Wortenia Senki – Tome 9

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Prologue

Le rideau de la nuit tombait lourdement sur la ville de Lentencia. Il était un peu plus de 22 heures. Un horaire bien trop tardif pour être considéré comme le soir, mais bien trop matinal pour être considéré comme la fin de la nuit selon les normes japonaises. Mais ce monde ne possédait pas la puissance de l’électricité, et selon leurs normes, c’était vraiment la nuit.

La plupart des gens n’avaient pas les moyens de garder des bougies et des lampes à huile allumées en permanence. Même pour les gens issus de la noblesse et de la royauté, le coût de l’éclairage permanent était loin d’être négligeable. Et pourtant, comme le maintien des apparences faisait partie de leur manière de vivre, ils laissaient les bougies allumées, bien que ce soit certainement une charge financière, même pour eux.

Et pourtant, dans ce monde, il y avait des exceptions à cette règle. À savoir, les quartiers de plaisir des villes. Fidèles à leur surnom, « les villes sans nuit », ces quartiers étaient éclairés toute la nuit.

Cela dit, cette illumination ne s’étendait qu’aux rues principales et aux entrées des échoppes. Dès que l’on s’engageait dans les ruelles, l’obscurité régnait en maître, et la seule lumière que l’on pouvait trouver était due au scintillement des étoiles et de la lune.

Tandis que les ivrognes pénétraient dans ces ruelles, ne laissant que des cris d’ivresse dans leur sillage, un groupe de personnes plus sobres se mêla à eux. Les membres de ce groupe avaient tous des couleurs de peau différentes. Certains avaient la peau claire et les cheveux dorés typiques du nord, tandis que d’autres étaient des hommes barbus d’âge moyen à la peau sombre rappelant une origine arabe. Et à leur suite se trouvait un vieil homme aux yeux bridés. Un homme d’origine asiatique.

Un véritable melting-pot de races et d’âges différents. Ils étaient vêtus de vêtements banals. Ils ne portaient pas d’armes, ni d’armures ou de vêtements noirs qu’un ninja pourrait porter pour se faufiler. Leurs vêtements étaient faits de coton et de lin, comme il était d’usage dans ce monde.

Personne ne leur avait prêté une attention particulière alors qu’ils avançaient dans la ruelle baignée par l’obscurité. Ils avaient fini par s’arrêter devant un immeuble résidentiel. Devant leurs yeux se trouvait une sorte de statue, faite d’innombrables pierres plates empilées ensemble.

Le fait d’appeler ça une statue était une exagération. Cela ressemblait plutôt à un jeu d’enfants, une forme instable et fragile qui pouvait s’effondrer si quelqu’un la frappait avec la semelle de sa chaussure.

Mais quelques rares personnes pouvaient voir cette forme pour ce qu’elle était, et ils savaient que ce n’était en aucun cas le résultat d’un jeu d’enfant.

Les membres du groupe sortirent leurs cartes de guilde de leurs poches et les montrèrent devant la sculpture de dragon placée contre la porte du bâtiment. Pour faire simple, ce n’était pas différent de la sécurité que l’on pouvait voir dans une grande entreprise. C’était une sorte de carte-clé. Quelqu’un dans l’Organisation avait dû travailler dans une telle entreprise auparavant, et avait utilisé son expérience pour reproduire ce système en utilisant la magie.

Les yeux de la sculpture du dragon s’illuminèrent un bref instant, puis la porte s’ouvrit sur l’extérieur, signalant ainsi qu’elle avait été déverrouillée. Le groupe entra dans le bâtiment, où ils virent un homme assis, dos à eux.

« Ils sont tous là maintenant », chuchota quelqu’un à l’oreille de Zheng, qui hocha la tête.

Zheng s’était alors retourné. C’était un homme d’âge moyen, aux cheveux noirs. Les cheveux de l’homme étaient balayés en arrière, et il était vêtu d’une queue de pie sans un seul pli et d’un nœud papillon.

Il se tenait debout, le dos bien droit, donnant l’impression d’être un individu strict. Il se comportait comme le majordome ou l’assistant d’un noble ou d’un marchand influent. En mettant de côté quant à qui il pouvait servir, ce n’était sûrement pas le genre d’homme que l’on pourrait rencontrer dans la ruelle d’un quartier de plaisir. C’était comme si on agissait pour sortir les poubelles et qu’on tombait par hasard sur un homme en smoking.

Bien sûr, ce n’était pas comme s’il était interdit de se promener dans une telle tenue, mais il y existait une chose qui se nomme bon sens. Certains styles vestimentaires s’adaptaient à certaines situations, tout dépendait de l’occasion. Il n’y avait pas de lois en la matière et personne ne serait puni pour avoir choisi de ne pas suivre ce raisonnement.

Mais même si la loi ne l’interdisait pas, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de forces en place pour empêcher quelqu’un de le faire. Le regard des autres avait une manière invisible et pourtant brutale d’empêcher quelqu’un de se distinguer. Et à cet égard, cet homme s’était certainement distingué comme un pouce endolori.

Néanmoins, personne ne s’était moqué de Zheng pour son apparence. Chaque personne présente ici savait à quel point il était redoutable.

« Je vous remercie d’être venu si rapidement. Liu Daijin nous a donné des ordres urgents. », dit Zheng.

À ces mots, tous les autres hommes présents s’étaient visiblement crispés, mais ils avaient aussitôt hoché la tête. À en juger par leurs expressions raides, Zheng pouvait dire qu’ils avaient été informés de la situation dans une certaine mesure.

C’est logique… Cette pensée traversa alors l’esprit de Zheng. Ce n’est pas souvent que Liu Daijin convoque des gens à ses côtés comme ça…

Pendant les cinq années où Zheng avait servi Liu, les fois où le vieil homme avait donné des ordres aussi urgents étaient très rares. Mais à chaque fois que de telles exceptions se produisaient, il s’agissait toujours d’une situation où quelque chose de critique s’était produit pour l’Organisation.

Dans ce cas, les expressions sévères sur les visages de ces agents étaient à prévoir. Mais le fait de savoir comment cet incident allait tourner était encore en suspens.

C’est un cas assez inhabituel…

Le travail de Liu Daijin consistait à gérer et à administrer la division sud-ouest de l’Organisation sur le continent occidental, tout en étant chargé du renseignement et du contre-renseignement contre leur ennemi juré, l’Église de Meneos. Et si Lentencia était la base d’opérations de Liu, il n’avait jamais vraiment participé à la gestion de la ville elle-même.

Dans la plupart des cas, quelque chose de cette nature tombait sous la juridiction de Ruqaiya Redouane, l’agent chargé de gérer les affaires de cette ville. Et bien que Ruqaiya ait approché Liu pour obtenir des conseils concernant la familiarité de l’homme mystérieux avec les codes de l’Organisation, elle ne lui avait pas réellement demandé son aide.

D’après ce que Zheng savait de Liu, il respecterait normalement la position de Ruqaiya et ne ferait pas de démarche de son propre chef. Le rang de Ruqaiya au sein de l’Organisation était inférieur à celui de Liu, mais elle faisait tout de même partie des échelons supérieurs.

Quelle que soit la façon dont on examinait cette situation, cela n’avait aucun sens.

Et malgré cela, Liu avait ordonné à son serviteur et garde du corps, Zheng, de réquisitionner une force de frappe. Il devait y avoir une raison précise pour qu’il fasse cela.

Pour autant que je puisse le dire, aucune des informations que nous avons ne devrait être si alarmante…

Cette pensée fit naître une très légère ondulation dans le cœur ferme de Zheng. Ce n’était pas quelque chose dont il se vanterait, mais toutes les informations qui parvenaient à Liu étaient filtrées par lui. Les informations livrées à Liu chaque jour provenaient de tout le continent, et leur volume même signifiait que quelqu’un devait les filtrer pour que chaque élément d’information atteigne le département concerné.

Cela signifiait que la quantité d’informations que Zheng possédait sur l’homme mystérieux était égale ou supérieure à ce que Liu savait.

Si quelque chose me vient à l’esprit, c’est l’incident où Misha Fontaine et son mari ont été tués… ? Mais…

Ils avaient été informés que la mage de la cour du royaume de Beldzevia, l’un des royaumes du sud, était morte, tuée par quelqu’un. Tout comme son mari, capitaine de la garde royale. La mort de personnes d’un tel rang était une grande nouvelle dans ce monde.

En effet, le royaume de Beldzevia utilisait toute son autorité pour empêcher que cette information ne devienne publique, sachant que cela plongerait son régime dans le chaos. Les pays environnants recueillaient des renseignements de manière sérieuse, et l’ensemble du sud du continent était dans un état très douteux.

Mais inversement, il s’agissait d’une situation limitée aux royaumes du sud. Comparée à l’échelle de l’échiquier qu’était le continent occidental, la situation à Beldzevia équivalait effectivement à la perte d’un seul pion. Et bien que la perte d’un pion soit un coup douloureux en soi, même l’Organisation comprenait que parfois les choses ne se passaient pas comme elles le voulaient.

De la même manière qu’un joueur professionnel ne se lamenterait pas sur la perte de chaque pion, la mort des Fontaine, et en fait l’existence de Beldzevia dans son ensemble, n’était pas si importante à leurs yeux.

Au moins, je doute que l’incident de Beldzevia ait quelque chose à voir avec ça… Mais même si c’est le cas, qu’est-ce qu’il compte faire… ?

En tant qu’aide de confiance de Liu, Zheng avait loyalement exécuté les ordres du vieil homme, car il comprenait, au moins dans une certaine mesure, ce que Liu pensait. Mais cette fois, Zheng n’avait pas la moindre idée de ces intentions.

A-t-il une idée de qui pourrait être cet homme ? Peut-être que c’est quelque chose qui s’est passé avant que j’entre à son service ?

Zheng avait servi Liu pendant des années, et une grosse partie de son travail consistait à comprendre naturellement ce que le vieil homme pensait. Un aide qui refusait d’agir à moins d’en recevoir l’ordre explicite n’avait pas sa place aux côtés de Liu Daijin. Il devait savoir ce que son maître pensait, et commencer les préparatifs à l’avance.

Mais depuis qu’il avait reçu ses ordres jusqu’à aujourd’hui, Zheng s’était efforcé de parvenir à une conclusion sur ce que Liu prévoyait, et il n’était toujours pas près de le savoir. Honnêtement, il souhaitait pouvoir retourner auprès de Liu et le lui demander. Malheureusement, il avait reçu des ordres explicites, et Zheng devait les exécuter.

Il m’a placé à la tête d’une force d’attaque, ce qui signifie qu’il est assez prudent pour se préparer au pire…

Même maintenant, Zheng était un serviteur au service de Liu, mais son véritable rôle était celui d’un officier commandant à la tête de la force d’élite de l’Organisation, les Chiens de chasse. Ses prouesses martiales et ses capacités stratégiques lui permettaient de rivaliser avec les généraux de Qwiltantia, Helnesgoula et O’ltormea, les trois plus grands pays du continent occidental. Ce n’était pas pour rien qu’il avait survécu aux champs de bataille de ce monde fou et assoiffé de sang.

À vrai dire, il était probablement le plus fort de tous les agents de Lentencia, à part Liu lui-même. C’était pour cela qu’il était le majordome personnel de Liu Daijin, l’une des douze têtes de dragon, les dirigeants de l’Organisation. Le fait qu’un homme de son statut et de ses capacités ait été envoyé sur cette mission signifiait que Liu estimait que cet étranger était exceptionnellement compétent.

Je ne sais toujours pas ce qu’il pense, mais… Je ferai simplement ce qu’on m’a ordonné de faire.

Zheng expira lourdement, comme pour évacuer tout l’air de son corps, puis prit une profonde inspiration. Et à ce moment-là, tous les doutes avaient disparu de son cœur, comme s’il avait changé de vitesse dans son esprit.

Il avait utilisé une méthode d’autosuggestion qui lui avait été inculquée lors de son entraînement dans les forces spéciales du GIGN. À ce moment-là, Liu s’était transformé en un instrument de précision qui n’existait que pour atteindre un objectif unique.

« Nous sommes face à une seule cible. Sa force est actuellement inconnue. Il pourrait s’agir d’un espion envoyé par un pays ou par l’Église. Liu Daijin ordonne de tester ses capacités et de vérifier son affiliation. »

L’une des silhouettes qui le suivaient leva la main.

« Avez-vous une question ? », lui demanda Zheng.

« En supposant que la cible soit compétente, devons-nous donner la priorité à sa capture ? Ou… ? »

Zheng considéra la question avec un hochement de tête satisfait. Aussi minutieux qu’ils aient été, ils ne pouvaient pas être sûrs de leur succès. Surtout compte tenu du peu d’informations qu’ils avaient sur leur cible. Ce genre de situation était sujet à des développements inattendus.

Et cela soulevait la question de savoir comment ils étaient censés réagir face à une situation inattendue. Le fait que la question ait été soulevée était la preuve que les personnes réunies ici prenaient cette mission au sérieux.

« Dans le pire des cas, si la cible s’avère trop difficile à gérer, Liu Daijin nous a donné la permission de l’éliminer. Cependant, peu importe ses compétences, ce n’est qu’un seul homme. Et étant donné notre force et notre nombre, les chances que nous échouions à le capturer sont minces. »

Un sourire vicieux s’était alors glissé sur les lèvres de Zheng.

« Bien sûr, en supposant que votre travail quotidien ne vous ait pas fatigué… »

Les autres silhouettes haussèrent les épaules et sourirent amèrement. Peut-être s’agissait-il d’un rire ironique face à ce défi lancé à leurs compétences martiales, ou peut-être d’une réaction glaciale à la tentative d’humour de leur supérieur. Quoi qu’il en soit, l’air oppressant qui accompagnait le briefing de Zheng s’était quelque peu dissipé.

Les personnes réunies ici étaient des agents travaillant à Lentencia, notamment ceux qui étaient les plus spécialisés dans le combat. Cela ne signifiait pas pour autant qu’ils étaient des aventuriers ou des mercenaires. Seules trois des dix personnes réunies ici avaient affiné leurs compétences martiales grâce à ce genre de travail. Les sept autres exerçaient des professions qui, du moins en apparence, n’avaient rien à voir avec une telle violence.

Un boucher, un boulanger, un messager, un serveur de pub… Et même aussi un mendiant. Toutes ces professions étaient très éloignées de la violence et des conflits. Mais ces quatre-là étaient tous assez puissants pour être considérés comme des combattants de niveau quatre selon les normes de la guilde, ce qui signifiait qu’ils étaient des guerriers de première classe. Avec leurs prouesses, ils pouvaient aller dans n’importe quel pays du continent et s’y voir accorder une affectation en son sein.

Ainsi, les personnes que Zheng avait rassemblées ici étaient fortes.

Et même s’ils étaient quelque peu fatigués, comme l’avait suggéré Zheng en plaisantant, les chances qu’ils échouent dans cette mission étaient extrêmement faibles.

« Tu n’as pas à t’inquiéter, Zheng. Nous n’échouerons pas à un ordre qui nous a été donné par Liu Daijin. En fait, j’ai des affaires à régler demain, alors je préfère qu’on en finisse rapidement… », répondit l’une des silhouettes.

Les neuf autres gloussèrent.

« Je vais prendre cela en compte et en informer Liu. Je suis sûr qu’il sera prêt à ajouter un petit supplément à votre compensation. »

« Heheh, c’est gentil de ta part. Gérer la boulangerie est devenu un peu difficile ces derniers temps », dit la silhouette sans se gêner.

Zheng hocha légèrement la tête en réponse.

Bien, bien… Ils sont suffisamment tendus pour la situation, mais suffisamment calmes. Merveilleux.

S’ils étaient trop stressés avant un travail comme celui-ci, il y avait une chance pour qu’ils se figent sur place lorsque cela serait important. Donc, même s’il ne pouvait pas les laisser se débarrasser complètement de la tension que cette situation nécessitait, il ne pouvait pas non plus les laisser être trop nerveux.

Un fil sur lequel on exerce trop de tension finira par se rompre.

*****

Quelque temps plus tard, un homme s’approcha des portes du bâtiment depuis la rue principale. À en juger par sa coiffure et sa tenue, il était probablement le gérant d’un des commerces de ce quartier de plaisir. Il avait l’apparence soignée et ordonnée typique d’un homme dont les affaires tournent autour des plaisirs de la nuit.

« Monsieur Zheng, le client que vous avez mentionné est en mouvement. Nous avons quelqu’un du magasin qui le suit. »

Apparemment, c’était l’un des membres de l’Organisation.

« Je vois… commençons, alors. Vous êtes tous au courant du plan, non ? », dit calmement Zheng.

Les silhouettes hochèrent la tête et disparurent dans la nuit noire, l’une après l’autre.

***

Chapitre 1 : Rencontre inattendu avec un vieil ami

Partie 1

Traversant d’un pas tranquille une ruelle sombre qui dégageait une odeur nauséabonde, Koichiro Mikoshiba rabattit sa capuche sous ses yeux. Et vu comment il marchait d’un pas régulier, on ne pouvait pas imaginer qu’il avait bu depuis le matin à la taverne.

Tout cela était bien sûr calculé.

Koichiro avait toujours bien tenu l’alcool, et il avait adopté un rythme approprié sachant le travail qu’il était sur le point d’entreprendre. Le nombre de bouteilles qu’il avait vidées était impressionnant, mais comme il avait également pris soin de manger convenablement, il était très sobre. Ses membres étant pleins de vigueur, il était prêt à faire face à n’importe quelle situation.

De plus, il était tout à fait normal qu’il soit aussi prudent. Après tout, c’était Rearth. S’il avait été assez fou pour se saouler dans une taverne aussi suspecte, il aurait été dépouillé de tous ses biens avant même d’être assez sobre pour s’en rendre compte.

Ou pire, il aurait pu être vendu comme esclave avant même qu’il s’en aperçoive. Il repensa à l’un des quatre grands romans classiques chinois, Au bord de l’eau, dans lequel un homme recevait du saké empoisonné. Il était alors dépouillé de tout ce qu’il possédait, et après avoir succombé au poison, sa chair était découpée et vendue pour de l’argent. (NdT : dans le roman des couples de taverniers tuent les voyageurs riches et se débarrassent de leur chair dans la farce de leurs petits pains, mais les consommateurs desdits petits pains ne sont pas au courant du contenu de leur nourriture.)

Koichiro avait eu la chance de ne pas tomber sur un endroit assez bas pour faire cela, mais il ne serait pas surpris si un tel commerce existait dans ce monde.

C’était un monde où toute sorte de folie, aussi absurde soit-elle, pouvait se produire.

Héhé. Ils ont mordu à l’hameçon…

Depuis qu’il avait quitté le taverne, il avait senti un regard fixé sur lui. Et ce n’était pas le regard d’un spectateur curieux, mais plutôt un regard plus collant, accrocheur, qui semblait toujours venir de l’ombre.

Koichiro avait un objectif clair. Mais pour l’atteindre, il devait s’appuyer sur une méthode ancienne et archaïque.

Très bienJ’aimerais penser que tout s’est passé comme prévu, mais est-ce vraiment le cas… ?

Il était face à une Organisation qui avait étendu ses tentacules aux quatre coins du continent, tout en cachant son existence à la population. Ils n’avaient pas véritablement de plaque à leur porte comme une entreprise ordinaire en ville. Bien sûr, Koichiro connaissait son existence, et avait des moyens de contacter ses membres.

Après tout, avant qu’il ne retrouve son chemin vers Rearth, Koichiro était l’un de leurs principaux membres.

Mais c’était une chose du passé maintenant. Il n’avait aucun moyen de savoir si le signal qu’il avait envoyé au pub de Lentencia était encore utilisé. Pour autant qu’il le sache, tous ceux qui l’avaient vu pensèrent qu’il s’agissait d’une mauvaise idée de plaisanterie d’un idiot ivre.

En fait, étant donné la nature de l’Organisation, la probabilité qu’elle continue à utiliser ce code pendant tant d’années était inexistante. Il croyait vraiment que cela avait été aboli il y a des années. Il était vrai qu’il avait été suivi depuis qu’il avait quitté la taverne, mais il ne savait pas pourquoi.

Après tout, il avait quitté les lumières de la rue principale pour s’enfoncer dans les ruelles sombres. Et les ombres projetées par les lumières éblouissantes de la ville et de son quartier des plaisirs cachaient une grande quantité de boue et de crasse. En bref, ces ruelles étaient essentiellement les bidonvilles de Lentencia, le côté obscur de la ville.

Ceux qui vivaient ici n’avaient aucun espoir pour l’avenir. La seule façon de gagner sa vie dans ces bidonvilles était le travail manuel. Les femmes pouvaient vendre leur corps pour de l’argent. Et dans tous les cas, les salaires étaient terriblement bas. Si bas, en fait, que dans certains cas, on ne pouvait pas se permettre d’acheter le nécessaire. Dans ces cas-là, même l’esclavage était préférable.

Il n’y avait aucun moyen honnête et respectable d’échapper à l’étreinte sombre de ces bidonvilles obscurs. C’était pourquoi toute personne confiante dans sa force brute se tournait vers le crime. Et à cet égard, il n’y avait aucune différence entre les deux mondes.

Il était donc tout à fait plausible que quelqu’un ait pris Koichiro pour un ivrogne ayant de l’argent à dépenser, et qu’il ait pensé à rassembler son groupe de voyous afin de l’agresser.

Vu ces compétences, je doute que celui qui me suit soit un simple passant. La question est de savoir s’il est lié à l’Organisation…

Il savait qu’il avait continué à le suivre depuis qu’il avait quitté la taverne, mais qui que ce soit, il le suivait furtivement. Ils n’étaient pas tout à fait au niveau de Koichiro, mais il était certainement compétent. Il était silencieux et gardait sa présence masquée.

Et plus important encore, la façon dont il semblait coincer sa proie était parfaite. La plupart des gens ne le remarqueraient même pas avant d’avoir été égorgés. Non, peut-être qu’ils ne s’en rendraient même pas compte à ce moment-là. Celui qui suivait Koichiro était un chasseur spécialisé dans la traque des êtres humains.

Non, si quelqu’un d’aussi doué ne travaille pas pour un pays ou un groupe, cela pourrait signifier…

Sentant un soupçon inquiétant surgir dans son esprit, Koichiro secoua la tête comme pour chasser ces pensées. Bien sûr, ce n’était pas un adversaire qu’il ne pouvait pas vaincre. Les prouesses de Koichiro étaient hors du commun, et peu de gens sur ce continent pouvaient l’égaler au combat.

Il avait donné l’un de ses katanas bien-aimés à Asuka, mais cela n’enlevait rien à l’habileté et à la létalité de Koichiro. Et pourtant, Koichiro pensait que la personne qui le suivait ne choisirait pas volontairement de se battre avec lui sans raison.

Après tout, il n’y avait aucun monde dans lequel des gens aussi doués s’abaisseraient à agresser des gens dans une ruelle d’un quartier de plaisir. Ce serait comme faire travailler un chef cinq étoiles dans un fast-food.

Bien sûr, il n’y avait pas d’absolu dans ce monde. Peut-être qu’un tel « chef » aurait connu des difficultés et serait assez malchanceux pour travailler dans un endroit aussi bas. Mais le fait que de nombreux chefs de ce type soient rassemblés pour travailler dans un même endroit n’avait aucun sens. Donc, par ce raisonnement, Koichiro doutait qu’il soit un simple voyou.

La question restait cependant posée. Qui que soit cette personne, pouvait-elle travailler pour ceux qu’il recherchait ?

Soudainement, le bruit de pas contre les dalles parvint aux oreilles de Koichiro.

Je peux sentir leur présence tout d’un coup… Deux, trois… Non, ils sont cinq… Ce qui veut dire…

Les présences qui l’entouraient devenaient de plus en plus évidentes et semblaient se rapprocher de lui de toutes les directions. Ses poursuivants cherchaient probablement à le forcer à se rendre à un endroit précis.

Bien, je vais mordre à l’hameçon… Voyons comment ça se passe. Je suis curieux de voir ce qu’ils peuvent faire…

Le katana de Koichiro trembla légèrement à sa taille, apparemment par souci pour lui.

Ne t’inquiète pas, ma fille… Si le pire devait arriver, je te mettrais à contribution.

Il tapota doucement le fourreau à deux reprises, comme pour apaiser la lame en attendant que le moment soit venu.

« Toi là, avec la capuche », une voix l’avait interpellé par derrière.

C’était juste au moment où il était sur le point de faire demi-tour après s’être engagé dans une ruelle sans issue. Ses assaillants avaient probablement vu là l’occasion de frapper. Koichiro s’était retourné dans la direction de cette voix.

Hmph… Ils essaient donc de me couper la route de fuite. Ils n’ont pas l’intention de me laisser m’échapper.

Un groupe d’hommes se tenait à l’entrée de la ruelle, lui bloquant la sortie. De grands murs de pierre l’entouraient de trois côtés et, avec la seule sortie de la ruelle bloquée, Koichiro était à toutes fins utiles piégé. C’était une situation vraiment banale, mais du point de vue des attaquants, ils tenaient Koichiro fermement dans leur main.

« Puis-je vous aider ? », demanda Koichiro calmement aux hommes suffisants qui se tenaient sur son chemin.

« Oh, rien de spécial. Nous avons juste un peu trop bu au pub. Nous espérions que vous pourriez nous aider avec certaines de vos pièces. Vous voyez, nous sommes un peu malchanceux. Nous sommes de tristes bougres qui ne peuvent pas garder un emploi, hein ? », dit un homme au visage arabe et aux traits finement ciselés.

Il avait évidemment dit « aidez-nous à avoir un peu de vos pièces », mais l’intention réelle derrière ces mots était claire comme le jour. Les autres hommes éclatèrent de rire.

« Nous avons entendu parler de toi. Tu es celui qui a bu toute la journée au Hall de l’Écho, non ? », dit un autre homme.

« Vous avez la belle vie, hein ? Allez, partagez un peu de votre fortune avec nous. », ajouta un autre homme.

Le groupe éleva une fois de plus la voix en riant, après quoi ils regardèrent Koichiro avec un sourire méchant. Leurs yeux brillaient d’une sombre cupidité.

Hm, c’est donc ça leur angle d’attaque… Je m’attendais à ce qu’ils me sortent une mise en scène, mais ce sont des acteurs convaincants.

À première vue, ils ne ressemblaient à rien d’autre qu’à des voyous avides d’argent, mais Koichiro était bien plus malin qu’ils ne l’auraient supposé. Il n’en était pas fier, mais il avait vécu sa vie engluée dans les mensonges des gens, et il savait reconnaître quand quelqu’un jouait la comédie. La façon dont ils regardaient autour d’eux avec vigilance et gardaient une distance prudente lui disait que ce n’était pas de simples bandits.

Il devait donc y avoir une raison pour laquelle ils avaient décidé de l’approcher de cette façon. Ils voulaient probablement évaluer les compétences de Koichiro. Et c’était certainement quelque chose que l’Organisation aurait fait. Après tout, c’était une société secrète. Par nature, ils rejetaient l’idée d’être connus des autres.

C’était pourquoi leurs agents exerçaient des professions discrètes, et pourquoi ils ne connaissaient pas les noms et les visages des autres agents. Koichiro savait donc que si quelqu’un de l’Organisation le voyait faire ce cryptage, ils enverraient quelqu’un à sa poursuite.

Mais dans quel but ? Tel était la question ici.

Sont-ils ici pour me tuer, ou pour m’interroger… ?

En supposant que le code qu’il avait utilisé dans la taverne soit utilisé, ils soupçonneraient Koichiro d’être l’un des leurs. L’Organisation était une grande société secrète, dont l’influence s’étendait sur tout le continent. Connaître les noms et les visages de chaque agent leur était impossible. Dans ce cas, connaître le code était ce qui leur permettait de reconnaître un agent.

Mais si le code que Koichiro connaissait était encore utilisé, ils l’auraient probablement déjà approché dans la taverne. Toute cette mise en scène deviendrait donc inutile.

Donc le code a été modifié… Je suppose qu’il n’y a pas grand-chose que j’aurais pu faire différemment. Mais quand même…

L’astuce derrière le cryptage consistait en une mauvaise répartition des assiettes ou en versant la mauvaise quantité d’eau dans la tasse, il était clair que l’on faisait semblant. Alors comment l’organisation traiterait-elle un homme qui aurait laissé un faux cryptogramme ?

***

Partie 2

D’ordinaire, Koichiro aurait pensé qu’ils ne feraient rien. Il était difficile de croire qu’un faux cryptogramme pouvait être le fruit d’une coïncidence, mais il y avait toujours la possibilité qu’un civil ignorant ait accidentellement empilé des assiettes de manière à ce qu’elles ressemblent à un cryptogramme Chawanjin.

Et puisqu’il y avait une chance minime que cela se produise, l’Organisation ne pouvait pas prendre le risque de s’exposer. C’était une société secrète, qui s’efforçait de cacher son existence au grand public, ce n’était pas une organisation criminelle comme la mafia.

Mais cette fois, la situation était différente. Le cryptage Chawanjin n’était probablement plus utilisé, mais un agent avait vu Koichiro exécuter correctement un cryptage obsolète et avait supposé qu’il était un espion d’un autre groupe rival. La question était de savoir si l’Organisation allait décider de le tuer sur place ou de le capturer pour obtenir des informations de sa part. La situation sera donc bien différente selon le choix qui serait fait.

« Pourquoi es-tu si silencieux, hein ? Quoi ? Ta mâchoire s’est-elle bloquée par peur ou quoi ? », lui demanda un des hommes de manière provocante.

En disant cela, les hommes sortirent de leurs poches des sacs en cuir allongés, avec un bord épais. Il s’agissait d’un type de matraque appelé blackjack, une arme qui serait normalement considérée comme inutile dans ce monde. En la voyant, Koichiro avait compris pourquoi ils étaient là.

Ils sont donc là pour m’interroger…

Un blackjack offrait plusieurs avantages. Il était généralement fait de cuir ou de tissu, si on le remplissait avec quelque chose de lourd, comme des pierres, du sable ou même des pièces de monnaie, il pouvait être transformé en une arme assez mortelle.

C’était un peu comme si un sac plastique de supermarchés pouvait servir d’arme s’il était rempli et balancé, à condition de ne pas accorder d’importance à sa durabilité. Un coup ou deux pouvait le déchirer, bien sûr, mais sa commodité en tant qu’arme impromptue n’était pas à négliger.

Et le fait qu’il soit lourd, mais souple signifiait que les coups qu’il portait étaient violents, mais ne laissaient pas de traces. On pouvait faire entrer en douce une arme comme celle-ci dans un tribunal. D’une certaine manière, ce n’était pas une arme pour tuer, mais une arme conçue pour infliger de la douleur. Le fait que les policiers américains aient eu l’habitude de porter ces armes au lieu de matraques dans le passé n’était pas surprenant.

Mais ces avantages n’étaient significatifs que dans les pays qui adhéraient aux droits de l’homme et cherchaient à préserver la loi. Ce monde n’interdisant pas le port d’armes, porter quelque chose d’aussi ésotérique que le blackjack n’avait donc aucun sens. S’ils cherchaient à tuer, une épée ou une matraque métallique serait bien plus efficace.

Et cela rendait leurs intentions claires. S’ils voulaient le tuer, ils seraient libres de porter et de manier des épées ou des lances.

« Pourquoi ne dis-tu rien ? Quoi ? As-tu si peur que ça ? Hein ? »

Ils répétaient la même raillerie comme une sorte de voyou caricatural.

Koichiro les regardait simplement avec un sourire sardonique. Il avait l’impression qu’on lui montrait une sorte de tour de magie dont il connaissait déjà le secret. Pourtant, il souhaitait vraiment observer leurs méthodes un peu plus longtemps.

J’imagine que je devrais essayer de les secouer un peu et voir ce qu’ils font…

Après tout, les compétences d’un subordonné reflètent les capacités de son supérieur. Faisant semblant de réfléchir pendant une seconde, Koichiro fouilla dans sa poche et en sortit une pièce d’or. Il semblait pourtant bien trop calme pour donner l’impression qu’il avait été menacé de remettre son argent. Les deux hommes échangèrent un regard, comme s’ils se demandaient comment réagir.

« Je vois, je vois… Eh bien, ne pas avoir assez à manger rendrait la vie difficile. Et je peux certainement compatir à la douleur de ne pas pouvoir boire son alcool préféré… »

Sur ces mots, Koichiro utilisa son pouce pour lancer la pièce d’or.

« Bien. Prenez-la. »

La pièce d’or roula sur le sol, s’arrêtant finalement lorsqu’elle heurta l’homme arabe qui avait choisi de se battre avec lui.

« N’allez-vous pas la ramasser ? », demanda Koichiro, sa voix grave résonnant dans la ruelle.

Apparemment, ces hommes ne s’attendaient pas à ce qu’il réponde à leur provocation flagrante par une raillerie de son cru, et la confusion se lisait sur leurs visages.

Maintenant, comment vont-ils réagir… ?

Une pièce d’or représentait une petite fortune, mais aucun d’entre eux ne semblait vraiment réagir au fait qu’une pièce venait littéralement d’atterrir à leurs pieds. Ce que Koichiro avait fait leur parut si inattendu que leur esprit s’était arrêté momentanément.

La réaction à laquelle on pouvait s’attendre était qu’ils laissent tomber leur jeu, perdent leur calme et attaquent Koichiro. Cela signifiait un combat sans aucune coordination ou planification. Un déferlement de violence aveugle. Mais tout de même, ces hommes étaient tous puissants et en position de force dans cette situation. Ils savaient qu’ils ne devaient pas se laisser prendre à une telle raillerie.

Les deux hommes qui se tenaient à l’avant-garde du groupe échangèrent des regards et hochèrent la tête. Ils chargèrent ensuite en avant, faisant tournoyer leurs blackjacks dans les airs. Il s’agissait de mouvements entraînés qui faisaient bon usage des muscles de leur taille, de leurs épaules et de leurs bras. Ils bougeaient parfaitement leurs corps, qui étaient renforcés par la magie martiale.

C’était la preuve que leur cœur, leur technique et leur physique, les trois qualités qui composent un guerrier, étaient en parfaite harmonie. D’après l’estimation de Koichiro, leur force avoisinait le niveau quatre, mais leurs mouvements organisés et leur coordination les mettaient au niveau d’un guerrier de niveau cinq.

Je vois… Ils attaquent de deux côtés, tandis que les autres servent de renfort.

S’ils étaient tombés dans le piège de Koichiro, les cinq auraient sauté sur lui en même temps, le maudissant peut-être inutilement. Mais à la place, ils avaient décidé de laisser tomber la comédie et de commencer leur attaque. Ils avaient pris en compte l’espace confiné de la ruelle, laissant trois d’entre eux en arrière pour couvrir les avant-gardes.

Les blackjacks sifflaient en volant dans les airs. Les esquivant de justesse, Koichiro analysa la situation calmement. L’homme de gauche avait balancé son blackjack horizontalement, essayant de frapper l’arrière de la tête de Koichiro. C’était un coup lourd, renforcé par une grande force centrifuge. Un coup direct rendrait Koichiro immobile. Selon la façon dont le coup frappait, il pourrait même lui écraser le crâne.

Bonne coordination. Pas mal.

Accroupi, Koichiro évita le coup et recula d’un pas rapide pour créer une distance entre lui et ses attaquants.

« H-Hé ! »

Le premier à l’attaquer, un homme d’Asie du Sud-est, s’écroula soudainement à genoux et s’écrasa face première sur le sol.

« C’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce que tu as fait ?! »

L’un des hommes accrochés en renfort éleva la voix en signe de surprise, s’avançant pour prendre la place de son camarade tombé.

Il était clair que chacun d’entre eux était individuellement bien entraîné, mais leur coordination en tant qu’équipe était également considérable.

« Oh, pas grand-chose. J’ai juste donné un coup sur sa mâchoire quand nous nous sommes croisés. », dit Koichiro d’un ton posé.

Même si ses adversaires le regardaient avec une inimitié et une soif de sang évidentes, Koichiro leur montrait toujours son sourire. Il tapa deux fois du doigt contre sa propre mâchoire, comme pour illustrer son propos. C’était néanmoins suffisant pour faire comprendre ce qu’il avait fait. La soif de sang des hommes était devenue plus palpable.

Koichiro n’avait pas porté ce coup avec son poing, mais avec le bas de sa paume. En raison de cela, la mâchoire de l’homme n’avait pas été brisée par le coup, mais l’impact sur son cerveau avait été sévère. La commotion garderait cet homme inconscient pendant au moins dix à vingt minutes.

Je les ai peut-être sous-estimés… Je savais qu’ils seraient durs, mais on dirait qu’ils ont vu leur part de batailles.

Koichiro n’avait pas été blessé par l’échange, mais en toute honnêteté, il ne pouvait pas dire qu’il l’ait parfaitement géré. Il avait surtout évité le deuxième coup à l’arrière de sa tête par pure chance. Individuellement, ces gens étaient tous assez compétents, mais leur capacité à se battre en groupe était ce qui les rendait vraiment redoutables.

Bien sûr, les choses seraient différentes s’il avait le droit de les tuer. Briser une colonne vertébrale ou détruire un cœur à mains nues était tout à fait dans ces cordes. Les jeter au sol et bloquer leurs articulations était également un jeu d’enfant. Et si les choses tournaient vraiment mal pour lui, il pouvait dégainer l’épée rengainée à sa taille.

Pourtant, tuer les agents de l’Organisation ne serait pas sage… Et les blesser d’une manière dont ils ne pourront jamais se remettre est aussi une mauvaise idée.

Il n’y avait actuellement aucune relation entre Koichiro et l’Organisation. Koichiro était un ancien membre, mais c’était du passé maintenant.

Si seulement j’étais capable de les rencontrer…

Il y avait quelques dizaines de personnes que Koichiro connaissait dans l’Organisation. Bien sûr, étant donné la nature féroce de ce monde, il y avait une chance que certains d’entre eux ne soient plus en vie. Mais en même temps, il savait qu’il n’y avait aucune chance qu’ils soient tous morts.

Tous ses vieux amis étaient des guerriers hors pair, chacun d’entre eux était une armée à lui tout seul. Et même à l’époque où Koichiro était dans l’Organisation, ils étaient déjà des membres de très haut rang. Tant que l’Organisation conservait au moins un semblant de ce qu’elle était auparavant, Koichiro était persuadé que si seulement il rencontrait l’un de ses anciens camarades, ils lui prêteraient volontiers leur aide.

Et même si l’un d’entre eux avait atteint un statut élevé dans la société, il était peu probable qu’il refuse la demande d’aide d’un vieil ami. En supposant, bien sûr, que les deux soient effectivement des amis. Naturellement, cela ne signifiait pas que l’ami en question pouvait demander n’importe quoi. Il y a des limites au bon sens, et une compensation serait bien sûr de mise.

Mais tout cela dépendait du fait que Koichiro ne tue aucun des membres de l’Organisation.

Même s’il s’agissait de ses vieux amis, Koichiro éliminerait toute chance de négociation en tuant leurs subordonnés. Vieux amis ou pas, ils ne pouvaient pas négliger la mort de leurs subordonnés.

Peut-être que je devrais faire bouger les choses… Bien que j’aimerais ne pas avoir à le faire.

Honnêtement, ce que Koichiro était sur le point de faire était un pari risqué. Mais à ce rythme, il serait obligé de tuer ses attaquants.

Koichiro brisa silencieusement sa posture. L’aura de combat qui émanait de chaque centimètre de son corps, il y avait encore un instant se dissipa soudainement.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? », lui siffla l’homme arabe.

Atteindre la mâchoire de quelqu’un en le croisant était plus facile à dire qu’à faire, et l’homme qu’il avait assommé était de la même taille que Koichiro. Aux yeux de l’assaillant arabe, le fait qu’il ait pu si facilement esquiver une attaque et asséner un tel coup paralysant montrait clairement à quel point l’homme encapuchonné devant lui était habile. Mais cela rendait encore plus incompréhensible la façon dont il avait rompu sa position. Il pouvait s’agir d’une ruse pour les prendre au dépourvu, mais quelqu’un d’aussi fort que lui n’aurait pas besoin de s’abaisser à ce genre de ruse pour les percer et s’échapper.

***

Partie 3

« C’est assez », dit Koichiro.

Les mots qui quittèrent ses lèvres laissèrent les attaquants surpris.

Que… fait-il ?

Ils le regardèrent attentivement, afin de se méfier d’une potentielle attaque-surprise, mais Koichiro ne fit rien de tel.

« J’en ai assez dit. Nous pouvons arrêter de nous tester l’un l’autre », dit Koichiro en retirant sa capuche.

Ses yeux brillaient d’un éclat rouge comme un démon. Face à sa force de volonté intense, semblable à une lame, les hommes durent retenir nerveusement un cri de surprise.

« Je m’appelle Koichiro Mikoshiba. Quel est le vôtre ? »

Son ton indiquait clairement qu’il n’allait pas les laisser argumenter contre lui. Il n’y avait pas la moindre trace de l’attitude désinvolte qu’il affichait lorsqu’il vivait au Japon. Il y avait une pression écrasante dans son attitude, celle du genre qui non seulement commandaient les gens, mais considéraient cela comme leur manière naturelle de vivre.

« Kalim… », dit l’homme, toujours anxieux.

Le fait que son adversaire l’ait suffisamment accablé pour divulguer son nom était une source de grande honte pour Kalim. Mais il réalisa également que lancer une autre attaque contre cet homme n’était pas une option pour le moment.

« Hmm… Très bien. J’ai besoin que tu me rendes un service, Kalim. », dit Koichiro tout en tendant son épée toujours rengainée devant Kalim.

Hm. Cette saveur est aussi proche que possible de celle que je connaissais chez moi…

Un petit bol à thé en porcelaine se trouvait dans les mains de Liu, il contenant une petite quantité de thé, juste assez pour une gorgée. Un arôme doux s’élevait du thé, rappelant les olives parfumées. Il s’agissait d’un type de thé conçu pour ressembler au Huangjin Gui, une variété de qualité supérieure originaire de Chine.

Bien sûr, malgré toute sa ressemblance, il était différent à bien des égards. C’était toujours une imitation du Huangjin Gui. Pendant sa jeunesse, Liu Daijin vivait dans la province chinoise de Fujian, dans le comté d’Anxi à Quanzhou. Comparé au thé qu’il prenait avec son père à l’époque, c’était comme le jour et la nuit.

Cela dit, ces imitations nous sont toujours nécessaires.

Ce thé n’existait pas seulement pour satisfaire les goûts de Liu. Il existait de nombreux types de thé différents, selon la région où les feuilles avaient été récoltées et la façon dont elles étaient raffinées. Les mêmes types de feuilles pouvaient donc donner des arômes et des saveurs différents.

Le thé noir et le thé vert étaient deux types de thé totalement différents, fabriqués selon des méthodes différentes. Le thé chinois était divisé en six types généraux de thé, ce qui permettait un large éventail de saveurs et de parfums. Ils étaient vendus pour répondre à différents besoins et occasions.

Au début, ces substituts de thé étaient fabriqués simplement pour compenser un sentiment de nostalgie. Mais à mesure que l’Organisation prenait de l’ampleur et commençait à s’infiltrer dans le monde souterrain du continent occidental et dans l’ensemble de sa société, des choses comme ce thé prirent un rôle plus important.

Normalement, les cultures de ce monde et de Rearth étaient fondamentalement différentes. L’avancée de la culture et de la société avait une façon d’affecter les gens d’une manière similaire aux narcotiques. Au début, l’Organisation ne vendait des produits comme le thé qu’à la noblesse, mais au fil du temps, ils avaient fait leur entrée dans les foyers ordinaires. À présent, les recréations de produits connus de Rearth étaient devenues l’une des principales sources de revenus de l’Organisation.

Liu Daijin était responsable de la production de feuilles de thé, mais d’autres membres de l’Organisation avaient réussi à reproduire des plats et des objets artisanaux. Pourtant, aucun d’entre eux n’était authentique. C’était tout simplement des contrefaçons. Et du point de vue d’une personne vivant dans le Rearth moderne, leur qualité n’était pas particulièrement élevée.

Mais encore une fois, on dit que l’imitation est la manifestation la plus sincère de la flatterie…

Dans les arts martiaux chinois, la première chose que l’on apprenait était les formes, c’est-à-dire imiter mécaniquement les mouvements de l’art, tels qu’ils avaient été transmis par ses prédécesseurs. D’une certaine manière, on pourrait dire que l’on imitait simplement, voire que l’on arnaquait ses propres professeurs. Les apprentis cuisiniers essayaient également d’imiter les saveurs de leurs professeurs. Et au fur et à mesure, ils maîtrisaient les bases et finissaient par créer leurs propres plats originaux.

À cette fin, l’imitation ne pouvait être qualifiée de mauvaise action en soi. On ne pouvait l’appeler ainsi que lorsqu’on ignorait complètement l’existence de l’original.

Mais ce n’est pas comme si c’était quelque chose dont on doive s’inquiéter dans ce monde, non… ?

Les concepts de droit d’auteur et de propriété intellectuelle ne s’étendaient certainement pas à d’autres mondes parallèles. Liu l’avait noté pour lui-même avec une sorte d’amusement sardonique. Mais au moment où cette pensée lui traversa l’esprit, on frappa à la porte de sa chambre.

« Pardonnez l’interruption, j’ai un rapport urgent à faire… »

C’était son aide de confiance et majordome, Zheng. Le bras droit d’un des anciens de l’Organisation, Liu Zhong Jian, ou Liu Daijin, comme l’appelaient les Japonais.

« Entre. J’écoute », dit Liu tout en séparant brièvement ses lèvres du bol pour permettre l’entrée de l’homme.

« Excusez-moi, monsieur. »

Zheng ouvrit la porte et regarda Liu avec une révérence respectueuse. Normalement, Zheng était du genre à entrer dans la pièce et à en finir avec le rapport aussi vite que possible, mais pour une raison quelconque, il se tenait maintenant à l’entrée, la tête basse. Et de plus, il tenait un katana dans sa main droite.

« Hm ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Liu hocha la tête devant le comportement inhabituel de Zheng.

Ses mains, revêtues de gants blancs, tremblaient visiblement. La première chose qui vint à l’esprit de Liu à cette vue fut la possibilité que Zheng et ses hommes aient échoué.

Non. Zheng ? Il n’aurait pas pu…

Il avait dix agents agissant sous ses ordres pendant cet assaut. Liu avait été briefé sur le plan de Zheng pour l’opération. Leur force serait divisée en avant-gardes et en renforts, et ils coinceraient leur cible dans une ruelle. L’utilisation de dix personnes et de l’espace confiné de la ruelle semblait être un bon plan, peut-être même trop prudent.

Mais le résultat, contrairement aux attentes de Liu, était apparemment défavorable. Bien sûr, c’était tout ce que Liu pouvait comprendre de la situation pour le moment.

Liu le regarda alors avec son habituel sourire doux : « Zheng, je ne peux pas t’entendre de là-bas. Approche-toi. »

Liu avait servi à Zheng une nouvelle tasse de thé. Peu importe que Zheng eût échoué ou réussi dans sa tâche, il aurait besoin de savoir ce qui s’était passé et s’ils devaient prendre une contre-mesure. Il essaya donc d’éviter de mettre la pression sur Zheng, et ceci pour qu’il ne déforme pas le contenu du rapport à cause de son stress.

« Viens donc. Bois. »

Il le traitait de la même manière qu’il considérait Ruqaiya Redouane, l’agent chargé de diriger Lentencia. C’était un moyen simple, mais efficace de calmer les nerfs.

« Merci beaucoup, monsieur… »

Mais il semblerait que la considération de Liu ne faisait que le mettre encore plus mal à l’aise. Plus Liu était prévenant, plus cela semblait creuser le cœur de Zheng.

« Eh bien ? Que s’est-il passé ? », demanda Liu doucement, compatissant aux sentiments de Zheng.

Mais il semblait que répondre à cette question était trop difficile pour Zheng, vu le mal qu’il avait à entrouvrir les lèvres.

« Eh bien, je… »

En vérité, si tout ce qu’il avait à faire était de signaler que leur attaque avait échoué, les choses seraient d’autant plus simples. En ce qui concernait la logique établie de ce monde, il aurait dû être impossible pour Zheng d’avoir à faire ce rapport. Pourtant, il savait que se taire ne les mènerait nulle part. Zheng prit donc une profonde inspiration. Se ressaisissant, il posa le katana sur la table.

« Oh… Vu la qualité de fabrication, il s’agirait d’un katana japonais, non ? » dit Liu tout en plissant les yeux et en regardant l’arme.

Elle avait un fourreau en laque noire, et la poignée était ornée de fils de soie. La lame avait toutes les caractéristiques que Liu savait être associée à un katana japonais.

Hmm… On l’a fait venir du continent oriental ? J’admets que c’est inhabituel, mais est-ce vraiment si surprenant ?

Des lames similaires aux shamshirs étaient utilisées sur le continent central, tandis que des armes proches de la forme du shotel éthiopien étaient populaires sur le continent sud. Le continent oriental, en comparaison, produisait des épées semblables au liuyedao et au katana.

Il était néanmoins rare de voir ce type d’épée sur le continent occidental. Les épées utilisées sur ce continent étaient entretenues et trempées de manière complètement différente de celle d’un katana. Ces derniers nécessitaient des pierres à aiguiser différentes pour conserver leur tranchant effilé, et il n’y avait pratiquement aucun artisan capable de tremper ces lames sur ce continent.

On pouvait en dire autant du fourreau et de la poignée. Des anecdotes racontent que les katanas ne pouvaient jamais se plier ou se casser, mais ces épées nécessitaient un entretien approprié pour montrer leurs véritables prouesses. À cet égard, les katanas étaient rarement vus sur le continent occidental. Leur utilité était limitée, car il n’y avait personne pour les garder aiguisés après usage.

Mais aussi peu pratiques qu’ils soient, cela ne signifiait pas qu’il n’y avait absolument aucune chance d’en trouver sur ce continent. Il y avait bien des villes portuaires, et bien que beaucoup ne faisaient du commerce qu’entre les différents pays du continent, certaines d’entre elles avaient des marchands qui naviguaient vers des terres de l’autre côté de la mer.

Ces marchands revenaient avec leurs navires remplis d’objets exotiques qui étaient ensuite vendus à des prix élevés aux nobles curieux. Des objets tels que des vases, des bijoux et des portraits représentaient une partie de leur marchandise, mais certains marchands apportaient également des armes.

Et donc, croyant que ce katana était arrivé sur le continent de cette façon, Liu tira la lame de son fourreau. La lame blanche scintillait, son tranchant était si net que Liu avait l’impression que son champ de vision pouvait être coupé rien qu’en la regardant.

La qualité de cette épée était incontestable. Et ce n’était pas tout, il s’agissait d’une épée magique à laquelle avait été appliqué un puissant enchantement. Mais au moment où il vit l’écusson gravé sur la lame, Liu sentit une secousse le traverser.

Est-ce que je lis mal ? Non… La crête et le tranchant sont indéniables. Cette épée lui appartient…

Liu n’était pourtant pas un expert en matière de katana. Il pouvait en général à peine distinguer les types d’armes. Mais le katana qu’il regardait maintenant était une tout autre histoire. Il était convaincu que même si cette lame singulière était mêlée à un millier d’autres katanas, il serait capable de la reconnaître et de la distinguer des autres.

Et il était tout à fait naturel qu’il le fasse. Après tout, cette épée, Kikka, et sa sœur, Touka… Ces deux lames jumelles lui avaient sauvé la vie de nombreuses fois dans le passé. Il n’aurait jamais manqué de reconnaître les épées brandies par son ami Koichiro Mikoshiba.

Mais cela n’aurait pas dû être possible.

Retirant précipitamment le rivet de la poignée de l’épée, il examina l’inscription gravée sur la soie de l’épée.

Mais ce n’est pas possible… À l’époque, il avait Kikka avec lui…

C’était un grand projet, auquel l’Organisation avait consacré beaucoup de fonds et d’efforts. Et pourtant, malgré tous leurs efforts, il s’était terminé de la pire façon possible. Il y a cinquante ans, des gens de Rearth avaient essayé d’exécuter un rituel de contre-appel, destiné à ramener les gens dans leur monde d’origine, mais le processus avait mal tourné. Et ce fut alors que Koichiro Mikoshiba disparut, avec ses deux épées à la main.

« Zheng… Comment as-tu acquis Kikka… cette épée ? », demanda Liu avec une expression sévère qu’il n’aurait pas montrée normalement.

« As-tu appréhendé l’homme de tout à l’heure ? »

« Oui… L’homme a aussi appelé cette épée Kikka. »

« Vraiment ? Dans ce cas… »

Alors que Liu parlait, Kikka tremblait légèrement dans ses mains, comme pour répondre à la question de Liu. Et puis, Zheng prononça les mots décisifs qui verrouillèrent tout.

« Oui, l’homme mystérieux que nous avons attaqué s’est identifié comme étant Koichiro Mikoshiba, le chef de l’Organisation qui a disparu il y a plusieurs décennies… »

« Tu ne veux pas dire que… Il est toujours en vie ? »

À cette réponse inattendue, l’expression de Liu se contorsionna.

Il ne se demandait pas pourquoi son bras droit, d’ordinaire si distant, calme et posé, avait hésité à donner ce rapport.

***

Partie 4

Dans une maison close située dans un coin du quartier commercial de Lentencia, Koichiro Mikoshiba était allongé sur un canapé dans l’une des chambres d’hôtes, apparemment très calme.

« Liu Daijin devrait bientôt arriver », dit Zheng tout en versant du thé frais dans le bol de Koichiro.

« Hm », répondit Koichiro d’un air posé.

Il n’y avait plus le moindre soupçon de cette aura dangereuse qui émanait de son corps plus tôt dans la nuit.

Mais nous l’avons affronté plus tôt, cet endroit doit donc être un territoire ennemi pour lui. Et pourtant, la façon dont il reste calme… C’est comme les légendes le disent…

C’était la première fois que Zheng rencontrait Koichiro face à face. Quelques décennies s’étaient écoulées depuis que Zheng avait été amené dans ce monde, et Koichiro avait déjà disparu. On avait dit à Zheng qu’il était apparemment mort.

Alors c’est vraiment lui…

Zheng avait entendu d’innombrables légendes sur Koichiro Mikoshiba. Toutes les histoires évoquaient l’image d’un démon enragé, une sorte de dieu guerrier. Durant les premières années de l’Organisation, Koichiro Mikoshiba était considéré comme le plus grand guerrier de l’Organisation.

Parmi ses premiers exploits, citons la bataille du château de Dergstein, dans le royaume d’Helnesgoula, et le siège de Truesta, une ville située dans les régions méridionales de Myest. Sans compter les innombrables escarmouches contre l’Église de Meneos, dont il reste peu de traces.

Il avait combattu dans au moins dix guerres majeures. Et si l’on comptait les escarmouches et les affrontements mineurs, il avait parcouru des centaines de champs de bataille. On ne pouvait pas compter le nombre de mérites que cet homme avait gagnés. Il était fermement convaincu que sans cet homme, l’Organisation n’aurait pas connu une telle expansion.

Et c’était pourquoi l’Organisation chantait encore ses louanges des décennies plus tard. Il était vrai que certaines histoires semblaient exagérées, comme celle où il aurait tué tout un ordre de chevaliers à lui tout seul. Mais lorsque Liu lui avait dit que cette histoire était vraie, le cœur de Zheng dansa d’excitation, comme s’il était à nouveau un jeune garçon.

Et face à un tel héros, Zheng ne pouvait s’empêcher de laisser tomber légèrement son masque. Après tout, il était aussi un guerrier.

« Goûtez-le et donnez-moi votre avis », dit Zheng tout en encourageant Koichiro à goûter le thé.

Il n’était évidemment pas empoisonné. Mais étant donné la situation tendue dans laquelle ils se trouvaient il y a peu de temps, Koichiro considérait toujours cet endroit comme un territoire ennemi. Un imbécile pacifique qui ne savait rien de la bataille aurait pu être assez crédule pour accepter son offre. Mais un guerrier expérimenté réfléchirait deux, voire trois fois, avant de consommer la nourriture ou la boisson que lui offrait l’ennemi.

Zheng s’attendait à ce qu’il refuse poliment, ou au moins qu’il attende d’abord que Liu soit présent.

« Oui, bien sûr », dit Koichiro, à la grande surprise de Zheng.

En hochant la tête, il prit le bol et sirota le thé tranquillement. Son goût unique se répandit de façon rafraîchissante sur sa langue. La saveur était un peu mince et diluée, mais elle contenait une qualité particulière et noble qui fit naître un sourire sur les lèvres de Koichiro.

« Hm, il possède une noble saveur. On a dû passer du temps à le préparer. L’eau que tu as utilisée est de bonne qualité. »

À ces mots, l’expression rigide de Zheng s’effondra.

« Vous pouvez le dire ? Je l’ai fait en utilisant de vraies feuilles de Junshan Yinzhen que j’ai eu la chance d’acquérir. J’ai rarement l’occasion de les brasser. »

Cela aurait pu passer pour de l’impudence, mais même Liu Daijin aurait eu du mal à acquérir un thé du niveau de celui que Koichiro venait de boire. Selon la situation, il pourrait être considéré comme si précieux que personne ne pourrait y attacher un prix.

Après tout, ce thé jaune était originaire de l’île de Junshan, dans la province chinoise du Hunan. Seuls mille kilogrammes de feuilles de thé sont produits chaque année, dont la majorité est achetée par les personnes les plus riches de Chine ou par les grands fabricants de thé. Les gens du peuple avaient peu de chances d’en acquérir.

Cent grammes de feuilles de thé coûtent plusieurs milliers de yens, ce qui montre bien à quel point ces feuilles de thé sont une denrée précieuse. En comparaison, des paquets de cinq cents grammes de thé de qualité moyenne se vendaient au même prix. Les empereurs de Chine favorisaient ce thé depuis l’antiquité, et on pouvait vraiment dire que c’était un thé digne d’une maison impériale.

Quant à savoir ce que faisait un thé aussi rare que celui-ci dans ce monde… la raison en était ridiculement simple. Il n’y avait que deux possibilités de trouver un objet de Rearth dans ce monde. Soit ils avaient été apportés par une personne invoquée dans ce monde, soit il avait été attiré dans ce monde par une disparition surnaturelle. Dans les deux cas, ils avaient été transportés ou se trouvaient à proximité de la personne qui avait été amenée dans ce monde.

Par ailleurs, ce thé avait été obtenu par un jeune Chinois qui avait eu la malchance d’être appelé dans ce monde. Il avait travaillé dans la production de thé. Et comme la plupart des jeunes gens de notre époque, il ne posait jamais son smartphone, mais il avait aussi beaucoup de passion pour son métier. C’était un homme un peu excentrique qui parcourait les champs en produisant des feuilles de thé pour la recherche.

Les feuilles de Junshan Yinzhen qu’il avait sur lui lorsqu’il fut convoqué étaient le résultat du fait qu’il avait supplié un maître artisan de lui fournir un échantillon de feuilles pour ses recherches. C’était l’article authentique. Et quand il avait été amené dans ce monde, le pays qui l’avait appelé trouva le sac avec les feuilles à côté de lui. De toute évidence, il s’était accroché à ce qu’il avait à proximité lorsqu’il fut appelé.

Par la suite, il connut de nombreux hauts et bas avant de trouver un emploi dans l’une des usines de production de thé de l’Organisation. Lorsqu’il avait rejoint l’Organisation, Liu avait appris l’existence des feuilles de thé Junshan Yinzhen et les lui avait achetés pour une grosse somme d’argent.

On pourrait très bien dire que ce thé n’était parvenu à Koichiro que par une série de coïncidences, un véritable alignement des planètes. Pourtant, quelques centaines de personnes étaient convoquées chaque année, donc tant que l’on n’était pas difficile sur la marque, il était possible que le thé de Rearth se retrouve dans ce monde. Mais il s’agissait le plus souvent de thé noir ou rouge, ou même simplement de thé en bouteille plastique.

En tant que tel, ce thé n’était certainement pas quelque chose que l’on servirait à une personne qui n’avait aucun goût pour le thé haut de gamme. En fait, si Liu ne lui avait pas ordonné d’utiliser ces feuilles, Zheng n’aurait pas pensé à le lui servir. Néanmoins, le fait qu’il ait obéi le rendait d’autant plus heureux d’entendre l’impression honnête et positive de Koichiro.

« Excusez-moi », une voix étouffée était venue de derrière la porte, accompagnée d’un léger coup.

Sur ce signal, Zheng se dirigea rapidement vers la porte et fit entrer le propriétaire. Mais lorsque la porte s’était ouverte, Liu n’était pas entré dans la pièce. Il était resté debout, figé sur place, et regarda la pièce avec un étonnement choqué. Ses yeux se fixèrent sur l’homme qui se leva du canapé pour le saluer. Les deux hommes étaient restés debout un long moment, les regards fixés l’un sur l’autre.

« C’est vraiment toi, Koichiro… ? »

Liu avait finalement réussi à cracher les mots.

Ce n’était pas vraiment une question, mais plutôt une façon pour Liu de mettre en mots sa propre conviction. Après tout, le vieil homme qui lui faisait face avait encore un semblant du jeune homme qu’il avait connu autrefois dans ses traits de visage durcis.

« Oui. Ça fait… longtemps. Liu Zhong Jian. Non… »

Les lèvres de Koichiro se retroussèrent en un profond sourire.

« J’ai entendu dire qu’on t’appelle Liu Daijin maintenant. »

Aah, il n’a pas changé… Il a toujours été comme ça.

Il y a un demi-siècle, Liu Zhong Jian et Koichiro Mikoshiba avaient traversé le champ de bataille comme des camarades, luttant pour défendre les valeurs de l’Organisation. Les mains de Liu tremblaient tandis que son champ de vision se troublait d’émotion.

« Mon ami, appelle-moi comme tu veux. Je t’appellerai aussi comme je veux. »

« Je vois. Alors je t’appellerai Zhong Jian, comme je l’ai fait autrefois. »

Sur ces mots, les deux hommes se sourirent l’un à l’autre.

***

Partie 5

Après avoir savouré un moment la joie de leurs retrouvailles, ils s’étaient assis sur des chaises préparées dans la chambre d’amis. Il y avait tellement de choses qu’ils avaient besoin de demander à l’autre.

« Tu peux rester et écouter, Zheng, mais tu ne dois pas parler. », dit Liu à son assistant.

« Compris », Zheng s’inclina silencieusement et retourna dans l’un des coins.

Le regardant d’un air absent, Liu entama la conversation. De son point de vue, un ami que l’on croyait mort depuis longtemps était soudainement revenu à la vie. Il voulait naturellement savoir ce que Koichiro avait traversé. Surtout si cela concernait le souhait le plus cher de l’Organisation.

« J’avoue que je ne pensais pas que nous nous reverrions comme ça, Koichiro. Quand le rituel a mal tourné et que tu as été pris dans l’engrenage, nous avions tous cru que tu étais mort… »

S’interrompant, Liu dirigea un regard perçant vers Koichiro. Ses yeux étaient remplis d’une volonté de fer qui ne permettait aucun mensonge.

Il était logique qu’il devienne si sérieux, retourner à Rearth était ce qu’ils avaient tous cherché pendant de nombreuses années, et l’une des principales raisons de l’existence de l’Organisation.

« Alors… As-tu réussi à retourner sur Rearth ? Sur… notre Terre ? »

Liu Daijin mit des mots sur la question qui brûlait dans son cœur comme un hurlement.

Koichiro hocha lentement la tête.

« Oui… J’ai réussi à revenir. J’avais vécu ma vie de ce côté jusqu’à il y a quelques mois. »

En entendant ces mots, un sanglot s’échappa des lèvres de Liu Daijin. Il se pencha en avant, pressant Koichiro pour obtenir plus de réponses.

« Et quoi d’autre ? Est-ce que les autres sont revenus aussi ?! »

Lors de leur tentative de mener le rituel de contre-sommation, ils avaient essayé d’envoyer quelques personnes considérées comme des traîtres à l’Organisation à titre expérimental. Lorsque le rituel avait mal tourné, vingt-neuf membres de l’Organisation furent aspirés dans l’interstice dimensionnel. Les dirigeants de l’Organisation n’avaient eu d’autre choix que de les déclarer tous morts.

Mais puisque Koichiro avait survécu, il était possible que les autres soient encore en vie. Étant donné les résultats tragiques du rituel de contre-appel, l’Organisation avait scellé toutes les informations à ce sujet, et toute nouvelle recherche sur le sujet était strictement interdite. Mais en fonction des réponses de Koichiro, ils pourraient très bien les reprendre. Et dans le meilleur des cas, ils seraient en mesure de renvoyer leurs compagnons d’infortune sur Rearth à tout moment.

Mais tout en réalisant l’espoir fugace dont Liu était envahi, Koichiro devait relayer la dure vérité.

« Non, je n’ai pas vu les autres depuis lors… Ils sont probablement… Je suis désolé », Koichiro secoua la tête en silence.

En voyant l’espoir fugace dans les yeux de Liu se briser, Koichiro ne pouvait que s’excuser. Mais il ne pouvait pas mentir à ce sujet. Des vies humaines étaient en jeu.

« N’y a-t-il pas une chance qu’ils aient simplement atterri ailleurs et que tu ne les aies pas rencontrés ? »

Liu regarda Koichiro avec un regard accroché, comme s’il refusait d’abandonner tout espoir.

C’était en effet une possibilité, mais Koichiro y avait naturellement pensé lui aussi.

« Non. Cela me fait mal de le dire, mais je crois que les chances que cela se produise sont assez minces. Lorsque j’ai été pris dans le rituel, je me suis retrouvé dans l’État de l’Indiana aux États-Unis. J’avais été transporté dans une chambre d’une maison délabrée. »

À ces mots, l’expression de Liu était devenue amère.

« Donc la théorie d’Adelina Berezhnaya selon laquelle toute personne renvoyée se retrouverait à l’endroit d’où elle a été convoquée était vraie… »

« Oui. Il semblerait que oui. »

En entendant le nom d’un de ses camarades, qui avait été pris dans l’interstice dimensionnel à ses côtés, les yeux de Koichiro se remplirent de larmes. Le rituel de contre-sommation fut mis au point à partir d’une théorie créée par ce membre de l’Organisation, une Russe de génie.

L’idée derrière tout cela était simple. Lorsque quelqu’un était invoqué dans ce monde, cela signifiait que les barrières des deux mondes étaient levées. On pouvait comparer cela à un hôtel où les chambres étaient toutes gardées par un système de verrouillage automatique. Rearth était la chambre A, tandis que ce monde était la chambre B, et le couloir était l’interstice dimensionnel. Les portes étant les barrières de chaque monde

Dans cet exemple, le rituel d’invocation signifie que quelqu’un dans la pièce B appelle quelqu’un de la pièce A dans sa pièce. Le chant utilisé pour le rituel est comme une ligne téléphonique interne entre les pièces. La personne appelée de la chambre A ouvre la porte de l’intérieur et sort facilement, et la porte de la chambre B est également ouverte de l’intérieur.

Le problème commençait lorsque l’on se rendait compte que la personne A n’avait pas la clé de sa chambre et qu’elle se retrouvait enfermée à l’extérieur. C’était une situation courante qui, dans la plupart des cas, pouvait être résolue en demandant à la réception de déverrouiller la porte de la chambre.

Mais il existait une autre méthode, convoquer quelqu’un d’autre de la chambre A (Rearth) à la chambre B (ce monde). Au moment où cela se produisait, les deux portes s’ouvraient, mais le problème était de trouver le bon timing. Néanmoins, si tout se passait bien, il était possible d’infiltrer la porte verrouillée en suivant quelqu’un d’autre.

Bien que cette explication simplifiée puisse faire paraître l’exploit relativement trivial, plusieurs problèmes se posaient. Ils pouvaient se résumer à deux obstacles majeurs.

Le premier étant le timing mentionné plus haut. Ce rituel impliquait un déplacement entre les dimensions, et on ne savait toujours pas combien de temps les barrières restaient levées. Cela pourrait être des jours, des mois, ou de simples secondes, peut-être même une fraction de seconde. Et contrairement à une porte d’hôtel, qui produisait un bruit lorsqu’elle se fermait, les barrières n’indiquaient pas qu’elles avaient été levées ou fermées.

Et comme aucune recherche n’avait été effectuée sur le sujet, il serait donc impossible d’affirmer avec certitude que c’était le cas, mais au vu des quelques exemples existants, il était fort probable que les gens ne pouvaient pas survivre dans l’interstice dimensionnel.

En tant que tel, essayer de traverser les dimensions était comme essayer de patauger dans l’espace pour tenter de passer entre deux vaisseaux spatiaux. Et même si l’on n’avait pas le choix, il ne s’agissait pas seulement d’un pari risqué, mais d’un acte quasi suicidaire.

Et quand bien même on réussissait à franchir l’obstacle du temps, un autre problème subsistait : il fallait invoquer quelqu’un d’autre pour prendre sa place dans ce monde infernal. Pour pouvoir rentrer chez soi, il faudrait condamner quelqu’un d’autre à prendre sa place, un peu comme dans un jeu de pouilleux.

Ce dernier problème était le plus grand sujet de débat au sein de l’Organisation à l’époque. Il s’agissait d’un groupe de personnes qui avaient été appelées de force dans ce monde pour servir de pions jetables, et elles avaient toutes subi de grandes épreuves depuis leur convocation.

Certains avaient été contraints à l’esclavage et avaient été dépouillés de leur dignité et de leur liberté. Certains avaient vu leurs proches violés sous leurs yeux. Et ils devaient laisser quelqu’un derrière eux dans ce monde pour prendre leur place. Ils voulaient tous rentrer chez eux, bien sûr, mais ils ne voulaient pas le faire au détriment des autres. Ils voulaient rentrer chez eux d’une manière dont ils pourraient tous être satisfaits.

C’était ce que croyaient Koichiro Mikoshiba, Liu Zhong Jian et les autres membres dirigeants de l’Organisation. Mais ceux qui avaient été blasés par la nature de ce monde ne voyaient là que de l’idéalisme. De nombreuses personnes au sein de l’Organisation n’hésiteraient pas à prendre tous les moyens possibles, aussi affreux soient-ils, pour rentrer chez elles.

Et cela créa un schisme au sein de l’Organisation. Elle se divisa entre la faction du retour au pays, qui insistait pour rentrer chez elle quoi qu’il arrive, et la faction de l’opposition, qui refusait de s’abaisser à ce point, quelle que soit la gravité de la situation.

Si seulement nous avions pu en parler davantage à l’époque…

Ces regrets avaient hanté Liu depuis, ainsi que de nombreux membres de l’Organisation qui avaient su ce qui s’était passé à l’époque. Mais aucune discussion ne pouvait finalement changer le résultat. Ce n’était comme s’ils n’avaient pas discuté du tout de la question à l’époque. Après tout, les factions du Retour et de l’Opposition étaient toutes deux inflexibles sur leurs idéaux. Cette insistance et cette détermination étaient quelque chose que les deux factions avaient en commun.

Elles étaient arrivées à leur conclusion après avoir tout mis sur la table, leur avenir, leurs philosophies, leur humanité même. Et donc, quoi qu’on dise, ils ne pouvaient pas revenir sur la conclusion à laquelle ils étaient parvenus.

En conséquence, la faction du retour attaqua Adelina Berezhnaya, qui faisait des recherches sur le rituel de contre-sommation sur ordre de l’Organisation. Ils l’avaient forcée à effectuer le rituel, tandis que Koichiro et Liu avaient mené une force d’attaque sur le domaine où le rituel avait lieu.

Ce qui s’ensuivit fut une bataille entre des camarades qui avaient autrefois partagé joies et peines. Mais qui était en tort ici ? Il était difficile d’identifier une personne en particulier qui avait causé cela. Peut-être la faction du retour avait-elle raison de s’en prendre à la faction de l’opposition, qui poursuivait ses recherches sur le rituel de contre-appel sans avoir l’intention de l’utiliser.

« Tu le regrettes, Koichiro… ? », demanda Liu.

« Oui. Je ne suis toujours pas satisfait de tout cela », acquiesça Koichiro.

Sur le moment, les deux hommes avaient décidé d’arrêter le rituel coûte que coûte. Le résultat, cependant, ne s’était pas déroulé comme prévu. La tentative d’arrêter de force le rituel de contre-sommation fit dérailler le sort, aspirant Koichiro et ses vingt-neuf subordonnés dans l’interstice dimensionnel. Et, par coïncidence ou peut-être par caprice du destin, Koichiro fut ramené dans son monde.

Au moment où il réalisa qu’il était rentré chez lui, le cœur de Koichiro devint lourd de regrets et de culpabilité. Et même maintenant, un demi-siècle plus tard, ces sentiments n’avaient pas disparu. Il est vrai qu’il n’avait jamais eu l’intention de le faire, mais Koichiro avait quand même retrouvé le chemin de la maison, même si cela avait coûté la vie à de nombreuses personnes. On ne pouvait pas le nier.

« Je vois… Je ressens la même chose », dit Liu en poussant un profond soupir.

Suite à cet incident, l’Organisation perdit beaucoup de ses agents, et huit de ses dirigeants, dont Koichiro. Ce fut un coup dur. Il avait fallu plus d’une décennie pour que l’Organisation se remette vraiment des répercussions de cet événement.

Et pendant cette période, ceux qui avaient pu empêcher désespérément l’Organisation de s’effondrer sous son propre poids étaient les douze commandants dirigés par Liu, ceux qui allaient être connus sous le nom d’Anciens.

De la même manière que Koichiro avait retrouvé son chemin par le biais de coïncidences et de miracles, ceux qui étaient restés dans ce monde avaient également dû faire de nombreux sacrifices.

« Nous avons tous deux traversé beaucoup de choses, n’est-ce pas… Koichiro ? »

« On dirait bien, Zhong Jian. »

Et ainsi, les deux hommes s’étaient regardés pendant un long moment. Comme si chacun d’eux réfléchissait à ce que l’autre avait vécu au fil des ans.

***

Chapitre 2 : Le premier obstacle

Partie 1

Environ un mois avant que l’armée d’invasion O'ltormean, dirigée par la Première Princesse Shardina, ne commence ses préparatifs précipités de retraite, une rencontre eut lieu. Elle s’était produit le soir du jour suivant la première rencontre de Ryoma Mikoshiba avec la reine d’Helnesgoula, la Renarde du Nord, Grindiana Helnecharles.

Elle s’était déroulée dans la ville-citadelle de Memphis. C’était à l’origine une importante position défensive pour le royaume de Xarooda, qui fut ensuite occupée par l’armée d’Helnesgoula. Dans un coin d’un bâtiment qui était autrefois le centre de l’administration de la ville, trois individus étaient assis autour d’une seule carte.

Ils n’avaient qu’un seul objectif, trouver un moyen de repousser Shardina et l’armée d’invasion O'ltormean. Car même avec Helnesgoula, l’un des pays les plus forts du continent à leurs côtés, les trois royaumes de l’est avaient des options limitées.

Le général Arios Belares était mort dans la bataille des plaines de Notis, et l’armée d’invasion de Shardina avait déjà pris racine dans le territoire de Xarooda. Ils avaient établi une tête de pont solide en construisant le Fort Noltia dans le bassin d’Ushas, ce qui leur permettait d’empiéter plus profondément dans leur territoire.

En vérité, si l’héritier du général Berlares, Joshua, n’avait pas perturbé à plusieurs reprises leurs lignes de ravitaillement par des techniques de guérilla, O’ltormea aurait déjà divisé le territoire de Xarooda en deux, les livres d’histoire l’auraient déjà sûrement écrit.

La lutte miraculeuse de Joshua était en grande partie la raison pour laquelle Xarooda s’accrochait encore à la vie en tant que pays. Mais ce miracle n’allait pas durer longtemps. O’ltormea puisait déjà dans sa vaste puissance nationale pour rassembler des troupes expérimentées dans les combats en terrain montagneux. De grandes quantités de nourriture et de fournitures étaient entassées dans le fort Notis, puis livrées petit à petit dans le fort Noltia.

L’armée d’invasion passera donc à une offensive de grande envergure dans très peu de temps. L’alliance n’avait alors que deux options. La première était de laisser l’armée d’Helnesgoula marcher sur le bassin d’Ushas et de joindre ses forces à celles de Xarooda et des deux autres pays, formant ainsi une armée alliée qui pourrait être capable de repousser la force d’invasion d’O’ltormea.

L’autre option était de faire en sorte que Helnesgoula lance une attaque-surprise sur les frontières nord de l’Empire d’O’ltormea, les forçant à consolider leurs forces à cet endroit. Ce faisant, ils allégeraient la pression sur le front de Xarooda.

Les deux idées avaient cependant leurs défauts.

Avec la première, il n’était pas certain que les forces d’Helnesgoula puissent arriver au bassin d’Ushas à temps avant le début de la bataille. Et même si elles arrivaient avant le début des combats, il était difficile de dire si l’armée alliée nouvellement formée serait capable de combattre correctement en tandem.

Pire encore, Xarooda avait une topographie montagneuse unique qui rendait le terrain difficile à traverser. Helnesgoula disposait d’un vaste réseau de renseignements et connaissait dans une certaine mesure le terrain du pays, mais tout de même, déployer une armée dans un autre pays comportait des risques.

Mais l’autre choix, lancer une invasion surprise à la frontière nord d’O’ltormea, était tout aussi risqué. Si Helnesgoula le faisait, les premiers à agir seraient les armées du front nord d’O’ltormea, rassemblée par le prince héritier. Cette armée était réputée être une force d’élite, capable d’égaler la garde d’élite de l’empereur Lionel Eisenheit.

Un affrontement direct avec ces forces ne se déciderait pas facilement, et il n’y aurait aucune chance d’armistice. Les deux pays devraient engager toutes leurs forces restantes dans la bataille. Cela obligerait l’armée de la princesse Shardina à se retirer, mais les cadavres des deux pays s’empileraient sur le sol et des rivières de sang couleraient.

Cela marquera alors le début d’une guerre d’usure sans fin entre O’ltormea et Helnesgoula. Et qui pouvait dire que d’autres pays n’essaieraient pas de tourner la situation à leur avantage ? Il n’y avait aucune garantie que le Saint Empire Qwiltantia n’essaierait pas de tirer profit de la guerre. Et cela transformerait cette manœuvre militaire, destinée à aider Xarooda, en début d’une grande guerre pour l’ensemble du continent.

Et même si Helnesgoula était intéressé à aider Xarooda, c’était toujours le problème d’un autre pays. En tant que reine d’Helnesgoula, Grindiana n’avait pas besoin de prendre ce genre de risque.

Mais malgré cela, un homme avait courageusement suggéré d’attaquer la frontière nord d’O’ltormea. Il s’appelait Ryoma Mikoshiba, c’était un baron de Rhoadseria et une personne venant de Rearth, qui avait renversé la position d’infériorité de la reine Lupis Rhoadserians lors de la récente guerre civile, lui faisant ainsi gagner la couronne.

Il s’est fait passer pour une sorte de génie, mais il montre enfin son vrai visage… Arnold Grisson, l’un des généraux d’Helnesgoula et commandant du front oriental, soupira de déception. Je me demande même si cet homme a pu faire l’offre qu’il nous a faite hier.

Lors de leur première rencontre la veille, Ryoma avait impressionné Grindiana, la souveraine que Grisson admirait et à laquelle il était dévoué, en voyant avec précision ses intentions et en lui faisant une offre qui avait dépassé ses attentes. Et cela avait choqué Grisson au plus haut point. Et bien qu’il ait plus de deux fois son âge, Grisson était envahi par la crainte et l’admiration envers Ryoma Mikoshiba.

Mais à présent, Grisson ne ressentait plus rien de tel. Il faudrait que Ryoma soit un imbécile pour ne pas remarquer à quel point la suggestion qu’il venait de faire était téméraire et dangereuse. Et s’il la disait en sachant à quel point elle était insensée, il ne serait rien d’autre qu’un serpent qui essayait clairement de les tromper.

« Êtes-vous… sérieux ? »

Ryoma avait acquiescé calmement : « Oui… Je veux que vous ordonniez aux armées d’Helnesgoula de commencer à se préparer à attaquer la frontière nord d’O’ltormea. »

Voyant son attitude, Grisson laissa échapper un autre soupir exaspéré et secoua la tête. En vérité, si Grindiana n’avait pas été présente dans cette pièce, Grisson aurait été enclin à enfoncer son poing dans le visage de Ryoma.

Ils avaient convenu la veille qu’Helnesgoula s’unirait à l’alliance orientale et agirait en tant que leader de l’union. Et l’on s’attendait à ce que le leader d’une union soit prêt à faire quelques dégâts pour aider les pays sous son aile. Mais cela ne signifiait pas qu’il devait prendre un risque assez grand pour potentiellement entraîner sa propre destruction. Cette suggestion frise la folie.

En tant que telle, l’exaspération de Grisson était à prévoir. Cependant, contrairement à son attitude, Grindiana regardait Ryoma, qui était assis en face d’elle, avec des yeux brillants. Son regard était comme celui d’un enfant innocent à qui l’on venait de montrer un tour de magie.

« Tu ne comprends pas, Arnold », dit Grindiana avant d’élever la voix dans un rire agréable.

« Mais, Votre Majesté… »

Grisson ne pouvait qu’incliner la tête d’un air étonné devant l’attitude de sa maîtresse.

Ordonner aux armées d’Helnesgoula de commencer à se préparer à une attaque sur les frontières nord d’O’ltormea signifiait entrer en guerre totale avec l’Empire. Grisson ne voyait pas d’autre interprétation à ce que Ryoma venait de dire. N’importe quel général d’Helnesgoula aurait probablement supposé la même chose.

Pourtant, Grindiana voyait les choses différemment.

« Tu es un petit imbécile, Arnold… Ryoma Mikoshiba n’aurait pas élaboré ce plan s’il ne pensait pas qu’une guerre totale avec O’ltormea était parfaitement évitable. »

Grindiana sourit en parlant, une lueur dansant dans ses yeux.

« Ce n’est pas votre intention… N’est-ce pas, Mikoshiba ? »

Elle ponctua ses paroles en regardant Ryoma avec un regard de côté envoûtant.

Un tel regard sensuel aurait fait frissonner la plupart des hommes à qui il était adressé. Mais il semblait inefficace contre Ryoma.

« Bien sûr que non, Votre Majesté »

Ryoma acquiesça calmement en désignant une zone spécifique sur la carte étalée devant eux.

« Fort Notis… Qu’en est-il ? », dit Grisson en penchant la tête.

Ryoma désigna les plaines de Notis, qui se trouvaient désormais fermement sur le territoire d’O’ltormea. Grisson ne comprenait pas où Ryoma et Grindiana voulaient en venir.

« C’est cet endroit que nous allons viser », dit Ryoma.

« Quoi ? ! », s’exclama Grisson, se levant sur ses pieds avec surprise.

*****

Un peu plus tard dans la nuit, Arnold Grisson s’enfonça dans le canapé, ses yeux regardant le plafond. Il n’y avait que lui et Grindiana dans la pièce.

« Je n’arrive pas à croire qu’il ait pu inventer un truc pareil… », marmonna Grisson.

Ryoma Mikoshiba avait détaillé les grandes lignes de la façon dont ils allaient offrir leur aide à Xarooda. Et pour Grisson, un soldat expérimenté qui avait survécu à d’innombrables batailles, c’était un plan qui semblait trop absurde.

Qui pourrait inventer quelque chose d’aussi absurde… ?

Le cœur de Grisson était inondé d’émotions. Il était vrai qu’il était fautif, qu’il aurait dû écouter l’idée de Ryoma jusqu’au bout. Il ne pouvait s’empêcher de se maudire à regret d’avoir élevé la voix malgré sa position de commandant suprême du front oriental d’Helnesgoula.

Mais tout cela était bien évidemment rétrospectif. Qui aurait pu lire dans les intentions de Ryoma à l’avance ? Aucun des collègues de Grisson à Dreisen n’aurait pu également le prédire. Et bien qu’ils soient tous des généraux doués, ils avaient été formés pour prendre le commandement sur le terrain. En d’autres termes, c’étaient des tacticiens. Mais ceci était une question de stratégie. Cela ne voulait pas vraiment dire que la stratégie était plus importante que la tactique, mais elles différaient en termes de perspective. Très peu de personnes pouvaient planifier des opérations militaires à l’échelle nationale.

Arnold Grisson était salué comme l’un des meilleurs tacticiens d’Helnesgoula. Il en était fier, mais à présent, cet éloge lui semblait trop creux. D’autant plus qu’il y avait un autre monstre dans cette pièce, capable du même niveau de réflexion.

« Ça t’a vraiment surpris à ce point ? », demanda Grindiana avec son habituel sourire posé tout en prenant une boule de gomme dans un bocal sur la table et en la mettant dans sa bouche.

Voir l’attitude de sa maîtresse ne fit que faire soupirer Grisson à nouveau.

« Pour sûr, je n’aurais certainement pas été capable d’imaginer quelque chose comme ça. Utiliser notre armée pour secouer les frontières nord de l’Empire, et profiter de cette chance pour traverser les montagnes et attaquer Fort Notis… »

Le corps de Grisson frissonna tandis qu’il parlait.

Cet homme est un monstre… Il est d’un tout autre niveau.

Grisson était saisi d’une terreur totale face à Ryoma Mikoshiba. Il avait une haute opinion de Ryoma depuis qu’il avait suggéré d’établir l’union des quatre pays. Mais il semblait que même cette évaluation n’était pas tout à fait juste. En tant que général d’Helnesgoula, les choses allaient dans une très mauvaise direction pour lui.

Tout se passe bien pour l’instant, mais…

Au moins, une partie de son anxiété provenait du fait qu’il avait été mis à mal devant Grindiana plusieurs fois ces derniers jours, mais ce n’était pas tout.

Combien de personnes à Helnesgoula sont capables de faire face à cet homme… ?

La peur qu’il avait ressentie l’autre jour s’était à nouveau installée dans son cœur. Pour l’instant, Helnesgoula était dans une relation de coopération avec Ryoma. Et avec le traité commercial liant les quatre pays, il était peu probable que cette relation s’envenime de sitôt.

Mais qui pouvait dire que cette relation durerait indéfiniment ? Et si ce n’était pas le cas, Helnesgoula aurait-elle les moyens fiables de résister à cet homme ? Grisson savait au moins très bien qu’il n’était pas l’égal de cet homme. Ce qui s’était passé plus tôt était un coup dur pour l’esprit de Grisson. Cet homme voyait le monde d’une manière totalement différente de la sienne.

Son sens de la stratégie et de la tactique est d’un tout autre niveau que le mien… Il est bien plus capable que moi.

Les mots de Ryoma tournaient en boucle dans l’esprit de Grisson. Sa suggestion était tout simplement inhabituelle. Pour être exact, Grisson avait déjà considéré l’option d’attaquer le Fort Notis. Attaquer le point faible de l’ennemi était aussi efficace dans une guerre entre pays que dans une bagarre de taverne.

***

Partie 2

Après tout, les provisions rassemblées dans le Fort Notis étaient la ligne de vie de l’armée d’invasion. C’était la force vitale de l’armée de Shardina. Attaquer la ligne d’approvisionnement de l’ennemi n’était en aucun cas une démonstration impressionnante de stratégie. Et même si l’occupation pure et simple de la forteresse n’était pas possible, brûler les réserves pouvait faire pencher la balance en leur faveur.

Mais discuter de cette option et la mettre en œuvre étaient deux choses différentes. Le plus gros problème était que Fort Notis se trouvait au cœur du territoire d’O’ltormea. Si l’armée d’Helnesgoula devait monter un assaut sur cette base, elle n’aurait que deux possibilités pour le faire. La première était d’attaquer à travers le territoire de Xarooda, et la seconde était de traverser les montagnes escarpées qui longent la frontière entre O’ltormea et Helnesgoula.

Étant donné la mauvaise position de Xarooda dans la guerre, traverser leur territoire était une idée plutôt risquée. Et maintenant qu’Arios Belares était mort, l’ennemi avait construit une importante tête de pont à Fort Noltia, à l’ouest du bassin d’Ushas. Le roi Julianus Ier de Xarooda perdait rapidement son pouvoir unificateur. Bien sûr, il y avait un nombre considérable de nobles qui avaient conduit leurs armées à Peripheria pour se tenir aux côtés du roi dans la guerre acharnée à venir.

Mais il y avait aussi un certain nombre de nobles opportunistes qui cherchaient à préserver la stabilité et la gloire de leur nom. Ils restaient nichés dans leurs terres, et bien qu’ils se préparaient extérieurement à combattre les forces d’O’ltormea, ils pouvaient très bien attendre la bonne occasion pour retourner leur veste. Honnêtement, parlant, on ne pouvait pas faire confiance à ces nobles.

Ce qui se passerait si Helnesgoula faisait défiler une armée sur ces terres était clair. Les forces d’invasion O'ltormean seraient immédiatement averties, et leur plan aurait immédiatement échoué.

Mais l’idée de traverser la frontière par les montagnes était encore plus insensée. O’ltormea et Helnesgoula surveillaient attentivement les routes de montagne qui étaient assez larges pour permettre le passage d’une armée. Si l’armée d’Helnesgoula montrait le moindre signe d’intention de se diriger vers le sud, les forces du nord d’O’ltormea interviendraient pour verrouiller la route. Ils seraient arrêtés bien avant d’atteindre Fort Notis.

Mais essayer de sortir de la route pour traverser les montagnes était encore plus absurde.

Dans ce monde, les villes et les routes étaient protégées par des barrières destinées à éloigner les monstres. Sortir de la route signifiait entrer dans des territoires infestés de monstres. Essayer de se frayer un chemin en sortant de la route, c’était s’exposer à de douloureuses représailles. Et même avec des guides compétents, faire passer une armée par là était problématique.

Il était donc pratiquement impossible d’essayer de monter une force de dix mille hommes. Compte tenu de la nécessité d’apporter des provisions, le maximum qu’ils pouvaient avoir était une force de 2 500 chevaliers. Et même dans ce cas, il était peu probable que tous ces chevaliers atteignent Fort Notis en vie.

Il était vrai que les monstres qui se reproduisaient sur la route étaient loin d’être aussi nombreux et puissants que les bêtes qui infestaient la terre déserte qu’était la péninsule de Wortenia. Et certains aventuriers et mercenaires puissants s’aventuraient intentionnellement hors de la route pour traverser les frontières.

Mais là, c’était différent. Faire marcher une armée à travers une région montagneuse infestée de monstres ? Même s’ils étaient gratifiés de la meilleure chance imaginable, seuls 70 ou 80 % de leurs hommes survivraient au voyage. Et si le sort s’acharnait sur eux, ils pourraient très bien être anéantis avant même d’atteindre leur destination.

En outre, en supposant que les 2 500 chevaliers parviennent à Fort Notis sans encombre, une force de cette taille serait bien trop faible pour organiser une attaque réussie. D’après la taille du fort, il pouvait accueillir environ 10 000 hommes. En raison des raids répétés de Joshua Belares sur leurs lignes d’approvisionnement, les hommes du fort avaient été envoyés en garde et en patrouille, et l’ordre de la princesse Shardina visant à monter une offensive avait également influencé leurs effectifs. Tout bien considéré, il était difficile de croire que le fort avait un effectif complet. Au mieux, il devait avoir 50 à 60 % de sa capacité.

Cela signifierait tout de même que la forteresse aurait une garnison de 5 000 à 6 000 soldats.

Ainsi, même si les 2 500 soldats parvenaient à traverser les montagnes sans encombre, ils ne seraient pas en mesure de renverser la forteresse. Pour vaincre une forteresse, il faut trois fois plus d’hommes que la garnison. Et un seul ordre de chevaliers n’était pas suffisant pour le faire. D’un point de vue réaliste, monter une charge sur le Fort Notis avec ces effectifs serait imprudent.

Sans compter qu’ils partaient du principe qu’ils n’auraient à faire face qu’aux troupes de Fort Notis. Plus il faudrait de temps pour percer la forteresse, plus ils recevraient de renforts des villes situées à l’arrière. Ils devaient submerger Fort Notis dans un temps limité, ou ils seraient bloqués par les soldats O'ltormean de tous les côtés.

Avec tout cela à l’esprit, il était logique, d’un point de vue militaire, de supposer que l’attaque de Fort Notis était impossible. Mais alors que même Grisson, tant loué pour son ingéniosité tactique par ses collègues, la jugeait impossible, Ryoma avait trouvé une stratégie viable pour conquérir Fort Notis.

C’est comme si le dieu de la guerre le favorisait…

La seule personne qu’il connaissait qui pouvait probablement égaler l’intellect monstrueux de Ryoma était sa reine, Grindiana.

« Es-tu si anxieux ? », dit Grindiana tout en mettant une autre boule de gomme dans sa bouche et en regardant le visage de Grisson.

« Ne vous rend-il pas anxieux, Votre Majesté ? »

Il avait répondu à sa question par une question.

« Eh bien… Je ne peux pas dire qu’il me rende très anxieuse. »

Grindiana porta la tasse de thé posée sur la table à ses lèvres. Elle fronça les sourcils en signe de mécontentement devant le thé tiède. Si elle avait une quelconque appréhension, elle était dirigée vers tout le monde, sauf vers Ryoma.

Cet homme sait se satisfaire de son sort dans la vie… Au moins, il ne laissera pas une ambition insensée le pousser dans une guerre inutile.

On dit que le monde est fait de toutes sortes de gens. Certains recherchent la stabilité et la sécurité, tandis que d’autres brûlent d’ambition et cherchent à élever constamment leur condition. Grindiana portait la responsabilité de diriger l’un des trois plus grands pays du continent pendant de nombreuses années, et grâce à cela, elle avait été dotée d’un œil avisé sur la nature des gens.

D’après ses observations, Ryoma avait un équilibre parfait entre ambition et stabilité. Selon les circonstances, il pouvait présenter l’un ou l’autre de ces traits. Mais en outre, elle l’avait jugé comme étant le type plus enclin à rechercher la stabilité.

Fondamentalement, il n’interfère pas avec les autres. Mais cela signifie seulement qu’il déteste que les gens interfèrent avec lui… Tant que quelqu’un a un rang supérieur au sien, il n’a pas l’habitude de montrer les crocs, à moins qu’il n’essaie bêtement de le coincer.

C’était un homme raisonnable, qui s’en tenait à la foi et à la confiance. Et il n’aspirait pas à plus de richesse ou d’autorité. Si Ryoma avait été le genre d’homme qui ne reculait devant rien pour atteindre la gloire ou l’autopréservation, il aurait vendu la péninsule de Wortenia à Grindiana lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour discuter de l’union. En échange, il lui aurait fait accorder un titre de noblesse à Helnesgoula. Et même s’il n’avait pas fait quelque chose d’aussi flagrant, il aurait pu essayer de faire une autre sorte d’accord douteux.

Et cela serait, bien sûr, un acte de trahison flagrant contre Rhoadseria et une traîtrise envers Xarooda.

Pourtant, les nobles qui vendaient leurs seigneurs pour améliorer leur propre position étaient loin d’être rares dans ce monde impitoyable. En fait, la plupart des nobles tombaient dans cette catégorie. Le fait qu’il n’ait jamais tenté quelque chose de ce genre rendait Ryoma plus digne de confiance aux yeux de Grindiana que la plupart des nobles d’Helnesgoula.

Mais plus que tout, si quelqu’un me rend anxieuse ici, ce n’est pas lui… C’est toi, Arnold.

Son fidèle serviteur était resté assis sur le canapé, levant les yeux au plafond. Et tandis que Grindiana fixait son visage, ses yeux se remplirent de malaise. Elle n’avait pas l’intention de condamner Arnold pour la peur qu’il ressentait.

Elle ne doutait pas que Ryoma avait un esprit et un œil stratégique pour égaler le sien, dont la sagacité lui avait valu le titre de Vipère du Nord. En tant que général chargé de la défense nationale d’Helnesgoula, ordonner à Grisson de ne pas ressentir une certaine prudence et une crainte saine envers cet homme n’était pas judicieux.

Mais craindre et fuir quelqu’un produira également la crainte et le malaise de l’autre partie. Et même si de telles émotions n’étaient jamais exprimées par des mots, les autres avaient une façon de les capter, et c’était encore plus vrai pour Ryoma. Si toutes les informations qu’elle avait déterrées sur cet homme s’avéraient vraies, Grisson aurait beau essayer de cacher ses sentiments, il le remarquerait quand même.

Pour l’instant, la peur qui bourgeonne dans le cœur d’Arnold n’est encore qu’une petite pousse. Mais…

Mais avec le temps, cette petite pousse grandira, fleurira, et deviendra un arbre de suspicion et de peur. Et il arrivera un temps où cet arbre deviendra plus grand que les capacités du cœur d’Arnold Grisson, devenant ainsi une tumeur maligne infectant tous ceux qui l’entourent.

La question en suspens était de savoir comment Ryoma réagirait si cela se produisait.

Naturellement, il agira pour éliminer la menace…

Mais si Grindiana lui faisait part de ses doutes directement, cela ne ferait qu’accroître la peur et l’aversion de Grisson. Le mieux que Grindiana peut faire était d’essayer périodiquement d’arranger les choses entre les deux.

Il est possible que je m’inquiète pour rien, pourtant

Avec cette pensée à l’esprit, Grindiana sonna la cloche sur la table pour faire remplacer son thé tiède, priant pour que l’hypothétique hiver qui pourrait arriver ne soit qu’une inquiétude inutile de sa part…

*****

Au petit matin, une atmosphère suffocante s’était installée dans une certaine pièce de l’une des auberges de Memphis.

« Seigneur Mikoshiba, êtes-vous vraiment sérieux ? »

Sur ces mots, Orson Greed, le capitaine de la Garde du Monarque de Xarooda, dirigea un regard interrogateur vers l’homme assis calmement sur le canapé en face de lui.

« Oui, je me suis déjà assuré que tout est prêt », dit Ryoma en prenant une gorgée d’une bouteille de vin.

Une sensation de brûlure surgit de l’intérieur de son corps.

« Vous n’avez pas confiance en mon plan ? », ajouta-t-il.

« Non, je ne dirais pas ça. Pas à ce stade, en tout cas. Ce plan est un pari, et un mauvais pari en plus. Mais je réalise que vos chances ne sont pas nulles, et je sais aussi que nous n’avons pas d’autres options. », dit Greed en secouant la tête.

Tout en détournant le regard, Greed tourna ses yeux vers le bâtiment administratif qui se dressait devant la fenêtre.

« La Renarde du Nord ne s’est pas opposée à ce plan… Et Sa Majesté m’a ordonné de tout vous confier, Seigneur Mikoshiba. Je ne pense pas être en position de trouver une faille dans votre plan. »

Sur ces mots, Greed poussa un profond soupir. En le regardant, Ryoma fit un subtil signe de tête.

Je peux comprendre son anxiété…

Le destin de son pays était dans la balance. S’ils échouaient, Xarooda serait littéralement rayé de la carte. Et c’était le capitaine de la Garde du Monarque, un homme qui avait confié des années de sa vie à Xarooda. Il ne pouvait pas détourner les yeux de cette crise.

En effet, il devait retourner à Peripheria et annoncer la nouvelle de l’union des quatre royaumes à Julianus I. Ensuite, il devait transmettre un message qui constituait le cœur de l’opération à venir à Grahalt et Joshua, qui étaient actuellement à l’affût à Fort Ushas.

C’étaient deux tâches cruciales, qui ne pouvaient être confiées qu’à quelqu’un digne de la confiance nécessaire. Mais une fois ces tâches accomplies, il devait prendre le relais de Grahalt dans la défense de Julianus Ier.

Avec le capitaine de la garde royale, Grahalt, sur le champ de bataille, Greed et la garde du monarque ne pouvaient pas se permettre de quitter les côtés du roi. C’était inévitable, et Greed n’était pas mécontent de la tâche qui lui avait été confiée.

Mais tout de même, comme le sort de son royaume étant décidé dans un endroit loin de sa vue, son anxiété était compréhensible.

Pourtant, ces inquiétudes étaient les mêmes que les caprices d’un enfant. Après tout, Ryoma avait élaboré ce plan alors qu’il n’était que le simple commandant d’une escouade de renfort. C’était lui qui portait le plus lourd fardeau en ce qui concernait la survie de Xarooda, même s’il ne faisait pas partie de ce royaume.

Honnêtement, de tous les participants à cette guerre, Ryoma était sans aucun doute celui qui avait tiré la plus courte paille. Pire encore, son habile tacticien, Lione, et Dilphina, la fille du démon fou Nelcius, étaient loin de cet endroit, ainsi que la plupart de ses soldats. Ses espions, le clan Igasaki, étaient restés derrière avec Genou et Boltz pour assurer la défense de la péninsule de Wortenia.

***

Partie 3

Les seuls membres du clan Igasaki aux côtés de Ryoma étaient Sakuya et quelques ninjas triés sur le volet par Genou, et il les avait envoyés en reconnaissance de la structure interne de Fort Notis. Ils étaient actuellement en route pour le territoire d’O’ltormea.

Greed étant retourné faire son rapport à Julianus I, les seuls soldats restants sous le commandement de Ryoma étaient un ordre unique de 2 500 chevaliers que Grindiana avait déployé pour lui. En plus d’eux, il y avait ses aides : les jumelles Malfist, les vassaux personnels de la Maison Mikoshiba (un groupe de dix soldats dirigés par Kevin), et quinze ninjas Igasaki que Sakuya avait laissés derrière lui pour servir de guides à travers les montagnes et de gardes du corps.

Les forces totales de Ryoma étaient de 2 528 soldats, lui-même inclus.

En termes de force brute, c’était l’équivalent d’un seul ordre de chevaliers organisé. Mais la plupart de ses vassaux, aux côtés desquels il avait l’habitude de travailler, étaient absents. Ryoma allait devoir monter une attaque sur Fort Notis avec des soldats qui ne ressentaient aucun sentiment d’unité ou d’intérêt commun avec lui.

C’était comme essayer de jouer une partie d’échecs alors que son camp n’avait que des pions.

Greed a raison. C’est vraiment un mauvais pari…

Ryoma ne pouvait s’empêcher de penser ainsi. Mais étant donné la situation dans laquelle se trouvait Xarooda, ils avaient dépassé depuis longtemps le point où les moyens conventionnels pouvaient les aider. Aussi risqué que cela puisse être, ils n’avaient aucun autre moyen de sauver Xarooda que de recourir à ce plan téméraire.

Même Ryoma devait reconnaître que cette stratégie était risquée au point d’être un pari. Tout d’abord, ils devaient éviter les guetteurs d’O’ltormea et se frayer un chemin à travers une région montagneuse grouillant de monstres. Ensuite, ils devront trouver un moyen d’enfumer les soldats de la forteresse et de s’y faufiler. Ils devront ensuite tuer l’officier chargé de la défense du fort et brûler les vivres et les fournitures qui étaient probablement stockés dans leurs entrepôts.

La probabilité que chacune de ces étapes se déroule selon le plan de Ryoma était extrêmement faible. Néanmoins, aussi faibles que soient leurs perspectives, ils récolteraient d’autres récompenses s’ils sortaient victorieux. Et pour s’assurer que cette victoire hautement improbable se produise, Ryoma s’était préparé et avait essayé de planifier méticuleusement chaque étape.

Malgré cela, des regrets et des doutes firent surface dans son esprit. N’y aurait-il pas eu une meilleure solution ? Avait-il négligé quelque chose ? Des questions sans réponses tourbillonnaient dans son esprit comme un labyrinthe.

Ce fut alors que deux petites paumes se posèrent sur les épaules de Ryoma. Des mains petites et douces. Ryoma savait, sans même regarder, ce que cette sensation signifiait.

Oui… J’ai fait tout ce que j’ai pu. La seule chose qui reste à faire maintenant est de continuer à y croire et d’aller de l’avant.

Ryoma s’était levé du canapé.

« Bien, commençons… Appelle-les. Et aussi… »

Laura et Sara avaient acquiescé sans mot dire aux vagues instructions de Ryoma.

*****

La ville-citadelle de Memphis était une ville située à l’extrémité de la frontière entre Xarooda et Helnesgoula. C’était également le foyer de nombreux aventuriers qui gagnaient leur vie en explorant la forêt dense et les falaises abruptes près de la frontière.

Au-delà de la portée des piliers de la barrière se trouvait un monde infesté de monstres. Mais ce danger se traduisait aussi par une opportunité de profit. Les peaux des monstres pouvaient être utilisées pour fabriquer des armures ou des vêtements en cuir. Leurs crocs et leurs griffes pouvaient être transformés en armes. Leur ichor, leurs fluides corporels et leurs organes internes pouvaient avoir des propriétés médicinales, ce qui signifiait qu’ils pouvaient être vendus pour une jolie somme.

La présence de monstres était une menace pour l’humanité, bien sûr, mais ces créatures pouvaient aussi servir de source de revenus.

Memphis abritait de nombreux aventuriers rusés qui gagnaient leur vie en chassant les monstres. Parmi eux se trouvait un groupe d’aventurières appelé les « Pétales du vent du nord », un groupe de trois femmes nommées Olivia, Abby et Tia. Elles étaient assez jeunes, entre la fin de leur adolescence et le début de leur vingtaine. Et pourtant, elles étaient affiliées à la guilde depuis cinq ans et avaient déjà atteint le rang C. Elles étaient suffisamment compétentes pour être reconnues par les autres membres de la guilde.

Les Pétales du Vent du Nord étaient en train d’escalader les crêtes des montagnes au sud de Memphis dans le cadre de leur travail de guides d’un certain groupe. C’était un travail qu’elles avaient accepté en dehors de la guilde, dans un pub souterrain de la ville.

C’est mauvais… Je pensais que nous étions juste censés être des guides ici.

Olivia, la chef du groupe, regarda la file de personnes qui la suivaient en essayant de reprendre son souffle. Cela faisait dix jours qu’ils étaient partis, menant ce groupe à travers les montagnes. Derrière elle marchaient le chef du groupe, Ryoma Mikoshiba, et ses deux assistantes, Laura et Sara. Ils étaient vêtus de leur armure noire habituelle et avançaient en silence.

Je savais que ce n’était pas une demande ordinaire, mais… Je ne m’attendais pas à quelque chose comme ça.

Elle avait maintes fois maudit sa propre naïveté pour avoir sauté sur un accord qui semblait trop beau pour être vrai. Pourtant, elle n’avait pas d’autre choix que de l’accepter, normalement, elle n’aurait jamais accepté un tel travail.

Le fait qu’elle ait accepté cette mission était dû à trois facteurs. Premièrement, la demande lui avait été présentée par un bienfaiteur. Deuxièmement, la récompense offerte était assez élevée. Troisièmement, elles avaient échoué dans un travail pour la guilde, ce qui entraînait une lourde pénalité pour avoir violé leur contrat. Et si elles ne payaient pas cette pénalité à une date précise, les Pétales du Vent du Nord seraient vendus comme esclaves.

Les première et troisième raisons étaient particulièrement cruciales. Heureusement, la caution qu’elles avaient reçue pour ce travail était une somme assez importante, elles avaient donc déjà évité le risque d’être réduits en esclavage. De ce point de vue, le fait que Gran leur ait présenté ce travail était vraiment une aubaine.

Et pourtant, elles ne pouvaient pas vraiment se réjouir de ce travail.

La paie était bonne, et nous n’avions de toute façon pas le choix, mais…

Le travail consistait à mener un groupe à travers les montagnes de Memphis sur le territoire d’O’ltormea. La cliente que Gran leur avait présentée était une jeune femme blonde, qui avait informé Olivia de ces détails. Au début, Olivia pensait qu’elles faisaient simplement de la contrebande, mais la vérité était bien plus sombre que cela.

Elle n’imaginait pas qu’ils puissent diriger une unité militaire d’Helnesgoula.

Se souvenant du grand homme barbu qui dirigeait la Brigade du Vent du Nord, Olivia se mordit les lèvres. C’est vrai, Gran était leur bienfaiteur. Elles lui devaient une dette trop importante pour être exprimée en mots. Ils étaient tous deux originaires de la Rhoadseria du Sud, et bien que Gran ait deux fois son âge, ils venaient tous deux du même petit village. Ils se considéraient même comme parents.

Gran était en fait le fils du chef du village, et avait aidé à changer les couches d’Olivia lorsqu’elle était encore bébé. Et pendant que leurs parents travaillaient aux champs, c’est lui qui s’occupait d’Olivia et des deux autres filles. Gran était devenu un jeune homme en bonne santé et avait commencé à travailler comme mercenaire, mais le destin avait de sombres plans en réserve pour Olivia et ses deux amies.

Cela s’était passé il y a six ans. Le village où Gran et les filles vivaient se trouvait dans le sud de la Rhoadseria, près de la frontière avec l’un des royaumes du sud, le Royaume de Britirnia. En d’autres termes, c’était une terre très disputée.

Naturellement, les nobles qui contrôlaient la Rhoadseria méridionale demandaient aux paysans de s’enrôler pour combattre dans le conflit, et les impôts étaient assez lourds. Dans cette situation, ils ne semblaient pas se soucier beaucoup du maintien de l’ordre public au sein du domaine.

Et comme on pouvait s’y attendre, le village de Gran fut attaqué par un groupe de bandits. Beaucoup de villageois furent tués ou vendus comme esclaves. Parmi tous, les trois filles avaient miraculeusement échappé à l’emprise des bandits. Mais n’ayant nulle part où aller, elles n’avaient plus que deux options : mourir sur le bord du chemin ou se vendre comme esclaves.

Ce fut alors que Gran, qui avait commencé à se distinguer en tant que jeune mercenaire et chef de la Brigade du Vent du Nord, revint au village. Il recueillit les trois filles, qui se cachaient dans une maison délabrée, et leur appris à manier une arme et à vivre par leurs propres moyens.

Depuis que les trois filles commencèrent à mener leurs opérations à Memphis, leurs relations avec Gran étaient devenues un peu plus distantes. Mais ils étaient encore assez proches pour que, à chaque fois que Gran acceptait un travail dans le nord de Xarooda, il passe à Memphis pour prendre de leurs nouvelles.

C’était en raison de cette proximité qu’elles avaient accepté l’offre qu’il leur avait faite, même si cela n’offrait pas la garantie d’un travail associé à la guilde. Mais si Olivia avait connu les vrais détails à l’avance, elle n’aurait jamais accepté. Les Pétales du Vent du Nord tentaient de gagner leur vie en tant qu’aventuriers, et se retrouver mêlés à une guerre entre deux pays était la dernière chose qu’elles souhaitaient.

Pourtant, le fait que les aventuriers et les mercenaires utilisaient tous deux la bataille comme moyen de profit était vrai. Mais c’est que les aventuriers combattaient surtout des monstres, tandis que les mercenaires combattaient des gens, c’était donc ce qui les différenciait. Pourtant, ce n’était pas une différence majeure ni une règle absolue. Vaincre et poursuivre des bandits nécessitait des capacités de traque, et les aventuriers étaient souvent déployés pour s’en occuper, bien que les bandits soient humains. À l’inverse, les mercenaires étaient souvent engagés par des gouverneurs pour garder leur domaine, et il arrivait qu’on leur ordonne de tuer des monstres.

La différence entre un aventurier et un mercenaire était parfois extrêmement vague. C’était pourquoi la guilde gérait à la fois les mercenaires et les aventuriers et servait d’intermédiaire pour les deux. Olivia, par exemple, se disait aventurière, mais avait de l’expérience dans la chasse aux bandits.

Cela ne signifiait pas qu’Olivia et les filles aimaient activement se battre contre d’autres êtres humains, ou qu’elles voulaient être sur un champ de bataille. Elles éprouvaient une grande colère indignée envers les bandits, compte tenu de ce qui leur était arrivé dans le passé, mais elles détestaient toujours les mises à mort, et étaient hantées par la culpabilité chaque fois qu’elles devaient le faire.

Ressentir cela me fait peut-être paraître naïve, mais… quand même.

Olivia resserra la prise sur son épée. C’était un cadeau que Gran lui avait offert lorsqu’elle était devenue aventurière. Elle avait toujours pensé qu’elle maniait cette épée pour le bien des impuissants et des faibles, pour ceux qui étaient victimes de bandits comme sa famille et ses amis. Ses deux camarades pensaient la même chose.

Elles savaient, bien sûr, que lorsqu’il s’agissait de survivre sur ce continent, de telles pensées n’étaient rien d’autre que des paroles en l’air. Mais même si elles ne servaient que de guides, elles ne voulaient pas prendre parti dans une guerre.

« Vas-tu bien, Olivia ? »

Une de ses camarades, Tia, était soudainement apparue à côté d’elle.

« Tu as l’air abattue. »

Son visage était rempli d’inquiétude. Elle n’était probablement pas non plus partante pour cette mission, mais elles avaient déjà accepté l’avance pour le travail. Elles ne pouvaient en plus pas la rendre, puisqu’elle avait servi à payer leur pénalité à la guilde.

Et même si elles parvenaient à trouver un moyen d’obtenir ces fonds, elles ne pourraient probablement pas s’en sortir en rendant simplement ce qu’elles avaient reçu. Et leur bienfaiteur, Gran, leur avait spécifiquement demandé d’accepter ce travail. Elles ne pouvaient pas dire non.

Non, non, je dois rester concentrée… Tout ce que nous devons faire, c’est les guider, c’est tout.

Si Olivia, leur chef, laissait transparaître son mécontentement sur son visage, cette émotion se propagerait à Tia et Abby. Et si cela devait arriver, elles ne seraient pas en mesure de faire leur travail. Leurs sentiments refoulés déborderaient, et elles abandonneraient définitivement leur travail. Et si elles faisaient ça, le groupe qui les suivait ne pourrait pas traverser la chaîne de montagnes.

Bien sûr, comme il ne s’agissait pas d’un travail obtenu par la guilde, elles n’auraient pas à payer de pénalité pour l’avoir abandonné. Mais il ne s’agissait pas seulement d’argent. Renoncer à ce travail reviendrait à ternir quelque chose de plus important que l’argent : leur dignité et leur réputation. Et cela ne concernait pas seulement le groupe d’Olivia, mais aussi Gran, qui les avait présentés au client.

Nous ne pouvons pas faire ça à Gran…

Ces émotions serrèrent le cœur d’Olivia.

***

Partie 4

« Je vais bien, Tia. Nous devrions bientôt arriver au sommet, nous pourrons y faire une pause », dit Olivia en pointant le sommet du doigt pour chasser l’ambiance lourde.

Ce fut alors qu’elle remarqua ce qui ressemblait à un point noir au sein du soleil.

Qu’est-ce que… ?

La lumière du soleil étant trop vive, il était difficile de reconnaître ce point. Olivia leva une main pour bloquer la lumière du soleil et regarda attentivement dans sa direction.

Il est de plus en plus gros…

Au début, il était minuscule, mais le point grandissait progressivement.

« Oh, non ! »

En réalisant ce qu’était le point noir, Olivia se mit à crier : « Tout le monde, baissez-vous ! »

Cela ne donnerait pas grand-chose, mais honnêtement, c’était mieux que rien. Après tout, ils étaient confrontés au monstre le plus puissant des montagnes du sud de Memphis, en fait, le roi de cette région.

Un Aigle Royal… Oh, non.

Olivia les avait intentionnellement conduits de manière à éviter son territoire, mais ils l’avaient quand même croisé. Le continent occidental abritait des monstres qui étaient en fait des versions géantes des créatures de Rearth. Comme les calamars et les pieuvres dans la mer, ainsi que d’autres animaux terrestres et aviaires. Les plus grands d’entre eux étaient les dragons, qui faisaient des dizaines de mètres de haut. Leur souffle pouvait faire fondre les armures comme du beurre, et leurs écailles déviaient facilement les armes.

Ils étaient comme des bombardiers avec la robustesse d’un tank. En termes de jeu, ce serait le boss final. Mais malgré tout, aussi puissants que soient les dragons, ce n’était pas l’espèce la plus puissante de ce monde. Aussi puissants qu’ils soient, ils avaient des ennemis naturels.

L’Aigle Royal était l’une de ces créatures. Semblable au Roc des contes de Sinbad dans les Mille et Une Nuits, il égalait les dragons en termes de taille et de vitesse de vol. Le battement de ses ailes était capable d’emporter une personne.

Et donc, Olivia leur demanda de se baisser, mais les simples humains n’avaient aucun moyen de s’opposer à cette créature.

« Alors c’est un Aigle Royal… C’est difficile à dire de loin, mais apparemment il est aussi grand qu’on le dit. »

Alors que les soldats se plaçaient dans une formation circulaire et brandissaient leurs boucliers, une personne présente sur le côté d’Olivia parla. Les monstres massifs comme celui-ci étaient considérés comme une sorte de calamité naturelle. Et parmi ces monstres, l’Aigle Royal était considéré comme une classe proche des monstres les plus puissants qui existent. Si la Guilde devait demander l’élimination d’une de ces créatures, seuls des mercenaires ou des aventuriers de rang A pourraient y participer, et seul un groupe de grande taille pourrait éventuellement y parvenir.

« Alors, que faisons-nous ? », demanda Ryoma en levant sa propre main.

Il avait les yeux rivés sur le ciel et regardait l’Aigle Royal qui tournait au-dessus d’eux. Apparemment, il avait jugé que la chose la plus sage à faire était de demander l’avis de la guide. Mais honnêtement, Olivia ne savait pas non plus comment gérer cette situation.

Après tout, l’Aigle Royal tournait simplement dans le ciel au-dessus d’eux. Les avait-il reconnus comme des proies ? Se préparait-il à descendre en piqué pour les attaquer ? Ou peut-être avait-il les yeux rivés sur autre chose ? C’était une situation où ils pouvaient être attaqués à tout moment. Ils ne pouvaient pas rester assis sans rien faire et attendre.

Est-ce qu’on s’enfuit ? Ce n’est pas comme si on pouvait… Cette crête est trop étroite. S’il n’y avait que nous trois, on pourrait peut-être y arriver, mais autant de personnes ? C’est impossible… Et même si nous essayons de nous cacher…

Le sol était parsemé de rochers, et le chemin était seulement assez large pour accueillir deux ou trois personnes. Normalement, Olivia se serait enfuie de cet endroit sans hésiter. Mais avec 2 500 personnes derrière elle, les faire fuir toutes en même temps était la recette d’un accident mortel. Selon la situation, il pourrait en résulter plus de pertes que l’Aigle Royal n’en infligerait.

Tout de même, attendre dans l’ombre que le danger les dépasse n’était pas non plus une option. Il n’y avait pratiquement pas de gros rochers sur la crête, encore moins d’arbres. Il n’y avait donc aucun endroit pour cacher tous ces gens.

Et cela laisse…

Olivia avait admis, bien malgré elle, que la seule option restante était de répondre à leur agresseur par un assaut de leur côté. Mais bien sûr, étant donné l’exiguïté du terrain, ils ne pouvaient espérer employer une quelconque tactique de groupe.

« Qu’il nous attaque ou non, nous ne pouvons pas l’ignorer… Mais ça veut dire… »

Olivia s’était tue.

Rester les bras croisés afin que ce monstre puisse les dévorer était absurde, mais agiter aveuglément leurs armes ne les aiderait pas non plus. D’un point de vue réaliste, une petite force devrait distraire l’Aigle Royal pendant que les autres s’enfuyaient rapidement de la zone. C’était la suggestion la plus efficace et la plus raisonnable, mais Olivia ne pouvait pas se résoudre à la dire à voix haute.

J’imagine qu’il est difficile pour elle d’en parler…

Ryoma remarqua avec justesse l’hésitation dans ses yeux. Dire que quelqu’un devrait attirer l’attention de l’Aigle Royal aurait pu sembler assez inoffensif, mais la réalité était que ceux qui servaient de leurres seraient essentiellement abandonnés à leur propre sort. Olivia avait tenu sa langue parce qu’elle craignait qu’on lui ordonne de prendre cette place.

Les chevaliers que Grindiana lui avait confiés n’obéissaient à Ryoma que temporairement, parce que leur reine le leur avait ordonné. Ils avaient quitté Memphis dès que Ryoma avait reçu le droit de les commander, il n’y avait donc aucune confiance entre Ryoma et les soldats. Si Ryoma leur ordonnait de donner leur vie maintenant, les chevaliers se révolteraient contre lui.

Cela dit, ordonner au groupe d’Olivia de le faire était honnêtement une décision difficile à prendre. Ils avaient la position la plus faible de toutes les personnes présentes, et étaient sans doute les plus sacrifiables. Mais Ryoma devait admettre amèrement que sans elles, leurs chances de traverser avec succès cette région montagneuse étaient d’autant plus minces.

Pour ce qui était de savoir où se trouvent les points d’eau et les raccourcis, une carte ne suffirait pas. Se faire guider par le groupe d’Olivia réduirait également les risques de tomber sur des monstres, car elles connaissaient les zones peuplées par ces créatures.

Il était vrai qu’ils avaient rencontré un Aigle Royal, mais ces créatures se reproduisaient en très petit nombre et étaient une race rare. Les chances de rencontrer un Aigle Royal dans cette région étaient inférieures à un pour cent. Cela pourrait être difficile à croire, étant donné qu’ils avaient eu la malchance d’en croiser un.

Oui, on est tombé sur cette chose, mais c’est juste une poisse de plus sur la liste…

À cet effet, se débarrasser de leurs guides compétents ici était en fait assez risqué. Il ne restait donc plus que le ninja d’Igasaki qui l’escortait, ainsi que l’unité de Kevin. Étant donné leur loyauté, ils accepteraient volontiers de jouer le rôle de leurres si Ryoma le leur demandait. Mais si Ryoma le faisait, ils mourraient certainement.

S’il n’avait pas d’autre choix, Ryoma leur ordonnerait de mourir si nécessaire, mais il ne pensait pas que ce soit le moment.

Il n’y a pas d’autre choix, hein

Cette décision ne l’enthousiasmait pas. Pourtant, c’était le choix qui garantissait que le plus de gens s’en sortiraient vivants, y compris les leurres. Il ne pouvait pas arrêter l’opération pour quelque chose comme ça, surtout si tard dans la partie. Greed devrait déjà avoir transmis son message à Joshua et Grahalt.

Les mains de Ryoma effleurèrent Kikoku, l’épée rengainée à sa taille, comme pour confirmer sa présence.

C’est un peu plus tôt que prévu, mais je vais devoir te mettre au travail… Tu es prête ?

La lame de Kikoku trembla très légèrement, comme pour répondre à la question de Ryoma par une affirmation. Un frisson implorant, comme si la lame l’avait incité à se laisser gorger du sang d’une victime.

Ce fut pourtant à ce moment-là que quelqu’un arrêta Ryoma.

« Maître Ryoma… Nous restons derrière. »

Laura sépara silencieusement ses lèvres, et Sara, qui se tenait à ses côtés, hocha silencieusement la tête. Elles étaient probablement arrivées à la même conclusion que Ryoma.

Je suppose que ça ne sert à rien d’essayer de les arrêter… Elles parviendraient probablement mieux à le distraire qu’un arc…

En vérité, Ryoma ne voulait pas mettre les sœurs en danger. Étant donné que c’était son rôle de diriger les autres, ce sentiment aurait pu passer pour de la lâcheté. Mais les sœurs étaient avec lui depuis qu’il avait été appelé dans ce monde. À présent, il ressentait autant d’attachement pour elles que pour sa famille.

Étant donné leurs prouesses, elles étaient les premières personnes qu’il aurait dû nommer pour cette tâche. Mais il les avait intentionnellement exclues du compte. Le problème était que Sara et Laura ressentaient exactement la même chose pour lui.

Était-ce de l’affection romantique, ou de la loyauté envers l’homme qui les avait sauvées de l’esclavage ? Quoi qu’il en soit, elles ne voulaient pas exposer Ryoma au danger. De plus, Ryoma n’étant pas un adepte de la magie verbale, elles étaient plus fiables pour lancer des attaques à longue portée qui distrairaient l’Aigle Royal. Et s’ils devaient le vaincre, l’utilisation de cette méthode serait sans doute nécessaire.

Quand même, je ne peux pas laisser ces deux-là gérer ça…

Elles avaient affronté un monstre qui n’avait rien à envier à un dragon. Le fait qu’elles pouvaient toutes les deux s’en sortir était certain, mais il voulait s’assurer qu’il y avait une autre couche de sécurité.

« Très bien. À mon signal, lancez le sort le plus puissant que vous ayez », dit Ryoma.

Puis il se tourna vers Olivia, qui n’avait toujours pas compris la situation.

« C’est donc comme ça. Nous serons les leurres et le distrairons. Vous, les gars, retournez par où nous sommes venus et essayez de trouver un moyen de contourner cette zone. On se regroupera au campement prévu pour ce soir. »

Ces gens… Sont-ils fous ? Olivia était abasourdie.

Quel genre de commandant irait délibérément vers sa propre mort ?

« Êtes-vous… sérieux à ce sujet ? », demanda Olivia.

Ryoma répondit par un sourire enjoué. Et puis, il prit une profonde inspiration et permit aux chakras de son corps de s’ouvrir.

« Allez-y ! »

De toute façon, il avait décidé de le faire, il ne pouvait pas se permettre de perdre plus de temps. Avec ce mot comme signal, Ryoma et les jumelles quittèrent le groupe et dévalèrent la crête, utilisant la vitesse surhumaine que leur conférait la magie martiale. Le vent rugissait dans leurs oreilles tandis que le paysage défilait à toute allure.

Trouvant peut-être leur mouvement soudain irritant, l’Aigle Royal qui tournait autour commença à descendre. En réponse, Ryoma scanna rapidement l’environnement, et en repérant un espace relativement ouvert, sortit Kikoku de son fourreau.

« Maintenant ! », dit-il aux jumelles.

Sur l’ordre de Ryoma, les deux jumelles commencèrent à chanter.

« “Ô grand vent, souffle des dieux qui balaie tout ! Obéis à la volonté de tes enfants et ramène toute la création aux côtés des dieux !” »

Leur chant était un signe avant-coureur de la mort. Les cinq chakras des sœurs Malfist s’ouvrirent, et leurs membres se remplirent de prana. En concluant leur chant, elles levèrent les mains vers les cieux.

« Tornade tonitruante ! »

C’était l’un des sorts les plus puissants que les sœurs Malfist avaient dans leur arsenal. Et dès que le sort avait été déclenché, des nuages noirs commencèrent à se former dans le ciel. L’air gronda alors que petit à petit, deux tornades se formèrent, accompagnées du roulement du tonnerre.

« “Prends ça !” »

Ce qu’elles avaient conjuré était une lance des dieux, capable de trancher et de déchirer tout ce qui existait dans la création. Les deux paires de mains levées vers le ciel se tournèrent vers l’Aigle Royal, et les deux tourbillons reliant le ciel et la terre s’enroulèrent autour de l’énorme oiseau.

Le cri de l’Aigle Royal résonna dans toute la région. C’était comme s’il venait d’être pressé et haché par deux mixeurs. Le sort écrasa et déchiqueté le corps de l’Aigle Royal, faisant jaillir une pluie de sang et de fragments d’os. Et finalement, son cri s’évanouit dans le ciel.

« Maître Ryoma ! Terminez-le ! », cria Laura.

Et alors qu’elle le faisait, les tourbillons se calmèrent et le corps en lambeaux de l’Aigle Royal s’écrasa sur le sol.

***

Chapitre 3 : Le deuxième obstacle

Partie 1

Face aux vastes plaines qui s’étendaient sous la falaise sur laquelle il se trouvait, Ryoma poussa un profond soupir. Il se tenait sur un terrain élevé, surplombant la frontière entre les plaines de Notis et la forêt au nord de celle-ci. Un court trajet vers le sud les mènerait à leur destination, Fort Notis.

« Eh bien, d’une manière ou d’une autre, nous avons traversé les montagnes… »

En termes de temps, il leur avait fallu environ trois semaines pour arriver ici. Depuis qu’ils étaient entrés dans les montagnes au sud de Memphis, ils avaient dû se déplacer lentement le long des contreforts, afin de ne pas attirer l’attention d’O’ltormea.

Parmi les soldats que Grindiana lui avait donnés, plusieurs centaines n’avaient pas survécu au voyage. Bien sûr, lorsque Ryoma avait élaboré ce plan, il avait gardé à l’esprit que ces pertes étaient tout à fait possibles. Après tout, il avait basé cette stratégie sur l’exemple de la traversée des Alpes par Hannibal Barca, où des dizaines de milliers de soldats étaient morts pendant le voyage.

Cela dit, le voyage de Ryoma n’était pas parfaitement comparable à celui d’Hannibal. Hannibal avait traversé les Alpes enneigées en plein hiver, tandis que Ryoma avait dû traverser une région grouillante de monstres. Mais ils étaient identiques dans le sens où ils avaient traversé un territoire inexploré le long d’un chemin sans piste pour infiltrer le territoire ennemi.

Choisir de ne pas écarter le groupe d’Olivia était le bon choix.

Ryoma repensa aux aventuriers à qui il venait de payer le reste de la récompense et avec qui il s’était séparé. Après que lui et les jumelles aient repoussé l’attaque de l’Aigle Royal, ils s’étaient rendus au campement prévu pour la journée et s’étaient regroupés avec Olivia et les autres.

Olivia les regarda tous les trois comme s’ils étaient des fantômes. Rencontrer quelque chose de l’ampleur de l’Aigle Royal était quand même généralement une sentence de mort. Les seuls qui pouvaient même blesser une telle créature étaient des archers armés d’arcs puissants, ou des mages doués de magie verbale.

Mais la façon dont Ryoma s’était porté volontaire pour être le leurre avait un sens. Le fait que le chef de l’expédition ait non seulement agi comme un leurre, mais ait également tué le monstre dans le processus, fit disparaître tout mécontentement ou plainte que les soldats avaient à son égard.

En effet, à la suite de cet incident, les soldats d’Helnesgoula avaient complètement abandonné leur scepticisme initial, et on pouvait en dire autant du groupe d’Olivia. Ils ne voulaient clairement pas s’attirer la colère de trois personnes capables de vaincre un Aigle Royal.

Ce n’est pourtant pas comme si j’avais fait grand-chose là-bas…

L’Aigle Royal respirait déjà à peine après avoir été frappé par la magie des sœurs Malfist. La seule contribution de Ryoma fut d’enfoncer Kikoku dans le cœur d’un Aigle Royal mourant.

Malgré cela, ils avaient pu techniquement le vaincre ensemble. Il s’agissait juste de savoir à quel point on voulait que la vérité soit précise. Pourtant, les sœurs Malfist, qui étaient les plus performantes ici, avaient activement dirigé toutes les louanges et le crédit vers Ryoma. Insister pour mettre les choses au clair me semblait être un effort inutile.

Je suppose que je dois juste considérer ça comme une aubaine.

Le malentendu des soldats sur ce qui s’était passé joua en faveur de Ryoma. Alors que cette pensée lui traversait l’esprit, Sara lui chuchota à l’oreille par-derrière.

« Maître Ryoma… Sakuya vous attend à la tente. »

En entendant ce rapport, les yeux de Ryoma se rétrécirent fortement. Selon les informations que Sakuya était sur le point de livrer, son plan pourrait avoir besoin d’une révision importante.

« Très bien. Dis-lui que j’arrive tout de suite. »

Sara s’était inclinée et fit demi-tour, partant précipitamment. Ryoma commença à la suivre, mais s’arrêta après quelques pas.

« Et maintenant… Comment les dés vont-ils tomber ? », murmura-t-il pour lui-même tout en jetant un regard en arrière vers les plaines qui s’étendaient sous la falaise.

C’était comme s’il échangeait des regards avec un ennemi invisible…

*****

« Alors ? Comment ça s’est passé ? »

Ryoma s’adressa à Sakuya à l’instant même ou il entra dans la tente. Celle-ci l’attendait sur un genou. L’attitude de Ryoma ne pouvait pas être qualifiée de courtoise, et les chevaliers d’Helnesgoula qui les entouraient étaient assez décontenancés par l’insensibilité dont il faisait preuve.

Cependant, personne n’avait l’intention de l’interpeller à ce sujet. Pas après qu’il les ait menés à travers trois semaines de voyage éreintant. Pour faire simple, ils s’étaient habitués à lui.

« Seigneur. Comme je le soupçonnais lors de mon enquête préliminaire, le Fort Notis n’a pas de points faibles particuliers que nous pourrions exploiter. »

« Très bien… Passer à l’offensive avec les effectifs dont nous disposons est-il impossible ? »

« Oui. Ils ont trois couches de murs et un fossé… Il nous faudrait des dizaines de milliers de personnes pour les assiéger avec succès. »

Ryoma le savait déjà, mais les défenses de Fort Notis étaient blindées.

C’est bien ce à quoi je m’attendais

Fort Notis était quand même la ligne de survie de l’armée d’invasion. Et les provisions accumulées entre les murs de la forteresse ne faisaient que contribuer à son imprenabilité.

Pourtant, Helena et les autres ne pouvaient pas se cacher indéfiniment dans le Fort Ushas. Helena était connue comme la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria, et avec elle se trouvait la Tempête — Ecclesia Marinelle, le célèbre général de Myest. Et ils avaient aussi Joshua Belares, qui était effectivement au même niveau qu’un général.

Face à trois puissants généraux, même une armée dirigée par Shardina Eisenheit elle-même ne renverserait pas la forteresse facilement. Mais le combat pouvait être inconstant et soumis au hasard. La moindre inattention pouvait bouleverser le cours de la bataille. Et il était probablement préférable de supposer que l’ennemi voudrait en finir le plus rapidement possible.

Néanmoins, ça ne sert à rien de demander l’impossible… Nous allons devoir avancer notre programme.

Ryoma posa cette question à Sakuya avec le faible espoir qu’elle ait découvert une sorte d’ouverture qu’ils pourraient exploiter. Mais s’il n’y en avait pas, il n’y avait rien à faire.

Le fait de devoir utiliser la tactique qu’il était sur le point d’employer ne lui faisait pas plaisir, mais étant donné la situation, il ne pouvait pas laisser ses préférences personnelles être un facteur dans sa décision.

« Ont-ils changé le capitaine responsable des défenses du fort ? », demanda Ryoma.

« Non. C’est toujours Greg Moore », dit Sakuya en secouant la tête.

Ryoma gloussa dans son cœur.

Moore, la Lame du Dieu de l’Eau… J’étais un peu inquiet quand j’ai appris que Shardina réorganisait ses forces, mais tout se passe comme prévu.

Le personnel n’avait pas changé depuis leur précédente enquête. Avoir un autre capitaine responsable de la sécurité du fort aurait été un problème majeur pour Ryoma, mais heureusement, ce n’était pas le cas.

« Très bien… Nous avancerons donc comme prévu. Vous vous souvenez tous de la procédure, n’est-ce pas ? », dit Ryoma.

À cette question, l’atmosphère s’était refroidie dans la tente.

« Bien sûr. Nous allons vous montrer la puissance des chevaliers d’Helnesgoula, Seigneur Mikoshiba », dit l’un des chevaliers, ce à quoi ses collègues élevèrent la voix en signe d’encouragement.

Ryoma acquiesça en silence.

*****

Alors que le village brûlait, fumant sous ses yeux, Sara écarta les lèvres d’un air morose.

« C’est déjà le troisième… »

Ryoma détourna son regard d’elle.

Nous n’avons pas le choix…

Ils savaient que ça allait arriver, ils étaient préparés à ça. Mais c’était quand même un travail décourageant. Ils brûlaient sans discernement les villages autour de Fort Notis. Attaquer les villages de l’ennemi et les piller pour obtenir des provisions était considérée comme une tactique viable sur le champ de bataille, mais Ryoma aurait préféré ne pas avoir recours à cela.

Nous devons le faire si nous voulons détruire le fort.

Il n’allait pas s’excuser, mais Ryoma n’avait pas fait cela par désir de tourmenter les habitants d’O’ltormea. Il n’avait tout simplement pas d’autre recours. À cet égard, le rasage de ce village faisait partie de sa stratégie, et Sara le savait. Elle était plutôt pâle, mais elle faisait son travail.

Pourtant, ce village se porte probablement mieux que les autres…

Les villageois se rassemblaient sur la place du village. Tant qu’ils n’essayaient pas de se défendre et de causer des ravages inutiles, ils n’avaient pas besoin de mourir, et Ryoma leur avait dit qu’ils étaient autorisés à prendre tous leurs objets de valeur et leur nourriture avec eux. Il était pourtant difficile de savoir à quel point cela les avait aidés. Se retrouver sans foyer dans ce monde pouvait être assez difficile. Mais quand même, il voulait éviter les meurtres et les pillages inutiles autant que possible.

Et il avait une autre raison de le faire : il avait besoin que ces villageois survivent à tout prix.

Mais Ryoma ne savait pas dans quelle mesure les soldats qui attaquaient les autres villages suivaient ses ordres. Helnesgoula et Xarooda étaient des ennemis acharnés d’O’ltormea depuis de nombreuses années, et les citoyens de chaque pays étaient remplis d’une sombre haine pour les habitants de leurs pays rivaux. Les soldats avaient donc pu prendre l’absence de Ryoma comme une chance d’évacuer cette haine.

Et le fait qu’ils fassent cela semblait presque naturel. Ils avaient reçu l’ordre de faire croire que le rasage était le fait de bandits, alors ils volèrent, brûlèrent et ravagèrent sans pitié. Et même dans le contexte d’une guerre, c’était un spectacle macabre. Mais d’un autre côté, c’était aussi la conséquence du choix de ces villageois. Ils n’auraient pas dû vivre dans un pays militant qui choisissait activement la guerre.

« Seigneur ! Ennemis par-derrière ! »

L’un des ninjas d’Igasaki, qui faisait office de vigie, se précipita vers Ryoma.

Ryoma acquiesça à son rapport.

Greg Moore… Il avance, comme je le pensais.

Étant donné l’importance de Fort Notis, ils ne pouvaient pas facilement envoyer des soldats du fort, même si les citoyens de leur pays étaient attaqués. Aussi solide que soit le fort, il ne pouvait rien défendre sans soldats à ses postes. Mais si l’on examinait la situation sous un autre angle, cette vérité évidente éclairait une autre conclusion.

Il a probablement envoyé le même nombre de troupes dans les autres villages…

Heureusement, Greg Moore était un commandant compétent. Même s’il était le commandant responsable de la sécurité du fort, il comprenait l’agitation qui régnait sur le territoire d’O’ltormea. C’était un officier remarquable, à tous points de vue.

Et c’était exactement pour cela qu’il faisait le jeu de Ryoma.

« Très bien, nous ne devrions pas rester ici plus longtemps. Dépêchez-vous et battez en retraite ! » ordonna Ryoma, ses lèvres se retroussant en un rictus.

Il avait compris que sa proie fonçait dans le piège qu’il avait préparé.

***

Partie 2

Quelques jours plus tard, le moment était venu.

Devant les yeux de Ryoma se trouvait la grande forteresse, éclairée par des torches. Cette solide structure de pierre ne se laissera pas abattre par une attaque timide. Les milliers de soldats en garnison dans cette structure effraieraient toute personne assez téméraire pour s’en approcher.

Dans les entrepôts de ce fort se trouvaient de grandes réserves de nourriture et d’équipement rassemblées pour faciliter l’invasion d’O’ltormea sur Xarooda. Cette base était également reliée aux zones urbaines à l’arrière.

Si Ryoma devait renverser cette forteresse de front, il aurait besoin de dizaines de milliers de soldats et de quelques armes de siège. Il devra donc être prêt à subir de grandes pertes, et même dans ce cas, le siège durerait des mois.

Et tout cela en supposant que la base ne reçoive pas de renforts. C’était en effet une forteresse imprenable.

« C’est donc ça, Fort Notis… Oui, c’est aussi impressionnant que ce que j’ai entendu dire », chuchota Ryoma en s’asseyant sur son cheval et en soulevant la visière de son casque.

Le fort s’agrandissait à mesure qu’ils s’en approchaient. Depuis le moment où il avait été construit il y a plusieurs mois, il avait servi de forteresse défensive contre Xarooda. Tout comme le Fort Ushas était la dernière ligne de défense contre une invasion d’O’ltormea, le Fort Notis était le pivot d’O’ltormea pour sécuriser le front oriental.

« Oui. Mais maintenant… », répondit le préposé aux côtés de Ryoma d’une voix rappelant le carillon d’une cloche.

Son visage était caché par la visière de son casque, mais la courbure souple de sa poitrine et les mèches argentées, semblables à de la soie, qui s’échappaient de son casque révélaient qu’il s’agissait de Laura.

Ryoma haussa les épaules et hocha la tête : « Je suppose… Il nous a fallu beaucoup de travail pour pouvoir arriver à ce moment-là. Si je me plante ici, je ne pourrai pas regarder Helena dans les yeux. »

Il est vrai que renverser Fort Notis serait difficile en utilisant des méthodes conventionnelles. Mais tant que l’on n’était pas pointilleux sur ses méthodes, cela n’était pas impossible. Et pour cela, Ryoma avait fait de nombreux sacrifices et passé beaucoup de temps à se préparer.

Et maintenant, le moment était enfin arrivé. C’était la chance sur mille dont il avait besoin…

« Désolé pour l’attente ! »

Un chevalier sortit au galop de la forteresse, s’approchant de Ryoma tout en haletant pour respirer.

« Il a fallu du temps pour tout expliquer, mais il semblerait qu’ils nous donnent la permission d’entrer dans le fort. »

Levant la main en signe de remerciement, Ryoma se tourna vers la longue colonne d’hommes derrière lui.

C’est la fin de nos préparatifs… Ils agissent tous comme je leur ai dit. Sauf que…

Ryoma avait l’air calme en apparence, mais son cœur était pris d’anxiété et d’impatience. Le destin d’un pays reposait sur ses larges épaules. La plupart des gens seraient paralysés par la peur et la pression de tout cela.

Mais au fond de son cœur vacillant, à l’insu de Ryoma, brûlait une envie de bataille. Ses émotions étaient contradictoires. Une personne qui ne ressentait aucune peur ou anxiété est comme un véhicule sans freins. La forme du courage ultime consistait à supprimer ces sentiments de peur et d’anxiété et de les convertir en force.

Cela nécessitait un cœur en conflit. Ce dernier devait connaître la peur, mais sans se laisser dominer par elle. Et peut-être que cette contradiction même faisait partie de ce qui faisait d’une personne un héros.

Ça va aller… Ça va marcher… Ce n’est pas différent d’avant.

Les lèvres de Ryoma étaient devenues sèches à cause du stress et de l’excitation. Son esprit s’était remémoré une scène d’il y a des années, alors qu’il était encore un enfant. À l’époque où il se battait fièrement et ardemment pour protéger l’endroit auquel il appartenait.

« Allons-y ! », cria Ryoma.

Tout le monde autour de lui hocha la tête. La colonne de soldats commença à avancer sur la longue route entre la ville d’Aruo et le Fort Notis. Le cliquetis des sabots et le grincement des roues des chariots contre le sol grondaient dans l’air. Les armures argentées scintillaient à la lumière des torches qui éclairaient la nuit noire.

Comme une armée de messagers, sortis des enfers pour annoncer l’approche de la mort…

Les plaines de Notis étaient proches de la frontière O’ltormea-Xarooda, et maintenant, l’armée d’O’ltormea se préparait à entrer dans la phase finale de son invasion. Et ces plaines, le site même où Arios Belares, la divinité gardienne de Xarooda, avait subi une défaite honorable aux mains de Shardina Eisenheit, la première princesse de l’Empire d’O’ltormea, seraient le lieu de cette bataille finale.

*****

Assis dans un bureau niché au cœur des solides murs du Fort Notis se trouvait l’officier chargé de la défense de la forteresse, ainsi que le responsable du soutien logistique de l’armée d’invasion, Greg Moore. Mais alors qu’il poussait un profond soupir, une bouffée de fumée violette s’échappa de sa bouche.

« La prochaine unité de transport est enfin arrivée. Avec une unité d’escorte de deux mille… Mm, tant que c’est ça, nous pouvons nous reposer tranquillement pour un temps. »

Le goût du cigare dans sa bouche, un produit de haute qualité apporté du continent central, lui calma les nerfs.

« Oui, apparemment ils ont apporté les fournitures et le matériel de la capitale. »

Moore reposa son cigare sur un cendrier et reçut un document de son assistant. Le papier portait effectivement le sceau officiel de l’Empire d’O’ltormea, c’était un document officiel.

« Bon… L’unité d’escorte est cependant nettement plus petite que je ne le pensais. »

« Oui… Je pense qu’il est juste de supposer qu’ils ont été touchés par un raid… », dit l’assistant, mal à l’aise.

Moore sentit un léger spasme dans sa tempe au son de ces mots.

« Joshua Belares… », siffla-t-il avec amertume.

Moore avait des cheveux dorés, coupés court, et des traits de visage sévères. L’odeur unique à un homme qui avait survécu longtemps sur le champ de bataille se dégageait de son corps. La cicatrice qui traverse sa joue gauche lui donnait une impression frappante et menaçante. En raison de son âge, son ventre commençait à ressortir, mais personne ne doutait de ses capacités de guerrier.

En tant que guerrier, il était bien au-dessus de la simple première classe, ce n’était donc pas pour rien qu’on lui avait confié la tâche d’assurer les défenses du fort et d’être en charge du soutien logistique. Les doigts épais de Moore se frottèrent inconsciemment contre la cuisse de sa jambe droite. C’était une blessure qu’il avait subie en combattant les chevaliers de Xarooda pendant la bataille des plaines de Notis.

Sa jambe avait été piétinée par le sabot d’un cheval, ce qui signifiait qu’il aurait dû être amputé. En vérité, sa jambe n’aurait pas dû être attachée à son corps en ce moment. Mais grâce à l’utilisation de copieuses quantité de narcotiques très coûteux et avec l’aide d’une guérison complète des mains d’un mage verbal compétent, sa jambe avait été capable de se remettre suffisamment de l’incident.

Mais ce n’était plus la même chose. Un étrange sentiment d’inconfort la recouvrait constamment, sans jamais s’estomper. Cela ne le gênait pas dans sa vie quotidienne, mais chaque fois qu’il mettait son armure et prenait son épée, il ne pouvait pas se résoudre à marcher correctement sur cette jambe.

Il n’avait aucun mal à affronter des soldats faibles qui n’étaient pas capables de faire de la magie martiale. Le fait qu’une personne puisse utiliser ce pouvoir ou non faisait après tout toute la différence dans une bataille. Et lorsqu’il combattait de jeunes chevaliers, qui n’avaient acquis le pouvoir de la magie que récemment, il pouvait encore gagner. Les jeunes soldats stupides qui n’avaient pas encore déterminé les limites et les frontières de leur pouvoir étaient pleins d’une confiance excessive. Pour un vétéran comme Moore, ils n’étaient pas différents d’un faible sans aucun pouvoir.

Mais s’il affrontait un guerrier expérimenté qui maîtrisait la magie martiale, la condition de Moore le désavantageait. Il suffisait d’une légère sensation d’inconfort, de l’écho d’une blessure qui ne pouvait jamais tout à fait guérir… cela suffisait à devenir un handicap fatal sur le champ de bataille.

Ce fut la raison pour laquelle Moore avait accepté la responsabilité d’organiser la sécurité de Fort Notis.

Si seulement ma jambe pouvait bouger correctement… Je partirais moi-même en première ligne et j’écraserais ces chiens de Xaroodia aux côtés de la Princesse Shardina…

Il n’avait pas l’intention de dire du mal ou de mépriser le devoir de garder l’arrière. Les soldats en première ligne ne pouvaient se battre que parce qu’ils avaient une chaîne d’approvisionnement qui les nourrissait. Mais Moore avait combattu sur le champ de bataille pendant de nombreuses années, et cette situation le laissait impatient. Ses yeux se tournèrent vers son sabre.

« Cette peste impudente… L’issue de cette guerre est évidente, et il se débat encore… Je suppose que le fait de ne pas savoir abandonner est une tare dans cette famille. Mais essayer d’arrêter les nobles causes d’O’ltormea… J’aimerais déjà pouvoir planter mon épée dans ses tripes. »

Cette guerre avait duré trop longtemps maintenant. Il avait entendu dire que les hostilités étaient dans l’impasse au bassin d’Ushas. La Princesse Shardina lui avait envoyé une lettre de réprimande l’autre jour. Cette nouvelle rendit Moore, qui ne pouvait participer directement aux combats, encore plus amer.

« La caravane de ravitaillement envoyée il y a quelques jours à Fort Noltia a été touchée par un raid, la colère de la princesse Shardina est donc compréhensible. Mais cela ne change rien au fait que Fort Notis est la ligne de vie de l’armée d’invasion. », dit l’assistant de Moore, essayant de calmer son supérieur.

L’homme savait que Moore était exceptionnellement rationnel, mais qu’il n’était pas facile à arrêter une fois que sa colère prenait le dessus. Il ressemblait un peu à un taureau enragé par un mouchoir rouge. C’était l’un des rares défauts de Greg Moore, qui était par ailleurs très compétent en politique et en économie.

« Je suis bien conscient de votre colère, monsieur, mais nous devrions éviter d’agir de manière imprudente et de nous faire prendre dans les raids de Joshua Belares. »

« Il s’est déjà replié sur le bassin d’Ushas. Pensez-vous que son armée va vraiment ressortir ? », demanda Moore.

« Cet homme est excentrique. Après le dernier raid d’il y a quelques jours, son unité s’est repliée dans la région d’Ushas, mais si on lui en donne l’occasion, il pourrait lancer une attaque tout azimut contre nous. », acquiesça l’aide.

L’assistant préconisait la prudence, sachant que son supérieur pouvait très bien se précipiter en première ligne malgré sa jambe blessée si son humeur prenait le dessus. Bien sûr, les chances que Joshua attaque à nouveau les lignes de ravitaillement étaient faibles.

Avec ses troupes maintenant à l’intérieur du bassin d’Ushas, retourner dans les régions frontalières serait trop éprouvant pour son unité, étant donné leur mobilité. Et comme le jour de l’offensive de Shardina approchait à grands pas, le camp de Xarooda, qui manquait d’effectifs, souhaitait probablement que le plus grand nombre possible d’entre eux prenne des positions défensives.

Pourtant, les chances que Joshua tente de les attaquer n’étaient pas nulles. S’ils baissaient le niveau de prudence des unités d’approvisionnement et qu’ils étaient frappés par un autre raid, la balance de la guerre pourrait commencer à pencher en leur défaveur.

« Oui, vous avez raison… Nous devrions rester vigilants, au moins jusqu’à ce que le bassin d’Ushas ait été saisi. »

« Oui. Avec quelques jours de plus, Son Altesse devrait commencer son offensive sur Fort Ushas. Si cette forteresse venait à tomber… »

« Nous serons en mesure de diviser Xarooda en deux et de frapper chaque partie du pays individuellement », Moore termina les mots de son assistant, ses lèvres se retroussant en un sourire en coin.

***

Partie 3

L’aide acquiesça sans mot dire. Ils avaient été informés depuis les lignes de front que Shardina se préparait à lancer un assaut décisif sur le Fort Ushas. Joshua Belares le savait, et c’était pourquoi il avait déplacé ses hommes, qui avaient attaqué la ligne de ravitaillement dans la région montagneuse le long de la frontière, dans le bassin d’Ushas.

« Oui… Et pour ce faire, il nous suffit d’amener les fournitures qui nous ont été livrées maintenant jusqu’aux lignes de front. Les 2 000 hommes que nous avons reçus cette fois-ci devraient suffire à assurer la sécurité de la ligne de ravitaillement. »

La force de raid de Joshua, qui dominait les régions montagneuses de Xarooda, était estimée à environ 10 000 hommes. Il s’agissait cependant de la totalité des forces de Joshua, seuls quelques centaines à quelques milliers d’hommes attaquaient chaque convoi individuel.

Ils lançaient leurs attaques-surprises le long d’étroits cols de montagne et de routes. Afin de maintenir la mobilité, chaque unité ne pouvait pas être plus grande que cela. Joshua lui-même était déjà dans le bassin d’Ushas, mais il pouvait encore y avoir quelques groupes d’attaque cachés dans les montagnes.

Cependant, s’ils devaient reléguer 4 000 hommes à la garde du convoi cette fois-ci, la possibilité que des problèmes surviennent était faible.

« Oui, une force de 4 000 hommes devrait permettre d’éviter toute embuscade que cet impudent môme a laissée derrière lui. Le seul problème est que nous aurons moins de soldats pour tenir la garnison du fort… », dit Moore en se tapotant le menton d’un air pensif.

Le fort Notis avait une garnison initiale de 12 000 hommes, mais Shardina avait réorganisé ses forces pour l’offensive à venir, laissant seulement un peu plus de 5 000 soldats dans le fort. C’était plus que suffisant pour repousser toute attaque de bandits, mais c’était une force trop faible pour tenir une fortification défensive, même s’ils étaient bien à l’intérieur du territoire O'ltormean. C’était une cause d’anxiété.

Pire encore, les incidents de bandits attaquant et brûlant des villages étaient monnaie courante ces derniers temps. Pour y faire face, Moore avait envoyé 2 000 de ses hommes pour maintenir la paix, réduisant la garnison à seulement 3 000 hommes.

S’il envoyait 2 000 hommes de plus pour garder le convoi, la garnison de Fort Notis deviendrait encore plus mince qu’elle ne l’était déjà. Et aussi imprenable que soit le fort, c’était une position précaire.

« Peut-être pouvons-nous attendre les unités que nous avons envoyées dans les villages environnants », proposa l’assistant.

Moore secoua la tête et sortit une directive du tiroir de son bureau.

« Non. Vu l’urgence de la situation sur les lignes de front, nous devons agir aussi vite que possible. »

Moore était conscient de la position dangereuse dans laquelle il les plaçait, mais il n’allait pas s’opposer à la volonté de Shardina alors qu’elle était sur le point de lancer son attaque totale. Lisant la détermination de son commandant dans son expression, l’aide acquiesça.

« Compris. Je vais faire les préparatifs. Veuillez donc m’excuser. »

L’aide s’inclina et quitta la pièce. En le regardant fermer la porte, Moore murmura silencieusement.

« Encore un peu de temps… Une fois cette guerre terminée, tout reviendra à la normale… »

L’Empire d’O’ltormea aspirait à devenir le souverain du continent occidental, mais ce n’était à l’origine qu’un petit pays au centre du continent. L’Empereur, Lionel Eisenheit, l’avait habilement mené aux côtés de ses talentueux serviteurs pour conquérir par la force leurs voisins, ce qui avait donné naissance à l’état actuel de l’Empire.

En conséquence, les fondements du contrôle de l’Empire étaient plus fragiles que ceux des autres pays. On pourrait dire que la domination d’O’ltormea était dans un état très instable à l’heure actuelle. La raison principale était que la défense nationale s’était amincie suite à l’invasion de Xarooda. Shardina s’attendait à ce que la campagne soit rapide et avait attiré de nombreux soldats de tout le pays pour soutenir son invasion.

Les petites communautés agricoles en avaient été particulièrement affectées. Elles étaient considérées comme ayant peu d’importance stratégique, et la plupart de leurs hommes étaient relégués à l’effort de guerre, ne laissant que le strict minimum nécessaire au maintien de l’ordre public. Cette mesure avait été prise parce qu’O’ltormea était entourée de pays rivaux dans toutes les directions, ce qui signifiait que Shardina ne pouvait pas attirer de soldats pour surveiller les frontières.

En conséquence, l’ordre public au sein du pays s’était considérablement détérioré. Les villages et les villes situés loin des grands axes routiers étaient constamment en proie à des raids de bandits. Moore n’était bien sûr pas du genre à choyer les roturiers, et il n’avait pas non plus d’idéaux élevés sur les devoirs de la classe dirigeante.

Dans ce monde, la seule chose qui comptait était le destin du pays, pas celui de l’individu. Surtout lorsqu’il s’agissait des roturiers. Aux yeux des nobles, leurs vies étaient aussi sacrifiables et sans valeur que des déchets.

Mais le déclin de l’ordre public n’était pas un problème qu’un pays militant pouvait ignorer. Il était facile de dire que les roturiers n’avaient aucune valeur, mais aucune politique ne pouvait ignorer complètement leur existence. Si O’ltormea ne pouvait pas gérer ça, cela signifierait qu’il perdrait sa dignité et sa crainte, et que les roturiers commenceraient à douter de la légitimité de son gouvernement.

On pourrait croire que les roturiers n’étaient pas différents du bétail, mais les voir se révolter serait problématique. Certes, les chevaliers étant beaucoup plus forts que les roturiers, la révolte pourrait être étouffée par la puissance militaire. Mais cela ne résoudrait en rien leur mécontentement.

Les recettes fiscales et le commerce en prendraient un coup, entraînant une inévitable diminution des approvisionnements. Et avec l’invasion de Xarooda en cours, le déclin au sein du pays pourrait faire dépérir la campagne de Shardina derrière les lignes ennemies.

Nous ne pouvons pas laisser le mécontentement des roturiers exploser maintenant. Au mieux, nous devons les maintenir sous pression d’un côté et en vie de l’autre…

Le fait qu’il soit à la fois un guerrier et qu’il ait la capacité de réaliser cela rendait Moore exceptionnellement capable pour tout ce qui concernait O’ltormea. L’Empire avait un vaste territoire, et si tout ce que l’on voulait était un puissant guerrier, il y avait beaucoup de chevaliers disponibles qui pouvaient égaler Greg Moore. Et il y en avait d’autres qui étaient aussi instruits et intelligents que lui. Mais peu étaient aussi doués que lui pour la force martiale et l’intelligence.

J’aimerais juste avoir une personne avec une vision plus large comme assistant… Cette pensée avait traversé l’esprit de Moore.

Bien sûr, l’aide de tout à l’heure n’était en aucun cas incompétent. C’était un guerrier accompli et un commandant fiable sur le champ de bataille. Mais en ce moment, l’Empire n’avait pas besoin de gens qui n’étaient bons qu’à se battre.

L’autre jour, les villages autour d’Adelpho avaient été attaqués par une bande de plusieurs centaines de bandits. Les dégâts de ces raids étaient considérables. Pour faire face à cela, la capitale avait fait pression sur Moore pour qu’il envoie des soldats afin de maintenir l’ordre public. Cela l’avait obligé à réduire les effectifs de la garnison et à réaffecter un bon nombre de ses hommes à cette fin.

Les routes devaient être sûres afin d’assurer le passage des convois de transport, ce n’était donc pas comme si l’affaire lui était étrangère. Pourtant, cela ne relèverait normalement pas de sa juridiction. Il devait quand même le faire, puisqu’il n’y avait personne d’autre capable de s’en occuper. Et c’était précisément pour cela que Shardina, malgré la situation explosive dans laquelle elle se trouvait, lui avait confié Fort Notis.

« Votre Altesse… Vous n’avez qu’à attendre patiemment un peu plus longtemps… »

Moore chuchote à Shardina au loin, ses yeux regardant le ciel étoilé derrière sa fenêtre.

C’était la vision même d’un soldat loyal à l’Empire d’O’ltormea. Cependant, c’était exactement la raison pour laquelle Greg Moore n’avait pas remarqué la présence de la Faucheuse, se glissant derrière lui…

*****

« Hm… »

Ce murmure fin et subtil semblait résonner exceptionnellement fort dans la grande pièce.

Il provenait de la tour centrale qui se dressait au cœur de Fort Notis. Au dernier étage se trouvait une chambre à coucher, sur laquelle était allongé un homme qui regardait en l’air. Quelques murmures s’échappent de ses lèvres, bien qu’ils soient plus proches de soupirs.

Laissant échapper un autre murmure, Moore se retourna dans son lit. Il avait fermé les yeux et enfoui son visage dans l’oreiller, mais il s’était retourné une fois de plus et s’était couché sur le dos. Le rideau d’obscurité qui recouvrait le ciel nocturne commençait à s’amincir. Dans 30 minutes, la lumière de l’aube commencerait à briller à l’horizon.

Il ne s’était pas couché plus tard que d’habitude, ce qui signifiait que Moore avait passé des heures allongé dans son lit, incapable de s’endormir.

Je ne peux pas dormir…

C’était comme si quelque chose se tordait à l’intérieur de son corps. Quelque chose de vexant, d’irritant, d’inexplicable faisait vaciller le cœur de Moore. L’une des compétences les plus essentielles lorsqu’on voulait survivre sur le champ de bataille était de dormir autant que possible et d’être capable de se réveiller rapidement lorsque le besoin s’en faisait sentir.

Les soldats avaient besoin de sommeil, mais ils étaient sur le champ de bataille, un endroit où l’ennemi pouvait attaquer à tout moment. Le fait que l’on puisse obtenir tout le temps de sommeil dont on avait besoin était nullement garantie. C’était pourquoi un soldat devait maintenir l’équilibre entre se reposer chaque fois qu’il le peut et être prêt à réagir promptement dès que l’ennemi frappe.

Malgré cela, Moore n’avait pas pu s’endormir cette nuit-là.

Je suppose que je vais abandonner et sortir du lit…

Il se leva et fit sonner la cloche qui se trouvait à son chevet pour faire entrer un garde.

« Excusez-moi, monsieur… Puis-je vous aider ? », dit le préposé en entrant dans la chambre.

Moore demanda au préposé d’apporter de l’eau froide.

Hmm… C’est bien, se disait-il alors qu’il se versait de l’eau du pichet et vidait la tasse.

L’eau fraîche coula dans sa gorge et étancha sa soif. Apparemment, ses angoisses l’avaient tourmenté plus qu’il ne le pensait. Après avoir pris une autre inspiration, Moore s’allongea de nouveau sur le lit. Cette fois, il n’avait pas l’intention de dormir.

Je ne comprends pas… Qu’est-ce qui se passe ?

C’était comme si l’intuition guerrière de Moore essayait de l’avertir de quelque chose. S’il comparait cela à quelque chose, c’était semblable à la prémonition qu’il pouvait ressentir avant que l’ennemi ne lance une attaque-surprise la nuit. Un sentiment inexplicable de reptation, comme si quelque chose se glissait le long de sa colonne vertébrale.

***

Partie 4

Mais Moore n’était pas sur le champ de bataille. Il était en sécurité sur le territoire d’O’ltormea, et dans une puissante forteresse protégée par de hauts murs de pierre et de solides soldats. Certes, il y avait moins de soldats dans la base qu’il n’aurait dû y en avoir, mais ce n’était pas comparable au fait de camper en première ligne. Et même si cette forteresse, au milieu des plaines de Notis, devait être attaquée, ceux qui le feraient seraient probablement les soldats de Xarooda. Mais cela ne pourrait se produire que si le corps expéditionnaire de Shardina était vaincu.

La défaite du corps expéditionnaire mettrait l’avenir d’O’ltormea en danger. Si la situation était si grave, on me l’aurait déjà signalé.

Mais il n’avait reçu aucune nouvelle de la défaite de Shardina.

« Est-ce le fruit de mon imagination… ? Non… » Moore essaya de se convaincre, mais secoua la tête.

Tout en se levant du lit, il saisit son épée longue, qui était appuyée contre le mur.

Je n’ai survécu aussi longtemps qu’en faisant confiance à mon intuition.

L’épaisse lame d’acier avait un motif complexe gravé sur elle. Elle avait été trempée par un forgeron de haut niveau et un sigle magique lui avait été attribué par un mage de haut niveau. Cette épée était en quelque sorte l’autre moitié de Moore, elle avait survécu à d’innombrables champs de bataille à ses côtés. L’éclat intense de la lame illumina son visage, et sentir son poids froid dans sa main calma son cœur.

Rationnellement parlant, cet étrange sentiment d’effroi devait être son imagination et rien de plus. Mais son intuition était la réponse qu’il avait trouvée en pesant les faits contre son propre puits d’expérience. Il n’y avait pas de méthode infaillible pour discerner qui avait raison, de la logique ou de l’intuition. En fin de compte, cela se résumait à ce qu’il choisissait de croire et à ce qu’il choisissait de rejeter.

Et en vérité, son intuition de guerrier n’avait pas tort. Une meute de loups affamés était à l’affût derrière Moore, attendant le bon moment pour planter leurs crocs dans sa jugulaire…

*****

La cour du fort s’étendait devant leurs yeux, pleine de chariots. Ces derniers avaient été amenés au fort assez tardivement dans la nuit, mais comme ils devaient être envoyés sur le territoire de Xarooda le lendemain matin, ils n’avaient pas été amenés dans les entrepôts, laissant la montagne de provisions telle quelle.

C’était évidemment le résultat direct du plan de Ryoma. Il avait intentionnellement prévu que les provisions atteignent Fort Notis au milieu de la nuit.

Apparemment, le fort n’avait pas assez de personnel actif, ce qui était logique. On ne pouvait pas espérer maintenir une base censée abriter 10 000 personnes avec un quart de la garnison prévue. Il fallait bien que des zones moins prioritaires soient laissées de côté. Et c’est ce que Ryoma voulait faire.

Les idiots…

Leur choix était pourtant efficace. Ces fournitures devaient être envoyées le lendemain matin, il était donc inutile de passer la nuit à les transporter dans les entrepôts. Mais faire l’impasse sur cette partie du travail allait apporter un effet dévastateur à l’ensemble du Fort Notis.

S’ils avaient soigneusement vérifié la cargaison, ils auraient pu se rendre compte qu’il y avait une grande différence entre ce qui avait été apporté et les documents qui leur avaient été présentés.

Ryoma avait regardé le spectacle devant lui avec un sourire.

« Commencez », dit Ryoma, en balançant son bras en avant.

À son signal, les soldats d’Helnesgoula vêtus d’armures d’O’ltormea chargèrent à travers le fort. Ils portaient tous de grandes quantités d’huile. Et aussi solide que soit la forteresse de pierre, elle brûlerait si le feu venait de l’intérieur. Après tout, elle ne pouvait pas avoir été faite entièrement de pierre.

« Très bien. Espérons juste que ça se passe comme je le souhaite… », marmonna Ryoma.

Dans l’interstice entre la nuit et le jour, les gens avaient tendance à baisser leur garde, ce qui en faisait le moment idéal pour une attaque-surprise. Les soldats qui montaient la garde pendant la nuit, se méfiant d’un raid nocturne, se fatiguaient à ce moment-là, et leur concentration commençait à faiblir.

Aussi puissant que soit le Fort Notis, toutes ses qualités défensives ne signifieraient rien s’il était ravagé de l’intérieur. Et au moment où l’aube se leva, le fort aura sombré dans le chaos le plus total.

« Au feu ! Il y a le feu ! »

« Éteignez-le ! De l’eau, que quelqu’un aille chercher de l’eau ! »

Cela avait commencé par une petite perturbation, mais la situation devint vite incontrôlable.

« Une attaque ennemie ! Une attaque de Xarooda ! »

« Ce n’est pas une attaque, calmez-vous. Rassemblez vos unités et attendez les ordres. »

« Tu veux mourir, brûlé, idiot ? ! Oublie les ordres, dépêche-toi et va chercher de l’eau ! »

La vue des flammes déchaînées fit entrer la peur dans le cœur des soldats, et la fumée noire obscurcit leur champ de vision. Les incendies étaient un danger terrifiant dans les deux mondes. Des cris résonnaient dans toutes les directions. Des informations contradictoires allaient et venaient, et personne ne pouvait établir la vérité.

Chacun disait ce qui lui venait à l’esprit, et les soldats Helnesgoula et les ninja d’Igasaki déguisés en soldats d’O’ltormea répandaient des rumeurs sans fondement, brouillant la chaîne de commandement.

« C’est le moment… Sara, Laura, prenez chacune la tête de 500 hommes et mettez le feu aux entrepôts. La sécurité devrait être relâchée maintenant. »

« “Oui, Maître.” »

Les casernes et les tours de guet du fort furent les premières à prendre feu, laissant les soldats d’O’ltormea dans la panique alors que le feu avançait vers les entrepôts. Tout cela avait été planifié.

« Maintenant, écoutez, nous avons beaucoup d’huile et de fourrage pour déclencher le feu. Ne soyez pas timides et utilisez-en le plus possible ! Nous allons brûler ce fort jusqu’au sol ! »

« “Compris !” »

Les jumelles acquiescèrent et partirent en courant, se préparant à diriger leurs soldats.

Toutes deux connaissaient à l’avance la structure du fort, et ne trahissaient aucun signe de confusion.

« Bien, il est temps que je parte aussi… », murmura Ryoma tout en regardant les sœurs Malfist partir et en tirant Kikoku de son fourreau.

« Allons-y. Abattez tous ceux que vous voyez ! Ne faites pas de prisonniers ! C’est un massacre ! »

« “‘Ooooooooh !’” »

Au cri de Ryoma, les soldats d’Helnesgoula derrière lui élevèrent la voix en un cri de guerre.

*****

Tandis que l’attaque matinale de Ryoma commençait, la situation évoluait dans la tour centrale.

« Un incendie ? »

Ces deux mots donnèrent l’impression de gronder depuis le fond de la terre, frappant l’aide qui s’était précipité dans la pièce comme un coup au visage. Surpris de constater que Moore avait déjà revêtu son armure, l’aide continua.

« Oui ! » dit-il en criant car il n’avait pas eu le temps de reprendre son souffle.

« Des incendies ont éclaté dans le fort, en commençant par les tours ouest et est. »

« Quoi ? ! Mais que diable s’est-il passé… ?! »

Les sourcils de Moore se froncèrent.

« Comment cela est-il arrivé ? Les gardes n’étaient-ils pas à leur poste ? »

« Nous ne savons pas. C’est arrivé si soudainement… Toutes les unités essaient d’éteindre les incendies, mais… Il ne semble pas qu’ils puissent prendre le contrôle de la situation… Pour l’instant, nous leur avons donné l’ordre de donner la priorité à l’extinction des incendies au mieux de leurs capacités. »

Effectivement, éteindre les incendies était essentiel pour résoudre la situation, mais on pouvait se demander si ces ordres étaient le bon choix compte tenu de la situation. Ce doute avait accéléré les pensées de Moore. Et alors que son esprit rassemblait les faits, il était arrivé à une seule conclusion. À cet instant, le malaise qu’il avait ressenti tout au long de cette nuit était devenu une conviction. Une fois qu’il avait examiné la situation calmement, il y avait de nombreux points anormaux.

Merde… Ils étaient vraiment de Xarooda… Dans ce cas, ils sont après moi ? Non, c’est mauvais… Si c’est ce qu’ils cherchent, l’expédition vers Xarooda sera réduite à néant… Et dans le pire des cas, même la princesse Shardina…

Éteindre le feu était une priorité absolue, mais il était clair que toute cette affaire était l’œuvre de quelqu’un, et cela signifiait qu’elle ne devait pas être traitée comme un feu ordinaire. Et celui qui avait fait ça avait les yeux fixés ailleurs…

« Vous êtes des idiots ! Pourquoi avez-vous quitté vos postes ?! », aboya Moore à son aide.

Faisant claquer sa langue avec colère, Moore s’enfuit sans regarder deux fois.

Nous pouvons encore sauver la situation… Nous avons encore du temps…

S’il parvenait à calmer le chaos et à réorganiser la chaîne de commandement, Moore serait en mesure de donner des ordres efficaces et de renverser la situation. Mais cela nécessitait qu’il assume directement le commandement. Il devait se montrer à ses hommes et les inspirer.

« Mais comment faire… ?! »

L’aide de Moore courut après lui, le visage désespéré.

Tous deux étaient suivis de quelques dizaines de soldats chargés de garder la tour centrale. Moore descendit les escaliers à toute vitesse, le son métallique de son armure résonnant dans l’escalier. Mais au moment où Moore atteignit le premier étage et se dirigea vers la porte de la cour, plusieurs silhouettes lui bloquèrent le passage.

« Qu’est-ce que vous faites ?! Comment osez-vous vous mettre en travers du chemin du Capitaine Moore ?! », leur aboya l’aide.

Le système de classes dans ce monde était abrupt, et Moore était un chevalier de haut rang chargé de commander une forteresse. Normalement, personne n’aurait eu le courage de se mettre en travers du chemin d’une personne d’un rang aussi élevé. Mais vu la situation, l’aide n’avait pas l’intention de punir ces soldats. Ils étaient pourtant un bon exemple pour rétablir l’ordre.

« De quelle unité venez-vous ? Déclarez vos noms ! »

Le mur de soldats s’était écarté, et un homme s’était avancé. Sentant que quelque chose n’allait pas à la démarche posée de l’homme, l’aide haussa la voix et s’avança.

« Enlevez votre casque ! Montrez-moi votre visage ! »

L’assistant s’était approché de l’homme à pas pressés, avec l’intention d’arracher le casque de sa tête. Mais alors qu’il regardait tout cela, Moore était envahi par un étrange sentiment de prémonition.

« Attendez ! Éloignez-vous d’eux ! », cria Moore.

« Huh ? », dit l’aide en se retournant.

Le cri de Moore résonna dans la forteresse, et l’instant d’après, quelque chose de froid poignarda l’estomac de l’aide.

« Ah… Ugh… Ngh ?! »

La chose qui l’avait poignardé quitta son corps, barattant ses entrailles dans le processus. Le goût du sang emplit la gorge de l’aide et un liquide épais s’éleva de son estomac tandis qu’il basculait en arrière.

« P-Pourquoi… ? »

L’aide leva les yeux vers le katana taché de sang se trouvant dans les mains de l’homme qui l’avait poignardé, mais son regard avait rapidement perdu de son intensité. C’était comme si une couche de brume s’était installée sur son champ de vision. La lumière disparut de ses yeux, et il expira. Il expira sans savoir, même à la toute fin, pourquoi il devait mourir.

« Alors c’est ce qui s’est passé… Tu es l’un des laquais de Xarooda, hein ? », dit Moore, sur quoi tous les soldats derrière lui dégainèrent leurs armes en même temps.

Les hommes étaient abasourdis par ce qui s’était passé, mais la déclaration de Moore les ramena à la réalité.

« Donne-moi ton nom… », demanda Moore d’une voix froide et glaciale.

Une soif de sang tranchante et mortelle émana du corps de Moore.

« Bien sûr, pourquoi pas ? » dit l’homme en enlevant son casque.

Le visage caché derrière le casque était celui d’un jeune homme agréable. On ne pouvait pas dire qu’il n’était pas attirant, mais cela dépendait probablement des goûts de chacun. Mais cet homme avait quelque chose d’intense qui semblait attirer les gens.

« Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés ? Je suis Ryoma Mikoshiba, le gouverneur de la péninsule de Wortenia dans le Royaume de Rhoadseria. C’est un plaisir de faire votre connaissance. »

Il considéra Moore avec un sourire lumineux, insouciant et ensoleillé, et inclina la tête comme s’il ne faisait pas face à un ennemi. Mais ce sourire amical et doux ne fit que terrifier Moore. C’était comme si Ryoma était un monstre Inconnu ayant pris forme humaine.

 

***

Chapitre 4 : L’heure de la récolte

Partie 1

Dans la pièce située à l’étage inférieur de la tour centrale, les deux hommes se regardaient fixement tandis que le tintement des armures qui s’entrechoquaient emplissait la pièce. Des respirations profondes résonnaient tout autour d’eux, probablement à cause de la peur de se savoir entourés de soldats dix fois plus nombreux qu’eux. Ou peut-être parce qu’ils sentaient quelque chose dans le soldat qui souriait calmement devant Moore.

Moore avait trouvé que son nom lui était familier.

Mikoshiba ? J’ai déjà entendu ça quelque part…

Moore se souvenait clairement d’un échange qu’il avait eu dans la capitale avec Saitou, l’aide de Shardina.

C’est vrai… C’est l’homme qui a tué le Seigneur Gaius…

Moore fixa son regard sur l’homme qui souriait devant lui. En apparence, il ne ressemblait qu’à un jeune homme discret et bien bâti. Son sourire semblait aussi amical et naturel que celui de n’importe qui. Mais Moore avait bien vu cette lumière dangereuse qui brillait au fond de ses yeux sombres. Cette lumière… C’était sa haine pour l’Empire d’O’ltormea.

Il cache ses véritables intentions… Je vois. Oui, cet homme est une menace pour l’Empire…

Moore avait entendu d’innombrables rumeurs sur cet homme de la part de Saitou. Les bêtes les plus dangereuses cachaient leurs crocs à dessein. Et dans le cas de cette bête particulière, ces crocs cachés suintaient de venin. Un venin mortel appelé ruse…

J’ai entendu parler de lui plus que je ne voudrais le savoir. Un homme prudent qui ne laisse aucune place à l’oubli… Pour un homme comme lui, partir en première ligne, même si c’est avantageux…

Moore fit un signe du menton à ses subordonnés, leur faisant signe de monter les escaliers. C’était un signe léger, mais ces hommes servaient sous les ordres de Moore depuis longtemps et comprenaient ses intentions. Plusieurs soldats se hâtèrent de monter les escaliers.

Bien… Si je peux juste nous faire gagner du temps, je peux éviter le pire des scénarios.

L’entrepôt de la tour centrale contenait un grand nombre de choses qu’ils ne pouvaient pas laisser tomber entre les mains de l’ennemi. En les regardant partir, Moore hocha légèrement la tête et se tourna vers Ryoma, qui souriait toujours et ne faisait aucun signe de mouvement.

Il a l’air tranquille… A-t-il une raison de rester immobile ? Peu importe. J’ai de toute façon besoin de gagner du temps.

O’ltormea était connue même au-delà des mers comme la grande puissance au cœur du continent occidental, et cet homme était la seule personne à avoir échappé à leur emprise. Et ce simple étranger, cette personne inférieure même à un esclave, avait été capable de tuer le mage de la cour de ce pays, Gaius Valkland. C’était un criminel en fuite, qui avait traîné le nom de l’Empire dans la boue.

Publiquement, la mort de Gaius avait été considérée comme un accident. On ne pouvait pas se permettre de faire savoir au grand public qu’un grand vassal de l’Empire avait été assassiné dans le château de l’Empereur et que son assassin s’était enfui. Sur ordre de l’Empereur, les événements qui s’étaient produits ne furent pas autorisés à quitter le château. Et grâce à cela, l’Empire avait conservé sa dignité.

Mais plus ils essayaient de cacher la vérité, plus il était probable qu’elle finisse par éclater au grand jour. Le citoyen ordinaire ne l’avait peut-être pas appris, mais ceux qui travaillaient dans des professions liées au gouvernement avaient probablement entendu une ou deux rumeurs. On n’en parlait pas ouvertement, par respect pour la dignité du pays, mais Ryoma Mikoshiba était un rival acharné de l’Empire.

Tout en regardant autour de lui, Moore fit claquer sa langue en signe de mécontentement.

C’est mauvais… Tout le monde suit son rythme.

Ils détestaient sûrement tous cet homme, qui avait poussé l’Empire à la crise. Mais en voyant les chevaliers se raidir autour de lui, il les vit murmurer dans ce qui était un mélange de crainte et de terreur. Pour eux, Ryoma était l’existence la plus détestée qui soit. Tous les problèmes que l’Empire avait traversés récemment avaient commencé lorsque le stratège d’O’ltormea et mage de la cour, Gaius fut assassiné.

La racine de tous leurs problèmes actuels se trouvait devant eux. Mais en tant que guerrier et homme, Moore ne pouvait s’empêcher de reconnaître la puissance de Ryoma. Il s’était échappé seul des frontières gardées de la capitale et avait résisté à la poursuite tenace de Shardina afin de fuir le pays.

Un pays et un individu. Le premier était incomparablement plus fort que le second sans aucune comparaison possible. Et malgré cela, l’homme devant eux avait échappé aux crocs de l’Empire d’O’ltormea. Même s’il était leur ennemi, les chevaliers d’O’ltormea ne pouvaient s’empêcher de reconnaître ses exploits. Ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer la force qu’il avait et qui leur manquait, même s’il était de l’autre côté de cette guerre…

Je n’ai pas le choix. Mon seul espoir est de me concentrer sur le gain de temps…

C’était un choix qui ferait passer les choses de la pire conclusion possible à la deuxième pire conclusion. Moore n’avait pas la possibilité d’espérer obtenir plus que cela étant donné la situation. Réalisant comment les autres allaient réagir, Moore écarta amèrement les lèvres.

« Je vois… Vous êtes aussi intéressant que les rumeurs le laissent entendre. Vous avez attiré l’attention de l’Empire sur les lignes de front afin de pouvoir brûler nos entrepôts, tuant le corps expéditionnaire sans jamais les combattre… »

Il essaya de parler calmement afin de feindre la sérénité, mais il semblait que c’était peine perdue. Tous les regards de la salle s’étaient fixés sur Moore. Ryoma, lui, n’avait pas bougé d’un cil. Son sourire étant aussi détendu qu’avant. En voyant cela, Moore comprit que ses soupçons étaient fondés.

Je ne peux pas blâmer les chevaliers. Je ne’avais moi-même rien remarqué jusqu’à ce qu’on en arrive là.

Sentant les regards abasourdis de ses chevaliers sur lui, Moore se concentra pour garder intacte sa résolution défaillante. Il est vrai qu’il avait des soupçons, mais à mi-chemin de ses paroles, Moore sentit la pression s’abattre sur lui comme un étau qui se resserre.

Ils croyaient pouvoir utiliser leur vaste armée pour envahir unilatéralement Xarooda, mais il avait suffi de ça pour renverser complètement cette confiance. Les soldats étaient naturellement déconcertés. Ils croyaient que leur pays était dans une position de supériorité inébranlable, mais maintenant ils avaient l’impression d’être des imbéciles qui avaient dansé sur une fine couche de glace pendant tout ce temps.

Quel homme ! Il a calculé tout ça… Attendez, mais ça veut dire que les attaques de bandits sur les villages… Était-ce son œuvre ?

Les pièces du puzzle se mettaient en place dans l’esprit de Moore, formant une image complète. Les villes autour de Fort Notis avaient été attaquées en même temps, ce qui l’avait forcé à envoyer ses hommes, pour être ensuite attaqué au moment où la garnison était la plus faible. C’était un développement trop malheureux pour Moore. Si malheureux qu’il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence.

Mais comment sont-ils entrés dans le pays ? Les frontières avec Helnesgoula et Xarooda sont lourdement gardées… Attendez, non… Ce n’est pas possible, a-t-il… ?

Une seule option venait à l’esprit, mais c’était un chemin bien trop difficile à emprunter. D’un point de vue réaliste, il était impossible d’avoir des gardes sur l’ensemble des vastes frontières qui s’étendaient de part et d’autre d’Helnesgoula et de Xarooda. Après tout, il n’y avait pas de satellites ou de radios dans ce monde. Les routes reliant les villes étaient réparties sur l’ensemble du continent, et il était beaucoup plus facile de les sécuriser.

Mais si l’on quittait les routes et que l’on entrait dans les vastes forêts et montagnes situées à l’écart de la route, toute frontière nationale devenait vague. Et même si un pays délimitait une frontière sur la carte, il n’y avait personne pour garder ces frontières.

Seuls les points importants des routes et les villes étaient activement gardés. Donc si quelqu’un essayait de sortir des sentiers battus et traversait les forêts et les montagnes, il était théoriquement possible d’entrer dans n’importe quel pays. Certains de ceux qui gagnaient leur vie en combattant, comme les mercenaires et les aventuriers, et ceux qui opéraient en secret comme les bandits et ceux qui appartenaient à la pègre choisissaient souvent de le faire.

Mais déplacer une force militaire hors des routes était une tout autre affaire. Non seulement il était difficile de maintenir une ligne d’approvisionnement, mais la vitesse de marche devenait un problème majeur. L’absence de route pavée rendait impossible une marche à une vitesse satisfaisante. Et même si l’on choisissait de braver les dangers liés à la marche d’une armée sur une route sans chemin, il serait impossible de masquer complètement sa présence.

Aucun espion, aussi mauvais soit-il dans son travail, ne manquerait de les remarquer. Et plus l’armée était grande, plus elle avait de chances d’être découverte. Et il fallait renforcer ses rangs si l’on voulait traverser des terres infestées de monstres.

En plus de cela, les cartes étaient difficiles à trouver. Le repérage était une tâche qui incombait à l’administration du pays, et la topographie du pays était un secret militaire très bien gardé. Dans ces conditions, il était peu probable de disposer d’une carte fiable des régions frontalières, sans parler du territoire d’un pays rival.

Il fallait amener de nombreuses troupes pour assurer un passage sûr, mais il fallait minimiser leur nombre pour ne pas être repéré. Ces deux conditions contradictoires étaient toutes deux aussi importantes l’une que l’autre.

Ainsi, si franchir les frontières en sortant des routes n’était pas sans précédent dans ce monde, tactiquement parlant, c’était comme compter sur un pari payant pour réussir. C’était l’équivalent de s’accrocher à un miracle.

Mais ce miracle était devenu une réalité ici même. De la pire façon possible pour l’Empire d’O’ltormea…

« Alors tout cela faisait partie de votre plan… ? », demanda Moore.

« Oui. Mais je ne vous mentirais pas en disant que ça a demandé pas mal de travail », dit Ryoma en haussant les épaules.

Moore comprit rapidement ce que Ryoma voulait dire par là.

« Les attaques des bandits étaient dispersées dans une large zone autour de Fort Notis. Vous avez divisé vos forces en petites unités qui ont traversé la frontière et ont commencé à attaquer les villes et les villages. »

« Oui. L’important était de ne pas attirer l’attention sur nous depuis que nous avons quitté Memphis. Le reste consistait à choisir des routes que les chevaliers de Xarooda et certains des irréguliers du général Belares connaissaient bien. C’était un énorme pari, mais ça a marché. »

Par ailleurs, les routes utilisées par les chevaliers de Xarooda étaient les mêmes que celles empruntées par Ryoma pour fuir Shardina après avoir tué Gaius. La même bande de forêt, au nord des plaines de Notis. Ryoma n’imaginait pas que ce peu d’expérience puisse s’avérer utile maintenant.

« Les irréguliers de Belares ? La Brigade de la Lune Cramoisie… »

C’était des forces privées organisées par le défunt Général Belares. Elles n’étaient en fait rien de plus que des bandes d’anciens bandits, et elles étaient toujours aussi impitoyables qu’au moment de leur activité. Les noms de ces groupes de bandits étaient assez détestés par les habitants orientaux d’O’ltormea.

« Je suppose qu’on leur a ordonné à l’avance de se familiariser avec la topographie d’O’ltormea. Je m’en suis simplement servi. »

« La fin justifie les moyens, c’est ça ? »

« Oui. Même les criminels ont leur utilité. Et si je peux les utiliser pour remporter cette victoire… »

Ryoma s’était arrêté, ce sourire calme toujours sur ses lèvres.

Ryoma savait parfaitement que la Brigade de la Lune Cramoisie était une bande de criminels vraiment vicieux. Il avait croisé leurs lames une fois lorsqu’il s’échappait d’O’ltormea. Si Ryoma n’avait pas sauvé Laura et Sara à l’époque, elles auraient perdu leur chasteté.

Ces bandits étaient à l’opposé du sens de la justice de Ryoma. Ce dernier les détestait, au point de vouloir les tuer jusqu’au dernier… Mais il n’allait pas laisser cette émotion l’emporter si cela lui coûtait une opportunité de victoire.

Qu’est-ce que cet homme… Comment ?!

***

Partie 2

Cela ne voulait pas dire qu’il allait leur pardonner leurs actions. Il les supportait simplement tant qu’ils lui étaient utiles. Sentant les émotions de Ryoma dans son regard, Moore déglutit nerveusement. Un chevalier ou un guerrier n’aurait pas imaginé un tel plan. C’était quelque chose qu’un politicien âgé ou un diplomate pouvait imaginer. Sa volonté de fer sema la terreur dans le cœur de Moore.

Je ne peux pas le laisser partir d’ici vivant… Cet homme représente une trop grande menace pour l’Empire.

Même dans cette position désavantageuse, Moore savait qu’il avait une chance de sortir vainqueur. En supposant qu’il utilise pleinement la puissance de son épée magique et qu’il soit prêt à sacrifier la vie des soldats qui l’entouraient…

Mais Moore avait choisi de se battre plutôt que de fuir.

J’ai gagné plus qu’assez de temps… Maintenant, il faut régler ça.

« Affronte-moi en un contre un, Mikoshiba ! », déclara soudainement Moore.

Toutes les personnes présentes regardaient Moore avec stupeur. Toutes les personnes ici présentes savaient comment cette rencontre allait se terminer. Dans ce cas, s’il y avait une chance de renverser la situation, c’était par un combat entre les deux généraux.

Mais ce n’était que l’intérêt de Moore à l’œuvre. Logiquement parlant, Ryoma n’avait aucune raison d’accepter son défi. Moore était cependant convaincu que Ryoma ne le refuserait jamais. S’il était du genre à rejeter sa proposition, Ryoma ne se serait jamais montré ici pour commencer.

Et cela signifie que ce qu’il prépare n’a pas d’importance.

L’esprit combatif parcourut les membres de Moore. L’excitation courait dans son cœur. Ses muscles se gonflèrent et le sang circula violemment dans ses veines. Son chakra Muladhara se mit à s’ouvrir, déversant du prana dans son corps.

Moore arrêta silencieusement sa respiration, prenant le contrôle du flux de prana. Conformément à sa volonté, les deuxième et troisième chakras, Svadhishthana et Manipura, se mirent également en marche.

Je suis prêt… Je vais te tuer… Même si je dois mourir pour le faire !

Moore saisit son épée. Et comme si l’arme avait capté la volonté de son maître, le sceau gravé sur l’épée s’illumina d’une lueur bleutée.

*****

De la fumée noire s’échappa du grenier en feu. L’odeur des provisions carbonisées à l’intérieur emplissait l’air. Le son des épées qui s’entrechoquaient, de la mort et des cris résonnait tout autour.

C’était un massacre qui avait fait d’innombrables victimes.

Laura se tenait inébranlablement sur ce champ de bataille, le regard fixé sur la tour centrale illuminée par les flammes crépitantes.

« Laura, comment ça se passe de ton côté ? »

Une voix semblable à celle d’un carillon, accompagnée du cliquetis des armures, parvint à ses oreilles.

Cette voix était trop juvénile pour se trouver sur ce champ de bataille. Laura répondit à ces mots sans se retourner pour faire face à celle qui les avait prononcés.

« Tout s’est déroulé sans problème. Grâce à Maître Ryoma qui a retardé Moore, les entrepôts brûlent tous comme prévu. En supposant qu’ils essaient de les éteindre maintenant, le feu est trop violent pour être arrêté. Et même si Moore devait utiliser son épée magique et son pouvoir de manipulation de l’eau… »

Des cendres s’élevaient des entrepôts en feu devant eux. C’était le résultat de toute l’huile qu’ils avaient transporté avec le convoi qu’ils avaient amené. Peut-être que cette situation pouvait-elle être sauvée dès le début, mais le feu s’étant propagé si loin que rien ne pouvait être fait pour l’arrêter maintenant.

Bien sûr, si Moore, le commandant du fort, avait pris le commandement, il y aurait peut-être eu une lueur d’espoir de renverser la situation. Mais Ryoma le faisait patienter, rendant ce développement hautement improbable.

« Et comment les choses se sont-elles passées de ton côté ? », demanda Laura.

« Pas de problèmes en particulier, surtout depuis qu’ils ont cru que nous étions de leur côté… », répondit Sara tout en serrant une épée en fer ensanglantée.

« Le feu a soudainement jeté la chaîne de commandement dans un état de chaos, s’occuper des soldats d’O’ltormea a été simple. »

« Je vois. On dirait que tu t’en es sorti indemne… Je suis heureuse de voir que tu es en sécurité », acquiesça Laura en jetant un regard dans sa direction.

Elle pouvait se faire une idée de la situation rien qu’au ton de la voix de sa sœur, mais si Laura avait été vraiment inquiète, elle aurait considéré Sara différemment. Sara n’avait pas montré de mécontentement à l’égard de l’attitude de sa sœur, et s’était simplement tenue à ses côtés.

Sara ressentait la même chose. Elles avaient été trahies par leurs vassaux de confiance et vendues comme esclaves. Celui qui les avait sauvées, qui leur avait rendu leur liberté et leur dignité humaine était ce jeune homme. Pour les sœurs Malfist, rien ne comptait plus que sa vie. En effet, elles auraient mis de côté leurs propres vies si elles avaient pu sauver la sienne…

« À présent, Maître Ryoma est probablement… »

Sentant une légère pointe de tristesse dans la voix de Sara, Laura se tourna à nouveau vers sa sœur.

« Il est probablement en train de combattre Moore en tête-à-tête en ce moment ? », demanda-t-elle.

Laura n’avait évidemment aucun moyen d’en être certaine. Leur dernier conseil de guerre n’avait pas creusé aussi loin dans ce qui pourrait arriver. Mais Greg Moore avait une grande renommée militaire, et si Ryoma pouvait réclamer sa tête, les mérites qu’il obtiendrait à la conclusion de cette guerre seraient encore plus grands.

Cette perspective était trop attrayante pour qu’il la laisse passer, car il cherchait activement à accroître sa propre puissance et l’assise de la péninsule de Wortenia. Il manquait d’argent, de ressources et d’autorité. Compte tenu de sa personnalité, il n’était pas prêt à laisser passer cette chance de gagner plus de toutes ces choses à la fois.

« Je le savais… Ne devrions-nous pas aller l’aider ? » dit Sara, sa voix épaisse de chagrin et d’inquiétude.

Aussi fort que Moore puisse être, il pouvait toujours être vaincu s’il était supérieur en nombre. Mais Laura secoua simplement la tête en silence.

« Il n’a pas besoin de notre aide… Il n’accepterait pas ce match s’il ne pensait pas avoir de bonnes chances de gagner. Tu le sais aussi bien que moi, Sara. »

Ryoma avait recueilli un grand nombre d’informations en utilisant Simone et le clan Igasaki, et ces informations indiquaient que Ryoma était plus faible que Greg Moore.

Après tout, Moore était capable d’ouvrir ses chakras jusqu’au quatrième, le plus fort de tous : le chakra Anahata. Et même si Ryoma avait appris à manier la magie martiale, Moore avait vécu d’innombrables batailles et était considéré comme supérieur à Ryoma, aussi bien en tant que praticien de la magie qu’en tant que guerrier.

Et pour couronner le tout, il y avait la question de la puissance contenue dans l’épée magique de Moore. Même avec la constitution unique de Ryoma en tant que Rearth, cela ne suffirait pas à renverser l’avantage écrasant que Moore possédait en termes d’expérience et d’équipement.

Sara avait raison de s’inquiéter. Laura le comprenait parfaitement. Malgré tout, elle ne doutait pas que Ryoma finirait par gagner. Non… Elle s’accrochait désespérément à cette conviction.

« Nous devons seulement remplir nos rôles à la lettre. »

Elle prononça ces mots, du plus profond de son cœur.

Il était impossible qu’elle ne s’inquiète pas pour lui. Laura savait très bien qu’il n’y avait pas d’absolus lorsqu’il s’agissait de se battre. Il ne s’agissait pas de lui faire confiance ou non, c’était la simple émotion de vouloir être aux côtés d’un être cher.

Mais en même temps, elle savait qu’elles avaient des rôles importants à remplir. Donc même si elle s’inquiétait pour son maître, elle savait qu’elle devait valider sa confiance. Et sa voix était lourde du conflit entre ces deux émotions opposées.

« Nous avons lancé une attaque-surprise, et leur chaîne de commandement est en pagaille. Mais avec le temps, la situation va se calmer, et laisser les soldats O’ltormea s’en sortir vivants est trop dangereux. Alors, mets de côté tes préoccupations inutiles et concentre-toi sur ta tâche. »

Laura la regarda, ses yeux dégageant une volonté de fer. Mais Sara remarqua la façon dont ses épaules avaient tremblé, quoique très légèrement.

Laura…

Il y avait beaucoup de choses que Sara voulait dire. Mais elle capta les sentiments de Laura, et tourna de nouveau son regard vers la tour centrale, et partit en silence pour remplir son rôle.

*****

Au moment même où Laura et Sara avaient cette conversation, le combat entre Ryoma et Moore avait terminé son prélude. Les deux hommes se tenaient debout, les regards fixés l’un sur l’autre, alors que le combat approchait de son apogée.

Une faible lumière argentée éclairait le visage de Ryoma. Dans ses mains se trouvait un katana destiné au champ de bataille, dont la lame était plus épaisse que n’importe quelle hachette que les forgerons du clan Igasaki n’avaient jamais forgée. Il s’appelait Kikoku, c’était un katana forgé par un maître artisan, et capable d’égaler les plus légendaires katanas japonais.

Ryoma lécha légèrement ses lèvres sèches, tenant le katana sous son bras comme pour le dissimuler derrière sa grande taille.

Moore, la Frappe Volante…

L’homme qu’il affrontait avait deux alias, et c’était le deuxième. En y repensant, Ryoma était rempli d’excitation. S’il devait prendre le plan le plus sûr possible, il aurait dû demander aux soldats d’Helnesgoula derrière lui de charger et d’attaquer l’ennemi.

Mais cela aurait manqué de tact, sans parler du style.

Les deux méthodes lui auraient permis de sauver la vie de Moore, mais la méthode qu’il aurait choisie aurait déterminé sa récompense.

J’aime tellement ce genre de frisson… C’est comme si ma colonne vertébrale picotait non-stop…

Régler les choses par un duel était rare sur le champ de bataille. En tant que telle, la suggestion de Moore était une aubaine pour Ryoma. L’air qui tourbillonnait autour du corps de Moore correspondait tout à fait à celui de son grand-père, Koichiro : c’était l’odeur d’un guerrier fort et puissant.

Et en effet, la puissance de Greg Moore au sabre se répercutait jusque dans les royaumes voisins. Tuer un guerrier aussi glorieux serait un accomplissement incommensurable. Il serait en mesure de poser davantage de conditions à Lupis pour développer davantage la péninsule de Wortenia, et son propre nom serait vénéré à travers le continent.

À cet égard, ce match était une opportunité inestimable. Mais même en mettant de côté tous ces calculs, Ryoma était profondément exalté.

« Ooooooooooh ! »

Moore éleva la voix dans un cri de guerre, balançant son épée au-dessus de sa tête. La vigueur de son cri fit trembler l’air de la pièce. L’abondant prana qui traversait le corps de Moore activa le sceau magique gravé sur la lame de l’épée.

Il y avait encore dix mètres de distance entre les deux, mais Moore était resté immobile. Il balança alors la lame vers le bas. L’instant d’après, un croissant invisible fut tiré le long de la trajectoire de cette lame, en direction de Ryoma.

Ce dernier sortit immédiatement sa lame, comme en réaction à l’attaque. Une onde de choc parcourut les mains de Ryoma, et une éclaboussure de sang jaillit d’une de ses épaules.

« Kuh… ! »

Si le katana n’avait pas endigué l’onde de choc, le bras de Ryoma aurait probablement été sectionné le long de l’épaule. Une douleur sourde émanait de son épaule gauche, mais l’esprit combatif dans ses yeux n’avait pas fléchi le moins du monde.

***

Partie 3

C’est donc la force d’une épée magique d’eau, chuchota Ryoma en voyant les gouttelettes d’eau courir sur la lame. Je n’aurais jamais su la bloquer si je n’avais pas fait de recherches à l’avance.

Ce n’était pas différent d’un laser d’eau utilisé à des fins industrielles. Ryoma en avait vu un une fois, dans une émission de télévision. Cela fonctionnait en envoyant un jet d’eau sous haute pression à travers un petit trou, et c’était utilisé pour couper le métal. Il ne connaissait évidemment pas les détails exacts, mais cette épée fonctionnait probablement sur un principe similaire.

Sauf que cette fois, il n’y avait pas de machine en place, et l’épée de Moore n’avait pas de capacité innée à comprimer l’eau. Il ne portait pas non plus de réservoir d’eau. Les seules choses en jeu ici étaient le prana de Moore et la magie appliquée sur la lame, et rien de plus. Cela en faisait une méthode d’attaque très facile à utiliser.

Il lance un jet d’eau rapide en fonction de l’élan… Ce qui signifie que cette attaque a une puissance similaire à celle qu’il aurait eue s’il avait envoyé sa lame me frapper.

Une lame d’eau volante… D’un point de vue conceptuel, ce n’était pas différent d’une attaque de type slash, mais la force derrière cette attaque était énorme. Elle permettait à Moore d’attaquer d’un côté tout en gardant sa distance. Et contrairement à la magie verbale, il n’avait pas besoin d’un chant pour activer cette attaque.

Sur le champ de bataille, où chaque fraction de seconde pouvait faire la différence entre la vie et la mort, c’était un avantage écrasant. Non seulement elle augmentait la portée de sa lame, mais si elle était utilisée horizontalement, cette attaque pouvait s’avérer une menace pour les groupes d’ennemis.

Cela ne voulait cependant pas dire que cette technique n’avait pas ses défauts. La lame d’eau elle-même était d’une rapidité aveuglante, mais le fait qu’elle dépende du mouvement de Moore signifiait que l’adversaire pouvait prédire le moment et la trajectoire de l’attaque. En balançant correctement ses bras et en fixant ses jambes au sol, tout adversaire pouvait potentiellement bloquer l’attaque.

C’est effectivement une arme délicate à affronter… Mais elle est tirée le long de la trajectoire de l’épée, et je peux gérer ça… Donc pas encore. Je peux me débarrasser de ça sans magie martiale, du moins pour l’instant.

Jetant un coup d’œil rapide derrière lui, Ryoma leva son katana en position intermédiaire et se prépara à la prochaine attaque. Le tenir derrière lui ne lui permettrait pas de réagir à temps à la lame d’eau rapide.

La lame d’eau devrait être plus efficace lorsque la cible se trouve dans un rayon de 20 mètres de son corps.

C’était une estimation, mais Ryoma était sûr qu’elle était exacte. En effet, l’entaille dans son épaule avait rebondi sur l’armure des soldats d’Helnesgoula. C’était la preuve que la pression et la vitesse appliquées à l’eau diminuaient selon les lois de la nature.

Comparé aux lasers d’eau du monde de Ryoma, sa portée était longue, mais s’il s’agissait vraiment d’un monde fantastique qui ignorait les lois de la physique, le coup de Moore n’aurait pas été affaibli, il aurait coupé les soldats.

À cet égard, le fait que la lame d’eau soit composée uniquement d’eau était un problème. Si l’eau avait contenu des composés abrasifs en poudre ou des roches, elle aurait été plus mortelle, mais l’eau ordinaire n’avait pas un grand potentiel de coupe. Elle aurait pu être assez puissante pour couper la chair humaine, mais pas une armure d’acier épaisse. Le fait que la lame du katana n’ait même pas fléchi sous l’effet du choc avec l’eau en était la preuve.

La lame n’en sortit pourtant pas entièrement indemne. Remarquant une entaille dans la lame, Ryoma fit claquer sa langue et lut l’état d’esprit de Moore.

Il se méfie de ma portée. Il essaie probablement de me tenir en échec avec l’attaque longue portée de son épée magique.

Ryoma fixa Moore, guettant le moindre de ses mouvements. Fidèle aux prédictions de Ryoma, Moore fit claquer sa langue lorsque sa première attaque fut bloquée, mais il leva à nouveau son épée au-dessus de sa tête. Puis, il la balança vers le bas, déchaînant un autre coup d’eau sur Ryoma.

Un coup. Puis un deuxième. Et un troisième. Une rafale d’attaques consécutives assaillit Ryoma, sans lui laisser le temps de respirer. Moore était passé d’un coup partant de la tête à un coup latéral droit, puis à un coup latéral gauche. La lame sifflait dans l’air.

Et tandis que Ryoma bloquait un coup d’eau après l’autre, il sentait une prémonition s’installer.

C’est la même chose qu’avant ? Non, ces coups sont trop monotones…

S’il ne faisait que se balancer vers le bas, il était facile de suivre le rythme de ses coups et de les éviter. Pourquoi le faisait-il délibérément ? La réponse à ce doute était vite apparue.

Au moment où l’épée fut balancée vers le bas une troisième fois, Moore garda la lame vers le bas et la balança vers le haut en un coup croisé. Si Ryoma n’avait pas été préparé à cela, il aurait probablement été frappé sur son flanc sans défense.

Ryoma coupa les lames d’eau successives avec son katana et reprit avec vigilance une posture de niveau moyen.

Il est passé d’un coup vertical à un coup horizontal. Très bien. C’est donc ça qu’il visait.

Il avait répété une séquence d’attaques monotones pour conditionner Ryoma, puis avait soudainement brisé son timing pour déclencher une attaque différente. Si Ryoma avait été un tout petit peu négligent, il serait mort.

Les deux hommes s’étaient regardés fixement. Les chevaliers d’O’ltormea et d’Helnesgoula qui les entouraient déglutissaient nerveusement en regardant le duel.

Si je reste sur la défensive comme ça, je ne le battrai jamais. Est-ce qu’il est pire que je ne le pensais ?

Ryoma devait réduire la distance entre lui et Moore s’il voulait gagner. À l’inverse, Moore n’avait qu’à maintenir son barrage de coups d’eau à longue portée jusqu’à ce que la position de Ryoma se brise inévitablement. Et son attaque finale ne serait probablement pas un coup d’eau, mais plutôt…

Il cherche probablement à me tuer le plus rapidement possible… Non, c’est peut-être là que se trouve ma chance.

L’option qui avait traversé l’esprit de Ryoma était l’attaque la plus rapide possible pour une épée, et il avait prédit que Moore allait tout miser là-dessus. Mais l’instant d’après, Moore avait trahi ses attentes. Plutôt que de se concentrer sur le combat à distance, il sprinta en avant et réduisit la distance entre eux.

Le troisième chakra de Moore, le chakra Manipura, agissait rapidement, conférant à son corps une force et une agilité surhumaines. C’était la vitesse d’un animal enragé. Et en un clin d’œil, des étincelles volèrent entre les deux combattants et un cri métallique strident retentit.

Pendant un instant, la forme massive de Ryoma s’était élevée dans les airs. Son corps fut projeté en arrière pour tenter de repousser l’élan de Moore.

Merde, c’était proche. Il a gardé mon attention fixée sur son attaque à longue portée pour pouvoir réduire la distance… Pas mal.

Ryoma affichait un sourire indomptable alors qu’un filet de sang coulait sur sa joue. Le goût ferreux du sang emplit sa bouche. Au moment où Moore avait réduit la distance, ce dernier avait lâché un coup d’eau qui avait effleuré le visage de Ryoma. Puis, utilisant l’attaque à longue portée pour le tenir en échec, Moore avait refermé la distance en une seule fois et avait transformé le combat en mêlée.

C’était un style de combat imprudent pour un mage verbal, qui avait besoin de temps pour chanter. Et en plus de cela, la lame de Moore avait laissé une marque sur le katana de Ryoma. Une profonde entaille était visible sur la lame tranchante comme un rasoir.

Je n’arrive pas encore à contrôler complètement Kikoku, il a donc l’avantage en ce qui concerne les prouesses de son arme… Si on continue à s’affronter comme ça, la lame va se casser.

Kikoku était un katana de guerre offert par le clan Igasaki, une arme d’une qualité inégalée. Mais contrairement à l’épée magique de Moore, elle ne bénéficiait pas des grâces de la magie.

Ou, pour être plus précis, ce katana ne montrerait pas ses véritables pouvoirs tant qu’il n’aurait pas reconnu Ryoma Mikoshiba comme son maître.

En d’autres termes, Kikoku, tel qu’il était à ce moment-là, n’était pas différent d’un katana ordinaire en termes de durabilité. Sa lame pouvait être entaillée, et selon la situation, elle pouvait se casser.

Il était meilleur qu’une arme ordinaire, dans la mesure où le fait de le placer dans son fourreau lui permettait de se réparer naturellement. Mais quand même, il pouvait se casser. Et on ne pouvait pas en dire autant de l’épée magique de Moore. Les éclaboussures de sang ne pouvaient pas émousser la lame, et le fait qu’elle soit chargée du prana de son propriétaire augmentait considérablement sa durabilité.

Ryoma pouvait utiliser la magie, mais Moore l’éclipsait de loin en termes d’expérience de magie martiale. Et cet affrontement fit réaliser à Moore que la lame de Ryoma n’avait pas de magie appliquée.

Mais ce n’est pas grave. Les faibles ont leur propre façon de se battre. Je dois juste ajuster mes tactiques pour tenir compte de mes faiblesses.

Il y avait une différence dans les capacités de leurs armes, et Ryoma avait senti une nette disparité dans leurs compétences en magie lorsqu’ils s’étaient affrontés. En termes de force, Ryoma n’était pas à la hauteur de Moore.

Mais si une personne plus forte avait plus de chances de gagner, cela ne voulait pas dire qu’une personne plus faible était condamnée à perdre.

Piéger quelqu’un dans son sommeil, attaquer en grand nombre, prendre sa famille en otage, utiliser du poison… Tant qu’ils n’étaient pas accablés par l’éthique et le poids de leur réputation, il était parfaitement possible pour les faibles de vaincre ceux qui étaient plus forts qu’eux.

Et même si quelqu’un n’était pas aussi désespéré, tant qu’il n’abandonnait pas, un moyen de gagner pouvait toujours se présenter. C’était quelque chose que le grand-père de Ryoma lui avait appris depuis son enfance, et est pourquoi il ne reculait jamais devant un combat.

Dès qu’il se rendra compte de la différence entre nos armes et notre magie martiale, il deviendra arrogant et m’attaquera immédiatement. Il devrait être en colère en ce moment même. La prochaine attaque devrait décider…

Dans quelques secondes, le moment décisif arrivera. Et cela donnera une chance à Ryoma.

***

Partie 4

Le bruit des lames qui s’entrechoquaient résonna autour d’eux alors que leur duel intense continuait. Après plusieurs instants de poussée, l’un contre l’autre, les deux ombres imbriquées firent un bond en arrière.

Ils avaient déjà répété ces échanges plusieurs fois. Tous deux respiraient lourdement, leurs épaules se soulevant et s’abaissant à chaque halètement.

« Tu es plus fort que je ne le pensais… », chuchota Moore, alors que Ryoma levait une fois de plus avec vigilance son katana dans une posture de niveau moyen.

Les coups d’eau de son épée magique n’avaient pas été aussi efficaces qu’il l’avait espéré, et même après s’être tourné vers le combat de mêlée, il n’avait pas réussi à vaincre Ryoma.

Je n’avais jamais imaginé une telle tactique. C’est donc le style de combat de cet homme… un étranger.

Moore était victime d’un gros malentendu. Il avait pourtant une longue carrière derrière lui, mais c’était la première fois qu’il affrontait un étranger en combat singulier. Le style de combat de Moore était l’incarnation même de la robustesse. Il augmentait son corps bien bâti avec la magie martiale et martelait son adversaire jusqu’à la défaite. C’était un style de combat simple et direct qu’il connaissait bien.

La plupart des chevaliers de ce monde employaient ce style de combat direct qui utilisait la force musculaire au maximum. Le style de Ryoma, en comparaison, utilisait sa force innée, mais avait aussi la flexibilité d’utiliser la force de l’adversaire contre lui. C’était à la fois dur et doux.

Ryoma ne préférait pas l’un ou l’autre, car pour lui, l’objectif du combat était de tuer ses adversaires. Quand le besoin s’en faisait sentir, il s’appuyait sur la dureté pour bloquer les coups. Mais d’autres fois, il détendait son corps et utilisait la douceur pour dominer.

En mélangeant ces styles, il utilisait le flux et le reflux de la puissance de son corps, en utilisant la souplesse pour s’opposer à la dureté. C’était une première pour Moore, qui avait l’habitude de combattre des adversaires qui utilisaient les mêmes tactiques que lui.

Par sa nature même, le style doux exigeait de détecter le flux de la puissance de l’adversaire et de le contrôler, ce qui demandait beaucoup de technique et de concentration. Il fallait rester parfaitement concentré sur son adversaire, et très peu de personnes pouvaient y parvenir dans l’environnement unique d’un champ de bataille. Même le professeur de Ryoma, Koichiro, aurait probablement du mal à faire de même.

Bien sûr, Moore ne savait rien de tout cela, mais il pouvait dire clairement, par expérience, que le style de combat de Ryoma était différent de tout ce qu’il avait connu auparavant.

Mais qu’il en soit ainsi. Cela ne change rien à ce que je dois faire.

Pour obtenir la victoire, Moore avait rassemblé des informations petit à petit, les examinant méthodiquement pour gagner.

Est-ce que je dois utiliser un coup d’eau pour diminuer son endurance ? Non, il peut même en bloquer une rafale. Ça le grifferait, mais ce ne serait pas un coup fatal. C’est juste un gaspillage de Prana.

Bien sûr, même une égratignure compte comme un dommage. Une grande quantité de petites blessures pouvait conduire à plus de saignements, ce qui entraînerait une baisse de l’endurance. Mais infliger chacune de ces égratignures avec le coup d’eau consommerait une quantité considérable de prana.

Dans le commerce comme dans le combat, la rentabilité était cruciale. Les retours devaient correspondre à l’investissement que l’on mettait dans chaque action. Le regard de Moore se tourna un instant vers la lame dans ses mains. La magie dotée ne nécessitait pas de chant, ce qui la rendait plus pratique, mais ce n’était pas un pouvoir parfait ou idéal.

La quantité de prana qu’elle consommait était un problème majeur lors des combats. Même un guerrier expérimenté comme Moore, capable d’utiliser son troisième chakra à pleine puissance, ne pouvait ignorer la quantité de prana qu’il consommait. En plus de faire fonctionner ses trois chakras en permanence, il devait également charger son épée en prana. Moore finirait par épuiser ses grandes réserves. Même la voiture la plus efficace serait rendue inutile sans essence.

Alors, est-ce que je dois régler ça par une bataille en mêlée ?

Moore dut immédiatement rejeter cette idée.

Non, s’il reste sur la défensive comme ça, je ne pourrai pas lui porter le coup de grâce. Même un combat au corps à corps serait trop long. Et si cette bataille s’éternise, je perdrais au moment où mon prana sera épuisé.

En termes de force globale, Moore était supérieur à Ryoma, mais cette évaluation n’était pas absolue lorsqu’il s’agissait des conditions limitées d’un duel en tête-à-tête. La supériorité de Moore provenait de sa plus grande maîtrise de la magie martiale. Cela signifiait qu’une fois qu’il aurait épuisé son prana, Moore ne redeviendrait rien de plus qu’un chevalier ordinaire.

Bien sûr, cela ne signifiait pas que Moore était terriblement faible dans cet état. Mais s’il n’avait pas pu tuer Ryoma avec cette puissance à ses côtés, il ne pourrait naturellement pas le faire sans elle.

Moore était actuellement confronté à une bête carnivore qui était un mélange d’intelligence humaine, de force animale et d’une volonté de fer. Lui montrer la moindre ouverture inciterait cette bête à se jeter sur lui et à lui déchirer la trachée en lambeaux.

En termes de technique pure, il est probablement plus fort…

Moore utilisait la magie martiale, Ryoma, en comparaison, ne l’utilisait pas. C’était une vérité amère, mais Moore devait l’admettre. Combattre signifiait faire face à la réalité. Mais cette réalité était quelque chose que seuls les deux participants de ce duel pouvaient voir pour le moment.

« « « Ooooh ! Victoire du Seigneur Moore ! Gloire à O’ltormea ! » » »

Les acclamations des chevaliers O'ltormean résonnaient aux oreilles de Moore. Le duel donnait l’impression que Moore faisait pleuvoir les coups sur Ryoma de façon unilatérale, et cela remplissait les soldats d’un moral brûlant. Et contrairement à Ryoma, Moore n’était pas blessé. Tout le monde était convaincu que Moore était en train de gagner.

Tch. Bande d’idiots, personne ne vous a demandé de faire ça… Moore jura dans son souffle, jetant un coup d’œil furtif autour de lui.

Normalement, ces acclamations auraient dû lui faire plaisir et le pousser à continuer. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne savait pas comment gérer cette situation, et leurs encouragements inconscients ne faisaient que l’agacer. Et pire encore, cette sensation désagréable dans sa jambe grandissait peu à peu, et cela lui pesait sur le cœur.

Ça fait bizarre de marcher dessus… C’est probablement ce qui a bloqué ma rafale… Je savais que j’aurais dû la laisser guérir plus longtemps…

La façon dont on plantait ses pieds était cruciale pour porter une rafale de coups, mais il n’y arrivait pas maintenant. Cette sensation d’inconfort, cet écho d’une blessure qui ne pouvait jamais guérir, mais qui se trouvait toujours quelque part dans son corps le tourmentait constamment de la plus petite des manières. Pour compenser cela, il devait se détacher de sa forme habituelle, mais cela n’aboutissait qu’à une perte d’équilibre et cela rendait la douleur encore plus forte.

Je vais donc être obligé de me battre en mêlée… C’est la seule solution.

Il avait déjà refusé cette option, mais il s’était rendu compte qu’il n’avait pas d’autre choix.

Dans ce cas…

Il avait encore un dernier atout qu’il avait gardé dans sa manche. L’utiliser signifiait que Moore paierait un prix élevé, et une fois qu’il aurait utilisé cet as, il ne serait plus utilisable. Mais il avait pris sa décision. Même renforcé par la magie martiale, le maniement du sabre exigeait qu’il pose fermement ses pieds sur le sol.

Encore un peu de temps… Attends, juste un peu plus longtemps…

Regardant encore une fois sa jambe lancinante, Moore leva son sabre au-dessus de sa tête. La soif de sang qu’il libéra était devenue vive, comme une lame. La lame balancée au-dessus de sa tête s’illumina d’un coup, comme une lampe.

« Meuuuuuuurt, Mikoshibaaaaaa ! », cria Moore dans un cri de guerre.

À ce moment précis, son quatrième chakra, le plus fort, se mit à tourner à toute vitesse. Il avait prétendu se préparer à un combat prolongé afin de tout miser sur ce coup.

Premier coup, une entaille diagonale le long de l’épaule depuis le haut.

La magie martiale renforçait son corps, et ce bienfait s’étendait à ses réflexes et à la vitesse de ses pensées. L’instant même s’éternisa, durant plusieurs fois le temps qu’il l’était en réalité.

La lame de Moore s’abattit depuis sa position supérieure gauche, et alors qu’elle se déplaçait vers la droite, Moore la chargea d’une grande quantité de prana, formant une lame d’eau plus grande que tout ce qu’il avait produit jusqu’à présent. Le sabre pivota vers le bas, prolongeant encore plus la longueur de sa lame.

Deuxième coup, un balayage à droite.

Ensuite, la lame sauta vers le haut, déchaînant un autre coup d’eau sur le flanc droit de Ryoma.

Tch… il l’a bloqué.

Le katana dans les mains de Ryoma bloqua les coups d’eau avec sa lame épaisse. Si tout s’était déroulé normalement, l’offensive de Moore aurait pris fin. Mais cette fois-ci, c’était différent. Il avait alors un troisième schéma d’attaque, un schéma qu’il n’avait pas montré jusqu’à présent. Il ne pouvait pas l’utiliser fréquemment, mais le sabre de Moore était capable de faire plus que se balancer vers le bas. Il pouvait lancer trois attaques consécutives.

Par sa nature même, le poids et la longueur d’un sabre rendaient difficile la déviation du coup lorsqu’il était porté. En plus de cela, l’épée de Moore avait été fabriquée selon ses propres spécifications. Elle mesurait près de 1,5 mètre de long et était presque deux fois plus épaisse qu’une épée standard utilisée sur le champ de bataille.

Son poids dépassait les dix kilogrammes. Et si elle n’était pas trop lourde quand il s’agissait d’un simple soulever, c’était une tout autre histoire lorsqu’il s’agissait de la brandir comme une arme. En comparaison, une épée typique à une main pesait en moyenne 1,5 kilogramme. Un sabre à deux mains pesait le double, entre trois et cinq kilos. L’épée de Moore pesait environ trois fois plus qu’une épée standard.

De plus, le fait de balancer une épée appliquait une force centrifuge qui multipliait son poids. Le maniement de cette arme exigeait un effort considérable. Pour utiliser cette seule arme, Moore devait tempérer son corps à la perfection et maîtriser la magie martiale. Et même avec tout cela, la manier n’était pas une tâche facile.

Les yeux de Moore se fixèrent sur la silhouette épuisée de Ryoma. Il semblerait que l’effort nécessaire à bloquer cette rafale de coups d’eau l’avait finalement vaincu.

Tu as baissé ta garde, idiot !

Moore avait pris le temps de conditionner Ryoma. Tous les coups et les balayages qu’il lui avait montrés jusqu’à présent étaient destinés à créer une situation où Moore pourrait lancer une attaque-surprise fatale.

Prends ça !

Le sabre s’enfonça dans les mains de Moore, son poids étant augmenté par la force centrifuge. Il s’opposa ainsi à la loi de l’inertie, forçant chaque muscle de son corps à arrêter le mouvement circulaire de l’épée. Cet exploit téméraire déchira les muscles et fit craquer les tendons. La pression exercée sur son pied était particulièrement dure.

Mais Moore résista à la douleur. Il serra les dents si fortement que le goût du sang se répandit dans sa bouche. C’était la plus rapide des techniques de Moore. Une poussée qui frappait l’ennemi avec toute la puissance et la force que son corps pouvait rassembler.

Poussée… Décisive !

Il misa tout ce qu’il avait sur ce moment. Avec cette émotion au cœur, il dirigea tout le prana de son corps vers le chakra Anahata et s’accroupit pour concentrer toute sa force.

Mais l’instant suivant, leurs chemins se croisèrent, un étrange son métallique retentit et des étincelles rouges volèrent dans l’air. En cet instant, les deux ombres sprintèrent sur une distance de plusieurs dizaines de mètres. Le silence planait sur la place.

Qu’est-ce que… ?

Quelque chose coula dans le cou de Moore. Quelque chose avec une sorte de chaleur étrangement familière… Ses voies respiratoires et son œsophage furent ouverts. Quelque chose de chaud bouillonnait au fond de la gorge de Moore, et du sang rouge s’écoulait d’entre ses lèvres. Moore tomba alors en arrière, toute la force de son corps se vidant.

Il… Il a utilisé… la magie martiale…

Moore vit ce que Ryoma avait fait. C’était un exploit qui ne pouvait s’expliquer que s’il avait utilisé la magie martiale. Il avait réduit la distance qui les séparait à une vitesse surhumaine, poussant son katana de toutes ses forces pour effleurer le fond de l’épée longue, le repousser et trancher le cou de Moore.

À ce moment, Moore comprit ce que Ryoma voulait faire. Il avait compris la signification du sourire posé sur les lèvres de Ryoma alors qu’il regardait Moore en train de mourir…

« Votre Altesse… Pardonnez-moi… »

Alors que sa conscience s’éteignait, Moore prononça ses derniers mots. Des mots d’excuse à Shardina, qui se battait sur les terres de Xarooda. Des mots qui déploraient son échec.

Tout en sachant très bien que ses excuses ne servaient qu’à se satisfaire…

***

Chapitre 5 : Deux face d’une même pièce

Partie 1

« Êtes-vous le messager d’O’ltormea ? Je ne vous ai jamais vu auparavant. Vous avez dit que votre nom était… Sudou ? »

Un silence étouffant planait sur la salle d’audience. Julianus Ier, assis sur son trône, regardait l’homme d’âge moyen agenouillé devant lui avec un mélange de pitié et de mépris. C’était le moment le plus doux qu’un pays qui avait dû tolérer l’infériorité et la faiblesse pendant si longtemps pouvait désirer.

Un renversement des rôles. Le sentiment de supériorité, d’être en position dominante, d’être fort, remplissait le cœur de Julianus Ier comme un doux hydromel.

« Oui, Votre Majesté. C’est un honneur d’être en votre présence. »

« Alors que venez-vous faire ici ? Êtes-vous venu exiger que nous nous rendions une fois de plus ? », demanda Julianus I, l’ironie amère dans sa voix étant évidente.

Il y a seulement quelques jours, Xarooda avait été informé que Fort Notis était tombé aux mains de Ryoma Mikoshiba. Leur base ayant été rasée, les forces d’invasion d’O’ltormea s’étaient retrouvées sans base d’approvisionnement. En conséquence, leur ligne de ravitaillement avait été coupée au milieu de leur assaut sur Fort Ushas, les laissant isolés dans le territoire de Xaroodia. Des dizaines de milliers de soldats et d’officiers d’O’ltormea s’étaient retrouvés piégés.

Toute armée, quelle que soit sa taille, ne pouvait pas fonctionner si elle était isolée de sa patrie. Des officiers entraînés pouvaient sans doute bien gérer, mais des conscrits sans instruction et des mercenaires opportunistes se démoraliseraient naturellement.

Dans cette situation, un appel à la reddition était la dernière chose qu’O'lormea demanderait à Julianus I. Le fait qu’il l’ait mentionné à Sudou n’était rien d’autre que du sarcasme vitriolique.

Sudou, bien sûr, avait bien senti les émotions du roi. Cela ne susciterait aucune colère chez lui. Il avait simplement relevé la tête calmement et avait parlé au bouffon pathétique assis en face de lui.

« Bien sûr que non, Votre Majesté. Une demande de reddition ? Non… »

Sudou secoua la tête, comme si la perspective était absurde.

« Alors pourquoi êtes-vous venu ici ? Sûrement pas pour discuter autour d’un thé, j’imagine. Votre camp n’a pas le temps pour les plaisanteries en ce moment. »

L’arrogance semblait dégouliner de temps à autre du ton de la voix du roi. Sudou avait simplement considéré ses paroles avec un sourire sardonique. Il n’avait gagné qu’une bataille à Fort Notis. Mais la signification de cette victoire était claire pour tous.

Jusqu’à présent, O’ltormea avait pris le dessus dans cette guerre. Ils décidaient où et quand attaquer. Ce droit de choisir leur donnait un contrôle total sur la direction que prendrait ce conflit. Mais maintenant que Fort Notis était tombé, O’ltormea avait effectivement changé de position avec Helnesgoula, le leader de l’union des quatre royaumes.

La guerre n’avait pourtant pas encore été complètement résolue, mais Xarooda avait été momentanément sauvé de cette position difficile. En voyant Julianus Ier s’efforcer de retenir son exaltation devant ce développement, Sudou étouffa désespérément un petit rire.

Quel homme stupide… ! C’est le plus grand bouffon qu’il n’ait jamais existé. Tu n’as même pas gagné cette victoire par toi-même…

C’est vrai, Xarooda avait reçu un mince d’espoir auquel s’accrocher. Étant donné que l’Empire avait empiété librement sur leurs terres jusqu’à présent, couper l’armée d’invasion de sa ligne de ravitaillement était en fait un retournement de situation.

Mais cela n’avait pas résolu tous leurs problèmes pour le moment. En fait, malgré la résolution de quelques-uns de leurs problèmes, il leur restait encore un grand nombre de problèmes à résoudre. Et le problème le plus handicapant de tous était que Xarooda ne se sortait pas tout seul de cette impasse.

Faisons-lui comprendre dans quelle position se trouve vraiment Xarooda.

Il est vrai qu’ils avaient renversé la situation avec O’ltormea, et que l’armée d’invasion était actuellement en grande difficulté. Mais ce n’était qu’une situation temporaire.

« Je suis venu devant vous aujourd’hui dans l’espoir de mettre fin à cette malheureuse guerre », dit Sudou en ponctuant chaque mot, comme s’il essayait d’expliquer quelque chose à un enfant ignorant.

« Quoi ? »

Julianus I fronça les sourcils, ne comprenant pas bien où Sudou voulait en venir.

« En résumé, l’Empire d’O’ltormea veut faire la paix avec Xarooda. »

Au moment où le mot « paix » quitta les lèvres de Sudou, Grahalt, qui se tenait aux côtés de Julianus I, fit exploser une grosse soif de sang. Un blizzard de haine souffla sur la peau de Sudou. Cependant, il s’agissait d’une réaction essentiellement inconsciente. Si Grahalt avait vraiment été enragé, il aurait plutôt tiré son épée. Julianus Ier, assis sur son trône, ne montra aussi aucun signe de colère.

Je suppose qu’il n’est pas assez stupide pour me presser rageusement ici…

Contrairement aux informations que Sudou avait recueillies avant de venir ici, il avait trouvé que Grahalt et Julianus Ier étaient plutôt calmes.

Julianus I et ce Grahalt Henschel sont tous deux étonnamment calmes. Il devrait y avoir de la place pour des négociations si c’est le cas.

L’offre de paix était apparue de manière assez soudaine étant donné que l’Empire d’O’ltormea était l’agresseur dans cette guerre. Il était naturel que Grahalt soit en colère, puisque c’était son royaume qui avait été empiété et constamment piétiné jusqu’à présent.

Le fait qu’il ait pu garder une façade calme était la preuve de son impressionnante maîtrise de soi. Il s’était rendu compte qu’aussi furieux qu’il fût, s’emporter ne servirait à rien. Et quelqu’un qui savait cela pouvait permettre des négociations.

S’il avait dégainé son sabre et m’avait chargé, les négociations n’auraient pas eu lieu.

Sudou était convaincu que sa victoire était assurée tant qu’il pouvait raisonner l’autre partie.

« Mes excuses, mais je ne comprends pas bien où vous voulez en venir. Quel est le sens de tout ceci ? », demanda Julianus I.

« C’est exactement comme je l’ai dit, Votre Majesté. L’Empire d’O’ltormea cherche à faire une paix temporaire avec votre royaume. »

Une lumière inébranlable persista dans ses yeux.

« Vous êtes… sérieux. »

Sentant que Sudou ne mentait pas, Julianus I poussa un lourd soupir.

Il était submergé par l’exaspération. Le fait d’envahir un pays sans aucun scrupule pour ensuite venir chercher la paix une fois que la situation s’était dégradée fit en sorte que la colère de Julianus dépassa les limites et s’était transformée en choc.

« Avez-vous oublié comment cette guerre a commencé ? », demanda Julianus I lui en levant un sourcil.

« Bien sûr, Votre Majesté. Elle a commencé par l’invasion de votre pays par le mien », répondit Sudou sans ambages.

Sudou avait prédit que Julianus en dirait autant. Si ses nerfs étaient assez fragiles pour vaciller à cause de cela, il ne serait pas capable de mener des négociations diplomatiques. L’important était de maintenir une confiance qui frisait l’arrogance.

« Et sachant cela, votre pays vient à moi, demandant la paix… ? »

Une lumière de volonté ferme et inébranlable persistait dans le regard de Sudou. Julianus, en revanche, était envahi par une étrange sensation qui avait assombri son cœur. Quelque chose dans l’attitude de Sudou le rendait anxieux.

« Espèces d’idiots effrontés… »

Sudou entendit les mots glisser des lèvres de Grahalt avant qu’il ne puisse les arrêter.

« Et vous pensez sérieusement que nous allons prêter attention à votre offre ? », demanda Julianus I.

Si cela s’était passé il y a quelques mois, Julianus se serait jeté sur cette opportunité. Mais maintenant, la balance de la guerre penchait en faveur de Xarooda. Il n’avait aucune raison d’accepter cette offre. Sudou ne semblait cependant pas gêné par sa réponse, et répondit avec un sourire.

« Oui. Je comprends la situation difficile de votre pays, Votre Majesté, et c’est pourquoi je suis convaincu que vous accepterez notre offre. »

« Que voulez-vous dire ? »

« Exactement ce que j’ai dit. J’aimerais beaucoup tendre une main secourable à votre pays. »

L’attitude de Sudou était ridiculement hautaine, au point de paraître scandaleuse. Cela avait atteint un tel niveau que Julianus avait carrément oublié de lui crier dessus et s’était tu. L’idée que quelqu’un puisse agir avec autant de condescendance envers le roi d’un pays était tout à fait inimaginable.

Mais malgré cela, Julianus ne pouvait pas se résoudre à ordonner à ses soldats de décapiter cet insolent. Peut-être l’instinct de survie d’un fou lâche l’avait-il alerté, lui accordant un sentiment de sinistre prémonition.

« Pour commencer, ne seriez-vous pas en train de vous tromper, Votre Majesté… ? »

Les lèvres de Sudou s’étaient retroussées en un rictus méchant.

« Vous semblez croire que vous êtes en position dominante. »

Un rictus se dessina sur son visage, prenant en pitié un imbécile qui ne savait pas où était sa place.

« Vous insinuez que je ne le suis pas ? Votre armée est isolée de votre territoire, piégée et coincée sur nos terres. Considérant que l’attaque-surprise de mes forces a coupé votre ligne d’approvisionnement, je suppose que votre armée devrait être en train de rationner le peu de nourriture qui lui reste en ce moment même. »

Julianus essaya de garder son calme, même si l’anxiété induite par Sudou lui rongeait le cœur.

« Ils n’ont pas de nourriture, pas d’armes de rechange. Peu importe la taille de votre armée, elle est impuissante en pratique. »

« C’est un fait, je vous l’accorde. Comme vous le dites, notre armée va s’affaiblir d’ici peu. Mais si vous pensez que cela vous place dans une position de supériorité, Votre Majesté, je crains que vous ne vous trompiez. », acquiesça Sudou.

C’est le moment décisif…

Toutes négociations avaient un déroulement, et l’expérience de Sudou lui disait que c’était le moment décisif.

« Pour commencer, Votre Majesté, comment comptez-vous mettre fin à cette guerre ? Croyez-vous vraiment que vous serez capable de détruire l’Empire ? »

« Quoi ? »

Julianus fronça les sourcils en signe de confusion.

« Ma question est simple, Votre Altesse. Il y a trois façons de mettre fin à une guerre. Soit vous battez votre ennemi au sol et l’éradiquez, soit vous perdez contre votre ennemi et périssez, soit vous négociez la paix avant la fin de la guerre. Maintenant, parmi ces trois options, comment comptez-vous terminer cette guerre ? »

Soit il gagnait, soit il perdait, soit il admettait un match nul. En vérité, il y avait plus de façons de mettre fin à une guerre, mais de façon concise, cela se résumait à ces trois options.

« Eh bien… »

Julianus I était désemparé.

Sudou venait de souligner son manque de prévoyance. L’autre jour, Helena et ses forces avaient reçu la nouvelle de la chute de Fort Notis et avaient attaqué les soldats d’O’ltormea qui battaient en retraite, infligeant des pertes considérables à l’ennemi. La guerre avait certainement basculé en faveur de Xarooda.

Mais cela n’était vrai que pour cette bataille particulière.

Des nobles opportunistes sévissaient encore dans le pays et entravaient la collecte de conscrits. La Garde Royale et la Garde du Monarque avaient subi de lourdes pertes, diminuant considérablement leur force en tant qu’armée.

Et la bouée de sauvetage de Xarooda, les renforts qu’ils avaient obtenus de leurs voisins, n’accepteraient jamais d’envahir le territoire d’O’ltormea pour eux. Leur intérêt était d’aider Xarooda et de mettre fin rapidement à la guerre pour pouvoir rentrer chez eux le plus vite possible.

Une inversion de l’invasion du territoire d’O’ltormea était impossible dans ces conditions. Dans ce cas, il ne pouvait y avoir que deux conclusions à cela. Xarooda devrait soit mener une guerre inutile et stérile qu’il ne pourrait jamais gagner jusqu’à son dernier jour, soit abandonner à un moment donné et négocier la paix.

À cet égard, le fait que le messager qu’ils avaient reçu cette fois soit venu leur proposer un armistice au lieu de leur demander de se rendre était un grand pas en avant.

« Maintenant que vous comprenez votre position, permettez-moi de vous demander une fois de plus, Votre Altesse. Allez-vous continuer à mener une guerre que vous n’avez aucun espoir de gagner ? »

La question de Sudou était comme le murmure tentateur du diable. Face à son sourire en coin, Julianus Ier ne pouvait qu’acquiescer aux paroles de Sudou.

***

Partie 2

Ce jour-là, un air de ferveur maniaque planait sur Peripheria, la capitale de Xarooda. Et ce n’était pas vrai seulement pour Peripheria, mais en fait, dans tout le royaume. C’était la preuve que les nuages sombres qui planaient sur la capitale s’étaient dissipés. Les rues principales du centre de la capitale étaient pleines de gens. Hommes et femmes de tous âges, mères portant des enfants et citoyens âgés, tous saluaient et acclamaient avec enthousiasme les soldats en marche.

« Gloire à Xarooda ! Gloire à notre royaume ! »

« La bénédiction des dieux sur Sa Majesté ! Gloire à notre royaume ! »

Les citoyens s’étaient alignés dans les rues, rayonnant de joie en parlant de la victoire. L’autre jour, la guerre d’un an avec l’Empire d’O’ltormea s’était terminée par un traité de paix. Cela avait marqué la fin de nombreuses taxes qui avaient été imposées au peuple à cause de la guerre, ainsi que le retour de nombreux maris et fils conscrits.

L’espoir se profilait à l’horizon. Un retour à la vie ordinaire semblait probable. Mais certaines personnes se sentaient complètement détachées de l’ambiance joyeuse qui régnait dans la ville du château. L’une de ces personnes était le roi de ce pays, l’homme même qui avait décidé d’accepter le traité de paix.

Il était maintenant assis dans une chaise longue installée dans son bureau, regardant le plafond avec découragement.

« Pensez-vous que mon choix était le bon ? », demanda-t-il d’une voix grave et enfoncée.

C’était la preuve qu’il doutait de la validité de sa décision.

« Je ne sais pas, Votre Majesté… », face au regard accrocheur de Julianus Ier, Grahalt secoua la tête.

« Mais cela nous a fait gagner du temps. C’est un fait. »

« Du temps, vous dites… »

L’armée O'ltormean commençait à évacuer les terres de Xarooda. Et même s’il ne s’agissait que d’un repli temporaire, en fonction des négociations, ce traité de paix était en passe de finir par leur faire gagner plusieurs années. Cela leur laisserait le temps de réorganiser leurs ordres de chevaliers endommagés.

« Nous ne pouvons pas perdre le peu de temps que nous avons… » dit Julianus I de façon morose.

« En effet », acquiesça Grahalt.

*****

Dans une chambre du château royal situé au cœur de Peripheria. Après que Ryoma Mikoshiba et sa force d’attaque aient renversé le fort Notis, ils furent informés de l’arrivée à Peripheria d’un messager proposant un traité de paix. En apprenant la nouvelle, Ryoma ramena immédiatement ses troupes à la capitale.

Regardez-les s’acclamer. Des idiots inconscients.

Ryoma avait dirigé un regard narquois vers la fenêtre, observant la ville. À cet instant, il comprit pleinement la signification de l’expression « L’ignorance est une bénédiction. »

C’est pathétique.

Les gens n’avaient probablement aucune idée de la dangerosité de leur situation. Ils ne pouvaient que voir ce qui se déroulait devant leurs yeux. Comme des enfants jouant sur de la glace fine, à un moment donné, leur pied allait faire craquer la glace et les envoyer dans une tombe glacée.

Mais être capable de voir l’avenir n’est pas si simple, hein ?

L’image de Julianus Ier, roi de Xarooda, défila dans l’esprit de Ryoma. Être capable de prévoir l’avenir n’était pas nécessairement une chose à qualifier de bonne ou de réconfortante. Et seule une poignée de personnes pouvait prédire comment les phénomènes s’assemblent pour former un futur.

Et ce n’était pas comme si on pouvait toujours empêcher une catastrophe que l’on voyait venir. Un grand nombre de facteurs imprévisibles pourraient faire échouer leurs préparatifs. Pire encore, vu l’état actuel de Xarooda, le royaume n’avait pas la force de se préparer parfaitement à ce qui allait arriver.

Je suppose que ça dépend des compétences du vieil homme en tant que dirigeant, mais… oui, je ne vois pas les choses bien se terminer.

Julianus I avait accepté le traité de paix, y voyant une lueur d’espoir, mais O’ltormea avait déjà commencé à agir et l’avait devancé. Tout ce que Julianus faisait maintenant n’aurait probablement pas d’influence sur le long terme. D’un point de vue réaliste, la puissance et la position nationale de Xarooda étaient bien trop faibles, et y remédier leur prendrait bien plus de temps que celui dont ils disposaient raisonnablement.

Le pire, c’est qu’O’ltormea n’avait probablement proposé le traité de paix que parce qu’ils savaient qu’ils allaient finir par gagner. D’après l’estimation de Ryoma, des traîtres et des renégats se cachaient parmi les nobles de Xarooda, des personnes occupant des positions influentes. Sinon, les actions d’O’ltormea ne pourraient pas être expliquées.

Les négociations étaient encore devant nous, mais il ne faudra que quelques années tout au plus avant que les hostilités ne reprennent.

Il était probable qu’O’ltormea fasse sournoisement traîner les négociations jusqu’à la fin de leurs préparatifs et qu’il les interrompe une fois qu’ils seraient prêts à reprendre le combat. Et ensuite, ils envahiraient simplement Xarooda à nouveau, avec leurs forces réorganisées.

Pour O’ltormea, ce traité de paix était simplement un moyen d’éviter que leur armée d’invasion ne soit anéantie. Ils n’avaient pas de réelle intention de faire la paix avec Xarooda. Et lorsque cela deviendrait clair, les citoyens en liesse se transformeraient trop facilement en une foule en colère, qui tournerait son indignation contre Julianus Ier. Il serait considéré comme le roi stupide qui était trop aveugle et inconscient des intentions du pays rival.

Telles étaient les masses. Elles avaient des attentes irréalistes, et quand les choses ne se passaient pas comme prévu, elles changeaient rapidement d’avis et lançaient des insultes. Et parce que Ryoma ne détestait pas personnellement Julianus I, la pensée de son destin final remplissait les yeux de Ryoma de tristesse.

Ce n’est plus de mon ressort maintenant. J’ai fait tout ce que j’ai pu, et j’ai atteint tous mes objectifs. Je ne devrais plus être impliqué dans ce pays…

Les gens se réjouissaient de la fin de la guerre, mais les choses n’étaient pas si simples. Ryoma pouvait imaginer le sort final de ce pays. Mais l’instant d’après, le son d’une conversation décontractée derrière lui dispersa cette image.

***

Partie 3

« Je n’ai pas encore goûté à ce genre d’arôme, mais ce sont de belles feuilles de thé. Où ont-elles été produites ? »

« En effet, je crois qu’elles viennent de Risnorth. »

« Oh, du continent central ? »

Sara hocha discrètement la tête à la question d’Helena et présenta la théière en porcelaine dans ses mains.

« Je l’ai apporté de Sirius, car c’est l’un des mélanges préférés de Maître Ryoma. Voulez-vous une autre tasse ? »

Helena regarda sa tasse de thé vide en silence pendant un moment, puis releva les lèvres pour sourire.

« La légère douceur des feuilles de thé se marie si bien avec l’arôme… Oui, j’en prendrais bien une autre. »

Alors qu’Helena parlait, Laura s’était approchée d’elle et lui avait tendu une assiette.

« Oh ? Est-ce que c’est… ? »

« Ce sont des sucreries que j’ai faites en me basant sur les histoires et les instructions de Maître Ryoma. On les appelle des macarons. Ils sont délicieux. »

« Ah bon, vraiment ? Leur forme est assez intéressante », dit Helena en prenant un macaron et en l’examinant fixement.

Elle prit ensuite une bouchée, la mâcha et l’avala.

« Oh… Vous avez mis un peu de sucre dedans sciemment ? »

« Oui. Apparemment, c’est ainsi qu’on le prépare habituellement dans le pays de Ryoma. »

En vérité, ils ne limitaient pas la quantité de sucre dans les macarons en soi, car c’était fait pour maintenir l’équilibre de la douceur.

« Hmm. C’est très bien, Ryoma », dit Helena.

« Oui, j’admets que la collecte des ingrédients a été un peu difficile », Ryoma la regarda avec un sourire amer.

Lorsqu’il s’agissait de sucreries, les fruits secs étaient l’exemple le plus courant dans ce monde. Les confiseries fabriquées par un chef cuisinier à partir de sucre étaient un luxe réservé aux personnes appartenant aux échelons supérieurs de la société. Et bien sûr, ces nobles faisaient étalage de leur richesse en ordonnant à leurs chefs d’utiliser des quantités incroyables de sucre.

On pouvait dire la même chose de la cuisine normale, ces nobles se souciaient peu de la saveur ou de l’équilibre, et ils considéraient simplement la cuisine comme une extension de leur richesse et de leur position politique. Les confections de ce monde ressemblaient donc à des morceaux de sucre ternes et criards. À chaque fois que Ryoma en goûtait une, il s’en lassait après la troisième bouchée.

Ryoma aimait boire et n’avait rien contre les sucreries, mais en mangeant ces confiseries, Ryoma pouvait pratiquement sentir les caries se former dans ses dents.

Je dois remercier Asuka…

Elle l’avait forcé à l’aider à cuisiner, ce qu’il trouvait plutôt irritant à l’époque. Maintenant, il avait une nouvelle appréciation pour sa cousine. Ryoma accepta une tasse de thé de Sara et s’enfonça dans le canapé en face d’Helena.

« La guerre est donc terminée. Du moins, pour l’instant », dit lentement Helena en baissant la tête.

« Oui. Ce qui est en fin de compte une conclusion satisfaisante », répondit Ryoma.

« Oui… », dit Helena en se taisant.

Pour l’instant, les forces d’O’ltormea avaient été repoussées à la frontière. En tant que généraux en charge de l’armée de renfort, ils avaient obtenu beaucoup, même si la fin de cette guerre n’était qu’un répit temporaire.

« Après que le messager ait expliqué les détails de l’armistice, j’ai eu une petite discussion avec Ecclesia. »

« A-t-elle quelque chose à dire ? »

« Elle a dit qu’elle allait sonder la situation tout en restant en contact avec sa patrie. Je suis sûre qu’elle a aussi vu les intentions d’O’ltormea… Mais honnêtement, il n’y a rien que nous puissions faire. »

« Peut-elle appeler des renforts ? », demanda Ryoma.

Helena secoua la tête.

« Myest n’a pas la marge de manœuvre pour faire ça… Honnêtement, attendre d’autres renforts de leur part est probablement trop demander. »

Xarooda, Rhoadseria, et Myest : des trois royaumes de l’est, Myest était considéré comme le plus fort et le plus stable, avec son économie et son commerce affluents. Mais sa richesse lui valait de nombreux ennemis. Ses frontières sud étaient constamment en état de tension. Étant donné que la principale force militaire de Myest était sa marine, le nombre de fantassins qu’ils pouvaient envoyer à Xarooda était limité.

Et qui plus est, cette guerre était loin du territoire de Myest. Ils se battaient effectivement sur un sol lointain et étranger. Ils avaient envoyé leur armée, car ils avaient réalisé l’importance de ces renforts, mais ils n’aimaient certainement pas la perspective de se battre dans cette guerre. Et de ce point de vue, le traité de paix n’était en aucun cas un développement défavorable pour eux.

« Dans ce cas… »

« Oui, je vais devoir aussi retourner à Rhoadseria en toute hâte… Je dois rassembler plus de soldats et me préparer pour la prochaine guerre à venir. La question est de savoir où en sont les réformes de la reine Lupis… »

Cela faisait plus de six mois que leurs renforts étaient partis pour Xarooda. Le fait que les efforts de Lupis aient eu un certain effet dans ce laps de temps était donc logique.

« Je doute que quelque chose de bien se soit produit pendant notre absence », dit sèchement Ryoma, ce à quoi Helena ne put répondre que par le silence et un sourire sardonique.

Elle avait ses propres doutes sur le fait que Lupis ait fait des progrès avec ses réformes.

« Je suppose que la durée de cette période de grâce dépend de l’habileté de Julianus I… », dit-elle finalement.

« Je vais devoir laisser le reste aux autres. J’ai fait ma part, et c’était plus que suffisant. Je ne peux pas me permettre de laisser Wortenia sans surveillance plus longtemps. »

Ne m’impliquez pas plus longtemps dans cette affaire. Sentant clairement l’insinuation dans les mots de Ryoma, Helena dirigea un regard inquisiteur vers lui.

« Si tu veux mon avis, tu as eu beaucoup de marge de manœuvre dans cette affaire. Plus que je ne l’imaginais. »

« Quoi ? Non. Ce n’est pas assez. Honnêtement, nous commençons à peine. »

Alors même qu’il disait cela, un léger sourire se dessina sur les lèvres de Ryoma. Ce n’est pas suffisant. Les mots de Ryoma n’étaient pas faux, mais ils n’étaient pas complètement vrais non plus; ils étaient simplement le reflet de la situation.

Si tout s’était déroulé comme Ryoma l’avait prévu, sa forteresse, Sirius, aurait déjà terminé son développement initial. Et une fois celui-ci achevé, il ne lui resterait plus qu’à prendre son temps pour étendre son influence à l’ensemble de la péninsule.

Et à cet égard, Ryoma avait bien une certaine marge de manœuvre, mais s’il avait pu, il aurait préféré utiliser ce temps pour développer davantage la péninsule.

Et puis… Rester impliqué dans cette guerre plus longtemps ne me rapportera rien.

Ryoma en était convaincu. Il avait réussi à se forger une réputation de général compatissant parmi les soldats qui avaient participé à cette expédition, et s’était fait un nom en tant que stratège habile parmi les pays environnants. Et surtout, il avait noué des liens avec Helnesgoula et Myest, deux pays assez puissants.

Réputation, connexions, gains…

Cela ne voulait pas dire qu’il ne pouvait pas viser plus haut. S’il le devait vraiment, Ryoma aurait pu trouver un moyen de donner de Xarooda une véritable victoire dans cette guerre. Mais Ryoma ne voulait pas le faire. C’était une question de quantité de travail qu’il devrait fournir, et non de gain qu’il pourrait en retirer. Et même s’il pensait pouvoir y arriver, le futur était plein de facteurs imprévisibles, et il ne pouvait pas être sûr d’y arriver. Ryoma n’était pas omniscient, et des pièges pouvaient le guetter s’il essayait d’aller de l’avant avec une telle idée.

Viser plus haut que ça serait de l’avidité.

Avoir gagné plus que ce qu’il avait initialement prévu signifiait que gagner encore plus pourrait être nuisible. Avoir trop de succès ne fait qu’attirer l’envie des autres, et afin d’éviter cela, choisir de s’arrêter là lui semblait raisonnable.

Pourtant, en termes d’émotions personnelles, Ryoma se sentait plus proche de Julianus I que de Lupis. Si possible, il aurait aimé faire plus pour l’aider, mais offrir une aide supplémentaire maintenant serait difficile.

« Eh bien, c’est bon… Ce ne serait pas bien de t’accabler davantage », soupira Helena, captant ses émotions.

Personnellement, Helena aurait aimé avoir des personnes fiables à ses côtés avant la reprise des hostilités. Mais compte tenu du fait que le développement de la péninsule de Wortenia était encore incomplet, sans parler de la pression qu’une telle chose ferait peser sur Ryoma, elle ne pouvait se résoudre à lui en demander plus.

Si celui-là comprenait la politique comme Ryoma, il ferait un excellent général…

L’image du garçon blond qu’elle avait pris sous son aile traversa l’esprit d’Helena.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? », demanda Ryoma.

« Oh… Je pensais juste un peu à Chris, c’est tout… »

Un sourire amer se répandit sur les lèvres de Ryoma. Il avait probablement compris pourquoi son expression s’était assombrie.

« Quoi, il a perdu son sang-froid quand il a entendu parler du traité de paix ? », demanda Ryoma en plaisantant tout en haussant les épaules.

« Oui, il m’a en fait beaucoup crié dessus », Helena hocha légèrement la tête.

« Wow. Il… a dû être vraiment bouleversé. »

Chris était un jeune homme avec un joli visage. La pensée de son beau visage se contorsionnant avec colère et criant sur Helena fit sourire Ryoma.

« Eh bien, je ne peux pas lui en vouloir en tant que commandant sur le terrain, il a raison de se sentir comme ça. Tu as cependant l’air mécontent de la façon dont il a agi. »

Le plan d’annihilation du siège de Ryoma était un plan mortel qui demandait beaucoup de préparation, mais sa mise en place coûterait de nombreuses vies. C’était un plan qu’ils ne pouvaient réaliser qu’une seule fois, il n’y avait pas de seconde chance.

Mais voilà, le roi de Xarooda, le pays impliqué dans cette guerre, avait choisi d’accepter le traité de paix sans consulter les autres pays qu’il avait appelés en renfort. Et au moment où ils étaient sur le point de resserrer l’étau autour de l’armée d’invasion d’O’ltormea et de l’anéantir…

À cet égard, la colère de Chris était prévisible. Mais elle était basée sur son point de vue de commandant sur le terrain. Le bon choix pouvait changer en fonction de la position de chacun. Un peu comme la vue était différente du pied d’une montagne par rapport à son sommet…

« Bien sûr que je le suis. Il n’agit pas différemment de ces deux-là… »

C’était la preuve qu’Helena avait placé ses espoirs en Chris. Elle cherchait un futur successeur, et espérait le mettre en charge des affaires militaires de Rhoadseria. La fille d’Helena avait été tuée, et elle considérait Chris, le petit-fils de l’un de ses plus proches assistants, comme un fils de substitution. À cette fin, elle voulait le voir arriver à la bonne réponse par lui-même.

« Eh bien, à quoi t’attendais-tu ? Chris a été maltraité pendant longtemps, d’après ce que j’ai entendu. Tu comprends bien ce que cela signifie ? »

Le général Albrecht, le défunt général de Rhoadseria et chef de la faction des chevaliers, avait détesté et tourmenté Chris pendant longtemps. Le jeune chevalier avait dû supporter l’obscurité et le mépris pendant trop longtemps, bien qu’il soit plus talentueux et plus sage que la plupart de ses pairs. Si l’on ajoutait à cela sa beauté féminine, Chris avait développé une sorte de complexe.

Il ne détestait rien de plus que d’être regardé de haut. Il voulait être reconnu. Ces émotions tourbillonnaient constamment dans le cœur de Chris. Après tout, tout le monde voulait être accepté par ses pairs…

« Oui… Tu as raison. »

Helena savait parfaitement qu’il n’y avait aucune comparaison possible entre Chris et Ryoma. L’habileté de Chris avec une épée était de première classe parmi les chevaliers, et il était certainement assez intelligent. En termes de talent et de réussite, Chris était, sans aucun doute, une élite digne de porter la prochaine génération de Rhoadseria.

Mais sa jeunesse faisait ressortir ses défauts. Il était exceptionnellement mauvais pour lire les intentions des gens, et il avait une faible compréhension du fonctionnement des pays…

Et je ne peux pas m’empêcher de le comparer à Ryoma. Même si je sais que cela ne fait que mettre Chris encore plus dans le pétrin…

Mais vu la situation de Rhoadseria, cette comparaison était naturelle. Si seulement ce garçon, avec son visage moyen et son faible sourire, pouvait simplement rester à ses côtés…

Prenant une profonde inspiration, Helena prit une gorgée de la tasse de thé qu’elle tenait dans ses mains.

***

Partie 4

Dans les régions méridionales du continent occidental existait un certain pays : c’était une cité-État formée autour d’un temple fait de marbre solennel. Et alors que les royaumes du sud et le Saint Empire Qwiltantia, l’une des trois grandes puissances du continent, se disputaient leurs frontières au fil des ans, ce pays s’accrochait à la vie. Peu importe la façon dont les frontières des pays environnants s’étaient déplacées, ce pays n’avait jamais changé. L’hégémonie au cœur du continent, l’Empire d’O’ltormea, avait attaqué les royaumes du sud dans son désir de prendre le contrôle des villes portuaires, mais même lui n’avait jamais pensé à attaquer ce pays.

Et donc, cette bête avait sommeillé sans être dérangée. Mais dès qu’elle se réveillait, cette bête montrait ses crocs contre le reste du continent, déchirant les autres royaumes en lambeaux.

Le nom de cette cité-État était Menestia, la ville sainte. La forteresse où le dieu de la lumière Meneos était vénéré, et la forteresse de l’Église de Meneos, la puissance religieuse qui s’était répandue sur tout le continent.

Dans un monde aussi déchiré par la guerre, l’autorité religieuse et le droit divin abstrait ne suffiraient pas à permettre à une organisation religieuse de se défendre. Ainsi, ce château de marbre blanc se dressait, protégé par de hauts remparts et de profonds fossés. Plus que tout, le regard vigilant de ses sentinelles et de ses gardes qualifiés assurait sa stabilité. Ils se tenaient debout, vêtus d’une épaisse armure et avec des lances acérées à la main.

Et alors qu’ils patrouillaient dans la ville entourant le temple, leurs yeux brillaient de désir. Ces soldats ne ressemblaient pas à l’image de l’homme pieux et miséricordieux au service d’un dieu. Et cela ne concernait pas que les soldats. Tous les habitants de ce pays étaient comme une meute de loups affamés. Se croyant graciés par leur dieu, c’étaient des imbéciles qui croyaient que toute action qu’ils entreprenaient était pardonnée et permise par la providence divine.

Ils invoquaient le nom de leur dieu, l’utilisant comme un outil pour réaliser leurs désirs.

Et assis au centre de la ville, dans les profondeurs du temple, se trouvait la personne la plus exaltée de cette cité, reposant sur un siège aussi luxueux que le trône d’un roi. Faisant tournoyer un verre dans sa main, il écoutait le rapport de son subordonné avec une expression amusée.

Il était vêtu d’un manteau blanc en soie lustrée, orné de fils d’or. Associée au bâton de fonction incrusté de pierres précieuses qu’il tenait à la main, la tenue de l’homme rendait son statut clair aux yeux de tous.

« Oh. Donc O’ltormea a retiré ses hommes de Xarooda ? »

« Oui, Votre Sainteté… Apparemment, Fort Notis a été renversé, et le chef de sa garnison, Moore, a été tué. », répondit le vieil homme en s’inclinant devant lui.

« Et leurs pertes ? »

« Selon nos espions, O’ltormea a offert le traité de paix au même temps que leurs troupes furent isolées. Ils ont évité d’être encerclés et éradiqués. Cependant, Helena Steiner et Ecclesia Marinelle ont mené un assaut contre eux, coûtant à l’Empire la vie de 10 000 soldats. »

À ces mots, les lèvres de l’homme s’étaient retroussées vers le haut. Son sourire n’était rien de moins que le rictus du diable. La plupart des hommes se figeraient de terreur à la simple vue de ce sourire. Cependant, l’expression vide du vieil homme n’avait pas bougé malgré ce rictus malicieux.

« Je vois, je vois… Dix mille. Ce n’est pas un coup fatal, étant donné la puissance nationale d’O’ltormea, mais… »

« Ils ont perdu Fort Notis et toutes leurs réserves sont réduites en cendres. »

« Quoi qu’il en soit, le retrait de leurs armées était un choix judicieux… Pour les deux pays. »

« Oui. »

« Le roi de Xarooda apparaît comme un homme obstiné. »

« Les rumeurs le présentaient comme un roi faible d’esprit, mais je ne m’attendais pas à ça. »

Aux mots du vieil homme, l’homme émit un sourire satisfait. C’était la preuve que l’homme agenouillé devant lui était à son service.

Alors que leur armée était sur le point d’être encerclée et anéantie, O’ltormea avait demandé un traité de paix. Et avant que les négociations ne commencent, O’ltormea avait réussi à retirer son armée au-delà de ses frontières.

Ce seul fait fit de Julianus Ier un roi stupide. En apparence, son territoire avait été ravagé de façon unilatérale par O’ltormea, et il les avait simplement laissés rentrer chez eux sans que Xarooda n’ait rien gagné. La plupart des souverains auraient au moins exigé des réparations de la part de l’Empire pour couvrir les pertes qu’ils avaient subies.

Mais c’était là que se trouvait le piège, le piège qu’O’ltormea avait tendu.

Peu de gens avaient réalisé qu’étant donné l’écart entre la puissance nationale d’O’ltormea et celle de Xarooda, les négociations n’avaient aucun sens. Toute promesse qu’O’ltormea pourrait être forcé de faire n’aurait aucun sens. Les pactes n’avaient un pouvoir contraignant que si leur rupture entraînait une sorte de sanction.

À titre de comparaison, la loi d’un pays pouvait être vue de la même manière. Les lois n’avaient de sens que lorsqu’elles avaient une extension physique capable de punir ceux qui les enfreignaient, par exemple la police. Ce n’était que lorsqu’il y avait une présence qui recherchait activement et jugeait les contrevenants que les gens commençaient vraiment à faire respecter la loi.

Les lois, en elles-mêmes, n’avaient pas beaucoup de sens, et on pouvait dire la même chose des accords verbaux et des négociations. Les négociations reposaient sur le respect par les deux parties de leur part de l’accord, mais que se passait-il si l’une des parties avait un avantage écrasant sur l’autre ?

Des parents et leurs enfants, des enseignants et des étudiants, un employeur et ses employés, une superpuissance par rapport à un pays plus faible. Ces exemples différaient par leur échelle, mais au fond, c’était la même chose. Et dans ce cas, O’ltormea dominait Xarooda en termes de puissance nationale.

O’ltormea pourrait conclure une sorte d’accord avec Xarooda dans ces négociations. Mais Xarooda avait-il la force d’obliger O’ltormea à l’honorer ? Les forts n’avaient aucune obligation de faire des promesses aux faibles. Si O’ltormea avait jugé la présence de Xarooda nécessaire pour une raison quelconque, ils auraient pu facilement négocier avec eux. Mais l’Empire ne se souciait pas de l’opinion de Xarooda à son sujet.

Alors que l’homme assis sur le trône faisait tourner son verre dans sa main, il réfléchissait à la situation.

C’est impossible, et Julianus le sait. Peu importe l’accord qu’ils concluront, Xarooda finira par être écrasé par la force pure.

Même s’ils pouvaient exiger de l’Empire qu’il leur verse une grosse somme en réparations sur une longue période, on pouvait se demander si O’ltormea paierait vraiment. Et la plupart des gens n’avaient pas compris cela. Ils avaient tendance à supposer naïvement qu’une promesse faite serait toujours respectée.

« Ils ont donc forcé O’ltormea à retirer son armée de Xarooda avant le début des négociations ? Bien vu. »

« Oui, Xarooda aurait du mal à tenir des conseils de guerre et à réorganiser ses forces avec cette armée toujours entre leurs mains, et le fait de retirer cette armée sera également perçu favorablement au sein du pays. »

« Vous dites qu’inspirer de l’espoir aux nobles pourrait les inciter à aider ? »

« Tant qu’à faire, c’est toujours mieux que d’avoir cette armée toujours sur leur territoire. »

Il était évidemment difficile de dire à quel point cela aiderait étant donné que de nombreux nobles étaient déjà dans la poche d’O’ltormea. Cependant, le fait qu’ils aient obtenu la retraite d’O’ltormea en premier lieu était un fait solide que Julianus pouvait utiliser comme une arme pour persuader la noblesse.

« Je suppose que du point de vue de Xarooda, ce développement est une lueur d’espoir. »

« Oui, si cette guerre avait continué comme prévu, la défaite ne leur aurait pas été épargnée. S’ils avaient réussi à encercler et à anéantir l’armée d’invasion, O’ltormea ne l’aurait pas accepté tranquillement. D’autant plus qu’il y avait une chance que cette attaque coûte la vie au commandant suprême de l’armée, Shardina. »

« Hm. Cela aurait été normalement une issue souhaitable pour Xarooda. »

Dans la plupart des cas, réclamer la tête d’un général mettrait fin à une guerre. Mais dans ce cas, cela ne ferait que servir de catalyseur à la prochaine guerre à venir.

« Étant donné la position de Xarooda, cela n’aurait pas été sage. Bien sûr, s’ils ne faisaient rien, le résultat aurait été le même, ils devaient donc essayer d’encercler l’armée d’invasion… »

« S’ils devaient réclamer la vie de sa fille bien-aimée, l’Empereur écarterait toutes les affaires internes pour faire de la conquête de Xarooda la priorité. »

« Oui. Il organiserait probablement un second front en quelques mois. Et Xarooda ne serait pas en mesure de s’y préparer à temps. Ils auraient pu penser à une sorte de contre-mesure pour cela, mais comme c’est l’Empire qui a proposé l’armistice, ils ont probablement estimé que leurs chances de victoire étaient plus grandes en acceptant plutôt qu’en s’en tenant à ce plan. »

« Donc ils ont choisi de gagner du temps afin d’obtenir une éventuelle victoire plutôt que d’insister sur la victoire immédiate… Pas mal. »

« Oui. Ce n’était pas une mauvaise idée, mais… »

« Plus le roi de Xarooda essaie désespérément de s’accrocher à la vie, plus cette guerre durera. Et c’est exactement ce que veut O’ltormea. »

« Oui. Depuis que cette guerre a commencé, les prix à travers le continent occidental sont montés en flèche. Mes espions rapportent que de nombreuses compagnies avec lesquelles ils sont impliqués ont fait des profits. Il est probable que cet armistice a été orchestré par quelqu’un agissant dans les coulisses. »

« Comme des vautours se rapprochant de la chair en décomposition. »

L’ironie dans le sourire de l’homme était frappante. Mais cette description était un moyen approprié de décrire ceux qui complotaient pour utiliser la guerre afin d’en tirer un profit pour eux-mêmes.

« Tout à fait exact, Votre Sainteté. »

Bien sûr, ils ne pouvaient pas envoyer un messager à Xarooda leur disant de ne plus résister, et même s’ils le faisaient, cela ne changerait rien. L’existence continue de Xarooda n’était pas si importante pour eux. Mais pour Julianus Ier, rien ne comptait plus que la survie de son royaume.

Après quelques instants d’un long silence, l’homme prit soudainement la parole.

« Avez-vous donc une sorte de plan ? »

« J’en ai un, Votre Sainteté. »

« Hoh. »

« Avez-vous entendu parler d’une certaine entreprise située dans la ville-citadelle d’Épire, la Compagnie Christof ? » demanda le vieil homme, ce à quoi l’homme secoua silencieusement la tête.

Bien sûr, le pape de l’Église de Meneos n’aurait pas entendu parler d’une petite entreprise située dans une province lointaine.

« Non. Qu’en est-il de cette société Christof ? »

« Nous pouvons utiliser la même méthode qu’eux pour tirer profit de cette guerre. »

Le sourcil du Pape tressaillit à l’explication du vieil homme.

« Sont-ils impliqués avec eux ? »

« Nous ne le savons pas encore, mais nous pensons qu’il y a un noble qui collabore avec eux. »

En entendant cela, le Pape comprit vite où le vieil homme voulait en venir.

« Je vois. Donc vous voulez secouer ce noble et voir ce qui se passe… »

« Oui. Nous allons faire des repérages pour voir s’il est de mèche avec eux, et s’il ne l’est pas… »

« Il devrait faire un bon pion. »

« Oui, Votre Sainteté. »

« Bien, bien. Allons-y et faisons-le », dit le Pape en frappant dans ses mains avec un sourire.

La seule chose que l’on pouvait alors entendre de cette salle du trône était le rire dément de son maître.

***

Épilogue

Le rideau de la nuit était descendu sur la ville de Lentencia. Assis dans une pièce d’un manoir situé à la périphérie de la ville, deux hommes firent tinter leurs tasses. Il était un peu plus de minuit. Dans la logique de cette Terre, cela faisait longtemps que la plupart des gens s’étaient couchés pour la nuit. Mais pour ces deux-là, qui ravivaient leur vieille amitié, la nuit ne venait que de commencer.

« Je n’aurais jamais imaginé que ton retour entraînerait tout ça… »

Liu poussa un soupir après avoir entendu tout ce qui était arrivé à Koichiro depuis.

En vérité, être réuni avec un vieil ami qu’il avait cru mort pendant des années remplissait le cœur de Liu Daijin de joie. Mais l’histoire que son ami lui avait racontée atténua son allégresse.

« Ton petit-fils et ta petite-nièce… »

Koichiro hocha la tête d’un air sombre en entendant les mots de Liu.

« Quand c’est arrivé à mon fils et à sa femme, je pensais encore qu’il pouvait s’agir d’une coïncidence. Mais vu que tous les membres de ma famille ont été appelés l’un après l’autre, il est difficile de faire passer cela pour un accident », dit Koichiro d’un ton morose, avant de boire une autre tasse en silence.

Oui… Je comprends pourquoi il ressent cela, se dit Liu.

Les invocations qui avaient lieu dans ce monde étaient différentes de la magie d’invocation que l’on pouvait connaître dans un jeu, elles ne pouvaient pas être faites souvent. Les mages suffisamment compétents pour utiliser le rituel d’invocation étaient peu nombreux et très éloignés les uns des autres. Le sort imposait un lourd fardeau au lanceur, et les catalyseurs nécessaires à son exécution étaient précieux et rares.

Il était également difficile pour un seul individu de réunir toutes les conditions nécessaires pour effectuer une invocation dans un autre monde. Seuls les plus riches marchands ou nobles pouvaient y parvenir, et même dans ce cas, cela demandait beaucoup d’efforts et de ressources. On pouvait supposer sans risque que ce genre d’entreprise était généralement gérée par des pays entiers.

En gardant cela à l’esprit, tous les pays des continents occidental, oriental, central, méridional et septentrional ne pouvaient invoquer que quelques centaines de Rearth par jour. Et les personnes qu’ils invoquaient étaient essentiellement choisies au hasard. Plusieurs centaines sur les sept milliards d’êtres humains qui vivent sur Rearth.

Et malgré ces probabilités astronomiques, les personnes ayant un lien de parenté avec Koichiro Mikoshiba étaient convoquées non pas une, ni deux, mais trois fois. Il avait dû commencer à soupçonner qu’il devait y avoir une sorte de causalité en jeu. Et s’il y avait une cause, ce devait être son retour à Rearth.

« C’est vraiment… une malédiction. »

Quand il avait entendu pour la première fois que Koichiro était rentré chez lui, Liu avait été ravi. Il y avait une chance qu’il puisse voir les curiosités de sa patrie qu’il pensait ne jamais revoir. Et même s’il n’avait pas cette chance, cette porte était ouverte pour ses camarades de l’organisation. Ils avaient de l’espoir. Et avec ça, leur haine pour ce monde pourrait être quelque peu atténuée.

Mais que se passerait-il si, à leur retour, ils découvraient que leurs familles et leurs proches seraient les prochains à être appelés dans ce monde ? Non. Ils devraient abandonner l’idée de rentrer chez eux de cette façon, à moins que les circonstances ne soient terriblement pressantes. La tristesse et le désespoir de tout cela étaient indescriptibles.

La description de Liu Daijin était exacte. C’était, en effet, une malédiction.

« C’est ça… », marmonna Koichiro tout en prenant une autre gorgée.

Parler de ça pesait sur son cœur, et à un point tel qu’il avait l’impression qu’il ne serait pas capable d’en parler sans avoir de l’alcool dans le sang. La culpabilité de forcer non seulement son fils et sa femme, mais aussi son petit-fils et sa petite-nièce à vivre cet enfer lui pesait constamment.

« Et qu’as-tu l’intention de faire maintenant, mon ami ? », lui demanda gentiment Liu.

« D’abord, je dois ramener Asuka… » répondit Koichiro, ce à quoi Liu haussa un sourcil.

« Oh… Pas ton fils ou petit-fils ? »

Koichiro secoua la tête en silence.

« Mon fils et sa femme sont hors d’atteinte à présent. Je n’ai pas assez d’indices pour les rechercher. Et mon petit-fils devrait s’en sortir. Je lui ai appris tout ce que je pouvais. »

Ces mots pouvaient sembler froids, mais c’étaient ses véritables sentiments. Son fils et sa femme avaient été appelés dans ce monde il y a près de 20 ans. Il avait enseigné à son fils les traditions familiales et l’avait formé aux arts martiaux, il aurait donc dû être capable de se battre. Mais il n’avait appris que les rudiments de ces arts.

Koichiro mentionnait son petit-fils, Ryoma, de temps en temps. Mais il lui avait transmis son savoir et lui avait transmis ses techniques. Même dans ce monde impitoyable, il devrait être capable de survivre. À l’inverse, ces compétences étaient totalement inutiles dans le Japon moderne, tant que l’on ne s’embrouillait pas avec les yakuzas.

C’était un monde où il fallait être impitoyable, être capable de tuer sans hésitation quand c’était nécessaire. Même si son fils parvenait à survivre, cela signifiait qu’il avait vécu un enfer si terrible que sa nature aurait été complètement déformée, tout comme l’avait été le cœur de Koichiro.

Oui, Koichiro ne voulait rien de plus que de sauver son fils de cet enfer s’il le pouvait. Mais il savait qu’il était bien trop tard pour cela maintenant, et qu’il y avait quelqu’un d’autre qui avait bien plus besoin d’aide.

Puis, quelques coups légers furent frappés à la porte.

« Qui est là ? », demanda Liu.

« C’est Zheng. J’ai un rapport. »

Liu hocha doucement la tête.

« La porte est ouverte. Entre. »

« Veuillez donc m’excuser », Zheng entra dans la pièce vêtu de sa parfaite queue de pie et s’inclina.

« J’ai les résultats de l’enquête. »

Il tenait quelques documents dans sa main.

« Ce sont les résultats ? », demanda Liu, ce à quoi Zheng acquiesça et remis les documents.

« Hm. »

Liu sortit une paire de lunettes de sa poche de poitrine et commença à lire le rapport. Une page, deux, trois… Après avoir lu la première phrase, il poussa un léger soupir.

« Tu as dit que le nom de ta petite-nièce est Asuka Kiryuu ? »

« C’est exact », répondit Koichiro, ce à quoi Liu acquiesça.

« Je vois… Apparemment, elle a été aperçue dans la ville sainte il y a quelques mois. Mais… »

Liu s’interrompit.

Koichiro dirigea un regard triste vers Liu, comprenant que quelque chose n’allait pas à cause de son expression.

« Ne peux-tu pas l’aider ? », demanda-t-il.

Cette option était toujours présente dans l’esprit de Koichiro. Même s’il avait été un leader de l’Organisation, c’était il y a un demi-siècle. Il s’était accroché à cette vieille amitié par manque d’une autre option, mais il se rendait bien compte qu’il pouvait très bien être rejeté.

Mais Liu secoua lentement la tête à la question de Koichiro.

« Ne sois pas stupide, mon vieil ami. Si c’est pour un de tes proches, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir. Et ma volonté est celle de l’Organisation, je ne laisserai personne interférer. »

Liu ponctua ces mots en prenant une vigoureuse gorgée de sa boisson. En voyant cela, Koichiro comprit ce que Liu voulait vraiment dire.

L’assistance de l’Organisation m’est donc garantie. Mais même dans ce cas, ils ne peuvent pas sauver Asuka…

C’était la seule conclusion possible.

« Tu veux dire que même ton pouvoir n’est pas suffisant pour la ramener ? »

Liu hocha lentement la tête.

« J’en ai bien peur. Pour l’instant, c’est assez difficile… Elle a été prise sous l’aile de certaines personnes gênantes. Et pour aggraver les choses, elle réside dans la première citadelle de la ville sainte. »

Sur ces mots, Liu tendit l’un des documents à Koichiro.

Je vois… Si ce qui est écrit ici est vrai, même l’Organisation aura du mal à faire sortir Asuka de cette ville.

Le pouvoir de l’Organisation était certainement vaste. Elle avait assez de pouvoir pour vaincre facilement n’importe quel pays du continent, même l’Empire d’O’ltormea avec ses ambitions hégémoniques. Mais hélas, il existait sur le continent occidental un autre groupe capable de l’égaler.

L’Église de Meneos existait depuis de nombreuses années, et était devenue une faction assez puissante. Mais même ainsi, dans le passé, l’Organisation aurait été assez puissante pour extraire une personne ou deux de la ville sainte de Menestia.

Parce que Koichiro connaissait la force de l’Organisation, il avait auparavant pris le risque d’utiliser un vieux cryptogramme Chawanjin pour attirer son attention. Cependant, il n’avait pas prévu que l’influence de l’Église de Meneos était bien plus grande qu’il y a 50 ans. L’Organisation avait également gagné en puissance, et les deux équipes étaient donc à égalité.

Mais ce qui rendait vraiment la situation difficile, c’était qu’Asuka était sous la protection de Rodney Mackenna, capitaine de l’un des dix ordres de chevaliers sous le commandement de l’Église de Meneos.

« Rodney Mackenna et sa demi-sœur, Menea Norberg, ont de mauvaises relations avec nous. Ils ont donné du fil à retordre à l’Organisation. »

« Sont-ils compétents ? », demanda Koichiro.

« Ils sont tous deux les égaux de Zheng, si ce n’est plus forts », acquiesça Liu.

Koichiro s’était surpris à lever les yeux au ciel. Il avait déjà entendu dire que Zheng était l’assistant de Liu. Et si ces deux-là se trouvaient face à face avec un homme suffisamment fort pour diriger les Chiens de Chasse, la force d’élite de l’Organisation, c’était une information suffisante pour décrire leur puissance. Koichiro lui-même ne serait pas en mesure de ménager Zheng. Tout combat entre eux devrait être un combat à mort.

Et ce duo, qui avait pris Asuka sous leur protection, égalait Zheng, voir même le dépassait. Pire encore, Asuka était dans la première citadelle hautement gardée. Seules les personnes les plus habiles seraient capables de s’y faufiler. Liu avait raison, la ramener serait difficile.

« Bien sûr, nous pourrions le faire en supposant que nous soyons prêts à entrer dans une guerre totale avec l’Église, mais… », dit Liu.

Koichiro le coupa en secouant la tête. Même si c’était au nom du sauvetage de sa petite-nièce adorée, Koichiro ne pouvait pas demander à son ami de déclencher une guerre. Si l’Organisation et l’Église de Meneos devaient s’affronter ouvertement, le continent brûlerait véritablement.

Et si cela devait arriver, la ville sainte de Menestia serait prise dans les hostilités. En fait, c’était le bastion de l’ennemi. Supposer qu’elle ne serait pas impliquée dans la guerre serait insensé. Et comme Asuka y vit, cela mettrait sa vie en danger.

« En tout cas, nous ne pouvons pas faire grand-chose à moins qu’elle ne quitte Menestia. »

Koichiro baissa la tête, impuissant. Mais les mots que Liu prononça ensuite lui firent lever vigoureusement les yeux.

« Cependant… Cette chance pourrait se présenter bien assez tôt. »

Voir Koichiro réagir de la sorte, fit glousser Liu.

« Tu es comme un père qui s’inquiète du bien-être de sa fille », dit-il.

« Ne te moque pas de moi ! », lui répondit Koichiro en claquant des doigts.

Liu éclata de rire devant l’expression boudeuse de Koichiro, mais après avoir ri un instant, son expression s’assombrit.

« Permets-moi cependant de te demander une chose. Quel est donc le nom de ton petit-fils ? »

C’était un changement soudain de sujet, et en voyant le sérieux dans les yeux de Liu, Koichiro répondit avec méfiance.

« C’est Ryoma… Ryoma Mikoshiba. »

À cette réponse, Liu s’enfonça davantage dans son siège et leva les yeux au plafond, profondément pensif.

« Alors… Le rapport de Sudou était correct », murmura-t-il dans l’air.

Il prit une feuille de papier et la tendit à Koichiro.

« Qu’est-ce que c’est ? », demanda Koichiro en regardant le document.

Mais après avoir lu quelques lignes, son expression s’était transformée en choc.

« C’est un rapport livré par l’un de nos gens travaillant au centre du continent », dit Liu tout en poussant un autre profond soupir.

Le rapport entre les mains de Koichiro détaillait les événements du retrait de l’armée d’invasion d’O’ltormea de Xarooda, et le nom de Ryoma Mikoshiba y était clairement écrit, comme l’un des renforts envoyés par le Royaume de Rhoadseria. Une autre page détaillait toutes les informations qu’Akitake Sudou avait déterrées sur Ryoma.

Alors que les yeux de Koichiro parcouraient la page avec avidité, Liu secoua la tête. Ryoma Mikoshiba n’avait été qu’une source d’agonie pour l’Organisation qu’il dirigeait. Depuis qu’il avait assassiné l’ancien mage de la cour de l’Empire d’O’ltormea, Gaius Valkland, Ryoma n’avait cessé d’entraver les plans de l’Organisation.

Heureusement, Sudou était en charge de la situation, et ses manœuvres astucieuses leur avaient permis d’aller de l’avant sans que leurs plans ne nécessitent de révisions majeures. Si cela n’avait pas été le cas, l’interférence constante de Ryoma aurait déjà fait de lui une cible à assassiner.

Et en même temps, sa propension à se mettre en travers de leur chemin était une preuve éclatante de ses capacités inhabituelles. Liu devait respecter Ryoma, à la fois en tant qu’enfant de leur monde d’origine et en tant qu’homme. Mais aussi parce qu’il était parvenu à se hisser aussi haut, alors qu’il n’avait rien au départ.

« Ton petit-fils est… un sacré monstre, en effet. »

En disant cela, Liu attrapa une boîte de tabac posée sur la table. Il en avait apparemment besoin pour se calmer les nerfs. Il sortit sa pipe préférée du tiroir de la boîte, remplit le fourreau de feuilles de tabac et l’enflamma en utilisant la magie du feu.

Un certain temps s’était écoulé, et Koichiro avait fini par lever les yeux après avoir lu le rapport. Son expression était pleine de fierté. Son éducation n’avait pas été vaine. Il avait retrouvé le petit-fils adoré qu’il avait élevé avec soin et dévotion, et cela le remplissait d’une joie qu’il n’avait jamais ressentie auparavant.

Mais d’un autre côté, il avait donné à Ryoma tout son savoir et son entraînement, le transformant en un guerrier moderne. Dans un sens, il fallait s’attendre à ce qu’il réussisse autant. Et alors qu’il avait tous les outils pour se frayer un chemin à travers tout ce qui pouvait se présenter à lui, on ne pouvait pas en dire autant d’Asuka. Pour le meilleur et pour le pire, ce n’était qu’une lycéenne ordinaire.

« Alors, qu’est-ce que ça a à voir avec le sauvetage d’Asuka ? », demanda Koichiro, utilisant toute la volonté dont il disposait pour réprimer son envie de se précipiter aux côtés de son petit-fils.

Liu laissa échapper la fumée de sa pipe, se délectant de son arrière-goût.

« Bientôt, l’Église de Meneos enverra un messager à Rhoadseria. »

Koichiro inclina la tête d’un air perplexe. Il ne comprenait pas immédiatement le sens de ces mots.

« Pour dire les choses plus simplement, le penchant de ton petit-fils à mettre le bazar dans les plans de l’Empire O’ltormea lui a valu d’attirer l’attention des dirigeants de l’Église. »

Ce n’était pas entièrement surprenant. Le but déclaré de l’Église de Meneos était d’assurer la stabilité du continent occidental. Ryoma s’étant fait un nom si rapidement, il était naturel qu’ils s’intéressent à lui.

« Celui qui a été envoyé pour le rencontrer est l’un des proches collaborateurs du Pape, le Cardinal Roland. Et les escortes envoyées pour protéger sa personne sont… »

Lorsque Liu termina sa phrase, les lèvres de Koichiro s’étaient retroussées en un sourire en coin. Après avoir entendu tout cela, la conclusion à laquelle il était arrivé était évidente.

***

Bonus : Le quotidien de Zheng Motoku

Avant que le soleil ne commence à se lever au-dessus de l’horizon, alors que le froid de la nuit flottait encore dans l’air, on pouvait entendre le bruit de pas claquant sur les dalles du domaine de Liu Daijin. Zheng leva ses deux mains vers l’avant, et calma son souffle. La froideur de l’air avait transformé l’air s’échappant de ses lèvres en une bouffée blanche.

Hm. Toujours la même chose.

Zheng hocha la tête en signe de satisfaction, confirmant que son horloge interne fonctionnait à sa pleine capacité. Il se tenait actuellement sans vêtements à partir de la taille. Quiconque connaissait Zheng serait probablement choqué s’il voyait son corps en ce moment.

Il n’était certainement pas mince. Mais il n’avait pas non plus la forme d’un bodybuilder. Ses os robustes et durs étaient recouverts d’une couche de muscles et de tendons d’acier. C’était l’image même de la fonctionnalité et de la force physiques. C’était le corps d’un guerrier, construit au cours d’une longue période d’entraînement rigoureux.

Mais la caractéristique la plus frappante de son corps était le tatouage de neuf dragons, s’étendant de son dos à sa poitrine. Un tatouage qui évoquait l’image de Shi Jin, l’un des principaux personnages d’Au bord de l’eau, dont on disait qu’il portait également un tatouage de neuf dragons sur sa chair.

Il avait été marqué de ce tatouage après avoir quitté l’Armée de libération du peuple et travaillé comme assassin professionnel pour la mafia de Hong Kong. Au fil des ans, il avait senti que le tatouage semblait palpiter au rythme des battements de son propre cœur, comme s’il était vivant à sa façon.

Bon, je suppose que ce sera suffisant pour aujourd’hui.

Cela ne faisait pas longtemps que Zheng avait commencé, mais son torse était déjà couvert de sueur. Il brossa ses cheveux, qui s’accrochaient à son front.

C’est presque l’aube.

Tournant son regard vers le ciel de l’est, Zheng laissa échapper un petit soupir.

Je suppose que je vais devoir travailler sur mes techniques de lance demain.

Normalement, il ne se contenterait pas de pratiquer quelques formes. Il préférait prendre son temps et se concentrer sur son entraînement de manière plus approfondie et plus assidue. Liu Daijin lui avait transmis la technique Bajiquan du poing mortel capable de tuer d’un seul coup, pour laquelle Li Shuwen lui-même était célèbre. Et ses enseignements ne se limitaient pas au poing, ils couvraient également toutes les techniques nécessaires à la maîtrise de la lance Liuhedaqiang.

C’était vraiment une branche merveilleuse des arts martiaux, digne d’être appelée le poing caché et meurtrier. Mais même une technique aussi puissante ne révèle sa véritable puissance que dans les mains d’un pratiquant qui s’entraîne quotidiennement. À cette fin, le désir de Zheng de garder son Bajiquan poli était compréhensible.

J’aurais aimé avoir plus de temps libre…

Zheng secoua la tête en signe d’autodépréciation lorsque cette pensée lui traversa l’esprit. C’était un souhait impossible. Il était l’assistant de Liu Daijin, l’un des patrons de l’organisation. Il lui servait de majordome et de garde du corps. Il passait ses journées aux côtés du vieil homme, et ses nuits à inspecter les informations recueillies sur tout le continent occidental pour organiser le programme quotidien de Liu. Selon la situation, Zheng pouvait déployer ses forces militaires au combat.

Il était, à toutes fins utiles, un homme à tout faire.

À cause de ça, Zheng avait rarement du temps libre. Même ses séances d’entraînement matinales étaient gérées en empiétant sur son temps de sommeil.

Une journée où je ne pourrais penser qu’à moi-même est tout à fait hors de portée, hein… ?

Maintenir le statu quo était déjà difficile. Trouver le temps d’élever ses compétences en arts martiaux à de nouveaux niveaux était impensable. Poussant un nouveau soupir, Zheng prit sa chemise, qu’il avait laissée sur le belvédère, et se dirigea vers les bains publics du domaine.

Mais au moment où il s’apprêtait à partir, son expression changea soudainement. De l’autre côté du vaste jardin, le son de cris de colère et de métal s’entrechoquant pouvait être entendu au-delà des bois épais.

Quelqu’un qui en voulait à la vie de Liu Daijin avait probablement lancé une sorte d’attaque tôt le matin. Il pouvait également entendre le bruit de personnes quittant le domaine.

Cela fait un moment que je n’ai pas pris part à un combat réel. Intéressant. Je vais prendre ça comme une chance de me déchaîner un peu…

Un sourire se dessina sur les lèvres de Zheng, qui se réjouissait de l’existence de ce stupide intrus…

***

Illustrations

Fin du tome.

***

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