Chapitre 10 : Verser des larmes
Partie 1
Cette nuit-là, à Valois…
J’avais enlevé mon uniforme et enfilé une chemise avant de prendre un appel radio avec quelqu’un.
« Fuuga a envoyé un émissaire qui indique qu’il accepte le cessez-le-feu », déclara Liscia à l’autre bout du fil, l’air soulagé.
« Je vois. Nous pouvons nous détendre pour l’instant. »
Elle était actuellement avec Excel, à la tête du corps principal de la Force de Défense Nationale Friedonienne qui avait débarqué sur la côte ouest. Si nous avions utilisé au maximum nos capacités de transport et le réseau de transport de l’Empire, ils seraient arrivés ici plus tôt. Cependant, bien que nous ayons annoncé sur les ondes que les Friedoniens étaient des alliés de l’Empire, nous étions toujours une force de plus de 10 000 soldats étrangers surgissant de nulle part. Les villes et villages situés sur leur route tremblaient sans doute de peur. Nous devions en tenir compte, ce qui les ralentissait un peu.
Si les citoyens impériaux décidaient que nous étions un ennemi face à qui ils devaient résister, cela entraînerait des pertes inutiles. Pour éviter cela, nous devions envoyer des gens devant nous pour expliquer la situation et calmer les citoyens au fur et à mesure que nous avancions. Cela limitait notre marche à une vitesse prudente.
« Malgré tout, je pense que nous serons là demain. Mais ne baisse pas la garde d’ici là. »
« Oui. Je veux aussi voir ton visage bientôt, Liscia. »
« Hee hee, merci… Attends, ce n’est pas le moment de penser à moi. » Liscia pointa un doigt vers moi depuis l’autre côté de l’émission. « Souma, tu dois être avec Madame Maria maintenant… Je suis sûre qu’elle doit se sentir écrasée comme tu l’as été ce jour-là. »
« Oui… »
Bien que nous ayons surmonté la crise actuelle, Maria était restée enfermée dans sa chambre. Son sort, et celui de l’Empire, dépendait des négociations entre Fuuga et moi. Même si l’Empire ne serait pas détruit, il était le vaincu d’une guerre. Je ne pouvais même pas imaginer ce qu’une impératrice vaincue comme Maria devait ressentir en ce moment. Liscia craignait sans doute qu’elle ne tente à nouveau de mettre fin à ses jours…
« Je l’ai réprimandée, alors je ne pense pas qu’elle se jettera à nouveau du balcon…, » avais-je dit.
« C’est toujours plus que ce qu’une personne peut supporter seule. La seule personne qui peut être avec Madame Maria en ce moment… le seul qui comprend le fardeau qu’elle portait… c’est toi, n’est-ce pas ? Tu es celui qui peut protéger son cœur. »
Bien sûr que je le ferais, avais-je pensé. J’avais bien l’intention d’essayer d’aider Maria. « Mais qu’est-ce que je peux faire… ? »
« Va la gâter. »
« La gâter ? »
« Fais ce qu’elle veut. Madame Maria a porté une nation à elle seule pendant tout ce temps. En tant que femme et en tant que membre de la famille royale, je la respecte. Alors… libère-la. Accepte ses souhaits, sa perte, son désir, ses regrets et sa douleur. En tant que première reine, tu as ma permission de faire tout ce que tu as à faire. »
« Ha ha ha… » Liscia était vraiment géniale. Je devais me préparer. « D’accord. Je vais gâter Maria pour de bon. »
Dès que j’avais terminé ma conversation avec Liscia, j’étais allé directement dans la chambre de Maria. Devant la porte de Maria, il y avait un dratrooper que j’avais laissé pour la protéger, et un garde impérial. Je les saluai rapidement, puis me plaçai devant la porte, reprenant ma respiration avant de frapper.
« Madame Maria, c’est Souma. Puis-je entrer ? »
« Monsieur Souma… ? Je t’en prie », dit la voix de Maria depuis l’intérieur de la pièce.
J’avais ouvert la porte et j’étais entré. Ma première impression : il faisait sombre. Les bougies étaient éteintes et seul un pâle clair de lune entrait par la fenêtre. J’étais content que le ciel ne soit pas nuageux ce soir. Sans ce clair de lune, il aurait probablement fait trop sombre pour que nous puissions avoir une bonne conversation.
En refermant la porte derrière moi, j’avais regardé les meubles et autres décorations qui avaient l’air chers. Dans l’ensemble, le ton de la pièce était léger et féminin.
Maria se tenait près de la fenêtre. Lorsque je m’étais approché suffisamment pour que nous puissions voir nos expressions respectives, elle me sourit faiblement.
« … Cela me rappelle notre rencontre à Zem. »
« Maintenant que tu le dis… la lune était aussi brillante cette nuit-là. »
Maria s’esclaffa. « Oui, et nous avons fait une promesse au clair de lune. C’est pour cela que tu es ici avec moi maintenant. »
« Cependant, je ne suis toujours pas sûr… si c’est quelque chose dont on peut se réjouir », dis-je en haussant les épaules.
◇ ◇ ◇
Ce jour-là, lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois à Zem, en échange de l’aide de l’Empire pour l’Union de l’Archipel du Dragon à Neuf Têtes (à l’époque), Maria m’avait proposé de lui promettre quelque chose en échange. À l’époque, c’était quelque chose qui semblait impensable.
Voici ce que Maria m’avait dit…
« Si à un moment donné dans le futur… l’Empire semble se désagréger, j’ai l’intention de le diviser sans hésitation. »
J’étais resté bouche bée. J’avais douté de mes oreilles, et je n’avais rien pu dire en réponse.
Ne se laissant pas arrêter par ma réaction, Maria continua.
« Notre pays est devenu trop grand. La population est trop importante pour que nous puissions la gérer. J’ai accepté ma position à la tête de la Déclaration de l’Humanité jusqu’à aujourd’hui parce que je comprenais la nécessité d’une nation puissante comme soutien émotionnel dans la confrontation contre le Domaine du Seigneur-Démon… Mais aujourd’hui, le Royaume de Friedonia s’est fermement établi comme une nation puissante à l’est, et la faction de Messire Fuuga s’est également développée. L’époque où les gens comptaient sur la Déclaration de l’humanité pour assurer leur survie touche à sa fin. »
Elle secoua la tête.
« Non, ce n’est pas ça, » se corrigea Maria. « C’est un vieux système ossifié dont il faut se débarrasser. Si tout ce qui reste dans le cœur des gens de mon Empire est leur fierté d’être à la tête de la Déclaration de l’Humanité, ce n’est pas un endroit sain pour nous. Je ne peux pas permettre que l’orgueil fasse couler le sang. Pour cela, je pense que je vais commencer à me préparer. »
Les yeux de Maria étaient remplis de conviction pendant qu’elle parlait.
« Afin de couper l’herbe sous le pied des irréductibles qui sont obsédés par l’idée que l’Empire était autrefois la plus grande de toutes les nations et qui veulent s’impliquer activement dans la lutte contre le Domaine du Seigneur-Démon, je vais lentement les rassembler dans le nord en y déplaçant leurs domaines. Il leur sera ainsi plus facile de se séparer de l’Empire lorsqu’ils m’auront abandonné. »
« Allez-vous leur faire exercer leur droit à l’autodétermination !? »
« Oui. La faille dans la Déclaration de l’Humanité dont vous m’avez parlé, Sire Souma. Comme la déclaration respecte le droit des groupes culturels et raciaux à l’autodétermination, nous n’avons aucun moyen de les empêcher de partir. Les règles disent que nous n’avons pas le droit de le faire. Je vais leur faire “profiter” de cela ».
Je m’étais pris la tête dans les mains, car j’avais compris que Maria voulait vraiment démanteler l’Empire. L’éclatement d’une grande puissance et la modification de l’équilibre des pouvoirs entre les pays voisins allaient certainement provoquer de grandes vagues qui allaient engloutir les pays voisins. Notre pays n’y échapperait pas non plus.
Je dois me préparer, avais-je pensé de toute urgence.
Puis, d’une voix calme, Maria déclara : « J’ai une demande à vous faire… quand ce moment viendra. »
« Une demande ? »
« Oui. Quand cela arrivera, la Déclaration de l’Humanité ne sera plus. L’Empire cessera d’être la nation la plus puissante, et je pense qu’il nous sera difficile de soutenir l’État par nous-mêmes. Même si nous en arrivons là… je veux toujours protéger ceux qui croient en moi. Je veux démanteler le pays, pas le détruire. Alors, le moment venu… »
D’un air résolu, elle exposa sa requête.
« Je veux former une alliance non secrète avec le Royaume. »
Submergé par diverses pensées, j’avais réussi à dire : « Vous ne devriez pas dire des choses aussi inquiétantes… »
« Il est important de se préparer, » déclara Maria en riant.
J’avais été surpris de voir qu’un chef pourrait se préparer à ce genre de choses. Cela m’avait permis d’apprécier à sa juste valeur la personne qui avait soutenu seule la dignité de cette grande nation.
En même temps, j’avais compris qu’elle avait atteint ses limites et qu’elle me tendait la main en quête de salut.
« D’accord… » avais-je dit en lui prenant la main.
Je ressentais à la fois le désir rationnel, en tant que roi, d’empêcher l’effondrement de l’Empire et ses effets sur mon pays, et le désir personnel de sauver la femme que je voyais devant moi. Comme ils avaient tous les deux la même réponse, je n’avais pas hésité.
« Si ce moment arrive, le Royaume fera ce que vous souhaitez. »
« J’ai confiance en vous, Sire Souma. »
C’est la promesse que nous avions faite.
◇ ◇ ◇
« L’Empire s’est brisé… » dit Maria.
En l’entendant, j’avais repris mes esprits.
Elle parlait de l’éclatement de l’Empire comme quelqu’un qui était déçu que sa tasse préférée ait été cassée. Mais… je savais qu’il ne fallait pas croire que la façon dont elle parlait correspondait à ce qu’elle ressentait à l’intérieur. Elle portait des masques depuis tout ce temps. Le masque de l’impératrice de la plus grande nation du monde. Le masque du chef de la Déclaration de l’humanité et de toute l’humanité. Et le masque d’une sainte qui était gentille avec tout le monde, mais dont le cœur se brisait toujours.
Elle avait beau vouloir être une personne ordinaire, ces masques la poursuivaient partout. Tantôt elle les utilisait, tantôt ils l’utilisaient. Au point qu’elle avait oublié ce qu’elle était vraiment à l’origine.
Maria sourit doucement en continuant.
« J’ai passé beaucoup de temps à me préparer lorsque ce jour arrivera. J’ai pris ceux qui voulaient que je devienne une sainte, ceux qui voulaient prendre des mesures proactives vers le Domaine du Seigneur-Démon, ceux qui me vénéraient aveuglément, et je les ai concentrés dans les régions du nord. Je l’ai fait lentement, pour qu’ils ne le remarquent pas. J’y ai même inclus Sire Krahe, qui aurait donné sa vie pour moi, et l’ancienne amie de Jeanne, Lumière. »
J’avais écouté attentivement ses paroles.
« J’ai fait en sorte qu’il soit facile de les détacher. Ainsi, lorsque mes pouvoirs ne suffiraient plus, je pourrais me défaire de ces terres et réorganiser l’Empire pour en faire quelque chose de plus facile à gouverner… Non, on ne peut plus parler d’empire. Je peux enfin abandonner le titre d’impératrice. »
Avec un sourire qui aurait pu être interprété comme de l’amusement ou de l’autodérision, Maria passa une main sur sa poitrine.
« Pourtant, maintenant que j’en suis arrivée là, mes émotions sont à fleur de peau. Bien que j’aie voulu l’écarter pendant tout ce temps, j’ai même parfois souhaité le briser purement et simplement. Maintenant qu’il est brisé, je me sens pathétique. Je suis envahie par un sentiment de regret que je ne m’attendais pas à ressentir. Héhé héhé… Je suis une souveraine sans espoir. »
« Madame Maria… »
Je m’étais approché en prononçant son nom. Mais elle continua à parler.
« Héhé… La vérité, c’est que je me sens très mal de vous avoir entraînés, toi, le Royaume de Friedonia, et même le reste de l’Alliance Maritime, dans cette histoire. Je suis désolée, mais je dois compter sur vous pour prendre les choses en main. Je sais que tu peux être un souverain plus sain que moi, un souverain que le peuple ne transformera pas en idole. Alors… »
« Maria ! »
Je l’avais saisie par les épaules et je l’avais regardée dans les yeux, comme pour lui dire : « Regarde-moi. » Bien qu’elle ait souri en parlant, elle ne me regardait pas du tout. On aurait dit qu’elle avait tué son cœur au point de ne plus voir le visage de son interlocuteur.
« Aïe… ! Ça fait mal. »
Le sourire qu’elle avait affiché sur son visage se tordit de douleur. J’avais enfin réussi à lui arracher son masque.
J’avais serré plus fort. Ses bras étaient si minces que même ma prise — qui, malgré tout l’entraînement qu’Owen m’avait donné, était à peine meilleure que celle d’un vulgaire grognard — lui faisait mal. Pourtant, ces épaules minces avaient supporté le poids d’une nation massive. A quel point cela avait-il dû peser sur son cœur ?
« Ça suffit, Maria… »
Quelque chose coula de mes yeux, le long de ma joue. L’instant d’après, je pleurais avant elle.
Maria me regarda, interloquée. Bien sûr qu’elle le serait. C’était elle qui voulait vraiment pleurer, mais je l’avais devancée.
« Monsieur… Souma ? »
« Ça suffit, Maria. Tu n’as plus besoin de te retenir. »
L’instant d’après, une grosse larme coula sur le visage de Maria. Elle la toucha, surprise, puis baissa les yeux sur sa propre main.
« Ah… »
Son visage, si calme auparavant, se crispa.
« Ah… Ahhhhhhhhhhhh !!! »
Elle se mit à crier.
Une fois que j’eus relâché ma prise sur ses épaules, elle essaya à plusieurs reprises d’essuyer ses larmes. Mais c’était impossible. Elle renonça et enfouit son visage baigné de larmes contre ma poitrine.
J’enlaçais doucement son corps délicat.
merci pour le chapitre