conscience tardive de l’évidence, Linéa était restée sans voix.

« Princesse, si vous ne vous occupez pas des choses maintenant, avant que cela n’arrive, vous pourriez découvrir que plusieurs années complètes vous ont échappé sans même que vous vous en rendiez compte. »

« Nnngh… ! » En grimaçant, Linéa ne parvint pas à étouffer un gémissement douloureux.

Elle avait eu 17 ans cette année.

À Yggdrasil, il n’était pas rare de se marier vers l’âge de quinze ans, elle était donc déjà un peu « en retard » pour sa génération. Elle ne pouvait pas se permettre de se la couler douce et de repousser les choses de quelques années encore.

« Heureusement, Dame Mitsuki a déclaré qu’elle autoriserait son mari à prendre des concubines, et elle vous a même dit directement qu’elle souhaitait que vous souteniez le seigneur réginarque. Il ne devrait y avoir aucun obstacle sur votre chemin. »

« Oui, c’est vrai que Grande Soeur Mitsuki m’a dit ça. »

Linéa repensa à ce moment et soupira, se souvenant de l’admiration qu’elle avait ressentie.

Mitsuki avait dit à Linéa que, dans son nouveau rôle de réginarque, Yuuto portait désormais un fardeau bien trop lourd pour un seul homme… et que Mitsuki seule ne suffirait pas à l’aider à l’assumer.

Mitsuki était une femme comme les autres. Il ne fait aucun doute qu’elle préférerait avoir Yuuto pour elle toute seule si elle le pouvait.

Et pourtant, elle avait refusé d’être liée par la jalousie humaine naturelle, accordant plus d’importance à la façon dont elle pouvait soutenir au mieux son mari, tant dans son corps que dans son esprit, alors qu’il faisait face à ses lourdes responsabilités.

Linéa avait été envahie par l’admiration pour cette attitude inspirante. Elle avait l’impression que ce n’était pas étonnant que Yuuto ait choisi cette femme pour être sa seule compagne pour la vie.

Et, c’était la source de son plus grand obstacle.

« Cependant, Père est dévoué à Grande Sœur Mitsuki, et à elle seule, même s’il est entouré d’autres belles femmes comme Tante Félicia et Sigrún. Quelqu’un comme moi ne pourrait même pas…, » le fait de s’exprimer ainsi la rendait malheureuse.

Fille d’un patriarche, elle avait grandi en mangeant bien et en apprenant à soigner son apparence.

De son propre avis, elle se croyait au moins modestement belle, mais elle avait l’impression de ne jamais pouvoir se mesurer à ces deux piliers de beauté aux cheveux argentés et dorés, toujours aux côtés de Yuuto.

Si même elles deux n’avaient pas réussi à conquérir son cœur, alors quel espoir avait-elle ?

« Eh bien, » répondit Haugspori, « en mettant de côté la tante Sigrún pour le moment, je sais que la grand-tante Félicia et le seigneur Yuuto ont déjà une relation intime. »

« Hwuh !? » s’exclama Linéa, pratiquement abasourdie.

C’était complètement sorti de nulle part, quelque chose qu’elle n’aurait jamais imaginé.

« Qu’est-ce que tu racontes ? » avait-elle crié.

Haugspori avait eu l’air perplexe. « Je ne sais pas pourquoi vous me demandez cela. Vous pouvez le savoir rien qu’en les regardant, n’est-ce pas ? »

« N-Non, je ne peux pas, et c’est pourquoi je te le demande ! »

Haugspori avait poussé un long soupir d’exaspération.

Linéa, bien sûr, avait senti sa colère monter à ce sujet.

À Yggdrasil, le serment du Calice était absolu, et l’autorité et le statut d’un parent assermenté l’étaient également. En tant que parent juré de Haugspori, Linéa ne pouvait s’empêcher de se sentir offensée par son comportement terriblement grossier de tout à l’heure.

Cependant, sa curiosité était plus forte. Elle ravala sa colère et attendit qu’il s’explique.

Haugspori secoua la tête comme pour dire bon sang, puis poursuit. « Dans ce cas, je vous suggère de faire très attention à la grande tante Félicia la prochaine fois que vous la verrez. Observez ses mouvements et sa façon de se tenir. Elle a toujours été une femme séduisante, mais maintenant ses manières sont encore plus féminines qu’avant. »

« Hm. A- Actuellement, j’ai aussi eu ce sentiment d’elle. »

« Vraiment ? C’est évident même dans la façon dont elle regarde le Seigneur Yuuto. Par le passé, son regard brûlait d’une passion ardente, mais maintenant il est plein de chaleur, comme s’il l’enlaçait doucement. Rien qu’en regardant cette différence, il est impossible de se méprendre sur le fait que quelque chose a changé entre eux. »

« Ngh… Mais, tu n’as pas entendu le père ou la tante Félicia en parler directement, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, ils ne le feraient pas. Normalement, les moments les plus intimes d’une personne dans la chambre à coucher ne sont pas quelque chose dont on discute avec d’autres personnes. »

« Donc, en d’autres termes, ce ne sont que des suppositions que tu as faites, basées sur… »

« Ha ha ha ! Princesse, considérez avec qui vous parlez en ce moment. » Coupant Linéa d’un rire, Haugspori avait pointé un pouce sur lui-même.

En tant que meilleur archer du Clan de la Corne, ses flèches pouvaient même abattre un oiseau volant dans le ciel avec une précision parfaite, et cette maîtrise de l’arc lui avait valu la renommée de tout le Clan de l’Acier. Il était tout aussi apprécié pour ses prouesses avec le sexe opposé, et l’on disait que toutes les femmes sur lesquelles il jetait son dévolu tombaient rapidement dans son lit.

Il avait une grande expérience des tenants et aboutissants des relations amoureuses, ce qui donnait à ses paroles un certain poids. Même sans preuve plus solide pour les étayer, Linéa ne pouvait pas simplement les rejeter comme des absurdités.

Elle déglutit nerveusement. « Si c’est vrai, alors je ne peux pas non plus rester assise à hésiter. »

« Mais quand même, qu’est-ce que je suis censé faire, exactement ? »

Une heure s’était écoulée, et Linéa était toujours assise dans son bureau, la tête entre les mains, hésitante.

On dit que le meilleur jour pour suivre des plans est le jour où on les fait, mais dans le cas de Linéa, elle avait déjà fait une demande officielle de mariage à Yuuto il y a un an et avait été rejetée.

Même le fait d’aller lui avouer ses sentiments une nouvelle fois ne lui semblait pas correct le jour suivant immédiatement son mariage. C’était trop peu scrupuleux.

« … Argh ! Je n’accomplirai rien en restant assis ici ! J’ai des choses à rapporter à Père de toute façon, alors je vais juste aller le voir ! »

Linéa avait pris une pile de papiers sur le dessus de son bureau et s’était levée.

« Ohh, vous allez “repérer l’ennemi”, je vois ! » dit Haugspori d’un ton excité.

« C’est vrai, » répondit Linéa. « Après tout, “Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, et tu pourras mener cent batailles sans désastre”. »

C’était une citation qu’elle avait apprise de Yuuto, à l’origine par quelqu’un appelé Sun Tzu.

En fin de compte, ce qu’elle avait appris de Haugspori sur la relation entre Yuuto et Félicia n’était rien de plus que sa propre version des choses.

Ce n’est pas qu’elle n’avait pas confiance en ce qu’il disait, mais c’était quelque chose qu’elle voulait confirmer de ses propres yeux.

Se précipiter dans des choses basées sur un malentendu ne ferait que la blesser davantage, alors elle allait au moins éviter cela.

« Prenez soin de vous, Princesse, et bonne chasse. »

« Merci. »

Linéa répondit à l’envoi fougueux de Haugspori par un simple signe de tête et se dirigea vers le bureau de Yuuto.

Son bureau était la pièce d’à côté, donc c’était un court voyage.

« Père, j’ai apporté des documents décrivant le rendement de la récolte d’automne de cette année », annonça Linéa en ouvrant la porte.

Le propriétaire de ce bureau n’avait passé qu’une seule nuit depuis sa cérémonie de mariage, et pourtant, il était là, à son bureau, fixant des trous dans une carte et fronçant les sourcils.

Il devait vraiment être enfermé dans une concentration intense, car il n’avait même pas remarqué que Linéa entrait dans la pièce.

« Grand Frère, Dame Linéa est ici pour te voir. » Félicia avait tapé légèrement sur l’épaule de Yuuto, qui avait levé les yeux en sursaut.

« Hm ? O-Oh, désolé ! Je ne t’ai pas entendu entrer. De quoi as-tu besoin ? » Yuuto salua Linéa avec un sourire accueillant.

Ça semblait juste un peu maladroit et forcé.

Linéa n’avait pas à se demander pourquoi. Il était sûrement en train de se creuser la tête pour savoir comment gérer la situation causée par l’ordre impérial d’assujettissement du Clan de l’Acier.

« J’ai apporté des documents décrivant le rendement de la récolte d’automne de cette année, » avait-elle répété en tendant la liasse de papiers qu’elle portait.

« Il y a eu des pertes au début du printemps de cette année, lorsque les troupes du Clan de la Panthère et du Clan de la Foudre ont endommagé et pillé nos terres agricoles, mais malgré cela, la récolte de cette année a encore largement dépassé celle de l’année dernière. »

« Oh, vraiment ? Je suis content d’entendre ça. On ne peut pas faire la guerre l’estomac vide, comme on dit. »

« Donc, nous allons partir en guerre ? » demanda Linéa en fronçant un peu les sourcils.

***

Partie 2

Honnêtement, Linéa avait souhaité que pendant un certain temps, le clan de l’acier puisse se concentrer uniquement sur l’amélioration de sa stabilité et de sa production.

Les anciens territoires du Clan de la Panthère qu’ils avaient capturés étaient encore très endommagés par le dernier conflit. Si elle pouvait enseigner le système de rotation des cultures de Norfolk aux autres patriarches des clans subsidiaires, la production alimentaire globale du Clan de l’Acier dans son ensemble pourrait plus que doubler.

Une nation disposant d’une nourriture abondante et d’une économie saine attire naturellement les immigrants des pays environnants, augmentant ainsi sa population globale.

S’il avait eu quelques années pour patienter, le clan de l’acier serait devenu plus grand et plus puissant que toutes les nations environnantes réunies.

Il n’y avait aucun doute à ce sujet, c’est pourquoi l’ordre d’assujettissement était un développement si terrible.

« Ils vont probablement agir avant la fin de l’année, » murmura Yuuto, en reportant son regard sur la carte posée sur son bureau. « Mais même s’ils ne le font pas, j’ai l’intention de commencer moi-même. »

Il y avait un soupçon de quelque chose de désespéré et de triste dans son expression.

Linéa était originaire d’un autre clan que Yuuto, elle n’avait donc pas passé autant de temps avec lui que d’autres personnes de son entourage. Malgré tout, elle avait senti que quelque chose n’allait pas, comme si elle ne l’avait jamais vu aussi troublé auparavant.

« Père, je ne suis peut-être pas assez fiable pour résoudre les problèmes auxquels tu es confronté, mais tu peux toujours me parler de ce qui te préoccupe. »

« Hm, ouais, tu as raison. En fait, c’est un timing parfait. J’aimerais aussi te demander ton avis sur ce sujet. »

« Bien sûr ! »

Linéa répondit immédiatement, la joie étant claire dans sa voix. Que l’homme qu’elle aimait et respectait tant se fiait à elle, ne serait-ce qu’un peu, était quelque chose qui la remplissait de bonheur et de fierté.

« Regarde ça pour moi. » Yuuto fit un geste vers la carte sur son bureau.

« C’est une carte de notre région, n’est-ce pas ? »

« Tout à fait. Actuellement, notre clan de l’acier partage sa frontière avec cinq clans environnants : le clan des Crocs, des Nuages, de la Panthère, du Sabot et le clan de la Foudre. »

Un par un, Yuuto avait indiqué chacun d’entre eux sur la carte avec son doigt avant de poursuivre.

« Comme je l’ai mentionné lors de la réunion du conseil hier soir, en raison de l’ordre d’assujettissement impérial contre nous, je crois qu’il est très probable qu’ils se réunissent par le biais d’une alliance militaire, puis qu’ils nous attaquent tous en même temps. »

« … Oui. » Linéa hocha lentement la tête, comprenant le poids de ce que disait Yuuto.

En entendant à nouveau cette information tout en regardant la carte, il était encore plus évident à quel point la situation allait être mauvaise si les prédictions de Yuuto étaient correctes (et Linéa était convaincue que les prédictions de Yuuto étaient toujours correctes).

Chacune des cinq nations extérieures avait une force égale ou supérieure à celle du Clan de la Corne de Linéa.

Le Clan de l’Acier disposait des forces combinées de ses sept clans membres, mais à part le Clan du Loup et le Clan de la Corne, individuellement, ils étaient tous petits et militairement faibles. Et comme les nations ennemies les encerclaient complètement de tous les côtés, cela les plaçait clairement dans une situation stratégique désavantageuse.

« Alors, je me suis dit que je pourrais essayer de faire un trou dans leur coalition. Si je pouvais isoler ne serait-ce qu’un seul de ces clans et les amener à s’allier avec nous, alors, tout comme un barrage de rivière ou une ligne défensive sur le champ de bataille, une fois qu’un trou a été fait, il devient possible de tout faire s’écrouler dans une réaction en chaîne. »

« O-Oh… » Linéa était tellement abasourdie qu’elle ne put que donner cette vague réponse et hocher la tête en guise de réponse.

D’après ce que Linéa avait appris au cours de ses propres recherches, dans l’histoire du Saint Empire Ásgarðr, un ordre d’assujettissement impérial n’avait été émis qu’une seule fois auparavant : il y a plus de deux cents ans, lorsque le premier empereur divin Wotan avait personnellement mené une campagne pour conquérir la région de Jötunheimr.

Depuis lors, l’empire était tombé en déclin, et la situation actuelle était complètement différente de celle d’alors.

Malgré cela, Yuuto avait été capable de prévoir comment les événements allaient se dérouler, presque comme s’il les avait déjà vus, et de planifier des contre-mesures en fonction de ces prédictions.

Et de plus, chacun de ces plans avait un sens logique.

Elle l’avait ressenti lors de la réunion du conseil des patriarches la nuit précédente, mais une fois de plus, Linéa s’était retrouvée tout simplement étonnée des pouvoirs de prévoyance de Yuuto.

Yuuto appuya son menton sur une main et soupira. « Bien sûr, le problème, c’est que n’importe lequel de ces clans sera un casse-tête. »

Linéa avait immédiatement compris ce qu’il voulait dire.

« C’est vrai. D’abord, je ne peux pas imaginer que le berserker Steinþórr ait le moindre désir de faire la paix avec nous à ce stade. Le Clan du Sabot nous en veut toujours profondément d’avoir tué leur précédent patriarche, Yngvi. Quant aux restes du Clan de la Panthère au nord, ils ont encore plus de raisons de nous détester que le simple fait d’avoir tué un grand nombre de leurs frères au combat. Nous avons utilisé leurs chefs capturés comme justification pour installer notre propre patriarche usurpateur pour régner sur les prisonniers de guerre que nous avons recrutés, volant leur fier nom de Clan de la Panthère pour l’utiliser pour un de nos propres clans. »

Ces clans avaient tous des problèmes personnels ou émotionnels avec le Clan de l’Acier à ce stade, donc essayer d’établir des relations amicales avec eux n’allait pas être accepté.

« Il ne reste donc plus que les clans de l’est, » poursuit Linéa. « Cependant, cette fois, nous avons le problème inverse. Nous n’avons pas eu beaucoup de contacts ou de relations diplomatiques avec l’un ou l’autre. Ce serait une chose si nous avions déjà développé des relations amicales ou si nous avions une sorte d’intérêt mutuel, mais sans l’un ou l’autre, ils n’auraient aucune motivation pour se ranger volontairement du côté des ennemis de l’empire. »

En effet, du point de vue de ces clans, le fait d’être considéré comme aidant les ennemis de l’empire pourrait conduire à un ordre d’assujettissement impérial contre eux aussi.

Ce serait le point de départ à partir duquel ils devraient essayer de négocier une alliance. Ils ne partiraient pas de zéro, ils partiraient de moins de zéro.

Il y avait encore plus d’espoir de succès qu’avec n’importe lequel des trois clans occidentaux, mais elle pouvait imaginer à quel point il serait incroyablement difficile de négocier quoi que ce soit.

« Bien sûr, je recommande de continuer à faire pression pour négocier avec ces deux-là, mais à mon humble avis, il serait peut-être mieux pour nous de mettre l’accent non pas sur les cinq clans environnants, mais sur une puissance particulière plus au sud. »

« Oh ? » Les yeux de Yuuto s’étaient élargis par intérêt.

« La superpuissance des terres du sud, le Clan de la Flamme, partage avec nous le Clan de la Foudre comme ennemi commun, et leurs intérêts nationaux s’alignent sur les nôtres. De plus, nous avons utilisé Ginnar comme notre représentant pour leur livrer de multiples cadeaux, et nous avons répondu à leur récente demande d’envoyer des soldats en guise d’aide, ce qui a construit les bases de relations amicales. Je pense que nos plus grandes perspectives pour faire une alliance et prêter le serment du calice de la fratrie sont avec eux. »

« De plus, si le Clan de la Flamme et le Clan de l’Acier parvenaient à former une alliance solide, plusieurs autres petites puissances régionales se rapprocheraient probablement de nous, concluant qu’il est dans leur intérêt de se ranger de notre côté plutôt que contre nous. De plus, les citoyens résidant sur nos territoires apprendront bientôt l’existence de l’ordre d’assujettissement impérial, et une telle alliance forte contribuerait grandement à dissiper leur anxiété. »

Yuuto avait écouté attentivement l’explication de Linéa, hochant fortement la tête, comme si elle avait dit exactement ce qu’il espérait entendre.

« Oui, c’est exactement ce que je pensais aussi. Je devrais vraiment me concentrer sur le Clan de la Flamme. »

Linéa poussa un soupir de soulagement en entendant l’accord de Yuuto. La dernière chose qu’elle voulait était de donner une opinion erronée et de le décevoir.

« Oh, mon Dieu… vous êtes vraiment très impressionnante, Lady Linéa. » Debout aux côtés de Yuuto, Félicia avait laissé échapper un long soupir admiratif.

Linéa secoua la tête. « Pas du tout, j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir. Si Père ne m’avait pas expliqué la situation et son plan, mon esprit aurait été trop pris par la vague inquiétude générale concernant notre statut d’ennemis de l’empire, trop troublé par cela pour réfléchir correctement. »

Elle ne disait pas ça pour être humble, mais parce que c’était honnêtement ce qu’elle ressentait.

Techniquement, puisque Linéa était la commandante en second du clan de l’acier, elle devrait assumer ses fonctions de réginarque si quelque chose devait lui arriver. Le simple fait de penser à ce que serait cette situation la faisait frémir.

Elle aurait peut-être pu arriver aux mêmes conclusions que Yuuto, mais elle n’aurait jamais pu le faire aussi rapidement que lui.

En temps de crise, ce qui est le plus vital est la rapidité de la réponse initiale. D’après l’évaluation qu’elle faisait d’elle-même, Linéa était certaine que dans cette situation, elle aurait été un peu trop lente dans le choix de chacune de ses réponses, s’enfermant dans un schéma où elle aurait vu la situation empirer progressivement alors qu’elle devenait de plus en plus impuissante à faire quoi que ce soit pour l’arrêter.

« Dame Linéa, si vous avez un long chemin à parcourir, alors je suis vraiment inutile, » répondit Félicia. « Pendant que vous donniez votre explication, je n’ai pu que hocher la tête et penser, oh, c’est vrai, je suis d’accord après coup. C’est peut-être parce que vous êtes née et avez été élevée pour être un patriarche. J’envie terriblement votre capacité à avoir une vue d’ensemble des choses. »

« C’est vrai, » ajouta Yuuto. « Linéa, tu es la seule avec qui je peux vraiment discuter de ce genre de questions. Nous partageons la même compréhension en tant que patriarches. »

« … ! »

Ba-dump. Linéa avait senti son cœur battre avec force dans sa poitrine.

Elle s’était à nouveau souvenue de ce que Mitsuki lui avait dit auparavant.

« En tant que patriarche, tu serais bien meilleur que moi pour voir les choses du point de vue de Yuu-kun, comprendre ce qui le perturbe et le soutenir comme il en a besoin. »

En même temps, elle se rappelait que Mitsuki avait mentionné qu’elle avait remarqué quelque chose de bizarre chez Yuuto, comme s’il était accablé par une sorte de « résolution tragique ».

À l’époque, ce commentaire ne correspondait pas à ce qu’elle avait vu en lui, mais maintenant elle avait l’impression de le comprendre un peu.

Il y avait quelque chose dans la façon dont il avait regardé il y a un moment, quand il avait dit : « Ils vont probablement agir avant la fin de l’année. Mais, même s’ils ne le font pas, j’ai l’intention de commencer moi-même. »

C’était une attitude très agressive, guerrière pour Yuuto. Et Linéa avait senti une étrange impatience de sa part, comme si quelque chose d’entièrement différent pesait sur lui.

« Père ! » Rassemblant ses forces, Linéa haussa la voix et s’approcha de Yuuto.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » Surpris par cette soudaine intensité de la part de Linéa, Yuuto tressaillit et recula un peu.

Linéa, cependant, avait maintenu la pression. « Dis-moi, y a-t-il un autre sujet qui t’a profondément troublé, à part l’ordre d’assujettissement impérial ? »

« Quoi !? » L’expression de Yuuto s’était figée, comme si elle avait vu clair en lui.

Les yeux de Félicia s’étaient légèrement élargis. Il semblerait que la question de Linéa ait touché la corde sensible de quelque chose que Félicia soupçonnait déjà.

***

Partie 3

« Si c’est quelque chose dont tu ne peux même pas discuter avec Grande Sœur Mitsuki, ta propre épouse, alors je sais que ce doit être quelque chose de terrible en effet, mais s’il te plaît, ne porte pas seul un si lourd fardeau. Même si je ne suis pas en mesure de te le prendre, je te demande humblement de le partager avec moi. »

« Grand Frère, je te demande la même chose. Tu sembles si incroyablement tendu ces derniers temps, et je suis terriblement inquiète pour toi. »

« … D’après ce que tu viens de dire, je suppose que cela signifie que Mitsuki l’a aussi déjà remarqué ? » demanda Yuuto, avec du malaise sur son visage. Linéa et Félicia hochèrent gravement la tête.

Yuuto prit une profonde inspiration et laissa échapper un long et lourd soupir. « On dirait que j’ai aussi un long chemin à parcourir. J’essayais de ne pas lui donner plus de raisons d’avoir peur alors qu’elle est encore en plein milieu de sa grossesse. »

Linéa avait dégluti nerveusement. En d’autres termes, le sujet que Yuuto gardait pour lui était suffisamment choquant ou terrifiant pour être dangereux pour la grossesse de Mitsuki.

« Dis-moi, Père, » demanda-t-elle encore. « Que s’est-il passé ? »

« … » Yuuto était resté silencieux.

On aurait dit qu’il était toujours en train de se demander s’il devait vraiment leur dire ou non.

Il était rare de voir Yuuto, quelqu’un de si habile à prendre des décisions, incapable de se décider aussi longtemps.

À ce rythme, il ne semblait pas que Linéa obtiendrait une réponse. Elle jeta un coup d’œil à Félicia.

« Tante Félicia, pouvez-vous quitter la pièce ? »

« Euh… » Félicia s’arrêta un instant, échangea un regard avec Linéa, puis hocha la tête et répondit : « Bien sûr, je comprends. » Elle voulait sûrement connaître la vérité, mais sa décision avait été rapide.

« Je suis désolée, » dit Linéa.

« … Non, tout va bien. Je laisse Grand Frère entre vos mains. » Félicia avait fait une petite révérence et avait quitté le bureau.

Après l’avoir regardée partir et avoir attendu que la porte se referme derrière elle, Linéa s’était tournée vers Yuuto, posant solennellement une main sur sa poitrine.

« Père, je suis la commandante en second du Clan de l’Acier. Bien qu’il me répugne à imaginer que l’impensable t’arrive, dans un tel cas, je suis tenue de te succéder en tant que Réginarque, d’hériter et de perpétuer ta volonté et tes principes. Bien sûr, je comprends que j’ai encore des lacunes à bien des égards… »

« Non, ce n’est pas vrai à…, » Yuuto tenta d’intervenir et d’argumenter cette dernière partie, mais Linéa le coupa à nouveau avant même qu’il ne puisse terminer.

« Mais quand même ! Se préparer au pire est l’un des devoirs les plus importants d’un patriarche. Même s’il s’agit de quelque chose dont on ne peut parler avec personne d’autre, plus le problème est grave, plus j’ai le droit, l’obligation même, de le savoir ! »

Linéa avait dit tout cela sans pause, ses yeux brillaient de la lumière de sa ferme résolution et regardaient fixement dans ceux de Yuuto.

Quoi qu’il en soit, c’était quelque chose qui avait réussi à bouleverser Yuuto au point de l’impatienter alors que même un ordre d’assujettissement impérial ne l’avait pas effrayé ou brisé son sang-froid. C’était quelque chose qui l’inquiétait suffisamment pour qu’il le cache.

C’était sûrement quelque chose d’assez terrible pour faire pâlir en comparaison l’ordre d’asservissement.

Malgré tout, Linéa ne pouvait pas reculer maintenant.

Mitsuki avait dit à Linéa qu’elle lui confierait la tâche d’aider Yuuto dans son rôle de Réginarque. C’était une raison de plus pour qu’elle ne le laisse pas s’occuper seul de cette affaire.

« … Ouais. C’est vrai. Tu as raison, bien sûr. Je devrais au moins quand même te le dire. Je dois le faire, juste au cas où. »

« Ah ! Alors… !? » Linéa se pencha en avant avec empressement, incitant Yuuto à répondre par un léger sourire.

« Oui, je vais te le dire. Mais ne me blâme pas ensuite si tu regrettes que je te l’aie dit maintenant. »

« Non… ça ne peut pas être… Comment… !? »

Linéa ne pouvait que hurler d’incrédulité.

Le récit de Yuuto sur le destin futur de son monde était tout simplement trop absurde.

Elle ressentait cela malgré le fait qu’elle avait une foi totale en Yuuto, une foi aveugle qui était presque de nature religieuse.

D’un autre côté, elle savait pertinemment que Yuuto n’était pas le genre de personne à mentir sur une telle chose.

Elle comprenait maintenant pourquoi il avait eu tant de mal à décider s’il devait ou non lui en parler.

Ce n’était certainement pas quelque chose qu’il pouvait rendre public.

Si l’information se répandait, une anxiété insondable se répandrait dans la population. Dans le pire des cas, les gens désespérés pourraient se livrer à une violence aveugle.

« Yggdrasil va sombrer dans l’océan !? » répéta Linéa, toujours incrédule.

« C’est exact. Pas aujourd’hui, bien sûr, mais dans un avenir assez proche, ce sera absolument le cas. »

« Père, ce n’est pas que je doute de tes paroles, mais… »

« Ne t’inquiète pas, je ne m’attends pas non plus à ce que tu me croies tout de suite. Mais dans le monde d’où je viens, c’est quelque chose qui a déjà été confirmé comme étant arrivé. »

Yuuto grimaça, comme si cela lui faisait mal de dire cette dernière partie.

Son expression n’avait pas donné à Linéa l’impression qu’il mentait.

« … Tu as mentionné que le monde d’où tu viens existait plusieurs milliers d’années dans le futur de notre monde, n’est-ce pas ? »

Yuuto avait hoché la tête. « C’est vrai. Et dans mon monde, ou bien je suppose que je devrais dire, dans l’ère d’où je viens, cette terre d’Yggdrasil n’existe plus. »

Linéa ne déclara rien, et pendant un instant, la pièce fut maintenue dans un silence lourd, oppressant.

Pour Linéa, cette terre dans laquelle elle avait grandi était quelque chose de constant et d’éternel, quelque chose qui avait toujours été là depuis bien avant sa naissance. Elle avait toujours vu la terre s’étendre à l’infini, aussi loin qu’elle pouvait voir, jusqu’aux horizons — non, même au-delà.

Et tout cela était censé couler dans l’océan, sans laisser la moindre trace derrière soi ?

C’était une idée aussi absurde que le soleil se levant à l’ouest et se couchant à l’est.

Pourtant, si Yuuto déclarait cette affirmation avec autant de confiance, c’est qu’il avait suffisamment de preuves pour s’en convaincre.

« … Alors, qu’est-ce qu’on est censé faire ? » demanda faiblement Linéa.

Les gens étaient impuissants face à la force imparable d’une catastrophe naturelle.

S’ils savaient à l’avance que ce cataclysme allait se produire, ils n’avaient pas d’autre choix que d’essayer d’évacuer, mais si tout Yggdrasil lui-même était condamné à sombrer, où pouvaient-ils fuir ?

« Pour l’instant, j’ai demandé à Ingrid de fabriquer un prototype de voilier. Je les produirai en masse, et nous les utiliserons pour fuir Yggdrasil. J’ai l’intention d’emmener tous nos citoyens, et de nous déplacer sur un autre continent. »

« Un autre… continent ? » répéta Linéa, abasourdie. « Une telle chose existe !? »

Il y a des continents à part Yggdrasil.

Jusqu’à présent, c’était quelque chose qu’elle n’aurait jamais pensé.

Cependant, ce n’était pas particulièrement inhabituel pour quelqu’un vivant à son époque.

À la même époque, dans l’ancienne Mésopotamie, Sargon d’Akkad se donnait le titre de « roi de l’univers ». Quant aux Européens, jusqu’à l’ère des découvertes maritimes, leur concept du monde entier ne s’étendait qu’aux parties adjacentes des continents eurasien et africain, ce qui signifie que leur monde n’avait qu’une seule masse continentale contiguë. Les continents américain et australien n’existaient pas pour eux.

Ainsi, l’hypothèse de Linéa selon laquelle Yggdrasil était la seule masse terrestre existante dans le monde n’était pas déraisonnable.

« Ça existe, » dit Yuuto. « Plusieurs même. L’Europe devrait être de l’autre côté de la mer, à l’est d’Yggdrasil, et le continent américain à l’ouest. »

« Attends juste un moment, s’il te plaît ! » cria Linéa avec confusion, sa voix devenant presque stridente.

L’idée qu’Yggdrasil s’enfonce dans l’océan était déjà assez bouleversante en soi, mais le fait qu’il existe d’autres masses terrestres au-delà des mers extérieures suffisait à perturber son concept de la structure du monde lui-même.

Son esprit ne pouvait tout simplement pas suivre.

Elle avait pris une série de longues et profondes respirations. Après une dizaine d’entre elles, elle avait enfin senti qu’elle se calmait.

« Si je suis honnête, Père, il y a plusieurs parties que je ne comprends pas vraiment, mais je comprends au moins pourquoi cela a dû te donner un sentiment de désespoir, et pourquoi tu ne pouvais pas le dire à la Grande Sœur Mitsuki. »

« Haha, je suis désolé de m’être déchargé sur toi, mais je dois dire que j’ai l’impression que le fait de t’en parler m’a enlevé un peu de poids sur mes épaules. »

« Non, je suis contente que tu me l’aies dit », dit Linéa, sans hésiter. « Il est vrai que la seule pensée que cette terre va sombrer dans la mer me terrifie. Mais c’est toujours bien mieux pour moi que de te laisser souffrir seul avec cette connaissance. Je ne suis peut-être pas capable de t’enlever ce fardeau, mais laisse-moi au moins faire tout ce que je peux pour te le rendre plus léger. »

« … Merci. » Yuuto prit une longue et profonde inspiration, puis s’affala contre le dossier de sa chaise.

C’était comme si le soulagement soudain qu’il ressentait avait également libéré toutes les forces de son corps.

Si rien n’était fait, des centaines de milliers de vies humaines seraient perdues sous les vagues de la mer. Même si Yuuto était le plus grand héros et le plus grand dirigeant que cette génération ait jamais vu, c’était encore une trop lourde responsabilité pour lui d’essayer de la porter tout seul.

« Pourtant, ce projet de transporter tout notre peuple vers cette autre masse terrestre à travers la mer… quelle entreprise vraiment énorme ! »

Il était assez facile de mettre le concept en mots, mais la tâche elle-même serait difficile à exécuter à un point où cela semblait au-delà du réel.

Le Clan de l’Acier à lui seul avait une population de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Les transplanter tous nécessiterait un nombre énorme de vaisseaux, même si l’on utilisait plusieurs voyages pour essayer de réduire le nombre de vaisseaux à construire.

Ils auraient également besoin de suffisamment de réserves alimentaires pour assurer temporairement la survie de toutes ces personnes à leur destination.

Rien que le fait de faire les calculs de base dans sa tête donnait le tournis à Linéa.

« Géographiquement parlant, allons-nous nous diriger vers l’ouest, vers cette masse continentale “Amérique”, alors ? » demanda-t-elle.

Le Clan de l’Acier avait déjà sécurisé les terres les plus à l’ouest de la région d’Álfheimr, y compris plusieurs ports le long de la côte ouest.

En revanche, pour atteindre la côte maritime orientale, il faudrait traverser les régions de Bifröst et d’Ásgarðr, puis éventuellement la région orientale de Jötunheimr.

En y pensant sous cet angle, il semblerait que l’Amérique était le seul choix possible.

« Non, » dit Yuuto. « Cela peut être notre dernier recours, mais pour l’instant, j’ai l’intention de partir en Europe ». On aurait dit qu’il partait d’une logique complètement différente.

« Puis-je demander la raison ? »

« C’est quelque chose que je compte tester et confirmer à un moment donné, mais Yggdrasil est probablement assez proche de l’Europe. Dans le Timée de Platon, il écrit qu’il y avait à la fois du commerce et des guerres entre les peuples de l’Atlantide et de l’Europe. »

« Hum, c’est quoi cette “Atlantide” ? »

« C’est un nom qui fait référence au Saint Empire d’Ásgarðr. Dans votre langue, le nom Ásgarðr signifie “le pays des dieux”, non ? »

Linéa acquiesça. « Oui, c’est exact. »

***

Partie 4

Selon les mythes de son peuple, la terre d’Yggdrasil avait été formée à partir du cadavre d’Ymir, le premier Géant, dont le nom complet était « Aurgelmir ».

Lorsque l’empire avait été fondé, le nom Ásgarðr en avait été dérivé.

Yuuto poursuit. « Le nom “Atlantis” signifie “l’île d’Atlas”. Dans ce cas, “île” désigne toute masse terrestre entourée d’eau, ce qui inclut aussi un continent. Le peuple de Platon, les Grecs, vénéraient un panthéon de dieux qui vivaient dans l’Olympe, et Atlas est le nom d’un des grands Titans, une race de dieux ennemis des Olympiens. En d’autres termes, pour les Grecs, l’Atlantide était “le pays des autres dieux”. Vois-tu comment les significations s’alignent ? »

« Je vois… »

« Nous nous sommes un peu éloignés du sujet, mais le fait est que sur le continent américain, il n’y a rien dans la langue qui fasse référence à Yggdrasil. Même trois mille ans dans le futur, les gens n’avaient pas encore de véhicules à roues. Nous pouvons en conclure qu’il n’y a jamais eu de contact culturel entre eux et vous. »

« Les terres de l’est du royaume sont trop éloignées, je n’ai donc pas d’informations de là-bas, » dit Linéa en fronçant les sourcils. « Mais il est vrai que je n’ai jamais entendu parler d’une masse continentale à l’ouest. »

Dans le cadre de son devoir de collecte d’informations, Linéa avait souvent appris l’existence de pays étrangers et de leurs affaires grâce aux récits des commerçants et des marchands itinérants, mais elle n’avait jamais entendu parler d’un continent occidental.

Et, dans le cadre de son éducation en tant que fille de patriarche, elle avait tout appris sur les dieux et les mythes de la région d’Álfheimr. Elle avait parfaitement mémorisé tout cela et, encore une fois, il n’y avait pas une seule ligne écrite ou chantée sur une autre masse continentale entière au-delà de la mer occidentale.

En d’autres termes, elle devait être si loin qu’ils n’avaient eu absolument aucun contact.

« Je demande à Ingrid de faire de son mieux pour travailler sur ce projet, mais même pour quelqu’un comme elle, je pense honnêtement qu’il sera trop difficile pour nous de construire des vaisseaux capables de faire un voyage de longue durée à travers l’océan vers l’ouest. Je lui ai donné quelques schémas de vaisseaux de ce type, mais ils nécessiteraient beaucoup de technologies différentes avec lesquelles nous n’avons pas encore assez d’expérience. »

« C’est donc comme pour l’affinage du fer et la fabrication des objets en verre. »

« Exact. Il ne suffit pas d’avoir les connaissances sur le papier pour être capable de produire quelque chose. »

Lorsque Yuuto avait introduit pour la première fois la connaissance de la fabrication du fer raffiné et du verre, personne n’avait pu réussir à fabriquer l’un ou l’autre immédiatement. Les deux projets avaient nécessité six longs mois d’essais et d’erreurs avant de pouvoir fabriquer le produit fini de manière fiable.

« En d’autres termes, tu dis que si nous voulons transporter en toute sécurité un grand nombre de personnes hors d’Yggdrasil vers une nouvelle terre, nous n’avons pas d’autre choix que de nous diriger vers la côte est… »

« C’est ce que je dis. Eh bien, si les choses commencent à mal tourner, et que nous n’avons plus le temps de prendre cette option, je suis prêt à prendre le risque et à partir à l’ouest pour l’Amérique. »

Linéa lança à Yuuto un regard perplexe. « Par cette formulation, cela signifie-t-il que tu connais un indicateur ou un signe permettant de savoir quand la fin approche ? »

« Selon le Timée, la terre s’enfonce dans la mer après une série de plusieurs très puissants tremblements de terre. »

« De puissants tremblements de terre ? » Linéa avait poussé un long soupir. « C’est un soulagement à entendre, » dit-elle en se détendant un peu.

En tout cas, depuis que Linéa était devenue patriarche, elle n’avait pas reçu un seul rapport de tremblement de terre.

« Malgré tout, le fait est que nous n’avons plus beaucoup de temps. Je prévois toujours de marcher sur la capitale impériale de Glaðsheimr d’ici la fin de l’année. »

« … ! » Le souffle de Linéa se bloqua dans sa gorge et elle se retourna pour fixer Yuuto en état de choc.

Il ne restait déjà plus que trois mois dans l’année.

Et en ce moment, le Clan de l’Acier était toujours coincé en plein milieu de la situation causée par l’ordre d’assujettissement impérial, avec une guerre d’une ampleur sans précédent qui se rapprochait rapidement d’eux.

Ils utiliseraient toutes leurs ressources juste pour essayer de faire face à cette situation, donc l’idée de pousser leurs armées dans l’empire central et jusqu’à Glaðsheimr ne semblait pas réaliste.

Mais Linéa avait vu dans les yeux de Yuuto qu’il était très sérieux et qu’il pensait exactement ce qu’il avait dit.

Dans ce cas, il n’y avait qu’un seul plan d’action pour Linéa…

« Tu ne peux pas me dire une chose pareille maintenant ! »

… Et c’était pour lui faire la morale.

Franchement, Linéa était un peu en colère contre lui.

Elle aurait voulu qu’il lui fasse plus confiance, qu’il dépende plus d’elle.

« Tout d’abord, si nous prévoyons la migration massive de notre peuple vers une nouvelle terre et l’invasion de Glaðsheimr en même temps, nous devrons préparer une réserve de nourriture vraiment considérable. Et ce, alors qu’il y a peu de temps encore, nous étions en proie à des pénuries alimentaires ! Comment as-tu pu croire que tu allais te procurer suffisamment de nourriture ? »

« Euhh… hum, nous avons augmenté notre nombre de bétails grâce au système Norfolk, alors j’ai pensé que nous pourrions peut-être tous les abattre et les transformer en rations de viande séchée. »

« C’est naïf ! C’est loin d’être suffisant. Il faut aussi penser à utiliser la plantation consécutive forcée. »

En agriculture, le fait de planter les mêmes cultures dans les mêmes champs, année après année, vide le sol de ses nutriments et l’use, un phénomène connu sous le nom de dommages causés par les cultures répétées.

Si l’on envisage de cultiver une terre à long terme, sur une échelle de dizaines ou de centaines d’années, c’était quelque chose qu’il fallait éviter à tout prix. Mais si la terre devait être complètement abandonnée dans les prochaines années, c’était une tout autre histoire.

Ils pourraient ignorer le système de rotation des quatre cultures et planter quatre fois la quantité normale de cultures alimentaires dans tous les champs consécutivement. Même si ce n’était que pour une courte période d’un ou deux ans, cela permettrait d’augmenter considérablement le rendement.

« Et nous devrons donner la priorité uniquement aux cultures vivrières que nous pourrons conserver longtemps après la récolte. Cela va être très difficile à faire accepter à la population, mais je vais y arriver. »

« O-Ouais, je compte sur toi. »

« Comme tu le sais certainement, les préparatifs pour générer toute cette nourriture ne sont pas quelque chose qui peut être accompli en une nuit ! Plus que tout, le temps est nécessaire ! Si tu m’avais parlé de tout cela ne serait-ce qu’un mois plus tôt, cela t’aurait demandé bien moins d’efforts et de soucis, tu sais ! »

Même Linéa n’avait pas pu s’empêcher de presser un peu ce point contre Yuuto.

Après tout, la récolte d’automne était terminée, et les gens étaient déjà en pleine préparation de la prochaine plantation. Il n’y avait vraiment plus de temps.

Les difficultés économiques liées à la fête de la moisson étant enfin réglées, Linéa espérait pouvoir se reposer un peu, mais désormais, elle allait certainement passer chaque jour à travailler de façon urgente.

« D-Désolé. » Le grand héros-roi Yuuto s’était retrouvé submergé par l’intensité de Linéa, reculant lentement.

Linéa n’en tint pas compte et plaqua ses paumes contre son bureau, se rapprochant encore plus de lui.

« Je sais que je me répète ici, mais tu aurais dû au moins me parler de tout cela plus tôt ! Si tu l’avais fait, nos plans auraient pu être plus efficaces, et nous aurions pu faire certaines étapes des préparatifs en secret ! »

Les remontrances de Linéa avaient continué. Il fallut encore une heure avant qu’elle n’ait terminé.

Lorsque Linéa était retournée à son bureau, Haugspori l’attendait.

« Bon retour. Comment ça s’est passé ? » demanda-t-il, vivement intéressé.

Linéa hocha la tête, lui rendant son salut. « Eh bien, les choses vont à tous les coups devenir plus occupées à partir de maintenant ! Nous avons beaucoup de travail devant nous ! » Elle débordait d’enthousiasme.

Elle avait réprimandé Yuuto de long en large pendant plus d’une heure, mais intérieurement elle tremblait de voir à quel point cette révélation était émouvante.

Yggdrasil allait sombrer dans la mer, et c’était choquant — terrifiant, même. Mais c’était aussi un fait que sans Yuuto ici, des millions de vies auraient aussi été sûrement condamnées à être englouties sous les vagues.

À ce stade, Linéa croyait sans l’ombre d’un doute que Yuuto avait été envoyé par l’esprit du géant divin Ymir pour sauver le peuple d’Yggdrasil.

Elle avait reçu l’honneur de prêter le serment du Calice avec lui. Elle avait eu la chance de pouvoir l’assister dans ses grandes et nobles œuvres. Son cœur avait toutes les raisons de danser d’excitation.

Haugspori soupira. « … Est-ce ainsi ? » Contrairement à Linéa, il semblait découragé et se grattait l’arrière de la tête d’une main.

« Pourquoi cette réaction ? » demanda Linéa avec indignation, en pinçant les lèvres.

Naturellement, le naufrage d’Yggdrasil était quelque chose qu’elle ne pouvait pas partager avec lui, mais c’était quand même contrariant d’avoir une réaction aussi déçue alors qu’elle était si pleine de passion et de détermination.

« Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : “Oh, je parie qu’elle était trop occupée à parler de son travail et que la conversation n’a jamais pris une direction plus romantique.”

« … Uh. » Ce son était tout ce qui s’était échappé des lèvres de Linéa.

Ce n’est que maintenant qu’elle se souvient que le fait d’aller parler à Yuuto de son travail n’était censé être qu’une excuse valable pour aller le voir, pour apprendre de première main sa relation actuelle avec Félicia.

« Alors, permettez-moi de vous poser à nouveau la question, » dit Haugspori. « Comment ça s’est passé ? »

« Et bien, hum… »

Haugspori laissa échapper un long soupir exagéré, fatigué, qu’on pourrait plutôt appeler un gémissement.

C’était humiliant.

« Comment avez-vous réussi à gâcher ça, princesse ? »

« Nous sommes entrés dans une discussion très sérieuse et importante, donc il n’y avait pas le temps d’en parler ! »

« Hmm, je peux certainement l’imaginer, » se dit Haugspori. « Et j’imagine la même chose à partir de maintenant, toutes vos conversations ne portant que sur le travail. »

« Ngh ! » Linéa réalisa qu’elle pouvait aussi clairement imaginer ce futur.

« Honnêtement, Princesse, vous êtes bien trop sérieuse pour votre propre bien…, » déclara Haugspori, exaspéré, mais il se rendit compte de la situation. « Hm, peut-être alors que si vous souhaitez parler de romance avec lui, il serait préférable d’éviter d’utiliser le travail comme justification de votre rencontre, et à la place d’essayer de l’aborder pendant une pause. »

« O-Oh, c’est une excellente idée ! Je pense aussi que ça correspondrait mieux à ma personnalité. »

Les devoirs d’un patriarche étaient tels qu’une décision erronée, ou même un retard dans l’octroi d’une approbation pouvait finir par causer du tort à de nombreuses personnes.

***

Partie 5

Chargée d’une si lourde responsabilité, Linéa considérait le fait de ne pas accorder toute son attention à son travail comme une insulte à son poste et à son peuple.

Si elle s’occupait du travail, alors elle voulait se concentrer uniquement sur le travail.

Avec Yuuto qui s’efforçait si sérieusement d’assurer l’avenir du Clan de l’Acier, elle avait ressenti une résistance à interrompre cela pour des raisons aussi frivoles.

« Dans ce cas, il faut agir tout de suite et aller le voir pendant sa pause déjeuner », proposa Haugspori.

Linéa avait tressailli. « H-Huh !? Tu veux dire aujourd’hui !? »

« Bien sûr que oui », avait-il répondu sans ambages.

« C-Ca ne peut pas au moins attendre jusqu’à demain ? » demanda-t-elle timidement.

Elle venait juste de discuter d’un sujet aussi grave avec lui, après tout. Elle voulait au moins un jour pour remettre les choses en place avant de réessayer.

« Que voulez-vous dire ? Si vous souhaitez vous rapprocher de lui, alors le voir plus souvent est la seule façon de le faire, oui ? »

« B-Bien… »

« Et en premier lieu, votre position était à l’origine celle d’une outsider. Vous avez commencé plusieurs pas en arrière par rapport aux autres femmes pour ce qui est de faire connaissance avec lui. »

« Argh…, » Linéa ne pouvait rien dire en réponse, il avait soulevé un point douloureusement juste.

Jusqu’à la fondation du Clan de l’Acier, Linéa avait été la petite sœur jurée de Yuuto, mais toujours une « sœur extérieure » — ne faisant pas vraiment partie de son clan. Elle n’avait jamais pu le voir qu’une fois, voire deux par mois.

Quelles que soient les raisons, Linéa avait certainement ressenti une différence entre la façon dont il était avec elle et avec les femmes qui avaient servi sous ses ordres depuis ses jours dans le Clan du Loup. C’est comme si tous les deux individus n’étaient pas capables de se confier aussi facilement l’un à l’autre.

« Vous êtes enfin devenue sa fille jurée, un individu beaucoup plus proche de son cercle intime, alors qu’est-ce qu’il y a à gagner à hésiter maintenant !? Il est vrai qu’en matière d’amour, il est parfois important de se retirer et de laisser de l’espace à l’autre, mais fondamentalement, vous devriez toujours passer à l’attaque ! »

« Je… Je vois…, » alors que Haugspori exposait les arguments les uns après les autres, Linéa acquiesçait.

Elle avait l’impression qu’il la poussait un peu trop fort sur ce point, mais elle comprenait que c’était parce qu’il tenait à elle de tout cœur.

De plus, Linéa était quelqu’un qui accordait du crédit aux paroles d’un expert sur des sujets avec lesquels elle avait des difficultés. C’était l’un de ses points forts.

« Très bien. Je vais faire ce que tu dis. Cependant, je suis un peu en retard dans mon travail d’aujourd’hui, à cause de ma distraction de ce matin. Laisse-moi au moins m’occuper de ça en premier. »

« Compris, Princesse. Permettez-moi de vous aider. »

Linéa acquiesça. « Merci, je compte sur toi. »

Et donc, Linéa avait passé un bon moment complètement absorbée par son propre travail de bureau.

En tant que commandant en second d’une grande nation comme le Clan de l’Acier, le volume de travail la tenait aussi terriblement occupée que Yuuto, si ce n’est plus.

Elle devait examiner attentivement les propositions qui remontaient la chaîne de commandement jusqu’à elle, et faire venir les personnes responsables si elle avait des questions importantes, écouter leurs explications et donner ensuite des instructions concrètes.

Si l’administration du clan était comme un corps humain, avec Yuuto comme cerveau, alors on pourrait dire que Linéa était le cœur qui le maintenait en vie.

Les idées et inventions novatrices de Yuuto avaient été le moteur de la croissance du Clan de l’Acier, et tout le monde s’accordait à dire qu’il était le « pilier » symbolique qui tenait toute la confédération ensemble. Mais on pourrait également arguer qu’ils n’avaient besoin de lui que pour fonctionner, sans nécessairement avoir besoin de lui pour effectuer le travail de bureau quotidien.

Cependant, si Linéa ne remplissait pas ses fonctions, il ne faisait aucun doute que les différentes parties du gouvernement commenceraient à s’enrayer, causant toutes sortes de problèmes et de confusion pour les personnes à la base.

« Très bien, le prochain est… »

Une fois une autre tâche accomplie, Linéa tendit la main pour prendre le document suivant de la pile devant elle, mais celui-ci lui avait été arraché des mains.

« Qu’est-ce qu’il y a, Haugspori ? »

« Je m’excuse de vous arrêter alors que vous êtes si absorbé par vos fonctions, mais il est temps. »

« Le temps… ? Ah ! » cria Linéa, réalisant soudain qu’elle avait complètement oublié le plan.

Lorsqu’elle se concentrait vraiment sur son travail, elle devenait incapable de penser à autre chose.

« Le Réginarque Yuuto est allé visiter le jardin de Vingólf. Il semble qu’il y prenne souvent ses déjeuners ces derniers temps. »

« Ah, c’est vrai, Vingólf. C’est un bon endroit pour se détendre. »

Linéa connaissait en effet très bien l’endroit en question.

Son père biologique, Hrungnir, avait été à un moment donné le gouverneur de la région de Gimlé, et Linéa avait entendu des histoires sur la façon dont il avait rencontré et était tombé amoureux de la femme qui deviendrait sa mère au Jardin de Vingólf.

C’est l’endroit qui avait nourri l’amour entre les parents de Linéa, et elle l’avait donc visité elle-même de nombreuses fois.

À cette époque de l’année, l’endroit serait rempli de la couleur des fleurs du cosmos et autres fleurs d’automne en pleine floraison.

Cette pensée lui rappelait de bons souvenirs, et Linéa s’en souvient un peu en s’y rendant.

En entrant, elle avait rapidement repéré Yuuto à l’intérieur du pavillon au centre du jardin.

« Père…, » elle commença immédiatement à l’appeler, mais s’arrêta. Félicia, assise à côté de Yuuto, s’était tournée vers elle et avait mis un doigt silencieusement sur ses lèvres.

Linéa fit de son mieux pour ne pas faire de bruit alors qu’elle s’avançait lentement vers eux. Yuuto était assis, la tête appuyée sur ses bras, sur la table du pavillon, les yeux fermés.

« Alors, il dort ? »

« Oui, à l’instant, en fait. Il avait tellement de choses en tête hier, je ne peux que supposer qu’il n’a pas beaucoup dormi la nuit dernière. »

« Je vois. C’est compréhensible. »

Linéa savait à quel point le sens des responsabilités de Yuuto était puissant.

Face à cette crise sans précédent et à son devoir de protéger le clan et les très nombreuses personnes qui vivaient sous sa coupe, il n’avait pas dû pouvoir s’empêcher de continuer à penser au problème même après s’être couché pour la nuit.

« Pourtant, il va faire mal à son pauvre cou en dormant dans cette position. »

Félicia avait quitté son siège de l’autre côté de la table pour s’asseoir juste à côté de Yuuto. Lentement, et doucement, pour ne pas le réveiller, elle avait soulevé sa tête de la table et l’avait fait reposer sur ses genoux.

« Tee-hee. » Avec un doux rire, elle lui caressa tendrement les cheveux et regarda son visage endormi, les yeux remplis d’affection.

Linéa n’était pas experte dans les affaires intimes des hommes et des femmes, mais elle comprenait ce qu’elle voyait.

Au minimum, l’acte de caresser la tête d’une personne était irrespectueux lorsqu’il était fait à une personne de statut supérieur. Dans le passé, Félicia ne se serait pas permis de faire quelque chose d’aussi effronté.

« Euh… Tante Félicia… Avez-vous, hum, et Père, c’est-à-dire… »

Il était difficile de se résoudre à poser la question directement. Linéa trébuchait, incapable de trouver les bons mots.

« Ah. » Félicia semblait avoir compris la question de Linéa. Elle hocha la tête et déclara : « Oui. Grâce à l’intervention de la Grande Sœur Mitsuki, j’ai eu l’honneur de consommer mon amour avec Grand Frère Yuuto. Et, bien, c’est juste avant sa cérémonie de mariage, donc le moment était un peu inapproprié, mais cela m’a permis de m’accorder l’honneur de devenir officiellement sa concubine à la première occasion appropriée. » Les joues de Félicia étaient rouges. Elle avait l’air un peu timide, mais aussi très heureuse.

« Je… je vois, » répondit maladroitement Linéa. « Donc, vous et Père êtes maintenant… »

Elle pouvait voir que sa propre voix tremblait.

Elle avait l’intention de s’y préparer, mais le fait de l’entendre de première main, d’apprendre que l’homme qu’elle aimait entretenait ce genre de relation avec une autre femme, lui faisait mal au cœur.

Dans ses pensées, Linéa essayait de s’encourager, de se dire que s’il avait accepté d’avoir une relation avec Félicia, alors peut-être qu’il y avait une chance pour elle aussi… mais elle sentit ce petit espoir être écrasé lorsque son regard se promena sur le beau corps doux et voluptueux de l’autre femme.

Sa pleine et énorme poitrine en particulier !

La femme de Yuuto, Mitsuki, était également bien dotée.

En revanche, si Linéa baissait les yeux sur ses propres atouts, elle pouvait aussi voir clairement ses propres pieds. Il n’y en avait pas assez pour lui bloquer la vue, après tout.

Lorsque Linéa se comparait aux deux autres femmes, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un sentiment d’infériorité, se demandant si elle ne manquait pas carrément de charme féminin.

« Vous êtes incroyable. Le cœur de Père était si dévoué à la Grande Soeur Mitsuki, aussi bien gardé que les chariots blindées du Mur de Chariot, et pourtant vous l’avez persuadé de se rendre à vous. J’aimerais avoir autant de chance. »

« Non, c’est entièrement parce que la Grande Soeur Mitsuki est intervenue en ma faveur. Seule, je n’aurais jamais… »

« Il n’y a pas besoin d’être modeste. Même en tant que compatriote, je reconnais combien vous êtes charmante et attirante. À tel point que cela me rend envieuse, en fait. En attendant, je serai toujours traitée comme sa petite sœur, et je ne peux pas être sûre qu’il me considère même comme une femme. » Linéa laissa échapper un soupir désespéré.

Sa rivale amoureuse n’était pas le public approprié pour ses plaintes en ce moment, mais elle ne pouvait pas contenir ses sentiments plus longtemps.

« Ce n’est pas… »

« Inutile de me consoler par pitié. Je sais très bien que mon visage et mon corps sont pratiquement ceux d’une enfant. »

« Erm, mais… »

Félicia avait essayé de répondre, mais elle avait fait une pause et s’était éloignée, ne sachant apparemment pas quoi dire.

« Quant à ma personnalité, je suis une femme profondément ennuyeuse. Lorsque je suis venue dans le bureau de Père tout à l’heure, c’était en fait parce que j’essayais de me rapprocher de lui. Malgré cela, avant que je ne m’en rende compte, je n’arrêtais pas de parler de stratégie et de politique avec lui, en laissant de côté toute trace de pensée romantique. »

« Je ne pense pas qu’on puisse y faire grand-chose, vu la situation à ce moment-là… » Une fois de plus, Félicia tenta de placer un mot pour apaiser les inquiétudes de Linéa.

« Non, » dit Linéa en secouant la tête. « C’est plus que ça. Si j’y repense, ça a toujours été comme ça. Quand je parle avec Père, il s’agit toujours, toujours, de politique et de travail. Il ne faut pas s’étonner qu’il ne me voie pas comme une femme. »

***

Partie 6

« … Lady Linéa, c’est peut-être un peu présomptueux de ma part, mais je crois sincèrement que votre personnalité est en fait l’une des qualités qui vous rendent attirante, et que c’est quelque chose que vous, et seulement vous, possédez. »

« Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas besoin que vous…, » alors que Linéa fronçait les sourcils et commençait à protester, Félicia secoua doucement la tête et intervint.

« Je ne dis pas cela pour vous consoler. Grand frère Yuuto parle toujours du fait qu’il peut toujours parler avec vous de sujets importants en profondeur. Ses idées sont très complexes, et il arrive souvent qu’elles soient trop avancées pour que je les comprenne. Cependant, vous êtes différente. Il m’a dit que vous étiez la seule personne capable de comprendre immédiatement les choses après une brève explication et, en plus, de donner des avis constructifs dans une perspective réaliste. Il dit que ce genre de choses l’aide vraiment. »

« Grand frère a dit tout ça sur moi ? » demanda Linéa. Elle était tellement surprise que pendant un instant, elle était inconsciemment revenue à la façon dont elle s’adressait à lui lorsqu’ils étaient frères et sœurs jurés.

Il est vrai que beaucoup des stratégies concoctées par Yuuto étaient très éloignées du bon sens, ou supposaient une connaissance préalable de choses que les autres n’avaient pas, et donc même Linéa avait souvent du mal à les comprendre.

De plus — et le plan qu’il avait partagé avec elle plus tôt dans la journée en était un exemple parfait — souvent la seule chose solide était le concept et sa conclusion. En d’autres termes, il savait exactement ce qu’il fallait faire, mais les détails concrets sur la manière de le faire fonctionner étaient beaucoup plus vagues.

Bien sûr, du point de vue de Linéa, cela illustrait en fait une force de Yuuto, plutôt qu’un défaut.

En tant que seigneur régnant, l’action la plus importante qu’un patriarche devait entreprendre était de déterminer une ligne de conduite appropriée et de s’y engager fermement. Si la personne censée s’imposer devant tout le monde et les faire avancer était trop axée sur l’aspect pratique et les détails, il ne pourrait y avoir aucun développement, aucun progrès.

Ceci étant dit, pour prendre les directives de Yuuto et les convertir en plans concrets et réalisables, il fallait que quelqu’un les regarde d’un œil critique, d’un point de vue pragmatique, et souligne leurs problèmes et leurs défauts.

Depuis la formation du Clan de l’Acier, c’était surtout Linéa qui avait assumé ce rôle.

« Je trouve toujours des défauts dans les détails des merveilleuses idées de Père, et j’ai supposé que je le rendais toujours malheureux avec ça… », dit Linéa, avouant ainsi l’un des soucis qui l’avaient toujours tourmentée.

Félicia secoua vigoureusement la tête, niant catégoriquement l’inquiétude de Linéa. « Lorsque vous discutiez tous les deux de la façon de traiter l’ordre de soumission impérial, c’était comme si vous compreniez tous les deux ce que l’autre disait, passant instantanément au point suivant sans avoir besoin d’un seul instant d’hésitation. À mon grand embarras, je dois admettre que je n’ai pas du tout pu suivre. »

En y repensant maintenant, Linéa avait l’impression qu’elle et Yuuto avaient pris l’initiative de discuter du sujet à un rythme rapide, tandis que Félicia n’était pas du tout entrée dans la conversation.

Linéa avait simplement supposé que Félicia s’était retenue parce qu’elle était une subordonnée de la fratrie, un rang qui était normalement considéré comme une étape éloignée de la planification centrale du gouvernement d’un clan. Mais cette supposition était apparemment erronée.

« Lady Linéa, si Grand Frère a pu s’ouvrir et partager son secret avec vous, c’est précisément parce que vous êtes le genre de personne que vous êtes. »

« Vous a-t-il dit ce qu’il m’a dit ? »

« Non, j’ai choisi de ne pas aborder le sujet avec lui. Après tout… c’est une chose dont il ne peut se résoudre à me parler. » Félicia baissa les yeux, l’air un peu triste. Mais ce regard était vite passé, et elle avait souri.

« Cependant, après qu’il vous en ait parlé, son expression était moins douloureuse, comme si une petite partie de l’obscurité qui pesait sur son cœur s’était évanouie. »

« Je vois. Dans ce cas, je suis contente d’avoir pu l’aider un peu. »

« C’est bien plus qu’un “peu” ! Le Grand Frère Yuuto était si épuisé par la tension et le stress ces derniers temps que je pouvais à peine supporter de le regarder. Je craignais que, si cela continuait, il ne soit poussé à son point de rupture. »

Cela venait de Félicia, qui passait chaque instant de la journée à servir aux côtés de Yuuto.

Si elle était si ouvertement inquiète à ce sujet, alors Yuuto était vraiment dans un état dangereux.

« Je suis si heureuse que vous ayez pu l’aider. Vraiment…, » avec une expression de soulagement sincère, Félicia avait recommencé à caresser doucement les cheveux de Yuuto. Yuuto continuait à dormir paisiblement, ignorant totalement l’attention que lui portait la femme qui le regardait.

« Argh, nghh ! » Soudain, Yuuto avait crié dans son sommeil.

« Qu-Qu’est-ce qui s’est passé ! ? » demanda Linéa.

« Le plus probable est qu’il fasse un cauchemar, » expliqua Félicia. « Il en fait souvent, ces derniers temps. »

« Je… Je vois. »

Cela semblait assez sérieux. Cela expliquerait d’autant plus pourquoi Mitsuki et Félicia étaient si inquiètes pour lui.

« Je pense qu’il y a probablement encore beaucoup de choses que Grand Frère a réprimées en lui. »

« Oui, probablement. »

Linéa avait réussi à faire en sorte que Yuuto lui confie son secret, mais c’était quelque chose qu’il gardait pour lui seul depuis six mois.

Bien qu’il soit un héros extraordinaire, il n’est qu’un humain.

Il y avait sûrement six mois de frustration, d’amertume et d’angoisse qu’il avait accumulées.

« Ah, bien sûr ! » Félicia avait soudain frappé dans ses mains, comme si elle avait eu une idée. « C’est l’occasion rêvée. Comme le dit Grand Frère, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Profitons de cette chance et faisons en sorte qu’il libère tout ce qu’il retient. »

« Tout ? Vous donnez l’impression que c’est facile, mais qu’allons-nous faire ? »

« Tee-hee, eh bien… » Félicia sourit malicieusement, et lorsqu’elle décrivit son plan, les yeux de Linéa s’écarquillèrent.

Cela semblait si direct, et si précipité, sautant plusieurs des étapes appropriées pour ce genre de choses du point de vue de Linéa, mais Félicia était maintenant complètement déterminée à aller de l’avant. Elle avait regardé Linéa droit dans les yeux et s’était inclinée profondément.

« Je vous demande humblement de prendre soin de Grand Frère Yuuto. S’il vous plaît, aidez à guérir son cœur. »

+++

« Êtes-vous vraiment sûr que je peux entrer !? » Linéa se tenait face à la porte ouverte, incapable de cacher son inquiétude.

Ils se trouvaient dans ce que certains pourraient appeler le « cœur » le plus intime de Gimlé, un lieu sacré dont l’entrée pour les indignes était impardonnable. Même les subordonnés directs de Yuuto, son cercle de confiance le plus intime, n’étaient pas autorisés à pénétrer dans ce sanctuaire sans y être invités.

Malgré cela, la réponse de Félicia avait été un hochement de tête détendu.

« Oh, il n’y a pas de problème. »

« M-Mais quand même… »

« Pourquoi auriez-vous des raisons d’hésiter maintenant ? Vous avez déjà été avec lui de cette manière deux fois auparavant, n’est-ce pas ? »

« Oui, mais ces fois-là, j’étais avec tout le monde, et y aller seule n’est pas exactement la même chose. »

« Si vous êtes une femme, alors montrez du courage ! » Les mains de Félicia étaient dans le dos de Linéa, la poussant avec force à travers la porte et dans la pièce au-delà.

 

 

Une dernière poussée avait déséquilibré Linéa, et alors qu’elle était occupée à reprendre pied, la porte s’était refermée derrière elle.

« H-Hey ! »

« Je vous souhaite la meilleure des chances ! »

« Ngh… ! » Le visage de Linéa rougissait. Sa seule échappatoire étant coupée, elle était restée un instant désemparée.

Cependant, elle ne pouvait pas rester ici pour toujours.

C’était le genre de chance dont elle avait toujours rêvé, c’était vrai. Si elle ne pouvait même pas en profiter, alors elle n’avait vraiment aucun espoir.

« D’accord ! » Prenant sa résolution, Linéa avait jeté tous les vêtements qu’elle portait et s’était dirigée nue vers le fond de la pièce.

Sur le mur du fond se trouvait une autre porte, et elle l’avait ouverte pour révéler des nuages d’épaisse vapeur blanche qui remplissaient l’air au-delà, rendant difficile de voir quoi que ce soit.

Pour Linéa, en ce moment, c’était en fait un avantage. Cela signifiait qu’il ne serait pas en mesure de la voir non plus, ce qui diminuait un peu l’embarras.

« Ahh, maintenant c’est à ça que ressemble le paradis. Je me sens à nouveau vivant. » La voix de Yuuto avait résonné un peu plus loin.

Cette pièce était un bain fermé que Yuuto avait fait construire spécialement lorsqu’il avait déplacé la capitale du Clan de l’Acier à Gimlé. Yuuto était un grand fan des bains chauds, et chaque soir, après avoir terminé son travail, il avait l’habitude de venir ici et d’évacuer le stress de la journée par un long bain.

« Oh, salut, Félicia. Entre, l’eau est bonne », appela Yuuto, ayant manifestement senti la présence de Linéa dans la pièce.

Cependant, il semblerait qu’il ait supposé par erreur qu’elle était Félicia.

Il y avait actuellement un arrangement tacite qui s’était récemment formé entre Yuuto et ses amantes : la personne qui partagerait le lit avec lui cette nuit-là le rejoindrait dans le bain avant. En d’autres termes, ce soir, c’était le tour de Félicia.

« Père. »

« Whuh ? » Yuuto s’était retourné quand Linéa l’avait appelé, puis il s’était figé.

« L-Linéa !? Qu-Quoi… ! ? »

Apparemment, même le dieu de la guerre renaissant, maître du champ de bataille, avait été troublé par cette situation.

Linéa sentait tout son corps devenir fébrile.

Bien qu’elle soit une femme, elle avait gravi les échelons pour devenir la commandante en second du Clan de l’Acier. Elle était responsable de l’administration de l’une des nations les plus puissantes du royaume.

Cela dit, elle était encore une jeune femme… Révéler son corps nu à l’homme qu’elle aimait était embarrassant.

Pourtant, elle avait rassemblé tout son courage et lui avait parlé.

« Je… J’ai demandé à changer de place avec elle. O-Oh, et bien sûr, j’ai déjà reçu la permission de la Grande Sœur Mitsuki. »

« Ces deux-là…, » Yuuto pressa ses doigts sur ses tempes et gémit. Il semblait avoir déjà compris l’essentiel de la situation.

« Je t’en prie, ne les blâme pas, père, » plaida Linéa. « Elles étaient seulement inquiètes pour toi. »

« Quoi ? » Yuuto fronça les sourcils avec méfiance, apparemment incapable de comprendre cette partie.

 

 

« Elles ont convenu que le meilleur endroit pour te faire mettre ton cœur à nu serait dans le bain. Tu dois encore avoir beaucoup de frustrations et de douleurs amères que tu as gardées enfermées en toi pendant les six derniers mois. Comme je connais déjà le secret que tu gardes, tu n’as pas non plus besoin de me le cacher. Le simple fait de pouvoir en parler avec quelqu’un devrait t’aider à te sentir mieux. »

« … C’est moi, ou ces deux-là sont un peu trop protectrices envers moi ? » Yuuto secoua la tête d’un air las et soupira.

Linéa pourrait bien être la meilleure personne à qui parler pour Yuuto en ce moment, mais sa femme et sa concubine venaient tout de même d’envoyer une femme non mariée se retrouver seule avec lui dans le bain. Même Linéa avait reconnu intérieurement que c’était clairement dépasser les bornes. Mais quand même…

« Cela montre à quel point tu sembles être dans un état dangereux selon elles, Père. »

« Est-ce que je passe vraiment pour quelqu’un de si peu fiable ? »

« Il n’y a personne de plus capable et de plus fiable que toi dans tout le clan de l’acier, Père. Mais cela ne veut pas dire que tu devrais te charger de tout pour protéger les autres. Cela finira par t’épuiser et te briser. »

Les destins de dizaines de milliers de vies reposaient toujours sur les épaules de Yuuto.

***

Partie 7

Et il n’y avait aucun plan, aucune stratégie, qui pouvait garantir le bonheur de chaque personne.

La mise en œuvre de toute politique crée des avantages pour certains et des pertes ou des dommages pour d’autres, c’est ainsi que va le monde.

Si l’on s’autorisait à se sentir peiné par les malheurs de chacun, cela serait paralysant et l’esprit ne pourrait pas tenir le coup sous ce stress.

Dans un sens, ceux qui dominent les autres devaient être quelque peu insensibles au malheur des autres.

Et dans ce sens, Yuuto avait fait défaut. Il était bien trop gentil.

« Mais je vais bien, d’accord ? Je suis encore jeune. »

« Je ne parle pas de ton corps physique. Ce qui préoccupe Grande Sœur Mitsuki et Tante Félicia, et si je peux être franche, ce qui me préoccupe, c’est ton cœur ! »

« … Hé, ça va aller. »

La deuxième fois, la réponse de Yuuto avait été juste un peu retardée.

Il avait probablement réalisé lui-même qu’il était à sa limite.

Et ce n’est pas une surprise qu’il le soit, se dit Linéa.

Après tout, le fardeau d’un secret aussi terrible était bien trop lourd à porter pour un seul homme.

« Père, tu es trop imprudent lorsqu’il s’agit de ton propre bien-être ! Notre peuple est confronté à une crise comme nous n’en avons jamais vu auparavant, et si par un terrible hasard le pire devait t’arriver, le Clan de l’Acier lui-même serait en danger d’effondrement ! Ne comprends-tu pas ? Grand Frère, ton corps n’est plus seulement le tien ! »

Linéa avait perdu le contrôle pendant un instant, criant tout dans un seul souffle. Elle était restée là, haletante.

Yuuto lui avait adressé un sourire en coin, un sourire qui semblait un peu forcé.

« Eh bien, viens et entre dans l’eau pour le moment. Il fait peut-être chaud ici, mais si tu restes debout toute nue, tu finiras probablement par attraper froid. »

Il lui avait fait signe de le rejoindre dans le bain.

« … D’accord. »

Même après tout ce qu’elle lui avait dit, il essayait toujours d’accorder plus de considération aux autres qu’à lui-même. Cela l’avait attristée, mais elle avait obéi. Sinon, il ne serait peut-être plus disposé à l’écouter, du moins c’est ce qu’elle pensait.

Une fois que Linéa fut dans le bain, Yuuto leva les yeux vers le plafond, regardant dans le vide en parlant. « Je sais que cela ressemble à une excuse, mais si je n’ai rien dit, ce n’est pas parce que je ne te fais pas confiance. C’est parce que je pensais que ne pas savoir serait plus facile pour toi. Tu pouvais vivre tes journées sans cette peur dans ton cœur. »

Sous la surface de l’eau, Linéa s’était sentie serrer les poings.

On dirait que ce qu’elle avait dit avait atteint le cœur de Yuuto.

« Depuis que je l’ai découvert, je n’arrête pas d’y penser tous les jours. Je me dis : “Quand est-ce que ça va commencer ? Et si ça commençait demain ?” Je fais des cauchemars où je vois tout le monde se noyer au fond de l’océan, se débattre, souffrir. Je continue à en faire, tu vois. Encore, et encore. »

« … Je sais que ça doit être horrible. » Le visage de Linéa s’était déformé en une douleur compatissante.

Chaque personne vivante meurt. Les dieux avaient placé cette loi fondamentale sur le monde, et personne ne pouvait la défier.

Cependant, la seule raison pour laquelle une personne pouvait vivre sa vie sans souffrir de la crainte constante de ce destin était que, jusqu’à ce moment-là, la mort existait à « un moment inconnu dans le futur ».

Et dans cette situation, il ne s’agissait pas seulement de la mort de Yuuto. Tout le monde dans le monde qui l’entourait se dirigeait vers la même mort certaine.

Cette peur l’avait assailli chaque jour sans pause.

À partir de maintenant, Linéa devra aussi affronter cette peur, mais elle avait foi en Yuuto. C’était une conviction profonde que Yuuto ferait quelque chose pour les sauver tous.

Mais Yuuto lui-même n’avait rien de tel.

Le simple fait d’imaginer ce que ça devait être pour lui donnait un terrible frisson à Linéa. Elle était étonnée qu’il ait réussi à endurer cela pendant six mois tout seul.

« Mitsuki est enceinte maintenant, et je ne vais sûrement pas lui dire et risquer que le choc lui fasse faire une fausse couche. Et Félicia est forte, bien sûr, mais elle est aussi assez fragile mentalement… Quoi qu’il en soit, j’avais prévu d’en parler à tout le monde une fois que j’aurais trouvé la solution et que je serais prêt à la mettre en œuvre. Je me suis dit que j’étais le seul à devoir me sentir comme ça en attendant, tu vois ? »

« Tu es vraiment quelqu’un de gentil, » dit Linéa, mais Yuuto réagit à ces mots par un faible sourire d’autodérision.

« Heh heh, enfin, c’est ce que je m’étais dit, mais il s’avère que c’était plus difficile que je ne le pensais, et beaucoup plus effrayant que je ne le pensais. Ça m’a fait plus mal que je ne le pensais. Je voulais juste céder et le dire à quelqu’un, et j’ai failli céder, tellement de fois. Je parie que ça brise l’image que tu as de moi, hein ? Le grand homme que tu appelais le plus fiable et le plus sûr de tout le clan de l’acier, et qui n’est en fait que pathétique et faible. »

« Ce n’est pas vrai du tout ! » Linéa cria le démenti à Yuuto à pleins poumons.

L’image héroïque qu’elle avait de lui n’avait pas été endommagée. Il n’y avait aucune chance qu’elle le soit.

Après tout, Yuuto avait eu le choix de rester dans son ancienne patrie et d’y vivre en paix avec Mitsuki.

Il avait rejeté cette option. Afin de sauver le clan de l’acier, non, afin de sauver sa famille ici, il avait choisi de retourner sur cette terre sans se soucier du danger pour lui-même.

Les actes de bravoure ignorant la peur n’étaient rien d’autre que l’imprudence des imbéciles. Le père de Linéa lui avait appris cela.

Il lui avait appris qu’un véritable héros était quelqu’un qui connaissait la peur et faisait preuve de courage malgré elle, en endurant la peur et en allant de l’avant.

« H-Huh !? Qu’est-ce que c’est que ça !? »

Soudain, Yuuto se mit à trembler, ses dents claquaient bruyamment, comme s’il avait été arraché aux bains chauds et jeté sur un flanc de montagne enneigé.

Après s’être finalement ouvert à Linéa, quelque chose en lui s’était brisé, et maintenant tous ses sentiments refoulés se déversaient.

« Bon sang, je ne peux pas m’arrêter de trembler. Je dois protéger tout le monde, je suis le foutu réginarque, je dois me ressaisir ! Arrête ! Arrête ! »

« … ! » Linéa ne pouvait plus le supporter. Avant même d’en avoir conscience, elle avait couru vers Yuuto et l’avait enlacé.

« C’est bon ! C’est juste toi et moi ici maintenant, et personne d’autre. Tu n’as pas à te forcer à tenir le coup, tu peux te laisser aller ! »

« Uugh… ! »

Yuuto avait laissé échapper un cri sans paroles, comme un gémissement, et avait rendu son étreinte.

Alors qu’il tremblait, chaque frisson communiquait la profondeur de sa peur directement à travers son corps et dans le sien.

Linéa savait que ce n’était pas un acte d’amour, mais même s’il ne la tenait que parce qu’il avait peur, cela la rendait quand même heureuse.

Il comptait sur elle.

Elle avait pu l’aider.

Yuuto avait toujours été un grand héros aux yeux de Linéa.

Le jeune homme qui tremblait dans ses bras en ce moment était loin d’être héroïque, peut-être, mais en tout cas, l’amour qu’elle ressentait pour lui était plus fort qu’il ne l’avait jamais été auparavant.

Tout ce qu’elle voulait, c’était qu’il se sente en sécurité. Ce seul désir remplissait son cœur, et elle s’était accrochée à lui fermement, ses mains s’agrippant à l’arrière de ses épaules.

Elle ne savait pas combien de temps ils étaient restés comme ça, mais finalement, le corps de Yuuto avait cessé de trembler.

Au lieu de cela, elle avait senti quelque chose d’autre, quelque chose de dur qui se pressait contre elle près de son ventre.

C’est…

Linéa avait rapidement compris ce que c’était, et elle pouvait sentir la chaleur de son visage rougissant.

Son corps était déjà bien échauffé par le bain, et l’effet combiné lui avait donné le vertige.

« Euhh, je, euh, je vais bien maintenant. Tu peux me lâcher », avait dit Yuuto, qui semblait assez mal à l’aise.

« N-Non, c’est… bon. Ça ne me dérange pas. » Linéa avait l’impression que son visage allait s’enflammer, mais elle avait réussi à sortir les mots.

« Non, en tant que mec, si je reste comme ça avec toi, je ne peux pas vraiment contrôler, quoi, hum… »

« Je dis que ça ne me dérange pas. » Linéa était plus forte cette fois.

« Non, écoute, je ne peux pas… »

« Grande sœur Mitsuki m’a donné sa permission d’être avec toi. Donc si tu es prêt à m’aimer, même un peu, alors s’il te plaît… ! » Sa voix tremblait, mais elle avait mis tout ce qui lui restait dans cette déclaration.

Si elle était rejetée maintenant, elle savait que cela la dévasterait et qu’elle pourrait ne pas s’en remettre avant un certain temps.

Cependant, elle ne pouvait pas laisser passer ce moment sans le lui dire, et sans lui faire part de ses sentiments.

Il y eut un court silence entre eux, puis Yuuto mit doucement ses bras autour de ses épaules, et la poussa hors de lui.

Il semblait que c’était sa réponse.

« Tu ne me vois pas comme autre chose qu’une petite sœur, n’est-ce pas ? Tu ne me vois pas comme une femme avec qui tu pourrais avoir envie de faire l’amour, n’est-ce pas ? » Linéa sentait la chaleur derrière ses yeux, et les larmes commençaient à couler sur son visage.

Elle ne pouvait pas s’empêcher de demander, même si elle savait que ces questions étaient injustes pour Yuuto.

« … Bien sûr que oui, » dit Yuuto, presque en colère, et il plongea son regard dans celui de Linéa. « Mais je ne pourrai pas te donner mon amour pour toi toute seule. Je ne pourrai pas t’épouser. Es-tu toujours d’accord avec ça ? »

« … Hein ? »

Linéa avait cligné plusieurs fois des yeux, confuse. Elle s’attendait à ce que ce soit un rejet.

Il lui avait fallu un moment pour assimiler les mots de Yuuto, mais dès qu’elle en avait compris le sens, elle avait crié : « Oui ! Oui, c’est bon, tout va bien ! »

Elle hocha vigoureusement la tête, encore et encore. Yuuto venait d’accepter son amour, et la dernière chose qu’elle voulait était que son court délai lui fasse penser qu’elle avait hésité à accepter ses conditions.

« Tu sais que tu es techniquement de la noblesse, n’est-ce pas, “Princesse” ? Le patriarche du Clan de la Corne, et la fille par naissance du précédent ? Es-tu sérieusement d’accord pour te contenter de cela ? »

« Ça ne me dérange pas du tout. Si je peux avoir ton amour, alors je me fiche de la forme qu’il prend ! Mais qu’en est-il de toi, Père ? Es-tu d’accord avec ça ? »

« Oui, je le suis. Il n’y a vraiment plus de raison de se retenir. Comme on dit, si vous mangez une bouchée de nourriture empoisonnée, vous pouvez aussi bien lécher l’assiette. »

« Qu’est-ce que ça veut dire ? J’espère que tu n’es pas en train de me traiter de poison ! » protesta Linéa.

Yuuto lui fait un sourire malicieux. « Heh heh, désolé, désolé. Tu as raison, il est impossible qu’une fille aussi mignonne que toi puisse être vénéneuse. »

Il s’était penché et avait rapproché son visage de celui de Linéa, qui avait fermé les yeux.

Elle savait que, quelles que soient les choses sombres qui les attendaient dans le futur, le bonheur pur qu’elle ressentait en ce moment était quelque chose qu’elle n’oublierait jamais.

+++

« Comment est-ce, Linéa ? Est-ce que ça te plaît ? » demanda Yuuto.

« Oui. C’est… c’est merveilleux, » répondit Linéa d’un ton haletant, et laissa échapper un soupir.

Elle pouvait sentir le souffle un peu rauque de Yuuto contre son oreille.

« Est-ce que ça fait mal ? »

« Non, je vais bien. Ça ne fait pas mal du tout. »

« Es-tu tendu ? Tu peux te détendre un peu plus. »

« D-D’accord. » Linéa hocha la tête, mais intérieurement, elle savait que c’était impossible.

Elle n’aurait jamais pensé que Yuuto lui ferait ce genre de chose… !

« Ok, je vais le mettre sur toi. »

« Vas-y ! »

D’un seul coup, un liquide chaud se déversa sur son dos.

« Merci. Je suis si honorée que tu me laves le dos comme ça, Père. »

« Eh bien, tu as lavé le mien il y a quelques minutes. C’est normal que je te rende la pareille. »

« Tu dis que c’est naturel, mais je n’ai jamais entendu parler d’une telle coutume. »

Pour ce qui est de la connaissance commune d’Yggdrasil, laver le dos d’une personne était quelque chose que l’on ne faisait que pour une personne d’un statut plus élevé que soi, jamais l’inverse. C’était la coutume que Linéa connaissait.

« Dans le monde d’où je viens, c’est ce qui est normal. Très bien alors, que dirais-tu d’aller te relaxer dans le bain une fois de plus ? Tu es plutôt épuisée, non ? »

« Ah, n-non, je vais bien. »

« Hm ? Qu’est-ce qui ne va pas ? As-tu la tête qui tourne d’être dans la chaleur depuis trop longtemps ? »

« Non, c’est, hum. Je ne pensais pas que ce serait bien pour moi de salir l’eau du bain avec du sang… »

« Oh… Je suis désolé, je n’ai pas réfléchi. » Yuuto avait frappé ses mains ensemble et avait incliné sa tête en signe d’excuse.

« Non, je suis désolée de t’avoir mis mal à l’aise… » Linéa s’interrompit et son regard se dirigea vers une certaine partie du bas du corps de Yuuto.

Il n’était pas du tout fatigué.

« Hum, ça veut-il dire que tu veux encore le faire ? »

« Oh ! Non, c’est juste, c’est arrivé tout seul pendant que je te lavais le dos… Je suis désolé, je n’ai pas assez de self-control. »

« U-Um, si c’est ma faute si tu es dans cet état, alors c’est ma responsabilité de m’en occuper, non ? »

« H-Hey, maintenant, tu as encore mal de la dernière fois, non ? Tu n’as pas à… »

« Je suis d’accord. Si tu es d’accord, je peux le faire autant de fois que tu le veux… »

« Hm. Ok, alors… »

« Je suis vraiment désolé de m’immiscer dans votre bain ! » Au moment où l’air entre les deux nouveaux amants redevenait doux, ils furent interrompus par un cri soudain et pressant.

« Qu’est-ce qu’il y a, Félicia !? » cria Yuuto.

« C’est un message urgent d’un de nos espions infiltrés dans le Clan de la Foudre, » répondit Félicia à bout de souffle.

« Le Clan de la Foudre ? Est-ce que leur armée est en train de bouger ? » demanda Yuuto, son visage redevenant celui d’un patriarche sévère et autoritaire.

Félicia avait été la première à organiser ce rendez-vous entre lui et Linéa. Si elle était prête à l’interrompre avec un message, c’est qu’il était de grande importance.

Linéa déglutit nerveusement elle aussi, appréhendant ce que cela pouvait être.

Actuellement, le Clan de la Foudre était au milieu d’une guerre avec le puissant Clan de la Flamme au sud. Peut-être que l’armée du Clan de la Flamme avait été vaincue, et que l’armée du Clan de la Foudre utilisait cet élan pour remonter vers le nord et envahir le Clan de l’Acier. Cela semblait peu plausible si l’on s’en tenait au bon sens militaire, mais avec les guerriers fous de guerres de ce clan, et en particulier l’homme qui les dirigeait, c’était tout à fait possible.

Cependant, les mots suivants de Félicia décrivaient quelque chose qui était encore plus complètement impossible que ce que Linéa avait imaginé.

« Steinþórr, patriarche du Clan de la Foudre, est tombé au combat. »

***

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