Le Maître de Ragnarok et la Bénédiction d’Einherjar – Tome 11 – Chapitre 1

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Chapitre 1 : Acte 1

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Chapitre 1 : Acte 1

Partie 1

« Seigneur Yuuto ! Dame Mitsuki ! Félicitations et meilleurs vœux ! »

« Félicitations ! »

« Vive le Clan de l’Acier ! »

Les citoyens de Gimlé applaudissaient, leurs voix étant une cacophonie qui s’élevait du centre-ville.

C’était le point final de la cérémonie de mariage, une grande parade de rue.

Les deux côtés de l’artère principale étaient pleins à craquer de gens désireux d’apercevoir Yuuto et sa nouvelle femme.

Chevauchant une calèche magnifiquement décorée d’or et d’argent éblouissants, Yuuto et Mitsuki avaient reçu les acclamations et avaient salué en retour.

L’atmosphère était à la fête et à la gaieté, les visages des gens étaient remplis de joie…

« Bon sang, ça devient un vrai bordel…, »

… Mais l’homme du jour se murmurait amèrement à lui-même, même si son visage gardait un sourire heureux.

En ce moment, l’esprit de Yuuto était complètement occupé par des préoccupations concernant l’ordre d’assujettissement émis par le Pjóðann contre le Clan de l’Acier.

« N’as-tu pas dit que c’était quelque chose que tu attendais ? » Mitsuki, sa jeune épouse, le lui avait demandé doucement, tout en maintenant ses propres sourires pour la foule.

« Je bluffais, » répondit Yuuto. « L’anxiété d’un dirigeant se propage à ceux qui sont sous ses ordres. J’ai décidé sur le moment que je ferais comme si ce n’était pas grave. »

Le maintien de la cérémonie et la tenue du défilé dans les délais prévus étaient les résultats de cette décision.

Grâce à l’utilisation des pigeons voyageurs, son clan disposait d’un avantage considérable sur les autres nations en termes de rapidité d’envoi et de réception des informations. De ce fait, il avait pensé que la situation n’était pas assez urgente pour exiger des contre-mesures immédiates de sa part. Cette connaissance avait joué un rôle dans sa décision d’aller jusqu’au bout de son bluff.

« Oh, wôw ! Je n’arrive pas à croire que tu aies pu rester calme et que tu aies pu considérer tout ça en un seul instant, » dit Mitsuki.

« Je devais le faire, » répondit Yuuto. « Le fait d’avoir des choses inattendues comme ça qui vous tombent dessus est quelque chose qui arrive tout le temps sur le champ de bataille. »

Le commandant d’une armée devait être capable de garder son sang-froid en toutes circonstances et de maintenir au moins l’apparence d’un calme imperturbable.

C’était le principe auquel Yuuto se tenait toujours, et ses efforts avaient porté leurs fruits.

« De toute façon, je ne peux pas imaginer que l’ordre d’asservissement soit quelque chose que Rífa ait fait de son plein gré, » déclara Yuuto. « Je dois dire que je ne veux pas non plus l’imaginer, » ajouta-t-il en laissant échapper une pointe d’inquiétude.

« Oui…, » le visage souriant de Mitsuki s’était assombri d’inquiétude pendant une seconde.

De la fin de l’automne dernier jusqu’au printemps dernier, Rífa avait été hébergée par le Clan du Loup à Iárnviðr, mais elle n’avait pas subi d’offenses particulières à son honneur ou quoi que ce soit de ce genre.

En fait, elle avait plutôt apprécié le temps passé là-bas.

Et quand Yuuto s’était retrouvé transporté de force dans le Japon moderne, elle avait prêté ses pouvoirs pour aider à le ramener ici. Il serait certainement étrange qu’elle se donne tout ce mal pour le faire revenir ici, juste pour appeler à la guerre contre lui.

Yuuto poursuivit : « Je dirais qu’il y a de fortes chances que ce soit l’œuvre de quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui a émis l’ordre sous le faux nom de Rífa. »

Et si c’était le cas, il avait déjà une bonne idée de qui c’était.

Après quelques recherches, Yuuto savait maintenant que Rífa ne contrôlait plus le gouvernement du Saint Empire Ásgarðr. Il était entièrement à la merci de quelqu’un d’autre, un certain vieil homme.

Il était le patriarche de l’un des dix grands clans du royaume, le Clan de la Lance, qui protégeait la moitié sud de la région centrale d’Ásgarðr. En plus de cela, il était aussi le Grand Prêtre Impérial, l’un des postes les plus puissants du gouvernement…

Yuuto murmura le nom. « Hárbarth. L’homme qu’on appelle Skilfingr, le gardien d’en haut… »

Comme son autre nom le suggérait, le vieil homme semblait avoir une connaissance approfondie de tout ce qui se passait dans l’empire, qu’il s’agisse des scandales secrets et des faiblesses des nobles de la cour dans la capitale Glaðsheimr, ou des détails complets des incidents survenus dans des régions lointaines.

Savoir tout ce qui se passe à Glaðsheimr est une chose, mais connaître les événements lointains en est une autre. Dans le monde d’Yggdrasil, où l’information mettait beaucoup plus de temps à voyager qu’au 21ème siècle, une telle capacité était une menace claire.

En conquérant et en absorbant le Clan de la Panthère, le Clan de l’Acier était enfin devenu assez grand pour rivaliser avec les deux clans les plus puissants de l’empire. Yuuto pouvait au moins féliciter l’homme d’avoir pris des mesures aussi immédiates pour tenter de le réduire.

Chaque chose en son temps. Je vais conquérir Yggdrasil.

C’était le serment que Yuuto s’était fait à lui-même, mais il semblerait que le chemin vers son but ne soit pas du tout aussi facile.

« Kris ! »

Après la fin du défilé et l’arrivée de Yuuto au palais, il avait immédiatement sauté de la voiture et avait crié le nom de sa subordonnée. Il n’y avait plus la moindre trace de la joie du jeune marié dans son comportement.

« Je suis là, mon seigneur. » La réponse était venue directement de derrière lui.

Yuuto n’avait pas senti la présence de quelqu’un, mais il n’avait pas été surpris. Il se retourna et fit face à la propriétaire de la voix, une jeune fille qui semblait n’avoir que douze ou treize ans.

« As-tu de nouvelles informations ? » demanda Yuuto.

« De la région de Glaðsheimr, je crains que non dans ce court laps de temps. »

« Hm, je suppose que c’est logique. »

« Cependant, il y a une autre question…, » Kristina avait fait une pause. « Est-ce que vous pourriez me prêter votre oreille pour un moment ? »

« Hm ? Qu’est-ce que c’est ? » Yuuto se pencha et permit à Kristina de chuchoter directement dans son oreille.

 

 

« Le patriarche Douglas du Clan du Frêne a eu une réunion avec son subordonné pour discuter s’il était préférable pour lui de rester au service loyal du Clan de l’Acier ou non. »

« … Tu as comme toujours une excellente ouïe, » dit Yuuto, les lèvres retroussées en un sourire.

Kristina avait l’air d’une petite fille innocente et adorable, mais en réalité, elle était un maître dans l’art de dissimuler sa présence et de se cacher aux yeux de tous, et un agent de renseignement expert.

Douglas était, pour le moins, un individu dont les capacités lui avaient permis de réussir à se frayer un chemin jusqu’au rang de patriarche de son clan. Il avait sûrement pris soin d’éviter l’attention et les oreilles indiscrètes lorsqu’il avait sa conversation privée.

Mais cet effort était inutile. Kristina l’écoutait toujours facilement à son insu. C’était ce qui la rendait si utile et fiable en tant que fille jurée de Yuuto.

« Eh bien, » marmonna Yuuto avec indifférence, « vu la situation, je suppose que ce n’est pas étrange qu’au moins l’un d’entre eux agisse comme ça. »

Il était lié aux autres patriarches par le Serment du Calice, un lien qui était censé être plus épais que le sang, un lien qu’il était normalement absolument impardonnable de rompre. Mais l’ordre d’assujettissement du Þjóðann avait le poids de la justice impériale, et offrait une porte de sortie parfaitement valable.

À l’heure actuelle, n’importe lequel de ses enfants jurés pourrait revenir sur ses vœux envers lui, et personne ne pourrait les condamner pour cela. En effet, il serait parfaitement naturel pour certains d’entre eux d’envisager l’option de la trahison comme un moyen d’assurer la survie de son clan.

« On dirait que j’ai eu raison d’être rapide pour faire mon propre coup. Au fait, comment ça se présente ? »

« Cela se passera sans problème, » répondit Kristina.

« Vraiment ? » Les yeux de Yuuto s’étaient légèrement élargis. « Je suis un peu surpris. Vu le type dont on parle, je me doutais qu’il pourrait se rebiffer un peu. »

« Héhé, on dirait qu’il a bien plus peur de faire de vous un ennemi que d’être celui de l’empire, père. »

« Hm. Eh bien, s’il va faire exactement ce que je veux, alors ça me convient parfaitement. Très bien, contacte les patriarches subsidiaires et informe-les que nous allons immédiatement nous réunir dans la salle de conférence. »

« Compris, Père. » Lorsque Kristina confirma la réception de son ordre, elle disparut complètement en un instant, comme si elle avait été effacée.

Yuuto n’était pas mieux qu’un amateur dans les arts martiaux, mais même ainsi, disparaître comme ça était un incroyable exploit de furtivité.

« Je suis tellement content d’en avoir fait ma fille jurée. »

Parfois, l’information était bien plus précieuse que le fer ou le verre.

En l’occurrence, sans savoir au préalable que Douglas hésitait, la trahison éventuelle aurait pu surprendre Yuuto et le laisser désorienté. En le sachant à l’avance, il pouvait prendre des contre-mesures.

Dans L’art de la guerre, l’une des sources de savoir les plus prisées de Yuuto, Sun Tzu déclare également que les espions sont la pierre angulaire d’une armée.

Kristina était certainement cela, et bien plus encore.

« Très bien, on dirait que tout le monde est là, je vais donc rappeler ce conseil à l’ordre, » annonça Yuuto, son regard passant sur les autres personnes assises à la table ronde.

Éclairés par la lueur orange des torches murales, les visages des sept patriarches des clans subsidiaires s’étaient tournés vers lui.

Chacun d’entre eux avait un sens de la dignité et de la présence qui convenait à quelqu’un qui s’était élevé à la position de tenir ensemble et de contrôler un clan.

Yuuto continua. « Je suis désolé de vous réunir si tard dans la nuit comme ça, mais je suis sûr que vous savez tous pourquoi je devais le faire. »

Ils avaient tous acquiescé fermement. Yuuto confirma que tout le monde avait compris avant de continuer.

« En effet, il s’agit de l’ordre impérial de subjugation contre le Clan de l’Acier, qui aurait été émis par le Þjóðann. On ne sait pas pourquoi Sa Majesté a émis une telle déclaration contre nous. Actuellement, j’ai demandé à Kristina d’enquêter sur ce point. »

« Pardonnez-moi, » dit l’un des patriarches. « Pendant la cérémonie de tout à l’heure, n’avez-vous pas dit que cet événement correspondait à vos attentes ? » La voix de l’homme était suspicieuse.

C’était Fundinn, le patriarche du Clan des Chiens de Montagne. Son clan était basé sur les pentes abruptes des montagnes Himinbjörg, et Fundinn ressemblait en effet à l’image stéréotypée de « l’homme des montagnes ». Ses lèvres et son menton étaient cachés sous une barbe rude, ses bras et son torse poilus étaient visibles dans les interstices de ses vêtements… et il avait un regard aussi acéré que celui d’un faucon.

« Si vous avez anticipé cette situation, vous deviez avoir des raisons de le faire. Serait-il possible pour vous de nous le dire ? » avait-il demandé. Ses yeux méfiants s’étaient posés sur Yuuto.

Il y avait assez de pression derrière ce regard pour faire trembler de peur un homme normal, mais Yuuto l’avait encaissé sans sourciller avant de continuer.

« Très bien », avait-il répondu. « Pour être franc, c’est le fait que nous sommes devenus trop grands et trop puissants en si peu de temps. Assez grands pour que le gouvernement impérial commence à craindre d’être remplacé sous peu. »

Cette idée était logique à première vue, mais ce n’était en fait qu’un raisonnement que Yuuto avait échafaudé après coup, pendant le défilé. Il s’était dit qu’après avoir déclaré publiquement que la situation était conforme à ses attentes, il aurait une ou deux questions de ce genre.

Cependant, il ne pensait pas non plus que la logique de cette déclaration soit trop éloignée de la réalité.

Le Þjóðann Rífa était une autre affaire, mais Hárbarth était celui qui contrôlait réellement l’empire en ce moment, et ses motivations pour créer cette situation étaient probablement de cet ordre.

***

Partie 2

« Le clou qui dépasse est enfoncé. C’est comme ça que ça a toujours été. Il n’y a aucun intérêt à débattre du “pourquoi” de cette situation. À la place, je veux discuter des problèmes à court terme que cet ordre d’asservissement va probablement entraîner. »

« … Je comprends, Père, » dit Fundinn en hochant la tête, bien que son visage montrait qu’il n’acceptait pas complètement l’explication de Yuuto.

Le fait qu’il soit encore prêt à se taire et à reculer sur ce point montrait à quel point il était d’accord avec tout le monde pour dire que les autres problèmes étaient plus urgents.

« En raison de l’ordre d’assujettissement, tous les autres clans d’Yggdrasil ont une raison acceptable d’attaquer et d’envahir le Clan de l’Acier. Cela dit, je doute fort qu’un de leurs patriarches nous fasse une faveur en menant seul son clan à travers notre frontière. Ils savent à quel point il y a une différence de force militaire entre nous et chacun d’entre eux. »

À l’heure actuelle, le Clan de l’Acier était bordé à l’ouest par ce qui restait du Clan de la Panthère et du Clan du Sabot, au sud par le Clan de la Foudre, et à l’est par les Clans du Croc et du Nuage.

Cinq clans, mais aucun d’entre eux ne méritait d’être appelé un adversaire redoutable pour le moment.

Cependant…

« Voici ce que je crains le plus, » expliqua Yuuto. « C’est que cet ordre d’asservissement donne à tous les clans environnants la justification parfaite pour se rassembler et former une alliance. Individuellement, chacun d’entre eux ne serait pas une grande menace pour le Clan de l’Acier, mais si plusieurs d’entre eux attaquent en même temps, je dois admettre que nous aurions beaucoup de mal à les affronter. »

Il y avait aussi le fait que l’influence de l’ordre impérial pourrait aider à faciliter l’obtention d’une aide encore plus importante pour les clans environnants de la part de clans qui n’étaient pas limitrophes du Clan de l’Acier.

Le Clan de l’Acier n’avait pas assez de ressources pour affronter tout le monde en même temps.

Toutes les personnes présentes à cette table étaient capables de diriger un clan, de gouverner et de maintenir une nation. Ils avaient compris à quel point la situation était grave. L’air autour de la table était sombre et oppressant.

« Et, » poursuivit Yuuto, « j’imagine que cette alliance est exactement ce qui va se passer. Après tout, les clans qui nous entourent se sentent encore plus menacés que l’empire par notre expansion. Cette situation est l’opportunité parfaite pour eux. »

Dans des circonstances normales, faire marcher cinq clans différents au même rythme serait un exercice futile.

Chaque clan avait ses propres motivations et objectifs, différentes choses qu’ils avaient à perdre ou à gagner dans une campagne de guerre. Essayer de les faire prendre des risques et travailler ensemble ne serait pas une tâche facile.

L’ordre d’assujettissement impérial avait créé un scénario où ils pouvaient exactement faire ça. Tout le monde irait à la guerre ensemble sous la bannière impériale.

En regardant l’histoire, on pouvait voir de nombreux exemples de petites armées ou d’États qui s’étaient regroupés pour affronter une force puissante qui les aurait submergés individuellement.

Il y avait eu le cas de l’ascension de l’État de Qin à la fin de la période des Printemps et Automnes de la Chine, qui avait conduit les six autres petits États à tenter de former une alliance contre Qin pour contenir son expansion.

Ensuite, il y avait eu la période japonaise Sengoku, où la coalition dite de « l’encerclement de Nobunaga » s’était formée entre de multiples seigneurs de guerre se méfiant d’Oda Nobunaga et de la montée en puissance du clan Oda.

En particulier, l’exemple de Sengoku avait beaucoup de points communs avec la situation actuelle. Le shogun de l’époque, Ashikaga Yoshiaki, avait publié un édit sous l’autorité de l’empereur du Japon appelant tous les seigneurs de guerre à s’unir contre Nobunaga. Cet appel avait constitué une puissante force d’union qui avait donné naissance à la coalition anti-Nobunaga.

« Si je dois être franc ici, je pense qu’il y a de bonnes chances qu’une alliance contre nous ait déjà été formée à ce stade. On dit toujours après tout que les plans les plus efficaces sont ceux qui sont élaborés dans le secret. Si l’ordre d’assujettissement est rendu public, cela signifie qu’ils ont tous fini de se préparer. »

Le son de la déglutition nerveuse pouvait être entendu dans toute la salle.

Si la prédiction de Yuuto était correcte, cela signifiait que dans un avenir très proche, leurs ennemis attaqueraient en tandem avec des armées de tous les côtés.

Leur nombre s’élèverait à des dizaines de milliers…

« C’est une situation désespérée où la vie de chacun est en jeu. Je sais que certains d’entre vous peuvent être réticents à l’idée de partir en guerre contre l’empire. » Yuuto s’était arrêté et avait regardé chacun des patriarches tour à tour, un par un. « Si vous souhaitez rendre mon calice et échanger le vin que vous avez bu contre de l’eau, dites-le ici et maintenant. Je ne considérerai pas cela comme un crime. Je m’assurerai que vous retourniez en toute sécurité auprès de votre peuple. »

« … !! » Les autres avaient tous sursauté à la proposition soudaine de Yuuto, les yeux écarquillés.

L’expression « échanger le vin contre de l’eau » signifiait rejeter le vin sacré qui avait été bu lors de l’échange du serment du calice, et signifiait donc la rupture du lien entre le parent et l’enfant assermentés.

Comme en témoignent toutes leurs discussions jusqu’à présent, Yuuto et le Clan de l’Acier avaient besoin de tous les alliés qu’ils pouvaient avoir. Pourtant, il était en train de dire qu’il n’empêcherait aucun d’entre eux de le quitter. C’était suffisant pour qu’ils se demandent s’il avait toute sa tête.

Cependant, les prochains mots qui sortirent de la bouche de Yuuto leur firent réaliser à quel point c’était une erreur.

« Bien sûr, cela signifie que la prochaine fois que nous nous rencontrerons, ce sera sur le champ de bataille en tant qu’ennemis, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous écraser. »

Les lèvres de Yuuto s’étaient retroussées en un sourire sinistre, et il y avait une lumière intense dans ses yeux. Cette lumière était la preuve que, même si la situation semblait désespérée, il avait clairement l’intention et l’espoir de gagner à la fin.

Et les nombreux accomplissements de Yuuto jusqu’à présent prouvaient clairement qu’il ne bluffait pas.

Les patriarches étaient tous réduits au silence par l’intensité de Yuuto, incapables de parler, jusqu’à ce que l’un d’entre eux éclate soudainement de rire.

« Héhé, haha haha haha ! Aussi audacieux et fougueux que vous l’avez toujours été ! Je n’en attendais pas moins de l’homme à qui j’ai demandé d’épouser mes filles. Je sais que c’est peut-être un peu direct, puisque c’est le jour de votre mariage et tout, mais je dois vous le demander à nouveau. Ne seriez-vous pas prêt à les accepter toutes les deux ? Ça ne me dérange pas si c’est en tant que concubines au lieu d’épouses. »

Cet homme était Botvid, patriarche du Clan de la Griffe.

Il avait dit son texte en riant, comme s’il ne faisait que plaisanter, mais le contenu de sa demande n’avait rien de drôle.

Il disait indirectement qu’il serait prêt à offrir ses deux filles à Yuuto comme otages, pour garantir sa loyauté.

« O-Oh ! Eh bien, si c’est comme ça, alors s’il vous plaît, j’aimerais que vous preniez aussi ma fille ! » s’empressa d’ajouter Fundinn. « Elle n’est pas aussi jolie et raffinée que les filles de la ville, mais c’est une fille en bonne santé avec beaucoup d’endurance. Je suis sûr qu’elle vous donnera des enfants forts. »

« Oh, mon Dieu, alors je pourrais aussi me joindre à vous et vous demander si vous seriez aussi prêt à prendre ma fille ? »

Avec un petit rire, la femme connue sous le nom de Lágastaf avait également pris la parole. Elle était le patriarche du Clan du Blé.

Comme Yuuto était originaire du Japon, lorsqu’il avait entendu le nom de Lágastaf pour la première fois, cela lui avait semblé être un nom masculin, mais la propriétaire de ce nom était une charmante et belle femme d’une vingtaine d’années.

Apparemment, son mari avait été le précédent patriarche du clan, mais il était mort jeune, et ses enfants subordonnés avaient plaidé pour qu’elle lui succède.

Au premier abord, elle avait l’air d’une femme calme et douce, mais bien que sa nation soit petite, elle était le patriarche d’un clan. Il y avait certainement plus en elle.

Le Clan du Blé était une nation très petite et militairement faible, et elle avait réussi à préserver son existence alors que l’équilibre des forces changeait en changeant ses allégeances au fil des ans, du Clan du Rhinocéros au Clan du Sabot, et enfin au Clan du Loup. Elle possédait manifestement un bon instinct pour la diplomatie.

Si une femme comme elle annonçait qu’elle restait aux côtés de Yuuto, ça voulait dire quelque chose.

« J-Je veux que tu me prennes aussi. ! » La patriarche du Clan de la Corne, Linéa, avait ensuite pris la parole, sa voix s’élevant presque comme pour protester contre Lágastaf.

« Malheureusement, je n’ai pas de fille à offrir, mais lorsque le moment sera venu de partir au combat, j’espère que vous pourrez m’honorer en m’envoyant combattre en première ligne. »

« Et j’aimerais dire “prenez aussi ma fille”, mais je pense que vous êtes déjà entouré de plus de belles filles que vous ne savez quoi en faire, Père. »

Le Patriarche du Clan de la Panthère, Skáviðr, au visage toujours aussi sérieux, avait été le suivant. Il avait été rapidement suivi par le Patriarche du Clan du Loup, Jörgen, qui avait terminé son intervention par un clin d’œil et un gloussement.

Ces trois dernières personnes étaient les alliées de Yuuto depuis l’époque où il était le patriarche du Clan du Loup, et elles lui étaient indéfectiblement dévouées.

Il n’y avait aucune raison pour qu’il doute de leur loyauté.

Il ne restait plus qu’une seule personne, le patriarche du Clan du Frêne, Douglas.

Il poussa un soupir presque impressionné et déclara : « Je pensais amener ma femme et mes enfants pour visiter Gimlé et voir ces curiosités. Je me demande si cela vous conviendrait ? »

L’expression de Douglas s’était éclaircie, comme si un poids lui avait été enlevé.

Il avait lutté pour savoir s’il devait se ranger du côté de Yuuto ou de l’empire, mais il semblerait que cette réunion du conseil l’ait aidé à trouver une réponse.

« Eh bien, Père, je suis assez impressionné par le caractère dramatique de votre jeu d’acteur. Pour être honnête, lorsque vous avez prononcé votre première réplique, même moi j’ai un peu frémi, et j’avais entendu parler du plan à l’avance. Ma voix était fermement emprisonnée dans ma gorge ! »

La réunion était terminée, et après s’être séparé de tout le monde et être retourné à son bureau, Yuuto écoutait Botvid le couvrir de flatteries joyeuses.

Le patriarche du Clan de la Griffe était un homme de forte corpulence, un peu ventru, aux cheveux à moitié coupés et au sourire très amical, ce qui le faisait passer pour un homme d’âge mûr et ennuyeux. Mais en réalité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de son clan, Botvid avait la réputation d’être un dirigeant rusé et compétent.

Yuuto haussa les épaules et laissa échapper un rire amer. « Nous sommes désespérés ici, bien sûr que je vais mettre tout ce que j’ai dans ce rôle. Si je reste assis et que je laisse les gens faire semblant d’être de mon côté, et qu’au moment où les jeux sont faits, ils finissent par se retourner contre moi, il n’y a rien que je puisse faire. »

***

Partie 3

Il ne s’agissait pas seulement de Douglas. Il était assez facile pour Yuuto d’imaginer que plusieurs des autres patriarches puissent aussi avoir eu du mal à décider quel côté choisir.

Le lien puissant entre le parent et l’enfant juré existait précisément pour empêcher ce genre de choses, mais l’ordre impérial d’assujettissement avait tout renversé, renvoyant pratiquement les choses là où elles étaient avant que Yuuto ne prête le serment du Calice avec eux.

C’est pourquoi Yuuto avait envoyé un contact à Botvid avant la réunion du conseil, et ils avaient accepté de monter ce spectacle. C’était en partie pour dissuader les autres patriarches d’envisager une défection, et en partie pour jauger leur position.

« Trop vrai. Pourtant, je ne m’attendais pas à ce que les choses se passent si exactement comme prévu. Je vois que vous êtes un sacré magouilleur, Père. »

« Hé, ce n’est pas comme si j’avais trouvé l’idée tout seul. J’ai simplement imité un événement historique connu sous le nom de Conseil Oyama. Dans tous les cas, je te suis reconnaissant que tu travailles avec moi, Botvid. C’est grâce à toi que les choses se sont déroulées si facilement. »

« Le “Conseil Oyama”, dites-vous. C’est un nom qui ne m’est pas familier. Pensez-vous pouvoir m’en parler ? »

« Donc, dans le pays d’où je viens, il y a longtemps, il y a eu cette énorme bataille entre les armées de l’Est et de l’Ouest à un endroit appelé Sekigahara. Le chef de l’armée de l’Est était Tokugawa Ieyasu, mais les loyautés étaient compliquées à l’époque, et beaucoup de ses futurs généraux hésitaient encore à s’engager à ses côtés. Il s’adressa à un puissant général nommé Fukushima Masanori et il réussit ainsi à le convaincre. L’astuce consistait à utiliser Fukushima de manière stratégique. Il convoqua un conseil de guerre à Oyama, et fit en sorte que Fukushima “décide” publiquement qu’il s’engageait aux côtés de Tokugawa. Dès que cela se produisit, presque tous les autres généraux commencèrent à s’engager à ses côtés, comme une avalanche. »

« Oho …, » Botvid s’était penché plus près de Yuuto, l’écoutant attentivement avec intérêt.

« Ce n’est pas tout, » poursuivit Yuuto. « Pour atteindre le champ de bataille de Sekigahara, Tokugawa Ieyasu devait traverser une région du pays appelée Tōkaidō. L’un des seigneurs de guerre qui gardaient la région, Yamauchi Kazutoyo, lui déclara : “Hé, vous pouvez vous reposer dans mon château”. L’histoire raconte qu’ensuite, les autres seigneurs locaux de la région de Tōkaidō avaient tous fait de même. »

« Je vois, je vois. » Botvid hocha la tête en signe de compréhension.

Il avait toujours été un homme spécialisé dans la ruse et la finesse, c’est ainsi qu’il avait accédé au pouvoir en tant que patriarche. Il semblait avoir compris l’essentiel du principe en jeu juste en entendant ces deux exemples.

Le cœur humain est faible. Il est effrayant de s’engager seul dans une décision difficile et tentant d’attendre que quelqu’un de plus fort ou de plus accompli prenne une décision et de croire ensuite qu’il a eu raison.

Il est également difficile d’être la seule personne dans la pièce à exprimer son opposition. Et puis il y a le fort sentiment de pression lorsque les autres commencent à s’engager dans un choix, la peur d’être exclu si l’on ne s’empresse pas de les rejoindre.

Tokugawa Ieyasu avait fait un usage intelligent de cette psychologie, en convainquant indirectement les généraux de rejoindre son camp.

« Pourtant, je ne m’attendais pas à ce que vous me choisissiez, parmi tous les autres, pour vous aider. Les membres du Clan du Loup me considèrent après tout comme un serpent venimeux. » Botvid gloussa et affaissa ses épaules.

Avant que Yuuto n’arrive à Yggdrasil, Botvid avait trahi une alliance avec le Clan du Loup. Il avait profité du fait que, immédiatement après avoir pris le pouvoir de son prédécesseur, le précédent Serment du Calice entre les clans était invalide, et il avait attaqué avant qu’il n’y ait une chance de réagir. Il s’était emparé à l’époque d’une grande partie du territoire du Clan du Loup.

Depuis lors, les membres du Clan du Loup le considéraient avec méfiance et mépris.

« C’est exactement pour ça que je t’ai choisi. Sans vouloir te vexer, tu as la réputation d’être un bâtard sournois, alors si quelqu’un comme toi est le premier à s’engager à mes côtés, les autres vont commencer à considérer que rester dans le Clan de l’Acier est un choix intelligent. N’es-tu pas d’accord ? »

« Hmm. C’est vrai. Cependant, vous me révéliez également une faiblesse dans votre position, et j’aurais pu me retourner et l’utiliser contre vous. N’avez-vous pas considéré cela ? »

Le fait de demander à Botvid de coopérer, c’était aussi admettre que l’aide était nécessaire, lui montrer que la situation était vraiment grave pour le Clan de l’Acier.

Mal joué, il y avait suffisamment de chances pour qu’un homme rusé comme Botvid puisse y voir un signe et échapper à sa subordination au Clan de l’Acier.

En fait, Félicia avait été très désapprobatrice à l’idée d’utiliser l’aide de Botvid.

Cependant, Yuuto avançait quand même, convaincu que c’était le meilleur moyen.

La raison de cette condamnation était…

« Avoue-le, tu as vraiment une haute opinion de moi, n’est-ce pas ? »

Yuuto avait dit cela avec un sourire large et confiant, en montrant ses dents.

Pendant un bref instant, Botvid était resté bouche bée, regardant Yuuto et clignant des yeux d’une manière perplexe.

« Ne me dites pas que c’est la seule raison pour laquelle vous m’avez fait confiance ? » demanda Botvid, avec une expression beaucoup plus dubitative.

« N’ai-je pas le droit d’en faire ma raison ? » répondit Yuuto.

« Non, ce n’est pas ça… Quand même, ce genre d’évaluation peut changer selon les circonstances… »

« J’ai cependant dit très haut. J’en étais sûr après ce qui s’était passé lors de la bataille de la rivière Körmt. »

À l’époque, Yuuto avait été renvoyé de force dans le Japon moderne par la magie seiðr de Sigyn. Le Clan du Loup était alors dans une situation encore plus désespérée que celle du Clan de l’Acier en ce moment.

L’armée du Clan de la Foudre avait encerclé Gimlé, et celle du Clan de la Panthère avait encerclé Fólkvangr. Il semblerait que le Clan du Loup était sur le point d’être anéanti.

Même si Yuuto parvenait à retourner à Yggdrasil, il était trop tard pour changer quoi que ce soit… C’était la façon logique de voir les choses. Et, en fait, les autres clans subsidiaires du Clan du Loup à l’époque s’étaient retenus de les aider, restant neutres jusqu’à ce que Yuuto écrase finalement l’armée du Clan de la Panthère à la bataille de la rivière Körmt.

Cependant, dès que Botvid avait entendu que Yuuto était revenu, il avait engagé ses troupes en renfort sans hésiter.

Un homme aussi froid et calculateur ne ferait pas un pari aussi risqué s’il ne voyait aucune chance de gagner. En d’autres termes, il avait sa propre conviction soutenant son choix.

Il avait cru que même dans une situation aussi désespérément désavantageuse, Yuuto mènerait le Clan du Loup à la victoire.

« En y repensant maintenant, tu m’as également envoyé tes jumelles à un stade assez précoce. Normalement, c’est fou de penser que tu aurais renoncé à avoir deux personnes aussi talentueuses à tes côtés. »

Kristina servait d’yeux et d’oreilles à Yuuto, et son utilité allait de soi. Albertina était également bien plus que l’innocente idiote d’enfant qu’elle semblait être.

Elle était amicale, sociable et globalement adorable, et les habitants d’Iárnviðr et de Gimlé l’adoraient.

Botvid aurait pu faire d’Albertina, populaire et charmante, un futur patriarche, le visage public du clan, et faire en sorte que sa sœur Kristina, froide et pondérée, la soutienne en tant que commandant en second grâce à son intelligence et à son esprit de décision.

Faites cela, et l’avenir du Clan de la Griffe serait assuré à coup sûr.

Il était impossible que Botvid ne se soit pas rendu compte que ses filles avaient ce qu’il fallait pour être les futurs chefs du clan.

Et pourtant, il les avait quand même envoyées à Yuuto.

« En tant que patriarche, j’ai eu la chance d’observer un bon nombre de personnes, » dit Yuuto. « Et je pense avoir remarqué quelque chose d’essentiel à leur sujet. Les gens peuvent mentir avec leurs mots, mais pas avec leurs actions. »

En d’autres termes, que Botvid aime ou n’aime pas Yuuto, ses actions avaient montré qu’il était prêt à prendre un risque personnel non négligeable afin de favoriser et d’améliorer sa relation avec Yuuto.

Machiavel, auteur du Prince, avait également écrit : « Ce sont les anciens ennemis qui s’efforcent de servir le prince avec la plus grande loyauté. Le prince a constaté qu’il tirait plus de loyauté et d’utilité des hommes dont il se méfiait au début que de ceux qui étaient des amis de confiance depuis le début. Ils seront obligés de servir le prince avec loyauté, car ils savent qu’il leur faut annuler par leurs actes la mauvaise impression que le prince s’était faite d’eux. »

C’est pourquoi Yuuto avait deviné que Botvid accepterait sa suggestion de travailler ensemble, qu’il y verrait une opportunité.

« Heh heh heh, je vois maintenant. Kris m’a dit ça à propos de vous, Père. Elle a dit que vous n’êtes pas attaché par vos émotions et que vous pouvez voir les choses d’un point de vue plus large. Elle avait vraiment raison, vous êtes très perspicace ! »

Botvid tapa son genou d’une main et rit à haute voix.

« Cela veut-il dire que j’avais raison ? » demanda Yuuto.

« C’est le cas. Je suis sûr que Kris vous en a déjà parlé, mais du plus profond de mon cœur, vous êtes la seule personne dont je ne veux pas être ennemi. Vous me faites plus peur que l’empire ou les Þjóðann ne le feraient jamais. Peut-être que cet incident a rendu ces autres patriarches plus conscients de la peur que vous inspirez. » Botvid ricana pour lui-même, d’un rire méchant, mais aussi plein d’un réel plaisir.

Yuuto avait compris le sens de ce qu’il disait.

Le patriarche du Clan du Frêne Douglas, ainsi que toute autre personne présente à la réunion du conseil qui aurait remis en question leur loyauté, aurait entendu les mots de Yuuto et aurait eu peur qu’il parle en pensant à eux, paranoïaque qu’il ait vu clair en eux.

Cela leur ferait craindre de penser à le trahir.

C’est également un autre refrain que l’on retrouve dans les propos de Machiavel :

« Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Les hommes ont moins de scrupules à offenser celui qui est aimé que celui qui est craint, car l’amour se préserve par le lien de l’obligation qui, à cause de la bassesse des hommes, est rompu à chaque occasion pour leur avantage, mais la crainte vous préserve par une peur du châtiment qui ne manquera jamais d’arriver. »

Ce n’était pas exactement le meilleur exemple de la « crise qui rapproche les gens », mais l’ordre d’assujettissement contre le Clan de l’Acier avait provoqué une perturbation interne qui, au final, avait conduit à un lien de loyauté encore plus fort entre Yuuto et ses subordonnés.

***

Partie 4

Peu de temps après la fin de la réunion confidentielle de Yuuto avec Botvid. Sous la faible lueur d’une torche, Yuuto montait seul les escaliers sombres et lugubres de la tour.

Il avait demandé à Félicia de l’attendre dehors.

C’était la Tour Nari. Nichée dans un coin reculé de l’enceinte du palais de Gimlé, c’était une tour de prison réservée spécialement aux personnes de haut statut.

L’endroit était complètement silencieux, et les pas de Yuuto semblaient presque anormalement forts dans ce silence.

Pour l’instant, il n’y avait qu’un seul prisonnier détenu ici.

« Eh bien. Voilà un visage que je n’ai pas vu depuis longtemps. »

Lorsque Yuuto était arrivé au dernier étage, l’homme dans la cellule l’avait salué d’une voix joyeuse.

Un masque noir de jais cachait la moitié supérieure du visage de l’homme, ce qui conférait à son apparence un caractère distinctif et douteux.

Il s’appelait Hveðrungr, et il était l’ancien patriarche du Clan de la Panthère. Mais pour Yuuto, il était bien plus que cela…

« Et moi qui pensais que tu m’avais oublié depuis longtemps. »

« Ouais, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu, Grand Frère. J’avais prévu de venir te rendre visite une fois que les choses se seraient un peu calmées, mais ça a fini par prendre pas mal de temps. »

… Il avait également été le grand frère de Yuuto, et les deux individus étaient liés depuis longtemps par un lien fatal.

Lorsque Yuuto l’avait rencontré pour la première fois, il s’appelait Loptr, et faisait partie du Clan du Loup. À cette époque, Yuuto venait tout juste d’arriver à Yggdrasil, incapable de parler la langue ou de subvenir à ses besoins. Alors que les autres habitants se moquaient de Yuuto en lui donnant le nom de « Sköll » — qui signifie « Dévoreur de bénédictions » — Loptr avait été différent. Avec sa jeune sœur biologique Félicia, Loptr s’était occupé de Yuuto, avait cru en lui et l’avait encouragé… Cependant, lorsqu’il avait perdu la position de patriarche au profit de Yuuto, Loptr avait perdu la raison dans une crise de jalousie et avait essayé de le tuer, puis avait fui le clan lorsque cette tentative avait échoué.

« En parlant de s’installer, j’ai appris que tu avais épousé ton amie d’enfance. Je suppose que je devrais dire “Félicitations”. »

« Oui, merci. »

« Et pourtant, j’ai entendu dire que tu as aussi pris Félicia dans ton lit ? »

La voix de Hveðrungr était glaciale, et il fixait Yuuto avec des yeux bridés.

Il avait dû l’apprendre directement de Félicia.

« C’est vrai, » répondit Yuuto sans ménagement. « Je suis désolé. Je sais que tu as dit que tu ne me pardonnerais jamais d’avoir d’autres relations si je me mettais avec elle. »

« Et n’ai-je pas dit que si tu faisais ça, je te tuerais ? »

« C’était si je la “faisais pleurer”, tu te souviens ? Jusqu’à présent, je ne l’ai pas fait. »

Bien sûr, Yuuto avait fait pleurer Félicia plusieurs fois, mais il avait décidé de ne pas en parler.

Hveðrungr semblait quelque peu insatisfait de la réponse de Yuuto. « Hmph. Tu as une bonne mémoire. Eh bien, elle semblerait elle-même satisfaite de l’arrangement, alors je suppose que je vais laisser tomber. De plus, même si je voulais te punir, je ne suis pas en mesure de le faire. »

Il avait tapé de la main contre les épais barreaux de bois qui séparaient l’espace entre eux deux.

En tant qu’Einherjar, il était fort, mais briser les barreaux de cette cellule à mains nues serait encore presque impossible sans la force monstrueuse que possède Steinþórr du Clan de la Foudre.

Dans cet état, il ne serait même pas capable de s’approcher de Yuuto, et encore moins de le tuer.

« Allons de l’avant, » dit Hveðrungr. « Dis-moi, qu’est-ce qui t’a finalement amené ici après tout ce temps ? »

Yuuto acquiesça. « Je voulais discuter de certaines choses avec toi », commença-t-il en s’asseyant sur le sol.

« Allez, maintenant, tu fais vraiment ça ? Un noble patriarche, assis de lui-même sur le sol nu et sale ? » demanda Hveðrungr d’un ton exaspéré.

« Hé, si on doit avoir une longue discussion, je ne vais pas m’épuiser à le faire debout. » Un sourire malicieux apparut sur le visage de Yuuto alors qu’il répondait.

Parler comme ça, se lancer des piques, c’était aussi quelque chose qu’ils avaient l’habitude de faire il y a deux ans.

Yuuto avait ressenti un peu de réconfort nostalgique. Cela lui faisait aussi un peu mal au cœur.

« Tu vas me demander pourquoi j’ai essayé de te tuer. Ai-je raison ? » demanda Hveðrungr, en essayant d’aller droit au but.

Cependant, Yuuto secoua sa tête.

« Non. Je n’en ai pas besoin, plus maintenant. Tu as passé toute ta vie à vouloir devenir patriarche, tu as tout risqué pour ça, pour que le petit frère dont tu t’occupais vienne te l’arracher sous le nez. Bien sûr que tu veux me tuer. » Yuuto laissa échapper un petit rire d’autodérision et affaissa ses épaules.

« Eh bien, tu es devenu plus philosophe à propos de ce genre de choses, n’est-ce pas ? »

« Je suis patriarche depuis deux ans, et j’ai vu tellement de gens courir après le pouvoir et l’autorité, s’y accrochant comme s’ils étaient possédés. Je n’ai pas eu d’autre choix que d’apprendre à regarder les choses de façon moins personnelle. »

« C’est un peu insultant d’être mis dans le même sac que ces gens, mais je suppose que je ne peux pas discuter, n’est-ce pas ? » dit Hveðrungr en gloussant.

L’autorité, la promesse de pouvoir sur les autres, semble avoir un effet pervers sur les gens, comme si elle invoquait un démon dans leur cœur. Tuer pour obtenir ce pouvoir, même parmi ses proches en chair et en os, n’était pas vraiment un événement rare.

Yuuto n’allait pas demander « Pourquoi ? » à ce stade. Dans ce sens, il n’était plus un enfant.

« C’est du passé, ça n’a pas d’importance. En fait, je suis beaucoup plus en colère contre toi pour avoir brûlé des terres sur ton propre territoire du Clan de la Panthère. »

« Ah, oui, ça. » Hveðrungr avait hoché la tête, comme s’il était également prêt à répondre à cette question.

Sa voix ne trahissait aucune émotion, comme si le sujet le laissait totalement indifférent.

En d’autres termes, bien qu’il ait brûlé les terres sur lesquelles il régnait et infligé d’incroyables souffrances aux sujets qu’il était tenu de défendre, il ne ressentait pas la moindre culpabilité pour ce qu’il avait fait.

« Tu ne regrettes pas du tout d’avoir fait ça, n’est-ce pas ? » demanda Yuuto, cherchant une confirmation.

« Vas-tu m’attaquer pour cela comme Félicia l’a fait ? Me traiter d’“atroce et d’inhumain” ? Me demander : “As-tu seulement une conscience humaine ?”, peut-être ? » Le ton de Hveðrungr était mélodramatique, et il lança à Yuuto un regard significatif en attendant une réponse.

Yuuto avait eu le sentiment qu’il était testé ici.

Il avait secoué la tête une fois de plus.

« Non, je n’ai pas l’intention de te condamner pour ça. En tant que stratégie de guerre, c’était extrêmement efficace. Le nettoyage et les séquelles ont été un enfer, et cela a porté un coup sérieux au Clan de l’Acier, tant sur le plan financier que sur celui de l’approvisionnement en nourriture. »

Lorsque Yuuto avait formulé ses plans de guerre initiaux, il avait pensé qu’après avoir subjugué le Clan de la Panthère à l’ouest, il pourrait faire demi-tour et vaincre également le Clan de la Foudre, s’occupant ainsi des deux plus grandes menaces pour son clan. Il avait prévu d’être rétabli et prêt à commencer à avancer vers le centre d’Ásgarðr avant la fin de l’été.

Au lieu de cela, la stratégie de la terre brûlée du clan de la Panthère avait fait en sorte que Yuuto ne puisse plus faire de mouvements militaires jusqu’à au moins après la récolte d’automne, causant un retard inévitable dans ses plans généraux.

Yuuto pouvait dire que le coup de Hveðrungr avait été terriblement efficace, avec des répercussions douloureuses et durables.

« Heh heh heh, bien sûr que ça l’était. Même en y repensant maintenant, à ce moment-là, dans les conditions qui étaient les miennes, il n’y avait pas de méthode plus efficace que j’aurais pu choisir. Si je regrette quelque chose, c’est de ne pas avoir persévéré dans cette voie. J’aurais dû continuer à brûler la terre pendant encore plus longtemps. »

Hveðrungr avait dit cela fermement et sans hésitation.

Il est apparu clairement dans ses mots et son ton qu’il ne regrettait rien.

« Je sais que j’ai dit que le passé n’avait plus d’importance, mais je me suis souvenu qu’il y avait une chose que je voulais demander à propos du passé, » dit Yuuto. « C’est à propos du fait que tu as tué Père. Est-ce que tu le regrettes ? »

Le « Père » dont parlait Yuuto était son père juré Fárbauti, le vieil homme qui avait été le patriarche du Clan du Loup avant lui. Fárbauti était mort après s’être jeté devant Yuuto pour le protéger de l’attaque à l’épée de Loptr.

Fárbauti avait aussi été le père juré de Loptr, et Loptr ne l’avait tué que par accident. Toute personne normale aurait été tourmentée par sa propre conscience coupable pour une telle chose.

« Hmm, on peut dire que oui. À l’époque, j’étais tellement en colère que j’ai perdu la tête et j’ai agi de manière impulsive. J’aurais dû prendre mon temps et faire les préparatifs nécessaires avant d’agir. Si j’avais fait ça, Père n’aurait pas non plus eu à mourir. »

Comme prévu, il y avait quelque chose d’effrayant dans la réponse de Hveðrungr.

En parlant avec lui comme ça, il avait toujours un air doux qui rappelait ses jours en tant que Loptr, mais derrière cela, il y avait un vide qui faisait froid dans le dos de Yuuto.

Ce que Hveðrungr regrettait, c’était seulement qu’il n’ait pas été capable d’atteindre ses objectifs, et qu’il n’ait pas obtenu ce qu’il voulait. Le sentiment de culpabilité pour ce qu’il avait fait, ou le chagrin d’avoir perdu son père juré… rien de tout cela n’était présent.

C’est donc à ça que ressemble un soi-disant « psychopathe », hein ? avait pensé Yuuto.

Ces personnes avaient soi-disant en commun d’être de beaux parleurs, d’être sociables, d’être charismatiques et charmantes, mais de manquer terriblement de compassion ou d’empathie envers les autres.

En outre, bien qu’ils aient tendance à être méticuleux et à planifier avec soin, ils peuvent parfois « craquer » et se montrer impulsifs.

Cette description correspondait parfaitement à cet homme.

Il y a deux ans, Yuuto ne l’avait pas vu tel qu’il était.

Bien sûr, contrairement à maintenant, à l’époque Loptr avait fait en sorte d’agir comme une personne normale. Pourtant, quand Yuuto y repensait, il avait l’impression de pouvoir maintenant voir les signes, les diverses allusions dans les paroles et les actions passées de l’homme.

À l’époque, cet aspect froid, rationnel et calculateur était apparu à Yuuto comme quelque chose d’adulte et de mature. Yuuto l’avait admiré pour ça.

Maintenant, il le voyait comme quelque chose d’effrayant. Et maintenant, même plus qu’il y a deux ans, il le voyait comme quelque chose d’incroyablement prometteur.

« Est-ce que tu veux toujours me tuer maintenant, en supposant que tu puisses le faire ? » demanda Yuuto, à la fois par curiosité et comme un test.

« Hm ? Non. Je ne m’attends pas à ce que tu me croies, mais je n’ai pas du tout envie de te tuer. » La réponse de Hveðrungr était directe et semblait naturelle.

Bien sûr, Yuuto n’avait pas l’intention de prendre ses paroles pour argent comptant, mais il sentait qu’il pouvait au moins leur accorder un certain niveau de confiance.

Il n’y avait plus aucune trace de l’intense dégoût qu’il avait ressenti lorsqu’ils avaient croisé leurs épées face à face à Náströnd.

Il n’avait pas non plus l’impression que Hveðrungr ne faisait que réprimer sa haine afin de se mettre dans les bonnes grâces de Yuuto.

En un mot, il ne semblait pas intéressé.

***

Partie 5

« Pendant si longtemps, j’ai pensé que tu n’avais qu’un pouvoir emprunté, aucune force propre, et que tu m’avais volé ma place de patriarche en trichant. »

« “Si tu n’avais pas ce smartphone ou quel que soit le nom qu’on lui donne, tu ne pourrais rien faire”. Je m’en souviens. Le fait est qu’à l’époque, c’était vrai pour moi. »

Deux ans plus tôt, juste avant d’attenter à la vie de Yuuto, Hveðrungr — dans ses derniers instants en tant que Loptr — lui avait craché ces mots haineux, et ils avaient été gravés dans son cœur comme une sorte de malédiction. Même maintenant, il ne pouvait les oublier.

À cette époque, Yuuto avait considéré les connaissances et les informations qu’il obtenait grâce à son smartphone comme s’il s’agissait de son propre savoir, de son propre pouvoir.

Bien sûr, ce n’était pas le cas. Yuuto aurait tout perdu s’il avait perdu le téléphone. Tout ce qui l’avait rendu utile, lui avait valu d’être apprécié, avait été séparé de lui, relié à lui par rien de plus que ce fil fin et fragile.

Yuuto frissonna à l’idée de ce qui aurait pu se passer si cette idée fausse avait continué à grandir en lui. En ce sens, les mots de Loptr avaient bien servi Yuuto, comme une admonestation et un contrôle de son ego qui avaient contribué à faire de lui la personne qu’il était maintenant.

Hveðrungr laissa échapper un petit rire d’autodérision et baissa les yeux sur la paume de ses mains.

« Héhé, je n’ai cependant pas le droit de dire quoi que ce soit à ce sujet. Tous les pouvoirs et techniques que j’utilise ont été pris à d’autres, après tout. C’est peut-être pour cela qu’au fond de mon cœur, j’ai l’impression qu’aucun d’entre eux n’a jamais été vraiment le mien. »

« … Je suis surpris, je ne m’attendais pas à ce que tu aies ce genre de choses qui te pèsent. Tu as toujours eu l’air de déborder de confiance en toi. »

« C’est parce que je n’avais pas confiance en moi. J’étais toujours en train de faire semblant. »

« Je vois, c’était donc comme ça… Ou bien, peut-être que c’est comme ça, pour ce genre de choses. »

Le pouvoir de Hveðrungr était celui de l’imitation.

Il pouvait voler toutes les techniques des autres et les copier pour lui-même. C’était vrai même pour les capacités et les techniques que l’autre personne avait mis des mois ou des années à développer et à maîtriser.

Cependant, les gens n’avaient aucun lien personnel avec les choses qu’ils obtiennent sans aucun travail. C’est cet effort fourni, cette histoire personnelle, qui se traduit par une véritable confiance.

Yuuto avait appris cela grâce à ses expériences d’apprentissage du raffinage du fer.

Hveðrungr, par contre, pouvait simplement exécuter immédiatement toute nouvelle compétence, et donc il ne pouvait pas croire en lui-même, et seul le vide avait rempli son cœur.

« Je comprends maintenant la vérité. Ou plutôt, lors de mon dernier duel avec Skáviðr, j’ai été forcé de comprendre. J’avais concentré tant de haine sur toi à cause de mes propres sentiments d’infériorité. »

« Alors tu m’as détesté parce que nous étions semblables », déclara Yuuto.

« Exactement. La personne pour laquelle j’éprouvais vraiment une haine si amère, celle que je voulais vraiment tuer, n’était autre que moi-même, le faible moi qui n’avait rien à lui. Heh, c’est presque trop drôle, n’est-ce pas ? »

En psychologie, il existe une situation particulière dans laquelle une personne voit une qualité qu’elle n’aime pas chez elle représentée par une autre personne, et elle en vient à détester intensément cette autre personne à cause de cela.

Dans ces situations, ils peuvent être obsédés par le fait de dénoncer et d’attaquer l’autre pour ses défauts, tout en ignorant complètement les leurs.

Yuuto, dans le but d’améliorer ses compétences en tant que patriarche, avait étudié un peu de psychologie et savait que le terme technique pour ce phénomène était « projection ». En projetant ses propres défauts détestables sur une autre personne, on pouvait éviter de penser à son propre côté hideux et maintenir son sentiment de fierté personnelle.

En fait, Loptr avait gardé un sérieux complexe d’infériorité à son égard parce qu’il sentait qu’il n’avait pas de force propre, seulement celle qu’il empruntait aux autres. Et en regardant Yuuto, quelqu’un d’autre avec rien d’autre qu’une force empruntée, devenir patriarche à sa place, sa haine de cette faiblesse avait enflé au-delà de sa capacité à la réprimer, et avait explosé violemment.

« Tout était si simple une fois que je l’ai réalisé. Ce que je voulais vraiment n’était pas de devenir patriarche. Je voulais être reconnu comme meilleur que tout le monde et, ce faisant, prouver que j’avais une force qui m’était propre. Après tout, la personne reconnue comme la meilleure ne pouvait pas être un imposteur. »

Ici à Yggdrasil, le pouvoir était tout. Seuls les meilleurs, ceux qui avaient une vraie force, s’élevaient au-dessus des autres pour devenir patriarche.

En ce sens, la position de patriarche était pour lui l’objectif idéal à atteindre, car elle était l’expression facile à comprendre d’un véritable pouvoir.

« Trouver en moi quelque chose qui m’appartienne vraiment, quelque chose que je suis le seul à posséder. C’est ce que je veux vraiment. Je n’ai plus aucun intérêt pour toi. »

« Aucun intérêt, hein ? » murmura Yuuto.

Après toute la haine irrationnelle, l’obsession que cet homme avait montrée à son égard, tout cela avait été mis de côté si simplement.

C’était une autre chose chez cet homme que Yuuto avait du mal à comprendre, et cela ne faisait que renforcer son caractère anormal.

« Si c’est comme ça, alors je crois que je vais y aller. J’ai obtenu les réponses que je voulais. »

Yuuto s’était remis debout.

Il tourna le dos à Hveðrungr et se dirigea vers la sortie de la pièce.

« Je pense cependant que tu as déjà un talent propre qui est tout à fait étonnant. »

Yuuto avait murmuré ces derniers mots et avait descendu les escaliers.

Du point de vue de Yuuto, chez l’ennemi qu’était Hveðrungr pendant la guerre, la chose la plus terrifiante n’était pas sa capacité à copier des techniques. C’était la capacité sous-jacente qui rendait son imitation possible : son incroyable pouvoir d’observation.

C’était l’une des capacités les plus difficiles à former pour les commandants d’armée, mais aussi l’une des armes les plus puissantes à leur disposition.

Si Hveðrungr n’avait pas été aussi distrait par sa dépendance à l’égard des compétences des autres, s’il avait été capable de réaliser cette force fondamentale qui est la sienne et de la développer encore plus, peut-être que le vainqueur de leur dernière guerre aurait été différent.

Mais ça ne lui servirait à rien de l’entendre de la bouche de quelqu’un d’autre. Il ne serait pas capable d’accepter les résultats à moins de les découvrir par lui-même.

Alors que Yuuto sortait de la tour, Félicia avait couru vers lui. « Comment ça s’est passé ? » avait-elle demandé, avec de l’inquiétude dans la voix.

Yuuto leva les yeux vers le ciel étoilé.

« Je ne me sens pas bien de parler de ton frère de cette façon devant toi, mais c’est une personne horrible. »

D’abord et avant tout, Hveðrungr était complètement égocentrique.

Il ne s’intéressait qu’à lui-même, ou aux choses qui le concernaient. Et pour satisfaire ses intérêts égoïstes, il était prêt à tromper les autres, ou à les piétiner, sans ressentir le moindre sentiment de culpabilité pour ceux qu’il blessait.

Il était brutal et sans remords. « Bâtard sans cœur » serait certainement un surnom approprié.

Et c’est précisément la raison pour laquelle —

« J’ai besoin qu’il travaille sous mes ordres, » déclara Yuuto.

« Quoi !? Après l’avoir rencontré, tu dis encore des choses comme ça !? Si tu le libères, il pourrait très bien retourner immédiatement son épée contre toi ! »

« Je suis prêt à prendre ce risque. J’ai besoin de lui. »

À partir de maintenant, Yuuto allait essayer de suivre la voie de la conquête militaire. Il ne pouvait pas se permettre de toujours faire la « bonne » chose.

Cet homme, Hveðrungr, pouvait utiliser son sens de l’observation pour discerner la vulnérabilité d’un ennemi, imaginer des plans vicieux et rusés auxquels Yuuto n’aurait jamais pensé, et les exécuter sans hésitation ni remords.

Compte tenu de ce qui allait se passer, il était une ressource dont Yuuto avait absolument besoin de son côté.

« Je suis de retour ! »

« Bienvenue, Yuu-kun. Le dîner est prêt ! »

Cette journée pleine d’excitation, de chocs et d’agitation était enfin terminée, et alors que Yuuto retournait dans sa chambre, Mitsuki l’accueillait avec un sourire radieux.

Derrière elle, il pouvait voir du riz blanc, du saumon grillé au sel, de la soupe miso, des omelettes roulées à la Dashimaki… tous les éléments de base d’un pur repas traditionnel japonais préparé à la maison, alignés sur une table.

Yuuto avait senti une chaleur monter dans sa poitrine.

« Je rentre à la maison après une longue et dure journée de travail, et ma femme est là à m’attendre avec un sourire et un délicieux repas qu’elle a préparé pour moi. Je dois dire que je suis un homme chanceux. »

« Hee hee, oui, tu as de la chance, n’est-ce pas ! » La réponse de Mitsuki était vantarde, mais elle avait aussi l’air heureuse.

C’est pourquoi ça avait aussi fait un peu mal à Yuuto de l’entendre.

« Je suis désolé. Une femme merveilleuse et travailleuse comme toi ne méritait pas d’être laissée seule le jour de son mariage. »

Yuuto était assez ignorant lorsqu’il s’agissait du cœur des femmes, mais même lui comprenait que, pour une femme, une cérémonie de mariage était un événement extrêmement important.

Pour ce qui était censé être le plus beau jour de leur vie, il était totalement inexcusable que le marié passe toute la journée, en dehors de la cérémonie, occupé à travailler, laissant sa femme toute seule.

« Non, c’est bon, je comprends. Je veux dire, je ne connais pas vraiment les détails, mais il se passe quelque chose de vraiment sérieux en ce moment, non ? »

« Ouais. Honnêtement, ça me donne un vrai mal de tête, » dit Yuuto avec un soupir.

Pour l’instant, ses actions rapides avaient permis d’éviter toute confusion et tout désordre supplémentaires au niveau national, mais cela ne changeait rien au fait que le Clan de l’Acier était toujours en très mauvaise posture.

Et il était facile d’imaginer que les choses allaient rapidement empirer si le problème n’était pas réglé rapidement.

Yuuto avait besoin de faire quelque chose, et ça devait être rapide.

« Contre une alliance verticale, la parade la plus efficace serait de les briser avec une alliance horizontale, du moins selon la théorie…, » marmonna Yuuto.

« Verticale ? Horizontale ? » Mitsuki avait incliné sa tête sur le côté, perplexe.

« Ah, désolé pour ça, » dit Yuuto en riant un peu. « Ce n’est pas vraiment quelque chose dont on peut parler pendant notre nuit de noces. »

D’ordinaire, ils devraient passer la soirée à se chuchoter des mots doux à l’oreille, mais là, il abordait des sujets violents.

« Non, c’est bon. Je suis désolée de ne pas en savoir plus sur ce genre de choses. »

« Non, tu es très bien comme tu es. En fait, c’est quelque chose dont je suis heureux. »

Le temps passé par Yuuto avec Mitsuki était le seul moment où il pouvait se libérer de la pression écrasante de son rôle de Réginarque Suoh-Yuuto.

Lorsqu’il parlait avec elle, il pouvait oublier qu’il était le chef d’une nation et redevenir un jeune homme ordinaire du Japon. Il pouvait se détendre.

***

Partie 6

Yuuto était conscient que récemment, il s’était un peu trop forcé. S’il n’était plus en mesure de passer ce moment de détente avec elle, ce serait probablement trop dur à supporter pour son cœur. Il finirait par s’écraser sous la pression.

« Oui, je savais que tu dirais ça. »

« Tu as toujours l’air de tout savoir sur moi. »

« Eh bien, c’est le cas, je suis ton amie d’enfance. Je te connais depuis aussi longtemps que je me souvienne, Yuu-kun… Et, j’ai toujours fait attention à toi et seulement à toi. »

« … Merci. »

« Est-ce tout !? Dis-le en retour, Yuu-kun ! Dis-moi toi aussi que tu as toujours fait attention à moi ! »

« Penses-tu que je pourrais dire quelque chose d’aussi embarrassant !? »

« J’ai dit “dis-le”, alors dis-le ! Si tu ne le fais pas, tu n’auras pas de dîner ce soir ! »

« Qu’est-ce que tu racontes, c’est placé juste là ! Tu l’as déjà fait pour moi ! »

« Je vais tout manger moi-même ! Je suis capable de manger beaucoup ces derniers temps ! »

Mitsuki semblait sûre d’elle.

Il était en effet vrai que, dernièrement, les nausées matinales de Mitsuki semblaient avoir diminué, et qu’elle mangeait beaucoup plus qu’avant, peut-être même plus que Yuuto.

« Et le riz d’aujourd’hui a été envoyé ici directement d’Iárnviðr ! C’est la première récolte de riz de l’automne, aussi fraîche que possible. Garanti pour être super délicieux. »

 

 

« Quoi ? V-Vraiment ? »

Yuuto pouvait sentir la salive couler dans sa bouche.

Avec une forte déglutition, il avala.

« J’ai toujours fait attention à toi et seulement à toi. »

« Tu regardes le riz pendant que tu le dis ! »

« Eh bien, oui, peux-tu me blâmer !? On parle de riz de la nouvelle récolte là ! » hurla Yuuto, impénitent.

Au Japon, le riz le plus frais de la nouvelle récolte n’était disponible que pendant une période limitée chaque année et était plus cher. Yuuto n’avait pas goûté de riz frais depuis plus de trois ans. C’était si alléchant qu’il ne pouvait en détacher son regard.

Ce genre de va-et-vient n’était qu’une partie de plus de leur relation qui était toujours la même.

Mais, soudainement, Mitsuki s’était arrêtée, et avait regardé Yuuto plus sérieusement.

« … Hé, Yuu-kun. Les choses vont-elles vraiment s’arranger ? »

Comme toujours, son amie d’enfance pouvait dire quand quelque chose n’allait pas.

Yuuto pensa que depuis que l’ordre d’assujettissement impérial avait mis tout le monde sur les nerfs, elle avait peut-être perçu la tension des gens autour d’elle.

C’est pourquoi il avait décidé d’être assertif et optimiste avec elle.

« Oui, ça va aller. Tu n’as pas à t’inquiéter. »

Mitsuki hocha la tête. « … Ok. Dans ce cas, mangeons ! »

Elle s’était de nouveau fendue d’un beau sourire innocent.

Pour une raison inconnue, ce sourire avait fait une profonde impression sur Yuuto.

 

+++

« Ainsi, je vais maintenant commencer cette cérémonie du serment du calice, un rite qui réunira ces trois clans, le clan de l’épée, le clan des nuages et le clan des crocs, dans la réconciliation, la paix, l’harmonie et une nouvelle amitié. Je m’appelle Alexis, et j’ai eu le grand honneur d’être le médiateur de cette cérémonie. Je vous prie humblement de m’accorder vos faveurs. »

La voix claire et puissante de l’homme résonnait dans l’air autrement calme et solennel du hörgr, la salle du sanctuaire utilisée pour les cérémonies religieuses.

Alexis était un prêtre impérial, un représentant direct du Saint Empire Ásgarðr, et le rôle de médiateur dans une cérémonie du Calice entre les clans de cette région lui revenait le plus souvent.

Les flammes vacillantes des torches voisines projetaient leur lumière teintée de rouge dans toute la salle et sur les participants à la cérémonie, assis face à face de part et d’autre de l’autel, un écran de séparation séparant l’espace entre eux.

À droite de l’autel étaient assis les représentants du Clan de l’Épée, à gauche, les Clans des Crocs et des Nuages.

Au cours des vingt dernières années, le Clan de l’Épée avait été impliqué dans d’interminables conflits frontaliers avec les Clans des Crocs et des Nuages, et leurs relations mutuelles étaient donc tristement célèbres.

Cependant, l’impératrice divine avait récemment émis un ordre de soumission visant le Clan de l’Acier, et les patriarches des trois clans étaient tous arrivés à la même décision : l’augmentation rapide de la taille et de la puissance du Clan de l’Acier était désormais une menace, et ils ne pouvaient plus se permettre de se battre entre eux. Ils s’étaient donc réunis pour négocier un accord de cessez-le-feu.

« Maintenant, conformément à la cérémonie, nous allons enlever la cloison qui divise nos trois honorables groupes. Allez-y ! »

Sur l’ordre d’Alexis, ses subordonnés avaient saisi les bords de l’écran de séparation et l’avaient soulevé pour l’emporter.

La cloison était un symbole, une métaphore physique des frictions et des conflits qui avaient existé entre les trois clans. Avec ce symbole enlevé, les patriarches des trois clans étaient maintenant face à face.

Instantanément, tout le monde dans cette pièce avait été frappé par le sentiment que l’air de la pièce venait de devenir beaucoup plus froid.

Le patriarche du Clan de l’Épée, Fagrahvél.

Le patriarche du Clan des Nuages, Gerhard.

Le patriarche du Clan des Crocs, Sígismund.

Depuis de nombreuses années, ils étaient tous les trois en guerre les uns contre les autres.

Chacun d’entre eux était le patriarche d’une nation puissante à part entière, et ils étaient des seigneurs qui commandaient la dignité et dégageaient une présence redoutable.

Ils se regardaient en silence, comme s’ils se retenaient mutuellement. L’air dans la salle du sanctuaire semblait électrisé par la tension.

Malgré cela, la cérémonie continua. Un calice de cérémonie avait été préparé pour chaque patriarche, son contenu ayant été vérifié pour s’assurer qu’il n’y avait pas de poison, puis il avait été placé devant son destinataire.

« Maintenant, si les trois honorables seigneurs veulent bien prendre ces Calices dans leurs mains. »

Alexis fit un geste, et les trois patriarches s’exécutèrent, prenant les tasses en main et les tendant. Il avait ensuite confirmé qu’ils étaient tous prêts.

« Sachez qu’au moment où vous boirez dans vos Calices, les nombreux et divers incidents de discorde et de dispute entre vous dans le passé, les obstacles qui vous séparent les uns des autres, seront immédiatement supprimés, et vous trois serez liés par un nouveau lien : un lien d’amitié et d’accord. Allez-y ! »

Simultanément, les trois patriarches avaient incliné leurs tasses et avaient bu.

Alexis avait attendu qu’ils aient fini de boire et qu’ils remettent les tasses vides sur la petite estrade posée devant eux. Puis il éleva la voix et s’adressa à toute la salle.

« Par la présente, j’annonce à tous ceux qui sont réunis ici en présence : en cet instant, le serment du Calice de la Réconciliation a été échangé entre ces trois parties, un serment qui les unit dans une nouvelle amitié. Conformément à cela, et afin qu’aucune nouvelle vague de discorde ne vienne endommager ce nouveau lien à partir de ce jour, je vais humblement prendre possession de ces Calices sacrés. »

Sur ce, Alexis se leva et déploya un grand tissu blanc pur. Il s’approcha ensuite de chacun des patriarches du clan et prit leur calice, les rassemblant et les plaçant à l’intérieur du tissu.

Après les avoir toutes rassemblées, il était revenu à sa position initiale et avait lentement et respectueusement plié le tissu, enveloppant les tasses symboliques dans un petit paquet.

Une fois cela terminé, Alexis prit une profonde inspiration et s’adressa à la salle de sa voix tonitruante une fois de plus.

« Avec ceci, la cérémonie du serment du calice est terminée. Le Clan de l’Épée, le Clan des Nuages et le Clan des Crocs sont désormais unis par un lien d’amitié et d’entente mutuelle. À tous ceux qui sont réunis ici, je présente mes félicitations ! »

Tout le monde dans le hörgr avait éclaté en applaudissements nourris.

À ce moment-là, une nouvelle alliance militaire entre les Clans de l’Épée, des Nuages et des Crocs contre le Clan de l’Acier avait été conclue.

« Seigneur Fagrahvél, attendez s’il vous plaît ! »

La cérémonie s’était terminée sans incident, et Fagrahvél se dirigeait vers la sortie du hörgr lorsque quelqu’un l’interpella par-derrière.

Il reconnut la voix, car c’était un homme qu’il connaissait bien.

« De quoi avez-vous besoin, Seigneur Alexis ? » demanda Fagrahvél en se tournant vers le prêtre.

Il n’avait laissé ni son visage ni sa voix trahir une quelconque émotion.

Alexis était, en apparence, un représentant impérial qui s’occupait des cérémonies du calice dans les régions allant de Bifröst à Álfheimr. Mais en fait, il était l’un des nombreux « yeux » du Grand Prêtre Impérial Hárbarth.

En d’autres termes, il était un subordonné direct de l’homme que Fagrahvél n’aimait pas du tout.

Il était naturel que Fagrahvél agisse froidement envers lui.

« Tout d’abord, je tiens à vous adresser mes félicitations et ma gratitude. Je vous félicite pour le succès de la cérémonie d’aujourd’hui. Et je tiens à vous remercier de m’avoir accordé l’honneur de servir d’intermédiaire en une occasion aussi importante, en forgeant la paix entre trois clans qui étaient en conflit depuis si longtemps. »

« Hmph, c’est vous qui avez convaincu ces deux-là d’accepter le cessez-le-feu. Il n’est que juste que vous fassiez la cérémonie, » répondit sèchement Fagrahvél.

En effet, la cérémonie qui venait de se dérouler n’avait vu le jour que parce qu’Alexis avait personnellement rendu visite au patriarche de chaque clan et négocié pour qu’elle ait lieu.

Ils étaient des nations ennemies depuis deux générations de patriarches avant, et pourtant le prêtre avait réussi à les amener tous les deux à la table en si peu de temps.

Et il n’y avait pas non plus que ces deux-là.

« Vous êtes assez impressionnant. Après tout, vous n’avez pas seulement réussi à obtenir la coopération des Clans des Nuages et des Crocs, vous avez également réussi à attirer le Clan du Sabot, le Clan de la Panthère et le Clan de la Foudre. »

Fagrahvél ne prenait pas plaisir à complimenter quelqu’un qui travaillait pour son ennemi politique, Hárbarth, mais dans cette affaire au moins, il devait accorder à Alexis le crédit qui lui était dû.

Désormais, tous les clans qui partageaient des frontières avec le Clan de l’Acier travaillaient ensemble. Et le Clan de l’Épée, l’un des piliers de l’alliance, était également l’un des Dix Grands Clans.

Peu importe la force du Clan de l’Acier, ils étaient complètement dépassés en nombre.

« Tout cela est entièrement dû aux saints conseils de Sa Majesté le Þjóðann. Cela, et peut-être grâce au fait que tout le monde a ressenti la menace que représentait l’expansion rapide du Clan de l’Acier. »

« Hmph. Vous savez, un excès d’humilité est une arrogance à part entière, » répondit Fagrahvél.

Il est vrai que la raison invoquée par Alexis aurait joué un rôle important.

Cependant, il avait quand même cajolé cinq clans différents pour qu’ils s’allient en si peu de temps. Ce n’était pas quelque chose que n’importe qui pouvait faire.

Il y avait quelque chose de mystérieux chez cet homme, tout comme chez son supérieur, Hárbarth.

Alexis s’était moqué de cette remarque en gloussant. « Ha ha, vous êtes très dur. Ce sont mes sentiments honnêtes, je vous assure. »

« Je n’ai pas l’intention de jouer à des jeux d’esprit avec vous, » répliqua Fagrahvél. « J’aimerais que vous en veniez au vrai sujet principal. Vous n’êtes pas venu me voir juste pour me féliciter et me remercier ? »

« Oh, c’est vrai. J’ai quelque chose à vous donner, de la part de Sa Majesté. »

Alexis avait fouillé dans le sac de cuir attaché à sa taille, puis en avait sorti une tablette d’argile.

« Ngh ! Vous auriez dû le dire plus tôt ! »

Fagrahvél avait saisi la tablette et l’arracha brutalement des mains d’Alexis, puis la lit rapidement.

Il s’agissait d’une courte missive lui demandant de devenir le chef de la nouvelle alliance militaire multi-clans et de mener toutes les armées à la bataille contre le Clan de l’Acier en toute hâte.

Il ne ressemblait en rien à ce que la Sigrdrífa que Fagrahvél connaissait aurait pu écrire.

Cependant, il était scellé avec le sceau impérial spécial que seul le Þjóðann était autorisé à utiliser.

Ce sont les secrétaires qui gravaient les symboles sur l’argile pour les messages, et elles étaient capables de repérer toute erreur.

On pouvait supposer que c’était un message qu’elle avait envoyé elle-même.

La vérité est que, jusqu’à présent, Fagrahvél n’avait pas été entièrement convaincue que c’était vraiment une bonne idée d’essayer d’attaquer le Clan de l’Acier.

Cependant, il ne pouvait plus se permettre de penser de cette façon.

C’était un ordre direct de l’impératrice divine elle-même.

Fagrahvél tenait la tablette d’argile à deux mains, et déclara à haute voix :

« … À vos ordres, Votre Majesté. Je détruirai le Clan de l’Acier, sans faillir ! »

***

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