Wortenia Senki – Tome 10

***

Prologue

Partie 1

C’était tôt le matin. Une brise fraîche frôlait la peau. Mais dire que c’était le matin n’était peut-être pas tout à fait exact puisque le soleil n’avait pas encore commencé à dépasser l’horizon. La nuit régnera encore pendant une heure. La seule illumination dans la région était la faible lumière des lampes que les gardes du domaine de Liu Daijin tenaient et les étoiles scintillantes.

Pourtant, une ombre se faufilait dans l’obscurité. Une brume blanche sortait de ses lèvres et s’évanouissait dans l’air. Sa respiration lourde n’était cependant pas surprenante, il avait passé une heure à pratiquer la technique de respiration Rituzenn.

La technique était, en soi, assez simple. Banale, même. Il fallait écarter les jambes de la longueur des épaules et baisser la taille. Puis on tendait les bras devant la poitrine pour former un anneau. L’important était de rapprocher les doigts des deux mains pour former un anneau plus petit.

C’était équivalent au fait de s’asseoir sur une chaise invisible. Le maintien de cette posture pendant un certain temps semblait exercer une forte pression sur la partie inférieure des jambes, mais ce n’était qu’un simple effet secondaire. Un exercice similaire était utilisé pour l’entraînement musculaire, mais celui-ci avait un autre but qui n’était pas immédiatement évident.

« Hm. Ça a l’air de bien fonctionner. Je m’y suis habitué », dit Zheng Motoku, satisfait de voir que l’entraînement au Neigong que Liu Daijin lui avait transmis fonctionnait efficacement.

La chair de Zheng était ornée d’un tatouage de neuf dragons, du dos jusqu’au flanc. Un célèbre artisan lui avait fait porter ce tatouage après qu’il eut quitté l’Armée de libération du peuple et commencé à travailler pour la mafia de Hong Kong en tant qu’assassin professionnel. Ce tatouage était inspiré de celui de Shi Jin, l’un des héros d’Au bord de l’eau, qui était censé avoir un tatouage similaire.

Les dragons d’encre ondulaient à chaque respiration tandis qu’il continuait à s’entraîner. D’innombrables perles de sueur scintillaient sur son front, s’égouttant sur le sol en dessous et formant une grande tache visible. Et bien qu’il ait maintenu cette posture pendant des heures, Zheng avait conservé sa respiration. L’endurance nécessaire pour conserver cette posture était tout à fait stupéfiante, mais il était resté parfaitement immobile. Son visage ne trahissait ni déplaisir ni douleur, il souriait simplement.

N’importe quel habitant de ce domaine aurait été surpris par ce sourire. Zheng était, par principe, un homme de peu de mots et de peu d’expression émotionnelle. Il était toujours vêtu d’une queue de pie parfaitement ajustée, ses cheveux étaient coiffés à la perfection. Ses yeux étaient toujours aussi clairs et froids qu’un lac en hiver.

Un homme aussi froid que la glace et aussi ferme que l’acier. C’était l’incarnation humaine de la loyauté envers son maître.

C’était l’impression que la plupart des résidents du domaine avaient de Zheng. Mais ce sourire prouvait qu’il n’était en aucun cas une poupée, ni une sorte de monstre. Pour Zheng, cet entraînement était son seul plaisir dans la vie, la seule chose qu’il pouvait appeler un passe-temps. La pratique des arts martiaux chinois était, pour lui, la seule vocation qu’il avait en dehors de ses fonctions.

Cet entraînement pouvait être divisé en deux catégories : externe et interne. L’entraînement externe se concentrait sur la chair et les muscles. L’entraînement interne se concentrait sur les organes internes, la respiration et la conscience. Zheng, qui transpirait abondamment, pratiquait actuellement une technique d’entraînement interne extrêmement éprouvante et efficace, le Qigong.

Les médias populaires de Rearth dépeignent souvent le Qigong comme un moyen de développer des pouvoirs surnaturels, mais ce n’était pas le cas. C’était la façon dont le corps humain régulait naturellement et inconsciemment la respiration, la conscience et le mouvement des muscles. Tous ces éléments étaient contrôlés en même temps pour générer la force appropriée à un moment donné.

Imaginez une personne soulevant un objet lourd. Elle retiendra momentanément sa respiration, fermera sa bouche et serrera les dents. Si elle ne le faisait pas, son corps ne parviendrait pas à rassembler la force nécessaire pour accomplir la tâche.

Le but du Qigong était d’appliquer cette utilisation naturelle et appropriée du corps aux arts martiaux chinois. En utilisant une méthode de respiration spéciale, on pouvait guider sa conscience vers l’intérieur du corps, ce qui permettait de contrôler et de comprendre la tension qui dirigeait ses mouvements.

Le commun des mortels pourrait appeler cela rassembler l’énergie de son corps, mais c’était loin d’être aussi simple. L’entraînement musculaire demandait beaucoup d’efforts pour être maîtrisé, mais l’entraînement interne en demandait encore plus.

De plus, il fallait un maître compétent pour surveiller attentivement l’entraînement. Cela ne voulait pas dire que l’entraînement autodidacte était une mauvaise idée. Les anciens maîtres, qui avaient développé les arts martiaux, n’avaient pas de professeurs sur qui compter. Avoir un professeur n’était donc pas absolument nécessaire. Mais il y avait toujours un niveau difficile, voire impossible, à atteindre sans l’aide d’un professeur. Les enseignements de ses prédécesseurs étaient une accumulation d’histoire, et chaque vie individuelle était courte. Utiliser le temps limité dont on disposait dans ce monde pour faire des essais et des erreurs était inefficace. Se tenir sur les épaules des géants qui vous avaient précédé était bien plus productif.

Mais dépendre de la sagesse de ses prédécesseurs présentait un problème évident. Pouvait-on vraiment trouver le bon professeur pour les instruire ? Si la formation était comme l’escalade d’une montagne, alors l’enseignant était le guide. Et si un élève croyait que ce guide pouvait le mener au sommet, il pouvait choisir de devenir son apprenti.

Et pourtant, la question était toujours de savoir si ce professeur connaissait vraiment le chemin. Malheureusement, comme c’était souvent le cas, il y avait plus de menteurs et de fraudeurs que de véritables maîtres. Une rencontre avec un vrai maître était rare et précieuse.

Heureusement, Zheng était l’un des rares à avoir cette chance.

Apprendre sous sa tutelle est l’une des rares bénédictions que ce monde m’ait accordé…

Zheng avait souri timidement, même si la sueur qui coulait de son visage brouillait sa vision. Il avait été convoqué dans un monde semblable à l’âge des ténèbres, pour être soumis à une existence infernale, envoyé sur le champ de bataille comme esclave.

Pendant un temps, il avait vécu dans l’abandon de soi. Il s’était noyé dans l’alcool, avait forcé les femmes et avait vécu ses jours à cheval entre la vie et la mort. Mais ce n’était que de l’évasion, une tentative de détourner son regard d’une vie où chaque jour précédait un lendemain incertain.

Mais en y repensant maintenant, sa venue dans ce monde avait apporté un peu de bien dans sa vie. Depuis plusieurs décennies qu’il vivait, il pouvait dire que certains de ses plus beaux jours — le joyau de sa vie, même — furent passés dans ce monde.

Rien ne pouvait être plus impressionnant qu’un véritable maître des arts, à l’exception d’un guerrier vraiment compétent. En effet, lorsque Zheng vivait en Chine, il avait vu quelques artistes martiaux de renom qui se disaient maîtres des arts martiaux. Ils étaient talentueux à leur manière, certes, mais aucun d’entre eux ne lui semblait être quelqu’un qu’il ne pourrait pas abattre. Il avait fait partie des forces spéciales de l’Armée de libération du peuple et avait le sang d’innombrables personnes sur les mains. Pour lui, ces artistes martiaux étaient des mauviettes qui vivaient dans un environnement protégé et sécurisé.

Certes, en termes de maîtrise, ils étaient sans aucun doute ses supérieurs à l’époque. Mais la plupart d’entre eux n’avaient pas appris les arts martiaux dans le but de tuer. L’entraînement à l’autodéfense n’anticipait pas le combat réel. Pour certains d’entre eux, ce n’était qu’un métier pour gagner leur pain quotidien. Seuls les plus doués avaient pu l’apprendre par respect et par adhésion à l’importance culturelle des arts. Mais la plupart d’entre eux reprenaient les slogans qui s’étaient répandus dans le grand public : préserver sa santé, soulager le stress, approfondir ses connaissances, etc. Lorsque Zheng avait quitté la Chine continentale pour Hong Kong, quelqu’un lui avait même demandé s’il avait lui aussi l’intention de devenir une star du kung-fu.

Était-ce là l’essence des arts martiaux ? Zheng en doutait.

Quoi qu’il en soit, Zheng savait qu’il ne fallait pas rejeter ces raisons en bloc. Certaines de ces mêmes personnes pourraient bien avoir atteint une véritable maîtrise. Mais à ses yeux, ils n’avaient appris que les aspects superficiels de l’art sans essayer d’en comprendre l’essence. C’était quelque chose qu’il rejetait fermement. Ainsi, les slogans qui promouvaient les arts martiaux comme un moyen d’atteindre un faux objectif le dérangeaient beaucoup.

Ce sentiment n’était pas entièrement déplacé. Après avoir été appelé dans ce monde, Zheng avait vu les mêmes artistes martiaux connaître des fins horribles. Il avait vu des artistes d’arts martiaux mixtes et des boxeurs de renommée mondiale mourir sans ménagement. Ce n’était pourtant pas des gens faibles. C’était des athlètes dans tous les sens du terme. Mais la force dans le domaine du sport n’était pas ce dont on avait besoin pour survivre dans ce monde. Ce furent ces expériences qui apprirent à Zheng pourquoi le cœur était la première des trois qualités qu’un guerrier devait posséder.

Sauf que, dans ce cas, ce cœur devait être capable de prendre la vie d’un autre sans broncher…

Liu Daijin savait ce que signifiait ce cœur. Il connaissait l’essence des arts martiaux. Et étudier sous ses ordres était la plus grande chance que Zheng ait jamais connue. Toute arme, aussi forte soit-elle, était impuissante, insignifiante, si elle n’était pas utilisée quand les choses se gâtaient.

Très bien…

Convaincu que son entraînement avait porté ses fruits, Zheng prit une profonde inspiration et défit sa posture. Il attrapa une serviette posée sur la rampe du belvédère pour essuyer la sueur de son corps.

Maintenant, il faut pratiquer quelques formes…

Au moment où cette pensée lui traversait l’esprit, Zheng sentit un regard fugace sur lui. Ses mains s’étaient arrêtées. Il avait concentré ses sens sur son environnement sombre, ajustant son corps pour que personne ne remarque qu’il regardait autour de lui. Mais ce regard fugace disparu sans laisser de trace.

L’ai-je imaginé ? Non…

En réalité, il était fort probable que ce soit le fruit de l’imagination de Zheng. Tous ceux qui travaillaient dans le domaine de Liu Daijin savaient qu’il serait ici à cette heure-ci, en train de pratiquer ses arts martiaux. Ils savaient aussi que les artistes martiaux avaient horreur de montrer leurs techniques aux autres. D’ailleurs, on ne pouvait l’approcher pendant son entraînement que dans un cas d’urgence, comme celui d’il y a quelques jours, où l’on soupçonnait une attaque d’un autre groupe. Mais s’il s’agissait d’une urgence, le messager ne prendrait pas la peine d’obscurcir sa présence.

***

Partie 2

Ce qui laisse…

L’option la plus probable, alors, était qu’un assaillant tentait d’attenter à la vie de Liu Daijin.

L’Organisation était plus importante que n’importe quel pays, et fonctionnait comme une organisation intergouvernementale. Elle avait même sa propre armée. Après tout, dans ce monde, la violence résout la plupart des problèmes. L’autorité de la loi était limitée aux villes et à leurs environs. La plupart des terres étaient envahies de monstres, de bandits et de voleurs. La situation était similaire à l’anarchie qui régnait à la frontière américaine, sauf que les réalisations technologiques de ce monde étaient bien inférieures à celles de l’Amérique de l’époque. L’Organisation devait donc prendre les armes si elle voulait protéger son autorité et ses biens.

Mais ce n’était pas la seule raison pour laquelle l’Organisation disposait de ses propres forces armées. Bien que la raison invoquée soit l’autodéfense, l’Organisation pouvait se targuer d’avoir l’armée la plus puissante et la plus importante du continent occidental. En fait, même comparée à l’Empire d’O’ltormea, au Royaume d’Helnesgoula et au Saint Empire Qwiltantia, les trois plus grandes puissances du continent, l’Organisation était toujours en tête. Et bien sûr, ils avaient les capacités économiques pour entretenir cette armée.

Mais cette force et cette taille signifiaient seulement que l’Organisation avait plus d’ennemis à affronter. Beaucoup d’entre eux étaient des bandits, des voleurs et des trafiquants de contrebande. Les criminels comme eux étaient monnaie courante. Cependant, certains de ces ennemis étaient des gens de pouvoir et d’argent, des gens qui contrôlaient des entreprises connues et influentes. Leur antagonisme était la preuve que dans ce monde, même le commun des mortels devait être familier avec l’usage de la violence. Bien sûr, la plupart d’entre eux ne représentaient pas la moindre menace pour l’Organisation. En fait, leur plus grand adversaire était un groupe religieux appelé l’Église de Meneos.

Le problème était que, de par sa nature même, l’Organisation ne pouvait pas opérer ouvertement dans la société. En fait, elle ne pouvait même pas opérer ouvertement dans le monde souterrain. Son existence était un secret bien gardé. Elle abordait ses activités de manière secrète, peu importe, avec qui ou quoi elle traitait. C’était ainsi que l’Organisation avait pu s’étendre sur tout le continent et devenir aussi importante.

En surface, tout ce que l’on pouvait voir était un grand nombre d’entreprises et de groupes de mercenaires sans lien entre eux. Mais l’Organisation cachait sa force aux masses. Si la royauté et la noblesse apprenaient son existence, elles agiraient pour l’arrêter. Ils pourraient même former une union dépassant les frontières d’un seul pays pour la combattre.

Le fait que l’Organisation ait masqué son existence et caché sa véritable force explique pourquoi même les petites organisations criminelles étaient prêtes à s’opposer à elle. Ils étaient ignorants. Et ce n’était qu’au tout dernier moment, lorsque leurs groupes étaient purgés jusqu’au dernier de leurs membres, que ces petits criminels réalisaient qu’ils avaient marché sur la queue d’un tigre.

Est-ce que c’est… ?

Zheng avait silencieusement stabilisé sa respiration et concentré ses nerfs. Il avait essayé de sentir ce qui se cachait dans l’obscurité. Le regard qu’il avait senti avait disparu, c’était certain.

Soit je l’ai imaginé… soit c’est quelqu’un d’assez habile pour masquer complètement sa présence…

Le sang de Zheng bouillonnait d’impatience. Il y a dix jours, plusieurs dizaines d’ennemis avaient attaqué ce domaine. Les assaillants en voulaient à la vie de Liu Daijin.

Liu détenait une influence considérable sur les parties sud de Lentencia, une ville portuaire majeure du Saint Empire Qwiltantia. Mais malgré l’importance de leur cible, les assassins envoyés n’étaient que de simples voyous. Ils étaient de niveau 2, peut-être de niveau 3, selon le classement de la guilde. La plupart des aventuriers et des mercenaires les considéraient comme des débutants qui venaient juste d’obtenir leur diplôme d’amateur.

Cela signifiait que leur style de combat était principalement autodidacte, et de la pire façon possible. La plupart des gens de ce monde estimaient que l’expérience du champ de bataille était plus précieuse que l’apprentissage de l’art du combat par un professeur. C’était peut-être inévitable étant donné la nature impitoyable de ce monde. Pourtant, la plupart de ces personnes n’utilisaient que la force physique que leur conférait la magie martiale, pensant que cela les plaçait au-dessus de ceux qui ne pouvaient pas utiliser ce pouvoir. Mais cela ne signifiait rien en termes de combat réel.

À cet égard, les attaquants du raid d’il y a dix jours étaient pitoyablement faibles. En fait, la plupart d’entre eux furent tués par les forces de sécurité du domaine. Zheng n’en ayant éliminé que trois, et ce uniquement parce que les forces de sécurité firent paniquer les attaquants et les firent entrer désespérément dans le domaine, où ils tombèrent sur Zheng.

Pour Zheng, tuer des envahisseurs était comme abattre du bétail. Mais cette fois, les choses semblaient différentes.

Ça recommence. Est-ce qu’ils m’évaluent ?

Il pouvait faiblement sentir ce regard, plus doux qu’une plume effleurant sa peau. Il avait à tous les coups senti quelqu’un dans le bosquet qui s’étendait devant lui.

Fascinant.

L’attitude froide habituelle de Zheng disparu, révélant l’expression d’un démon assoiffé de sang. L’instant d’après, il s’était élancé en avant et avait couru vers le bosquet.

Où ? Où est-il ? !

 

Il n’avait qu’une idée générale de l’endroit où se trouvait son adversaire, mais il savait qu’ils étaient là.

Le regard suivait Zheng alors qu’il avançait dans le bosquet, mais il n’était plus aussi faible qu’avant. C’était maintenant une lame froide et tranchante remplie de soif de sang. Qui que ce soit, il avait abandonné l’idée de masquer sa présence.

Je vois. Alors tu es aussi impatient d’y aller.

Vu comment il avait effacé sa présence plus tôt et n’avait révélé sa soif de sang que maintenant, Zheng pouvait dire qu’il s’agissait de quelqu’un avec un niveau de compétence extrêmement rare, même selon les normes de ce monde. Et c’était là que résidait le sens de la lutte contre lui.

Zheng réveilla le prana de son corps, déclenchant le chakra Vishuddi dans sa gorge. Parmi les sept chakras du corps humain, le chakra Vishuddi était le cinquième et l’un des plus élevés. Un nombre très limité de personnes dans ce monde étaient capables de l’activer, et ceux qui le pouvaient étaient ceux qui avaient atteint le rang de général ou plus dans les divers royaumes.

Zheng n’était pas l’un de ces amateurs qui comptaient sur la magie martiale pour gagner des batailles. Il était déjà aussi mortel qu’un dragon, que la guilde classait comme le plus dangereux de tous les monstres. Il avait alors sprinté à travers le bosquet, se faufilant entre les arbres.

Comme les lumières du domaine n’atteignaient pas cette zone, son environnement était totalement sombre. Le jeu de jambes de Zheng, cependant, était confiant et sans faille. Il avait affiné sa vision nocturne au fil des années sur le champ de bataille, la faible lumière des étoiles lui suffisait pour voir.

Je t’ai trouvé !

Remarquant une silhouette avançant à une dizaine de mètres devant lui, Zheng accéléra. Bien sûr, aussi bons que soient ses yeux pour voir dans le noir, il ne pouvait pas voir aussi clairement qu’avec, disons, une paire de lunettes de vision nocturne. Il avait seulement vu ce qui ressemblait à une silhouette humaine en mouvement. Mais les seules personnes présentes étaient Zheng et le mystérieux assaillant. En voir autant était suffisant.

Sans prononcer le moindre mot d’avertissement, Zheng déchaîna un coup avec toute la force de son corps, un poing intense et puissant qui avait déjà coûté la vie à d’innombrables adversaires. La sévérité de sa frappe, renforcée par la magie martiale et l’entraînement accumulé, était bien plus grande que ce que la taille de son corps pouvait laisser penser. Il pouvait facilement briser un rocher en morceaux.

Prends ça !

Zheng piétina la terre avec force, et le recul de ce mouvement remonta de ses jambes à sa taille dans un mouvement en spirale. La force s’était transmise de son épaule à son poing droit, puis s’était abattue sur la silhouette !

Zheng sentit la force jaillir de ses vaisseaux sanguins, mais il ne sentit pas son poing toucher sa cible. La silhouette leva sa paume dans la direction de Zheng, attrapant doucement son coup de poing comme si elle arrêtait une feuille flottant au vent.

 

Il n’avait pas esquivé l’attaque. La silhouette avait attrapé le poing de Zheng de plein fouet. C’était comme attraper un œuf sans le casser. Zheng réalisa à quel point cet exploit était impressionnant.

Ce n’est pas possible. Était-ce un Haujin ?

Le nom d’une certaine technique d’arts martiaux était apparu dans son esprit. C’était une technique défensive centrale à certaines écoles, comme le Tai Chi Chuan. Elle ne consistait pas à annuler l’attaque par la force pure, mais à utiliser une rotation ou un drainage de la force pour arrêter ou détourner le coup.

La technique en elle-même n’était pas si inhabituelle. Le Tai Chi Chuan la pratiquait souvent, et d’autres types d’arts martiaux l’employaient également. Même l’Aikido japonais employait des techniques similaires. Et même s’ils ne connaissaient pas le Haujin, de nombreux arts martiaux avaient développé des méthodes pour éviter les attaques qui étaient essentiellement identiques à celle-ci.

Mais aucun de ces arts martiaux n’aurait été capable d’utiliser le Haujin pour bloquer un coup renforcé par la magie martiale.

Le principe derrière cela était simple : l’attaque était tout simplement trop puissante pour être arrêtée de manière fiable. Par exemple, un être humain ne pouvait pas espérer bloquer une balle volante à mains nues. Tout au plus, une personne pouvait espérer esquiver le tir avec succès.

Mais cela n’avait rien à voir avec les arts martiaux. Ce n’était pas une balle d’arme à feu. C’était le poing de Zheng, qui s’était déchaîné avec plus de force et de vitesse que n’importe quelle balle. Même la magie martiale ne serait pas suffisante pour détourner cette attaque et rester indemne. Non, il faudrait une technique de niveau maître. Et ce niveau de maîtrise n’était pas quelque chose que Zheng pouvait attendre de quiconque dans un monde où renforcer son corps par la magie pour gagner des batailles était considéré comme la norme.

Face à ce résultat imprévu, le corps de Zheng s’était figé sous le choc.

« Je vois. Un coup impressionnant », déclara une voix familière.

À ce moment, Zheng comprit tout.

C’est donc de ça qu’il s’agit…

Zheng connaissait le propriétaire de cette voix. Il connaissait son nom, un nom loué au sein de l’Organisation comme un héros. Il lui avait parlé pour la première fois il y a quelques jours. Cet homme avait servi l’Organisation à ses débuts et était un ami juré du maître de Zheng, Liu Daijin. Liu avait ordonné que cet homme soit traité comme un invité du plus grand honneur.

De ce fait, Zheng ne pouvait pas lui manquer de respect. Il était néanmoins responsable de la sécurité de ce domaine et il devait dire quelque chose, peu importe à qui il s’adressait.

« Je m’excuse si je vous manque de respect, mais en tant que responsable de ce domaine, je trouve que vos jeux sont assez gênants, Maître Koichiro. »

Zheng avait incliné la tête tandis que le vieil homme devant lui faisait tourner sa moustache avec un sourire amusé.

***

Chapitre 1 : Akimitsu Kuze

Partie 1

« Je ne sais pas si vous le trouverez à votre goût, mais… »

Zheng et Koichiro étaient retournés au belvédère du jardin. Zheng prit un thermos préparé spécialement pour lui et versa du thé dans une tasse. Et tandis que la vapeur s’élevait de la tasse, le parfum distinct de la menthe remplissait l’air. L’une des servantes avait cultivé des feuilles de menthe dans le jardin du domaine et les avait utilisées pour préparer ce thé. Elles étaient mélangées à du miel, ce qui conférait au thé une douceur naturelle qui rafraîchissait le cœur.

Zheng appréciait toujours une tasse de ce thé après une séance d’entraînement. Comme les feuilles étaient cultivées par une seule personne, il n’était pas disponible en grande quantité, mais il était de bonne qualité. Et pourtant, il était peut-être un peu trop ordinaire pour l’invité d’honneur de Liu Daijin. Sa qualité était respectable, mais elle était tout de même cultivée et brassée par les mains d’un amateur.

Koichiro, cependant, ne semblait pas du tout préoccupé par cela. Il prit une agréable gorgée de thé et déclara : « J’apprécie votre inquiétude, mais cela ne me dérange pas. Un thé de cette qualité est délicieux à sa façon. »

Koichiro avait un penchant pour les mélanges inhabituels. Il était particulièrement faible pour les infusions faites maison comme celle-ci. Personnellement, il préférait le thé japonais avec ses friandises japonaises et le thé noir ou le café avec ses gâteaux, mais cette saveur peu familière était une saveur qu’il trouvait tout à fait intéressante.

Le thé aux herbes n’était que la partie émergée des activités inhabituelles de Koichiro. Il prit ensuite plaisir à goûter des boissons que les Japonais n’essayaient presque jamais, comme le thé maté d’Amérique du Sud et le thé rooibos d’Afrique. Il en allait de même pour ses goûts en matière d’alcool. Il avait essayé de rares sakés japonais, ainsi qu’un assortiment de rhum, de brandy et de liqueur.

Koichiro avait par nature tendance à adhérer à des préférences très particulières, mais il savait aussi ne pas limiter ses intérêts et rechercher l’inhabituel. En fait, il ne buvait rarement plus qu’une gorgée de ces boissons avant de les ranger sur son étagère, où elles prendraient la poussière pendant des années. Mais dans l’ensemble, Koichiro était large d’esprit et sans contrainte.

Mais comme Zheng ne le savait pas, il était donc sur le qui-vive. Après tout, l’hospitalité dépendait de ce que l’on pouvait préparer.

J’aurais peut-être dû le ramener au domaine… ?

Zheng ne pouvait s’empêcher de se sentir anxieux. Ce n’était pas comme si le belvédère était impropre à recevoir un invité, ce dernier faisait partie du jardin de Liu Daijin et était nettoyé tous les jours. Le problème ne venait pas de l’endroit, mais de Zheng lui-même. Il était trempé de sueur, et bien qu’il se soit essuyé avec une serviette, ses vêtements lui collaient encore à la peau.

Grâce à sa disposition physique, Zheng savait que son odeur corporelle n’était pas trop forte, mais son auto-évaluation n’était pas suffisante pour le mettre à l’aise dans ce cas particulier. Il n’était pas en état de recevoir un invité d’honneur. Lorsque Koichiro avait dit à Zheng qu’il avait quelque chose à lui dire, il aurait dû lui proposer de retourner au domaine. Mais Koichiro lui répondit qu’il voulait simplement discuter un peu au belvédère, et étant donné leurs positions, Zheng ne pouvait pas refuser une demande de l’invité de Liu Daijin.

J’ai pourtant déjà entendu parler de ses prouesses, mais les voir moi-même…

Zheng jeta un regard en direction de Koichiro en portant la tasse de thé à ses lèvres. Il y a seulement quelques minutes, les deux hommes étaient engagés dans un combat à mort. Zheng avait donné son coup de poing avec l’intention de tuer son adversaire. Il n’y avait pourtant pas le moindre soupçon de soif de sang ou de fatigue chez l’homme qui sirotait tranquillement le thé devant lui. Il était aussi tranquille que la surface d’un lac.

Effectivement, il est calme et serein…

Même si son enfant leur mettait un poing dans la figure, aucun parent ne se défendrait sérieusement. La différence de force entre eux était trop grande. L’équilibre des forces entre Koichiro et Zheng était très similaire.

Je suppose que je ne suis pas de taille pour lui. Du moins pas avant que je ne devienne un ascendant.

Un ascendant. C’était le nom de ceux qui avaient atteint le niveau 7 de la guilde, ceux qui avaient ouvert le chakra Sahasrara, le septième chakra situé au sommet de la tête. Dans le yoga, ceux qui débloquaient ce chakra étaient considérés comme des saints, des hommes qui s’étaient éveillés à la lumière.

Pourtant, dans ce monde, les chakras étaient liés à la circulation du prana dans le corps. Et bien que l’idée puisse être similaire, elle était fondamentalement différente de l’interprétation de Rearth. Elle n’avait aucun rapport avec une quelconque pratique religieuse. Il n’en restait pas moins que les techniques de respiration et le yoga étaient des méthodes efficaces pour contrôler le prana que l’on absorbait.

Quoi qu’il en soit, il ne faisait aucun doute que ceux qui avaient obtenu le titre d’ascendant étaient considérés comme les humains les plus puissants du monde. Pour preuve, aucune personne affiliée aux différents pays du continent n’avait obtenu ce titre.

C’était du moins ce que savait l’Organisation. Et l’Organisation pouvait obtenir des informations sur n’importe qui, qu’il s’agisse d’un simple paysan ou d’un roi souverain. Zheng faisait d’ailleurs confiance à ces renseignements. Si une rumeur concernant une personne ayant atteint le niveau 7 commençait à se répandre dans les tavernes, l’Organisation n’épargnerait aucune dépense pour confirmer son authenticité.

Après tout, l’Organisation était composée de gens de Rearth, des gens extrêmement efficaces dans l’absorption du prana. Et même parmi eux, seuls trois aînés, dont Liu Daijin, étaient devenus des ascendants.

Il y avait aussi le plus grand ennemi de l’Organisation, l’Église de Meneos. Bien que l’Organisation ne connaisse pas l’étendue de ses forces et ne puisse qu’estimer l’ampleur de ses rangs, il était fort probable qu’elle ne compte qu’un ou deux ascendants dans ses rangs.

Un ascendant était une présence vraiment puissante dans ce monde, aussi forte et puissante que le plus grand et le plus menaçant des monstres. Ils étaient bien sûr toujours humains. Ils saignaient lorsqu’ils étaient blessés, et pouvaient mourir d’hémorragie s’ils n’étaient pas soignés. Ils pouvaient se vanter d’avoir une force physique et une endurance supérieures à celles de n’importe quel humain ordinaire, mais si le fil de leur vie était coupé, ils mourraient comme n’importe qui.

Mais s’ils savaient comment se protéger, un seul ascendant pouvait égaler l’armée d’un pays entier. L’expression « armée d’un seul homme » ne rendait pas justice à leur puissance. Ils ne pouvaient peut-être pas tuer tous les soldats d’une armée de dix mille hommes, mais ils pouvaient certainement la disperser. À cette fin, les ascendants détenaient la clé de l’équilibre militaire sur ce continent.

Zheng avait supposé que Koichiro Mikoshiba était aussi un ascendant. Il avait raison et tort à la fois.

Naturellement… Il est un ascendant, et en même temps, il est l’un des rares à être allé encore plus loin. Il est au niveau que seule une poignée de héros célèbres ont atteint. Un transcendant.

Si un ascendant se trouvait au sommet du potentiel humain, un transcendant, comme son nom l’indiquait, allait au-delà des capacités humaines. Les appeler Dieu était peut-être exagéré, mais ils étaient sans aucun doute surhumains.

Au moment où cette pensée traversa l’esprit de Zheng, Koichiro termina son thé et entrouvrit enfin les lèvres pour parler.

« Il semble que tu comprennes mal quelque chose, alors laisse-moi te dire ceci. L’attaque que tu as lancée contre moi tout à l’heure était un coup spectaculaire. Tu as bien concentré ta force et tu as transmis la force en douceur. En tant qu’artiste martial, tu es déjà plus qu’un simple expert. »

Pendant qu’il parlait, Koichiro regardait Zheng avec son œil droit fermé. Koichiro était quelqu’un qui félicitait aussi ouvertement en de rares occasions. C’était un évaluateur sévère quand il s’agissait d’arts martiaux. Si son petit-fils Ryoma avait été présent, il serait probablement resté sans voix, se demandant si Koichiro n’avait pas été frappé par une sorte de fièvre.

Zheng, cependant, se contenta de forcer un sourire et de secouer la tête.

« Mais vous l’avez bloqué bien trop facilement… », murmura-t-il, la voix lourde de déception et de regret.

Zheng avait été formé au Bajiquan par Liu Daijin. Le Bajiquan était une école louée pour ses puissantes techniques de frappe, et elle était connue pour sa force inégalée lorsqu’il s’agissait de combat rapproché. Zheng se considérait comme le successeur de l’école pratiquée par Li Shuwen, le célèbre artiste martial connu sous le nom de « Lance divine. »

Né en Chine durant les dernières années de la dynastie Qing, Li Shuwen était un maître de Bajiquan qui avait gravé son nom dans l’histoire et acquis une gloire particulière. Consacrant ses journées à l’entraînement, il décida de concentrer ses efforts. Plutôt que de maîtriser de nombreuses techniques, il perfectionna une seule technique jusqu’à obtenir une précision mortelle.

Une histoire raconte qu’il jugeait les techniques de lance de son maître prétentieuses et dénuées de sens, ce qui avait failli entraîner son excommunication. Cela s’était passé il y a plus d’un siècle, mais c’était semblable à un enfant protestant contre les paroles de ses parents. À cette époque, un maître d’arts martiaux était considéré comme un parent. Il fallait beaucoup de foi et de détermination pour contredire son maître.

En raison de sa singularité, de nombreuses histoires sur les exploits de Li Shuwen se concentraient sur la façon dont il tuait les autres artistes martiaux d’un seul coup de poing, un coup qui ne nécessitait pas de seconde frappe. Il était un maître d’art martial ambitieux auquel il avait consacré sa vie. Rien que pour développer ce coup unique.

Il était normal que Zheng soit si découragé. Il avait utilisé ce qui était essentiellement le même coup, et il avait été bloqué trop facilement. Même un transcendant ne pouvait pas sortir indemne d’une telle frappe.

Voyant cela, Koichiro s’était simplement mis à rire, sa voix résonnant bruyamment autour du belvédère.

« Pourquoi est-ce que vous riez ? »

Les mots s’échappèrent des lèvres de Zheng, sa voix aussi basse et épaisse que l’acier. Ses poings tremblèrent. La colère surgit alors du creux de son estomac comme un magma enragé. Il devait activement refréner ses émotions afin qu’elles ne se révèlent pas ouvertement. Même si c’était un invité d’honneur, Zheng ne pouvait pas laisser passer cette insulte. S’il n’avait pas ressenti de colère face au comportement de Koichiro, il aurait tout aussi bien pu abandonner sa vie d’artiste martial et se retirer à la campagne.

Zheng lança un regard indigné à Koichiro. Ce dernier se contentant de rire à nouveau.

Après avoir gloussé pendant quelques secondes, Koichiro inclina la tête vers Zheng.

« Mes excuses. Je ne voulais pas vous insulter. Votre réaction était juste si similaire à celle de Zhong Jian, et je l’ai trouvée trop amusante. »

« Similaire à Liu Daijin ? »

« Oui. Tout comme un parent et un enfant, un professeur et un apprenti semblent être assez semblables. »

Koichiro plissa les yeux, comme s’il se remémorait un vieux souvenir. Les jours de sa jeunesse, qu’il avait passés aux côtés de Liu Zhong Jian, refirent surface dans son esprit.

« Vous êtes déjà assez fort, Zheng. Ce n’est pas surprenant puisque vous êtes l’élève vedette à qui Zhong Jian a confié ses enseignements. Je comprends que vous soyez le chef des chiens de chasse de l’Organisation. », dit soudainement Koichiro.

Koichiro regarda Zheng, les yeux plissés. Il était heureux de voir l’élève de son ami juré devenir un artiste martial aussi doué. Il était clair que la graine que Liu avait plantée avait bourgeonné et était en train de mûrir pour atteindre sa pleine floraison.

« Il y a encore de la place pour l’amélioration », dit Koichiro.

Zheng le regarda alors avec curiosité : « De l’amélioration ? »

« Votre maîtrise des bases, de votre force musculaire à la transmission de la force dans vos membres, est solide. Votre corps est assez bien développé. Et plus important encore, vous êtes exceptionnellement doué pour contrôler la façon dont votre thaumaturgie martiale améliore votre corps. Personne ne pourrait encaisser ce coup de poing et s’en sortir. »

***

Partie 2

Koichiro ramassa sa tasse et dirigea un regard acéré vers Zheng. Il ne mentait pas. Si ce coup de poing avait touché Koichiro directement, il l’aurait certainement tué. En termes de maîtrise des arts martiaux, l’attaque de Zheng était sans faille. Le problème, cependant, résidait dans sa praticité en combat réel. Peu importe la puissance d’un coup, il ne signifiait rien s’il ne pouvait pas atteindre la cible.

« Mais vous étiez tellement fixé sur la force du coup que vous vous êtes arrêté au premier niveau du Xing Yi Quan. Ceux qui font ça ont généralement tendance à compter sur un seul coup puissant pour terrasser leur adversaire. En plus de cela, ils ont tendance à penser que personne ne peut bloquer ou éviter leurs coups. Pour preuve, au moment où j’ai bloqué votre attaque, vous vous êtes figé de surprise. Bien que je suppose que je ne peux pas vous blâmer de penser ainsi. Il n’y a presque personne dans ce monde capable de bloquer votre coup de poing. »

Zheng voulait se recroqueviller de honte. C’était quelque chose que Liu Daijin lui avait aussi dit.

La force peut être décrite comme la relation entre la source d’énergie cinétique de l’attaque, le poing dans ce cas, et la surface qu’elle frappe. Par exemple, le Tai Ji Quan de style Chen utilisait une technique connue sous le nom de « enroulement soyeux ». Elle se concentrait sur le mouvement de torsion du corps pour produire de la force. Le Xing Yi Quan, quant à lui, se concentrait sur la perte de gravité causée par l’épuisement pour produire de la force.

Cela pouvait sembler presque surnaturel, mais l’énergie cinétique produite par les muscles était appelée « force » dans les arts martiaux chinois. Ce n’était pas une forme d’énergie en soi, mais plutôt une méthode pour réguler le flux et la libération de l’énergie cinétique dans le corps. En d’autres termes, elle était basée sur la physique réelle et les lois de la nature.

Le premier niveau de Xing Yi Quan se concentrait sur la manifestation de cette force sous une forme tangible. Il augmentait la vitesse et l’impact d’un coup, proportionnellement à la force qui le sous-tendait. Le deuxième niveau se concentrait sur le rassemblement instantané des forces internes du corps, comme les battements du cœur et la respiration. Il était centré sur l’accélération en fonction de la distance à la cible.

Les deux niveaux étaient différents par essence. Le premier augmentait momentanément la force, rendant le coup plus tranchant et plus lourd, tandis que le second entraînait une transmission de force plus terne et plus imprévisible. Le fait que la vitesse d’un coup ne soit pas influencée par son poids et sa force permettait à l’utilisateur de désorienter son adversaire et de le prendre au dépourvu. Les arts martiaux chinois avaient tendance à se concentrer sur le premier niveau plutôt que sur le second, mais les deux avaient le même objectif. Tant qu’ils pouvaient tuer l’adversaire, les deux étapes étaient également valables.

Zheng a du talent et une grande expérience du combat. Mais c’est pour cela qu’il se concentre sur la force. Espérons que cette journée le rendra aussi prudent qu’il l’était autrefois, quand il n’était encore qu’un apprenti sans défense.

Le plus grand défaut de Zheng était qu’il n’avait pas d’égaux à affronter. Être inégalé était une chose merveilleuse en soi, mais cela pouvait rendre quelqu’un trop sûr de lui. Une fois qu’un tel orgueil s’emparait d’une personne, il était difficile de corriger ce comportement. Au pire, cette vanité pouvait conduire Zheng à oublier complètement la possibilité qu’un adversaire inattendu puisse lui ôter la vie au combat.

Cela dit, les gens ignoraient souvent ce genre d’avertissement. En fonction de la personnalité de la personne en question et de la façon dont elle l’avait formulé, cela pouvait même provoquer un retour de bâton. On ne comprenait l’importance de la connaissance et de la technique que par nécessité.

Une personne qui subissait la pression de ses parents et de ses professeurs obtenait des résultats différents de ceux qui les obtenaient volontairement afin d’entrer dans une université ou une carrière donnée. Cela ne voulait pourtant pas dire que Zheng ne comprenait pas ce que Liu lui avait appris. Mais il était tellement fixé sur la réalisation d’un coup qui ne nécessitait pas de seconde frappe, car il ne pensait qu’à la force.

Il n’avait pourtant pas tout à fait tort. Un coup qui pouvait tuer instantanément n’importe quel adversaire était l’arme la plus efficace qui soit. Mais maintenant, il était confronté à un adversaire qu’il ne pouvait pas abattre avec ce coup. C’était un mur qu’il devait surmonter en tant qu’artiste martial.

Liu Daijin avait demandé à Koichiro de servir de mur pour Zheng.

« Vous devriez peut-être reconsidérer votre forme. Je suis sûr que vous trouverez le chemin si vous le faites. »

Les mots de Koichiro déclenchèrent quelque chose en Zheng qui comprit tout instantanément.

Est-ce que ça pourrait être…

« Est-ce Liu qui vous envoie ? »

Koichiro se gratta alors le menton maladroitement.

« Disons simplement que vous avez la chance d’avoir un bon professeur, Zheng. »

Zheng sentit quelque chose de chaud s’accumuler derrière ses yeux. Il pensait initialement que Koichiro utilisait sa force supérieure pour jouer avec lui, mais il s’avéra que ce n’était pas son intention. La vision de Zheng s’était troublée et ses épaules commencèrent à trembler. Il s’essuya le visage avec sa manche, tomba à genoux et se frappa le front contre les dalles.

Il comprenait maintenant les intentions de Liu Daijin.

En voyant ça, Koichiro hocha la tête profondément. Il devrait devenir meilleur à partir de maintenant. Il est maintenant grand temps de faire avancer mes propres affaires ici…

Après avoir fait ce que Liu Daijin lui avait demandé, Koichiro retourna à ses propres objectifs.

« Maintenant, si vous êtes d’accord, j’aimerais revenir au sujet principal. Cela vous dérangerait-il que nous ayons une petite discussion ? »

« Une discussion ? », demanda Zheng avec curiosité tout en se levant.

« Hm. J’ai accepté la demande de Liu parce que je voulais aider l’élève de mon ami juré, mais j’avais aussi mes propres raisons de vous parler. », dit Koichiro en hochant la tête

En voyant l’expression de Koichiro devenir sinistre, Zheng sentit ses propres traits se durcir.

« Eh bien… », marmonna-t-il.

Il semblait ne pas savoir quoi dire.

« Mes excuses. Zhong Jian m’a déjà un peu parlé, mais il y a certaines choses sur lesquelles il n’a pas voulu s’étendre. Alors, dans un souci d’objectivité, j’ai pensé vous demander votre avis, en tant que son futur successeur. », dit Koichiro en remarquant l’expression du visage de Zheng.

« Je vois », répondit Zheng, ses yeux se rétrécissant comme des lames.

« Pourtant… ce genre de discussion. »

En plus d’être l’élève et l’assistant de Liu Daijin, Zheng Motoku portait une autre casquette : celle de son successeur au sein de l’Organisation. En d’autres termes, il était destiné à devenir l’un des douze patrons de l’Organisation qui s’étendait sur tout le continent. Pourtant, les seuls à le savoir à l’heure actuelle étaient Liu et Zheng. Zheng servait en apparence de garde du corps et d’assistant à Liu en raison de son âge avancé.

La principale raison pour laquelle ils maintenaient cette façade était qu’ils redoutaient l’antagonisme au sein de l’Organisation. Comme ils étaient tous des victimes égales appelées de force dans ce monde, ils ne voulaient pas envisager cette possibilité. Mais il y avait des factions au sein de l’Organisation, et le chef d’une de ces factions pouvait être désigné pour être assassiné.

« Compris. Demandez-moi ce que vous voulez. Mais… »

Zheng traîna en longueur.

« Je comprends votre position. J’ai peut-être fait partie de l’Organisation autrefois, mais j’ai été considéré comme mort pendant un demi-siècle. Vous ne pouvez pas me divulguer vos secrets. Si je vous pose une question à laquelle vous ne pouvez pas répondre, dites-le simplement et je n’irai pas plus loin. », dit Koichiro en hochant la tête.

Koichiro était autrefois un membre de haut rang, mais une absence de cinquante ans était tout simplement trop longue. Ils pouvaient effectivement l’accepter à nouveau dans l’Organisation, mais ils ne le réintégreraient pas immédiatement comme l’un des membres les plus importants.

Bien sûr, avec ses réalisations, sa gloire passée et sa position d’invité d’honneur de Liu, Koichiro pourrait probablement forcer Zheng à répondre. Mais cela mettrait Zheng dans une position compromettante. Et en tant que tel, il était absolument nécessaire que Koichiro fasse cette déclaration.

« J’apprécie que vous soyez si ouvert à ce sujet », dit Zheng en inclinant la tête.

Tout en hochant la tête, Koichiro commença à parler de quelque chose qui l’avait dérangé pendant son échange avec Liu l’autre jour.

« J’ai senti que quelque chose n’allait pas pendant ma conversation avec Zhong Jian. D’après ce que j’ai entendu, l’Organisation est toujours divisée. »

Zheng s’était renfrogné. La première question de Koichiro était déjà une question à laquelle il était mal à l’aise de répondre. Mais il réalisa qu’il n’y avait plus de raison de cacher des choses maintenant.

« Oui. Je déteste l’admettre, mais… », dit Zheng, son ton était rempli de honte et de déplaisir.

C’était comme si un de ses aînés le blâmait pour son insuffisance et son incompétence personnelles.

Koichiro se contenta pourtant de secouer lentement la tête.

« Non. Même à mon époque, l’Organisation n’était pas unifiée. Et vu sa taille actuelle, il doit être encore plus difficile de rester uni. »

L’Organisation fut créée pour assurer le bien-être et les droits des personnes convoquées par Rearth. C’était comme une société de bienfaisance pour les altermondialistes. Mais plus ils rejoignaient l’Organisation, plus il était difficile pour elle de rester unie.

Après tout, le monde dont ils étaient originaires comptait 196 pays pour une population de 7,3 milliards d’habitants, bien que le nombre exact soit incertain, car tous les pays ne géraient pas correctement leur recensement. Les personnes convoquées dans ce monde avaient été choisies au hasard parmi ce nombre insondable. Il était évident qu’il y avait des différences de race, même s’ils étaient tous réunis sous le titre « d’altermondialistes ».

Il y avait des altermondialistes caucasiens. D’autres qui étaient des personnes de couleur. Certains étaient Asiatiques, d’autres arabes. L’apparence seule les divisait en groupes. Ajoutez à cela des facteurs comme les traits du visage, la carrure, la couleur des cheveux… L’apparence seule créait déjà plusieurs douzaines de groupes.

En les divisant par pays, on obtenait presque deux cents groupes, et chaque pays différait par son statut économique, son ordre public et sa religion. L’environnement jouait également un rôle. Certains pays étaient plus développés que d’autres, et certaines personnes étaient nées dans des foyers plus aisés. Certains avaient grandi et étudié à l’étranger. Dans le même temps, d’autres venaient d’une position tout à fait opposée.

Cette classe hétérogène de personnes appelées « altermondialistes » était toute réunie dans un cadre appelé l’Organisation. Leurs façons de penser différaient naturellement. Ils menaient des vies différentes et vivaient des expériences différentes. Et cela créa un grand problème pour ceux qui dirigeaient l’Organisation…

« D’après ce que Zhong Jian m’a dit, l’Organisation s’est divisée en une faction radicale et une faction modérée ? », demanda Koichiro.

Zheng hocha silencieusement la tête.

Il y avait actuellement trois groupes prédominants dans l’Organisation. Un groupe pensait que l’Organisation devait s’immiscer de manière affirmée dans les conflits de ce monde et accroître son influence sur le continent. Ils étaient considérés comme les radicaux. À leurs yeux, l’Organisation devait réformer ce monde pour répondre aux besoins des altermondialistes. Les modérés, en revanche, estimaient que l’Organisation devait limiter au maximum son intervention dans les guerres du continent et rechercher la paix et la coexistence en maintenant le statu quo. Le troisième groupe était constitué de ceux qui n’adhéraient à aucune de ces approches.

***

Partie 3

Et pour être honnête, personne ne pouvait dire lequel des trois avait la bonne réponse. Pas même Liu Daijin, leader de la faction modérée, ne pouvait répondre à cette question. Une réforme radicale ne ferait rien d’autre que de créer une opposition, qui coûterait la vie à de nombreuses personnes. Mais si la situation ne changeait pas rapidement, la nature tordue de ce monde plongerait davantage d’innocents dans cet environnement infernal. Une réforme rapide et radicale ou une approche lente de réconciliation, ce ne sera qu’avec le recul que l’on pourra dire laquelle des deux était la meilleure. Le problème était que même les douze anciens de l’Organisation avaient des avis partagés sur la question.

« Je vois… Changer avec assurance la structure sociale de ce monde. Je suppose que c’est la conclusion à laquelle on arrive si on ne peut pas retourner dans notre monde… », dit Koichiro, pensif.

Pour quelqu’un de leur monde, cette Terre était un véritable enfer. La structure sociale était tout simplement trop différente, et dans le mauvais sens du terme. On pourrait presque dire qu’elle était trop archaïque. Une personne issue d’une époque féodale aurait pu s’adapter, mais une personne issue d’une société plus moderne aurait eu du mal à le faire.

Même en tenant compte du fait que les pays se sont développés différemment, c’était vrai pour presque tous les autres mondes, surtout maintenant, au XXIe siècle. La plupart des pays défendaient des idéaux de liberté et d’égalité, où les droits de l’homme sont au premier plan. Mais lorsqu’ils avaient été confrontés à la réalité qu’ils ne pouvaient pas retourner chez eux, ceux de l’autre monde avaient dû s’adapter à ce monde. Ils n’avaient guère d’autre choix que de le faire.

« Je crois que ce sont les radicaux qui ont aidé à fonder l’Empire d’O’ltormea ? », demanda Koichiro.

« C’est exact. Nous leur avons prêté toute l’aide possible en tant qu’organisation, mais les radicaux ont toujours l’initiative. Même maintenant, ils ont beaucoup d’influence sur les échelons supérieurs d’O’ltormea. », répondit Zheng

« Mes seuls souvenirs d’O’ltormea sont ceux d’un petit pays au centre du continent qui suppliait sans cesse qu’on l’aide contre les invasions… Personne ne les considérait comme importants à l’époque. »

Zheng hocha la tête. Quiconque connaissait la situation d’O’ltormea à l’époque serait choqué de voir à quel point ce pays s’était développé.

« Il s’est développé au point d’être considéré comme l’un des trois grands de ce continent. Les radicaux ont dû investir beaucoup pour les aider », dit Koichiro en se moquant.

Le prédécesseur de l’Empire d’O’ltormea, l’ancien Royaume d’O’ltormea, était faible au point d’être ridicule. Il avait peu de territoire et aucune exportation notable. Ses seules industries étaient les plus courantes : culture, élevage et exploitation d’une poignée de mines de fer. Ils avaient juste assez pour être autosuffisants, mais rien de plus. Sans produits de base à vendre à d’autres pays, ils n’auraient pas les fonds nécessaires pour importer les fournitures nécessaires en cas de sécheresse ou de catastrophe naturelle. Leur puissance nationale était réduite.

La seule chose qui leur convenait, pour ainsi dire, était qu’ils étaient un royaume montagneux avec peu de prouesses économiques. Ils n’avaient pas à redouter les invasions de leurs voisins. Pour les pays environnants, renverser le royaume demanderait quelques efforts, mais ne rapporterait pas grand-chose. Il y avait d’autres pays plus lucratifs à attaquer.

Mais aussi pauvre que soit le pays, sa classe dirigeante recherchait toujours la prospérité et le plaisir. Les nobles utilisaient leur autorité pour gouverner à leur guise. Et non seulement la famille royale n’avait rien fait pour les arrêter, mais elle les avait même encouragés pour qu’ils conservent le trône.

Tout cela changea après la disparition de Koichiro, lorsque l’ancien royaume d’O’ltormea avait envahi et occupé son voisin, le royaume de Tenne. Et comme une maladie ravageant rapidement un patient non préparé, le Royaume d’O’ltormea s’était répandu au centre du continent, étendant ses frontières.

La question de savoir comment Lionel Eisenheit, qui n’était alors que le troisième prince du royaume, avait gagné la guerre contre le royaume de Tenne et avait commencé cette expansion rapide était l’un des plus grands mystères de l’histoire du continent occidental. La vérité derrière tout cela, cependant, était douloureusement décevante.

Le vieux royaume d’O’ltormea avait un allié qui le soutenait, un allié assez puissant pour assurer la victoire. C’était effectivement une explication plutôt décevante pour un si grand exploit. Mais le royaume d’O’ltormea était dans une situation grave. Il était comme une cruche trouée, et l’Organisation l’alimentait continuellement en eau, juste assez pour qu’elle reste pleine.

Pourtant, même si l’Organisation de l’époque possédait de grandes mannes financières, ses coffres n’étaient pas illimités. Il était clair que les dirigeants de l’Organisation avaient agi avec beaucoup de détermination et de courage. Affaiblie par les conflits entre ses factions, l’Organisation dans son ensemble tenta de retrouver sa force, et firent donc ainsi un pari désespéré en misant sur un cheval improbable.

C’est du moins ce que Zhong Jian m’a dit…

Avant l’échec du rituel de contre-appel, l’Organisation était divisée en deux factions. La faction du retour au pays s’efforçait activement d’utiliser le rituel pour rentrer chez elle, bien qu’elle soit consciente de ses défauts. Liu Daijin, en revanche, dirigeait la faction des opposants. Ils étaient contre l’utilisation du rituel de contre-appel.

Ces deux factions étaient en conflit. Un affrontement militaire avait eu lieu lorsque la faction du retour au pays essaya de forcer l’activation du rituel. De nombreux camarades de Koichiro et Liu s’étaient battus les uns contre les autres, chacun au nom de la justice qu’ils défendaient. Et tout cela s’était terminé en tragédie pour Koichiro Mikoshiba et ses subordonnés.

En conséquence, la faction du retour au pays scella le rituel de contre-appel et annonça officiellement que son utilisation était strictement interdite. En d’autres termes, ils avaient renoncé à rentrer chez eux. La faction de l’opposition accepta cette décision, et ainsi le schisme fut réparé.

En réalité, aucune des deux factions n’avait le choix. Elles devaient se réconcilier. Étant donné l’état des choses à l’époque, toute nouvelle querelle aurait entraîné l’effondrement de l’Organisation. Certains membres de la faction d’opposition avaient demandé l’exécution des membres de la faction du retour, pour montrer l’exemple, mais la plupart des membres de la faction d’opposition avaient sympathisé avec les motifs de la faction du retour. Ils étaient tous également des victimes, appelés dans ce monde contre leur gré. Ils souhaitaient donc bien évidemment rentrer chez eux.

Cependant, dans le même temps, l’incident du rituel de contre-appel laissa l’Organisation avec une blessure saignante, et donc l’appel à l’exécution fut sérieusement envisagé. Mais même au sein de la faction d’opposition, certains demandèrent à ce que la faction de retour au pays soit graciée. Certains le demandaient par empathie, d’autres craignaient que la perte d’autant de membres n’affaiblisse encore plus l’Organisation. Mais surtout, ils craignaient tous la présence de l’Église de Meneos.

Après de longs débats, Liu Zhong Jian et sa faction d’opposition choisirent de se réconcilier avec la faction du retour, choisissant de reconstruire l’Organisation, sans savoir que cette issue ne ferait que déclencher de nouveaux conflits.

Koichiro soupira. Ce n’était pas leur meilleure décision… Ils auraient dû au moins s’assurer que quelqu’un était en place pour garder un œil sur l’autre faction ou pour donner une chance aux deux factions d’échanger leurs opinions.

Liu Daijin, c’était ainsi que Liu Zhong Jian avait été connu. Le titre de Daijin signifiait « Le Grand et le Sage ». Sa nature tolérante et miséricordieuse, ainsi que sa capacité à diriger l’Organisation aussi longtemps qu’il l’avait fait, lui valut ce titre.

Cependant, cette même tolérance pouvait être exploitée. Il avait tendance à croire au bon côté des gens. Ce n’était pourtant pas un défaut en soi, un homme tolérant était préférable à un homme qui ne faisait que suspecter et douter des intentions des autres. Mais Liu était en charge de l’Organisation. Il guidait et commandait les gens.

Quand Koichiro était à ses côtés, cela ne posait pas un problème. Il pouvait toujours couvrir et compenser ce qui manquait à son ami. Mais avec Koichiro parti de l’autre côté de l’interstice dimensionnel, il n’y avait personne qui réalisait les défauts de Liu Daijin et pouvait les couvrir comme il le faisait. Ce fossé conduisit à la division actuelle entre les factions modérée et radicale.

« Et ? Qui dirige la faction radicale maintenant ? », demanda Koichiro, exprimant son plus grand doute.

C’était quelque chose que Liu Daijin ne voulait pas lui dire, peu importe combien de fois il le demandait.

Pourtant, son visage en disait long, pensa Koichiro, se souvenant de l’expression amère et angoissée du visage de son vieil ami.

En vérité, il ne voulait pas déshonorer la volonté de Liu en posant cette question. Mais étant donné sa situation, il devait confirmer ce qui se passait.

« Son nom est Kuze… Maître Akimitsu Kuze. », dit gravement Zheng.

Koichiro ferma les yeux. C’était comme il l’avait soupçonné. Il comprit alors pourquoi Liu refusait d’en parler.

C’est vraiment lui…

Toutes les pièces s’étaient mises à leurs places.

« J’aurais dû supposer qu’il avait survécu. », dit Koichiro en hochant la tête.

Akimitsu Kuze était autrefois un ami de Koichiro, encore plus proche que Liu Zhong Jian. Ils étaient proches en âge, ils étaient tous deux japonais, et ils venaient tous deux d’une famille d’artistes martiaux traditionnels. Tous deux furent convoqués à peu près au même moment et entrèrent sous la protection de l’Organisation par des circonstances similaires. Koichiro avait bien évidemment de nombreux amis dans son passé. Kuze et Liu n’étaient que deux de ses anciens compagnons, et Koichiro donnerait sa vie pour chacun d’entre eux. Mais s’il devait en choisir un seul, il n’hésiterait pas à choisir Akimitsu Kuze.

Koichiro mena de nombreuses batailles dans son passé, et Kuze était à ses côtés dans chacune d’entre elles. Durant les premiers jours de l’Organisation, Koichiro était considéré comme la lance qui abattait de nombreux ennemis de l’Organisation, mais il était toujours accompagné d’Akimitsu Kuze, le bouclier de l’Organisation, qui combattait comme son compagnon.

Non, pas comme un bouclier. C’était plutôt un poignard imbibé de poison.

Quoi qu’il en soit, le fait était que Kuze apporta à l’Organisation plus de butins de guerre que n’importe quel autre membre.

Mais leur étroite amitié connut un jour une rupture critique, le jour où Koichiro se retrouva projeté dans son monde d’origine, au milieu d’une bataille autour de l’utilisation du sort de contre-appel développé par la géniale chercheuse Adelina Berezhnaya.

Akimitsu… Tu ne peux toujours pas pardonner ce monde, hein… ?

Il pouvait encore se souvenir de l’agonie et de la haine peinte sur le visage d’Akimitsu Kuze. De tous ses camarades, Kuze était celui qui tenait le plus à rentrer chez lui. Tous les membres de l’Organisation partageaient cet objectif, mais dans le cas de Kuze, sa passion brûlait différemment des autres.

Ce n’était pas une simple haine pour ce monde infernal. Kuze avait une raison claire et nette de retourner au Japon à tout prix. Il était le fils aîné de parents aisés qui vivaient près de la préfecture de Kyoto. Son père était sévère, mais intellectuel, et sa mère était une femme dévouée qui soutenait son père en toutes circonstances. Il avait également une sœur de huit ans sa cadette.

Il avait été instruit dans les arts martiaux traditionnels de la famille depuis son enfance. Bien que leur entraînement soit éprouvant et sévère, c’était quand même un foyer idéal. Mais plus une chose était idéale, plus elle se révélait fragile au moment où tout doit voler totalement en éclats.

Un jour, un homme était devenu fou sous l’influence de drogues stimulantes, poignardant d’innocents piétons en plein jour. Dix personnes étaient mortes et sept furent gravement blessées dans cet incident macabre. Il fit alors la une des journaux. Koichiro se souvient encore de ce crime, un demi-siècle plus tard, la cruauté pure et simple l’avait marqué.

Les parents de Kuze faisaient partie de ceux qui étaient morts dans cet incident.

Kuze était étudiant diplômé lorsqu’il perdit ses parents de cette manière choquante et terrible. Kuze avait vécu avec sa sœur, agissant comme son parent de substitution. Le seul point positif était que leur statut de riches leur permettait de vivre ensemble dans une relative stabilité financière.

***

Partie 4

Mais même sans problèmes financiers, leur vie n’était pas paisible. Leurs proches cherchaient à s’approprier la fortune laissée par les parents de Kuze. Des parents éloignés qu’ils ne voyaient qu’une fois par an s’étaient mis à les harceler sans relâche. Kuze, qui était à l’époque un étudiant diplômé, était assez âgé pour comprendre le fonctionnement du monde. Il n’était qu’un étudiant en littérature, mais il en savait assez pour compter sur ses connaissances pour engager un avocat.

Mais ce n’était qu’une solution temporaire. Ses parents cupides n’allaient pas disparaître. Une fois Kuze parti, ils allaient à nouveau se ruer sur sa sœur, Akie, pour lui arracher l’héritage comme des vautours. Kuze ne savait pas si elle avait suffisamment de pouvoir pour les repousser. Et même si elle l’avait, il ne pouvait pas simplement ignorer la situation et la laisser surmonter cela seul. Son affection fraternelle ne le permettrait pas.

Mais il y avait une chose qui rendait Kuze encore plus furieux que l’avidité sans cœur de ses proches, c’était les hyènes des médias. Elles ne cessaient de remuer le couteau dans la plaie des familles endeuillées. Elles visitaient leur maison jour et nuit, exigeant des interviews. Lorsque la couverture médiatique était la plus intense, le vaste terrain de la propriété de Kuze était tellement entouré de journalistes qu’il était impossible d’y entrer ou d’en sortir. Leurs voisins les regardaient avec des regards de pitié mêlée de curiosité, les traitant comme des lépreux. Allumer la télévision mettait aussi à mal leur patience. Ils ne voyaient que des commentateurs analysant l’incident qui avait coûté la vie à leurs parents, alors qu’ils ne savaient rien de la situation.

Ce qui choqua le plus Koichiro dans l’histoire de Kuze était que les médias eurent vent des arts martiaux traditionnels de la famille Kuze. Certaines personnes avaient dépeint l’incident comme si son père était en quelque sorte à blâmer pour ne pas avoir maîtrisé le coupable. Les animateurs des médias eurent un semblant de dignité pour réfuter ces accusations, mais une fois que Kuze a eu vent de ces calomnies, il ne pouvait pas prétendre qu’il ne les avait pas entendues.

À notre époque, les dommages horribles que l’attention des médias pouvait infliger à une personne avaient attiré l’attention du public et étaient examinés de plus près. Mais la société de l’information de l’époque n’était pas aussi moderne. Les seuls débouchés étaient la télévision et le journal. Un individu qui faisait circuler librement des informations par lui-même était un rêve lointain. Il n’y avait pas d’ordinateurs, pas de forum en ligne et pas de réseaux sociaux. Un simple hashtag ne pouvait pas diffuser une information à travers le monde comme c’était le cas aujourd’hui. À moins que d’autres journalistes ne décident de faire un scoop, ce n’était pas considéré comme un problème. Ainsi, la seule chose que Kuze pouvait faire à l’époque était de protéger sa sœur et d’attendre que la tempête passe.

Malheureusement, ses tentatives aboutirent à la pire conclusion possible.

La disposition physique d’Akie ne fut jamais favorable, et la tension émotionnelle causée par le terrible traitement qu’elle et son frère reçurent affaiblirent considérablement sa santé. Lorsque Kuze fut appelé dans ce monde, deux ans s’étaient écoulés depuis l’incident. Il était entré dans sa troisième année d’études supérieures, et Akie avait été hospitalisée pendant six mois. Avec sa sœur dans cet état, Kuze n’avait reculé devant rien pour rentrer chez lui.

Depuis qu’il avait été recruté par l’Organisation, Kuze passait tout son temps libre à chercher un moyen de retourner dans leur monde. De nombreuses personnes prétendaient vouloir rentrer chez elles, mais elles avaient déjà renoncé à ce rêve irréalisable. Kuze était le seul qui cherchait activement à y retourner à tout prix. Ainsi, lorsqu’Adelina Berezhnaya avait dévoilé la théorie fondamentale derrière le rituel de contre-appel, ce fut Kuze qui la présenta à l’Organisation. Il soutint également ses recherches avec plus d’acharnement que tout autre.

C’était pourquoi, même après que Koichiro ait souligné les risques et les problèmes impliqués, Kuze n’avait pas reculé. Il devait essayer. Lorsque le rituel échoua et que son souhait se dispersa comme de la poussière dans le vent, Kuze ne garda que de l’inimitié et de la haine pour ce monde. La question qui restait était de savoir où il allait diriger ces émotions négatives.

Koichiro avait quelque chose à dire à Akimitsu Kuze, un devoir qu’il devait accomplir en vertu du fait qu’il était le seul membre à être retourné au Japon, même s’il ne le faisait pas intentionnellement.

« Je dois rencontrer Kuze dès que possible. Cela peut-il être arrangé ? », dit Koichiro.

« Vous souhaitez voir Maître Kuze ? », lui demanda Zheng, décontenancé.

Koichiro hocha gravement la tête, mais à sa grande surprise, Zheng secoua simplement la tête.

« Pourquoi pas ? Les factions radicales et modérées sont peut-être en désaccord, mais elles font toujours partie de la même Organisation. Le nom de Liu serait sûrement suffisant pour organiser une rencontre. Vous êtes libre d’utiliser mon nom également, si vous en avez besoin. », demanda Koichiro.

« C’est vrai, malgré nos désaccords, nous faisons tous partie de l’Organisation. Il y a une chance que je puisse organiser une correspondance par le biais de lettres. Mais demander une rencontre directe entre vous deux pourrait s’avérer difficile… »

« Même si c’est urgent ? »

« Le Seigneur Kuze se montre rarement au grand jour. »

« L’aîné qui dirige la faction radicale de l’Organisation refuse d’apparaître au grand jour ? », demanda Koichiro d’un air dubitatif.

« Oui. Peut-être craint-il pour sa vie, ou peut-être est-il handicapé par la maladie ? Je n’en sais rien. Mais chaque fois qu’il donne des ordres à ses subordonnés, il demande à son aide, Kikukawa, d’agir par procuration. », dit Zheng en hochant solennellement la tête.

« Il refuse donc d’apparaître en public. C’est curieux. Mm, Kikukawa… Où ai-je déjà entendu ce nom ? », dit Koichiro en inclinant la tête.

Koichiro ferma les yeux et plongea alors dans ses souvenirs.

Kikukawa… Oui, je me souviens de quelqu’un de ce nom. Shinya Kikukawa. Mais même s’il est encore en vie, il ne travaillerait pas comme assistant de Kuze. Leur rang au sein de l’Organisation ne le permettrait pas, et leurs personnalités ne sont tout simplement pas compatibles. Quelque chose s’est produit, ou leurs positions ont-elles changé au cours des 50 dernières années ?

Kikukawa était l’un des membres de haut rang de l’Organisation à l’époque où Koichiro, Liu et Kuze servaient ensemble. Sa force en tant que guerrier était solide, et il était le plus talentueux manieur de magie martiale de l’Organisation à l’époque. Mais Kikukawa était encore plus âgé que Koichiro. L’Organisation était une méritocratie et n’était pas basée sur l’ancienneté, mais le fait que quelqu’un comme Kikukawa soit réduit à servir d’assistant à Kuze n’avait toujours pas de sens.

Il devrait être à la même position que Liu. Non, même plus haut.

Koichiro était habituellement fier de sa mémoire. Elle n’avait pas faibli dans sa vieillesse, mais maintenant elle semblait lui faire défaut. On ne pouvait pourtant pas lui en vouloir pour ça. À l’époque, l’âge des gens n’avait pas beaucoup d’importance. On mentionnait son âge uniquement lorsqu’on se racontait des histoires pittoresques dans les rares moments de répit qu’on avait dans une vie de combat quasi constant.

Mais même dans ce cas, l’âge de Kikukawa n’avait pas d’importance. Il était plus âgé que Koichiro, mais certainement pas trop vieux pour servir. Il ne devrait pas travailler en tant qu’assistant de Kuze.

« Zheng, quand vous parlez de Kikukawa, vous voulez dire Shinya Kikukawa ? »

Le jeune homme secoua la tête en signe de dénégation.

« Mes excuses, j’aurais dû clarifier les choses. Le seigneur Shinya Kikukawa est décédé il y a vingt ans. Celui dont je parle est son fils, Atsuya Kikukawa. »

Au moment où il entendit ces mots, Koichiro réalisa le poids réel du temps qui s’était écoulé depuis qu’il était rentré chez lui. Il poussa alors un long soupir de découragement.

« Ah, c’est donc de ça qu’il s’agit… »

Un demi-siècle. Cinquante ans. Une période suffisante grande pour avoir des enfants et pour que ces enfants aient leur propre progéniture. Le fait que Koichiro n’y ait pas pensé immédiatement était presque anormal.

J’étais prêt pour ça jusqu’à ce que je le rencontre…

La rencontre d’un vieil ami en la personne de Liu Zhong Jian lui fit oublier cela, mais il savait d’avance qu’il était très peu probable que tous ses vieux amis soient encore vivants.

Mes retrouvailles avec lui étaient si réjouissantes que j’ai oublié quelque chose d’aussi simple…

« Son fils est donc devenu le chef de la famille Kikukawa ? », demanda Koichiro, résolu à faire avancer les choses.

« Il est actuellement dans la capitale de l’Empire d’O’ltormea, où il travaille officiellement comme président d’une entreprise commerciale dirigée par la guilde. Cependant, son véritable rôle est de consolider à lui seul toutes les informations et les renseignements recueillis à travers l’empire. »

Le sourcil droit de Koichiro se contracta. C’était une surprise pour lui.

« Oh. C’est donc le fils de Kikukawa qui gère les informations », dit-il avec une pointe d’amusement.

Le Shinya Kikukawa dont il se souvenait était l’un des plus grands guerriers de l’Organisation. Le mot « belligérant » ne lui rendait pas justice, il fonçait volontiers sur les lignes de front.

Tout comme l’un des personnages d’Au bord de l’Eau, Li Kui le tourbillon noir, il maniait deux haches au combat. Il faisait trembler le champ de bataille en poussant des cris de guerre bestiaux alors qu’il perçait les lignes ennemies. Son visage lorsqu’il se battait était l’image même d’un démon déchaîné.

Bien sûr, Shinya Kikukawa n’était pas entièrement comme Li Kui. Il n’était pas assez imprudent pour étrangler des enfants à mort. En fait, il avait la clarté et la sagesse de servir comme général dans quelques batailles, et il mena ses hommes à une victoire glorieuse. Il se plaignait cependant que ses doigts lui démangeaient, lui demandant de tenir ses haches bien-aimées. Mais lorsqu’on lui permettait de se déchaîner, Shinya Kikukawa était comme une machine à broyer avec une volonté propre. Quoi qu’il en soit, sa personnalité n’était pas adaptée au travail en coulisses et au traitement de l’information.

Je suppose qu’un enfant n’est pas obligé de tenir de ses parents. Pourtant, son fils est un gestionnaire de l’information…

On croyait souvent que la physiologie et le caractère d’un enfant étaient quelque peu basés sur sa mère et son père, mais il n’était pas rare que des personnes se révèlent être l’opposé de leurs parents. Parfois même, les caractéristiques physiques d’une personne étaient très éloignées de celles de ses parents. La vie agissait de façon si mystérieuse.

« Ce qui signifie qu’il sert d’assistant à l’un des patrons de l’Organisation, tout comme vous ? », demanda Koichiro à Zheng.

C’était une conclusion raisonnable. Kuze était devenu assez vieux. Et même si la magie martiale prolongeait sa durée de vie au-delà de celle du commun des mortels, il se rendrait toujours compte que sa vie finirait par prendre fin. C’était d’autant plus important, car Kuze occupait une position clé dans une organisation qui tirait les ficelles du continent depuis l’ombre. Il était logique qu’il prépare un successeur, et Atsuya Kikukawa, qui agissait sous son nom, était le candidat le plus probable.

Cependant, ce que Zheng dit ensuite ne fit qu’accroître la confusion de Koichiro.

« Oui. Du moins, c’est ce qu’il montre aux autres… »

Zheng l’avait formulé de manière assez vague, et la perplexité se lisait dans ses yeux. Voyant l’expression de Zheng, Koichiro poursuivit son interrogatoire.

***

Partie 5

Après avoir terminé sa réunion nocturne avec Zheng, Koichiro retourna dans le manoir de Liu Daijin. Il s’arrêta sur un coup de tête près de la chambre de Liu et frappa à la porte. Il était un peu plus de six heures du matin, et le soleil commençait à se lever. C’était un moment étrange pour rendre visite à quelqu’un, mais malgré cela, Liu ouvrit la porte et salua gracieusement son ami.

« Je vois. Alors Zheng t’a dit tout ça. »

Koichiro avait résumé ce qu’il avait entendu de Zheng.

Liu poussa alors un gros soupir.

« Permets-moi de m’excuser sincèrement, mon ami. J’aurais dû te dire tout cela moi-même lorsque tu me l’as demandé la dernière fois. En tant que patron chargé de diriger l’Organisation, c’était irresponsable de ma part. Veux-tu bien me pardonner. »

Liu se leva de sa chaise et inclina sa tête devant Koichiro. C’était la plus grande excuse qu’il pouvait présenter à un autre, à la fois en tant que Liu Daijin le chef et en tant que Liu Zhong Jian l’homme. On ne pouvait qu’imaginer le regret et la douleur derrière ce geste, mais Koichiro se contenta de se moquer.

« Ne sois pas absurde. Tu me dis ça après tout ce temps ? »

« Koichiro ? »

Liu leva la tête, fixant son vieil ami avec perplexité.

« Je sais bien ce pour quoi tu t’excuses, et je peux aussi comprendre pourquoi tu as eu tant de mal à m’en parler. Mais cette préoccupation est inutile pour moi. Quand on y réfléchit bien, je ne suis rien de plus qu’une relique. De plus, j’ai cessé d’être un membre de l’Organisation depuis le jour où j’ai disparu de ce monde. Je suis devenu un étranger. »

Koichiro posa une main amicale sur l’épaule de Liu.

« Et tu n’as pas besoin de t’excuser auprès d’un étranger, Zhong Jian. Tu as fait le choix que tu pensais être le bon. Pardonner le sort de Kuze et reconstruire l’Organisation n’était pas une erreur. L’élimination de la faction du retour au pays aurait laissé l’Organisation en ruine, et je suis sûr que beaucoup de gens de notre bord les ont également regardés avec sympathie. Insister pour les exécuter aurait brisé l’Organisation. Et même si cela n’avait pas été le cas, l’Organisation aurait mis des années de plus à s’en remettre. »

Liu ferma les yeux, sa vision se troublant de larmes.

« Koichiro… », murmura-t-il.

Pendant cinquante longues années, Liu Daijin porta la peur et le regret dans son cœur. Il s’était toujours demandé si le choix qu’il avait fait à l’époque était le bon, et cette inquiétude semblait se manifester à chaque instant.

Pendant les cinquante années où Liu Zhong Jian avait été patron, il avait travaillé sans relâche pour reconstruire et développer l’Organisation. Mais tout au long de son mandat, la question de savoir ce qu’était devenu son ami juré, qui avait disparu dans l’interstice dimensionnel, le tourmenta.

En tant que patron, il n’aurait pas dû laisser cette question le préoccuper autant. En fait, les patrons de l’époque avaient dit à plusieurs reprises à Liu qu’ils souhaitaient qu’il soit le successeur de Koichiro. Étant donné les nombreux accomplissements de ce dernier, il était logique qu’ils veuillent combler le vide qu’il avait laissé. Le nombre de champs de bataille qu’il avait conquis était important, mais plus encore, Koichiro Mikoshiba avait une certaine qualité qui attirait les gens vers lui. Si la faction du retour au pays ne s’était pas déchaînée comme elle l’avait fait, Koichiro serait sans aucun doute devenu l’un des principaux dirigeants de l’Organisation.

« Alors, tu dis que tu souhaites rencontrer Kuze ? »

Les yeux encore légèrement gonflés, Liu s’essuya le visage avec un mouchoir et regarda Koichiro assis en face de lui.

« Oui. Est-ce vraiment si difficile ? », dit Koichiro en hochant la tête.

« Je ne dirai pas… que c’est impossible, mais ça ne peut pas être arrangé immédiatement. »

Et bien que leurs factions différaient, Liu et Kuze étaient tous deux des dirigeants de la même organisation. Lui envoyer une lettre était possible, mais elle devrait passer par les mains de plusieurs membres de l’Organisation avant de parvenir à Kuze. De plus, ce dernier étant devenu un reclus qui sortait rarement en public, Liu ne savait pas où il se cachait. Toute tentative de le contacter prendrait des jours, et cela ne changerait pas même s’il mentionnait Koichiro dans la lettre. En fait, écrire sur Koichiro ne ferait qu’empirer les choses.

Koichiro était un homme du passé pour l’Organisation, un homme mort. Dans la société moderne, il n’était pas impossible qu’une personne soit enregistrée comme morte pour réapparaître vivante plus tard. Mais pour changer son statut de mort à vivant, il fallait passer par des procédures légales assez fastidieuses auprès des autorités. Cette situation était à peu près la même, sauf que l’authenticité douteuse de la survie de Koichiro rendrait les choses encore plus lentes. Au pire, cela pourrait être considéré comme une sorte de complot contre la faction radicale, ce qui ne ferait que provoquer une effusion de sang inutile.

Il était parfaitement compréhensible qu’ils aient du mal à croire qu’une personne disparue dans l’interstice dimensionnel soit simplement revenue cinquante ans plus tard. Les choses étaient différentes avec Liu, puisque l’information lui était parvenue directement et qu’il connaissait Koichiro personnellement. Mais tout ceci était surtout surtout un coup de chance. Les choses ne seraient pas aussi simples dans le cas de Kuze.

« Donc le seul moment certain où je pourrais le rencontrer serait l’assemblée générale annuelle ? », demanda Koichiro.

« J’ai bien peur que ce soit le cas… », dit Liu en hochant la tête.

L’assemblée générale était une réunion annuelle pour les patrons de l’Organisation régnant sur les opérations clandestines du continent occidental. Tous les patrons et membres de haut rang étaient tenus d’y assister, à moins qu’ils n’aient une raison justifiée, peut-être une guerre en cours dans leur région ou une santé défaillante qui les empêchait de voyager. C’était un jour où même Kuze, qui refusait de se montrer en public, allait devoir se dévoiler. Liu avait, en effet, parlé à Kuze lors de l’assemblée générale de l’année dernière. Ils avaient même partagé un verre.

« Il reste encore du temps avant que cela n’arrive… », dit Koichiro en fronçant les sourcils.

« Oui. Mais heureusement, cette année, la réunion se tiendra près du Royaume de Rhoadseria. Juste à temps pour l’extraction de ta petite-nièce et les retrouvailles avec ton petit-fils. »

Actuellement, douze anciens appelés patrons dirigeaient l’Organisation. Le lieu de la réunion alternait entre le territoire de chaque patron.

« Alors c’est d’autant plus pratique… », dit Koichiro.

« En effet », approuva Liu en hochant la tête.

« Cependant, il y a quelques points problématiques dont je dois discuter avec toi avant que tu ne rencontres Kuze. »

Il dirigea alors un regard acéré vers Koichiro.

« Zheng a dû sûrement t’en parler, non ? »

Liu n’avait pas précisé ce qu’il voulait dire, mais Koichiro comprit tout de suite.

« Tu parles bien de cet homme. Akitake Sudou. »

Liu Daijin hocha la tête gravement.

« Son rang dans l’Organisation n’est pas très élevé. C’est un cadre supérieur, mais en apparence, il n’est pas allé aussi loin. Il y a cependant trop d’aspects inquiétants chez lui. Surtout quand il s’agit de son traitement de ton petit-fils… »

« Oui, Zheng me l’a dit. Mais il y a certaines choses qui n’ont toujours pas de sens. »

D’après ce que Zheng avait dit, Akitake Sudou était un homme globalement mystérieux. Il avait un rang bien inférieur à celui de l’aide de Kuze, Kikukawa, mais son influence était vaste. Parce qu’il était capable de mobiliser l’unité d’exécution, il avait effectivement plus de pouvoir que Kikukawa. Ce fait était assez impressionnant, car toute sortie de l’unité d’exécution de l’Organisation, les Chiens de chasse, devait être rapportée directement à Kuze.

De plus, Sudou avait rédigé la plupart des stratagèmes et des stratégies de la faction radicale. Et tandis que l’Organisation se concentrait actuellement sur la manipulation de l’Empire d’O’ltormea, Sudou était également en charge de ces opérations.

Malgré tout cela, Sudou n’avait montré aucun désir de s’attribuer le mérite de ces réalisations. Il ne semblait pas avoir envie d’être promu.

Pourtant, l’aspect le plus frappant de Sudou était son traitement de Ryoma Mikoshiba. Ryoma avait commencé à interférer avec ses plans peu après sa convocation, en tuant le mage de la cour d’O’ltormea, Gaius Valkland, et en fuyant le pays. En soi, cela aurait dû causer un certain nombre de problèmes à Sudou, qui commandait à l’époque l’unité de renseignement de l’Empire d’O’ltormea. Mais peu de temps après, Ryoma était intervenu de manière inattendue dans la guerre civile du Royaume de Rhoadseria. Cela força Sudou à conclure ses tentatives de jeter le pays dans le chaos d’une manière insatisfaisante. Et plus récemment, lors de l’invasion du Royaume de Xarooda, il mena une petite force à travers la frontière montagneuse de Xarooda, renversant Fort Notis et forçant la force d’invasion d’O’ltormea à battre en retraite.

Avec autant de complots avortés, on aurait pu imaginer que Sudou était hors de lui, en colère. Mais le rapport qu’il avait remis il y a quelques jours ne laissait entrevoir aucune émotion de ce genre.

Peut-être qu’il connaît mon nom ?

Cette possibilité n’était qu’une parmi tant d’autres. La première était qu’Akitake Sudou connaissait Koichiro, soupçonnait Ryoma d’avoir un lien de parenté avec lui en raison de leur nom de famille commun, mais distinctif, et le traitait avec indulgence en conséquence.

Cela pouvait être le cas. Koichiro était un guerrier qui avait servi l’Organisation à ses débuts, et son nom était devenu une légende, même aujourd’hui. Mais Sudou allait-il vraiment tolérer autant d’obstructions à ses plans justes parce que Ryoma pouvait être apparenté à une personne célèbre, d’autant plus qu’il n’avait jamais vraiment confirmé un lien entre les deux ? S’il avait vraiment voulu le savoir, il aurait pu poser la question à Ryoma lorsqu’il l’avait rencontré pendant la guerre civile de Rhoadseria. Mais il ne l’avait pas fait. Pourquoi ?

Cela amena Koichiro à la deuxième possibilité. Et si Sudou croyait que les interventions de Ryoma étaient réellement bénéfiques ?

Cela paraissait irréaliste pour Koichiro. Les dégâts causés par Ryoma n’étaient pas assez importants pour influencer les échelons supérieurs de l’Organisation ou son influence globale. Mais en même temps, ils n’étaient pas si insignifiants qu’on puisse simplement les balayer sous le tapis. Les interventions de Ryoma avaient obligé Sudou à changer radicalement ses plans. Heureusement, il était là pour réviser les choses sur place à chaque étape du processus, mais on ne sait pas combien de temps il pourra continuer à le faire. Dans cette situation, il serait plausible de penser qu’il agirait pour éliminer le fauteur de trouble. Après tout, Sudou avait l’autorité pour déployer les chiens de chasse. Il aurait pu sembler exagéré de les envoyer contre un seul chiot, mais Ryoma avait entravé l’Organisation en de trop nombreuses occasions.

Liu Daijin avait beau regarder les exploits de Ryoma avec une pointe de sourire, il était difficile de le défendre aux yeux de l’Organisation. Si la faction radicale ordonnait son assassinat, le seul moyen de l’en empêcher serait de le recruter, afin qu’il compense ses pertes par ses services.

Ryoma Mikoshiba en avait tout simplement trop fait.

Cependant, les choses étaient différentes en pratique. Les rapports de Sudou n’avaient pas montré que Ryoma était si dangereux. On aurait presque dit qu’il essayait de minimiser la menace que représentait Ryoma. On aurait même pu croire que Sudou le soutenait et l’encourageait activement.

Il n’y a que deux raisons pour lesquelles il ferait ça. Soit il est persuadé que l’Organisation sera capable de le manipuler comme un pion, soit il veut simplement semer le chaos sur le continent. Mais je ne peux pas confirmer laquelle des deux est la bonne…

Si c’était l’option numéro un, cela ne poserait aucun problème pour l’Organisation. Mais ce serait bien différent s’il s’agissait de l’option numéro deux. Lancer le continent dans une guerre chaotique serait un mauvais coup à jouer pour eux.

« Je devrais peut-être parler à ce Sudou », dit Koichiro en soupirant.

« Compris. Je vais demander à Kikukawa de lui en parler. Sudou devrait être dans la capitale d’O’ltormea en ce moment, pour remettre son rapport sur l’expédition Xarooda à l’Empereur. Mais comme il est normalement en charge des opérations de renseignement à Rhoadseria, nous devrions pouvoir organiser une rencontre entre vous deux là-bas. »

« Entre ça et Asuka, j’ai demandé trop de faveurs, Zhong Jian », s’excusa Koichiro.

« Et tout ceci ne te concerne pas, Koichiro. Je t’ai demandé de m’aider à guider Zheng, et ta petite-nièce est comme une famille pour moi aussi. Il en va de même pour ton petit-fils, et je ne considère pas le fait d’aider la famille comme un quelconque problème. », répondit Liu en souriant gentiment.

Liu se leva de son siège et ouvrit la porte d’une étagère située en face de son lit.

« Tu bois si tôt le matin ? », demanda Koichiro tout en se fendant d’un sourire amer devant les caractères chinois imprimés sur le pot que Liu avait sorti.

« Le petit-déjeuner n’est-il pas dans trente minutes seulement ? »

Ignorant la question de Koichiro, Liu ouvrit le sceau sur le pot. L’odeur d’un alcool coûteux remplit la pièce.

« Ah, ne dis pas ça, Koichiro. Considère ça comme une récompense pour toute l’aide que je t’apporte et joue le jeu. », dit Liu tout en remplissant silencieusement une tasse d’alcool.

Ce jour-là, les deux hommes partagèrent silencieusement des boissons jusqu’à ce que Zheng se présente pour leur dire que le petit-déjeuner était prêt. C’était comme s’ils offraient leurs toasts aux étoiles capricieuses du destin qui avaient conduit à ces retrouvailles cinquante ans plus tard, comme pour se souvenir de leurs nombreux amis, emportés par les courants du temps.

***

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, informez-nous en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur Ctrl + Entrée s’il vous plaît. Il est conseillé de se connecter sur un compte avant de le faire.

Les commentaires sont fermés