
Chapitre 5 : Intense dans le sud, calme dans l’ouest
Partie 4
Près d’un petit ruisseau, devant un hangar auquel est attachée une roue à eau, Jeanne, Hakuya, Shuukin, Lumiere et Elulu étaient assis à une grande table et savouraient une tasse de thé. Les épouses de Piltory, les sœurs Anzu et Shiho, étaient à leur service.
Les deux camps avaient amené leurs gardes du corps (Gunther, Sami et Piltory en faisaient partie), mais ceux-ci restaient simplement là. L’atmosphère était détendue et ils n’avaient pas jugé nécessaire de faire plus que des tests de poison superficiels.
Comme tous ceux qui avaient été déployés sur ce front étaient des penseurs analytiques, ils comprenaient parfaitement la situation. La victoire ou la défaite ici n’aurait pas d’effet sur l’ensemble de la guerre.
Le rôle de Shuukin était d’empêcher le royaume d’Euphoria d’attaquer l’Empire du Grand Tigre depuis l’ouest du continent. Le scénario le plus préoccupant pour lui serait une invasion du royaume d’Euphoria qui provoquerait la panique au sein de la force principale dirigée par Fuuga pour attaquer le royaume de Friedonia.
Pendant ce temps, Jeanne s’inquiétait de savoir si les forces de Shuukin parviendraient à les repousser et à se vanter ensuite de l’inefficacité de l’Alliance maritime, ce qui pourrait compromettre sa capacité à se coordonner avec ses alliés. Cela aurait désavantagé Souma, qui se battait à l’est. C’est pourquoi elle devait empêcher Shuukin et ses hommes d’envahir les lieux.
En résumé, les deux camps avaient trois points communs : la défense était leur priorité absolue, ils ne pouvaient pas se permettre de perdre la bataille et l’issue serait décidée par l’affrontement direct entre Souma et Fuuga.
Même si Shuukin parvenait à envahir le pays, il n’aurait pas la tâche facile face à la reine Jeanne et au Premier ministre à la robe noire Hakuya. S’il baissait sa garde, il s’attendait à ce qu’ils le fassent trébucher. Il pensait également que, grâce à leur armée récemment réorganisée, Jeanne et Hakuya seraient à bout de forces rien qu’en se défendant et qu’ils ne pourraient pas mener une contre-offensive.
Comme les deux parties avaient compris qu’une bataille provoquerait une effusion de sang inutile, elles avaient discuté et convenu de maintenir le calme ici jusqu’à ce que la bataille à l’est soit terminée.
« Jeanne. Ces conditions seront-elles acceptables ? »
« Oui, ça ne me dérange pas, Lumi », répondit Jeanne en acceptant les papiers.
Il s’agissait d’un contrat portant les signatures de Jeanne et de Shuukin.
En résumé, il stipulait que si le royaume de Friedonia était vaincu par l’Empire du Grand Tigre, le royaume d’Euphoria se rendrait immédiatement. En cas de victoire du Royaume de Friedonia sur l’Empire du Grand Tigre, Shuukin et ses hommes se retireraient. D’ici là, aucun des deux camps ne déplacerait ses troupes ni ne se livrerait au pillage.
Jeanne parcourut les documents, puis les tendit à Hakuya, assis à côté d’elle.
Pendant que Hakuya lisait, Jeanne s’adressa à Shuukin : « J’ai entendu dire que beaucoup de guerriers de l’Empire du Grand Tigre étaient assoiffés de sang. Je suis reconnaissante que ce soient toi et Lumi, qui êtes capables de réfléchir de façon rationnelle, qui soyez venus ici. »
« Nous avons beaucoup de gens qui vivent dans l’instant présent, après tout. Si ce front avait été laissé à quelqu’un qui n’avait pas compris l’importance de maintenir nos lignes de bataille, associée à la faible priorité de la victoire ici, je soupçonne que vous auriez eu des accroches avec eux », dit Shuukin avec un sourire en coin.
« Quoi qu’il en soit, êtes-vous certain que les conditions sont acceptables ? Si nous perdons, nous nous retirons, mais si vous perdez, vous vous rendez. Cela ne me semble pas être un accord équitable. »
« Il n’y a pas grand-chose qui puisse y remédier », répondit Hakuya. « C’est le maximum que vous puissiez nous promettre, sire Shuukin. D’autres compensations en cas de victoire de l’Alliance maritime seront négociées après la guerre. Cependant, si le roi Souma est vaincu, le royaume d’Euphoria n’a pas la puissance nécessaire pour s’opposer seul à l’Empire du Grand Tigre. Nous n’aurons d’autre choix que de nous rendre. »
« Vous dites cela si facilement… C’est comme si vous ne pensiez pas que vous pouviez perdre. »
« Ni la reine Jeanne, ni le roi Souma, ni moi ne menons des batailles que nous ne pouvons pas gagner », dit Hakuya, l’expression calme. Shuukin lui jeta un regard plus acéré.
« Hé, hé, Seigneur Shuukin ! Ces choux à la crème sont super délicieux ! » proclama Elulu en les engloutissant à côté de lui. Cela fit rapidement se dissiper toute la tension qui régnait dans l’air.
Shuukin se tint les tempes et laissa échapper un soupir :
« Elulu… Je t’en supplie, s’il te plaît, prends ça un peu plus au sérieux. »
« Tu dis cela, Seigneur Shuukin, mais avec une nourriture aussi bonne devant moi, je dois la savourer. J’ai entendu dire que la garniture à la crème utilise du thé aux haricots (café) du royaume des esprits. »
« L’Alliance maritime fait du commerce avec l’île mère, après tout », dit Jeanne en regardant Elulu avec un sourire.
Jeanne se retourna ensuite pour regarder à nouveau Lumiere. Lumiere la regarda à son tour et leurs regards se croisèrent. Leurs deux visages étaient tendus.
Elles avaient été les meilleures amies du monde, mais Lumiere avait trahi Maria et Jeanne pour rejoindre l’Empire du Grand Tigre. Il y avait probablement des gens dans le royaume d’Euphoria qui la détestaient, ainsi que tous les autres commandants et nobles ayant changé de camp, mais Jeanne ne pouvait pas se résoudre à haïr une ancienne amie à ce point. Surtout qu’elle savait que c’était ce que Maria avait voulu.
Lumiere, elle, était restée fidèle à ses convictions. Quel que soit le nom qu’on lui donne, elle ne regrette pas de s’être séparée d’elles. Cependant, ayant connu une petite partie de la responsabilité que Maria avait autrefois assumée, elle éprouvait un nouveau respect pour son ancienne souveraine. Aucune des deux ne détestait l’autre autant qu’elles auraient probablement dû le faire dans leur situation actuelle.
Aussi gênante que soit la situation, Jeanne ouvrit la bouche en hésitant : « Lumi... — Hum… as-tu bien mangé ? »
« Quoi ? Tu commences par ça ? Je m’attendrais à cela de la part d’un père qui ne sait pas quoi dire à sa fille adolescente, mais pas de toi. »
« On dirait que tu as perdu du poids. »
« J’ai plus de travail sur les épaules que lorsque j’étais dans l’Empire… Et maintenant, je comprends à quel point Lady Maria était incroyable. Savoir qu’elle a tout porté sur ses épaules est tout simplement incroyable… C’est tellement épuisant. »
« Oui, j’ai moi-même eu la même prise de conscience. »
Elles soupirèrent toutes les deux.
Lumiere regarda Jeanne en face : « Je ne regrette pas le chemin que j’ai choisi. Le fait est que le domaine du Seigneur-Démon a été libéré. »
« Mais… J’ai entendu dire que vous aviez subi d’importantes pertes en forçant le passage. Si nous avions bien compris les démons, les Seadiens, — n’aurions-nous pas pu éviter complètement de verser du sang ? »
« Je comprends que c’est ce que Lady Maria cherchait à faire. Mais tu ne peux soutenir cela qu’avec le recul. Quand il y a un avenir que l’on peut atteindre sans effusion de sang, mais dont on ignore quand il adviendra, et un avenir que l’on peut viser dès maintenant, même si cela signifie que le sang devra couler, il est difficile de savoir lequel choisir. »
« C’est vrai… Je comprends cela. En fin de compte, nous avons des façons différentes de voir les choses. C’est juste que… Je crains que tu ne te surmènes. »
« Oh, je me surmène. Si je n’en fais pas au moins autant, je ne serai pas capable de vous affronter, les sœurs. »
Lumiere sourit légèrement.
« Je sais que c’est tard, mais je te félicite pour ton mariage, Jeanne. »
« Merci… C’est plutôt gênant quand tu le dis de manière aussi formelle. »
« J’ai toujours su que tu épouserais un homme plus âgé. Tu as toujours eu cette aura de maturité. »
« Oui, tu as toujours été attirée par les jeunes hommes, n’est-ce pas, Lumi ? As-tu trouvé quelqu’un de bien ? »
« Argh… — Bien, ce n’est pas comme si je n’avais personne en tête. »
« Oh oh. J’aimerais bien connaître les détails. »
« Ahem. »
« Hein ?! »
Alors que leur conversation dérive peu à peu vers des discussions de filles, Hakuya et Shuukin se raclèrent bruyamment la gorge. Un silence gênant s’ensuivit.
Elulu les observait avec amusement en attrapant un autre chou à la crème. Shuukin tenta de relancer la conversation en s’adressant à Hakuya.
« Vous savez, j’ai été assez surpris de trouver le Premier ministre à la robe noir, Sire Hakuya, par ici. J’étais persuadé que vous seriez aux côtés du roi Souma. »
« J’ai déjà donné mes ordres, et les questions individuelles sont mieux traitées par la duchesse Walter ou par Julius, le stratège blanc. D’ailleurs, mon successeur, sir Ichiha, est présent, alors je m’attends à ce qu’ils n’aient aucun problème malgré mon absence. »
« Vous me rappelez le nombre de personnes que compte le royaume de Friedonia… Et le jeune frère de Dame Mutsumi, Sire Ichiha, est votre successeur ? »
« Oui, c’est un jeune homme apte à porter la prochaine génération. »
« La prochaine génération, hein… J’envie votre capacité à le dire ainsi. »
Il y avait une légère tristesse dans l’expression de Shuukin alors qu’il parlait.
« Pour nous, mon seigneur et ami Fuuga Haan est tout simplement trop brillant à en être aveuglant. C’est lui qui a rapidement fait de notre nation mineure un grand empire. Tout le monde comprend que personne ne pourra jamais prendre la place du seigneur Fuuga. »
« Tu as vu comment c’était avec Lady Maria… Tu comprends, n’est-ce pas, Jeanne ? » demande Lumiere.
« Je suppose que oui… » Jeanne acquiesça : « Ma sœur a certainement brillé de mille feux à l’époque où elle était impératrice. Si tu me demandais d’égaler sa gloire, j’aurais du mal. J’ai beaucoup de réflexions difficiles à faire, même maintenant que le pays a été réduit en taille. »
« Oui, c’est pourquoi je voulais que nous en fassions le plus possible pendant que Lady Maria brillait encore. Mais ce n’est pas ce que Lady Maria voulait… »
« Je pense que maintenant… Je peux comprendre ce que tu as dû ressentir, Lumi. »
Lorsqu’un dirigeant brille de tous ses feux, la peur de perdre son éclat peut conduire à un rétrécissement de la perspective. Les gens essaient de faire quelque chose tant que cette lumière dure, sans penser à ce qui viendra après. Le charisme de leaders comme Maria et Fuuga avait poussé les gens qui les entourent à en arriver là. Personne ne peut dire que c’est mauvais, mais…
« Si je pouvais dire une seule chose… » commença Hakuya, et tout le monde lui prêta attention. « Je suis heureux que notre roi Souma soit si simple. Il est irremplaçable, mais au moins les gens peuvent penser de manière optimiste. Eh bien, il y a beaucoup d’autres personnes plus talentueuses et qui se démarquent plus que lui, alors quelqu’un pourra sûrement prendre sa place. »
Lorsque Hakuya avait parlé de la fadeur de son souverain en haussant les épaules, tout le monde avait souri avec ironie.
Ils avaient tous pensé : « Peut-être qu’un dirigeant comme ça, c’est bien aussi. »
Tout était calme sur le front occidental…
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