Nozomanu Fushi no Boukensha – Tome 11
Table des matières
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 1
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 2
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 3
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 4
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 5
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 6
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 7
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 8
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 9
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 10
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 11
- Chapitre 1 : Attaque-surprise : Partie 12
- Chapitre 2 : Le départ : Partie 1
- Chapitre 2 : Le départ : Partie 2
- Chapitre 2 : Le départ : Partie 3
- Chapitre 2 : Le départ : Partie 4
- Chapitre 2 : Le départ : Partie 5
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 1
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 2
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 3
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 4
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 5
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 6
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 7
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 8
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 9
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 10
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 11
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 12
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 13
- Chapitre 3 : L’organisation : Partie 14
- Chapitre 4 : La sainte et l’orphelinat : Partie 1
- Chapitre 4 : La sainte et l’orphelinat : Partie 2
- Chapitre 4 : La sainte et l’orphelinat : Partie 3
- Chapitre 4 : La sainte et l’orphelinat : Partie 4
- Histoire additionnelle : La femme inquiétante
***
Chapitre 1 : Attaque-surprise
Partie 1
« Notre dernier objectif est un golem lutéum », déclara Lorraine, alors qu’une expression ironique se trouvait présente sur le visage. « Pensez-vous pouvoir y arriver ? »
Devant elle — et donc devant nous — se trouvait un groupe de golems lutéum dont elle parlait. Oui, des golems, au pluriel. Et pas seulement quelques-uns d’entre eux. Plusieurs dizaines d’entre eux se promenaient dans la zone. Notre malheur était évident : nous étions tombés sur un type de golems à forte teneur en humidité. D’ailleurs, l’endroit où ils se promenaient était au fond d’une dépression qui ressemblait à un bassin, sans que je puisse en deviner la raison.
Comme ils n’avaient aucun moyen de s’échapper, si nous avions été ici pour les chasser et rien d’autre, nous aurions pu demander à Lorraine de les nettoyer avec l’un de ses sorts. Cependant, notre objectif était de rassembler leurs matériaux. La boue ou l’argile d’un golem lutéum était riche en mana et très prisée comme ingrédient alchimique, mais comme elle était aussi très malléable, un seul coup de baguette magique pouvait la rendre inutilisable. Bref, nous ne pouvions pas compter sur l’aide de Lorraine, nous devions utiliser l’esprit pour les attaquer. C’est donc à Augurey et à moi qu’incombait cette tâche.
« Cela ne semble pas poser trop de problèmes, à condition que nous nous résignions à être couverts de boue », avais-je dit.
Augurey secoua la tête. « Non, ce ne sera pas si facile. Si tu baisses ta garde, tu te retrouveras à suffoquer jusqu’à la mort… » Son visage s’éclaira en réalisant, à tel point que je pouvais pratiquement lire dans ses pensées. Mais tu n’as pas besoin de respirer, n’est-ce pas, Rentt ? Comme c’est pratique !
Et il avait raison, mon corps s’avérait très utile dans des moments comme celui-ci. Ma rencontre avec la tarasque en était un exemple. Augurey, en revanche, n’étant pas un mort-vivant, ne bénéficiait pas de ces avantages. Même si cela ne me dérangeait pas vraiment de mener ce combat seul, cela attirerait les soupçons de Ferrici si Augurey n’y allait pas aussi. Nous devions agir naturellement avec elle à nos côtés.
« Je peux m’en occuper seul si tu ne veux pas salir tes vêtements, Augurey », avais-je dit. « Tu peux te tenir prêt au cas où j’aurais besoin de renfort. »
J’avais essayé de faire passer ça pour une excuse hasardeuse, et Augurey hocha la tête. « J’apprécie ta proposition, mais je me sentirais mal à l’aise de te faire faire tout le travail. Pour cette fois, je vais faire une exception à ma politique personnelle et changer de tenue. »
Il enleva ses vêtements d’extérieur et les mit dans son sac magique, puis il sortit des vêtements ordinaires et les enfila. J’avais été touché par sa sollicitude à mon égard, mais la foi de Ferrici en lui avait probablement influencé sa décision. Augurey pensait sans doute que cela l’ennuierait s’il se contentait de s’asseoir et de me laisser me battre. Il savait faire preuve de tact lorsqu’il s’agissait de ce genre de subtilités.
Sur ce, nous étions prêts.
« D’accord, c’est parti », dis-je en prenant l’avant-garde et en glissant sur le bord du bassin.
Augurey m’avait suivi. « Essaie de ne pas nous salir, si tu le peux », me dit-il en marmonnant. « J’aime bien ces vêtements, aussi simples soient-ils. »
Alors que j’étais à mi-chemin du bassin, j’avais senti les golems lutéum du fond concentrer leur attention sur nous. Leurs corps étaient faits de boue, et je pouvais distinguer les creux qui leur servaient d’yeux et de bouches. J’avais encore des doutes sur la capacité de ces yeux sombres à voir, mais pour l’instant, ils étaient indubitablement dirigés vers nous.
Les golems lutéum avaient commencé à avancer vers nous, en suintant sur le sol. Lorsque nous avions atteint le fond, nous étions déjà encerclés et en infériorité numériques.
« De près, ils sont beaucoup plus gélatineux », déclara Augurey. Il avait l’air déprimé.
« Je t’avais dit de me laisser m’en occuper seul », avais-je répondu.
« Je me suis dit que je perdrais la confiance de Ferrici si je te laissais faire. »
« C’est ce que j’ai deviné. Eh bien, si tu as l’air d’être sur le point de te salir… En fait, oublie ça. Si tu as l’impression qu’ils vont essayer de t’étouffer, sers-toi de moi comme bouclier. Ce n’est pas comme si j’avais besoin de respirer, après tout. »
Bien que les golems lutéum attaquaient de la même manière que les slimes, ils étaient plus effrayants à affronter. Par rapport à un slime — un slime normal, du moins —, ils avaient une plus grande force brute. De plus, alors que la principale forme d’attaque à distance d’un slime est son jet d’acide, un golem lutéum avait…
« C’est bien à nous qu’elles s’adressent, n’est-ce pas ? » Augurey pointa du doigt l’essaim de flèches de terre qui venait de se former en plein vol, invoquées par les golems lutéum.
Les flèches étaient des exemples de Gie Vieros, un sort humain. Cependant, cela n’avait pas d’importance pour les golems lutéum, qui pouvaient utiliser de nombreux types de magie de terre. C’est pourquoi un bassin comme celui-ci était l’endroit idéal pour eux, ils pouvaient attaquer et se défendre à leur guise. Il n’était donc pas étonnant qu’ils soient si nombreux ici.
« Où d’autre viseraient-ils ? » avais-je dit. « Tout d’abord, réduisons leur nombre. Tu sais ce qu’il faut faire, n’est-ce pas ? »
« Bien sûr. Brisons leurs noyaux, comme s’il s’agissait de slimes. Il faut un peu d’entraînement pour y arriver. Contrairement aux slimes, les corps de ces golems ne sont pas transparents. »
« Tu l’as bien dit. Très bien, allons-y ! »
« Oui, c’est vrai ! »
Nous nous étions avancé, nous frayant un chemin à travers la foule de golems lutéum, poignardant et tailladant leurs cœurs enfouis au fur et à mesure. Si je devais louer leur espèce pour quelque chose, ce serait pour le fait qu’ils ne soient pas très rapides. Ils n’étaient pas vraiment lents, bien sûr, mais leurs mouvements étaient bien en deçà de nos capacités. Néanmoins, cela ne voulait pas dire que nous pouvions nous permettre de baisser la garde.
Alors que je continuais à me battre, l’un des golems lutéum se fendit le corps et se dirigea vers moi, avec l’intention manifeste de m’engloutir tout entier à l’intérieur. Normalement, c’était une situation dangereuse — s’il attrapait quelqu’un, il l’étoufferait jusqu’à la mort — mais cela ne m’importait pas. J’avais sauté directement sur le golem lutéum et j’avais facilement localisé son noyau nu. Après l’avoir réduit en miettes, le monstre avait fondu en un simple tas de boue.
Bien que cette méthode facilitait la chasse aux golems, elle était trop dangereuse pour un aventurier ordinaire. S’ils se trompaient, ils mourraient. Heureusement que j’étais déjà mort. La procédure habituelle consistant à poignarder un golem de l’extérieur était fastidieuse, car même si l’on savait vaguement où se trouvait le noyau, il fallait poignarder plusieurs fois pour obtenir un résultat direct. Heureusement, je pouvais ignorer cela et utiliser la meilleure méthode pour moi : plonger directement à l’intérieur.
Malheureusement, comme Augurey ne pouvait pas — ou ne voulait pas — faire la même chose, il reculait à chaque fois qu’un golem s’ouvrait, ce qui me permettait de sauter sur le côté et d’en briser le cœur. J’avais l’impression de me servir d’Augurey comme d’un leurre, mais je m’étais dit que c’était comme ça. En plus, c’était plus efficace.
Le nombre de golems lutéum diminua rapidement, et en un rien de temps…
« Il n’en reste plus qu’un », avais-je dit.
« On dirait bien. » En acquiesçant, Augurey s’avança derrière le dernier golem et y planta son épée, mettant fin au combat. Après l’avoir regardé fondre, nous nous étions regardés l’un et l’autre, prenant connaissance de l’apparence de l’autre. Ce que nous avions vu n’était pas beau à voir : nous étions tous les deux complètement couverts de boue.
« Plus vite je me débarrasse de ce truc, mieux c’est », avais-je dit.
« J’aimerais bien prendre un bain, » commença Augurey, « Mais il vaudrait mieux que nous allions nous baigner dans le lac. Je ne pense pas que l’auberge aimera que nous mettions de la boue partout. D’ailleurs, n’oublions pas pourquoi nous sommes venus ici. »
Le bassin était maintenant jonché de tas de boue qu’il fallait encore ramasser. Lorraine et Ferrici allaient travailler avec nous, d’où l’expression ironique de la première tout à l’heure. Elle n’avait pas eu à se battre, mais elle avait quand même besoin de se salir. Étonnamment, Ferrici semblait bien le prendre, elle avait l’air joyeuse en descendant dans le bassin, se tenant à Lorraine pour se soutenir.
« Jouer dans la boue comme ça me ramène vraiment en arrière », dit-elle en prenant un récipient de Lorraine et en le remplissant joyeusement de boue. « C’est comme si j’étais à nouveau une enfant ! »
C’était certainement une façon de voir les choses.
C’est ainsi que tous les trois, prenant exemple sur l’audace de Ferrici, nous nous étions mis à pelleter de la boue dans des récipients, tout en nous persuadant que nous étions en train de nous amuser.
◆◇◆◇◆
« Et avec ça, nous avons répondu à toutes les demandes », avais-je dit. J’étais en train de me laver dans le lac. « Cela a pris moins de temps que prévu. »
Augurey, qui était dans le lac avec moi, acquiesça. « Tu as raison. Je pensais que cela nous prendrait au moins deux ou trois jours, alors je suis content que nous ayons fini plus tôt. Mais c’est à Ferrici que nous devons tout cela. »
La fille en question n’était pas avec nous, pas plus que Lorraine. Elles se lavaient ailleurs. Ce n’était pas comme si elles pouvaient se baigner avec nous, après tout. Je m’étais dit que si j’essayais de jeter un coup d’œil — ce qui n’était pas mon intention — j’aurais droit à une initiation amicale à l’un des sorts de foudre de Lorraine. Comme j’étais trempé, cela marquerait probablement la fin de mes jours dans ce monde. Si Lorraine était seule, elle ne se serait peut-être pas souciée de sa pudeur, mais pour l’instant, Ferrici était avec elle. Quoi qu’il en soit, je n’irai pas.
« Pourtant, je ne sais pas s’il faut nous qualifier de chanceux ou de malchanceux », déclarai-je. Je pensais à tout ce qui s’était passé au village. Si rien de tout cela n’était arrivé, nous n’aurions jamais obtenu l’aide de Ferrici. C’était l’exemple parfait d’un heureux accident.
« Tu as raison », répondit Augurey en étudiant mon corps. « Et c’est doublement vrai pour toi. À part ta pâleur, tu ressembles à n’importe quel humain. J’aimerais bien savoir à quoi tu ressemblais quand tu étais un squelette. »
En ce moment, à l’exception de nos caleçons, Augurey et moi étions nus, ce qui lui donnait une vue complète de mon corps. Cependant, contrairement à ce qui se passait lorsque j’étais un squelette et une goule, je n’avais plus à craindre que quelqu’un me voie. Certes, j’étais un peu pâle, mais c’était tout.
J’avais aussi toujours mon masque, puisque comme d’habitude, il ne voulait pas s’enlever. Je déplaçais sa forme pour nettoyer la boue qui s’était glissée sous lui, et pour l’instant, il ne couvrait que la moitié inférieure de mon visage. J’avais l’impression que c’était le style que j’utilisais le plus ces derniers temps. C’était pratique pour entrer et sortir des villes, car les gardes étaient moins méfiants et plus enclins à me laisser passer s’ils voyaient mes yeux.
« C’était vraiment nul d’être un squelette », ai-je dit. « Tout ce que je pouvais faire, c’était de me balancer dans tous les sens. Être une goule, ce n’était pas mieux, mais j’ai au moins trouvé un moyen de parler et dans un sens, j’ai eu l’impression de reprendre goût à la vie. »
« Si l’on peut dire qu’être une goule, c’est vivre, je suppose », répondit Augurey. « Bien que je ne sois plus sûr de pouvoir dire cela. Peut-être que le fait d’avoir une conscience humaine suffit à la qualifier de vie. Tu sais, à cause de toi, j’ai réfléchi récemment à la possibilité de parler avec les goules que je rencontre, parmi d’autres monstres. »
« J’y pense aussi, de temps en temps, mais c’est sans doute une fin de non-recevoir. »
***
Partie 2
Je n’avais jamais pu communiquer correctement avec aucune des goules que j’avais rencontrées. Je ne savais pas trop pourquoi, j’avais une conscience assez développée à ce stade. Quelle était la différence entre eux et moi ? Était-ce parce qu’à l’origine, j’étais une personne ? Ou parce qu’un dragon m’avait englouti ? Je n’en avais aucune idée. D’abord, qu’est-ce que les monstres, au fond ?
Lorraine poursuivait ses recherches et elle menait toutes sortes d’investigations, et je faisais de mon mieux à ma manière pour tirer quelque chose de mon cerveau débile, mais nous n’avions toujours pas trouvé de réponse à ma situation. Ce n’était probablement pas une surprise, étant donné que nous cherchions essentiellement une explication à l’existence des monstres, et que les gens se posaient cette question depuis toujours.
Lorraine était un génie, mais l’histoire avait connu beaucoup de génies, et aucun n’avait réussi à faire la lumière sur la vérité des monstres — dont l’origine, surtout, restait un mystère. Il existait de nombreuses théories à ce sujet, mais aucune d’entre elles ne permettait d’affirmer quoi que ce soit avec certitude. Je suppose que notre seule option était de continuer à chercher et à réfléchir.
« Les monstres de haut rang peuvent cependant parler », déclara Augurey. « Les vampires et les dragons anciens me viennent tout particulièrement à l’esprit. Mais peut-être que les goules ont une communication plus proche de celle des humains et des singes. C’est un vrai mystère, n’est-ce pas ? »
Je n’avais pas de réponse à lui donner. J’espérais pouvoir le faire un jour… mais je ne savais pas si ce jour viendrait un jour.
« Désolé », dit Augurey. Peut-être avait-il vu qu’il m’avait un peu déstabilisé. « Je ne voulais pas te faire broyer du noir. Je faisais juste la conversation. »
Il avait raison de dire que j’avais un peu broyé du noir, mais ce n’était pas comme si cela m’avait rendu dépressif ou désabusé de la vie ou quoi que ce soit d’autre. J’avais juste réfléchi à ce que cela signifiait d’être en vie.
« Ne t’inquiète pas », avais-je dit. « Je pense à ces choses tout le temps de toute façon. Tu m’as juste fait reconsidérer à quel point tout cela est un mystère. »
« Ah oui ? Alors c’est bien. Il est temps de partir. Est-ce que j’ai enlevé toute la boue ? »
Augurey tourna sur lui-même, me donnant une vue claire de son corps. Il était svelte, mais bien proportionné, la silhouette même d’un aventurier. Il me paraissait propre, et après lui avoir demandé de vérifier ma propreté, nous nous étions habillés et nous nous étions dirigés vers le point de rendez-vous que nous avions fixé avec Lorraine.
◆◇◆◇◆
« On dirait qu’on est tous propres », dit Lorraine en nous retrouvant. Peut-être était-ce parce que nous étions tous couverts de boue il y a peu, mais elle avait presque l’air d’une nouvelle personne. « L’aubergiste ne devrait plus avoir à se plaindre. On y va ? »
Le voyage de retour avait été très confortable. La différence entre ce voyage et celui que nous avions effectué jusqu’ici avait été particulièrement marquée lorsque nous avions traversé les zones de reproduction des wyvernes mimétiques, car nous étions désormais beaucoup moins inquiets qu’elles nous attaquent. Nous ne pouvions pas baisser complètement la garde, mais nous ne devions pas non plus être constamment sur le qui-vive. Nous devions beaucoup à Ferrici.
Malheureusement, alors qu’il aurait été agréable de terminer notre voyage de retour en toute insouciance, il arrive que la vie nous jette de la boue au visage. Nous n’étions plus qu’à quelques encablures du village lorsque nous avions aperçu quelque chose d’étrange.
« Est-ce que c’est… une personne ? » demanda Ferrici.
Les autres l’avaient déjà remarqué bien avant qu’elle ne pose sa question. Mes yeux voyaient assez loin, et Lorraine et Augurey savaient qu’il se passait quelque chose à cause des coups d’œil silencieux que je leur lançais. Nous avions tous les trois subtilement modifié notre itinéraire, mais il ne fallut pas longtemps pour que la silhouette au loin s’en aperçoive et nous coupe la route.
Qui qu’ils soient, il était manifestement suspect. Cela dit, nous devions le dépasser si nous voulions atteindre le village. N’ayant pas le choix, nous nous étions dirigés dans sa direction. Le fait de devoir garder Ferrici en sécurité signifiait que si quelque chose arrivait, nous aurions à mener une bataille difficile, mais l’envoyer seule sur une autre route était également une perspective effrayante. Il était plus sûr que nous restions tous ensemble.
Nous avions continué à marcher et, en peu de temps, la « personne » suspecte s’était retrouvée devant nous. Il n’y avait qu’une seule façon de procéder, c’était de s’approcher et de parler. Il était vêtu d’une cape, d’où dépassait une paire de bras maigres, et semblait être un vieil homme.
« Excusez-moi », dis-je. « Excusez-moi, monsieur ? Y a-t-il un problème ? Nous serions heureux de vous écouter si — . »
Avant que je n’aie eu le temps de terminer, quelque chose d’énorme et de lourd s’écrasa dans mon estomac.
◆◇◆◇◆
Que s’est-il passé ? Lorraine n’y comprenait rien. Ce n’était pas surprenant, bien sûr, car en fin de compte, elle était une mage. Bien que ses capacités de combat soient redoutables, sa façon de se battre était fondamentalement différente de celle d’autres professions, comme les épéistes. Ses capacités physiques dépassaient de loin celles de n’importe qui, mais malgré cela, elle n’avait pas pu saisir exactement ce qui venait de se passer.
Néanmoins, elle est capable de porter un jugement instantané. Cet étranger est dangereux. Qui que soit ce vieil homme, il venait d’envoyer Rentt dans les airs.
Au moment où Rentt s’était approché et avait commencé à parler, une sorte d’objet massif lui avait foncé droit dans l’estomac, l’emportant en un clin d’œil dans la direction de la forêt et lui faisant renverser plusieurs arbres sur sa trajectoire. S’il s’était agi d’une personne ordinaire au lieu de Rentt, elle serait morte. Il n’y avait aucune chance qu’elle ait survécu. Un aventurier aurait peut-être eu une chance de s’en sortir avec des blessures légères, mais il n’aurait pas pu revenir de sitôt.
Rentt, lui, était différent. Son corps n’était pas celui d’un humain ordinaire, mais celui d’un monstre. Ses capacités physiques étaient incomparables à celles d’une personne ordinaire, tout comme sa résistance. De plus, il avait une Division dans sa manche, qui lui permettait de se remettre de blessures graves en un clin d’œil.
Tout cela rassurait Lorraine : il n’y avait aucune chance que Rentt soit mort d’un coup de cette ampleur et il reviendrait bientôt. Gardant son sang-froid, elle rapprocha Ferrici et lança le plus puissant sort de bouclier instantané qu’elle pouvait obtenir autour d’elle, de Ferrici et d’Augurey. Elle savait que leur priorité était de prendre de la distance, aussi se prépara-t-elle à le faire…
« Vous êtes lent. »
Le temps que les sens de Lorraine reprennent le dessus, le vieil homme était déjà devant elle, sa cape flottant autour de lui. Il avait comblé l’écart en un instant. Le vieil homme leva le bras, manifestement dans l’intention d’en faire quelque chose — quelque chose qui était manifestement lié au coup qui avait envoyé Rentt dans les airs. Même si le danger la mettait au pied du mur, Lorraine ne le manqua pas, et elle savait que le prochain coup serait dirigé vers elle, Ferrici et Augurey. Pointant sa baguette, elle incanta un sort.
« Ald Halva ! »
Même parmi les autres sorts de magie de terre, Ald Halva se distinguait par la quantité de masse qu’il invoquait. Il créait un gigantesque éclat de roche aiguisé, semblable à une lance, et l’envoyait sur l’adversaire. Il s’agissait d’un sort extrêmement simple, mais c’est précisément pour cette raison qu’il était si difficile de s’en défendre. Alors que l’eau, le feu et les autres sorts de ce genre pouvaient généralement être neutralisés par leur élément opposé, lancer un sort de vent sur Ald Halva ne suffirait pas à s’en débarrasser.
Cela dit, il existait toujours des méthodes pour le contrer. Si Lorraine avait choisi Ald Halva, c’est parce qu’il constituait le meilleur moyen de s’échapper de la situation dans laquelle ils se trouvaient. Naturellement, ce n’était pas le genre de sort qu’une personne pouvait facilement lancer à volonté sans chanter l’incantation complète. À moins que cette personne ne soit Lorraine. De plus, elle avait réussi à le lancer tout en maintenant simultanément trois sorts de bouclier — un exploit vraiment impressionnant.
L’énorme lance de terre se dirigea directement vers le vieil homme à une vitesse incroyable.
« Ungh ! »
Mais avec un grognement d’effort, il le dévia, le soufflant et l’envoyant s’écraser au sol.
Lorraine fut choquée. Elle n’en croyait presque pas ses yeux, mais la logique l’emportait. Elle savait que le monde était vaste et qu’il existait toutes sortes de personnes monstrueusement fortes, qui auraient probablement pu faire la même chose que ce vieil homme. Elle ne pouvait pas se permettre de laisser sa surprise prendre le dessus.
En un battement de cœur, elle rassembla son mana, se préparant à lancer son prochain sort, mais les jambes du vieil homme étaient plus rapides, et il combla en un rien de temps la petite distance qu’elle s’était donné tant de mal à gagner. Mais l’instant d’après, Augurey, l’épée haute, s’interposa pour lui barrer la route.
« Pas sous ma surveillance ! » s’écria-t-il.
« Si vous voulez être le premier, je vous en prie ! » Le vieil homme sourit et leva le bras, et Lorraine put voir pour la première fois ce qui avait fait fuir Rentt et dévier son Ald Halva.
Lorsque le vieil homme leva le bras, celui-ci s’allongea en une fraction de seconde pour atteindre une taille titanesque et disproportionnée. Il le balança sur Augurey, qui fut projeté au loin. Face à une telle masse, il n’y avait pas grand-chose à faire. C’était la dure et froide vérité.
Lorraine savait que le sort de bouclier qu’elle avait jeté à la hâte sur Augurey avait rempli son office et absorbé la plus grande partie de l’impact avant de se briser, mais il était évident qu’il n’avait pas réussi à annuler complètement le coup. Bien qu’elle regrette de ne pas avoir eu plus de temps, elle était presque certaine d’avoir sauvé Augurey de la mort, ce qui était suffisant pour l’instant. Le problème était que les choses n’allaient faire qu’empirer.
Le vieil homme hésita un instant, comme s’il se demandait lequel de ses adversaires serait sa première proie, avant de détacher son regard de Lorraine et de s’enfoncer dans la forêt, dans la direction où il avait envoyé Augurey.
« Je suppose que je peux laisser le mage pour plus tard », murmura le vieil homme, puis il disparut.
Lorraine ne savait pas si elle devait poursuivre, mais elle avait Ferrici avec elle. Elle devait d’abord mettre la jeune fille à l’abri, elle ne pouvait pas la mettre en danger en l’emmenant avec elle.
Elle pouvait encore sentir le mana d’Augurey, donc elle pouvait au moins dire qu’il n’avait pas été incapacité, il courait à travers la forêt. Il irait probablement bien pendant un moment. En attendant…
« Ferrici. »
« Oui ? Hum, qu’est-ce que — ? »
« Je ne sais pas, mais on verra plus tard. Tenez, prenez ceci. C’est un objet magique qui permet de lancer un puissant sort de bouclier. Je l’ai déjà chargé de mana. Prenez aussi ceci. Tant que vous le gardez, je peux vous trouver où que vous alliez. Cachez-vous et attendez-moi, d’accord ? »
Lorraine ne voulait pas faire cela, mais face à un adversaire aussi dangereux que le vieil homme, elle n’avait pas le choix. Elle, Rentt et Augurey devaient l’affronter ensemble. Ferrici ne ferait que l’entraver. Mais elle ne pouvait pas se contenter de ne rien faire pour Ferrici, alors elle s’était rabattue sur ce dernier recours. Ni Gobelin ni Sirène n’étaient dans la zone, donc au moins elle n’avait pas à s’inquiéter qu’ils attaquent Ferrici.
Lorraine ne savait pas si le vieil homme avait des alliés dans les parages, mais si c’était le cas, c’était à cela que servait le sort de bouclier. De plus, le marqueur qu’elle avait donné à Ferrici pouvait servir de point de visée pour lancer des sorts à longue distance. Cela ne voulait pas dire que la jeune fille était en sécurité, mais tout de même…
« J’ai compris. » Ferrici hocha la tête avec insistance. « Ne vous inquiètez pas pour moi. Allez-y ! »
À ses paroles courageuses, Lorraine répondit : « Désolé ! Je vous en dois une ! »
Puis elle partit, courant dans la forêt.
***
Partie 3
« Je ne peux pas dire que je l’ai vue venir celle-là ! » dit Augurey au vieil homme devant lui. Il n’y avait pas de sens profond derrière sa remarque. Augurey ne s’attendait tout simplement pas à ce qu’il soit aussi fort.
Le vieil homme avait une force offensive pure inhabituelle. Augurey avait à peine réussi à placer le plat de son épée dans la trajectoire du bras gigantesque du vieillard avant qu’il ne le frappe, mais le poids de l’impact lui-même avait été stupéfiant. Si le coup avait été direct, il aurait été sérieusement blessé.
En l’occurrence, même si Augurey avait réussi à se défendre à temps, le fait d’avoir traversé les arbres environnants avait laissé son dos couvert d’égratignures et de blessures. Le corps d’un humain ordinaire est fragile. Il aurait dû soit esquiver le coup, soit se renforcer avec de l’esprit et de la magie et se heurter directement à l’adversaire.
Augurey pensait avoir fait le nécessaire en s’enveloppant d’esprit juste après avoir reçu le coup, mais cela n’avait pas suffi à le protéger. De toute évidence, il lui restait encore beaucoup de chemin à parcourir. Mais si son entraînement s’avérait insuffisant, il lui restait sa vie, ce qui signifiait qu’il pouvait encore faire quelque chose pour remédier à la situation.
« Pourquoi, pensiez-vous que j’étais du même calibre que les deux autres ? » dit le vieil homme.
Augurey marqua une courte pause avant de répondre : « De qui parlez-vous ? »
Le vieil homme sourit de son innocence feinte. « D’après cette réaction, il est évident que leur couverture a été détruite. Je ne sais pas comment vous avez pu les démasquer, mais je suppose que cela n’a pas d’importance. Cela dit, vous ne devez pas commettre l’erreur de me mettre dans le même panier qu’eux. Ils n’ont pas encore maîtrisé leur propre force, vous voyez. »
Augurey pensait qu’il s’était bien débrouillé pour jouer les idiots, mais peut-être que l’âge du vieil homme l’avait rendu sage face à ce genre de choses, il avait vu clair dans son jeu en un instant. Mais ce n’était peut-être pas surprenant, étant donné la situation. Gobelin mis à part, le plan de Sirène était parti en fumée, et la femme elle-même avait été capturée. Il n’était pas difficile d’imaginer que cela avait conduit le vieil homme à croire que tous les autres avaient été compromis également.
Cela dit, Augurey avait commis l’erreur que le vieil homme avait mentionnée : il s’attendait à ce que le troisième membre du groupe de Gobelin et Sirène se spécialise lui aussi dans les tours et les stratagèmes. Il était persuadé que c’était leur façon de faire. Mais au lieu de cela, il avait eu ce vieil homme, un spécialiste du combat physique.
Les gens disent qu’il faut faire face à ses problèmes, mais il y a une chose que l’on ne peut pas prendre au pied de la lettre.
« Êtes-vous sûr que cette histoire de cape et d’épée vous convienne ? » demanda Augurey. « Je pense personnellement que combattre dans un Colisée quelque part vous conviendrait mieux. »
Dans de nombreuses villes, les tournois de combat constituaient une forme de divertissement. Les endroits de ce genre étaient toujours à la recherche d’adversaires forts, surtout s’ils avaient des styles de combats originaux. En ce sens, le vieil homme ferait un concurrent parfait.
Le vieil homme afficha un large sourire. « J’en ai eu assez quand j’étais plus jeune. Ça m’a poussé à chercher un travail où je pourrais faire autre chose que de tabasser des adversaires toute la journée. Heureusement, j’en ai trouvé un qui s’accompagnait de collègues et de toutes sortes d’employeurs différents. »
« Collègues ? »
« Vous les avez rencontrés, n’est-ce pas ? Ils sont… eh bien, ne nous attardons pas sur les détails. Vous avez une drôle de façon de vous habiller, mais vous êtes un homme, n’est-ce pas ? Les hommes devraient se taire et laisser leurs poings parler. »
« Et vous laisser insulter mes vêtements comme ça ? C’est la mode, je vous le fais savoir — bien que le concept puisse être perdu pour vous, grand-père. »
« Héhé. Alors vous feriez mieux de ne pas laisser ce grand-père prendre le dessus sur vous, hein, petit ? Cela dit, c’est peut-être à cause de mon âge, mais je suis devenu plus sénile ces derniers temps. Je pourrais oublier de me retenir. »
« Si vous pouviez aussi oublier qui sont vos cibles, ce serait génial. »
« Lorraine, Rentt et Augurey, c’est ça ? C’est étrange. Ma mémoire vieillissante ne retient que les choses les plus étranges ! »
Le vieil homme donna un coup de pied dans le sol, le faisant trembler dans un bruit terrifiant et laissant une empreinte anormalement grande dans son sillage. Il avait probablement gigantisé son pied au moment de l’impact.
Augurey vit le poing du vieil homme se diriger droit sur lui. Il savait ce qui allait se passer. Le vieil homme allait encore augmenter sa taille avant que le coup n’arrive. Néanmoins, face à la menace imminente, Augurey resta calme, concentrant toutes ses pensées sur une seule question : Comment vais-je faire pour repousser ce coup et contre-attaquer ?
◆◇◆◇◆
« Argh, putain ! »
Jusqu’où avais-je été emporté ? J’avais l’impression que tout mon corps protestait contre moi. En y regardant de plus près, je m’étais rendu compte que des os brisés sortaient de ma peau un peu partout.
Dans mon état, n’importe quel humain normal serait mort. Moi, je ne ressentais presque pas la douleur, mais cela ne voulait pas dire que la sensation était totalement inexistante. Cela signifiait peut-être que si j’étais blessé assez gravement, même mon corps serait capable de mourir. Cependant, étant donné que j’étais déjà un mort-vivant, peut-être que le terme « se faire anéantir » serait plus approprié. Quoi qu’il en soit, je ne serais guère capable de me battre dans l’état où je me trouvais.
Avec un peu de concentration, j’avais utilisé la Division. La sensation était étrange, comme si les contours de mon corps devenaient flous et que j’étais en train de me désagréger. Peu importe le nombre de fois où je l’avais fait, je ne me sentais pas naturel. Cependant, j’avais pris l’habitude de le faire, et le processus s’était déroulé plus facilement que lors de mes premières tentatives.
Peut-être que l’endroit où je me trouvais avait aussi une influence sur ce point. Pour une raison ou une autre, le fait d’être au milieu d’une forêt m’aidait à mieux me concentrer. Cela avait-il quelque chose à voir avec l’esprit qui m’avait béni ? Je n’en étais pas sûr, mais je parvins tout de même à me disperser et à reformer mon corps.
Alors qu’avant je ressemblais à un cadavre mutilé, j’étais maintenant redevenu normal. Ma peau était pâle et lisse, et mes os étaient tous remis en place, mais le plus effrayant, c’est que ma robe n’était même pas sale. Elle m’avait probablement sauvé de blessures encore plus graves.
Malgré mon apparence saine, je n’en étais pas sorti complètement indemne. Comme Nive me l’avait dit un jour, la division ne faisait que réparer votre état physique. Si vous subissez trop de dégâts en peu de temps, votre existence même se diluera et vous finirez par disparaître dans l’oubli. Néanmoins, tout comme les os cassés finissent par guérir, ces dommages se rétablissent avec le temps. Je devais être prudent et éviter de me blesser trop gravement en trop peu de temps, mais ce n’était que du bon sens.
L’avantage de cette méthode était que je pouvais encaisser des coups importants et continuer à me battre comme si de rien n’était, mais l’inconvénient était que je ne savais pas combien de coups je pouvais encaisser avant de mourir pour de bon. Tout cela pour dire que la Division était très risquée. Je devais être extrêmement prudent avant de l’utiliser. C’était peut-être même un facteur qui expliquait pourquoi les vampires plus âgés comme Isaac et Laura avaient un air si calme et détaché. Ceci mis à part…
« Ceci devrait suffire. Maintenant, de quel côté dois-je… ? »
Après m’être assuré que j’étais de nouveau en pleine forme, je pris le temps de me repérer. Je ne pouvais pas localiser les gens grâce à leur mana comme le faisait Lorraine, mais mon corps me donnait accès à quelques astuces particulières. Je pouvais tendre l’oreille et utiliser mon sens de l’ouïe, bien sûr, mais je pouvais aussi me repérer grâce à l’odeur du sang… et c’était sur cette dernière que je comptais en ce moment. Je sentais le sang d’Augurey, ce qui m’inquiétait. Je me disais que Lorraine allait bien, puisque je ne sentais pas le sien, mais…
« Il faut que j’y aille ! » J’étais parti en vitesse. Mon corps tout neuf me faisait bizarre, il grinçait et gémissait quand je bougeais, mais je me disais que je m’y habituerais bien assez vite.
Tu ferais mieux de ne pas mourir avant que je n’arrive, Augurey.
◆◇◆◇◆
Je courus vers la direction d’où provenait l’odeur du sang d’Augurey, sans penser à rien d’autre. Peut-être était-ce parce que j’étais si pressé, mais j’avais eu l’impression d’avoir passé une éternité avant de l’atteindre.
J’avais pu deviner qu’un combat était en cours grâce aux coups de tonnerre que j’avais entendus en courant, mais la scène qui m’attendait était celle d’une dévastation totale. Les arbres environnants avaient été réduits en pièces par une force gigantesque, et le sol était parsemé de grands trous qui semblaient avoir été enfoncés dans la terre par une force gigantesque.
Comment — .
Bang !
Avant que je puisse terminer ma pensée, le bruit assourdissant d’un autre impact retentit. Il était si violent qu’il secoua l’air, envoyant une forte rafale au-dessus de moi.
J’avais regardé d’où ça venait et j’avais vu le vieil homme courir après Augurey, qui s’était envolé. Le dos d’Augurey heurta un arbre, mais il ne semblait pas avoir perdu sa volonté de se battre pour l’instant, il tenait toujours son épée.
D’après les apparences, j’étais arrivé à temps. Mais avant que je puisse pousser un soupir de soulagement, le vieil homme leva le poing. Puis, avec la sensation soudaine et étrange d’une contorsion de l’espace, son avant-bras se multiplia brusquement. En voyant le vieil homme gigantifier son bras, j’avais enfin compris comment il m’avait projeté au loin tout à l’heure.
À l’époque, je n’avais pas compris ce qui s’était passé, mais s’il était capable de faire un bras aussi gros, vieillard ou pas, il n’était pas étonnant que j’aie senti un impact aussi massif s’abattre sur moi. De toute façon, il était évident que même un aventurier de classe Argent comme Augurey serait écrasé s’il recevait un coup direct.
Je m’élançai en avant, courant vers Augurey aussi vite que mes jambes me le permettaient.
◆◇◆◇◆
« Est-ce tout ce que vous avez, petit ? »
« Hah… je n’ai pas encore fini… grand-père. »
« Je vois que vous avez au moins encore une bouche. Beaucoup de gens la perdent quand ils sont dos au mur. Je vous reconnais de la volonté. Cela fait un moment qu’aucun de mes adversaires n’a tenu aussi longtemps contre moi. »
« Quel honneur ! Pourtant… ce n’est pas encore fini. »
« Vraiment ? Alors j’ai hâte de voir ce que vous me réservez. » Le vieil homme sourit, mi-sérieux, mi-plaisantant, et leva son bras, le gigantifiant à nouveau par la même occasion.
C’est mauvais, pensa Augurey. Il ne savait pas quoi faire face à l’attaque du vieil homme. Les méthodes habituelles de défense ou d’esquive semblaient futiles, mais que pouvait-il faire d’autre ? Le bras massif se dressait devant lui. Fermer les yeux et accepter son sort était-elle la seule option qui lui restait ?
Mais avant qu’Augurey ne puisse terminer cette pensée, quelqu’un l’attrapa et le projeta loin du coup qui venait de lui être porté. Choqué, il se retourna pour voir de qui il s’agissait.
« Désolé d’être en retard. J’étais mort, vois-tu… »
Entendant la plaisanterie familière de son ami, Augurey sourit ironiquement.
« Pas de problème, » déclara-t-il. « Un peu plus tard, et je t’aurais rejoint de l’autre côté. »
***
Partie 4
Je m’en étais sorti de justesse. Le plus dangereux avec ce vieil homme, c’est que malgré l’énorme taille de son bras, cela ne le ralentissait pas du tout. Il le bougeait simplement comme s’il s’agissait d’un appendice normal. Pour couronner le tout, il avait l’agilité d’un combattant de première classe. Il ne faisait aucun doute qu’il était un monstre absolu… ce qui, venant de moi, était plutôt ironique.
Quand même, « je t’aurais rejoint de l’autre côté », hein ? Augurey pouvait être un drôle de type parfois. Le fait qu’il devienne un mort-vivant semblait amusant en soi. J’aurais pu entraîner Rina dans l’aventure et former l’armée de Rentt. Nous aurions été une force avec laquelle il fallait compter, capable même d’affronter l’armée de Laura… ou pas. Au mieux, nous serions probablement transformés en État vassal. Pourtant, maintenant que j’y pense, Laura me semblait être une excellente suzeraine féodale. Elle distribuerait probablement toutes sortes de richesses, de gloire et de puissance militaire à ses vassaux.
« Hoho, qu’est-ce que c’est ? N’êtes-vous pas le type que j’ai envoyé voler tout à l’heure ? Rentt, c’est ça ? Je ne pensais pas que vous étiez encore vivant. »
Le vieil homme s’était approché de moi en faisant craquer ses doigts. Le fait qu’il ne se soit pas précipité pour réduire la distance signifiait probablement qu’il se méfiait de moi. D’après ce qu’il avait dit, on aurait dit qu’il avait voulu que sa première attaque soit mortelle. Pour être honnête, c’était probablement le cas. La seule raison pour laquelle j’avais l’air en pleine forme, c’est que j’avais l’avantage injuste d’avoir la Division de mon côté. Sans elle, je serais mort, c’est certain.
« Je n’aime pas être le porteur de mauvaises nouvelles », avais-je dit, « Mais comme vous pouvez le voir, je suis plus vivant que jamais. Ou peut-être pas. C’est compliqué. Néanmoins, je suis là, et c’est ce qui compte. »
Le vieil homme avait l’air confus. « Je suppose que vous voulez dire que vous ne vous en êtes pas sorti indemne ? Eh bien, c’est une merveille en soi. Il est rare que quelqu’un puisse encaisser un de mes coups et être en assez bonne forme pour en parler après. »
« Je n’en doute pas », avais-je répondu. « Je n’ai jamais été frappé aussi fort auparavant. Je suppose que vous ne seriez pas prêt à nous révéler le truc, n’est-ce pas ? Vous savez, comme une offrande pour que je puisse mourir en paix. »
Je n’étais pas sérieux, bien sûr. Je voulais juste gagner un peu de temps pendant qu’Augurey récupérait son endurance. De façon surprenante, le vieil homme répondit.
« Hmph. Pourquoi pas ? Tenez, regardez. » Il leva le bras, et l’espace se contorsionna à nouveau en s’agrandissant jusqu’à atteindre la taille des arbres environnants.
Même si ce n’était plus nouveau pour moi, le revoir avait été un choc. Comment diable a-t-il pu faire cela ?
« Voilà, c’est simple », déclara le vieil homme.
« C’est vrai…, » avais-je répondu. « Je suis surpris que vous ne soyez pas écrasé sous votre propre poids. »
« Je n’entraîne pas mon corps juste pour le spectacle. Que diriez-vous d’un bras de fer ? Sachez que je n’ai jamais perdu. »
J’étais presque sûr que « entraîner son corps » était un énorme euphémisme, mais au moins, il était évident que le vieil homme était capable de supporter la masse générée par sa technique. Je ne savais pas s’il utilisait de l’esprit ou du mana, ou si c’était juste une de ses capacités spéciales latentes, mais c’était tout de même incroyable. Comme sa capacité était fondamentalement inhumaine, j’avais même ressenti une sorte d’affinité avec le vieil homme.
« Je passe mon tour », avais-je dit. « Je ne peux pas dire aux gens que j’ai perdu contre une personne âgée. »
« Je suppose que c’est mieux ainsi. Alors, est-ce que le gamin là-bas s’est remis ? J’aimerais reprendre les choses en main, si vous le voulez bien. »
Le vieil homme avait vu clair dans mon jeu — même si je m’y attendais un peu. J’étais presque sûr qu’il n’avait pas joué le jeu par pitié. Si je devais deviner, il m’avait jaugé pendant que nous parlions. Cela faisait de lui le genre de personne qui ne sous-estimait pas ses adversaires simplement parce qu’il les avait déjà battus. Une chose était sûre, ce ne serait pas facile.
« Augurey. Peux-tu te battre ? »
« Oui, merci de m’avoir transmis un peu de ta divinité. Je suis blessé, mais je me débrouillerai. »
Pendant tout ce temps, j’avais soigné Augurey, qui s’était caché derrière moi, avec ma divinité. Comme mon pouvoir n’avait rien d’impressionnant, et grâce à mes études en magie curative, j’avais pu rester subtil.
Le vieil homme n’avait pas l’air de l’avoir remarqué. Maintenant, c’était deux contre un. Si Augurey et moi nous nous renforcions, nous pourrions probablement y arriver… non ? De toute façon, ce n’était pas comme si nous avions le choix.
« Me voici donc, les enfants. J’espère que ce sera amusant. Ne me laissez pas tomber. »
Puis, comme s’il sonnait la cloche d’ouverture d’un combat, le vieil homme donna un coup de pied vers l’avant, faisant résonner les environs d’une détonation à faire frémir les oreilles.
◆◇◆◇◆
« Wôw ! »
Tout en produisant un souffle d’air massif qui semblait se séparer en deux, le vieil homme fut soudain sur moi. Sachant qu’il allait frapper à l’horizontale, j’avais réussi de justesse à l’esquiver. J’avais senti la masse de son bras gigantesque passer au-dessus de ma tête.
Immédiatement après, j’avais tenté de créer une distance bien nécessaire entre nous, mais le vieil homme avait des capacités physiques bien supérieures à ce que l’on peut attendre d’une personne de son âge. Si je ne portais pas au moins un coup avant de m’éloigner, il serait directement sur moi.
J’avais donc donné un grand coup d’épée. Peu importe l’endroit où elle touche, tant qu’elle touche. Le bras du vieil homme n’était pas encore revenu à la normale, ce qui ne ferait qu’empirer les choses si mon coup frappait.
C’est du moins ce que je pensais. Apparemment, ma stratégie grossière était un mauvais choix. Bien que mon épée ait touché directement son corps…
Clang !
Elle fit un bruit semblable à celui d’un métal frappant un autre métal et rebondit immédiatement.
« Vous plaisantez !? », m’exclamai-je.
« Rentt ! Attention ! » hurla Augurey.
Voyant que le recul de mon coup m’avait déséquilibré un instant, le vieil homme s’approcha de moi avec son bras une seconde fois. Augurey, ayant compris le mouvement, me repoussa, comme je l’avais fait pour lui plus tôt.
Wham !
Le bras géant frappa le sol, produisant un impact assourdissant et soulevant un nuage de poussière. De toute évidence, il avait aussi cassé quelques arbres sur son passage, car des copeaux de bois volaient partout. La puissance destructrice de ce bras était presque ridicule.
« Je n’ai pas fini ! » Même si la visibilité était réduite en raison de la poussière et des copeaux de bois dans l’air, le vieil homme continuait à se déplacer. Son bras bougeait de manière désordonnée, mais en vue la taille de son bras, cela n’avait probablement pas d’importance. Il s’était probablement dit que c’était mieux que d’attendre que l’air se dégage.
Cela aurait été la bonne décision à prendre contre une personne normale, mais mon corps de mort-vivant avait quelques astuces utiles. Mes yeux pouvaient voir la chaleur corporelle et la présence physique des êtres vivants, et je pouvais donc voir le bras du vieil homme sans aucun problème — ce qui m’effrayait en fait, car cela signifiait que ce que je voyais était son vrai bras. Je me demandais presque comment une personne aussi étrange que lui avait pu naître, mais je n’étais pas en position de penser cela des autres.
Le vieil homme avait probablement une histoire fantastique à raconter. Si nous nous étions rencontrés dans d’autres circonstances, nous aurions pu en discuter longuement. Il avait l’air sympathique, après tout — il avait été heureux de nous montrer ses capacités quand je l’avais demandé. Mais ce n’était pas le moment de penser à des futilités. J’avais espéré que cela m’aiderait à me calmer, mais ça n’avait pas marché.
Comme je m’étais dit qu’Augurey ne pouvait pas voir dans cette pagaille, je l’avais attrapé et je nous faisais courir, mais je ne savais pas trop quoi faire ensuite. J’avais réfléchi à mes options.
Mon coup de tout à l’heure avait peut-être rebondi, mais ce n’était pas le meilleur que j’avais pu faire — juste une attaque sur le champ dans laquelle je n’avais pas pu mettre toute ma puissance. Je pouvais encore mettre beaucoup plus d’esprit ou de mana dans mon épée. La fusion mana-esprit ou même la fusion divinité-mana-esprit étaient également des options. Cette dernière était une épée à double tranchant, mais je pensais pouvoir gérer la première. Probablement. Cependant, si ces coups rebondissaient aussi sur le vieil homme, nous serions fichus. J’avais pris un moment pour me demander s’il était même humain.
Néanmoins, il semblait que le vieil homme inhumain devait encore s’inquiéter de son endurance, au moins, car ses attaques étaient moins fréquentes. Voyant cela, j’avais déposé Augurey.
« Rentt ! Quel est le plan ? »
« Voyons voir… Que dirais-tu de — Wôw ! »
Bam !
Un arbre passa comme une lance et se planta dans le sol à proximité. Par un incroyable retournement de situation, le vieil homme était en train de les attraper et de les lancer sur nous. L’air s’était dégagé, et Augurey et moi avions réussi à nous mettre à l’abri, mais nous ne pouvions pas laisser la situation perdurer. Après avoir esquivé l’attaque suivante, j’avais —
« Je vous ai trouvé ! »
Le temps que je m’en rende compte, un bras massif se dirigeait droit sur moi.
Je ne peux pas l’esquiver !
J’avais préparé mon épée, espérant au moins éviter un coup direct, mais j’avais rapidement réalisé que c’était futile. N’ayant pas d’autre choix, j’avais utilisé la Division. Mon corps avait perdu sa forme et s’était transformé en une masse de ténèbres.
« Hmmm !? » Le vieil homme pencha la tête. Il semblerait que son bras massif ait encore un sens du toucher assez aigu, car il semblait confus que son attaque ait raté sa cible et n’ait touché que de l’air. Il semblait que nous savions tous les deux que j’aurais subi de sérieux dégâts si son coup avait touché mon corps.
« Où avez-vous — ? Ah, tant pis ! » Le vieil homme s’arrêta un instant, comme pour me chercher, mais en apercevant Augurey, il changea de cible. Il balança son bras droit vers le bas en un coup écrasant, mais Augurey était suffisamment loin pour pouvoir l’éviter avec succès.
C’était ma chance. Je me reformai rapidement — une prouesse que je devais à mon entraînement — et concentrai du mana dans mon épée. Puis, je m’élançai vers le vieil homme et la balançai directement sur sa nuque.
J’avais toujours un respect pour les personnes âgées, bien sûr, mais ce n’était pas un simple vieillard — ce qu’il prouva tout de suite, avant même que je puisse décider si je devais me sentir coupable de mon attaque. Je ne sais pas si c’est grâce à son expérience ou simplement à son instinct, mais il remarqua que j’arrivais sur lui et fit pivoter son bras dans un mouvement de recul. Il va sans dire qu’il l’avait également gigantisé.
L’élan n’était pas très rapide — peut-être parce que cela avait été fait à l’improviste — mais il était plus que suffisant pour protéger son cou de moi. En conséquence, mon épée se planta directement dans son bras. Une intense décharge de puissance comprima l’air autour de l’endroit où elle s’était plantée et explosa avec une énorme détonation !
« Ngh ! » Sans surprise, le vieil homme tressaillit, puis agita des bras plusieurs fois et s’éloigna de nous.
Il semblait que j’avais réussi à porter un bon coup. Le vieil homme avait ramené son bras à sa taille normale, et j’avais vu que l’endroit où mon attaque avait frappé s’était ouvert de l’intérieur. Du sang jaillissait de la plaie, il semblait que j’avais fait de gros dégâts.
« Je vous ai peut-être sous-estimé…, » le vieil homme arracha un pan de ses vêtements et l’enroula autour de la blessure. Il incanta ensuite une sorte de sort qui stoppa l’hémorragie.
Je ne pensais pas que c’était un mage, mais apparemment il avait un peu de magie dans son arsenal. Avoir un simple sort pour arrêter les saignements était une chose, mais il était assez effrayant qu’il n’ait même pas sourcillé lorsqu’il l’avait utilisé sur une blessure aussi grave.
Il n’avait pas l’air de vouloir s’enfuir, il était donc probablement encore prêt à se battre. J’en avais déduit qu’il pensait avoir encore une bonne chance de gagner.
Ce qui revient à dire que, malheureusement, ce combat n’était pas près de s’achever.
***
Partie 5
« Hmm, que dois-je vous montrer ensuite ? » marmonna le vieil homme.
« Que voulez-vous dire ? »
Avant que je puisse terminer ma question, j’avais été interrompu par un cri derrière moi.
« Rentt ! Augurey ! »
Je m’étais retourné et j’avais vu que cela venait de Lorraine. Elle courait vers nous à travers un champ d’arbres écrasés et de trous énormes, le visage renfrogné.
« Allez-vous bien tous les deux ? » demanda-t-elle une fois qu’elle nous eut rejoints.
« Comme tu le vois, » répondit Augurey, sans se retourner pour la regarder. Pendant que je me retournais, il avait gardé un œil sur le vieil homme. Ce n’était pas tant qu’il était rapide, mais plutôt que nous nous connaissions depuis si longtemps que nous savions instinctivement comment travailler en équipe — ce dont je lui étais reconnaissant.
« La mage est donc aussi là maintenant », dit le vieil homme en apercevant Lorraine. « Êtes-vous sûr que cette fille s’en sortira toute seule ? J’ai mes propres collègues, vous savez, et je ne parle pas de ceux que vous avez capturés. »
Il disait clairement cela pour nous déstabiliser, mais nous n’étions pas sûrs non plus qu’il mentait. La réponse de Lorraine, en revanche, était froide et provocante.
« Je ne vois pas le problème. Nous devons simplement nous occuper de vous rapidement. »
Je pouvais entendre dans sa voix qu’elle n’avait pas voulu laisser Ferrici derrière elle. Elle avait l’air irritée, ce qui était rare chez elle. Le vieil homme ne l’avait pas remarqué.
« Heh. Je suppose que cela ne suffirait pas à vous ébranler, n’est-ce pas ? Vous êtes bien plus que ce que nous avions prévu. Il n’est pas étonnant que mes deux collègues n’aient pas fait le poids face à vous. Si seulement nos informations avaient été plus précises ! »
« Vos deux collègues ? » répétai-je. Il n’y avait pas vraiment d’intérêt à jouer les idiots maintenant, mais je m’étais dit qu’il n’y avait pas de mal à essayer.
Le vieil homme fronça le nez. « Vous pouvez déjà arrêter de jouer la comédie… mais je suppose que je vais jouer le jeu. L’un de mes collègues est lui-même un vétéran, mais il n’est pas très doué. Il s’est rendu compte que la vie de marchand lui convenait mieux, et c’était donc son dernier emploi. Quant à mon autre collègue, bien qu’elle ait une capacité assez rare, elle manque d’expérience, ce qui la rend trop fière pour son propre bien. J’avais l’intention de lui confier un travail délicat, afin de la faire descendre d’un cran et de lui permettre de grandir. »
Je m’étais demandé si le vieil homme avait complètement abandonné sa couverture, mais j’avais réalisé que ce n’était probablement pas le cas. Il avait probablement décidé que ça ne servait plus à rien de l’entretenir. D’ailleurs, son but était de nous tuer, et comme le dit le proverbe, les morts ne racontent pas d’histoires. Sauf moi, mais j’étais un cas à part.
Le vieil homme poursuit. « Malheureusement, aucun d’entre eux n’a réussi à le faire. Mais ce n’est pas une surprise, car les informations qui nous ont été transmises étaient pleines de trous. »
« Qui vous a été transmise ? » demandai-je en lui coupant la parole. Je n’avais pas pu m’en empêcher, tant je voulais savoir qui étaient ses supérieurs. Le vieil homme me jeta un coup d’œil, mais ne répondit pas.
Il semblait que même les morts n’avaient pas besoin de savoir certaines choses. Je ne lui en voulais pas, rien n’était absolu. Il aurait probablement des ennuis s’il dévoilait tous ses secrets et que nous réussissions à nous enfuir. Il avait raison d’être prudent, d’autant plus qu’il ne savait pas à quel point j’étais confiant dans ma capacité à m’échapper.
Je doute qu’il y ait beaucoup de gens qui puissent m’épingler si j’utilise la Division. Je ne pouvais pas dire qu’il n’y en avait pas, cependant, étant donné que des gens comme Nive existaient. L’aventure était une profession pleine de monstres, et Nive n’était qu’au sommet de la classe Or. Pour les aventuriers de classe Mithril et Platine, faire face à la Division était probablement un jeu d’enfant.
Si je devais faire une estimation, je dirais que le vieil homme était assez bon pour le placer quelque part dans la classe Or — ou peut-être même plus haut. Ce n’était pas le genre de personnes que l’on était censé rencontrer sur la route, mais nous y étions.
Le vieil homme continua à parler. « Ce qu’on nous a transmis, c’est que nos cibles étaient deux classes d’argent normales et une classe de bronze qui ne valait même pas la peine d’être mentionnée. Mais ce que nous avons eu à la place, c’est vous trois. Un monstre qui peut encaisser un de mes coups sans en être affecté, un combattant expérimenté qui peut me faire tourner en rond pendant un long moment, et un mage qui peut lancer un sort de bouclier instantané suffisamment puissant pour se protéger de mes armes sans même l’avoir psalmodié. Si j’avais su dès le départ que vous étiez tous les trois nos cibles, je me serais mieux préparé. Ça ne vaut vraiment pas le prix qu’on me paie… »
« Alors, pourquoi ne pas arrêter les frais et rentrer chez soi ? » avais-je demandé. Je m’étais dit que ça valait le coup d’essayer.
Le vieil homme sourit. « Ne pensez même pas à cela ! Qu’on le veuille ou non, le travail est le travail. C’est pourquoi je vais vous tuer, même si je dois pousser mes vieux os à fond pour le faire. Sinon, je n’aurais plus de travail. »
Compte tenu de son métier, par « plus de travail », il voulait probablement dire que sa vie était en jeu. Le monde de la pègre est un endroit difficile. Je pouvais le comprendre à cet égard. Pourtant, ce n’est pas comme si nous allions nous retenir. Nous ne pouvions même pas nous le permettre face à quelqu’un d’aussi fort que lui.
« Maintenant, je pense que c’est assez de bavardage. Je compte mes trois cibles devant moi, et sachez que je n’en laisserai pas une seule sortir vivante d’ici. »
« Croyez-vous vraiment que ce sera aussi facile ? » demanda Lorraine.
« Non. Je ne vous sous-estimerai pas plus longtemps. Je n’ai pas vraiment joué avant, mais il est temps que je devienne sérieux. Voici ! Hrmmm !!! »
Le vieil homme commença à se crisper. Je ne savais pas ce qu’il allait faire, mais je savais que c’était une mauvaise nouvelle.
Nous n’étions pas assez gentils pour nous contenter d’attendre ce qui allait arriver, bien sûr. Augurey et moi avions brandi nos épées et nous nous étions élancés vers le vieil homme, tandis que Lorraine tendit sa baguette et commença à modeler son mana. Mais…
« Trop lent ! »
Une énorme vague de pression avait jailli du corps du vieil homme, nous faisant voler, Augurey et moi, et créant une intense rafale qui brisa la concentration de Lorraine.
« Qu’est-ce que… ? »
La violente tempête qui s’était abattue sur le vieil homme nous avait projetés à une bonne distance. Lorsque je m’étais retourné vers lui, je m’étais rendu compte qu’il y avait maintenant une chose massive qui se tenait à sa place.
Cela ne m’avait pas pris complètement au dépourvu, étant donné les capacités du vieil homme, j’avais considéré que c’était une réelle possibilité. Mais comme il s’était contenté d’augmenter la taille de ses membres, une partie de moi avait pensé que c’était sa limite.
En ce moment, on me prouvait que j’avais tort.
« Est-ce que c’est… ? »
« Pas possible… »
Contrairement aux marmonnements d’Augurey et de moi-même, les mots de Lorraine étaient clairs et nets. « C’est un géant. Je ne m’attendais pas à en rencontrer un dans un endroit comme celui-ci. »
Oui. Nous avions devant nous un véritable géant.
◆◇◆◇◆
Les géants. Bien que leur race ait prospéré il y a très longtemps, il était difficile d’en trouver de nos jours. Comparé à l’ère moderne, un assortiment de races beaucoup plus large et diversifié avait existé à des époques plus anciennes.
La preuve en est les nombreuses reliques et l’abondant folklore qui avaient survécu jusqu’à aujourd’hui. Cependant, bon nombre de ces races avaient disparu. La raison de cette disparition n’était malheureusement pas claire, et c’était une question déroutante pour beaucoup, car un grand nombre de ces races disparues — comme les géants — étaient puissantes et sans égales à leur manière. Il était difficile d’imaginer qu’elles se soient tout simplement éteintes.
Cela dit, les géants n’avaient peut-être pas eu la vie aussi dure. Après tout, si les rumeurs étaient fondées, ils existaient toujours, à condition de savoir où chercher. On n’en rencontrait pas en ville, mais on en avait déjà vu en territoire inconnu, dans des endroits difficiles d’accès pour les humains, comme les profondeurs des forêts ou les régions volcaniques très chaudes.
De plus, il semblerait que certaines races anciennes, comme les elfes, aient encore des relations avec les géants. Ce sont ces sources qui avaient fait naître les rumeurs sur la pérennité de la race. Quelque part dans le monde, les géants vivaient encore. Pourtant, les chances d’en rencontrer un comme celui-ci étaient pratiquement nulles. D’abord…
« Es-tu sûre que c’est un vrai géant ? » avais-je demandé à Lorraine.
« Non », répondit-elle, l’air peu sûr d’elle. « Bien qu’il en ait l’air. Il pourrait aussi avoir la capacité de se transformer en géant, ou alors c’est un géant qui se déguise en humain. En fait, je ne suis même pas sûre que les géants puissent posséder de telles capacités. Je ne peux rien affirmer avec certitude. Je suppose qu’il faudra demander à la personne elle-même. »
Elle avait raison, cela aurait pu être l’une ou l’autre de ces possibilités. Les capacités uniques sont encore mal comprises. Personne ne savait pourquoi elles se manifestaient chez certaines personnes, ni même si elles étaient un phénomène strictement humain. Qui savait si un géant pouvait en avoir une ? Ce n’était pas comme s’il était possible de rassembler suffisamment de géants pour obtenir un échantillon de taille décente et faire des recherches. Cela aurait pu être possible dans le passé, mais le temps ne faisait qu’avancer.
« Il n’a pas l’air d’être d’humeur très bavarde en ce moment », plaisanta Augurey.
Le géant devant nous était énorme. Au lieu du vieil homme maigre qu’il était auparavant, il semblait plus proche de la cinquantaine et extrêmement bien bâti. S’agissait-il de sa forme originale, ou était-ce simplement sa capacité qui le faisait paraître plus jeune ?
Le géant ne portait qu’un simple pagne. J’avais fait une prière silencieuse de gratitude pour le fait qu’il ne soit pas nu. Cela aurait été une source de distraction à bien des égards. En y regardant de plus près, je m’étais rendu compte que le pagne était fait de la même matière que la cape que le vieil homme portait plus tôt. Peut-être s’agissait-il d’un objet magique spécial ? Il était un peu trop grand pour être la cape elle-même. Il semblait probable que le tissu puisse changer de taille jusqu’à un certain point lorsque son porteur se gigantisait.
***
Partie 6
Une idée me vint à l’esprit et je regardai le bras auquel j’avais infligé une blessure un peu plus tôt. Il était toujours bien attaché, comme à l’époque où le vieil homme était de taille humaine, ce qui signifiait que les bandages avaient également grandi. Cela confirmait ma théorie selon laquelle son tissu était spécial d’une manière ou d’une autre.
Je suppose qu’il aurait pu se contenter de réduire son bras et de gigantifier le reste de son corps, mais pour une raison ou une autre, cette image ne m’avait pas semblé correcte — même si mon avis personnel sur la question n’avait pas d’importance. De plus, en choisissant de faire cela, il lui aurait été plus difficile de maintenir son équilibre, ce qui n’était pas une décision intelligente.
Cela mis à part, comment allions-nous le combattre ? Il aurait sans doute été exagéré de dire que j’étais habitué à combattre des adversaires gigantesques, mais j’avais de l’expérience contre des squelettes géants et des tarasques — des monstres bien plus grands que moi. En tant que tel, la taille seule ne suffisait pas à me faire flancher. D’un autre côté, ces monstres possédaient des faiblesses évidentes, et j’avais abordé ces combats avec un avantage certain. Les comparer à mon adversaire actuel serait tout simplement stupide.
Gagner un combat était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Pour commencer, les coups d’épée ordinaires n’avaient même pas fonctionné sur le vieil homme lorsqu’il était de taille humaine. Peut-être qu’un coup d’esprit pleinement chargé aurait fait l’affaire, mais j’avais décidé d’utiliser la fusion mana-esprit.
C’est probablement ce qu’il fallait faire dès le départ. J’avais l’impression qu’en me retenant, je ne ferais que mettre un terme prématuré à ce combat. Mais au moment où je préparais mon attaque…
« J’arrive ! » D’un cri retentissant, l’ancien vieux monsieur, actuellement géant, fonça sur nous. Le son de sa voix à lui seul générait suffisamment de pression pour me faire frissonner. Sa forme gigantesque ressemblait à l’incarnation de la force brute pure alors qu’il se précipitait vers nous.
« Séparons-nous ! » avais-je dit. « On verra le reste plus tard ! »
Lorraine et Augurey étaient déjà en mouvement. Ils savaient sans doute que, face à notre adversaire géant, rester groupés ne ferait de nous qu’une cible facile.
Face à un groupe de petits monstres — enfin, de taille humaine — en approche, ce n’était pas une mauvaise idée de se regrouper, de couvrir différents rôles et de réduire leur nombre, mais un tel plan ici nous aurait littéralement écrasés. Lorraine aurait pu retarder cette issue avec un sort de bouclier, mais c’était le mieux que nous pouvions espérer.
J’aurais pu utiliser la Division aussi, ce qui m’aurait permis de m’enfuir, mais je n’aimais pas trop l’idée d’être le seul survivant.
Quoi qu’il en soit, vu que j’avais une capacité aussi unique dans ma manche, je m’étais dit que c’était à moi d’agir comme le bouclier de notre groupe, ou peut-être comme son leurre. Je commençai à concentrer du mana et de l’esprit dans mon épée et me tournai directement vers le géant pour détourner son attention des directions dans lesquelles Lorraine et Augurey couraient. J’avais essayé d’ignorer le fait que j’étais en train de faire ma meilleure imitation du sanglier. Ce n’était pas ma faute si la situation l’exigeait.
J’avais injecté de l’esprit dans tout mon corps, améliorant ainsi mes capacités physiques, et j’avais entamé un sprint. Ma cible était l’une des jambes du géant. Oui, cela suffirait pour l’instant. Le priver de sa mobilité serait un bon début. Malgré la taille de son corps, sa vitesse n’avait pas vraiment diminué, ce qui était assez effrayant. Il semblait que la résistance de l’air et d’autres facteurs l’avaient un peu ralenti, bien sûr, mais pas assez pour s’en consoler.
Je savais que je devais garder mon sang-froid, et j’avais raison. Alors que j’atteignais le géant avec mon épée en l’air, il leva sa jambe, puis la ramena tout droit vers le bas.
BOOM !
Le bruit du pas du géant résonna dans les environs.
◆◇◆◇◆
Le coup de pied du géant avait été ridiculement rapide et avait couvert une grande surface de terrain. Néanmoins, j’allais bien, il ne m’avait pas réduit en bouillie. Et même si c’était le cas, c’était de moi qu’il s’agissait. J’aurais pu m’en remettre plus d’une fois. Le fait d’être un géant vous donne un avantage injuste dans un combat, mais j’étais la dernière personne à pouvoir pointer du doigt — la plupart des gens n’auraient eu droit qu’à un seul écrasement avant d’en finir. Je ne pouvais cependant pas m’emballer. Je n’avais évité qu’une seule attaque.
« Vous l’avez évité, n’est-ce pas ? Et ça, comment est-ce ? » Le vieux géant se mit à me piétiner à tour de bras. À mon grand dam, il ne se contentait pas de piétiner comme un gamin en pleine crise de colère. Il m’observait attentivement et visait l’endroit où je me trouvais — ainsi que l’endroit où il pensait que j’allais courir — avec une précision effrayante.
Les monstres énormes dotés d’intelligence sont toujours effrayants, mais le vieux géant va encore plus loin, puisqu’il s’agit en fait d’une personne, et d’un vétéran plutôt expérimenté. Bien que les humains soient beaucoup plus petits que les monstres, nous avions réussi à assurer notre survie dans ce monde en étant beaucoup plus intelligents. Mais voici que ce vieux géant, dont la taille et la force étaient égales ou supérieures à celles des monstres, était tout aussi intelligent qu’une personne. « Dangereux » n’est pas le mot pour le décrire, mais ce n’est pas pour autant que j’allais baisser les bras.
BOOM !
Un coup de pied retentit juste à côté de moi, et je ressentis un choc dans mon bras gauche à partir de l’épaule avant de perdre toute sensation. De toute évidence, ma parfaite série d’esquives avait pris fin. Cela dit, je n’avais guère ressenti de douleur. Pour mon corps, ce n’était rien de plus qu’une égratignure.
Le vieux géant, lui, ne le savait pas. « Ah, je sais reconnaître une blessure mortelle quand j’en vois une ! » Un peu heureux, il s’arrêta de piétiner et me donna un coup de poing, probablement dans l’intention de m’achever. Ce n’était pas si surprenant, peu importe sa taille, son corps avait toujours la forme d’une personne. La capacité de blesser mise à part, les bras d’une personne étaient généralement bien plus précis que ses jambes.
Le poing était venu droit sur moi. Le vieux géant était probablement sûr qu’il allait toucher. C’était logique, peu de gens pouvaient bouger au maximum de leurs capacités juste après s’être fait écraser le bras à partir de l’épaule. « Pas beaucoup » n’était pas « aucun ». Le monde est vaste, et beaucoup de gens y sont des exceptions incroyables. Il va sans dire que je m’inclus dans cette déclaration.
J’avais attendu le tout dernier moment, puis j’avais esquivé avant que le poing ne me frappe.
« Quoi ? » Le vieux géant avait fait reculer son bras sous l’effet de la surprise, mais avant qu’il n’y parvienne, je lui avais sauté dessus.
Mais je ne m’étais pas arrêté là. Je l’avais longé jusqu’à son épaule, mon épée serrée dans ma main. Il n’était probablement pas difficile pour lui de comprendre ce que je m’apprêtais à faire, mais cela le mettait quand même en position de faiblesse dans cette situation. J’avais balancé mon épée imprégnée de mana et d’esprit vers le visage du vieux géant.
Slash !
J’avais senti la puissance de mon coup frapper en même temps que j’avais entendu le son de la coupure dans la chair. J’avais réussi mon coup… mais malheureusement, il n’avait pas atteint la cible. La vitesse de réaction du vieux géant ne s’était pas émoussée. Il avait réussi à placer sa main sur le chemin de mon coup avant qu’il n’atteigne son visage.
« Ngah ! » Puis, avec un mi grognement, mi cri, il tendit sa main blessée pour m’attraper.
Je ne pouvais pas le laisser m’attraper, évidemment, mais je ne savais pas comment m’enfuir. Mon option la plus rapide était… eh bien, c’était probablement de lui sauter dessus. Ce n’était pas comme si la chute allait me tuer, après tout. Et si descendre était aussi une option, j’avais l’impression qu’il n’était pas assez facile à vivre pour m’attendre comme ça. Au lieu de cela, j’avais renforcé ma détermination et j’avais sauté dans les airs. Le vieux géant avait sans doute compris que c’était ma seule option, et c’est ce qu’il fit…
« Vous n’irez nulle part ! » cria-t-il en tendant la main vers moi.
J’aurais pu dire que j’avais peur qu’il m’attrape, mais cela aurait été un mensonge. J’avais canalisé tout l’esprit que je pouvais rassembler dans mon dos. La main du vieux géant s’était avancée et s’était refermée sur moi… mais je n’étais déjà plus là, mon corps en chute libre s’étant brusquement déplacé sur le côté. Ce n’était pas vraiment la direction que je voulais prendre, mais essayer de garder le contrôle de ce que je faisais était difficile.
« Quoi — !? Revenez ici ! » Le géant avait de nouveau tendu la main vers moi, mais au moment où il l’avait fait…
« Glacies Cometes ! »
Une énorme boule de glace se dirigea vers le vieux géant par le côté. Elle n’était pas aussi grosse que lui, loin s’en faut — à peine un tiers de sa taille — mais c’était tout de même assez impressionnant. Il aurait fallu un mage avec beaucoup de mana pour la créer.
Quelle que soit la force du vieux géant ou sa rapidité de réaction, il aurait été difficile d’esquiver un énorme morceau de glace surgi de nulle part. Il s’écrasa directement sur lui et le fit vaciller.
« J’ai bien choisi mon moment », m’étais-je murmuré en canalisant à nouveau l’esprit dans mon dos. Cette fois, j’essayais d’atterrir sur le sol. Peut-être était-ce parce que j’avais pu ralentir les choses pendant que le vieux géant retrouvait son équilibre, mais mon contrôle n’avait pas faibli, et je m’étais dirigé avec succès vers ma destination.
C’est vrai, je volais. Si quelqu’un d’autre m’avait regardé, il aurait vu des ailes de chauve-souris sortir de mon dos. Si je canalisais du mana dans mes ailes, elles m’aidaient à flotter, tandis que si j’y canalisais de l’esprit, cela me donnait une forme de propulsion difficile à contrôler… et c’était à peu près tout.
Comme ils étaient difficiles à utiliser, j’évitais normalement de les sortir en combat, mais c’était le moment idéal pour les faire briller. Après tout, elles m’avaient permis d’éviter que le vieux géant ne m’attrape et ne m’écrase, et c’était grâce à elles que j’allais pouvoir sentir à nouveau la douce sensation du sol sous mes pieds.
Il ne restait qu’un tout petit problème : le sol en question se dirigeait droit sur moi à une vitesse plutôt menaçante.
Comme je l’avais déjà dit, mes ailes étaient difficiles à contrôler, et même si j’avais réussi à me diriger dans la bonne direction, il ne semblait pas qu’un atterrissage en douceur soit prévu.
***
Partie 7
« Hrngf ! »
Mon atterrissage maladroit, c’est-à-dire ma collision avec le sol, m’avait fait pousser un grognement bizarre. Je me relevai aussitôt et me précipitai vers une partie des bois environnants que le vieux géant n’avait pas encore défrichés. Nous étions proches du village, ce qui signifiait que les gens utilisaient cette partie des bois, il y avait donc assez d’espace entre les arbres pour se déplacer, et il ne serait pas trop difficile de se repérer une fois que je serais plus profondément enfoncé.
Mais c’était une autre histoire pour le vieux géant. Il était plus grand que les arbres eux-mêmes. De son point de vue, on aurait dit une mer de feuillage. Il lui serait difficile de nous trouver en dessous.
Le vieux géant était suffisamment fort et rapide pour sembler être un adversaire imbattable, mais sa taille présentait des inconvénients inattendus. Cependant, il le savait probablement déjà et avait des moyens d’y faire face. Il ne semblait pas être du genre à négliger ce genre de choses.
« Malin ! Mais je vous vois encore ! »
Le vieux géant commença à brandir ses poings dans la direction où je courais. Apparemment, il ne me voyait pas aussi bien qu’il le prétendait, car il visait moins bien qu’avant. Mais comme ses attaques étaient déjà très étendues, la plupart des coups étaient plus rapprochés que je ne l’aurais souhaité.
Alors que je me demandais ce que je devais faire, j’avais soudain aperçu Augurey sur mon flanc.
« Rentt ! » cria-t-il en s’élançant à mes côtés.
Bien que le bruit des poings du vieux géant s’abattant sur les arbres soit beaucoup plus fort, j’avais réussi à entendre le cri d’Augurey.
« Augurey ! Qu’est-ce qui ne va pas ? »
« Lorraine a dit que la seule façon de gagner, c’est de le frapper fort ! Vraiment fort ! »
De toute évidence, Augurey était venu me mettre au courant de notre plan de bataille. Après avoir réfléchi, je m’étais rendu compte que Lorraine avait pris la bonne décision. Mes coups de boutoir sur le vieux géant n’étaient pas sans progrès, mais au bout du compte, je ne faisais que l’égratigner. Je n’avais pas réussi à transformer mes coups en coups de grâce.
Mon mana et mon esprit n’étaient pas non plus illimités. J’avais déjà investi une bonne partie de ma force dans mon épée — la seule chose qui m’avait permis de dépasser la résistance du vieux géant. Il ne rendait vraiment pas les choses faciles.
« Mais comment !? » avais-je crié. « Ce n’est pas comme si on pouvait la mettre devant lui ! »
« Nous devons l’appâter quelque part où elle pourra lui jeter un sort ! Comme nous l’avons fait avec l’aqua hatul ! »
L’aqua hatul, hein ? À l’époque, nous l’avions attrapé en le poursuivant jusqu’à un endroit où Lorraine avait tendu un piège sous la forme d’une cage magique. Faire la même chose avec le vieux géant serait évidemment impossible, mais je supposais qu’Augurey voulait dire que nous devions le faire courir après nous. Je m’étais dit que c’était tout à fait faisable, puisque nous le faisions déjà.
« Où ? » avais-je demandé.
« Par ici ! » cria Augurey en courant et en prenant la tête. Il était aussi rapide qu’on pouvait s’y attendre pour quelqu’un de classe Argent. Il avait amélioré son corps, mais c’était probablement avec de l’esprit et non de la magie.
C’était une chose si vous aviez du mana à revendre, mais si vous deviez choisir entre les deux, l’esprit vous offrait plus d’endurance. Pour les aventuriers, c’était le préféré des guerriers. Néanmoins, les lanceurs de sorts et autres avaient leurs propres méthodes, et… enfin, bref, vous voyez ce que je veux dire.
Quoi qu’il en soit, Augurey et moi avions couru. Nous avions un vieux géant à nos trousses, et nous devions le conduire dans un piège.
◆◇◆◇◆
« Ils sont là ! »
Lorraine pouvait voir le géant avancer vers elle à travers les bois, s’enfonçant dans les arbres et les déracinant comme une tornade destructrice. Sa taille avait suscité en elle une peur instinctive lorsqu’elle l’avait vu de près un peu plus tôt, mais le voir de loin était également effrayant à sa manière. Quand elle songeait que les géants avaient été beaucoup plus nombreux à une époque révolue et qu’ils avaient probablement menacé les humains à certains moments, elle se demandait comment ces derniers avaient pu survivre et prospérer jusqu’à aujourd’hui.
Cela dit, elle pourrait réfléchir au passé plus tard. Pour l’instant, il n’y avait qu’une seule chose à faire : préparer une attaque suffisamment puissante pour mettre le géant hors d’état de nuire.
Afin d’atteindre au mieux sa cible, Lorraine avait demandé à Augurey de dire à Rentt « d’appâter le géant à un endroit où je pourrai le frapper au flanc avec un sort ». Augurey semblait avoir fait son travail, car le vieux géant se dirigeait exactement dans la direction qu’ils avaient prévue.
Il ne restait plus qu’à modeler son mana, construire son sort et le lancer, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Même Lorraine n’avait pas une réserve de mana inépuisable. De plus, elle avait probablement puisé dans son mana plus que nécessaire avec les Glacies Cometes qu’elle avait lancés plus tôt. À l’origine, le sort n’était pas censé créer une boule de glace de cette taille — il en était arrivé là parce qu’elle l’avait concocté à la force du poignet. Elle avait encore du mana pour agir, bien sûr, mais pas assez pour être pleinement rassurée sur ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Quoi qu’il en soit, elle n’avait pas le choix. Un nuage de poussière approchait à grands pas. Rentt et Augurey étaient probablement juste sous le géant, courant comme des fous. Si elle échouait, ce serait la fin pour eux tous. Elle ne pouvait pas laisser faire ça.
Lorraine commença à modeler son mana. Comme elle ne connaissait pas les capacités du vieux géant, elle le fit aussi prudemment que possible, pour éviter qu’il ne la remarque. Cela lui prit plus de temps que d’habitude, mais elle avait une idée approximative de la vitesse et de la distance de sa cible. Tant qu’elle resterait calme, tout irait bien. Et puis le moment arriva.
« Lorraine ! »
Elle entendit la voix de Rentt. Elle n’était pas très forte, en fait, le bruit du géant détruisant les environs l’avait presque étouffée. Pourtant, Lorraine l’avait entendue. Il lui aurait été impossible de la manquer. Ses yeux s’ouvrirent et, dès que le vieux géant s’installa à l’endroit qu’elle avait choisi, elle récita son chant.
« Terra Cavus ! »
Une grande quantité de mana s’agrégea autour des pieds du vieux géant, créant un grand boum alors qu’il creusait la terre environnante. Le trou était assez grand pour contenir le corps entier du vieux géant. Le manque soudain d’équilibre le fit tomber, mais il commença rapidement à se relever. Cependant, Lorraine n’avait pas fini.
« Pas encore ! Yyvsh Gadolmagen ! »
Un grand nombre de lances métalliques se formèrent, chacune chargée d’une puissante quantité de mana qui en augmentait la force. Dès qu’elles se manifestèrent, elles foncèrent droit sur le géant au sol.
La peau du vieux géant était suffisamment résistante pour repousser l’un des coups d’épée chargés d’esprit de Rentt, mais Lorraine n’avait pas hésité à remplir ses lances de mana, ce qui leur conférait une puissance destructrice non négligeable. Néanmoins, bien qu’elles aient transpercé le corps du vieux géant, elles l’avaient fait avec difficulté, et aucune des blessures qu’elles avaient causées ne semblait sérieuse. Sa résistance était impressionnante.
« Et maintenant, enfin… Haquina Barakrasur ! »
En un clin d’œil, des nuages noirs tourbillonnants se formèrent dans le ciel, d’où jaillit un colossal coup de tonnerre. Il frappa le vieux géant dans un craquement assourdissant, et la lumière qu’il dégagea rendit les alentours d’un blanc pur et aveuglant.
◆◇◆◇◆
La zone était empestée par la puanteur de la chair brûlée et l’odeur unique et stimulante qui persiste après un coup de foudre. Avec toute la poussière dans l’air, c’était plutôt désagréable. Cela mis à part, il semblait que les sorts de Lorraine avaient fonctionné. Il y avait probablement des êtres qui auraient pu supporter cet assaut, mais j’étais presque certain qu’ils n’étaient pas très nombreux.
« C’était… ridicule », dit Augurey. Nous étions tous les deux à peine sortis de la portée des sorts de Lorraine et nous avions vu tout cela de près.
Si j’avais été touché, j’avais l’impression que même mon corps de mort-vivant n’aurait pas pu éviter d’être anéanti. Et même si je ne ressentais pas la douleur, il était évident que je ressentais encore la peur, car mon instinct me disait que si ce coup de tonnerre m’avait touché, je serais parti pour de bon. Cela signifiait-il que j’étais vivant, même si j’étais mort-vivant ? Le sens de la vie et d’autres questions philosophiques du même ordre étaient sur le point de se libérer et de tourner en rond dans ma tête, mais je les réfrénais. Ce n’était pas le moment.
« On dit qu’un mage expérimenté vaut une armée entière », avais-je dit. « Et après avoir vu ça, je comprends pourquoi. »
« Une armée, hein ? » répondit Augurey. « Quelque chose me dit qu’un seul n’aurait pas suffi. Je n’avais jamais vu aucun de ces sorts auparavant. »
« Lorraine connaît un bon nombre de sorts anciens. Je ne serais pas surpris que ce soit des exemples. Elle a dit qu’elle ne les utilisait pas beaucoup, car ils demandent beaucoup de mana, mais je suppose que même si ce n’était pas le cas, ce ne serait pas le genre de magie que l’on utiliserait tous les jours de toute façon. »
Le vieux géant avait détruit, écrasé et déraciné une bonne partie de la forêt, mais Lorraine n’était pas en reste en ce qui concerne l’ampleur de la destruction.
J’avais traité le vieux géant comme un monstre, mais apparemment nous avions un autre monstre dans notre groupe depuis tout ce temps. Deux, en fait, je ne pouvais pas oublier de me compter. Attendez, ça veut dire qu’Augurey est la seule personne normale ? Je me sentais un peu coupable tout d’un coup. Enfin, peu importe. C’était ses demandes qui avaient mené à tout ça. Je m’étais dit que nous étions quittes.
« Penses-tu quand même que c’est suffisant ? » demanda Augurey, l’air sombre. « Enfin, ça m’étonnerait que ce ne soit pas le cas, mais… »
Il regardait le vieux géant, mais les arbres environnants fumaient encore sous l’effet du coup de tonnerre, si bien qu’aucun de nous n’était encore en mesure de confirmer quoi que ce soit. J’étais à peu près sûr que c’était fini, mais ça ne fait pas de mal de s’en assurer.
La fumée s’était peu à peu dissipée, nous donnant à voir quelque chose d’énorme et de brûlé : le vieux géant. Il n’était pas complètement carbonisé — probablement parce qu’il était trop grand — mais une grande partie de son corps avait été brûlée en noir et brun. Le coup de foudre avait visiblement fait mouche.
Je ne voyais aucune des lances métalliques de Lorraine, et j’en déduisis qu’elles n’avaient plus de mana. Les perforations qu’ils avaient faites dans le vieux géant étaient toujours là, cependant, et je pouvais voir de la fumée s’en échapper. On aurait dit que le coup de foudre avait pénétré assez profondément.
***
Partie 8
Malgré la taille du vieux géant et le fait qu’il défiait le bon sens, il n’en restait pas moins un être vivant. Un puissant coup de tonnerre traversant tout son corps n’était pas à dédaigner.
« On l’a eu, non ? » marmonna Augurey. Nous nous approchions tous deux lentement du vieux géant. Nous tenions nos épées en l’air, prêts à l’éventualité qu’il se relève.
Augurey atteignit le vieux géant et le frappa de la pointe de son épée. Il ne réagit pas.
« On dirait que c’est le cas, » dit Augurey en se tournant vers moi. « Dieu merci, c’est une bonne chose. »
Mais alors qu’il poussait un soupir de soulagement…
« Augurey ! » avais-je crié.
Dans un souffle de vent, le bras du vieux géant se déploya. J’avais attrapé Augurey et j’avais sauté en arrière, prenant rapidement de la distance.
« Grrraaahhh ! » Le vieux géant poussa un cri mi-humain, mi-bestial, et commença à se redresser lentement. Il posa sa main sur le sol et, d’une forte poussée, se mit debout.
« Vous vous moquez de moi ! » dit Augurey. Il était toujours dans mes bras, regardant le vieux géant.
Je ne pouvais pas lui reprocher d’être choqué, je l’étais aussi. « Incroyable » n’était pas le mot pour décrire la quantité d’endurance et de résistance qu’il fallait pour se relever après avoir subi un tel assaut de sortilèges. Le vieux géant était un monstre qui brisait toutes les règles, purement et simplement.
« Mais ça lui a fait mal », avais-je dit en laissant tomber Augurey. « C’est certain. »
En observant calmement le vieux géant, j’avais pu constater que ses mouvements étaient nettement plus ternes. J’entendais aussi ses articulations craquer lorsqu’il se mettait debout. Le coup de foudre de Lorraine avait fait beaucoup de dégâts.
Enfin, le vieux géant se leva. Une paire d’yeux injectés de sang sur un visage brûlé se fixa sur Augurey et moi, et avec un grognement, il se dirigea droit sur nous. Il n’y avait plus aucune trace de sa sérénité.
« Augurey ! Peux-tu continuer ? » avais-je crié.
« Je peux faire ça toute la journée ! Le seul problème, c’est de savoir comment on va le faire tomber. »
« Je vais le faire. J’ai un atout que je peux utiliser. Je ne sais pas si mon épée peut supporter de le faire plus d’une fois par contre, alors si je rate, on est foutus. »
Le vieux géant avait déjà commencé son assaut sur nous, alors nous nous appelions les uns les autres en esquivant. L’« atout » dont je parlais était la fusion divinité-mana-esprit. Bien que mon épée ait été forgée pour résister à l’une ou l’autre des trois, elle ne pouvait probablement pas résister à toutes ensemble.
La technique faisait se froisser violemment tout ce qu’elle touchait, et il était probable qu’il en irait de même pour mon épée. C’est pourquoi je voulais éviter de l’utiliser autant que possible, mais si ce n’était pas le bon moment, alors je ne savais pas ce que c’était. Il y avait des chances que cela ne fonctionne même pas, ou que ce ne soit pas suffisant pour être un coup de grâce, mais c’était mieux que de ne rien faire et d’attendre de perdre. Si je devais perdre — mais je n’en avais pas l’intention —, ce ne serait qu’après avoir donné tout ce que j’avais. Et même dans ce cas, je me préparais à fuir avant de mourir.
S’enfuir ne semblait pas être une option auparavant, mais maintenant que le vieux géant était si blessé, nous pouvions probablement y arriver tous les trois. Je doutais qu’il nous poursuive dans l’état où il était, et j’avais confiance en notre capacité à nous enfuir.
Cela posait le problème de Ferrici et des villageois, mais je supposais que nous pouvions toujours les évacuer quelque part. Soit ça, soit prendre Gobelin et Sirène en otage et essayer de conclure un marché. C’était vraiment méchant de ma part d’envisager cela, mais bon, tous les moyens sont bons.
De toute façon, rien de tout cela n’était important par rapport à ce que je devais faire maintenant, alors il valait mieux que je me concentre sur le présent.
« Tout ou rien, hein ? » dit Augurey. « D’accord, je ne déteste pas ça. C’est moi le leurre cette fois, non ? »
« Es-tu sûr ? » avais-je demandé.
« Je m’enfuirai si j’ai l’impression que je vais mourir, alors ne me blâme pas si cela arrive. De plus, je ne peux pas vous laisser, toi et Lorraine, faire tout le travail. »
« Alors je compte sur toi. Mais n’en fais pas trop. Contrairement à moi, tu ne peux pas te faire écraser et repartir en un seul morceau. »
Cependant, la vérité était que je ne pouvais pas vraiment faire cela non plus, étant donné que je ne savais pas combien de fois cela prendrait avant que je ne disparaisse complètement. Je pouvais probablement le deviner en me basant sur les jeunes vampires que j’avais rencontrés à Maalt, mais c’était loin d’être une certitude.
Pour faire court, le danger était réciproque. Augurey et moi devions faire de notre mieux. Nous nous étions préparés à la tâche qui nous attendait, ce qui ne voulait pas dire que nous ne l’avions pas déjà fait auparavant.
◆◇◆◇◆
« Hé ! Par ici ! » cria Augurey. Fidèle à ce qu’il venait de me dire, il avait délibérément couru devant le vieux géant pour lui servir de leurre.
Le problème était de savoir si notre adversaire allait mordre à l’hameçon, mais je m’étais dit que s’il ne me voyait pas, il n’aurait d’autre choix que de s’attaquer à la seule cible visible. J’avais donc utilisé la Division et m’étais caché dans l’ombre des bois pour qu’il concentre son attention sur Augurey.
Si quelqu’un me voyait dans cet état, à moins qu’il ne sache ce que je suis, il ne verrait en moi qu’une zone d’ombre. Même si le vieux géant se doutait probablement que je n’étais pas normal, je doutais qu’il en sache assez sur moi pour savoir que je pouvais me transformer en ténèbres.
J’avais raison. Le vieux géant me jeta un coup d’œil, mais il ne sembla pas m’avoir remarqué, car il reporta rapidement son attention sur Augurey et commença à s’éloigner. Il se doutait peut-être qu’il s’agissait d’un piège, mais il n’avait pas eu le choix.
Je m’inquiétais de savoir si Augurey tiendrait le coup, mais à ma grande surprise, il s’en sortait très bien. Le fait que son style de combat soit axé sur la vitesse plutôt que sur la puissance portait ses fruits. En partie parce que les mouvements de son adversaire s’étaient considérablement émoussés, mais Augurey esquivait les attaques du vieux géant avec une marge de manœuvre suffisante. Bien sûr, cela n’enlevait rien au danger qui guettait Augurey, car il suffisait d’un faux pas pour qu’il se blesse gravement, voire qu’il meure.
Plus vite je mettrais ce vieux géant à terre, mieux ce serait. J’avais réfléchi à l’endroit où je devais frapper et j’en étais venu à la conclusion qu’il valait mieux viser la tête. Le vieux géant avait déjà prouvé que ses bras et ses jambes pouvaient encaisser des coups et continuer à avancer. Dans ce cas, comment allais-je atteindre sa tête ? J’avais envisagé d’utiliser mes ailes pour m’élever, mais c’était trop risqué. Je n’avais qu’une seule chance, je ne pouvais pas la gaspiller pour quelque chose d’aussi incertain. Je devais trouver autre chose…
« Ah ! »
Mais avant que je puisse le faire, j’avais vu le pied d’Augurey s’accrocher à la racine d’un arbre.
Le poing du vieux géant s’était abattu sur Augurey, mais avant qu’il ne touche le sol, je m’étais élancé, j’avais attrapé mon ami et j’avais couru sur le côté… où j’avais réalisé que mon chemin était bloqué par des arbres.
N’ayant pas d’autre choix, j’avais sauté aussi fort que j’avais pu. Le bras du vieux géant passa en dessous de moi, le manquant de peu, et j’atterris dessus au passage. Mais au moment où l’attention du vieux géant allait se concentrer sur moi, j’entendis le son d’un chant.
« Gadol Barak ! »
Un éclair épais frappa le vieux géant. Il venait de Lorraine. Manifestement, elle était encore capable de lancer des sorts de ce genre, même après le grand assaut qu’elle avait lancé plus tôt.
Un crépitement retentit à mes oreilles lorsqu’une partie de la foudre traversa le vieux géant et m’atteignit, mais pour le reste, je n’avais pas été affecté. Je pouvais encore bouger. Je n’avais pas à remercier mon corps de monstre cette fois-ci, c’était ma robe qui avait fait le travail.
Cela dit, je commençais à m’engourdir un peu et j’étais presque sûr que ce serait une mauvaise idée d’en recevoir d’autres. J’avais sauté du vieux géant pendant qu’il était occupé à reculer sous l’effet de la foudre et je m’étais à nouveau caché dans les arbres.
J’avais déposé Augurey, puis, constatant que le seul son qu’il émettait était un babillage incohérent, je l’avais soigné avec un peu de Divinité.
« Wôw, ce sort a fait de l’effet sur moi », avait-il dit. « Désolé. Je n’ai pas fait le travail. »
Je ne pensais pas que c’était vrai, compte tenu de ses performances sur le terrain. De plus, il venait de me donner une idée. Elle était relativement simple, mais je pensais qu’elle avait une chance de fonctionner. Je l’avais dit à Augurey, qui avait acquiescé.
« Ça… pourrait marcher. Je veux dire, ce n’est pas très différent de ce que tu viens de faire. Enfin, c’est encore fou, mais c’est de toi qu’on parle. »
J’avais donc l’approbation d’Augurey.
Nous étions sortis tous les deux pour affronter à nouveau le vieux géant. Augurey, comme tout à l’heure, avait pris les devants et avait commencé à esquiver ses attaques. Pendant ce temps, je le surveillais de près, attendant le bon moment…
Maintenant !
Je m’étais mis à sprinter le plus vite possible. Le vieux géant avait donné un coup de poing et, de ce fait, il était légèrement voûté. Le léger angle entre ses jambes et sa tête signifiait que son dos était en pente raide.
C’est vrai, la pente. J’avais sauté dessus. Après m’avoir vu faire, Augurey avait esquivé le coup de poing sans perdre un instant et était retombé en arrière.
« Hmm !? » Le vieux géant tenta de se redresser immédiatement.
Heureusement, j’avais déjà atteint ma destination : la nuque. C’était une partie vitale du corps pour toute créature vivante, ainsi que l’angle mort le plus vulnérable, et même si certaines créatures étaient extraordinairement résistantes ou avaient des épines acérées ou d’autres défenses similaires, le corps d’un géant était fondamentalement le même que celui d’un humain, juste plus grand et plus robuste.
En bref, leurs organes vitaux et leurs points faibles se trouvaient également aux mêmes endroits, de sorte que la nuque du vieux géant était l’endroit idéal pour frapper. Probablement. Quoi qu’il en soit, j’étais déjà engagé. Si cela ne fonctionnait pas, j’aurais recours à mon meilleur plan suivant : battre en retraite précipitamment. Pour l’instant, je canalisai tout mon mana, ma divinité et mon esprit dans mon épée et la balançai aussi fort que possible.
Le vieux géant était trop blessé pour réagir à temps. Il n’avait pas su se prémunir contre mon coup. Il avait touché directement sa nuque, et malgré le fait que j’étais maintenant en chute libre dans les airs, j’avais eu une vue claire de sa chair qui avait immédiatement commencé à s’effriter.
J’avais alors vu une gerbe de sang jaillir du cou du vieux géant, accompagnée d’un bruit de rupture.
« C’est bon ! » J’avais pris la pose de la victoire en plein vol… puis j’avais réalisé ce qui allait se passer. « Attendez, non, merde ! »
Mais il était déjà trop tard. Le vieux géant s’était affaissé vers l’avant et avait commencé à s’effondrer dans la même direction que moi. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que j’étais sur le point d’être transformé en pâte, et vu la situation, il ne semblait pas probable que je puisse être secouru à temps. Au moins, j’étais à peu près sûr de ne pas mourir.
Canaliser l’esprit dans mes ailes aurait pu me sauver, mais malheureusement, je venais d’utiliser jusqu’à la dernière goutte de force que j’avais. Si dix secondes de plus auraient probablement suffi pour que je récupère assez d’esprit pour le canaliser, je serais certainement écrasé avant cela.
J’avais prié pour ne pas en être à mon dernier écrasement. Je parlais bien sûr de l’utilisation de la Division pour récupérer. Je pensais que je pouvais encore y arriver, mais je ne pouvais pas en être sûr.
Puis, avec une grande claque, j’avais été écrasé. Et je le pense vraiment — pas de doutes, pas d’esquives de dernière minute, rien. J’avais vraiment été réduit en bouillie.
***
Partie 9
Reconstruire mon corps à partir de la pulpe me paraissait étrange. J’avais utilisé la Division pour devenir temporairement une masse d’ombre, puis j’avais repris ma forme initiale. Il était difficile de lire les expressions sur les visages de Lorraine et d’Augurey lorsqu’ils me voyaient revenir en pleine forme.
« Je savais déjà que tu n’étais plus humain, mais cela met vraiment les choses en perspective », déclara Lorraine.
« C’est un tour plutôt déloyal, » ajouta Augurey. « Rappelle-moi de ne jamais me battre avec toi, Rentt. Comment un homme est-il censé battre ça ? Au moins, avec les géants, on a l’impression d’avoir une chance parce qu’on peut voir que l’on s’attaque lentement à eux. »
J’avais trouvé que c’était des choses assez horribles à dire.
« Ce n’est pas comme si je pouvais supporter une quantité infinie de dégâts », avais-je dit. « Même moi, je mourrais à un moment ou à un autre. Probablement. »
Je n’avais pas l’expérience nécessaire pour le confirmer, mais j’avais déjà vu cela arriver à d’autres personnes. C’était une triste façon de partir et je voulais l’éviter. Si je devais mourir, je voulais que ce soit alors que j’étais en paix dans mon lit. Mais c’était sans doute trop demander, vu que j’étais un aventurier, alors je me contenterais de n’importe quelle mort décente. S’évanouir sans réfléchir, c’était trop peu. Est-ce que ça compte comme une mort ?
Cela dit, je n’avais sans doute pas le droit d’être difficile puisque j’étais déjà mort une fois. Peut-être que ce n’était pas grave si le deuxième round se terminait par un truc moins grandiose. Le seul problème, c’est que je ne me souvenais plus très bien de ce que j’avais ressenti lors de ma première mort. Il faudrait que je me souvienne de ma deuxième mort si c’était la dernière chose que je faisais… ce qui serait le cas.
Mais c’est assez de plaisanter pour l’instant.
« C’est une surprise », avais-je dit. « Il a l’air si petit maintenant. »
Je regardais le vieux géant, qui était redevenu un vieil homme maigre. Il était allongé dans le trou creusé par la chute de son corps, drapé de son vêtement. Le spectacle était plutôt triste et solitaire, en fait.
On n’en entendait pas vraiment parler par ici, mais il arrive que des villages pauvres abandonnent leurs personnes âgées dans les bois une fois qu’elles avaient atteint un certain âge. Je les avais rencontrés à plusieurs reprises lors de mes excursions à la campagne, et c’était toujours très dur à voir. Je ne pouvais pas les abandonner, bien sûr, et je leur disais toujours de venir avec moi. Je les avais donc aidés à trouver un endroit où ils pouvaient gagner leur vie, ce qui n’avait pas été trop difficile. En fait, il suffisait de chercher au bon endroit.
Je doute que le vieil homme allongé devant moi ait à s’inquiéter de cela. On pouvait probablement le jeter dans n’importe quelle vieille taverne et il gagnerait facilement sa vie en faisant des bras de fer avec les gens et en pariant dessus. Un ordre de chevaliers ou l’armée ferait l’affaire aussi, et il se débrouillerait très bien en tant qu’aventurier.
Je m’étais demandé pourquoi il avait choisi ce métier de cape et d’épée. Peut-être que le salaire était bon ? Pour être honnête, je n’en avais aucune idée.
« Je pense que nous pouvons supposer que sa gigantification était due à une sorte de capacité spéciale », déclara Lorraine. « Cela expliquerait pourquoi il est redevenu normal après avoir perdu connaissance. »
Elle avait probablement raison, je n’avais pas trouvé de meilleure explication.
« Nous pouvons remettre cela pour après. » Augurey secoua la tête. Il avait l’air étonné. « Je n’arrive pas à y croire, mais je crois qu’il est encore en vie. »
Il était facile de comprendre ce que ressentait Augurey. Avoir pris une telle raclée et avoir survécu ? La résistance du vieil homme était stupéfiante.
En y regardant de plus près, j’avais remarqué que la blessure que j’avais faite sur son cou était toujours là, mais qu’elle était beaucoup plus petite que je ne l’avais imaginé. Elle saignait clairement, mais on ne pouvait pas vraiment parler de blessure mortelle. Il était probablement tombé parce que mon coup de fusion divinité-mana-esprit l’avait touché de plein fouet à la nuque… ce qui signifiait probablement que je l’avais coupé de très près à cet endroit. Dans le cas contraire, j’aurais probablement été allongé dans la boue.
« Devons-nous l’achever ? » demandai-je. « On est foutu s’il se réveille et qu’il se gigantise à nouveau. »
« Tu as raison, mais je veux entendre ce qu’il a à dire », déclara Lorraine. « Nous ne savons toujours pas exactement pourquoi nous sommes visés. Mais j’en ai une petite idée. »
Je m’en doutais aussi. Il n’était pas difficile de faire le lien. Tout cela s’était passé juste après notre rencontre avec la princesse, donc la personne qui avait envoyé les assassins à nos trousses était très probablement l’un de ses ennemis. Il y avait de fortes chances que ce soit l’un de ses frères et sœurs royaux ou leurs partisans.
Mais c’est tout ce que j’avais pu déduire. Lorraine avait raison de vouloir des détails. Nos options futures dépendaient de ces informations. La princesse voudrait probablement l’entendre aussi, ce qui nous donnerait peut-être un peu de marge de manœuvre dans nos négociations avec elle.
« Alors… et maintenant ? » avais-je demandé. « Devons-nous le découper pour qu’il ne puisse plus bouger ? »
Je savais que c’était une suggestion assez horrifiante, mais cela montrait à quel point le vieil homme était fort. Si nous le laissons en vie, il sera difficile de le maîtriser. Je n’étais pas sûr que nous ayons une autre option.
Le visage d’Augurey s’illumina comme s’il se souvenait soudain de quelque chose. « Oh, et ça ? Je me suis dit que ça pourrait être utile à un moment ou à un autre, alors j’en ai gardé sur moi. Je sais qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à en prendre un, mais nous avons Lorraine avec nous. Pensez-vous que ça va marcher ? »
Il sortit de son sac un ensemble de documents à l’aspect familier.
« Un contrat magique, hein ? » avais-je dit. « Ce n’est pas une mauvaise idée. Tu as raison de dire que nous avons généralement besoin du consentement de la personne, mais nous pourrions probablement faire passer un contrat de cette qualité. »
J’avais dit que c’était simple, mais c’était un exploit qui n’était possible que parce que nous avions Lorraine. Un mage moyen ne saurait pas comment faire, et même s’il essayait, cela lui demanderait beaucoup d’efforts.
De plus, les contrats magiques étaient de qualité variable selon l’occasion. Plus ils étaient bons, plus ils étaient difficiles à manipuler. Quoi qu’il en soit, il était pratique que cette option nous soit offerte.
« Devrions-nous l’empêcher d’utiliser sa capacité sans notre permission ? » demandai-je. « Il est stupidement fort même sans cela. Qu’est-ce qu’on fait s’il devient incontrôlable ? »
« Fais en sorte qu’il meure s’il fait ça », répondit Lorraine.
Il y eut une pause.
« C’était une blague », avait-elle déclaré. « Ce n’est pas une option terrible, mais ce n’est pas vraiment une option propre non plus. Il serait difficile pour un contrat magique de cette qualité de l’appliquer en premier lieu. Il nous faudrait un contrat puissant provenant d’un temple d’Hozei pour cela. Le mieux que nous puissions faire, c’est de limiter ses capacités. Et même dans ce cas, il y a de fortes chances que cela se brise facilement, puisque nous n’avons pas son consentement. Il n’avait pas l’air de pouvoir faire beaucoup de magie, alors je vais me contenter de restreindre son utilisation du mana. »
Lorraine semblait déçue en expliquant les choses tout en rédigeant rapidement le contrat. Une fois qu’elle eut terminé, elle commença à jeter une sorte de sort suspect sur le vieil homme…
Je plaisante. Elle faisait exactement ce qu’elle avait dit : créer un champ qui empêchait temporairement l’utilisation de la magie. Un contrat magique était un type d’objet magique, donc si l’on voulait rompre l’accord qu’il contenait, il fallait aussi utiliser la magie.
Le dernier problème était d’obtenir sa signature, mais ce n’est pas parce qu’il était inconscient que nous ne pouvions pas l’obtenir. En fait, en ce qui concerne les contrats magiques, l’empreinte du pouce convenait parfaitement. La plupart des gens ne le faisaient pas, parce qu’il fallait faire une petite coupure et utiliser un peu de son propre sang, mais vu les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions...
Tout d’abord, c’est Lorraine qui s’était chargée de tromper le contrat. Tout ce que j’avais à faire, c’était de le signer en y appuyant le pouce du vieil homme.
J’avais fait une petite entaille sur ce pouce, ce qui m’avait demandé un certain effort. De quoi sa peau était-elle faite ? De roche ? En tout cas, j’avais appuyé sur le contrat. J’avais décidé d’être l’autre partie, ce qui signifiait que mon consentement serait nécessaire pour l’annuler plus tard. Je n’avais cependant pas été contraint de respecter les termes du contrat, ce qui le différencie des contrats d’affaires en général. C’est pourquoi on lui avait donné un terme unique, « contrat magique », et… Peu importe. Ce n’était pas le moment d’en parler.
J’avais signé mon nom sur le contrat et Lorraine avait marmonné une sorte de formule magique. À la façon dont il s’était illuminé, j’avais pu voir qu’il avait été complété avec succès. Il ne nous restait plus qu’à prier pour qu’il ne soit pas gigantesque à son réveil. Plus exactement, nous espérions qu’il ne se passerait rien même s’il se réveillait.
Quoi qu’il en soit, le problème était réglé. Nous pourrions lui expliquer le contrat une fois qu’il se serait calmé. La seule question était de savoir s’il nous parlerait, mais Lorraine avait également ajouté quelques clauses détaillées qui l’empêcheraient de faire des choses comme nous mentir. Elle était très minutieuse. Il ne restait plus qu’à attendre qu’il se réveille.
***
Partie 10
Après un certain temps…
« Ngh… »
Le vieil homme secoua la tête et ouvrit les yeux. Étonnamment, il ne s’emporta pas immédiatement. Au contraire, il prit le temps d’examiner son environnement. Après avoir regardé chacun d’entre nous tour à tour, il soupira.
« N’allez-vous pas vous gigantifier ? » avais-je demandé. Je ne l’avais pas fait exprès, mais la question était sortie de ma bouche.
Le vieil homme secoua la tête. « Je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient, mais je suis sûr que vous avez trouvé une parade. Il n’y a pas d’autre explication au fait que je sois encore en vie. Je ne perdrai pas mon temps. »
J’avais été impressionné par le fait qu’il ait déjà compris la situation.
« Merci de nous avoir fait gagner du temps », dit Lorraine. « Alors je vais vous donner les détails. Nous avons fait en sorte que vous ne puissiez pas faire de gigantisme sans notre permission. Vous ne pouvez pas non plus nous mentir. Pourquoi n’essayez-vous pas ? »
C’est ce qu’il avait fait en se crispant, mais je ne saurais dire ce qu’il tenta exactement.
« Hrng… ! »
Nous ne savions toujours pas comment il activait sa capacité, mais il est évident qu’il la déclenchait en concentrant son pouvoir quelque part. D’un autre côté, ses crispations pourraient n’être qu’une habitude sans grande signification.
Néanmoins, il semblait arriver à la conclusion que nous lui avions dit la vérité. Il avait de nouveau soupiré.
« Vous avez raison. Je ne peux pas. Je ne suis pas mieux que n’importe quel autre vieil homme maintenant. Je pense que vous pourriez défaire ces liens, n’est-ce pas ? »
Lorraine lui avait mis des liens magiques pour limiter ses mouvements. Apparemment, il voulait s’en débarrasser.
« Avec tout le respect que je vous dois, » répondit Augurey, « votre force brute n’est pas à dédaigner, même à cette taille. Vous vous battriez dès que nous les aurions défaits. Alors, non. »
Je m’étais dit qu’Augurey avait raison et que c’était exactement ce que le vieil homme voulait.
« Bonté divine ! » Le vieil homme renifla, nous donnant raison. « Vous n’auriez pas pu baisser votre garde, ne serait-ce qu’un peu ? »
Nous n’aurions vraiment pas pu, pas contre quelqu’un d’aussi vif que lui. Heureusement, même lui ne pouvait pas faire grand-chose dans cette situation, et il semblait le savoir.
Le vieil homme nous jeta un coup d’œil circulaire. « Alors ? Vous m’avez ligoté et laissé en vie. Je suppose que cela signifie que vous avez des questions à me poser. Posez-les. »
On aurait pu croire qu’il nous tenait en captivité tant il était hautain, mais je pouvais comprendre sa défiance, étant donné qu’il était complètement ligoté.
« C’est toujours quelque chose d’inattendu avec vous, n’est-ce pas ? » dit Lorraine. « Bon, peu importe. Je vais aller droit au but. Pourquoi êtes-vous venu nous chercher ? Et j’inclus Gobelin et Sirène dans le lot. »
« Droit au but, en effet, » répondit le vieil homme. »Mais je ne suis pas obligé de parler… Ah, non, on dirait que je ne peux pas rester silencieux. La raison en est simple. La seconde princesse vous a convoqué pour la rencontrer. Voilà, c’est tout. »
D’après les apparences, le vieil homme avait essayé de se taire pour éviter d’être obligé de nous dire la vérité, mais ça n’avait pas marché — il nous disait la vérité. J’avais entendu dire qu’essayer de résister aux clauses de « non-mensonge » ou de « non-silence » dans les contrats magiques donnait une sensation d’agitation et de démangeaison, et que la bouche finissait par parler même si on ne le voulait pas. Je n’en avais pas encore fait l’expérience. J’avais envie d’essayer une fois, mais comme cela n’arriverait probablement que si je me retrouvais dans de gros ennuis, je n’y avais pas pensé.
En tout cas, le vieil homme nous avait donné la raison exacte que nous attendions.
Lorraine soupira. « Je le savais, mais est-ce que c’était vraiment tout ce qu’il fallait ? Pour être franche avec vous, nous n’avons fait que bavarder et boire du thé. Cela ne devrait pas faire de nous une cible pour des monstres comme vous. »
Lorraine n’avait pas tout à fait tort. C’est à peu près ce qui s’est passé, si l’on excepte les détails. Ce n’était pas parce que nous interrogions le vieil homme que nous devions lui donner des informations, d’autant plus qu’il semblait assez perspicace pour faire de bonnes suppositions, même à partir de petits détails. C’est probablement pour cette raison que Lorraine avait formulé ses paroles de la sorte, afin de lui donner le moins d’informations possible. Mais la réponse du vieil homme était inattendue.
« Je comprends que vous vouliez jouer les idiots, mais on sait déjà plus ou moins de quoi vous avez parlé avec la deuxième princesse. Le sceptre du royaume, non ? Et aussi l’état actuel de Sa Majesté. »
« De quoi parlez-vous ? » demanda Lorraine.
« Ce n’est pas la peine », répondit le vieil homme. « Si nous n’en savions pas autant, nous ne serions pas ici. Et vu vos capacités, je suppose qu’elle vous a probablement ordonné d’aller récupérer le nouveau sceptre. Elle a bien fait de vous trouver, je le reconnais. J’étais persuadé que nous avions déjà éliminé toutes ses meilleures options. »
Le vieil homme avait à peu près visé juste, mais il était encore un peu à côté de la plaque. On aurait dit qu’il ne savait pas que la princesse nous avait demandé d’aller chercher le nouveau sceptre, mais qu’en fin de compte, il s’agissait plutôt d’une question conditionnelle. Techniquement, nous n’avions pas d’ordres pour l’instant. Il ne semblait pas non plus être au courant de la prophétie dont elle nous avait parlé.
Mais comment l’a-t-il découvert ? Je ne pensais pas qu’il y avait des objets magiques espions dans la pièce. La princesse aurait tenu compte de ce genre de choses. Et même si elle ne l’avait pas fait, Lorraine l’aurait remarqué. À en juger par sa question suivante, il semblerait que Lorraine ait compris quelque chose à partir des informations fournies par le vieil homme.
« Vous avez engagé un devin, n’est-ce pas ? Il devait être très bon. »
« Ho ! Vous êtes intelligente. Oui, d’après ce que j’ai entendu, il ne s’est jamais trompés. En fait, nous lui avons fait passer un test sur mon passé, et il a pu donner des réponses très précises. Dont certaines étaient… un peu fausses, en fait. Quoi qu’il en soit, il était évident que vous étiez tous les trois trop dangereux pour être laissés en vie. C’est pourquoi on nous a ordonné de vous tuer. »
Tout comme les hauts elfes avaient donné une prophétie à la princesse, les personnes appelées devins pouvaient voir le passé et l’avenir. Certains d’entre eux étaient même très précis. Cependant, comme il est difficile de discerner la vérité du mensonge avec ce genre de choses, la plupart d’entre eux étaient considérés comme des arnaqueurs. Néanmoins, en tenant compte des explications du vieil homme, son employeur avait réussi à engager un vrai devin. Quelle chance !
Pourtant, je me demandais pourquoi ils ne connaissaient pas les détails les plus importants. Même le devin devait être curieux. Il avait dû se pencher sur la question, non ? De toute façon, y penser ne me mènerait nulle part.
Bien que… il y avait des contes populaires sur ce genre de choses — des dieux interférant avec la divination et d’autres choses de ce genre. Et toute cette affaire concernait la prophétie des hauts elfes, ce qui signifiait qu’elle impliquait l’Arbre Sacré, qui était apparemment proche d’être un dieu lui-même. C’était peut-être pour cela que la divination avait été un peu courte.
Lorraine avait ensuite posé la question la plus importante de toutes.
« Alors, qui vous a donné ces ordres ? »
◆◇◆◇◆
« La première princesse, Son Altesse Royale Nadia Regina Yaaran », dit le vieil homme. « Mais non, pas tout à fait. Son Altesse Royale n’est pas vraiment au courant de cette affaire. »
Lorraine insista davantage. « Alors qui est le meneur ? »
« Faut-il encore le demander ? La comtesse Gisel Georgiou — le plus grand soutien de Son Altesse Royale. C’est une femme courageuse qui veut que la première princesse succède un jour au trône. »
« C’est logique », déclara Lorraine.
Il semblerait que nos suppositions concernant la première princesse aient été correctes. Elle — enfin, ses partisans, ce qui rendait les choses plus compliquées — nous avait pris pour cible parce que nous avions développé un lien avec la deuxième princesse, et cela avait fait de nous un problème.
S’il s’était agi de la première princesse elle-même, nous aurions pu rapporter cette attaque à la seconde princesse, ce qui lui aurait peut-être permis de dénoncer sa sœur, mais comme il ne s’agissait que d’un bailleur de fonds…
Cela entraînerait tout de même des ramifications, bien sûr, mais je doutais que cela suffise à faire tomber la première princesse elle-même.
Ce genre de manœuvre politique détaillée n’était pas dans nos cordes de toute façon — nous étions des aventuriers. Informer la seconde princesse et lui souhaiter bonne chance était sans doute la meilleure solution, mais je ne voulais vraiment pas nous mettre une cible de plus sur le dos. Je ne voyais pas vraiment de bonne solution.
Pourtant, la royauté a eu la vie dure. Avoir à comploter contre sa propre famille comme ça, c’était… Attendez, est-ce que c’est le cas ici ? La première princesse n’était pas à l’origine de ce plan. Je ne savais pas non plus si elle avait de bonnes relations avec sa sœur. J’avais supposé que si quelqu’un voulait s’en prendre à la deuxième princesse, c’était le premier prince ou la première princesse, mais à vrai dire, je n’avais aucune idée de ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Peut-être que je leur demanderai la prochaine fois que j’en aurai l’occasion.
« En résumé, votre employeur est la comtesse Gisel Georgiou ? » demanda Lorraine.
Le vieil homme acquiesça. « Bien que, techniquement, ce ne soit pas tout à fait exact non plus. Il est vrai qu’elle nous a engagés, Gobelin, Sirène et moi, mais nous appartenons en fait à une organisation qui lui a vendu nos services pour une certaine période. »
« Organisation ? »
« Oui. Un groupe composé de personnes ayant des capacités uniques ou spéciales comme nous. Nous sommes affectés à toutes sortes de tâches en fonction des besoins. C’était l’un d’entre eux. »
Les yeux d’Augurey s’écarquillent de surprise. « Je n’aurais jamais imaginé qu’un tel groupe existait… »
Le vieil homme sourit. « Vous le savez peut-être déjà, mais nous, les manieurs de pouvoirs, ne sommes pas vraiment célébrés. C’est la même chose partout. Les villages ruraux sont encore pires dans leur façon de nous traiter. Le mieux que nous puissions espérer, c’est d’être chassés, parfois même tués. L’organisation sauve ces personnes, les élève pour en faire des assassins à part entière et leur donne du travail. C’est une œuvre de charité, en fait. Ce n’est pas une mauvaise affaire, non ? Je suis sûr que mon collègue monstre comprend. »
C’est à moi qu’il avait adressé cette dernière partie. Un monstre, hein ? Aie. À l’entendre, il m’avait pris pour un autre porteur de capacité, ce qui était compréhensible. Il serait difficile pour quiconque de dire que j’étais en fait un monstre sans m’examiner de près. S’ils le découvraient, je devrais me débarrasser d’eux.
J’avais décidé de laisser le vieil homme dans l’erreur. Tout de même, qui aurait pu deviner l’existence d’une telle organisation ? Le monde est grand, et c’est probablement ce que je ferais ressentir aux autres s’ils me connaissaient. D’ailleurs, même si la prémisse du vieil homme était erronée, je comprenais ce qu’il disait.
***
Partie 11
Les personnes dotées de capacités étranges étaient malvenues et exclues. En d’autres termes, ils étaient traités avec la même crainte que celle que j’avais ressentie à l’époque où j’étais un squelette et une goule. Si les gens pouvaient voir que vous étiez différent au premier coup d’œil, vous deviez déjà mener une bataille difficile pour obtenir leur approbation.
On vous accusait d’être différent, on vous chassait et on vous tenait à l’écart. Dans un sens, ces instincts permettaient aux faibles de maintenir et de protéger leur place dans ce monde, mais pour leurs victimes encore plus faibles, c’était comme si tout et tout le monde les avait abandonnés.
J’avais eu de la chance, j’avais eu Lorraine, Rina, Sheila, et même Augurey — des gens au cœur tendre qui m’avaient accepté même lorsque j’étais devenu un monstre.
Mais si je ne les avais pas eus, il est fort probable que j’aurais fini par n’être rien d’autre qu’un véritable monstre de cœur et de corps. Errer dans la nature, loin de la société, tuer et manger des gens — rien que d’y penser, cela me faisait peur. Je comprends pourquoi une organisation comme celle décrite par le vieil homme semblait être une source de salut pour les détenteurs de pouvoirs.
C’était aussi un adversaire terrifiant à affronter. Si l’on se fiait au vieil homme, les manieurs de pouvoirs étaient effrayants. Si des gens comme lui s’en prenaient à moi tout le temps, j’aurais besoin de beaucoup plus de vies.
Lorraine, Augurey et moi, après réflexion, avions décidé de nous concerter sur les propos du vieil homme. Pour qu’il ne nous entende pas, Lorraine avait dressé une barrière.
« Vous avez une idée de ce que nous devrions faire ? » demanda-t-elle. « Nous savons qui sont nos ennemis maintenant, mais… »
« Eh bien, commençons par le commencement. Et si on lui demandait s’il peut les faire reculer ? » suggéra Augurey.
Personnellement, j’avais trouvé cela trop optimiste, mais il n’y avait pas de mal à essayer.
« Pourquoi pas ? » avais-je répondu. « Si ça marche, tant mieux. Si ce n’est pas le cas, on verra ce qu’il faut faire à partir de là. »
Lorraine acquiesce. « Je suppose que oui. Nous avons aussi la possibilité d’aller voir la comtesse et cette “organisation” pour leur parler directement. Bien que ce soit assez risqué. »
Je voulais éviter autant que possible un endroit rempli de gens comme le vieil homme, mais je ne pouvais pas nier que nous devrions probablement y aller un jour ou l’autre. Demander à la seconde princesse de faire amende honorable — ou au moins de faire quelque chose pour sa sœur aînée — était aussi une option, mais je n’avais aucune idée si c’était même possible.
« Je suppose que nous commençons par le plus facile et que nous progressons », avais-je dit, marquant la fin de notre discussion de groupe.
Lorraine laissa tomber sa barrière et se tourna vers le vieil homme. « Je suis consciente que je demande l’impossible, mais pourriez-vous demander à vos hommes de nous laisser tranquilles ? Ou, si vous n’avez pas personnellement l’autorité pour le faire, pourriez-vous organiser une rencontre pour nous avec quelqu’un qui le peut ? »
Il s’agirait probablement de la comtesse ou du chef de l’organisation, deux options qui semblaient assez éloignées l’une de l’autre.
Mais après réflexion, le vieil homme dit : « Hmm. Pourquoi pas ? De toute façon, je suis un homme mort. »
Bien que ce soit nous qui l’ayons demandé, nous avions été quelque peu surpris.
◆◇◆◇◆
« Je sais que c’était notre idée, mais est-ce que c’est vraiment bien ? » demanda Lorraine pendant que nous marchions.
Nous étions plus ou moins parvenus à un accord, mais c’était encore difficile à croire. La rapidité avec laquelle le vieil homme avait accepté notre demande était également un peu suspecte.
Quant à l’endroit où nous marchions, nous étions sur le chemin du retour vers Ferrici. Et si vous vous posiez la question, le vieil homme était toujours lié à la magie. Il ne pouvait bouger que ses jambes.
Il était rassurant de savoir qu’il ne pouvait plus se gigantifier, mais ses capacités physiques de base étaient toujours aussi impressionnantes. Nous le faisions marcher devant nous et étions prêts à réagir dès qu’il ferait quelque chose de louche.
Pour vous dépeindre la scène, un type avec un masque de crâne, une mage louche et un frimeur voyou avaient ordonné à un vieil homme ligoté de marcher devant eux et le surveillaient par derrière. J’étais persuadé que les gens nous prendraient pour des marchands d’esclaves ou quelque chose du genre s’ils nous voyaient. Pour être honnête, le vieil homme avait l’air de se vendre cher. Si nous décidions de profiter de cette occasion pour changer de carrière, nous pourrions probablement faire un malheur.
« C’est ce que j’ai dit tout à l’heure, mais il y a de fortes chances que je sois déjà mort », dit le vieil homme. « Il serait évident pour tout le monde que j’ai bâclé le travail. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Je suppose que je pourrais m’enfuir, mais les deux autres ne tiendraient pas le coup s’ils faisaient la même chose. »
« Voulez-vous dire Gobelin et Sirène ? » demandai-je. « Je crois que vous avez raison. Ils n’avaient pas vraiment l’air de s’y connaître en matière de combat. »
« Maintenant que j’y pense, je sais qu’il est un peu tard pour moi, mais est-ce que Sirène va bien ? » demanda le vieil homme. « Je pensais qu’il y avait une chance que vous l’ayez tuée. »
Il avait l’air détendu, ses épaules étaient relâchées lorsqu’il marchait. Malgré cela, son sang-froid face à la situation montrait clairement qu’il était quelqu’un qu’il ne fallait jamais sous-estimer.
Ce n’est pas la première fois que j’étais étonné par lui. Bien que je ne veuille pas lui donner d’informations, je m’étais dit qu’il n’y aurait probablement pas de problème si je lui disais que son collègue allait bien. Après avoir beaucoup parlé avec lui, j’avais compris qu’il était du genre à se soucier de ses alliés. Peut-être que cet état d’esprit provenait de la façon dont le monde traitait les détenteurs de pouvoirs.
Tout le monde se sentait seul quand on était livré à soi-même. Lorsque j’étais coincé dans le donjon, je me demandais parfois si j’allais rester seul pour toujours. Je n’aimais pas trop y repenser.
J’avais échangé des regards avec Lorraine et Augurey, et nous avions tous semblé d’accord pour répondre au vieil homme.
« Elle va bien », déclara Augurey. « Nous ne l’avons pas torturée ou quoi que ce soit d’autre. Euh… nous ne l’avons pas fait, n’est-ce pas ? »
Il avait dirigé cette dernière partie malaisée vers Lorraine. C’est elle qui avait interrogé Sirène, et nous n’étions pas sûrs de la façon dont elle l’avait fait. Il n’était pas impossible qu’elle ait fait des choses horribles pour obtenir des aveux.
« Pas du tout », répondit Lorraine. « Je ne peux pas vraiment dire que je l’ai blessée physiquement, et son esprit va bien aussi. Je peux vous assurer que sa perception d’elle-même est la même que celle qu’elle a toujours eue. »
Je m’étais dit que c’était une façon un peu suspecte de le formuler, mais je pouvais probablement en déduire que Sirène allait bien. C’est vrai ? Oui. Je l’espérais, du moins.
Le vieil homme ne sembla pas particulièrement inquiet. Au contraire, il poussa un rare soupir de soulagement. « Je vois. C’est une bonne chose. » Puis, après un moment, il ajouta : « Je vous ai dit que je vous conduirais à mon employeur tout à l’heure, n’est-ce pas ? »
« S’il vous plaît, ne me dites pas que vous allez faire marche arrière maintenant », avais-je dit. Le simple fait de penser au genre de désordre que nous aurions à gérer s’il faisait cela m’épuisait, et cela s’était probablement reflété dans mon ton.
Le vieil homme sourit. « Détendez-vous. Je tiendrai parole. Mais nous avons besoin d’un moyen de contact. J’aimerais que Gobelin et Sirène fassent office de messagers. »
Oh, il parlait de la façon dont nous allions le faire. Il avait probablement raison. Si nous le traînions par la peau du cou et demandions à voir leur patron, cela ne ferait que dégénérer en bagarre. Ce serait probablement notre dernier recours de toute façon, mais ce n’est pas pour rien qu’on l’appelait ainsi. Prévenir à l’avance de notre arrivée était probablement une bonne idée.
« Vous avez raison. Nous en avons besoin », déclara Augurey. Il avait l’air préoccupé. « C’est juste que je ne suis pas sûr que nous puissions leur faire confiance. »
Ce qui était vrai. Il était tout à fait possible que si nous renvoyions l’un ou l’autre en tant que messager, un groupe de personnes aussi monstrueuses que le vieil homme s’en prenne à nous, alors nous ne pouvions évidemment pas nous contenter de sourire et d’acquiescer à sa suggestion. Cependant, il semblerait qu’il en ait déjà tenu compte.
« Il est normal que vous ne nous fassiez pas confiance », fit remarquer le vieil homme. « Cela dit, nous avons besoin d’un messager. Cela vous aiderait-il un peu de garder l’un en otage et d’envoyer l’autre ? Personnellement, je recommande d’envoyer Gobelin. Je ne peux pas être sûr que Sirène ne fera pas quelque chose d’inutile. Alors, qu’en pensez-vous ? »
À vrai dire, nous n’avions pas beaucoup d’autres options. Sirène était du genre trop confiant, à se faire un nom, et il y avait toujours le risque qu’elle abandonne le vieil homme et Gobelin si nous la laissions partir.
Je n’avais aucune idée de ce que le vieil homme ferait si nous le laissions partir lui-même, ce qui était effrayant. Et si nous envoyions à la fois Gobelin et Sirène, il risquait de s’enfuir. La seule option restante était d’envoyer Gobelin comme messager et de garder le vieil homme et Sirène avec nous comme otages.
« Très bien, allons-y, » dit Lorraine, après avoir vu Augurey et moi hocher la tête. « Mais vous avez dit qu’il serait risqué de revenir en arrière. Est-ce qu’il va s’en sortir ? »
Gobelin était beaucoup, beaucoup plus faible que le vieil homme dans un combat. Dans le pire des cas, le renvoyer seul équivaudrait à être responsable de sa mort.
« Tant que je serai là, il ira bien », dit le vieil homme. « Ils se demanderont juste si j’ai un plan dans ma manche. Malgré mes apparences, je suis l’un des meilleurs combattants de notre organisation. Enfin, tant que je peux utiliser mes capacités. »
« Hmm ? Voulez-vous dire… ? »
« Ce n’est pas difficile à déduire, non ? Nous sommes une organisation de détenteurs de pouvoirs. Il est normal que nous ayons aussi des moyens de les contrer. Mon compagnon monstrueux — Rentt, c’est ça ? Vous feriez mieux de rester sur vos gardes vous aussi. »
Je pensais que son avertissement ne signifiait probablement pas grand-chose, compte tenu de l’incompréhension qu’il avait eue à mon égard, mais le fait qu’il l’ait donné était un bon argument pour dire qu’il n’était pas sans cœur. En fait, il avait plutôt l’air d’être du genre attentionné.
C’est pourquoi j’avais dit :" J’ai compris. Je ferai attention. Merci pour l’avertissement, vous n’aviez pas besoin de faire ça. »
Le vieil homme me regarda étrangement. « Et vous n’aviez pas à me remercier. Vous êtes vous-même un drôle de personnage, vous savez. »
***
Partie 12
Lorsque nous avions rencontré Ferrici, elle nous avait bombardés de questions, ce qui était tout à fait normal. Il n’y a pas si longtemps, les environs avaient subi une série d’impacts et d’explosions massifs. Un géant avait surgi des bois et la foudre avait été ridiculement puissante. Si je ne savais pas la situation, j’aurais probablement cru quelqu’un qui m’aurait dit que c’était la fin du monde. Cela dit, nous ne pouvions pas vraiment donner tous les détails à Ferrici, mais cela ne signifiait pas non plus que nous devions la laisser dans l’ignorance la plus totale.
« Un de nos ennemis s’est présenté et nous l’avons battu », avais-je dit. « Et la foudre, c’était la magie de Lorraine. Ne t’inquiète pas, tout va bien maintenant. »
« Vraiment ? » demanda Ferrici.
Sauf qu’elle ne m’avait pas demandé à moi, mais à Augurey. Elle devait avoir une grande confiance en lui.
Augurey sourit. « Oui, c’est vrai. Quant à ce vieux monsieur, c’est… l’un des alliés de l’ennemi. Nous devons encore l’interroger sur certaines choses. Nous n’abusons pas des personnes âgées, d’accord ? »
Il était important d’expliquer cette partie. Nous aurions eu l’air de maniaques ayant ligoté un vieil homme si nous ne l’avions pas fait.
Ferrici semblait accepter l’explication. Les aventuriers faisaient toujours des choses difficiles à comprendre pour les autres, alors peut-être pensait-elle que cela en faisait partie. La plupart des villageois avaient été élevés dans une saine méfiance à l’égard des aventuriers et on leur avait dit d’éviter de s’en approcher pour ne pas être mêlés à leurs manigances. C’était une autre histoire pour les adultes, mais c’était un peu comme être traité comme un animal sauvage.
Ferrici avait simplement répondu : « Je me sens un peu mal pour lui, mais je suppose que vous n’avez pas le choix… »
◆◇◆◇◆
Étonnamment, à notre retour, l’aubergiste nous avait accueillis chaleureusement. J’étais content, car j’étais persuadé que nous arriverions pour trouver nos affaires devant la maison et que l’aubergiste nous chasserait. Cela aurait pu être presque drôle, car cela aurait signifié que Sirène — que nous avions laissée enfermée dans la chambre de Lorraine — aurait été jetée dehors elle aussi. Mais Lorraine avait déjà donné une explication à l’aubergiste. Elle était minutieuse pour ce genre de choses.
Nous n’avions pas été expulsés du village ou quoi que ce soit d’autre, alors je n’étais pas si inquiet à l’idée de retrouver toutes nos affaires jetées à la poubelle à notre retour.
« Alors, où est Sirène ? » demanda le vieil homme alors que nous entrions dans l’auberge.
Il savait qu’elle était ici quelque part, bien sûr, mais nous ne lui avions pas encore donné de détails. Nous lui avions seulement dit que nous l’avions attrapée et maîtrisée.
« Elle est par là. » Lorraine nous avait conduits à sa chambre. Quand elle ouvrit la porte, nous avions vu Sirène, attachée et allongée sur le lit. Elle nous avait vus quand nous étions entrés.
« Hmmf ! »
Dès qu’elle l’avait fait, elle avait commencé à essayer de parler, mais le bâillon qu’on lui avait mis dans la bouche rendait ses paroles inintelligibles. Je voyais bien qu’elle n’était pas contente de la situation, ce qui allait sans doute de soi. À sa place, je détesterais aussi cette situation.
« Je suppose que nous devrions la détacher ? » demanda Lorraine au vieil homme.
Lorraine pensait probablement qu’avec toutes les explications que nous devions donner, laisser la femme attachée serait extrêmement gênant. Cependant, le vieil homme — que je pensais être du genre à se soucier de ses alliés — avait jeté un coup d’œil à Sirène et avait soupiré.
« Non, laissez-la ainsi un moment », avait-il dit. « Elle ne fera que se plaindre à nos oreilles. Faites venir Gobelin. Il sera plus rapide pour comprendre. »
Wôw, c’est froid.
Sirène, qui avait écouté, se mit à parler encore plus fort, mais tout le monde l’ignora.
« J’y vais alors », dit Augurey. Il se tourna vers le vieil homme. « Je suppose que nous utiliserons cette pièce pour nos entretiens ? »
« Ça marche », répondit le vieil homme. « Nous devons aussi remplir le formulaire de Sirène. »
Augurey était parti chercher Gobelin.
◆◇◆◇◆
« Papy… Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Gobelin, anciennement connu sous le nom de Yattul, semblait à la fois confus et étonné en entrant dans la pièce. Augurey entra derrière lui et ferma la porte. Au bruit de la fermeture, Gobelin sursauta un peu. Son instinct lui disait sans doute qu’il était pris au piège et encerclé.
Néanmoins, le vieil homme semblait avoir raison quant à la capacité de Gobelin à garder la tête froide, car la tension disparut rapidement de ses épaules. Il ne montra aucun signe de violence. Je devinais qu’il serait beaucoup plus facile de lui expliquer les choses qu’à Sirène.
« Il s’est passé beaucoup de choses, » dit le vieil homme, « Mais je vais aller à l’essentiel. J’ai perdu — complètement — dans un combat frontal. Le travail est donc un échec. »
Contre toute attente, la personne qui semblait la plus étonnée était Sirène. Les cris étouffés qu’elle poussait constamment s’arrêtèrent tandis que sa bouche se détendait et se fermait complètement. Peut-être qu’en dépit de son antagonisme envers le vieil homme, elle avait eu confiance en sa force. Gobelin avait lui aussi l’air étonné, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qu’il entendait.
Le vieil homme poursuivi calmement, d’un ton qui ressemblait à celui d’un professeur. « C’étaient de véritables monstres. J’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi fort dans ma vie. J’ai utilisé mes capacités au maximum et je me suis battu sans baisser ma garde, mais j’ai quand même perdu. Je ne peux rien faire d’autre que d’admettre ma défaite. C’est ce que je ressens vraiment. »
Contrairement aux paroles douces du vieil homme, Gobelin semblait troublé. « Je ne veux pas le croire, mais si tu le dis, alors… Mais qu’est-ce que cela signifie pour nous ? Nous avons échoué dans notre tâche ! Je ne peux pas dire qu’ils nous tueront à coup sûr, mais pense à qui est le client ! Ils nous feront certainement payer d’une manière ou d’une autre ! »
« En effet, » répondit le vieil homme. « Ce serait gênant, n’est-ce pas ? Mais ces trois-là m’ont fait une proposition. Ils veulent rencontrer le chef, négocier. D’ailleurs, c’est l’organisation et notre client qui sont responsables de cet échec, pas nous. Ils ne nous ont pas fourni d’informations exactes. Si nous parvenons à leur faire comprendre cela, alors peut-être pourrons-nous tous trouver une solution pacifique. »
◆◇◆◇◆
« Le… chef ? Mais c’est… »
Gobelin semblait réticent, mais le vieil homme n’avait pas lâché prise.
« Je sais ce que tu ressens. Tu penses que c’est une décision trop importante pour nous, ou que ce serait trahir l’organisation, mais dans l’état actuel des choses, nous sommes probablement morts de toute façon. Au pire, je pourrais m’enfuir seul, mais est-ce que Sirène et toi seriez d’accord ? Je ne vous en empêcherai pas si c’est le cas, mais… »
Il ne pensait probablement pas pouvoir le faire. Si Gobelin refusait et que nous ne pouvions pas rencontrer leur chef, nous savions tous ce que nous aurions à faire avec le vieil homme. Ce n’était pas comme si nous pouvions le laisser revenir dans le futur pour nous mordre. Je suppose que nous avons la possibilité de le laisser partir volontairement, mais il y a peu de chances que nous ayons à prendre cette décision, alors j’avais mis cette idée de côté pour l’instant.
« Bien sûr que non, » répondit Gobelin. « Je ne veux pas non plus mourir. J’ai une dette envers l’organisation… mais pas au point de mourir pour elle. J’avais prévu de prendre ma retraite bientôt de toute façon. »
« Tu en étais là ? » demanda le vieil homme. « En fait, j’allais te recommander de le faire après cette mission. »
« Tu as remarqué, hein, papy ? »
« Tu es un homme de cœur. Contrairement à moi, tu n’es pas fait pour ce travail. C’est une chance que tout ce jeu d’acteur que tu as fait en tant que marchand se soit transformé en quelque chose de plus réel. »
« Oui, je me suis dit que je m’en sortirais bien si je continuais à faire du colportage. On dirait qu’il va falloir attendre longtemps avant que je puisse réaliser ce rêve, avec tout ce bordel qui se passe. »
« Ne dis pas cela. Considère-le comme une chance d’en faire ton dernier emploi et efforce-toi plutôt d’atteindre cet objectif. Tu le vivras différemment. »
« Tu dis ça, mais… Bah, peu importe. Ça ne sert à rien d’argumenter sur ce point. Mais êtes-vous sérieux ? Pour ce qui est de rencontrer le chef ? »
Gobelin avait dirigé la dernière partie directement vers nous. D’après les apparences, le vieil homme avait réussi à le convaincre.
« Nous le sommes », répondit Lorraine. « Nous avons tout entendu sur les raisons pour lesquelles vous nous ciblez, et pour être franche, j’en ai déjà assez de ces absurdités. L’idée que votre organisation nous envoie encore plus de gens comme lui est suffisante pour me faire tourner la tête. Honnêtement, je veux juste parler au responsable, quel qu’il soit, afin de mettre un terme à toutes mes inquiétudes. »
Cela sembla toucher une corde sensible chez Gobelin, car son regard était compatissant. « Ouais, papy est l’un des meilleurs combattants de notre organisation. Certains d’entre eux m’ont dit qu’il était vraiment sauvage dans sa jeunesse. C’est… un peu ridicule que vous l’ayez battu. Je ne doute pas de vous, d’autant plus qu’il l’a admis lui-même. C’est juste qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent faire ça. »
« Nous avons simplement eu une série de coups de chance », dit Lorraine. Elle se tourna vers Augurey et moi. « Je ne veux plus jamais essayer quelque chose comme ça. Vous n’êtes pas d’accord ? »
« C’est vrai », avais-je répondu avec lassitude.
« Vous pouvez le répéter », dit Augurey, semblant tout aussi épuisé.
Le vieil homme ricana. « Nous sommes donc tous dans ce cas. Ne les laisse pas te tromper, Gobelin. Ils sont plus monstrueux que moi. Franchement, ce ne sont pas des gens qu’il faut avoir comme ennemis. Si je veux qu’ils parlent au chef, c’est parce que je ne veux pas les affronter à nouveau. Je ne veux pas non plus que l’organisation le fasse, pour son propre bien. Pourrais-tu transmettre ce message au chef ? »
« Je m’y attendais un peu », dit Gobelin. « Alors j’y vais ? »
« Qui d’autre serait-ce ? » demanda le vieil homme. « Nous ferions tout un tapage si nous y allions tous ensemble. »
« Du tapage ? Ça n’a pas l’air si — . »
« Par “tapage”, je veux dire que nous serons tous rassemblés et exécutés sur-le-champ. »
« C’est vrai. Ce genre d’agitation. Je suppose que tu as raison. Mais il y a une chance que cela m’arrive encore si j’y vais seul. »
« Ils ne savent pas encore que nous avons échoué, alors j’en doute. Il suffit de les convaincre de nous laisser rencontrer le chef d’une manière ou d’une autre. Tu trouveras quelque chose. »
« On ne laisse pas transpirer le moindre petit détail, n’est-ce pas ? Tout comme ton corps. »
« Peut-être que nos capacités ont aussi un effet sur nos personnalités, hein ? Je compte sur toi. »
« Oui, oui. En route pour le bronze, en route pour l’or. J’y arriverai d’une manière ou d’une autre. »
C’est à ce moment-là que Sirène recommença à pousser des cris étouffés. Apparemment, elle s’était enfin remise du choc causé par la défaite du vieil homme. Nous nous étions retournés pour la regarder et nous nous étions arrêtés. Je crois que nous avions tous presque oublié qu’elle était là.
Puis, finalement, j’avais dit : « Devrions-nous la détacher ? Nous avons en quelque sorte déjà terminé, alors c’est probablement bon, non ? »
Le vieil homme acquiesça. « C’est possible. Mais je vous préviens, ça va être bruyant. Êtes-vous sûr d’être prêt ? »
« Croyez-vous ? » demanda Lorraine. « Je pense que ça ira très bien, personnellement. Tenez, je vais vous faire l’honneur. »
Elle commença à psalmodier quelque chose qui ressemblait à un sort pour libérer les liens de Sirène, et c’est exactement ce qui se produisit lorsqu’elle eut terminé. Le lien de la bouche n’étant pas magique, Sirène l’enleva elle-même dès que ses bras et ses jambes furent libérés.
« Hé ! » cria Sirène. « N’ai-je pas mon mot à dire ? Croyez-vous que je vais m’asseoir ici et laisser faire ? »
« Vous voyez ce que je veux dire ? » commenta le vieil homme.
« Ne me dites pas qu’elle n’écoutait pas, » dit Gobelin.
Ils s’étaient tous les deux mis la main sur l’oreille en parlant. On aurait pu se demander s’ils étaient vraiment alliés, mais c’est probablement parce qu’ils étaient si proches qu’ils avaient pu réagir comme ils l’avaient fait.
Sirène sauta du lit et s’approcha d’eux. « J’écoutais ! Vous pensez vraiment que vous allez réussir à faire ça ? Avez-vous oublié à quel point l’organisation peut être effrayante ? »
Malgré cela, le vieil homme et Gobelin ne faiblirent pas, ils gardèrent leur position défensive.
On aurait pu croire qu’elle était hystérique, mais ce qu’elle disait était plutôt raisonnable. Cela dit, elle n’était pas très douée pour lire l’ambiance de la pièce. Nous étions déjà parvenus à une conclusion claire.
Sirène se tourna ensuite vers nous. « Et vous trois ! Comme si nous pouvions nous mettre d’accord sur… »
Elle s’était interrompue et avait reculé lorsque Lorraine s’était avancée. Alors que nous étions tous déconcertés par ce qui venait de se passer, Lorraine leva sa baguette et la pointa sur Sirène.
« Je peux le refaire, si vous voulez », déclara Lorraine.
Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait, mais d’après la réaction de Sirène, c’était manifestement quelque chose de connu pour elle.
« Eek ! Non merci ! J’en ai déjà eu plus qu’assez ! Je serai sage, d’accord ? Je le ferai ! »
Puis elle s’était mise à sangloter. Augurey, qui se sentait probablement aussi mal pour elle que moi, s’était approché et lui avait donné son mouchoir. Ensuite, toutes les personnes présentes dans la pièce, à l’exception de Sirène, s’étaient tournées vers Lorraine. Je voyais bien que nous pensions tous la même chose : qu’est-ce qu’elle lui a fait ?
Mais nous étions tous trop effrayés pour demander.
***
Chapitre 2 : Le départ
Partie 1
« C’est donc un au revoir. Merci pour tout. »
Augurey se tenait devant le chariot et parlait à Ferrici. Derrière elle se trouvait un groupe d’autres villageois, dont l’aubergiste et les personnes que Sirène avait manipulées. Leurs regards étaient chaleureux.
Comme nous avions fini de rassembler tout le matériel nécessaire à nos travaux, nous retournions à la capitale, et ils étaient venus nous voir. Je suppose que mes craintes de les voir nous chasser s’étaient avérées infondées. C’est peut-être parce que certains d’entre eux avaient pris notre défense auprès des autres villageois — peut-être les parents de Ferrici ou l’aubergiste.
Nous étions présents, moi, Lorraine, Augurey et Gobelin. Le vieil homme et Sirène se cachaient dans le chariot. Il était particulièrement important que cette dernière reste à l’intérieur, car les choses deviendraient très compliquées si elle se montrait. Nous étions les seuls à savoir à quoi elle ressemblait vraiment, et nous n’avions pas vraiment rendu public le fait qu’elle était à l’origine de l’incident du lavage de cerveau, mais c’était un petit village. Un visage inconnu ne pouvait que susciter des questions sur l’identité de la personne. Cela n’arriverait pas nécessairement à Sirène, puisqu’elle avait prétendu être une artiste itinérante et qu’elle avait séjourné chez un villageois avant l’incident, mais on lui poserait des questions sur la raison de sa présence parmi nous.
Il va sans dire qu’elle avait utilisé sa capacité unique pour tromper ce villageois et l’amener à rester chez lui. Je n’avais vraiment pas envie d’assister aux conséquences de cette tromperie. Oui, il valait mieux qu’elle reste dans le chariot.
Quant au vieil homme, j’étais presque certain que nous n’avions plus à nous inquiéter pour lui. Cela dit, nous l’avions tout de même attaché. De plus, expliquer à tous ceux que nous rencontrions que nous ne maltraitions pas les personnes âgées serait assez fatigant, c’est pourquoi il se trouvait également dans le chariot.
« Non, merci » , dit Ferrici. « Vous nous avez sauvés, vous ne nous devez rien. »
« Vraiment, ce n’est pas… » commença Augurey. « Ah, je suppose que cela n’a plus d’importance maintenant. Si vous venez un jour dans la capitale, rendez-nous visite. Nous ferons de notre mieux pour vous aider. »
« J’y veillerai », répondit Ferrici.
Sur ce, nous avions fini de faire nos adieux et nous avions quitté le village.
◆◇◆◇◆
D’ailleurs, si nous retournions à la capitale avec le groupe de Gobelin, c’est parce que lorsque nous leur avions demandé où se trouvait leur chef, ils nous avaient répondu « partout, et nulle part ».
Nous avions d’abord pensé qu’après avoir envoyé Gobelin comme messager, il reviendrait avec un lieu de rencontre vers lequel nous pourrions nous diriger. Mais le vieil homme avait dit : « Nous avons plusieurs bases d’opérations, mais le chef est le plus souvent à celle de la capitale, car il a besoin de se coordonner partout ailleurs. Il y est probablement en ce moment. Mais même s’il n’y est pas, il sera plus rapide d’attendre qu’il vienne à nous, plutôt que d’aller à lui. » Nous nous rendrions donc à la capitale, puis nous enverrions Gobelin à leur base. Ensuite, si une rencontre se faisait, nous nous y rendrions nous-mêmes.
« Pensez-vous qu’il acceptera de nous rencontrer ? » demanda Augurey. Peut-être parce que le silence l’ennuyait, il adressa sa question au vieil homme et à Sirène, qui se trouvaient dans le chariot avec nous.
Gobelin était aux rênes à l’extérieur, continuant son travail de chauffeur. Le laisser libre aurait pu sembler une mauvaise idée à première vue, mais il s’est avéré que sa capacité n’était pas particulièrement redoutable. Lorsque nous lui avions demandé de nous l’expliquer en détail, il nous avait dit qu’elle lui permettait seulement de contrôler et de communiquer avec les gobelins et les hobgobelins. Sa capacité de combat personnelle était en fait à peu près équivalente à celle d’un aventurier moyen de classe Argent, mais à part cela, il n’y avait rien de particulièrement remarquable. S’il décidait de fuir, Lorraine pourrait le suivre à la trace où qu’il aille. Mais il ne le ferait pas, car cela ferait de lui une cible aux yeux de son organisation.
C’est pourquoi nous nous étions dit qu’il n’y avait pas de problème à le laisser sans entraves. Nous avions fait de même pour Sirène, étant donné que sa capacité unique et sa force de combat n’étaient pas vraiment des préoccupations pour nous. À la surprise générale, le vieil homme était sans aucun doute le plus effrayant des trois.
D’un ton léger, le vieil homme répondit à la question d’Augurey. « Cela dépend de la qualité du travail de Gobelin, mais je ne m’inquiéterais pas trop. Il s’y connaît en négociation. »
« C’est vrai », acquiesça Augurey. « Je suppose que c’est pour cela que nous l’avons engagé comme conducteur de chariot. Il a le don de s’attirer les bonnes grâces de tout le monde. »
« C’est le cas. Je ne serais pas surpris que cela ait un rapport avec sa capacité. Contrôler et communiquer avec les gobelins est une chose, mais peut-être que cela fonctionne aussi sur les humains dans une certaine mesure. »
Lorraine se pencha en avant, l’air intrigué. « Je ne pense pas que vous puissiez nous en dire plus à ce sujet ? »
« Hmm… Je plaisantais tout à l’heure, mais les capacités uniques affectent vraiment leurs propriétaires, moi y compris. Par exemple, vous savez que je peux agrandir mon corps, mais même quand je suis petit, ma résistance et ma force sont améliorées. Et toi, Sirène ? »
« Hein ? U-Um… Oh, c’est vrai ! J’ai toujours été très populaire ! »
Pendant un bref instant, un sourire en coin apparut sur le visage du vieil homme, mais il acquiesça et poursuivit. « Si je devais le deviner, je dirais que cela vient du fait que sa capacité lui permet de plier l’esprit des autres pour qu’ils lui soient plus favorables. Il lui faut une préparation minutieuse pour établir un contrôle total, mais même sans cela, elle exerce une douce influence sur les gens. Il en va de même pour Gobelin. Les capacités uniques sont des choses indéterminées et ont souvent des applications inattendues. »
« Comme ? » demanda Lorraine.
« Par exemple, la capacité de Sirène a aussi un léger effet sur les animaux. N’est-ce pas ? »
« C’est vrai. Les chats et les chiens m’adorent, mais il n’y a pas qu’eux. J’ai même envisagé de devenir artiste de cirque à cause de cela. »
« Cela aurait pu être une vie plus heureuse pour toi », dit le vieil homme. « Mais voilà. Quant à moi, je peux agrandir légèrement les objets que je tiens. J’ai essayé une fois avec des gemmes, mais ça n’a pas marché, alors ça dépend de l’objet. »
Les yeux de Sirène s’étaient illuminés à l’évocation des « gemmes », avant de se désintéresser à nouveau lorsqu’elle avait appris que cela n’avait pas fonctionné.
« La capacité du Gobelin pourrait donc aussi avoir un effet sur les gens ? » demanda Lorraine.
Le vieil homme acquiesça, elle lui avait probablement arraché les mots de la bouche. « En effet. Il faudrait demander à l’homme lui-même… mais encore une fois, il ne le sait peut-être pas. Pourtant, il n’est pas rare qu’un détenteur de capacité remarque une nuance de son pouvoir comme celle-là. En avez-vous ressenti une ? »
Le vieil homme m’avait adressé cette dernière partie. Je n’étais pourtant pas un maître des pouvoirs. Du moins, j’étais presque sûr de ne pas l’être…
Il n’y avait qu’une seule réponse à lui donner, alors. « Non, je ne peux pas dire que j’ai… »
Sirène s’était agitée. « Quoi ? Vous êtes aussi un maître des pouvoirs ? Je ne savais pas que vous étiez l’un d’entre nous ! »
Je ne l’avais pas vue comme étant quelqu’un avec le cœur d’un enfant. À l’extérieur, elle avait l’air d’être le genre de femme qui vous entortille autour de son petit doigt, mais peut-être était-elle en fait plus jeune que je ne le pensais.
◆◇◆◇◆
Notre voyage de retour vers la capitale s’était déroulé sans encombre. Le groupe de Gobelin n’avait pas causé d’ennuis, et presque aucun monstre ne nous avait attaqués. En fait, les routes que nous empruntions n’étaient pas très fréquentées par les monstres. Notre voyage aller n’avait été qu’un gâchis à cause de Gobelin et de son habileté.
De plus, les monstres les plus faibles restaient à l’écart par instinct, car ils étaient intimidés par l’aura du vieil homme. Quant à ceux qui venaient vers nous, Sirène utilisait une faible persuasion mentale pour les faire passer à côté de nous ou faire demi-tour. Ces deux-là étaient vraiment très utiles.
« Ne gagneriez-vous pas plus si vous travailliez comme escortes ou comme marchands ambulants ? » demandai-je.
Le vieil homme sourit. « Ce n’est pas une mauvaise idée. »
« Si vous pouvez en faire assez pour aussi me faire vivre, je suis partante ! » déclara Sirène.
Le vieil homme lui donna un coup de poing sur la tête. « Gagne ta vie. »
Je l’avais regardée se frotter la tête de douleur. Plus je voyais ce trio, plus j’avais du mal à le détester. Il y avait toujours la possibilité qu’il s’agisse d’une stratégie intentionnelle de leur part, mais ce genre de chose était plutôt inutile à ce stade. Compte tenu de ce qu’ils avaient fait, il était difficile de concilier le fait que je ne les détestais pas, mais je me disais qu’ils n’étaient probablement pas de mauvaises personnes, au fond. Cela ne signifiait pas pour autant que nous devions baisser notre garde à leur égard.
C’est ainsi que notre chariot avait poursuivi sa route. Après une nuit de campement, nous avions atteint la capitale le lendemain matin.
Notre rythme avait été un peu lent parce que nous étions prudents, nous n’étions pas sûrs que l’organisation du vieil homme soit déjà au courant de notre existence. Heureusement, cela ne semblait pas être le cas. Si c’était le cas, d’après le vieil homme, ils auraient certainement envoyé des assassins à nos trousses pendant notre voyage. Après tout, il était plus pratique d’assassiner les aventuriers et les marchands sur les routes, où le nettoyage était plus facile, et les coups étaient donc moins fréquents une fois que la cible était arrivée dans une ville.
J’avais l’impression que mes connaissances prenaient une drôle de direction avec ce vieil homme et ses associés dans les parages… mais bon, ce n’était jamais une mauvaise chose d’apprendre.
J’étais un peu nerveux à l’idée d’entrer dans la ville. Augurey, Lorraine et moi entrerions sans problème, mais je m’inquiétais de savoir s’ils laisseraient entrer le vieil homme et son groupe. À ce stade, nous avions enlevé ses liens sur tout le corps, bien sûr, mais ses mains et ses pieds étaient toujours attachés. Lorraine avait fait de son mieux pour ajuster les liens conjurés de manière à ce qu’ils ne soient pas visibles, mais on ne pouvait pas savoir comment les choses allaient se dérouler.
Le vieil homme s’était toutefois montré très coopératif et nous avions tous pu passer sans trop d’encombres. Lui et ses associés avaient des papiers d’identité qui les désignaient comme des marchands. Ils en avaient plusieurs sortes, apparemment, mais ils avaient choisi celles qui attiraient le moins de soupçons, puisqu’ils travaillaient actuellement avec Gobelin.
Dans ce genre de situation, la carte d’identité d’aventurier était l’option la plus simple pour entrer et sortir des villes et des villages parce qu’elle était difficile à démasquer, mais selon eux, leur organisation voulait empêcher la guilde des aventuriers de mettre son nez dans leurs affaires.
Même s’il était logique qu’ils agissent en conséquence, j’avais été surpris par l’attention qu’ils portaient à ce genre de détails, mais aussi respectueux, à contrecœur, de leur diligence. Ils étaient loin d’être des cerveaux. Ils auraient pu se contenter de s’enregistrer normalement à la guilde pour s’identifier légitimement. Je veux dire, j’avais réussi à le faire, et j’étais littéralement un monstre.
« Je suppose que je vais y aller », dit Gobelin. « Que ferez-vous tous ? »
Nous étions tous descendus du chariot, sauf lui — il avait probablement l’intention de le conduire directement à leur base. Une partie de moi voulait l’accompagner par curiosité, mais c’était s’attirer des ennuis. Pour l’instant, il valait mieux le laisser faire.
Augurey répondit, « Voyons voir… Chacun d’entre nous peut le faire, mais nous devons d’abord livrer les matériaux que nous avons collectés. C’est d’ailleurs pour cela que nous sommes partis. »
Il avait raison. Ces emplois nous avaient entraînés dans une situation franchement incroyable, mais les conflits faisaient partie intégrante de la vie d’aventurier. J’aurais menti si j’avais dit que cela n’avait pas été amusant. C’était peut-être une erreur de ma part, mais en fin de compte, si quelqu’un n’éprouve pas au moins un peu de plaisir à vivre des émotions ou des combats inattendus, il n’est pas fait pour être un aventurier.
Si vous vous lassez de ce genre de choses, elles finiront par vous surprendre pendant que vous n’êtes pas sur vos gardes et vous tueront. Mais si vous y trouviez du plaisir, vous trouveriez toujours le moyen de vous préparer. Quelque chose de nouveau et d’intéressant pourrait se trouver juste au coin de la rue. Une vie de curiosité excitée est une façon de vivre aussi valable que n’importe quelle autre. D’un autre côté, c’est parce que beaucoup d’aventuriers étaient comme ça que la plupart des gens disaient de ne pas s’approcher de nous.
« En effet, » dit Lorraine. « En ce qui concerne ces deux-là, il vaut mieux que je garde un œil sur eux. Je suis la seule à pouvoir maintenir les liens et à pouvoir les retrouver s’ils s’échappent. »
Le vieil homme avait l’air un peu blessé. « Il serait insensé que je m’enfuie maintenant. De toute façon, je ne pourrais pas utiliser mon pouvoir au milieu de la ville. Et si Sirène utilise la sienne, qui sait qui pourrait la remarquer et l’arrêter. Nous, les porteurs de pouvoirs, sommes plutôt mal vus dans les villes, voyez-vous. »
Cela avait l’air dur. Il avait raison, cependant, des aventuriers redoutables — de classe Or également — et des chevaliers traînaient dans la capitale. Parfois, des gens encore plus forts que cela séjournaient temporairement ici, mais c’était rare. Si le vieil homme utilisait sa capacité, il deviendrait une cible de choix. Quelle que soit sa force, je doute qu’il puisse résister à une foule d’aventuriers. Quant à Sirène, sa force de combat individuelle était plutôt faible. Contrôler quelques dizaines de citoyens ne servirait à rien face à une centaine d’aventuriers.
Lorraine s’excusa en secouant la tête. « Cela ne signifie pas pour autant que nous puissions nous passer de toute prudence. Je dois au moins encore veiller sur vous. »
« C’est vrai. Je ne peux pas m’y opposer. » Le vieil homme retomba dans le silence.
Lorraine se tourna vers Augurey et moi. « Nous devrions également reconfirmer la date de retour prévue du grand maître de la guilde. La date semble incertaine, il est donc possible qu’il revienne plus tôt que prévu. Je sais que le personnel de la guilde a dit que nous pouvions le faire attendre, mais nous devrions quand même vérifier. »
« C’est vrai, cela m’est presque sorti de l’esprit », avais-je fait remarqué.
« C’est un bon plan », déclara Augurey. « Je doute qu’il soit déjà de retour, mais ça ne peut pas faire de mal de s’en assurer. »
Nous avions tous hoché la tête, et c’est tout.
***
Partie 2
La guilde était pleine à craquer lorsque nous étions entrés. Il y avait des files d’attente distinctes pour l’accueil, l’attribution des tâches, les rapports de travail, les nouvelles inscriptions, les demandes de participation à des groupes, et ainsi de suite, mais toutes étaient longues. Il y avait également plusieurs files d’attente pour chacune d’entre elles. Cela montrait à quel point la guilde de la capitale fonctionnait à grande échelle. Le fait que nous soyons passés aux heures de pointe n’avait pas non plus aidé.
C’était un monde complètement différent de celui de la guilde de Maalt. Je comprends pourquoi un bon nombre d’aventuriers n’avaient pas pu le supporter et avaient décidé de partir. Pourtant, même un endroit comme Maalt n’était pas tendre avec ceux qui sous-estimaient les étendues sauvages. Les aventuriers qui agissaient de la sorte étaient contraints de prendre leur retraite — ou de se retrouver dans une tombe. La frontière était dure à sa manière.
« Peu importe le nombre de fois que je viens ici, l’activité m’impressionne toujours », déclara Augurey.
J’avais acquiescé. « Maalt est à la frontière, mais c’est une ville de taille convenable. Elle n’est pas déserte, loin de là, mais comparée à ça… »
« C’est vrai ? Je pouvais au moins reconnaître tous les autres aventuriers de Maalt, plus ou moins, mais ici, ils se confondent tous. »
« Je suppose que c’est comme ça. C’est un peu triste, d’une certaine manière, mais c’est bien la grande ville. »
« Tu fais ta meilleure imitation de paysan, à ce que je vois. »
Nous avions bavardé, et finalement l’un des guichets d’accueil où l’on rapporte les travaux terminés s’était ouvert.
« Oh, c’est notre tour, Rentt. Attention à ne pas faire tomber la cage. »
Par « cage », Augurey entendait celle que Lorraine nous avait fabriquée pour y enfermer l’aqua hatul. Le monstre s’y trouvait toujours, équipé d’un outil magique spécial autour du cou qui l’empêchait de créer les lames d’eau qu’il avait tirées sur nous lorsque nous avions essayé de le capturer. Lorraine l’avait mis avant que nous quittions le village.
À proprement parler, la guilde en aurait préparé un et l’aurait placé sur elle, de sorte que nous n’aurions eu qu’à leur apporter l’aqua hatul, mais le monstre était très agile et avait tendance à s’enfuir. Les nobles en voulaient toujours comme animaux de compagnie, mais il arrivait souvent qu’ils s’échappent à n’importe quelle étape du processus de livraison. Comme ce genre d’incident pouvait entraîner une réduction de la récompense, Lorraine avait pris des précautions préalables.
Si l’aqua hatul ne pouvait pas utiliser de magie, même s’il s’échappait de sa cage, le personnel de la guilde pourrait au moins faire quelque chose. Probablement. Étant donné qu’il s’agissait de la capitale, la guilde comptait un bon nombre de membres aptes au combat, mais la majorité du personnel était spécialisée dans le travail administratif. Cependant, même si la capture d’un monstre n’était pas facile, ils avaient les ressources nécessaires pour s’en occuper.
« Suivant, s’il vous plaît. »
Obéissant à l’appel de l’employé, Augurey et moi nous étions avancés.
« Que puis-je faire pour vous aujourd’hui ? »
« Nous sommes ici pour signaler trois demandes satisfaites », déclara Augurey, en remettant des copies des offres d’emploi.
À Maalt, la guilde savait exactement qui avait accepté quel travail, mais celle de la capitale traitait avec tellement de monde qu’il était impossible de réaliser un tel exploit. Au lieu de cela, on vous donnait une copie de l’offre d’emploi lorsque vous en acceptiez une, et vous l’utilisiez pour faire votre rapport lorsque vous aviez terminé. Le personnel pouvait toujours vérifier qui avait accepté le poste si vous n’aviez pas de copie, mais c’était une perte de temps pour tout le monde. « Différents lieux, différentes coutumes » était un dicton assez courant, et il ne l’était pas moins pour les guildes d’aventuriers.
« Voyons voir. Capture d’un aqua hatul vivant, collecte de boue ou d’argile de golem luteum, et récolte d’elata de wyverne. Puis-je voir les objets demandés ? »
« Bien sûr. » J’avais acquiescé et posé la cage sur le comptoir de la réceptionniste. « Voici l’aqua hatul. »
« Le voici en effet. Oh, mais si je ne me trompe pas, ce n’est pas une cage prêtée par la guilde, n’est-ce pas ? Et… Mon, il a déjà un collier. Puis-je vous demander… ? »
En général, à part les bouteilles bon marché et les autres produits de récolte qu’elle vendait en grande quantité, la guilde prêtait également des équipements coûteux pour les demandes de capture. Ce n’était que pratique, car si elle ne le faisait pas, elle serait confrontée au problème des aventuriers qui éviteraient ces demandes en raison des dépenses encourues. Les outils magiques capables de retenir les monstres n’étaient pas bon marché, et même si vous aviez de l’argent, il n’était pas garanti que vous puissiez trouver un endroit qui les vende. C’est pourquoi la guilde proposait divers services de prêt. C’est pourquoi la plupart des équipements fournis étaient de qualité moyenne, et même usés. Il n’était pas rare que l’équipement de la guilde se brise ou tombe en panne lors d’une demande.
Comme ces incidents étaient inévitables, aucune faute ne serait imputée à l’emprunteur, mais ce n’était qu’après une longue procédure d’enquête et de nombreuses questions pour s’assurer que c’était bien ce qui s’était passé. Pour résumer, c’était un vrai casse-tête.
C’est pourquoi nous avions décidé de ne pas utiliser de matériel de prêt pour ces travaux. La cage et le collier magiques étaient tous deux des créations personnelles de Lorraine. Alors qu’une telle chose représenterait normalement une dépense considérable, par chance, Lorraine était non seulement une mage de premier ordre, mais aussi une alchimiste extrêmement douée.
La fabrication d’outils magiques était sa spécialité, et elle avait fabriqué la cage et le collier avec un budget très raisonnable. La première n’en avait certainement pas l’air avec toutes les gravures qui y étaient gravées, mais d’après Lorraine, elle avait simplement tamponné ces gravures et s’était arrêtée là, de sorte qu’elle n’était pas aussi élaborée qu’elle en avait l’air.
« L’un des membres de notre groupe est alchimiste », avais-je expliqué. « Elle les a fabriqués. Vous n’aurez qu’à nous les rendre plus tard. »
Il est évident que nous n’allions pas les donner ainsi. Même l’équipement de prêt de la guilde était rendu après la remise d’un aqua hatul, une fois que le client avait transféré le monstre dans sa propre cage. Nous avions juste besoin que la guilde fasse de même avec notre équipement.
« Un alchimiste ? Je vois. Quoi qu’il en soit, c’est particulièrement bien fait. Le aqua hatul a l’air à l’aise. »
Le hatul aquatique se traînait paresseusement dans la cage. De temps en temps, il touchait les barreaux avec précaution, mais recevait un léger choc qui le faisait renoncer et se recoucher. De temps en temps, il essayait à nouveau.
L’animal n’avait pas subi de dommages réels en raison de la façon dont Lorraine avait fabriqué la cage. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle aimait beaucoup les animaux. Même si l’aqua hatul était un monstre, elle ne voulait pas le faire souffrir inutilement.
Alors pourquoi tout était-il bon à prendre lorsqu’il s’agissait de ses expériences, demandez-vous ? Ma réponse serait… bonne question.
◆◇◆◇◆
L’employée de la guilde poursuivit. « Ensuite, la collecte de la boue ou de l’argile du golem Luteum. »
J’avais commencé à sortir la boue que nous avions ramassée de mon sac magique. Il y en avait tellement que le plan de travail commençait à manquer de place.
« Ah. Oh. Hum… C’est… beaucoup… »
L’employée avait l’air un peu troublée, mais la demande n’avait jamais spécifié de montant. Elle demandait le maximum que nous pouvions collecter, et nous avions donc pris la liberté de le faire.
Faire preuve de tact à l’égard de la situation du client est un aspect essentiel du métier d’aventurier, mais je ne pense pas que nous ayons eu de problèmes à cet égard. En l’occurrence, il s’agissait d’un grand atelier d’alchimie, même pour la capitale, et d’après Lorraine, ils seraient ravis de recevoir tout ce que nous pourrions leur fournir.
Elle avait aussi dit que la boue et l’argile du golem lutéum étaient fréquemment utilisées en alchimie, et que certains ateliers en faisaient même de la céramique magique et de la porcelaine, comme des pots et des jarres, qu’ils vendaient à profit, de sorte qu’ils avaient toujours besoin d’en avoir plus. Elle était à peu près certaine que les ateliers voudraient aussi en stocker beaucoup, car dans deux mois environ, ce serait la période de l’année où les nobles organisaient beaucoup de fêtes. C’est pourquoi elle nous avait donné le feu vert pour décharger tout ce que nous avions, en disant qu’elle prendrait ce qui resterait. Cependant, elle était persuadée que cela n’arriverait pas.
L’employée de la guilde, malgré sa surprise, ne tarda pas à donner raison à Lorraine. « Comme aucun montant n’a été spécifié et que le client a demandé tout ce que nous pouvions lui fournir, nous acceptons volontiers tout cela. »
Elle demanda l’aide de quelques autres membres du personnel, qui avaient commencé à examiner la qualité de la boue. Lorsqu’ils eurent terminé, elle se tourna vers nous.
« Tout cela est d’une très bonne qualité. Puis-je vous demander d’où vous les avez obtenus ? »
« Nous l’avons trouvé près du lac Petorama », avais-je expliqué.
L’employée de la guilde acquiesça, apparemment convaincue. « Ah, ce n’est pas étonnant. Cette région regorge de mana, et l’eau y est également très propre. Les golems lutéum qui y vivent ont tendance à produire des matériaux d’excellente qualité. Pour ce qui est de votre paiement, cela vous suffira-t-il ? »
La somme inscrite sur la feuille de papier qu’elle nous tendait était largement suffisante pour nous satisfaire. Augurey et moi avions fait un signe de tête et il avait signé.
« Enfin, nous avons l’elate de wyverne. Oh, cela explique pourquoi vous êtes allé au lac Petorama. Mais… J’avais l’impression qu’un certain nombre de wyvernes y nichaient actuellement. »
« Nous ne pouvons pas vous donner les détails, mais nous avons réussi à les contourner », avais-je dit. « La récolte s’est bien déroulée. Tenez. »
J’avais commencé à sortir les paquets d’elate de wyverne de mon sac magique. Nous avions arraché les racines, la terre et tout le reste, et nous les avions enveloppés dans du tissu. Nous en avions beaucoup, même si les elates de wyverne sont généralement difficiles à trouver.
Bien sûr, l’employée de la guilde nous avait félicités. « Elles sont excellentes. Peu d’aventuriers nous ont apporté des récoltes aussi bien conservées ces derniers temps. Je vais les prendre et je verrai à vous verser une prime. »
En fait, le montant qu’elle nous avait proposé représentait cinquante pour cent de plus que le tarif habituel. Une fois de plus, ni Augurey ni moi n’avions eu d’objection, et nous avions donc signé avec plaisir.
« Il semble que ce soit tout. Vous avez répondu à toutes vos demandes sans problème. Puis-je avoir vos licences d’aventurier pour un moment ? »
Nous les avions remis et l’employée de la guilde les avait comparés à certains documents.
« Oh ? » Elle s’était retournée pour me regarder. « Félicitations, Maître Rentt Vivie. En répondant à ces demandes, vous êtes qualifié pour passer l’examen d’ascension de classe argent. Voulez-vous le passer ? »
« Attendez. Vraiment ? » avais-je demandé.
***
Partie 3
Bien que j’aie eu beaucoup à faire ces derniers temps, j’avais tout de même effectué quelques travaux ici et là pendant mon temps libre. Il s’agissait toujours de tâches rapides — des corvées, en fait. La plupart d’entre elles auraient pu être réalisées par un aventurier de classe Fer, mais comme les clients craignaient qu’un novice ne produise qu’un travail bâclé, ils avaient creusé un peu plus dans leurs poches et demandé un aventurier de classe Bronze plus expérimenté. Ainsi, les demandes avaient été comptabilisées comme étant de classe Bronze une fois terminées.
Pourtant, je n’avais pas réussi à me qualifier pour la classe Argent, quel que soit le nombre d’emplois que j’avais accumulés, et j’étais persuadé que le jour où je pourrais passer l’examen d’ascension était encore loin…
« Oui », dit l’employée de la guilde. « Les demandes que vous avez déposées aujourd’hui étaient relativement difficiles, malgré leur haute nécessité, et il y avait une pénurie de personnes prêtes à les prendre, donc le mérite accordé pour elles a été augmenté. Les demandes étaient également destinées à des aventuriers de classe Argent et plus, donc votre statut de classe Bronze vous a également permis d’obtenir une quantité considérable de mérite supplémentaire. En conséquence, vous avez acquis les qualifications nécessaires pour entreprendre l’examen d’ascension de classe Argent. »
« Moi… ? Argent ? »
La nouvelle était arrivée si soudainement qu’elle m’avait étourdi. Je savais que cela finirait par arriver. Après tout, contrairement à moi, plus je faisais d’efforts, plus mon corps devenait fort. De plus, j’avais combattu une série d’adversaires coriaces ces derniers temps, et j’étais donc presque sûr que mes compétences s’amélioraient également.
Tout bien considéré, ce n’était pas particulièrement bizarre que cela se produise. C’est plutôt le contraire : je m’y attendais. Quoi qu’il en soit, aurais-je pu dire la même chose si vous m’aviez posé la question il y a un an ? J’avais toujours cru que je deviendrais un jour un aventurier de classe Mithril — ma foi en cela était inébranlable — mais cela signifiait-il que la froide vérité de la réalité ne m’avait jamais traversé l’esprit ?
Non, bien sûr que non. Chaque fois qu’en tuant une poignée de slimes et de squelettes — de faibles monstres — j’avais atteint ma limite, cette réalité m’avait poursuivi pendant le voyage de retour.
L’avenir qui m’attendait m’avait semblé si sombre et si lourd. Chaque fois que mon esprit s’égarait, les mêmes questions m’assaillaient. Demain sera-t-il le jour de ma mort ? Est-ce ainsi que cela se terminera pour moi ? Sans avoir accompli la moindre chose. Un cadavre dans les couches supérieures du Donjon de la Lune d’eau.
Pourtant, maintenant, j’étais qualifié pour passer l’examen d’ascension de classe Argent. Était-ce vraiment en train de se produire ? Ou étais-je en train de rêver ? Je ne pouvais pas m’empêcher de douter de la réalité, mais Augurey et l’employée de la guilde étaient là, et c’est grâce à eux que j’avais su que ce n’était pas un rêve.
« Pas mal, Rentt », dit Augurey. « Maintenant, nous sommes à nouveau à égalité. Mais je dois avouer que j’aurais aimé être le premier en classe Or. »
« J’ai bien peur de devoir vous rappeler que l’examen d’ascension de classe Argent est assez difficile. Cependant, ayant déjà passé l’examen de classe Bronze, je suis sûr que vous le comprenez », ajouta l’employée de la guilde.
Augurey était ouvertement heureux pour moi, tandis que l’employée de la guilde m’avait donné un avertissement très pragmatique, me permettant de garder les pieds sur terre. Et elle avait raison. Ce n’était pas facile. J’étais devenu plus fort, mais dès que je me laissais emporter, je glissais et perdais pied. C’était tout à fait exact. Pourtant… Je grimpais. Petit à petit, mais je grimpais vraiment.
Alors que la joie réchauffait lentement mais sûrement mon cœur, je n’avais rien fait pour l’arrêter.
◆◇◆◇◆
Cela dit, je ne pouvais pas tout laisser tomber et passer l’examen tout de suite. Je devais d’abord m’occuper de beaucoup de choses. Au minimum, je ne serais pas libre avant d’avoir négocié avec l’organisation qui avait envoyé le groupe de Gobelin à nos trousses, et d’avoir escorté le grand maître de la guilde jusqu’à Maalt. Il y avait aussi la question de la princesse, mais je pouvais probablement remettre cela à plus tard en inventant une excuse quelconque. Peut-être. Et c’était à peu près tout pour l’instant, à moins que quelque chose ne change.
J’avais toujours rêvé d’atteindre la classe Argent, mais maintenant que j’étais qualifié pour passer l’examen, je devais faire face à un certain nombre de problèmes pratiques. Tout d’abord, la perspective de passer l’examen sans aucune préparation était franchement terrifiante. Je devais d’abord m’assurer que j’étais parfaitement préparé, ce qui incluait d’avoir tout le matériel nécessaire, et il était donc hors de question de passer l’examen sur le champ.
Enfin, pas aujourd’hui, bien sûr. L’employée de la guilde m’avait demandé si je voulais le faire, mais elle voulait sans doute dire le plus tôt possible.
« Je suis heureux de m’être qualifié pour passer l’examen, mais j’aimerais attendre un peu avant de le faire », avais-je déclaré. « La première fois que j’ai passé l’examen de la classe Bronze m’a appris que ce n’est pas quelque chose que l’on entreprend et que l’on s’attend à réussir. »
L’employée de la guilde avait souri avant d’acquiescer. « C’est une sage décision. Un aventurier prudent est un bon aventurier. Je suis heureuse de voir que vous possédez cette qualité. »
D’après l’air légèrement soulagé qu’elle arborait, il n’était pas difficile de deviner que de nombreuses personnes s’étaient inscrites à l’examen dès qu’elles s’étaient qualifiées. Peut-être ont-ils puisé leur confiance dans le fait qu’ils avaient déjà réussi l’examen de la classe Bronze.
De mon point de vue, l’examen de la classe Bronze étant déjà très difficile, celui de la classe Argent devait être encore pire. Je m’étais dit que c’était logique, mais encore une fois, l’aventurier moyen avait tendance à être du genre confiant. Il était probablement plus courant pour l’un d’entre nous de considérer la réussite d’un examen de classe Bronze comme un signe que la classe Argent était également garantie. Puis, après avoir échoué plusieurs fois, ils se rendaient compte de la vérité. En ce sens, c’était peut-être un peu comme l’examen de la classe Bronze. En fin de compte, les gens n’aimaient tout simplement pas étudier.
« Je n’en suis pas si sûr », avais-je dit. « Je ne pense pas être si admirable que ça, vraiment. Je fais les choses lentement et sûrement. C’est comme ça que j’ai toujours fait les choses, et c’est comme ça que je les ferai toujours. »
« On ne change jamais », déclara Augurey. « Tu étais le même à Maalt. Peu importe ce qu’il est advenu de toi. Je suis sûr que tu tiendras bon quand tu seras de la classe Argent, et même au-delà. »
« J’espère que tu as raison…, » avais-je répondu.
Le commentaire d’Augurey sur « ce que je suis devenu » était passé inaperçu pour l’employée de la guilde, mais le sens était évident pour moi. Il parlait du fait que je n’avais pas changé, même après m’être transformé en monstre. Et il avait raison. Ma nature était restée la même. Elle l’était quand j’étais devenu un monstre, et elle le resterait quand je serais devenu un aventurier de classe Mithril.
« Oh, vous êtes tous les deux de Maalt ? » demanda l’employée de la guilde. « Pas étonnant que vous soyez si doués pour la récolte des plantes. »
« Les aventuriers de Maalt sont-ils réputés pour cela ? » demandai-je.
L’employée de la guilde acquiesça. « Oui. Ce n’était pas le cas auparavant, mais depuis cinq ou six ans, la plupart des aventuriers qui ont quitté Maalt pour la capitale sont très compétents. Les alchimistes et les herboristes chantent leurs louanges. »
« Hein », avais-je dit en hochant la tête. « Vous ne dites pas… »
Augurey me titilla le bras et marmonna à côté de mon oreille. « Elle parle de toutes les recrues à qui tu as enseigné. Ou bien tu ne t’en souviens pas ? »
« Oui, mais ce n’était pas quelque chose d’impressionnant. »
Je ne leur avais enseigné que les bases que tout aventurier se devait de connaître. Mais comme j’avais moi-même fait des études d’herboristerie, j’avais peut-être été un peu obsessionnel en leur apprenant la bonne façon de récolter les plantes.
« La première surprise de chaque débutant de Maalt lorsqu’il arrive ici est la prime qu’il reçoit toujours pour les plantes qu’il livre. J’en connais quelques-uns et ils disent tous la même chose. Ne fais pas croire que ce n’est pas grand-chose. »
« Tu crois ça ? Mais tout le monde peut y arriver à condition de faire preuve d’un peu d’attention. »
« La plupart des aventuriers ne se donneraient pas la peine de prendre autant de précautions. »
« Ouch. On ne peut pas vraiment dire le contraire. »
« Vraiment ? »
Apparemment, j’avais appris quelque chose d’utile aux recrues de Maalt. Cela n’avait pas empêché le dragon de me manger, ce qui prouvait que je n’avais pas été assez prudent. J’avais laissé la curiosité prendre le dessus. Même si les frayeurs d’Augurey n’étaient pas aussi nombreuses que les miennes, j’étais sûr qu’il en avait eu sa part. Nous aurions tout intérêt à tirer les leçons de mon expérience. Nous ne pouvions pas nous permettre d’oublier ce que c’était que d’être de parfaits débutants, prenant grand soin de faire chaque travail correctement. Ni maintenant, ni jamais.
« Maintenant, j’ai fini de traiter vos licences d’aventuriers. » L’employée de la guilde nous les rendit. « Avez-vous besoin d’autre chose aujourd’hui ? »
La phrase du titre m’avait rappelé à l’ordre. « Le grand maître de la guilde est-il de retour ? »
« Avez-vous des relations d’affaires avec lui ? »
« Oui, j’ai été envoyé par la guilde de Maalt pour lui faire un rapport sur la situation là-bas et le raccompagner. Nous avons entendu dire qu’il serait bientôt de retour, alors je me suis dit que je devais prendre des nouvelles. »
« Ah… Je suis vraiment désolée, mais je crains qu’il ne soit pas encore revenu. Au contraire, nous ne savons pas quand il reviendra. Nous n’aimerions vraiment pas vous faire attendre trop longtemps, alors si vous le souhaitez, nous pourrions nous arranger pour que vous puissiez revenir sans lui, mais… »
S’ils étaient prêts à aller aussi loin, il était probable qu’ils ne savaient pas quand il reviendrait. Cela ne signifiait pas pour autant que nous pouvions acquiescer et retourner à Maalt. D’ailleurs, cela ne me dérangeait pas de rester dans la capitale un peu plus longtemps. J’étais reconnaissant qu’ils soient prêts à nous libérer de cette responsabilité et à nous laisser repartir dans le pire des cas, mais pour l’instant, je pouvais encore attendre.
« Non, vous n’avez pas besoin d’aller aussi loin », avais-je dit. « Faites-nous savoir s’il revient. De toute façon, nous avons des affaires à régler ici, alors ce n’est pas un problème si nous restons un peu. Il se peut que nous soyons absents, alors laissez un message à l’auberge. »
J’avais répondu de manière assez professionnelle, mais l’employée de la guilde avait l’air positivement abattu.
« Bien sûr… Je suis terriblement, terriblement désolée pour notre grand maître de la guilde. Je ne manquerai pas de lui faire la morale à son retour. Je ne peux que vous demander de patienter encore un peu… »
***
Partie 4
Lorsque nous étions retournés à l’auberge, j’avais entendu Lorraine et le vieil homme avoir une conversation animée.
« Vous voulez donc dire que des capacités uniques peuvent résider dans n’importe qui ? »
« D’après moi, oui. Mais la capacité d’une personne à les utiliser dépend de son talent individuel, tout comme le mana ou l’esprit. Les capacités sont tout de même traitées différemment… »
« Pourquoi pensez-vous que c’est le cas ? »
« Je dirais que c’est un problème historique. Je pense que dans les temps anciens, avant que les gens ne connaissent la magie ou l’esprit, il y avait probablement encore des personnes nées avec des capacités. Comment pensez-vous qu’ils auraient été traités par une société sans pouvoirs spéciaux ? »
« Ils auraient probablement été persécutés. »
« Hmm. Presque certainement… mais peut-être pas tous. Certains ont pu être traités comme des élus, voire comme des dieux. »
« Et pourtant, la façon dont sont traités les détenteurs de capacités aujourd’hui… »
« En effet. Mais je suis sûr que vous comprenez déjà très bien pourquoi. La persécution et la révérence découlent du même point de vue. À savoir… »
« C’est dans le nom, n’est-ce pas ? »
« Vous êtes aussi intelligent que vous en avez l’air. Oui, des capacités “uniques”. Ceux qui les utilisent sont considérés comme des marginaux. Qu’ils soient bien ou mal traités n’y change rien. C’est pourquoi… »
« Aujourd’hui, si les origines de la magie et de l’esprit sont invisibles à l’œil nu, les théories qui les sous-tendent sont connues dans le monde entier, jusqu’à un certain point. Ainsi, les pouvoirs inexplicables sont pour ainsi dire tombés dans l’oubli. »
« Oui. C’est malheureux, n’est-ce pas ? Réfléchissez un instant : quelqu’un avec une capacité comme la mienne naît à côté de chez vous. Si personne n’est capable de lui tenir tête… Eh bien, vous aurez plus de mal à convaincre les gens de ne pas avoir peur. »
« C’est très instructif. »
C’est à peu près l’essentiel de ce que j’avais entendu avant qu’Augurey et moi n’entrions dans la pièce. Lorraine et le vieil homme, de par leurs capacités, nous avaient sans doute déjà remarqués à notre approche. Mais cela n’avait pas suffi à les distraire de leur conversation. On aurait dit qu’ils voulaient découvrir la vérité sur leurs capacités uniques et la partager avec le monde. Si j’avais encore des doutes sur l’hostilité du vieil homme à notre égard, ils étaient maintenant dissipés. Peut-être qu’en un sens, il avait l’impression que nous étions tous dans le même bateau.
« Ah, vous êtes de retour », dit le vieil homme. « N’avez-vous pas eu de mal à déposer vos demandes ? »
Ce qui est effrayant, c’est que je n’avais même pas eu l’impression qu’il était déplacé de me demander cela. Je m’étais demandé pourquoi. Était-ce parce que nous étions tous deux des marginaux aux yeux de la société ? J’étais un monstre, et lui un détenteur de pouvoirs. Bien sûr, il s’agissait de choses techniquement différentes, mais si nous étions découverts, nous serions tout de même persécutés.
Avec un sourire en coin, j’avais répondu : « Oui. Ils ont été très satisfaits de la façon dont nous nous sommes occupés d’eux, en particulier de la récolte des plantes. Ils ont dit que nous étions vraiment compétents. »
« Vraiment ? C’est donc ce que vous faisiez. Nous n’avons jamais cherché à connaître les emplois exacts que vous avez occupés. »
« Oui, nous récoltions de l’elata de wyvernes. »
« C’est un ingrédient courant dans les médicaments contre la fièvre. Vous les avez déterrés par les racines, n’est-ce pas ? »
« Vous connaissez votre métier. C’est exactement ce que nous avons fait. »
Sirène, assise au bord de la pièce, les bras autour des genoux, marmonna : « Il en connaît un rayon sur la fabrication des médicaments. Il m’a sauvé la vie quand j’étais petite. »
« Oho, tu t’en souviens ? » demanda le vieil homme. « Je pensais que tu avais complètement oublié, vu la façon dont tu te comportes ces derniers temps. »
« Comment pourrais-je ! Je… te dois la vie… » Sirène réajusta sa prise sur ses genoux et y enfouit son visage, me prouvant encore une fois que ses moindres gestes étaient puérils.
Le vieil homme l’observa tout en nous parlant, en souriant. « Elle est dans sa phase de rébellion. Malgré son apparence, elle a encore dix-sept ans. »
« Dix-sept !? » s’exclama Augurey. « Je la croyais beaucoup plus âgée. »
Moi aussi. Vu le côté femme fatale qu’elle avait, j’aurais pensé qu’elle avait une vingtaine d’années, non pas parce qu’elle avait l’air mûre, mais à cause de l’attrait envoûtant qu’elle dégageait… ou quelque chose comme ça. Cela dit, maintenant que j’en savais plus, je pouvais voir que, sous le maquillage, ses traits semblaient assez jeunes.
« Vous connaissez maintenant la vérité », dit le vieil homme. « Elle est en quelque sorte la fille et la petite-fille de Gobelin et de moi. Nous avions prévu de l’aider à devenir adulte, petit à petit. »
« Lorsque vous formez des groupes au sein de votre organisation, travaillez-vous ensemble suffisamment longtemps pour développer des relations étroites ? » demanda Lorraine.
« Je suppose que c’est le cas. En fait, c’est plutôt la personne qui a le plus d’ancienneté — moi, en l’occurrence — qui part à la recherche d’autres détenteurs de pouvoirs. Ceux que nous choisissons deviennent nos subordonnés, formant une sorte de famille, et à partir de là, nous développons des liens aussi solides que le fer. C’est comme ça que ça se passe, plus ou moins. »
« Je vois… Vous avez donc d’autres alliés que Gobelin et Sirène ? »
« Oui. C’est juste que je n’ai emmené personne d’autre parce que je pensais que nous trois suffiraient. Mais les autres… comment dire, les factions ? Les gens qui appartiennent à d’autres factions me sont moins connus. Je ne pourrais pas vous dire grand-chose à leur sujet. »
Il semblerait que l’organisation du vieil homme soit composée d’un certain nombre de groupes disposés selon une structure de commandement pyramidale. La personne au sommet était leur chef, qui les coordonnait tous, et ils n’avaient donc pas beaucoup de raisons d’interagir les uns avec les autres. Ils partageaient probablement les mêmes objectifs et veillaient à ne pas interférer dans le travail des autres, mais il n’était pas difficile de deviner qu’ils n’étaient pas assez proches pour partager les détails spécifiques de leurs capacités les uns avec les autres.
« Je suis sûr que vous pouvez le deviner d’après ce que je vous ai dit, » dit le vieil homme, « Mais si quelqu’un doit interférer avec votre visite, ce sont les autres factions. Il y a de fortes chances qu’ils ignorent ce que j’ai à dire. Vous feriez mieux de rester vigilant. »
Lorraine se passa la main sur le front. « Encore du danger… »
J’étais d’accord avec elle, mais ce n’est pas comme si nous avions le choix.
« Tout ce que nous pouvons faire, c’est prier pour que Gobelin réussisse à les convaincre », dit le vieil homme. « Il est tout à fait possible que tout cela se termine pacifiquement. »
J’en doutais un peu, compte tenu de la façon dont ma chance se manifestait habituellement, mais j’avais rapidement chassé ces pensées. Je mettais ce mauvais pressentiment sur le compte de mon imagination. Oui, juste mon imagination.
◆◇◆◇◆
« Ah oui, Lorraine. » Augurey avait l’air ravi. « Tu devrais entendre ce qui s’est passé à la guilde tout à l’heure. »
Même pour moi, il n’était pas difficile de deviner ce qu’il allait dire.
« S’est-il passé quelque chose ? » demanda Lorraine.
« Et comment ! » répondit Augurey. « Rentt s’est enfin qualifié pour passer l’examen d’ascension de classe Argent ! »
« Vraiment ? Félicitations, Rentt ! Cela faisait longtemps qu’on l’attendait. Ça m’énerve un peu que tu sois mon partenaire… mais des occasions aussi heureuses ne se présentent pas souvent. Prenons un verre pour fêter l’événement ce soir. »
Vu l’état d’esprit de Lorraine, on aurait pu croire que c’était à elle que c’était arrivé et non à moi.
Le vieil homme semblait perplexe face au comportement de Lorraine et Augurey. « Avec vos capacités, ne devrait-il pas être facile d’obtenir des qualifications de classe Argent ? Est-ce vraiment une raison de se réjouir ? »
« Le problème, » expliqua Lorraine, « C’est que de votre point de vue, c’est peut-être vrai. Mais du nôtre… c’est différent. Vraiment. »
Ses yeux semblaient un peu larmoyants. Mais elle se ressaisit et empêcha les larmes de couler, peut-être parce que sa fierté l’en empêchait.
Le vieil homme inclina la tête sur le côté. « Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Nous avons tous vu la force du coup qu’il m’a porté. Pour lui, un simple examen d’ascension devrait être… »
D’après la tournure que prenait la conversation, il devait se douter qu’il m’avait fallu beaucoup de temps pour en arriver là, mais il n’avait aucune idée de la raison de ce retard. C’est tout à fait compréhensible.
Néanmoins, nous ne pouvions pas entrer dans les détails sans révéler que j’étais un monstre, alors j’avais gardé ma réponse vague. « Que puis-je dire ? J’ai passé dix ans en Rang Bronze, à vivre de la chasse aux slimes et aux gobelins. Pendant tout ce temps, j’ai cherché à m’élever… mais je n’y suis jamais parvenu. À l’époque, j’avais l’impression d’être complètement aveugle sur la voie à suivre. »
« Même avec votre force ? » demanda le vieil homme.
« Oui. C’était une sorte de coïncidence, que je devienne un peu plus fort. Je n’aurais jamais pu le voir venir. Mais maintenant, j’ai enfin une chance de devenir un aventurier de classe Argent. Je suis plus que ravi. »
« Hmm… Une coïncidence, hein ? Je crois que je vois ce que vous voulez dire. Votre capacité ne s’est donc éveillée que récemment ? »
Le vieil homme semblait avoir trouvé une idée. Malheureusement, il se trompait complètement. J’étais devenu un monstre récemment, certes, mais ce n’est pas comme si je pouvais dire ça. Après y avoir réfléchi un peu, je m’étais rendu compte que sa supposition était assez juste. De plus, cela semblait être une bonne couverture, alors j’avais décidé de l’accepter.
« Eh, quelque chose comme ça », avais-je dit.
« Je vois. Il n’y a pas de rime ou de raison au moment où les capacités décident de s’éveiller. Certains peuvent les utiliser dès la naissance, d’autres se réveillent simplement un jour. De ce point de vue, vous êtes plutôt du genre à vous éveiller tardivement. »
Lorraine prit la parole, l’air curieux. « Quand cela s’est-il produit pour vous ? »
« J’ai pu utiliser le mien depuis mon enfance. Il en va de même pour Sirène et Gobelin. Si j’étais pressé, je dirais que les cas comme le nôtre sont majoritaires, mais qui sait ? Ce n’est pas vraiment un domaine étudié, et ceux dont les capacités s’éveillent tardivement ont tendance à avoir des histoires plus tragiques que nous. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Que ressentiriez-vous si, un jour, votre ami se transformait soudainement en monstre ? »
Lorraine et Augurey semblaient décontenancés par la question du vieil homme. J’étais moi-même un peu surpris — il avait décrit exactement ma situation — mais comme il continuait, j’avais vu où il voulait en venir et je m’étais détendu.
« Vous voyez où je veux en venir. C’est à peu près la même chose lorsque les capacités d’une personne s’éveillent à un âge plus avancé. Vous vous souvenez de notre discussion sur le rejet des étrangers ? Cette pratique est d’autant plus vraie. Un enfant peut… être aimé, mais aussi plaint, parce qu’il est né comme ça. Les adultes, en revanche… Ils deviennent des monstres inexplicables. C’est la seule façon dont les gens peuvent les voir. Et il n’y a pas beaucoup de gens qui resteraient amis avec un monstre, non ? »
Lorraine et Augurey avaient souri d’un air narquois.
« Je n’abandonnerais pas un ami simplement à cause d’un changement d’apparence », dit Lorraine, le ton léger. « Tant qu’il est toujours la même personne à l’intérieur, c’est vrai pour toujours. Mais… Je pourrais lui demander de coopérer à certaines de mes expériences. »
Augurey avait fait preuve de la même douceur. « Il en va de même pour moi. Si le fait de sortir du lot suffisait à rompre une amitié, c’est moi qui aurais des ennuis. Les gens me considèrent comme assez excentrique, vous savez. À cause de mes vêtements. Mais aussi à cause de mes habitudes. »
Ils avaient tous deux terminé par une plaisanterie, mais je savais qu’ils étaient tout à fait sérieux. Je m’étais demandé de qui ils parlaient. Je plaisante. C’était moi, bien sûr.
Le vieil homme semblait l’avoir compris lui aussi. « Vous avez de bons amis, Rentt. »
« Je suppose que oui, hein ? »
Mes yeux commençaient à chauffer, mais mon corps ne produisait pas vraiment de larmes. Je pouvais le faire si je le voulais, mais il était tout aussi simple de les retenir. J’avais l’impression d’avoir un contrôle beaucoup plus précis sur mon corps que lorsque j’étais humain. Ce n’était pas une mauvaise chose, mais je me sentais un peu seul. Dans des moments comme celui-ci, ce serait bien si je pouvais être honnête et pleurer.
« Je suppose que la raison pour laquelle vous pouvez garder votre sang-froid aussi bien malgré le fait que votre capacité se soit éveillée si tard est que vous avez des gens comme ces deux-là autour de vous », dit le vieil homme. « Mais pour la plupart de nos semblables, le monde n’est pas si gentil. Les détenteurs de pouvoirs sont exposés à la malveillance et à la trahison… et beaucoup finissent par être déformés à cause de cela. »
« Vous n’avez pas l’air d’être l’un d’entre eux », dit Lorraine.
« Je fais taire tout le monde avec ma force. Et puis, je suis plus vieux maintenant. C’est une chose étonnamment difficile à faire, garder une rancune brûlante envers les autres. Et j’ai aussi quelque chose à protéger maintenant. Ce sont les liens qu’une personne entretient avec les autres qui lui permettent d’être humaine, n’est-ce pas ? Même s’il s’agit d’un monstre. »
Le vieil homme pensait évidemment à lui, à Gobelin et à Sirène, mais ses paroles résonnaient aussi en moi, car je pensais qu’il avait tout à fait raison. J’avais des gens comme Lorraine et Augurey qui m’acceptaient tel que j’étais. C’est pourquoi, même si mon corps était celui d’un monstre, je pouvais toujours être la même personne. J’en étais persuadé.
Si le chef de l’organisation du vieil homme était comme lui, alors ce ne devait pas être un groupe si mauvais que ça — pour un groupe qui acceptait des missions d’assassinat, en tout cas. Mais ils en prenaient probablement d’autres aussi, non ?
***
Partie 5
Clac !
Un bruit était venu de l’extérieur de la fenêtre. J’avais regardé et j’avais vu qu’il s’agissait d’un pigeon, et après une inspection plus attentive, je m’étais rendu compte que quelque chose était attaché à sa patte.
« C’est le pigeon que Gobelin utilise pour les messages », dit le vieil homme. « Vous pouvez ouvrir la fenêtre et le laisser entrer, si vous voulez. »
J’avais pensé qu’il nous avait donné la possibilité de refuser parce qu’il était possible que cela nous fasse du mal d’une manière ou d’une autre. Après tout, il y avait une chance que le papier ait été gravé d’un cercle magique qui activait un sort dès qu’on l’ouvrait. Mais même si la production en série d’un tel objet serait très efficace pour attaquer, ce n’était pas très pratique, compte tenu de tous les coûts que cela impliquait.
L’investissement le plus coûteux était le pigeon lui-même. Former un pigeon capable de voler jusqu’à la destination prévue demande du temps, de l’argent et bien d’autres choses encore. Et il disparaissait en un instant. Ce n’est pas très efficace.
Après avoir observé le pigeon, nous nous étions tournés vers Lorraine. Avec ses yeux magiques, elle pouvait voir ce genre de pièges.
Le papier portant des cercles magiques était une sorte d’objet magique, et comme le sort s’activait invariablement lorsque l’on ouvrait le papier, il était généralement préchargé en mana. C’est pourquoi il n’était pas vraiment utilisé comme arme, un œil exercé pouvait voir à travers.
Lorraine l’étudia prudemment pendant un moment, puis acquiesça. « Ça devrait aller. »
J’avais ouvert la fenêtre et le pigeon était venu se percher sur la tête de Sirène.
Elle marqua une pause avant de dire : « Dégage, toi », mais elle n’essaya pas de l’enlever. Peut-être aimait-elle les animaux.
Le vieil homme s’était approché d’elle en nous parlant. « Vous voyez ? Je vous avais dit que les animaux l’aimaient bien. » Il détacha le billet de la patte du pigeon, l’ouvrit et nous le montra.
Malheureusement, tout était codé et nous n’avions aucune idée de ce qu’il disait. Nous avions demandé au vieil homme de le déchiffrer, et pendant qu’il le faisait, la conversation avait dérivé sur les capacités de Sirène.
« C’était assez impressionnant », avais-je dit. « Il a volé tout droit vers Sirène. Ça a l’air plutôt amusant. »
« Bien sûr, un seul oiseau est mignon », dit Sirène, l’air fatigué, « Mais essayez d’aller quelque part avec mes capacités avec des centaines d’oiseaux. Vous auriez l’impression de mourir. »
Je l’avais imaginé et c’était terrifiant. Tout d’abord, les oiseaux — en particulier les oiseaux sauvages — étaient des animaux étonnamment sales. En nombre suffisant, leurs excréments se répandaient partout. C’est dégoûtant.
« Vous n’aviez pas eu de problèmes dans les bois », ai-je dit. Nous les avions traversés il y a quelques jours, et je n’avais pas vu de rassemblements inhabituels d’oiseaux ou d’animaux autour d’elle.
« Je peux garder le contrôle si je le veux », dit Sirène. « Mais je n’ai pas toujours été capable de le faire. Certaines des choses que j’ai vécues… »
On aurait dit qu’elle mettait tout de suite en pratique ce qu’elle avait dit, car elle se déplaçait comme si elle se concentrait sur une sorte de pouvoir invisible. Le pigeon s’envola de sa tête comme s’il avait été libéré d’un sort et atterrit sur un porte-chapeau dans le coin de la pièce.
Sirène expira. « Faire cela me fatigue toujours. » Elle se détendit, et le pigeon se redressa d’un coup sec et revint s’asseoir sur sa tête.
« Si cela vous fatigue si vite, c’est que le voyage a dû être difficile », déclara Lorraine.
« La distance est aussi un facteur, » répond Sirène. « S’ils sont tout près, je dois rester très concentrée. Mais s’ils sont, disons, à l’extérieur de cette pièce ou plus loin, alors je n’ai pas besoin de faire autant d’efforts. »
Même si ce pouvoir semblait extrêmement pratique à première vue, étant donné qu’il s’agissait d’une magie qui n’avait pas besoin de mana pour l’alimenter, il semblait qu’il n’y avait pas que des avantages. Il avait aussi ses propres difficultés. Les capacités uniques vont de pair avec les difficultés, il est donc difficile d’envier leur possession.
Le vieil homme avait l’air d’avoir fini de lire, alors j’avais pris la parole. « Alors, qu’est-ce que ça dit ? »
« Goblin a rencontré le chef et a réussi à trouver un accord », avait-il répondu. « Je savais qu’il était juste de lui confier le travail. »
Augurey siffla. « Pas mal. » Cela pouvait paraître désinvolte, mais il était comme ça. « Alors, où est le lieu de rendez-vous ? Et on y va maintenant ? »
« Non, ce serait trop tôt », dit le vieil homme. « Vous devez vous rendre demain à notre base d’opérations. »
« Vous allez nous y emmener ? »
« Si ça ne vous dérange pas. Mais j’hésite un peu à ce que nous partions tous. L’un d’entre vous devrait rester en arrière. J’aimerais que Sirène fasse de même, si possible. »
Le vieil homme était, selon toute vraisemblance, en train de penser qu’ils pourraient être tués pour avoir échoué dans leur mission s’ils y allaient. On aurait dit qu’il voulait que Sirène s’en sorte vivante, au moins. De plus, si nous la laissons avec l’un d’entre nous et que l’organisation décide d’essayer de tuer le reste d’entre nous en se rendant à leur base, nous pourrions les menacer de les dénoncer pour qu’ils y réfléchissent à deux fois. En somme, la suggestion du vieil homme semblait être la meilleure idée. Le seul problème était…
« Qui va rester ? » demanda Lorraine en nous regardant, Augurey et moi.
Augurey s’empressa de répondre : « Je pense que c’est moi. Oh, mais ce n’est pas parce que j’ai peur, d’accord ? Ils pourraient envoyer quelqu’un ici après votre départ, et comme je connais mieux la ville, je serais plus à même de leur donner du fil à retordre. »
« C’est vrai », dit Lorraine. « Rentt et moi ne connaissons pas très bien la capitale. Est-ce que ça te convient, Rentt ? »
J’avais acquiescé.
◆◇◆◇◆
« Hé, » déclara Gobelin en entrant dans la pièce. « Vous n’aviez probablement plus besoin de moi, mais je suis quand même revenu. J’ai aussi quelque chose à vous dire. »
C’était aujourd’hui que nous allions nous rendre à la base d’opérations de l’organisation, avec le vieil homme pour nous guider. Gobelin n’avait pas vraiment besoin de passer nous voir, puisque nous avions reçu son pigeon messager, mais d’après ce qu’on entendait, ils l’avaient quand même envoyé nous chercher. Il semblait un peu apathique, et d’après son apparence, je pouvais comprendre pourquoi.
« Pourquoi êtes-vous si mal en point ? » avais-je demandé.
Gobelin était couvert de blessures. Ses vêtements étaient frais, mais ils ne cachaient pas toutes ses blessures. Bien qu’aucune d’entre elles ne semblait grave, des cicatrices et des bleus couvraient pratiquement tout son corps. L’organisation avait dû découvrir à l’avance qu’il avait échoué sa mission et l’avait terriblement torturé.
« Oui, à ce propos… » Gobelin se gratta la tête. « J’ai expliqué ce qui s’est passé à tout le monde — par tout le monde, j’entends seulement les gens que Gramps a personnellement repérés, pas les autres — mais aucun d’entre eux ne m’a cru quand j’ai dit que Gramps avait perdu contre deux Argentés et un Cuivré. J’ai pourtant la parole de grand-père, et j’ai vu le sort massif que vous avez lancé au loin, alors j’ai redoublé d’efforts et je me suis répété… mais rien n’y a fait. En fin de compte, ça a tourné à la bagarre, alors me voilà. »
Le vieil homme avait l’air exaspéré. « Ces petits… Eh bien, qu’il en soit ainsi. Ils comprendront s’ils l’entendent de ma bouche. »
Il venait avec nous à leur base aujourd’hui, alors je supposais que tout serait éclairci. Ils seraient obligés de le croire si cela venait de la personne elle-même… n’est-ce pas ? Je l’espérais en tout cas.
Gobelin semblait avoir les mêmes doutes que moi, car il prit la parole, un regard lointain dans les yeux. « Nous ne pouvons qu’espérer… Quoi qu’il en soit, je suis venu vous dire à tous d’être prudents. On ne sait jamais avec ces gens-là. Ah, pour ce qui est du sujet principal, il n’y a pas de problème. Le chef est heureux de vous rencontrer. »
« Comment avez-vous fait pour qu’il accepte ? » demanda Lorraine.
« J’ai dit : “Après avoir observé de près les cibles, nous avons découvert qu’il y avait des divergences dans les informations préalables qui nous avaient été communiquées. Par conséquent, à notre plus grand regret, un contact direct s’est avéré nécessaire. De plus, selon l’évaluation de Spriggan, les cibles étaient des individus dont il serait problématique de se faire des ennemis. Nous n’étions pas sûrs de nos chances de réussite sans renfort, mais n’ayant pas le choix, nous les avons affrontés.” »
Gobelin poursuit. « Ensuite, nos cibles nous ont fait part de leur désir de rencontrer notre supérieur. Naturellement, ce n’est pas une simple demande, mais comme nous avons cru qu’elle était justifiée, nous sommes revenus pour faire notre rapport et vous demander comment vous souhaitiez procéder. Si vous ne souhaitez pas les entendre, nous pourrions peut-être considérer que nous avons rempli notre devoir en les ramenant à notre base d’opérations. C’est plus ou moins ce que j’ai essayé de faire comprendre. »
Il avait donc décidé de s’en tenir à la vérité ? Il n’avait pas l’air d’avoir mentionné qu’ils avaient perdu contre nous ou que nous voulions qu’ils cessent de nous prendre pour cible, mais c’était un sujet difficile à aborder. J’avais pensé que c’était le bon choix, car s’il entrait trop dans les détails, ils risquaient de le traiter de traître.
Pourtant, d’après ce qu’avait dit Gobelin, il y avait de fortes chances que l’organisation essaie de nous tuer quand nous arriverions à leur base. Je m’en sortirais, d’une manière ou d’une autre, mais Lorraine… En fait, elle était parfaitement capable de se protéger. Quoi qu’il en soit, s’il fallait en venir aux mains, nous avions des options. Cela mis à part…
« 'Spriggan' ? » demandai-je.
L’un des mots utilisés par Gobelin m’avait intrigué. Le contexte me permettait de savoir à qui il faisait référence. Je n’en avais parlé que parce que je voulais une réponse plus précise.
« Je suis sûr que vous avez compris, mais c’est moi, » dit le vieil homme. « Je m’appelle » Spriggan". »
« Spriggan… » répéta Lorraine. « Une sorte de fée qui a la capacité de grandir. On dit qu’elles ressemblent aux nains, mais on ne sait pas grand-chose d’elles. J’imagine que le nom de code est dérivé de votre capacité. »
« Oui. Tout comme “Gobelin” et “Sirène”. Mais je dois dire que j’ai rarement à l’expliquer aux autres de cette façon. »
Le vieil homme sourit ironiquement. Il était toujours obligé de nous dire la vérité, nous étions donc apparemment tombés sur quelque chose d’important.
Augurey se tourna vers le vieil homme — vers Spriggan, l’air curieux. « Les autres membres de votre organisation ont-ils des noms similaires ? »
« Pas tout le monde, mais la plupart des figures principales, oui. »
« Pourquoi les autres ne le font-ils pas ? »
« Nous sommes nombreux à avoir des capacités faibles, ou plutôt floues. Il est difficile de trouver un nom qui représente bien leur individualité. Mais nous n’utilisons que des noms de code au sein de l’organisation. Nous avons tous nos propres noms, bien sûr, alors nous ne sommes pas trop regardants sur les noms de code. On peut considérer que c’est une forme de divertissement. »
Il avait raison, la façon dont ils choisissaient leurs noms de code semblait un peu faible. S’ils ne les utilisaient qu’en interne, il était logique de garder les choses simples. Étant donné qu’ils étaient censés être secrets, le fait que nous l’ayons découvert était un peu regrettable pour eux.
« Le chef en a-t-il un aussi ? » demanda Lorraine.
Elle s’était probablement dit que si nous connaissions son nom de code, nous pourrions trouver des contre-mesures. La curiosité avait sans doute joué un rôle important dans sa demande. Si tout ce qu’elle voulait, c’était des contre-mesures, elle aurait pu demander directement la capacité du chef.
« Le chef est le chef », dit Gobelin. « Le nom ne représente pas non plus une quelconque capacité. »
« Quelle est la capacité du chef ? »
« Naturellement, j’aimerais dire que je ne peux pas vous le dire… Ne serait-ce pas courageusement audacieux de ma part ? Mais à vrai dire, je crains de ne pas savoir. »
***
Chapitre 3 : L’organisation
Partie 1
« Nous y sommes. »
Guidée par Spriggan, notre promenade dans la ville s’était achevée devant un bâtiment, plutôt voyant, même selon les critères de la capitale.
Lorraine le fixa, l’air étonné. « Vous êtes sûr ? Votre organisation n’est-elle pas un rassemblement de porteurs de capacités aux pouvoirs uniques qui acceptent des contrats avec la pègre ? Vous ne pouvez pas nous faire croire qu’il s’agit de votre base d’opérations… »
« Je comprends ce que vous ressentez, mais pensez-y : qui aurait pu s’attendre à ce que nous soyons ici ? Les gens ne prêtent pas souvent attention à ce qui est à la vue de tous. Je parierais qu’il ne vous est jamais venu à l’esprit qu’un endroit comme celui-ci cachait un secret aussi secret. »
« Bien sûr que non », dit Lorraine. « Vous aviez raison de dire qu’il était à la vue de tous. En termes de superficie, il doit être plus grand que l’église ou le palais royal. »
Elle avait raison, même si le palais et l’église l’emportaient en termes de hauteur. Il n’en reste pas moins que cet endroit occupait une plus grande surface de la ville. Je me demandais ce qui avait coûté le plus cher. Compte tenu de la fonction de ce bâtiment, de sa distance par rapport au palais et de son emplacement à la périphérie de la ville plutôt qu’au centre, on pouvait supposer que le palais avait coûté le plus cher, suivi de l’église, puis de cet endroit.
« Un Colisée, hein ? » murmurai-je. « J’ai toujours voulu en visiter un, mais je ne pensais pas que ça se passerait comme ça… »
Oui, nous avions devant nous l’un des plus grands bâtiments de toute la capitale, le Grand Colisée de Vistelya.
Plusieurs villes du royaume de Yaaran possédaient des arènes de combat, mais celle-ci était la plus grande de toutes. C’était l’une des principales attractions de la ville. D’innombrables guerriers et mages y avaient livré d’innombrables batailles, créant ainsi une longue histoire de divertissement exaltant pour les citoyens de Yaaran.
Les billets — des étiquettes en bois — étaient suffisamment bon marché pour que n’importe quel villageois puisse se les offrir, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’ils étaient toujours faciles à obtenir. Le grand tournoi annuel, qui réunissait des compétiteurs intrépides venus de tout Yaaran, était si difficile à obtenir qu’il était de notoriété publique que les spectateurs désespérés étaient prêts à débourser des sommes considérables pour s’en procurer un. Le fait que la plupart des gens ne vendaient pas leurs billets prouvait à quel point le tournoi est populaire.
Oh, moi ? Bien sûr, je voulais le voir aussi, mais plus que cela, je voulais y participer. Pour cela, il fallait évidemment avoir les compétences nécessaires, mais aussi se frayer un chemin à travers les épreuves préliminaires qui se déroulaient dans tout Yaaran. Mais tout le monde n’est pas obligé d’en passer par là : certains concurrents peuvent être admis sur recommandation. Il peut s’agir d’un membre de la guilde des aventuriers, d’un noble, d’un marchand de renom ou même d’un combattant célèbre.
Il était facile de deviner que je n’avais jamais attiré l’attention de quelqu’un comme ça. De plus, je détestais l’idée de payer pour assister à un tournoi auquel je voulais participer, mais dont je savais que je n’aurais aucune chance. J’avais toujours voulu — et je dis bien voulu — que ma première visite se fasse en tant que compétiteur. Cela dit, si cette première visite devait se dérouler de cette manière, j’aurais dû ravaler ma fierté et y aller en tant que spectateur.
Devenir un compétiteur était une idée assez farfelue pour moi de nos jours de toute façon. Un concurrent aléatoire me frappe avec une technique étrange, et oh, regardez, c’est un vampire ! Des gens comme Nive me harcèleraient, et je ne voulais surtout pas que des gens comme Nive me harcèlent. Une seule d’entre elles était déjà suffisante, merci beaucoup.
« Quoi, vous ne vous êtes jamais inscrit comme concurrent ? » demanda le vieil homme à voix basse. « Je pense qu’avec des compétences comme les vôtres, vous iriez loin… mais vous ne vous êtes éveillé que récemment. Je suppose que cela explique cela. »
Il se dirigea vers l’entrée, où se tenaient deux personnes ressemblant à des gardiens. Au premier coup d’œil, on aurait pu penser qu’ils étaient comme les gardes postés aux portes de la ville, mais leurs armures ne portaient pas les armoiries des chevaliers du royaume. En fait, le design de leur armure était considérablement différent. J’avais supposé que le royaume gérait le Colisée, mais ce n’était peut-être pas le cas. Peut-être que l’organisation du vieil homme le gérait et le prêtait au royaume en cas de besoin ? Cela signifierait que l’organisation avait un sérieux pouvoir financier. Cela signifierait également qu’elle était assez bien intégrée au royaume de Yaaran.
Peut-être que c’était une très mauvaise idée de venir ici.
Je ne pouvais plus rien y faire. Je devais serrer les dents et suivre le mouvement. Au pire, il nous restait Laura. Elle pouvait certainement s’occuper d’une chose aussi insignifiante que l’ensemble de Yaaran… tant qu’elle n’était pas endormie pour une fois.
Je plaisantais, bien sûr, mais ce qui était effrayant avec Laura, c’est qu’elle donnait l’impression qu’elle pouvait faire quelque chose comme ça. Je doutais qu’elle le fasse vraiment. Sinon, elle n’aurait pas choisi de se terrer à la frontière. Cela dit, il y avait de fortes chances qu’elle ait un motif plus profond pour agir de la sorte.
Le vieil homme s’approcha des deux gardiens. Ils le regardèrent d’un air dubitatif, mais après avoir mieux vu son visage, ils se mirent immédiatement au garde-à-vous.
« O-Oh ! Bienvenue, monsieur ! »
Nous savions, d’après ce que le vieil homme nous avait dit, qu’il était assez haut placé. Si leur chef avait cru à l’histoire de Gobelin, c’est en grande partie à cause du statut et de la réputation de Spriggan. Dans la plupart des autres scénarios, le chef aurait dit : « Je m’en fiche, tuez-les, c’est tout ». Spriggan avait dû tenir compte de ces chances lorsqu’il avait envoyé Gobelin.
Une fois de plus, la ruse du vieil homme m’impressionnait. C’était une bonne chose que nos intérêts soient actuellement alignés, ce n’était pas le genre d’ennemi avec lequel on pouvait se permettre de baisser la garde. Bien sûr, je l’aimais bien, et il avait un certain air qui vous donnait envie de compter sur lui, mais je savais que je devais être rationnel sur ces choses-là.
« Hmm, c’est bon d’être de retour », dit le vieil homme. « Le chef est-il là ? Je suis ici pour le rencontrer. Avez-vous reçu le message ? »
« Oui, monsieur ! Vaasa nous a demandé de vous laisser passer en bas dès votre arrivée ! »
« Vaasa a dit ça ? Hmm. D’accord. Alors c’est là que j’irai. Oh, ces deux-là sont avec moi. Je suppose que c’est bon ? »
« Bien sûr, monsieur ! S’il vous plaît, entrez ! »
Le vieil homme nous fit signe de le suivre, ce que nous avions fait. Étonnamment, les deux gardes ne nous lançaient pas de regards suspicieux. En fait, on aurait dit qu’ils ne s’intéressaient pas du tout à nous. J’en avais déduit qu’ils n’étaient pas au courant. Ils ne semblaient pas être des gens que Spriggan avait repérés, mais d’après le salut qu’ils adressaient à Gobelin avec leurs yeux, ils étaient clairement des membres de l’organisation.
◆◇◆◇◆
« Hé, papy… » Gobelin avait l’air nerveux pendant que nous marchions.
Le vieil homme — Spriggan soupira. « Je sais. Le chef ne sera pas sous terre. »
Lorraine et moi l’avions regardé avec curiosité. Nous étions venus ici pour rencontrer leur chef, après tout.
« Les deux à l’entrée, » expliqua Spriggan. « Ils ont parlé de Vaasa. »
« C’est un membre de votre organisation, n’est-ce pas ? » avais-je demandé. « Cela ne veut-il pas dire que notre message est passé ? »
Le vieil homme acquiesça. « C’est vrai. Mais Vaasa est… l’une des personnes que j’ai personnellement repérées, et… »
« Et c’est lui qui s’est battu avec moi l’autre jour », termina Gobelin.
Lorraine et moi avions immédiatement compris l’inquiétude du vieil homme et de Gobelin.
« Vous voulez donc dire… » dit Lorraine, « il fait partie de ceux qui refusent de croire que vous avez perdu ? »
« Apparemment, oui », dit le vieil homme. « Ce qui veut dire… »
« Il y a de fortes chances qu’il tente quelque chose ? »
« Je le crains. »
« Alors, je ne pense pas que nous devrions nous diriger directement vers lui… »
Lorraine avait raison, il valait mieux éviter de foncer tête baissée dans les pièges autant que possible. Ignorez le fait que cela vient de moi, le gars qui avait foncé tête baissée dans un piège et qui s’était retrouvé avec ce corps en guise de preuve.
« Vous avez raison, » dit le vieil homme. « Mais pensez-y de la façon suivante : nous ne voulons pas qu’il fasse une interruption surprise pendant notre réunion avec le chef, n’est-ce pas ? J’ai pensé qu’il était préférable pour nos négociations de l’apaiser d’abord. Mais le choix vous appartient. Nous sommes, après tout, vos captifs. »
Il secoua les liens magiques que Lorraine avait placés sur ses bras.
On pourrait penser qu’il n’y a pas beaucoup d’intérêt à les garder puisque nous étions déjà là, mais il n’y avait jamais de mal à se prémunir. Même s’ils ne nous faisaient gagner qu’un instant, c’était un instant que nous pouvions utiliser pour battre en retraite précipitamment.
Le ton du vieil homme était légèrement plaisantin, mais il avait raison de dire que nous devions faire un choix. Lorraine et moi nous étions regardés, contemplatifs.
« Qu’en penses-tu ? » demande-t-elle.
« Je crois que je n’ai jamais rien obtenu de bon en marchant dans des endroits dangereux comme celui-ci. »
« Pour commencer, ton erreur a été de te promener dans ces endroits. Non pas que j’aie à porter un jugement, puisque je suis en train d’entrer dans l’un d’entre eux en ce moment même. Quoi qu’il en soit, je pense qu’il a raison. »
« Spriggan ? »
« Hmm. Rencontrer le chef, c’est bien, mais, quelle que soit la manière dont les choses se déroulent, la moindre interruption malencontreuse les stopperait net. Alors que si nous nous en occupons à l’avance, nous pourrons y aller sans nous en soucier. Cela me semble préférable. »
« Oui… Je m’inquiète juste de ce qu’ils ont l’intention de nous faire. Croyez-vous qu’on va finir par se battre ? »
J’avais adressé cette dernière partie au vieil homme.
« C’est fort probable, » dit-il. « Vaasa refuse de croire que j’ai perdu, alors il sera impatient de se battre avec vous. Il est comme ça. D’un autre côté, c’est tout ce qu’il y a à faire avec lui. Si vous lui donnez du fil à retordre, il reviendra à la charge. C’est du moins ce que je fais chaque fois que j’ai besoin de le faire écouter. »
Il avait été si décontracté à ce sujet, mais cela semblait être une approche assez terrifiante de l’éducation.
« Je ne suis pas comme ça avec tout le monde », dit le vieil homme. Peut-être avait-il vu le regard effrayé que je lui avais jeté. « Je n’ai jamais fait ça à Gobelin ou à Sirène. »
« Vraiment ? » demandai-je en regardant Gobelin.
Gobelin acquiesça. « Vraiment. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais je suis du côté pacifique quand il s’agit des membres de l’organisation. Quant à Sirène… ses compétences ne sont pas du genre offensif. Nous savons que nous n’aurions aucune chance contre Grand-Père, quoi que nous fassions, alors nous ne nous battons jamais avec lui. »
« Donc ce Vaasa n’est pas pacifique, il est du genre offensif, il pense qu’il a une chance de gagner, et c’est pour ça qu’il se bat ? » demanda Lorraine en plaisantant à moitié.
J’avais mentalement roulé des yeux devant son résumé désinvolte, mais elle était comme ça.
***
Partie 2
Le vieil homme acquiesça, prenant son mal en patience. « C’est bien lui. Cependant, ces traits de caractère le rendent également très humble face à la défaite. »
J’avais réfléchi aux options qui s’offraient à nous, mais c’était déjà une évidence, n’est-ce pas ? Cela ne veut pas dire que je n’étais pas réticent. Je m’étais dit que je devais me donner un coup de pouce.
« Si nous nous battions contre ce “Vaasa”, qui gagnerait, à votre avis ? » demandai-je.
« Hmm… Je pense que vous seriez le meilleur, Rentt », répondit le vieil homme. « Quant à Lorraine, je n’en suis pas sûr. Il pourrait ne pas lui convenir. »
« Vraiment ? » demanda Lorraine.
« Hmm. Je ne veux pas dire que vous êtes faible. La magie à distance est moins efficace sur lui. Même si vous utilisiez les sorts que vous avez utilisés sur moi, il se relèverait sans problème. »
Quel genre de monstre était-il ?
« Ce n’est pas qu’il soit aussi résistant que moi, » poursuivit le vieil homme. « C’est simplement que la magie est moins efficace sur lui. On voit des gens comme ça de temps en temps, non ? Même s’ils n’ont pas de capacité unique. Mais je suppose qu’on peut l’interpréter comme une capacité à part entière. »
Lorraine acquiesça. « C’est vrai. Certaines personnes sont plus résistantes à la magie en général. J’ai entendu dire que certains sont même complètement immunisés, mais je n’ai moi-même jamais rencontré quelqu’un comme ça. »
« Oui, Vaasa est de ce type. Il n’est pas complètement immunisé, bien sûr, donc une puissance de sort suffisante l’abattra, mais tout ce que vous avez utilisé sur moi endommagera également le bâtiment, alors dans ce sens… »
Il s’agissait du plus grand Colisée du royaume, alors naturellement, des mesures de sécurité avaient été installées partout, mais il valait mieux ne pas les tester dès le départ. Cela dit…
« Résistance à la magie, hein ? » murmurai-je. « Ça fait de lui l’ennemi naturel des mages. »
« En effet, » répondit Lorraine. « Mais cela ne veut pas dire que nous n’avons pas d’autres options. D’ailleurs, résister à la magie, c’est aussi ne pas être affecté par la magie curative. Hmm. Dans ce cas, je suppose que s’occuper d’abord de lui est la meilleure décision après tout. »
« Pourquoi — Oh, j’ai compris. Tu as raison. » J’avais vite compris où elle voulait en venir.
« Si nous le battons, » dit Lorraine, « il restera à terre. »
Pour moi, c’était tout à fait logique.
◆◇◆◇◆
« Au fait, est-ce que “Vaasa” est aussi un nom de code ? » demanda Lorraine.
Le vieil homme secoua la tête. « Non, c’est son vrai nom. »
« Vraiment ? Alors si vous deviez lui donner un nom de code, quel serait-il ? »
« Vous n’avez pas besoin de demander de manière aussi détournée. Ce n’est pas comme si j’allais soudainement m’indigner d’informer mes alliés maintenant. Et puis, le fait que vous fassiez tomber Vaasa nous aide aussi. »
« Alors je suppose que ma considération n’est pas nécessaire. Je pensais que si je demandais comme ça, vous pourriez peut-être nier de justesse avoir vendu vos alliés si quelqu’un vous accuse par la suite. »
Ce que Lorraine voulait dire, c’est que les noms de code internes de l’organisation décrivaient déjà de façon flagrante les capacités de leurs propriétaires. Dans cette optique, il y avait peut-être une zone grise où le vieil homme pouvait s’en tirer en disant : « Non, non, je leur ai seulement dit son nom ! »
En fait, j’étais presque sûr que le vieil homme était tout à fait capable de mener une conversation pour faire croire qu’il ne nous avait donné que le nom de Vaasa. Et Vaasa lui-même avait l’air d’être un type direct — ou simple, si je n’étais pas charitable —.
« J’apprécie la considération, mais ce n’est pas grave », dit le vieil homme. « Maintenant, en ce qui concerne les capacités de Vaasa… »
Le vieil homme nous avait tout dit sur les capacités de Vaasa, y compris ses contre-mesures et ses faiblesses. Il avait été si complet que j’avais eu l’impression qu’il n’y avait plus rien à faire, mais je ne pouvais pas non plus le croire sur parole. C’était en partie à cause de ce qu’il était, mais aussi parce qu’en matière de combat, il y a beaucoup de choses que l’on ne peut pas comprendre sans les faire soi-même. Si vous vous lancez dans un combat avec arrogance parce que vous avez toutes les informations, vous serez pris au dépourvu au moment où vous vous y attendrez le moins.
En fait, c’est exactement ce qui est arrivé au groupe du vieil homme lorsqu’il essayait de s’occuper de nous. Ils ne pouvaient pas savoir que l’aventurier de classe Bronze dont on leur avait dit qu’il était le maillon faible était en fait un monstre inhumain capable de se relever après avoir encaissé n’importe quel coup.
Et même s’il serait terrifiant que cela se produise souvent, il est indéniable que le monde est, en fin de compte, fait de ce genre de coïncidences époustouflantes qui s’empilent les unes sur les autres. J’en étais moi-même la preuve, je n’avais jamais imaginé que je finirais par avoir un tel corps. Baisser la garde, c’est s’attirer des ennuis.
Lorraine acquiesça. « Noté. Merci pour l’explication. Tu as tout compris, Rentt ? »
C’est moi qui allais combattre Vaasa, c’est donc moi qui avais le plus besoin de ces informations. Naturellement, j’avais été très attentif, alors j’avais acquiescé.
Le vieil homme poursuivi. « À part Vaasa, les autres membres doivent être quelque part dans cette base. Je vais vous parler de leurs capacités, en particulier de celle qui risque de se battre avec vous, Lorraine. Gobelin, leur as-tu dit que Lorraine m’a blessé avec sa magie ? »
« C’est ce que j’ai fait. J’ai dit que même si je ne comprenais pas ou ne voyais pas vraiment ce qui se passait, cela semblait être une affaire importante. En fait, qu’avez-vous fait ? »
« J’ai juste lancé quelques anciens sorts que j’ai étudiés en tant que passe-temps », répondit Lorraine. « Ils proviennent de vieux manuscrits que j’ai trouvés. Il en manquait beaucoup, mais j’ai réussi à les reconstituer. J’ai l’intention de rassembler leurs méthodes, compositions et caractéristiques dans un livre que je vendrai à la guilde des mages, mais pour l’instant, peu de mages les connaissent. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. C’est juste que nous avons tendance à être assez discrets sur les résultats de nos propres recherches. »
C’était surprenant — En fait, ce n’était pas surprenant du tout. C’était tout à fait dans son caractère de lancer des sorts ridicules à tout bout de champ. Je trouvais cela plutôt audacieux de sa part, mais d’un autre côté, il y avait plus de sorts qu’on ne pouvait en jeter dans ce monde. Beaucoup d’entre eux avaient dû disparaître après que personne ne les ait hérités de leurs créateurs. Beaucoup de mages avaient gardé leurs connaissances pour eux, comme l’avait mentionné Lorraine, mais parfois, ces sorts n’étaient tout simplement pas utiles, et personne n’avait pris la peine de les apprendre.
S’ils étaient écrits, les générations futures pourraient s’en servir comme d’un indice pour les faire revivre, comme l’avait fait Lorraine, mais je doutais que cela se produise souvent. Il semblait qu’à moins qu’un sort ne soit particulièrement utile, son destin était de disparaître dans l’ignorance, laissant les gens se demander s’il avait vraiment existé.
Lorraine était un peu obsédée par ce genre de choses. Si elle était curieuse, peu lui importait que ce soit utile ou non — elle était du genre à commencer à faire des recherches immédiatement, dans le but de l’utiliser. C’était peut-être une chance que ce soit elle qui ait trouvé ces manuscrits anciens.
« Magie ancienne… » dit Gobelin. « Eh bien, ce n’est pas comme si personne ne l’utilisait. Nous avons quelqu’un qui l’utilise aussi, n’est-ce pas, papy ? »
« Veux-tu parler de Fuana ? Je suppose que tu as raison. Mais a-t-elle toujours été du genre à s’énerver rapidement ? »
« Pas en général, mais quand il s’agit de magie… Une fois, je l’ai interrogée sur un sort de poison pour un travail, et elle a passé toute la nuit à m’en parler. Ce n’est pas qu’elle était en colère, en soi. Quand j’ai essayé de lui dire de laisser tomber, elle n’a pas accepté de réponse négative parce qu’elle a dit qu’elle n’avait pas fini et qu’une connaissance incomplète ne ferait que me nuire. »
Lorraine avait eu l’air impressionnée. « On dirait qu’on s’entendrait bien. Mais je ne suis pas sûre de pouvoir gérer une nuit entière. Je préférerais établir un véritable plan d’étude à respecter, avec des tests périodiques pour déterminer si vous avez atteint le niveau de compréhension requis, et je ne vous laisserais partir que si c’était le cas. »
Gobelin lança à Lorraine un regard mi-étonné, mi-effrayé. « Vous savez, je pense qu’elle s’entendrait bien avec Fuana, grand-père. J’espère qu’elles ne se battront pas, je ne veux pas que ça arrive. Je veux dire, je sais que ça rendrait les choses plus faciles pour nous. C’est juste que… non. »
« Je comprends ce que tu veux dire, mais… hmm, je me demande », dit le vieil homme. « Fuana est assez confiante en matière de magie. Et puis… »
« Oui, elle est très attachée à toi. Je suppose qu’un combat est la voie à suivre. »
« Je suppose que c’est le cas. Lorraine, vous feriez mieux de vous préparer. Je vous parlerai aussi des capacités de Fuana, bien sûr, alors faites de votre mieux. Nous allons juste… nous asseoir et profiter du spectacle. »
Je suppose que c’était facile à dire pour le vieil homme, puisqu’il n’aurait pas à se battre. Peut-être aimait-il déjà regarder ce genre de choses. Il s’était apparemment déchaîné dans quelques arènes de combat dans sa jeunesse.
De toute façon, nous n’avions pas beaucoup de choix. Lorraine et moi avions échangé un regard, puis nous avions commencé à ruminer les informations du vieil homme, élaborant des contre-mesures dans nos esprits.
◆◇◆◇◆
Nous avions traversé le colisée et étions arrivés à destination. Étant donné que nous étions sous terre, la vue était inattendue.
« Il y a une arène ici aussi ? », avais-je murmuré.
« Nous utilisons souvent cet endroit pour nous entraîner », dit le vieil homme. « Cela ne veut pas dire que c’est un secret pour le monde extérieur. Vous pouvez le louer comme vous pouvez le faire pour celui qui se trouve au-dessus. »
Le prix exact de la location de l’arène dépendait de la durée pour laquelle vous l’empruntiez, mais il s’élevait au minimum à plusieurs centaines de pièces d’or. Je ne pouvais pas ne pas me le permettre, mais il était loin d’être facile d’organiser un spectacle capable de générer suffisamment de bénéfices pour le rembourser.
C’était le cas pour moi. Lorraine pourrait y arriver. Si je devais deviner comment, je dirais qu’elle pourrait peut-être diriger une pièce de théâtre grâce à son contrôle extrêmement fin de la magie. Les mages capables de faire cela n’étaient pas vraiment rares, mais je parierais quand même sur le fait que Lorraine était de loin supérieure à tous ceux qui étaient employés par les meilleures troupes théâtrales. Il n’y en avait d’ailleurs pas beaucoup, car la plupart des mages compétents préféraient gagner leur vie en tuant des monstres et en livrant leurs matériaux.
Certes, il existait dans le monde des mages capables d’illusions plus fines et plus artistiques que Lorraine, mais il s’agissait de spécialistes, l’élite de l’élite qui poursuivait continuellement sa maîtrise. Aucun d’entre eux ne se trouverait dans une nation rurale comme Yaaran, et si la situation l’exigeait, Lorraine pourrait changer de profession en un clin d’œil et s’en sortir très bien si elle le souhaitait. Avec quelques années d’expérience et de pratique, elle pourrait même devenir une championne du monde.
***
Partie 3
Une fois de plus, je m’étais souvenu de sa capacité à gagner sa vie partout où elle allait. Je me suis demandé ce que je pourrais faire. Faire des ombres chinoises avec la Division, probablement. Waouh, c’est un peu simple.
« Vos membres s’entraînent avec beaucoup d’assiduité, semble-t-il », déclara Lorraine.
Le vieil homme acquiesça. « Bien sûr. Dans ce métier, perdre son avantage signifie perdre sa vie. Dans un sens, cela rend notre métier plus dur que celui d’aventurier. Si vous échouez dans votre travail, vous pouvez toujours vous enfuir, alors que nous ne le pouvons pas. Comme le montrent les circonstances actuelles, l’échec ou la fuite ne font que nous amener à nous demander d’où viendra le prochain attentat contre notre vie. »
Je pouvais entendre dans ses mots à quel point il le pensait vraiment. Cela m’avait permis de sympathiser un peu avec lui. Je n’avais jamais beaucoup réfléchi à la question des assassinats, n’ayant jamais rien eu à voir avec elle, mais plus j’y réfléchissais…
Le jeu n’en valait étonnamment pas la chandelle. On est toujours la cible du ressentiment ou de la suspicion de quelqu’un, et on ne trouve jamais la paix de l’esprit. Le salaire était sans aucun doute élevé, mais il s’agissait tout de même d’une activité très prenante. Vous n’auriez pas le temps de dépenser vos gains, mais vous passeriez d’un travail à l’autre, jour après jour. Si vous trouviez un autre emploi qui vous convenait mieux, vous auriez bien sûr envie de le quitter.
C’était exactement le cas de Gobelin. Et d’après la façon dont Spriggan parlait, il semblait vouloir prendre sa retraite lui aussi, mais il avait beaucoup de subordonnés dont il devait s’occuper. Il ne pouvait pas se contenter de démissionner. C’était la vie : à moins de faire les choses parfaitement, monter en grade ne vous apporterait que des responsabilités supplémentaires.
« Mais cela suffit pour l’instant. » Le vieil homme balaya les environs du regard. « C’est ici qu’on nous a dit de venir. Il devrait y avoir quelqu’un ici… »
L’arène souterraine dans laquelle nous nous trouvions était un terrain plat entouré d’un anneau de sièges de spectateurs sur sept niveaux. Elle était environ quatre ou cinq fois plus grande que l’arène en surface, mais grâce à l’espace vertical, elle ne donnait pas vraiment l’impression d’être confinée.
Si les membres de l’organisation s’entraînaient ici tous les jours, je pouvais comprendre pourquoi leurs capacités de combat étaient si perfectionnées. Il va sans dire que les confrontations directes sont rares en raison de la nature de leur travail, mais l’amélioration de leurs compétences n’en est pas moins importante. Pour ceux qui gagnent leur vie grâce aux conflits, la force est toujours une nécessité.
Pourtant, je doute que le vieil homme puisse se gigantifier ici — non pas qu’il en ait besoin, vraiment, avec la force qu’il a. Le simple fait d’utiliser sa capacité sur son bras ou sa jambe lui donnerait suffisamment de puissance offensive pour porter un coup fatal.
Après avoir regardé autour de nous pendant un petit moment, une lumière soudaine et éblouissante était apparue dans l’arène. En fait, ce n’était pas tout à fait exact. À proprement parler, elle éclairait une zone circulaire de la troisième rangée de sièges des spectateurs, juste en face de nous, plus loin dans l’arène.
Comme elle ne vacillait pas, la lumière n’était manifestement pas le produit d’un feu quelconque. Même si vous utilisiez un miroir pour la refléter, elle montrerait toujours des mouvements. Elle devait donc provenir d’un objet magique. Les méthodes de production d’outils d’éclairage magique étaient bien connues, et on pouvait commander le résultat final à peu près n’importe où, mais comme ils étaient chers, seuls les établissements publics comme celui-ci les utilisaient.
Dans les maisons ordinaires, la plupart des gens utilisaient encore des bougies. Elles pouvaient être produites en masse à partir de la graisse de monstres ou d’animaux. La cire d’abeille et la cire végétale étaient également des options, mais seuls les nobles les utilisaient car elles étaient coûteuses. Cela étant, il était clair que l’organisation n’avait pas besoin d’argent. Il n’était pas gratuit de maintenir les lumières magiques allumées — elles devaient être rechargées avec du mana provenant de cristaux magiques ou d’un mage, avec tous les coûts qui y sont associés.
L’utiliser avec autant de désinvolture… Oh, je devrais mentionner que la lumière éclairait actuellement deux personnes. L’une était un homme à la carrure imposante, et l’autre était une petite… fille, je crois ?
« Vous avez du culot de venir ici, traîtres et lâches ! Je suis Vaasa ! Strongiron Vaasa ! »
« Et moi, je suis Fuana l’experte en sortilèges ! »
Après s’être nommés, ils sautèrent des tribunes, tournoyèrent dans les airs et atterrirent sur le sol. Grâce à leur souci du détail, la lumière les avait suivis tout au long du chemin et les éclairait encore maintenant.
« Qu’est-ce qu’ils font ? » demandai-je par réflexe.
Le vieil homme semblait étonné, mais d’un air las. « Ce sont des idiots. Des idiots compétents… mais des idiots quand même. »
◆◇◆◇◆
Lorraine avait l’air de s’en remettre aussi. « Vous avez dit qu’ils étaient compétents, mais honnêtement… Je ne peux pas me résoudre à vous croire. »
« Je comprends. Je comprends vraiment. Mais c’est la vérité. Si vous les sous-estimez, vous risquez de passer un mauvais moment. Restez sur vos gardes. »
J’avais très envie de lui faire remarquer que le simple fait de les regarder était déjà assez brutal, mais il en était probablement déjà très conscient, alors j’avais tenu ma langue.
Les deux individus, qui avaient pris des poses amusantes à quelques pas de nous, avaient pris la parole en premier, en commençant par le gars. Strongiron Vaasa, c’est ça ? Oui, lui.
« Papy. Gobelin. Vous avez du culot de revenir ici ! Surtout toi, papy ! Tu me déçois. Gobelin m’a dit que tu avais perdu un combat. Je pense parler au nom de tout le monde en disant que c’est un mensonge ! »
J’avais pensé qu’il avait été déçu par la défaite pendant un moment, mais ce n’était manifestement pas le cas.
« Avec ta force, il n’y a aucune chance que tu perdes face à un groupe de rang Argent ! » poursuit Vaasa. « Je pourrais manger deux Argents au petit déjeuner ! Et à chaque fois que nous nous battons, je suis comme un enfant pour toi ! Pourquoi dis-tu que tu as perdu ? »
Je commençais à me faire une idée assez précise de ce qui se passait ici.
Gobelin fut le premier à répondre. « Je vous l’ai dit, n’est-ce pas ? Combien de fois faut-il s’y reprendre à deux fois pour vous faire comprendre ? J’étais assez loin à ce moment-là, mais j’ai pu voir qu’il avait été touché par un barrage de magie à grande échelle. Et il l’a confirmé lui-même. Il a admis sa propre perte, haut et fort. »
« Mensonges ! Tous les mensonges ! »
Gobelin se frappa le front et se tourna vers nous. « Ça ne va pas marcher », dit-il d’un ton las.
Oui, cette voie d’approche était définitivement une impasse. Le vieil homme en profita pour reprendre la conversation.
« Pourquoi pensez-vous que je mens ? Qu’est-ce que je gagnerais à faire une telle chose ? »
C’était une question simple. Il avait raison aussi, s’il était capable de nous battre, ou s’il nous avait battus, nous ne serions pas dans cette situation. Il nous aurait simplement tués, point final. En d’autres termes, le vieil homme essayait de souligner qu’il serait inutile pour lui de mentir à ce sujet. Mais cela ne suffisait pas à Vaasa.
« Ne me demande pas de lire dans tes pensées, papy ! Tu sais que je ne suis pas doué pour les détails comme ça ! Je ne suis pas assez intelligent ! Mais ce que je sais, c’est que tu réfléchis toujours à des choses compliquées en rapport avec notre travail et les autres membres de l’organisation — des choses plus profondes et à plus grande échelle que je ne pourrais jamais l’imaginer ! Et c’est ce qui t’a conduit à ceci ! Il doit donc y avoir un sens à tout cela ! »
« Tu parles d’un raisonnement à la noix, » marmonna Gobelin à voix basse. « Qu’est-ce que tu veux dire par “trucs” ? Quels trucs ? Je veux dire, tu n’es pas vraiment à côté de la plaque, alors je suppose que l’intuition d’un idiot est parfois utile… »
« Hmm, » dit le vieil homme d’un ton léger. « Si tu as raison, alors je travaille pour le bien de l’organisation, n’est-ce pas ? Dans ce cas, tu n’as aucune raison de te mettre en travers de notre chemin. C’est un poids en moins pour moi. Vaasa, conduis-nous au chef, d’accord ? Nous pourrons parler en chemin. Il y a beaucoup de choses que nous devons rattraper. »
Vaasa avait eu l’air d’y croire pendant un moment. « Oh, oui, bien sûr. » Fuana lui donna un coup de coude sur le côté. « Attends, non, ce n’est pas bien du tout ! Ce n’est pas comme ça que ça se passe ! »
« Tsk, j’ai cru que je t’avais eu. » Le vieil homme semblait répondre à Vaasa, mais sa voix était suffisamment faible pour qu’il se parle à lui-même. « Alors, qu’est-ce qui ne va pas, exactement ? »
Fuana « l’experte en sortilèges » avait apparemment décidé que c’était à son tour de se joindre à la conversation. « Je vois qu’il est toujours aussi impossible de baisser la garde devant toi, papy ! Mais tu ne nous auras pas ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de sort qui te fait mal ? Est-ce que ma magie t’a déjà fait tomber ? »
Le vieil homme eut un regard lointain pendant un moment, puis hocha la tête après avoir trouvé ce qu’il cherchait. « Non, la tienne manque de punch. »
« Manque de punch !? Je peux faire tomber les murs d’un château ! Ha ! Incroyable ! Tu es en train de me dire que toi et ta monstrueuse résistance avez été détruits par la magie d’un seul Argent ? Ce n’est pas possible ! »
J’avais été impressionné de voir à quel point elle pouvait être bruyante avec son petit corps.
Lorraine regarda Fuana avec ses yeux magiques. Même elle n’était pas en mesure d’évaluer parfaitement la quantité de mana d’une personne ou sa qualité de mage, mais je suppose qu’elle voulait obtenir toutes les informations possibles à l’avance.
Au bout d’un moment, Lorraine prit la parole. « Je ne m’attendais pas à ce qu’elle ait autant de mana. Elle en a environ trois fois plus que toi, Rentt. »
C’était déprimant. Je pensais être devenu plus fort, mais il semblerait que j’aie encore un long, très long chemin à parcourir.
Lorraine avait peut-être perçu mon humeur, car elle sourit ironiquement. « Tu es un épéiste, pas un mage, et en plus tu es trois fois béni. Ce n’est pas aussi simple que de comparer qui est le meilleur. »
« Mais elle a trois fois plus de mana que moi, non ? »
« Eh bien… oui. Elle ferait l’affaire en tant qu’aventurière et serait probablement un mage de premier ordre aussi. Pas étonnant qu’il ne faille pas les sous-estimer. »
« Tu le penses… ? Je ne le vois pas moi-même. Ils ont l’air un peu bêtes. »
« Bien sûr, mais cela n’a rien à voir avec leurs capacités. Penses-y. Nive est un peu comme ça aussi, n’est-ce pas ? »
« C’est à cause de l’aura intimidante qu’elle dégage en permanence. Je ne dirais pas que c’est une idiote, c’est plutôt qu’on ne peut jamais savoir ce qu’elle pense. C’est comme regarder dans un puits sans fond. »
« Un puits sans fond… Je suppose que tu as raison. Nive est comme ça. Et je n’ai pas le même sentiment avec ces deux-là. »
« Vraiment ? »
« Hmm. »
Lorraine et moi avions hoché gravement la tête en observant ce couple à l’air stupide.
J’avais ensuite abordé le sujet principal. « Alors, tu penses avoir une chance ? »
« Cela dépend de ses capacités. Mais oui, je pense que c’est le cas. Et toi ? »
« De même. Il me semble qu’il est tout à fait physique, capacités comprises. C’est probablement un bon matchup pour moi. »
« Es-tu correct pour les armes ? Ton épée a été malmenée lors du combat de l’autre jour. »
« Plus ou moins. La forme est toujours la même, donc ce n’est pas comme si je ne pouvais pas l’utiliser… mais je vais opter pour une épée de réserve. C’est une épée bon marché, et je ne peux faire passer que de l’esprit à travers elle, mais ça devrait mieux fonctionner pour cette fois. »
« C’est sans doute mieux ainsi, puisqu’il est apparemment capable d’ignorer la magie à longue portée. Qui sait quelle serait l’efficacité d’une lame chargée de mana ? »
***
Partie 4
« Quoi qu’il en soit, il va falloir utiliser plus que des mots pour nous convaincre ! N’est-ce pas, Vaasa ? »
« Tu as raison, Fuana ! »
Je pouvais entendre leur enthousiasme très clairement, ce qui signifiait que Lorraine le pouvait aussi. L’air dépité que nous partagions — sans qu’elle puisse voir le mien — montrait clairement ce que nous pensions : nous n’allions pas pouvoir régler ce problème en discutant.
« Que préférez-vous ? » demanda le vieil homme.
Les deux avaient répondu sans hésiter.
« Laissez-nous combattre ceux qui vous ont battus ! » demanda Fuana. « S’ils nous battent, nous vous amènerons au chef ! »
« Si nous gagnons, ils n’iront pas plus loin ! » déclara Vaasa. « C’est valable pour vous aussi, papy et gobelin ! »
Alors.
Le vieil homme soupira lourdement. « Très bien, très bien. Faites ce que vous voulez. » Il se tourna vers nous et baissa la voix jusqu’à chuchoter. « Voilà, c’est fait. Bonne chance à vous deux. »
Je ne serais pas surpris qu’il se soit attendu à ce que cela se produise. Il avait certainement une bonne idée du genre de personnes qu’ils étaient. Cela m’avait fait penser à une chose.
« Est-ce que tous les gens que vous avez repérés sont des idiots aussi directs ? » avais-je demandé.
Si c’était le cas, je pouvais imaginer à quel point le vieil homme avait la vie dure. Gobelin était du genre intelligent, mais Sirène semblait plus proche de ces deux-là, bien que plus calme en comparaison. Elle était prête à entendre ce que nous avions à dire, après tout.
Le vieil homme secoua la tête. « Non, Dieu nous en préserve. Ce ne sont que des exceptions. Tous ceux qui savent vraiment ce qu’ils font sont envoyés en mission, alors ils ne sont généralement pas là. Ces deux-là passent la plupart de leur temps ici parce que nous ne pouvons leur donner que du travail simple. »
Le fait d’être tenu à l’écart des emplois semblait en fait leur convenir.
« Ce qui ne veut pas dire que nous ne leur faisons rien faire », poursuit le vieil homme. « Il y a le travail de bureau, et l’organisation doit aussi gérer le Colisée. Quand il n’y a pas d’affaires de cape et d’épée, c’est eux qui s’en chargent. J’imagine qu’ils ont beaucoup de temps libre en ce moment. Aucun tournoi n’a lieu et aucun autre événement n’est prévu. L’arène a aussi ses jours de repos, alors… »
« Une partie de la raison pour laquelle ils font cela est peut-être juste pour s’occuper, » marmonna Gobelin.
Je voulais vraiment le nier, mais il était évident, d’après leur entrée, qu’ils avaient du temps à tuer. Pourtant, même si nous voulions fuir tout cela, ce n’était pas une option.
J’avais regardé Lorraine et nous avons hoché la tête l’une pour l’autre.
« D’accord, on vous prend ! », avais-je lancé. « Qui se bat contre qui ? »
Bien sûr, il valait mieux que je prenne Vaasa, et Lorraine, Fuana, mais nous ne pouvions pas vraiment le dire, car étant donné leurs attitudes contrariantes, il y avait de fortes chances que cela se termine dans l’autre sens.
Si nous leur donnions le choix, Fuana, qui s’intéressait à la magie, choisirait Lorraine, et il ne resterait plus que moi à Vaasa. C’était l’idée, en tout cas.
Pour appuyer le plan, le vieil homme ajouta un commentaire de son cru. « Oh, c’est vrai. C’est Lorraine qui m’a terrassé avec ses puissants sorts, certes, mais elle ne m’a pas assommé. C’est Rentt qui m’a achevé. Avec une épée, rien de moins. »
À peine avait-il fini de parler que…
« Alors c’est moi qui vais t’affronter, Rentt ! » hurla Vaasa.
« Hé ! » cria Fuana. « Pourquoi est-ce toi qui choisis en premier !? »
« Est-ce important ? Tu n’as pas dit que tu étais vraiment intéressé par le mage ? S’ils ne mentent pas, alors elle peut lancer un tas de sorts très rapidement avec une puissance de feu supérieure à la tienne. Je doute que ce soit vrai. »
« Hmm… Je suppose que tu as raison ! » Fuana acquiesça immédiatement. « D’accord, alors je vous emmène, madame ! Est-ce compris ? »
Pour quelqu’un qui s’appelle l’« experte en sortilèges », elle n’avait pas l’air si intelligente que ça. Quoi qu’il en soit, il était pratique pour nous de jouer le jeu. Tout se passait comme nous l’avions prévu, aussi ni Lorraine ni moi n’avons soulevé d’objection.
« D’accord, » avais-je dit. « Cela nous convient. »
◆◇◆◇◆
Nous avions discuté de la forme que prendraient les combats et, bien sûr, il avait été décidé que nous utiliserions l’arène souterraine.
Cette arène — et celle du dessus aussi — était équipée de dispositifs créant des sorts de bouclier capables d’empêcher toutes sortes d’attaques, magiques ou autres, d’atteindre les sièges des spectateurs, de sorte que nous pouvions nous battre sans avoir à nous en soucier.
Comme n’importe quel membre de l’organisation pouvait les utiliser, Gobelin s’était porté volontaire. Nous avions besoin que le vieil homme garde un œil sur la zone afin que, en cas de besoin, il puisse utiliser ses capacités pour amener Vaasa et Fuana à nous écouter.
Eux, en revanche, n’en savaient rien. Fuana était actuellement assise sur les sièges des spectateurs, l’air excité de regarder le match à venir, et Vaasa était juste en face de moi, tenant une lance dans la main.
Si vous ne l’aviez pas encore deviné, c’était un lancier. Je maniais une épée à une main comme d’habitude, bien qu’elle ne puisse pas canaliser le mana ou la divinité. Cependant, comme le mana ne fonctionnait pas sur lui de toute façon, ce ne serait pas un problème si je ne pouvais pas l’utiliser. Quant à ma divinité, je voulais la garder secrète pour l’instant. Je ne pouvais pas me débarrasser de tous mes atouts. Je l’avais fait contre le vieux, mais c’était parce qu’il nous avait mis au pied du mur.
Ce n’est pas que j’étais trop confiant. C’est plutôt parce que je n’étais pas sûr de moi que je faisais l’effort de cacher mes astuces. Cela n’aurait pas eu d’importance s’il s’était avéré que j’avais mal jugé et que j’avais perdu à cause de cela.
« Un épéiste, hein ? » dit Vaasa. « Il n’y a aucune chance qu’une aiguille comme celle-là ait pu assommer grand-père. »
Il n’avait pas tort, mon épée n’était qu’une aiguille comparée à la forme géante du vieil homme. J’aurais peut-être pu l’utiliser pour faire de l’acupuncture, selon l’endroit où je l’aurais poignardé. Malheureusement, tout ce que j’avais fait, c’était de l’assommer.
« Même les aiguilles peuvent faire mal si elles piquent au bon endroit », avais-je répondu. « Voulez-vous le voir par vous-même ? »
D’accord, ce n’était pas la réponse la plus spirituelle, mais c’était moi. C’est ce que vous avez obtenu.
« Ha ! » ricana Vaasa en se moquant de moi. Mais je ne m’étais pas laissé faire.
Le vieil homme se tenait entre nous au centre de l’arène, faisant office d’arbitre. « Très bien, le match va maintenant commencer. Êtes-vous prêts tous les deux ? »
Lorsque nous avions décidé qui serait l’arbitre, la réponse était assez évidente. Lorraine aurait pu le faire, mais les choses auraient pu mal tourner si on l’avait accusée, après le combat, d’avoir un parti pris pour moi.
On aurait pu penser que le vieil homme serait soupçonné d’être un traître, mais Vaasa avait une confiance totale en lui, disant qu’il était tout à fait juste quand il s’agissait de ce genre de choses.
Après avoir vu Vaasa et moi hocher la tête, le vieil homme hocha la tête lui aussi, leva la main, puis…
« Commencez ! »
Il la fit pivoter vers le bas, signalant que le simulacre de combat avait commencé.
◆◇◆◇◆
Tout d’abord, je m’étais dit qu’il fallait tâter un peu le terrain. Je ne le sous-estimais pas, au contraire. L’idée de jeter toute la prudence au vent dès le départ et de tout miser sur un seul échange décisif était tout simplement trop terrible pour être envisagée. Au pire, je préférais un combat d’endurance. Je n’avais pas encore décidé si c’était nécessaire, mais la décision serait claire après que mon épée ait croisé sa lance plusieurs fois.
Quoi qu’il en soit, les premiers coups étaient les premiers. Il restait quelques pas entre moi et Vaasa, et il se tenait debout, l’arme prête. Je m’élançai pour réduire la distance, allant aussi vite que le vent. Au sens figuré, bien sûr. En fait, je n’étais pas si rapide que ça. Certes, je pensais me déplacer un peu plus vite que d’habitude en combat, mais c’était parce que j’utilisais la quasi-totalité de mon mana pour me renforcer physiquement.
On nous avait dit que la magie ne fonctionnait pas vraiment sur Vaasa, mais ce n’est pas parce que je ne pouvais pas utiliser le mana pour l’attaquer que je ne pouvais pas l’utiliser pour m’améliorer. Cela signifiait simplement que j’en avais encore plus à ma disposition. Je ne l’utilisais pas jusqu’à la dernière goutte, car je devais en garder un peu au cas où j’aurais besoin de lancer un sort de bouclier. Même si l’utilisation de la Division me donnait l’impression de n’avoir subi aucun dégât, elle s’accumulait quand même, et moins je subissais d’attaques, mieux c’était.
« Hmm !? »
Vaasa semblait surpris que j’aie comblé la distance instantanément — d’accord, peut-être pas instantanément, mais c’est ce que j’avais voulu faire. Il s’était empressé de mettre sa lance en position de garde et s’était préparé à me l’asséner.
Sa vitesse de réaction était impressionnante. Je m’étais un peu moqué de lui à cause de la comédie stupide qu’il avait jouée avant le combat, mais je m’étais excusé intérieurement et j’avais réévalué mon opinion à son sujet.
Bien sûr, j’avais encore l’initiative. J’avais lancé mon offensive en sachant pertinemment qu’il pouvait réagir. Vaasa m’avait donné un coup en diagonale sur ma gauche, me donnant une idée de sa personnalité. Je m’étais volontairement placé sur sa trajectoire, avec l’intention de m’écarter au dernier moment…
Soudain, j’avais eu un mauvais pressentiment. Dans le coin de ma vision, j’avais aperçu la bouche de Vaasa : il souriait. C’est alors que je réalisais que je sentais quelque chose venir vers mon flanc gauche.
Il fallait que je réfléchisse vite. J’avais évité la lance, qui avait continué à descendre vers ma droite. Vaasa n’avait pas l’air de faire autre chose, mais j’avais une bonne idée de la raison pour laquelle il s’était laissé entraîner dans cette situation. C’était à cause de sa capacité spéciale. J’en avais eu la preuve lorsque j’avais jeté un bref coup d’œil sur ma gauche et que j’avais vu plusieurs lames étincelantes, semblables à des poignards, voler vers moi. Elles avaient commencé à bouger le temps d’un battement de cœur après que j’eus esquivé la lance, et elles se déplaçaient rapidement.
Si Vaasa avait intentionnellement visé cette ouverture où je ne pouvais pas esquiver parce que ma propre inertie m’entraînait, alors il n’était pas aussi simple que je l’avais cru. Pas étonnant que le vieil homme l’ait qualifié d’habile et nous ait dit de ne pas le sous-estimer. Avec un peu plus de bon sens et de discrétion, Vaasa ferait un excellent agent de l’organisation. Je trouvais ça dommage, et je ne me souciais même pas de l’organisation.
Cela ne signifie pas pour autant que j’allais subir son attaque. Nous venions à peine de commencer. Le laisser porter le premier coup reviendrait à lui céder le flux du combat, et je n’allais pas laisser cela se produire. Cela dit, ce n’était pas le bon moment pour utiliser la Division.
Je devais éviter les dagues à tout prix. Heureusement, le fait de ne pas être humain me donnait des options. Les articulations de mon corps avaient une plus grande amplitude de mouvement qu’un être humain. Si je le voulais, je pouvais tourner la tête — ce qui était terrifiant, si je puis dire.
***
Partie 5
Il n’y avait pas que mes articulations. Je pouvais plier toutes sortes de parties du corps de manière assez impressionnante. Par exemple, je pouvais me pencher en arrière à angle droit. Je fis pleinement usage de cette flexibilité — euh, peut-être que le terme de monstruosité est plus approprié — et je me tordis pour éviter ce que je considérais maintenant comme trois dagues, qui auraient frappé ma tête, ma poitrine et mon estomac.
Pour résumer, je m’étais contorsionné très, très fort. Assez pour que la colonne vertébrale d’une personne normale se brise en morceaux. Et mes efforts avaient payé : les dagues avaient continué leur vol droit devant moi.
Pendant un moment, Vaasa avait été sidéré par mes mouvements inhumains avant de retrouver sa voix. « Quoi — ? Qu’est-ce que c’était que ça !? »
Je m’étais dit que c’était de bonne guerre. Si j’avais vu quelqu’un bouger comme ça quand j’étais encore humain, j’aurais eu exactement la même réaction, jusqu’au visage et aux mots. Mais pour l’instant, je savais très bien que je pouvais faire ce genre de choses, alors ce n’était pas grave.
Vaasa s’était figé en état de choc pendant un moment, ce qui faisait de lui une cible parfaite. Dans ma nouvelle position, la pointe de mon épée planait juste au-dessus du sol, et je l’avais brandie pour le frapper.
Pour vous donner une meilleure idée de la scène, j’étais penché en arrière, presque en train de faire un pont, et j’avais fait pivoter l’épée dans ma main droite vers le haut. C’était un mouvement impossible pour un humain normal, mais pour moi, c’était facile. Après tout, j’avais fait des tests approfondis pour savoir de quoi j’étais capable. J’avais même pratiqué le genre de scénario dans lequel je me trouvais maintenant, pensant qu’un adversaire humain aurait plus d’ouvertures par le bas.
Le problème, c’est que comme ma position n’était pas solide, je ne pouvais pas donner beaucoup de force à mon épée. Néanmoins, je pouvais compenser cela en améliorant physiquement mes bras et en chargeant mon épée d’esprit. En somme, c’était une attaque qui utilisait largement les propriétés uniques de mon corps et mes propres efforts. Je doute que quelqu’un ait déjà reçu une telle attaque.
« Grrraaahhh ! »
À cette distance, il était impossible que Vaasa ne remarque pas que mon épée s’approchait de lui. Comme je m’y attendais, il déplaça sa lance pour se défendre. Mon épée s’était heurtée à elle, provoquant une gerbe d’étincelles. Vaasa avait perdu le rapport de force et avait volé en arrière. Ce n’était pas une surprise, j’avais mis beaucoup de puissance dans cette attaque, et sa défense avait été précipitée.
J’avais envisagé de le poursuivre… mais j’avais abandonné l’idée. Les dagues qui m’avaient attaqué plus tôt avaient disparu. Vaasa attendait probablement que je me dirige directement vers lui pour en profiter pour frapper.
De plus, je pouvais profiter de cette brève accalmie pour corriger ma position. Je m’étais redressé de la position du pont et j’avais repris ma position initiale. Vaasa avait atterri à une certaine distance et avait repris sa position. J’étais impressionné, ses bases étaient solides. D’un autre côté, je pouvais lire le choc dans ses yeux.
Attendez, non, c’était de la terreur. Allez, il fallait vraiment qu’il me regarde comme ça ?
◆◇◆◇◆
« Quelles sont ses capacités… ? Ces… mouvements de ver. Comment… ? »
Assis à côté de Lorraine dans les gradins de l’arène souterraine, Spriggan affichait une expression de stupéfaction vide sur son visage. Il n’était pas difficile de deviner que les mouvements inhumains de Rentt en étaient la cause.
Quoi qu’il en soit, Lorraine avait du mal à répondre. Elle connaissait la réponse, bien sûr. C’était très simple : Rentt Faina n’était pas humain. Il était donc capable de mouvements inhumains. Équation terminée, preuve faite.
Une partie d’elle voulait le dire et en finir, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas. Le vieil homme était relativement coopératif parce qu’il avait pris Rentt pour un porteur de capacité. Plus important encore, moins il y avait de gens qui savaient que Rentt était un monstre, mieux c’était. Une bonne partie des gens le savaient déjà, mais aucun d’entre eux n’était du genre à révéler ce genre de secret. Le vieil homme semblait également digne de confiance à cet égard, mais il appartenait également à une organisation ennemie, alors elle ne pouvait pas lui dire.
« Je n’en suis pas tout à fait sûre moi-même », avait-elle déclaré. « Je me suis penchée sur la question de différentes manières, mais il ne semble pas que l’on puisse la résumer en quelques mots. »
Dans un sens, c’était la vérité. Quel genre de monstre était Rentt ? Elle n’en était toujours pas sûre. Elle savait qu’il était une sorte de vampire ou de parenté de vampire, oui, mais c’était tout. Ce n’était pas suffisant pour l’identifier. Il n’était pas rare qu’une créature ressemblant à un lapin soit découverte dans la nature et étiquetée comme une espèce de lapin, de lapin sauvage ou de lapin apparenté, mais qu’il s’agisse en fait d’une sorte de chien.
Elle ne savait vraiment pas ce qu’était Rentt. C’était presque suffisant pour qu’elle veuille le faire identifier par le Dieu de l’Évaluation sur-le-champ, mais elle avait trop de choses à régler avant. Tellement de choses, en fait, qu’elle n’était pas sûre de savoir quand ils en auraient fini avec tout cela. Il n’y avait cependant pas lieu de se précipiter. Jusqu’à ce que la réponse soit claire, elle pouvait s’amuser à l’étudier de toutes sortes de façons. Elle savait que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne trouvent quelque chose, aussi ne ressentait-elle pas de sentiment d’urgence.
« Hmm… » marmonna le vieil homme. « C’est vrai. Les capacités simples à comprendre comme la mienne sont étonnamment rares. »
Manifestement, il avait trouvé sa propre rationalisation pour les circonstances de Rentt.
« Est-ce que celui de Vaasa est aussi l’un d’entre eux ? » demanda Lorraine.
« Hmm. Vous savez qu’il se fait appeler “Strongiron” ? C’est parce qu’il pense qu’il peut créer du métal à partir de rien. »
Cela signifiait-il que les autres membres de l’organisation ne reconnaissaient pas l’autoappellation de Vaasa ? Elle avait un peu de mal à s’en soucier, vu que leurs noms de code étaient plus ou moins un jeu pour eux, mais il était vrai qu’il ne servait à rien d’avoir un nom si personne ne vous appelait par ce nom. Maintenant qu’elle y pensait, le vieil homme et les gardes à l’entrée avaient tous deux utilisé « Vaasa ».
« N’est-ce pas le cas ? » demande-t-elle.
« Je n’en suis pas tout à fait sûr. Vous voyez, quand il était enfant, il pouvait créer des morceaux de sel. Il ne s’en souvient pas, mais moi si. Quand je l’ai fait réessayer, il n’y est pas parvenu. »
« A-t-il perdu ses capacités ? »
« La théorie actuelle concernant les porteurs de capacités est que nous ne pouvons pas les perdre une fois qu’elles se sont manifestées. »
« Pourtant Vaasa… »
« A perdu le sien, oui. Personnellement, je pense qu’il s’agit d’un problème conceptuel. Il n’a pas perdu ses capacités, mais il croit inconsciemment qu’attaquer avec des armes en métal est l’option la plus forte, et il s’est donc retrouvé incapable de faire autre chose. C’est un peu comme si une personne était convaincue au fond d’elle-même qu’elle ne pouvait pas grimper en haut d’une colline, et qu’elle en devenait vraiment incapable. »
« Vous êtes donc en train de dire que la perception d’une personne a un effet important sur ses capacités ? »
« Je crois que oui. Dans le cas de Rentt… Je m’interroge. Lorsqu’il m’a combattu, son corps a entièrement perdu sa forme. Peut-être peut-il manipuler sa structure à volonté ? Hmm. Je suis peut-être sur la bonne voie. »
C’était en fait assez proche de la réalité. C’est exactement ce que faisait la Division de Rentt. Lorraine réfléchit à sa réponse. Elle pouvait réfuter les propos du vieil homme, mais cela risquait d’entraîner une série de questions troublantes. Mais avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, un cri retentit dans l’arène.
Vaasa s’était arrêté après avoir été repoussé par Rentt et avait repris sa position.
◆◇◆◇◆
« H-Hey ! Qu’est-ce que c’était !? Quel genre de corps as-tu ? »
Vaasa me regardait comme si j’étais une créature qu’il n’avait jamais vue auparavant. C’était loin de l’humeur joyeuse qu’il affichait tout à l’heure, et même si je ne l’avais rencontré qu’aujourd’hui, j’avais l’impression qu’il ne se comportait pas comme il le faisait.
« Quel genre ? » répondis-je. « Cette sorte. »
J’avais fait tourner un certain nombre d’articulations pour lui montrer, y compris mon cou, que j’avais tourné de manière à ce que ma tête soit tournée vers l’arrière. C’était étrange de voir les choses de ce point de vue, si je puis dire, mais cela ne signifiait pas que je baissais ma garde, j’avais toujours mes sens concentrés derrière moi.
Avec une série de craquements, j’avais remis ma tête dans sa position initiale et j’avais vu que Vaasa avait l’air encore plus terrifié qu’avant. Sérieusement ? Après tout le mal que je me suis donné pour lui faire une démonstration détaillée… Je plaisante. Bien sûr qu’il réagirait ainsi.
« Qu’est-ce que tu es ? Un monstre ? »
« C’est un peu exagéré, venant de quelqu’un qui est collègue avec ce vieux géant. Je dirais qu’il est bien au-dessus de moi lorsqu’il s’agit d’allure de monstres. »
« Je veux dire, oui, mais tu es toi-même assez haut placé. »
Oh, il était d’accord avec moi. Je ne pensais pas qu’il traiterait son collègue de travail comme un monstre. Cependant, cela ne signifiait pas que je pouvais être d’accord avec lui. J’étais humain. Enfin, c’était en fait un travail en cours, mais tout de même.
« Non, je suis tout à fait normal », dis-je. « De toute façon, vous n’êtes pas du genre à pouvoir me pointer du doigt. C’était quoi ces poignards tout à l’heure ? Elles sont apparues de nulle part et ont disparu aussi vite. »
Je savais pourquoi, mais la question valait la peine d’être posée. Je ne pensais pas que le vieil homme m’avait menti — c’était juste que Vaasa pouvait laisser échapper de nouvelles informations. Qui de mieux pour poser la question que la personne elle-même ?
« Ma capacité est assez normale », déclara Vaasa. « Je l’appelle “Strongiron”. Je peux créer et faire disparaître du métal sous n’importe quelle forme, quand et où je veux. »
« La création d’or et sa vente sont-elles possibles ? »
C’était une perspective excitante. Mais vu la réaction de Vaasa, il aurait pu croire que je me moquais de lui.
« Comme si ! Euh… En fait, ce n’est pas impossible pour moi, mais je ne peux pas produire autant d’or. De plus, chaque fois que je libère ma capacité, le métal que je crée disparaît. »
Dans ce cas, il y avait probablement des limites à la quantité d’autres types de métaux qu’il pouvait créer. C’est peut-être pour cela qu’il n’avait créé que trois dagues plus tôt ? Sa propre concentration peut aussi être un facteur. Mais comme je le pensais, ses capacités ne sont pas illimitées.
Le vieil homme possédait une endurance et une résistance illimitées, mais tout cela pouvait provenir de l’entraînement. De plus, Gobelin avait mentionné que l’utilisation constante de sa capacité lui avait permis de contrôler progressivement plus de gobelins à la fois. Il semblait que peu importe la forme que prenait votre pouvoir, vous deviez vous entraîner si vous vouliez devenir fort.
***
Partie 6
J’avais donc une bonne idée des capacités de Vaasa. Comme moi, il pouvait encore avoir des tours dans son sac, mais si je laissais cela m’empêcher de passer à l’offensive, ce combat n’irait nulle part. Le combat comporte toujours des risques. La victoire revenait à ceux qui s’y engageaient en connaissance de cause. C’est du moins ce que disait ma théorie.
« D’accord, reprenons ça », avais-je dit. « J’arrive. »
Je n’avais pas besoin de le dire, mais Vaasa donnait l’impression d’être un peu dans les vapes après les chocs qu’il avait reçus. J’aurais pu garder cet avantage et l’attaquer, mais je ne voulais pas qu’il crie à l’injustice après le combat. Je gagnerais ce combat à la loyale. Enfin, si l’on peut appeler « équitable » le fait d’avoir un corps capable d’encaisser des blessures mortelles et de se rétablir comme s’il était neuf.
Vaasa grogna. « Vas-y ! »
Mes paroles l’avaient sorti de son état d’hébétude et il reprit son sérieux en serrant sa lance. Sa position était ferme, je ne voyais aucune ouverture. Je ne pouvais pas dire exactement à quel point il avait récupéré, mais il était clair qu’il ne se laissait plus impressionner par ma monstruosité potentielle.
Une fois que j’avais eu confirmé cela, je l’avais chargé à nouveau. Cette fois-ci, je m’étais servi d’une bonne technique d’épée pour le frapper. Prendre un ennemi humain au dépourvu avec des mouvements inhumains était une bonne chose, mais du point de vue de la puissance, les mouvements forcés et non naturels n’étaient efficaces qu’à soixante-dix pour cent. Si j’avais pu les utiliser, c’est uniquement parce que j’avais utilisé l’esprit et le mana pour forcer les choses. Dans un vrai combat, le maniement de l’épée que j’avais affiné depuis le début de ma carrière d’aventurier était bien plus confortable à utiliser.
Mais c’était peut-être trop facile à lire, car Vaasa avait dévié mon épée avec sa lance. Il avait ensuite continué le mouvement, abaissant sa lance et visant ma poitrine, qui n’était pas du tout défendue. Mais ce n’est pas grave, car je m’étais penché en arrière et j’avais esquivé le coup.
« Encore !? » s’écria Vaasa.
Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ça, mais je ne lui reprochais pas de ne pas s’adapter. Qui s’attendrait à ce que son adversaire fasse ça dans un combat ?
Vaasa avait hésité un instant, peut-être parce qu’il ne savait pas quoi faire avec sa lance. J’avais suivi mon mouvement et j’avais posé mes mains sur le sol derrière moi, utilisant l’élan pour faire un poirier et donner un coup de pied à sa lance immobile aussi fort que possible juste en dessous de la pointe en me levant. Je ne m’étais pas arrêté là, j’avais sauté de mes mains pour faire un saut périlleux arrière et mes pieds étaient retombés sur le sol, d’où j’avais donné un coup de pied en direction de Vaasa.
Tout cela s’était passé en un seul instant, si bien qu’il n’avait pas encore ramené sa lance en position neutre. Pour l’instant, il pouvait me voir et lire mon prochain mouvement, mais il n’avait aucun moyen de m’arrêter. Je m’étais approché de lui et j’avais porté un coup horizontal à sa poitrine avec l’épée que je tenais derrière moi.
Tout ce que j’avais obtenu, c’est un claquement fort et aigu. J’avais regardé de plus près et j’avais vu quelque chose qui ressemblait à une feuille de métal recouvrant la poitrine de Vaasa. Il était évident qu’elle n’était pas là tout à l’heure, car il portait une armure de cuir légère.
Cela signifiait qu’elle avait été créée par sa capacité. Comme pour le prouver, l’instant d’après, elle s’était transformée en plusieurs projectiles ressemblant à des flèches qui s’étaient dirigés droit sur moi. Ils étaient bien plus petits que les dagues de tout à l’heure, mais ils étaient si nombreux qu’il serait difficile de les éviter.
Je ne pouvais pas esquiver directement parce que j’étais si proche, alors j’avais reculé en zigzaguant. Néanmoins, je n’avais pas réussi à les éviter complètement, et l’un d’eux m’avait effleuré l’épaule. Ma robe se trouvait sur mon chemin, et ses capacités défensives toujours fiables ne laissaient que rarement passer quelque chose. La petite flèche fut déviée par celle-ci.
Vaasa, peut-être motivé par le fait de me voir battre en retraite, s’était lancé à ma poursuite. L’offensive de sa lance était féroce. Elle commença par un coup de taille vertical, qui se transforma immédiatement en un coup de taille horizontal après que je l’ai esquivé, qui se transforma ensuite en une poussée après que j’ai sauté en arrière.
Mon épée était baissée, et je n’aurais pas pu la relever à temps pour la bloquer. Il avait donné un tour à sa lance, si bien que si elle me touchait, elle me transpercerait profondément. Je ne voulais absolument pas que cela se produise, mais lorsque j’avais tenté d’esquiver, d’autres flèches métalliques étaient apparues sur mon chemin et m’avaient tiré dessus.
La capacité de Vaasa était très pénible à gérer. J’avais dû admettre que dans de telles circonstances, elle valait son pesant d’or.
Flèches ou lance ? Dans les deux cas, je me ferais poignarder, bon sang. Pourtant, les flèches étaient le choix le plus évident — elles avaient moins de puissance derrière elles. N’ayant pas d’autre choix, je m’étais dirigé vers elles. C’était le seul moyen d’échapper à sa lance.
« Hmm !? »
Se faire transpercer par quelques flèches n’était pas très grave pour moi, à cause de mon corps, mais apparemment, Vaasa ne s’attendait pas à mon mouvement. Il avait eu l’air surpris, mais pas autant que la dernière fois : sa lance ne s’était pas arrêtée.
C’est dommage, d’ailleurs, car cela aurait pu me permettre de me dégager. Quoi qu’il en soit, comme je m’y attendais, j’avais plongé dans la gerbe de flèches métalliques créées par la capacité de Vaasa, et elles avaient transpercé le côté gauche de mon corps. Cependant, comme elles venaient de se manifester, il n’y avait pas autant de force derrière elles que je l’avais pensé, et je m’en étais sorti avec des blessures superficielles.
J’avais remercié ma chance, et avec le bref répit que je m’étais créé, j’avais ramené mon épée, l’avais chargée d’esprit, et l’avais balancée sur la tête de la lance de Vaasa.
Il s’était rapproché de moi et m’avait acculé avec son offensive, mais c’était aussi ma plus grande chance. De plus, comme ses flèches étaient toujours plantées en moi, il était difficile d’imaginer qu’il puisse utiliser sa capacité pour se défendre. Ce que j’avais lu de lui jusqu’à présent me disait qu’il ne pouvait pas créer plus de métal avant d’avoir récupéré ce qu’il avait déjà fait. Il y avait une chance qu’il fasse semblant, mais pour l’instant, c’était un pari que j’étais prêt à prendre.
Et cela avait porté ses fruits. Mon épée chargée d’esprit était entrée en contact avec la pointe de sa lance et l’avait tranchée, l’envoyant voler au loin.
« Oh, merde ! » hurla Vaasa.
Il avait interrompu son offensive et s’était replié, probablement parce qu’il avait jugé qu’il ne serait pas sage de continuer à se battre à bout portant.
Revanche réussie. J’avais regardé Vaasa, espérant un peu que le fait de casser son arme signifiait que j’avais gagné, mais il avait toujours l’air d’être prêt à partir. Le combat continuait…
◆◇◆◇◆
Je me demandais comment Vaasa comptait me combattre maintenant. En l’observant, je l’avais vu se concentrer sur quelque chose. Puis du métal avait commencé à se former à l’extrémité de sa lance brisée, créant une nouvelle pointe.
Ah. J’aurais peut-être dû m’y attendre, compte tenu de ses capacités. Mais à quel point serait-il durable et solide ? Cela ressemblait à un rafistolage à la va-vite. Mais il n’y avait qu’une seule façon de le savoir. Avant que Vaasa n’ait pu terminer ses préparatifs, je m’étais précipité sur lui.
« Hmph ! » Vaasa n’avait pas l’air de s’attendre à ce que j’attende, il avait réagi tout de suite. Il avait bloqué mon coup vers le bas avec le manche de sa lance, entre l’endroit où il la tenait. De près, j’avais vu que la poignée était recouverte d’une fine couche de métal — une couche qui semblait fortement renforcée.
Sa capacité était vraiment très polyvalente. S’il y réfléchissait davantage et la perfectionnait, il pourrait devenir redoutable, mais en l’état actuel des choses, j’avais l’air de faire plus que le poids face à lui.
Peut-être que le vieil homme avait aussi de grandes attentes pour Vaasa. S’il lui faisait combattre une myriade d’ennemis pour acquérir de l’expérience, alors… Hé, attendez. J’étais l’un de ces ennemis ? Je ne m’étonnerais pas que le vieil homme ait organisé les choses de façon à ce que son camp en profite aussi un peu.
Les mouvements de Vaasa étaient un peu différents maintenant. Ce n’était pas qu’ils s’étaient émoussés, ils avaient simplement changé. Auparavant, il avait poussé et frappé comme l’aurait fait n’importe quel lancier, mais maintenant, il se déplaçait plus comme un manieur de bâton. Il s’était probablement entraîné aux deux pour pouvoir continuer à se battre même si la pointe de sa lance se brisait. C’était tout à fait logique, puisqu’il pouvait reformer la pointe de sa lance avec sa capacité pendant un combat et redevenir un lancier.
Compte tenu de son métier, je m’étais dit qu’il n’avait pas toujours besoin de tuer ses cibles. Parfois, il devait les ramener vivantes. Il semble tout à fait plausible que l’organisation se livre à des enlèvements et à des extorsions. Dans ce cas, planter un couteau dans la victime et la tuer serait problématique. Un bâton lui donnait l’avantage de la contrainte, et il pouvait l’utiliser pour les frapper, les assommer, ce genre de choses.
Le bâton de Vaasa bougeait comme s’il dansait en parant mes attaques, tandis que mon épée le poignardait et le tailladait à des angles et à des moments inhumains qui l’empêchaient de se concentrer. Il semblait s’être habitué à l’étrangeté et à l’imprévisibilité de mon corps, mais ajuster des habitudes ancrées depuis longtemps dans ses mouvements n’était pas quelque chose que l’on pouvait faire à la volée. Un combattant de pointe qui part du principe que l’adversaire a l’amplitude de mouvement d’un humain normal n’est pas adapté à mes mouvements.
En ce qui concerne les maîtres de premier ordre, ma ruse ne posait manifestement pas beaucoup de problèmes. Il y avait des gens comme Nive, qui se déplaçait si facilement qu’elle pouvait s’occuper de vampires utilisant la Division.
C’était un autre monde, à son niveau, mais Vaasa n’était pas là. Petit à petit, mes attaques avaient commencé à le toucher. Il commençait à manquer d’endurance. Faire face en permanence à des mouvements inhabituels et à des poussées venant de directions inattendues ne mettait pas seulement à mal l’endurance physique, mais aussi l’endurance mentale.
En revanche, le concept d’endurance n’existait pratiquement pas pour moi, et ma force mentale était bien plus inébranlable qu’à l’époque où j’étais humain. Si j’en avais envie, je pouvais me battre pendant trois ou quatre jours d’affilée. Gagner un concours d’endurance contre un adversaire mort-vivant relevait de la gageure. Et ce n’était pas tout, je pouvais essuyer des dizaines de blessures mortelles comme si elles n’étaient rien. Je comprenais pourquoi les morts-vivants étaient si redoutés dans les temps anciens.
« Bon sang ! » marmonna Vaasa en me lançant un regard noir. Il devait comprendre que sa situation ne faisait qu’empirer. Il serra fermement sa lance. Sa pointe avait déjà fini de se reformer, et il se déplaçait à nouveau comme un lancier.
« Il est temps que j’en finisse », avais-je dit.
« Pas si je peux y faire face ! » Il prépara sa lance et la lança vers moi.
Comparé à lui, qui était couvert de blessures, j’étais pratiquement indemne. À proprement parler, nous nous étions blessés à peu près autant l’un que l’autre, j’avais juste reçu des coups au lieu de coupures. Cependant, mon corps de mort-vivant s’était empressé de les réparer à chaque fois, si bien qu’extérieurement, j’étais complètement indemne. Bien sûr, il y avait une limite à la quantité de force vitale que je pouvais puiser, mais le fait que mon corps soit en parfait état jusqu’à ce qu’elle s’épuise était assez injuste.
***
Partie 7
Ce n’est pas de ma faute si les choses se sont passées ainsi, alors laissez-moi un peu de mou. Néanmoins, je m’étais senti un peu mal à l’aise parce que tout cela ne m’avait pas semblé « juste et équitable ».
La poussée de Vaasa était venue droit sur moi, mais elle était faible. Je pensais qu’il serait facile de l’esquiver, mais au moment où j’avais pensé cela…
« Prends ça ! » cria Vaasa, et la pointe de sa lance se dirigea vers moi comme une flèche.
Ah. Il pouvait faire ça parce qu’il avait créé la pointe avec sa capacité. Bien qu’il ne m’ait pas pris au dépourvu, le projectile volait un peu plus fort et plus vite que ce à quoi je m’attendais. Peut-être que le fait d’avoir été acculé au pied du mur lui avait donné un sursaut de force, ou peut-être qu’il avait organisé les choses de manière à pouvoir tout miser sur ce moment. Je n’en savais rien. Mais la pointe de sa lance fila droit et, avant que je ne puisse m’écarter, se planta dans mon estomac.
« Oui ! » Avec un nouvel élan, Vaasa s’avança pour poursuivre son attaque. C’était naturel, d’habitude, c’était le genre de blessure qui émoussait les réactions d’une personne, même si elle essayait de se battre. Mais…
« Ça pique un peu. » La pointe de la lance étant toujours dans mon estomac, je l’avais ignorée et j’avais avancé vers Vaasa, mes mouvements n’étant pas différents de ceux de tout à l’heure.
« Qu’est-ce que c’est ? »
Naturellement, mon absence de réaction le troubla, ce qui était logique. Aucun humain ne pourrait se prendre une flèche dans l’estomac et garder exactement la même expression, et encore moins se déplacer sans entrave, mais je n’étais pas humain, et c’est tout. Si j’avais été humain, je n’aurais probablement pas gagné, pour commencer.
Alors que je réfléchissais à cela, j’avais abattu mon épée sur sa tête. Je n’allais pas le tuer, bien sûr, mais j’avais utilisé le plat de la lame. Je visais juste, et je l’avais touché directement.
« Ack ! »
Vaasa s’était immédiatement effondré. Ses yeux remontèrent dans sa tête et il resta là, immobile.
« Hé, vous êtes vivant… non ? » Un peu inquiet d’en avoir trop fait dans mon élan, je m’étais approché et j’avais vérifié qu’il allait bien.
Après avoir confirmé qu’il était bien vivant, j’avais regardé le vieil homme.
« Il est vraiment assommé. C’est votre victoire, Rentt. »
◆◇◆◇◆
« Qu’est-ce que c’était ? » hurla une voix à côté de Lorraine, depuis les tribunes des spectateurs. Le vieil homme était déjà descendu pour vérifier si Vaasa était hors d’état de nuire.
Bien qu’il ait été l’arbitre du combat, annonçant le début et empêchant toute interférence extérieure, il n’y avait eu aucun problème à ce qu’il soit assis dans les gradins. Il avait dû s’approcher pour vérifier si Vaasa était encore en vie ou simplement inconscient, mais c’était une évidence.
Lorraine regarda vers l’endroit d’où provenait le cri et vit Fuana l’experte en sortilèges. Elle avait du mal à croire au combat auquel elle venait d’assister. Son incrédulité n’était probablement pas due à la défaite de Vaasa, à son sens de la camaraderie et à sa foi en lui, mais simplement aux mouvements de Rentt.
Lorraine était avec Rentt depuis le plus longtemps, depuis qu’il avait obtenu son corps de mort-vivant, et même elle avait parfois du mal à y croire. Il est facile d’imaginer le choc que cela représente pour quelqu’un qui le voit pour la première fois.
Sentant l’occasion de s’amuser, Lorraine appela Fuana. « Quelque chose ne va pas ? »
« Quelque chose ne va pas ? Bien sûr qu’il y a un problème ! Tu n’as pas vu ça ? »
« Voir quoi ? »
« Il s’est déplacé comme s’il n’avait pas de colonne vertébrale ! Vaasa a porté un bon nombre de coups, mais il n’a pas du tout réagi ! Même pas à la fin, quand la pointe de la lance s’est plantée dans son estomac ! »
Les morts-vivants avaient en effet des colonnes vertébrales, mais leur corps était aussi souple que celui d’un mollusque. C’était une caractéristique unique qui faisait que presque tous les dégâts qu’ils subissaient n’avaient aucune importance jusqu’à ce que leur existence ne puisse plus se maintenir et s’éteigne. C’est pourquoi Rentt n’avait pas réagi aux coups de Vaasa, ni même à la pointe de la lance. Cependant, elle ne pouvait pas l’expliquer, et même si elle le pouvait, il n’y avait aucune garantie que Fuana y croirait. N’ayant pas d’autre choix, Lorraine avait choisi de donner ce qui pourrait être considéré comme une excuse un peu inexacte.
« C’est juste sa capacité, non ? Quand j’ai vu Vaasa utiliser son — ça s’appelle Strongiron, non ? — j’ai ressenti la même chose. Une capacité qui permet de créer des armes à partir de rien ? J’avais envie de lui hurler de mieux respecter les lois de la physique. »
À vrai dire, elle se demandait comment Vaasa s’y prenait. Elle pouvait comprendre les techniques de magie et d’esprit, car il s’agissait de phénomènes qui se manifestaient en utilisant les énergies du mana et de l’esprit respectivement. Cependant, elle avait l’impression que les capacités uniques étaient dérivées de quelque chose d’autre. Elles ne semblaient pas faire appel à une quelconque énergie. Peut-être que, comme pour le mana, seuls ceux qui le possédaient pouvaient le ressentir, mais…
En ce sens, Rentt et Vaasa semblaient aussi inhabituels l’un que l’autre pour un humain « normal » comme elle.
Malgré le fait qu’elle soit elle-même une utilisatrice de pouvoir, Fuana trouvait toujours Rentt étrange. « Même papy montrerait une réaction après avoir pris autant de coups ! Cette capacité est juste… bizarre ! »
« Vous croyez ? » dit Lorraine. « Je me demande s’il y a une limite à l’éventail des capacités possibles. Je n’en ai pas vraiment conscience moi-même… »
Avant que leur conversation, étrangement mal assortie, ne puisse se poursuivre…
« Ouf, j’ai réussi à gagner. »
Rentt s’approcha des tribunes des spectateurs. À ses côtés se trouvait le vieil homme, qui portait Vaasa sur son épaule — très facilement d’ailleurs, ce qui paraissait presque étrange étant donné la grande taille de l’inconscient, mais étant donné la vraie nature du vieil homme, c’était tout à fait logique. S’il le voulait, il pourrait devenir plusieurs fois plus grand que Vaasa.
Le vieil homme atteignit les tribunes et y jetta Vaasa avec désinvolture.
« Wôw, hey », dit Rentt, inquiet. « Va-t-il s’en sortir ? Je viens de l’assommer. Ne devriez-vous pas être un peu plus prudent avec lui… ? »
Le vieil homme ricana. « Il ne s’entraîne pas comme il le fait pour que quelque chose comme ça suffise à le blesser. De plus, il a trop souvent baissé sa garde. Un peu de rudesse ne lui fera pas de mal. »
« Personnellement, j’ai trouvé qu’il s’était bien battu. Surtout si l’on considère que j’étais son adversaire. »
« Hmm ? C’est de l’insatisfaction que j’observe sur votre visage ? »
« Non, ce n’est pas ça… Je me suis juste dit que j’avais été un peu injuste. »
Rentt parlait probablement du fait qu’il avait essentiellement forcé la victoire en vertu du fait qu’il était mort-vivant. Même si son niveau de compétence était égal, ou même inférieur d’un échelon, sa résistance et son endurance inépuisables pouvaient lui permettre de gagner de toute façon. En fait, il estimait peut-être qu’il n’avait pas gagné par son propre mérite.
Cependant, le vieil homme répondit : « Même si vous avez forcé la victoire avec votre capacité, cela compte toujours comme votre propre compétence. Tout d’abord, considérez ceci : nous sommes une organisation de la pègre qui a tenté de vous assassiner. Il vous a défié dans un combat direct sans faire de recherches préalables et a perdu. On voit bien qui de vous deux est le fou. »
Le ton du vieil homme semblait dérisoire, probablement parce qu’il avait fait la même erreur il y a quelques jours à peine. Pourtant, à l’époque, Gobelin, Sirène et lui avaient reçu des informations de l’organisation, avaient fait de leur mieux pour ne pas se faire remarquer et n’avaient eu recours à la force brute qu’après l’échec de tout le reste. En comparaison, Vaasa avait choisi de foncer tête baissée, ce qui ne faisait que confirmer le raisonnement du vieil homme.
« Vous le croyez ? » demanda Rennt.
« Oui. En ce sens, c’est sa défaite totale. Vous avez diligemment obtenu de moi des informations sur lui et l’avez défié après avoir planifié des contre-mesures raisonnables. J’espère qu’il en sortira en ayant appris sa leçon à cet égard… »
« Je le savais. Vous vous êtes servi de moi pour lui faire la leçon. »
« Ho ? Alors vous avez remarqué ? C’est bon, non ? De cette façon, personne n’est perdant. »
« À condition que votre organisation ne nous mette pas à nouveau des bâtons dans les roues… »
Ils étaient venus ici pour empêcher cela, mais on ne pouvait pas savoir ce qui allait se passer.
« J’espère bien que non », dit le vieil homme. « J’en ai déjà assez de vous. Ne vous inquiétez pas. Je refuserais l’ordre s’il était donné. »
« Hmm, eh bien… restons-en là pour l’instant. » Rentt se tourna vers Lorraine et Fuana. « Alors, vous êtes les prochaines, n’est-ce pas ? Vous êtes prêtes ? »
« Oui, je peux commencer quand je veux », répondit Lorraine.
« Hein !? » s’exclama Fuana. « Euh, je-je, euh, oui, je suis toujours prête ! »
Sa voix était étrangement tremblante. De toute évidence, le match de Rentt avait été un choc pour elle.
◆◇◆◇◆
Dans l’arène souterraine, deux femmes se faisaient face. L’une était une adulte qui dégageait l’aura d’un mage profondément sage, tandis que l’autre avait l’apparence et la taille d’une jeune fille et était vêtue de robes qui semblaient un peu trop grandes pour son corps.
L’adulte s’appelait Lorraine, la jeune fille était Fuana l’experte en sortilèges, et leur combat était sur le point de commencer. Comme pour mon combat contre Vaasa, l’arbitre était le vieil homme — Spriggan.
Comme tout à l’heure, il n’entrerait pas dans l’arène pendant le combat. Il jouera son rôle depuis les tribunes des spectateurs, juste avant la barrière de mana. On pourrait penser qu’il devrait regarder de plus près, mais vu l’ampleur de nos combats et la portée de nos attaques, il se devait d’être là où il était.
Un combat comme le mien et celui de Vaasa, où nous utilisions principalement l’épée et la lance, était une chose, mais les attaques de zone étaient le menu d’un combat entre mages. S’il était dans l’arène, il aurait beau faire attention, il y avait toujours une chance qu’il soit touché par des projectiles errants provenant de sorts de bombardement. C’est pourquoi il devait juger de l’extérieur. Il était suffisamment compétent et endurant pour supporter d’être à l’intérieur, mais il était stupide d’attendre de lui qu’il remplisse son rôle alors qu’il était meurtri.
C’était donc l’option la plus logique, non seulement pour les combats entre mages, mais aussi pour les combats entre porteurs de capacités, car ils se déroulaient souvent de la même manière. Si deux personnes dotées d’une capacité comme celle du vieil homme s’affrontaient, la petite arène qui en résulterait ne laisserait aucun endroit où s’enfuir. Quelle idée terrifiante !
« Très bien, le match va maintenant commencer. Êtes-vous prêtes toutes les deux ? »
D’une voix qui ne correspondait pas à sa petite taille, la question du vieil homme résonna dans toute l’arène. Les deux combattantes acquiescèrent.
« Alors… commencez ! »
***
Partie 8
Fuana fut la première à agir. Au signal du vieil homme, elle concentra son mana, puis lança une Fotiá Volídas, une boule de feu. Le fait qu’elle soit plusieurs fois plus grosse que celle d’un mage ordinaire, ainsi que la rapidité avec laquelle elle l’avait manifestée, montraient clairement qu’elle était douée.
Fotiá Volídas n’était pas un sort particulièrement avancé, et il n’y avait donc pas de quoi se vanter de pouvoir l’utiliser, mais il n’y avait pas non plus de quoi s’en moquer. Il ne blesserait peut-être pas un monstre coriace, mais un coup direct ruinerait certainement la journée d’un adversaire humain ordinaire. Il se manifestait rapidement et ne consommait pas beaucoup de mana. De plus, comme pour celui que Fuana venait de tirer, il était possible d’ajuster sa force et sa taille. Mais ce n’est pas tout.
Lorsque Lorraine vit que Fuana avait tiré un Fotiá Volídas, elle commença à se déplacer vers la droite pour se mettre à l’abri. Naturellement, elle avait amélioré ses capacités physiques grâce au mana, ce qui lui permettait de se déplacer bien plus vite que la moyenne des gens. De plus, bien qu’elle soit une mage, elle connaissait également le combat non-magique, et ses mouvements étaient donc réguliers et fluides.
Lorsqu’elle était arrivée à Maalt, elle ne disposait que de ses compétences de mage. Elle n’était pas du tout en mesure de faire des excursions dans la forêt ou de se battre contre des monstres, mais elle avait passé les dix dernières années à s’entraîner et à apprendre avec assiduité. Elle était d’une rapidité fulgurante pour n’importe quel sujet, et en plus, elle travaillait dur, tout en étant extrêmement intelligente — bien plus qu’un gars comme moi. Avant même que je m’en rende compte, elle avait appris à se déplacer en douceur, avec une agilité que l’on n’attendrait pas d’un mage.
J’étais heureux de la voir évoluer, car je l’observais depuis longtemps. Cela dit, en fin de compte, c’était une mage, et il était rare qu’elle se batte l’épée à la main.
Pour ce combat, elle ne tenait qu’une seule petite baguette. Elle pouvait très bien lancer de la magie sans elle, mais lorsqu’il s’agissait de dépenser du mana, de la vitesse de tir, et ainsi de suite, cela faisait une différence. De plus, elle m’avait dit qu’elle pouvait s’en servir pour feinter les attaques contre son adversaire. Après tout, comme la plupart des mages lançaient leurs sorts du bout de leur baguette, son adversaire se concentrerait inconsciemment sur elle, même si Lorraine pouvait lancer un sort de n’importe où. S’il ne pensait qu’à la pointe de sa baguette et que son sort arrivait soudainement juste en dessous, il allait avoir un choc.
Je m’éloignais du sujet, n’est-ce pas ?
Lorraine esquiva le Fotiá Volídas de Fuana, mais la boule de feu s’écarta soudain de sa trajectoire à angle droit et se lança à sa poursuite.
C’est la force de la Fotiá Volídas, relativement simple à manipuler. Après l’avoir lancé, on pouvait facilement manipuler sa trajectoire de vol. Il était possible de le faire avec d’autres sorts, mais plus on avançait, plus c’était difficile.
En ce sens, Fotiá Volídas était facile à gérer. Il va sans dire que Lorraine était préparée à cette éventualité. Elle sourit à la boule de feu qui la poursuivait, puis courut directement vers Fuana. Juste avant de l’atteindre, elle sortit une dague de sa taille et la pointa vers le cou de Fuana. On ne la voyait pas souvent le faire, mais cela faisait aussi partie du répertoire de Lorraine. Puis, juste avant que la boule de feu ne l’atteigne dans le dos, elle esquiva vers la gauche.
La boule de feu, incapable de la poursuivre, continua tout droit vers Fuana. Lorraine avait été trop rapide, encore plus que tout à l’heure. Elle avait dû augmenter la quantité de mana qu’elle utilisait pour se renforcer physiquement à ce moment-là.
Alors que je pensais que la boule de feu allait frapper Fuana de plein fouet, elle tendit la main vers elle et poussa un cri.
« Haah ! »
C’était suicidaire. Cela allait sans dire, mais la magie n’était pas si pratique que vos propres sorts ne vous blesseraient pas. Ce qui aurait dû arriver était le bras de Fuana explosant en flammes, mais au lieu de cela, la boule de feu disparut soudainement, laissant Fuana indemne. Pendant ce temps, Lorraine avait reculé, et les deux se faisaient maintenant face à une distance similaire à celle du début du combat.
« Est-ce que c’est sa capacité “experte en sortilèges” ? » demandai-je au vieil homme qui se trouvait à proximité.
Il acquiesça. « Elle s’appelle elle-même “experte en sortilèges”, mais oui. Comme je vous l’ai dit plus tôt, cela lui permet de voir la partie la plus faible de la structure d’un sort achevé. Vous pourriez être tenté de penser que c’est similaire aux yeux magiques, mais alors que ceux-ci permettent à une personne de percevoir des choses telles que le flux ou la quantité de mana, la capacité de Fuana est fondamentalement différente. Hmm, comment expliquer cela ? Pour utiliser le corps comme exemple, si les yeux magiques d’une personne peuvent voir les endroits où le sang se rassemble et lui permettent d’estimer où se trouvent le cœur et le cerveau, alors Fuana sait simplement où se trouvent le cœur et le cerveau d’un simple coup d’œil. »
« Je ne suis pas sûr de comprendre. La personne aux yeux magiques saurait aussi où se trouvent le cœur et le cerveau, non ? En se basant sur les endroits où le sang s’accumule. »
« Oui, mais il faudrait qu’ils passent par le processus de raisonnement pour s’en rendre compte. Fuana le sait intuitivement, en un instant. Elle n’a pas besoin de réfléchir, c’est comme ça pour elle. Continuez à regarder, et vous verrez ce que je veux dire. »
◆◇◆◇◆
Elle pouvait donc voir la partie la plus faible d’un sort en un coup d’œil. Cela semblait être une capacité forte, suffisante pour faire d’elle l’ennemie naturelle de n’importe quel mage. C’était l’équivalent de la résistance à la magie de Vaasa.
« Fuana ne doit pas non plus être un bon match pour Lorraine, hein ? » dis-je.
Le vieil homme inclina légèrement la tête. « Pas nécessairement. Vaasa annule la magie sans rien faire, mais ce n’est pas le cas de Fuana. Regardez. »
Je fis ce qu’il disait et vis que Lorraine tournait autour de Fuana au pas de course, l’air amusé et lançant des sorts à intervalles réguliers. Vráchos Volídas, Hydor Volídas, Anemos Volídas — utilisant les sorts les plus fondamentaux de chaque élément, Lorraine lança successivement des projectiles de terre, d’eau et de vent.
Néanmoins, Fuana leva la main et, avec une rafale de mana, effaça chacun d’entre eux avant qu’ils ne la touchent. Lorsqu’elle avait fait cela aux Fotiá Volídas plus tôt, elle avait eu l’air de toucher la boule de feu, mais à proprement parler, elle avait juste libéré du mana de sa paume pour perturber la structure du sort avant qu’il ne l’atteigne.
Voilà qui était utile. Mais si j’aurais aimé apprendre cette astuce par moi-même, je n’étais pas capable de déterminer le point faible d’un sort d’un seul coup d’œil. La structure des sorts n’étant pas fixe, leurs points faibles étaient toujours en mouvement. Je pouvais voir que même lorsque les sorts qui lui arrivaient étaient les mêmes, Fuana tendait sa paume à des endroits légèrement différents à chaque fois. En bref, c’était un exploit que l’on ne pouvait réaliser que si l’on possédait sa capacité unique.
Je m’étais dit que même Lorraine aurait du mal à le supporter, mais quand j’avais regardé son expression, elle était encore parfaitement à l’aise. En fait, elle avait l’air de s’amuser. Ce n’était pas la tête qu’elle faisait quand elle se retrouvait dans une situation délicate, mais celle qu’elle faisait quand elle avait trouvé quelque chose qui l’intéressait. Qu’il s’agisse de ses expériences ou d’autre chose, je connaissais la tête qu’elle faisait quand les choses n’allaient pas bien, et en ce moment, elle ne la portait pas. En d’autres termes, elle était persuadée qu’elle avait encore des atouts dans la manche.
Ensuite, peut-être parce qu’elle avait parcouru les éléments suffisamment de fois pour être satisfaite, Lorraine lança un autre sort. J’avais d’abord cru qu’il s’agissait d’une Fotiá Volídas, mais en y regardant de plus près, j’avais constaté qu’il y avait un morceau de rocher en son centre.
Il y avait des sorts qui lançaient des rochers enflammés, mais ce n’était pas le cas de celui-ci. La raison en était que les rochers de ces sorts étaient chauffés au rouge par le feu qui les enveloppait, mais que le rocher de ce que Lorraine avait lancé était encore de couleur terreuse.
Lorraine était tout à fait capable de faire ce genre d’ajustement de sort si elle le voulait, mais je ne pensais pas que c’était le cas ici. Pour ce qui est de la raison, c’est parce que Fuana, la cible du sort, l’avait esquivé au lieu de l’effacer comme elle l’avait fait avec tous les autres. S’il s’était agi d’un simple sort de bloc de pierre enflammé, je doute qu’elle ait eu à faire cela.
Alors que je réfléchissais à cela, j’avais regardé le vieil homme.
Il acquiesça. « C’était intelligent. »
Il avait dû voir mon regard perplexe, car il avait précisé sa pensée.
« Ça ne peut pas être un sort de rocher enflammé. J’ose dire que c’était un Fotiá Volídas superposé à un Vráchos Volídas. »
J’avais hoché la tête. C’était l’une des explications que j’avais envisagées aussi, mais je ne savais toujours pas exactement quel en était l’intérêt.
Le vieil homme poursuivit. « En bref, il s’agissait d’une combinaison de deux sorts. Si Fuana voulait le dissiper… »
Cela m’avait suffi pour relier le reste des points par moi-même. « Oh, j’ai compris. Comme il s’agit de deux sorts, ça lui prendrait plus de temps. »
« Correct. De plus… Ce n’est qu’une supposition, mais d’après la façon dont Fuana a utilisé son mana tout à l’heure, je pense que les points faibles de Fotiá Volídas et de Vráchos Volídas sont très éloignés l’un de l’autre. En les combinant, il doit être difficile de viser les deux en même temps. »
En gros, c’était comme essayer de transpercer le cœur de deux animaux avec une seule flèche lors d’une chasse. Même un maître en la matière n’y parviendrait pas. Il n’était donc pas étonnant que Fuana ait été obligée d’esquiver. C’était une faille étonnamment simple à exploiter dans sa capacité. Elle pouvait encore faire beaucoup de choses avant que son adversaire ne s’en aperçoive, bien sûr, mais peut-être que tout ce que cette capacité permettait de faire en fin de compte, c’était d’être un tueur à la première rencontre.
Alors que je réfléchissais, le vieil homme ajouta : « Pourtant, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent faire ça. Même si vous n’utilisez que des sorts simples, la magie en couches est une technique avancée qui consomme une grande quantité de mana. C’est une épée à double tranchant qui peut nuire au lanceur de sorts s’il en perd le contrôle. Il faut être très confiant dans sa maîtrise des sorts pour l’utiliser dans un vrai combat. »
Porter plusieurs objets amplificateurs de mana en même temps était censé les faire interférer entre eux et les faire exploser, mais Lorraine était le genre de femme à en porter de toute façon, alors…
Malgré son apparence, je m’étais dit que le mot « téméraire » était peut-être plus approprié que le mot « confiant », mais pour le bien de la dignité de Lorraine, j’avais préféré me taire. Car si elle avait le contrôle, il était aussi vrai que parfois, ses projets fous me donnaient envie de lui demander si elle était bien dans sa tête.
Cela dit, en ce qui concerne le combat actuel contre Fuana, je pense que Lorraine avait fait le bon choix. Une combinaison de deux sorts ou plus protégerait leurs points faibles individuels, de sorte que Fuana ne serait pas en mesure d’utiliser pleinement sa capacité. La fuite est sa seule option.
***
Partie 9
Le combat s’était poursuivi ainsi pendant un moment, et j’avais commencé à penser que Lorraine allait remporter une victoire écrasante. Mais elle avait alors lancé une autre combinaison Fotiá Volídas et Vráchos Volídas, et Fuana avait tenu bon et lui avait fait face.
Allait-elle essayer de l’effacer ? J’avais pensé que c’était impossible. Cependant, Fuana avait fait quelque chose de nouveau. Cette fois, elle garda sa main fermée, forma un poing, et le dirigea directement vers le sort entrant. Elle donna ensuite un coup de poing droit vers l’avant, et avec un grand bruit, elle frappa de plein fouet le morceau de roche enveloppé de flammes. Son poing s’enfonça complètement dans le rocher… et le sort disparut.
Il était évident que Fuana venait de le dissiper. Elle l’avait fait par la force brute, et je n’étais pas sûr que ce soit viable, mais le vieil homme avait l’air de s’attendre à ce que cela arrive. Il nous avait expliqué plus tôt que quelque chose de semblable pouvait se produire, alors je doutais que Lorraine ait été prise au dépourvu. Quant à savoir ce que « cela » signifiait…
« Fuana est une mage, mais c’est aussi une bagarreuse magique », dit le vieil homme. « Comme vous venez de le voir, ses armes sont ses poings. »
◆◇◆◇◆
À partir de ce moment, les mouvements de Fuana changèrent. Ses réactions n’avaient pas été lentes lorsque Lorraine lui avait lancé des sorts plus tôt, mais elles n’avaient pas non plus été particulièrement rapides. Maintenant, cependant…
Fuana décolla du sol et se rapprocha de Lorraine. On aurait dit le dernier bond d’un prédateur carnivore à la poursuite de sa proie : puissant et intense.
Si Lorraine avait été un herbivore, on pourrait imaginer qu’elle aurait paniqué, couru et se serait retrouvée plaquée au sol dans ce qui aurait été ses derniers instants. Mais elle n’était pas une proie. C’était une chasseuse qui utilisait son intelligence et sa vivacité d’esprit exceptionnelle pour attirer les prédateurs dans des pièges.
Alors que Fuana se rapprochait d’elle, Lorraine regardait calmement, comme si elle obéissait à ses instincts. Puis, juste avant que le poing de son adversaire ne l’atteigne, elle lança un sort de bouclier pour se protéger.
Bien sûr, Fuana avait encore ses capacités. Même si un sort de bouclier était intrinsèquement uniforme, il y avait toujours de petites déviations de mana en son sein. De toute évidence, elle pouvait également voir le point faible créé par ces distorsions.
Avec un craquement, le bouclier de Lorraine se brisa avant que le poing de Fuana ne le touche, mais il fallait plus que cela pour prendre le dessus sur une femme comme Lorraine.
Fuana voulut immédiatement retirer son poing, mais elle ne pouvait pas. Peu importe la force avec laquelle elle tirait, le poing ne bougeait pas, et ses yeux s’écarquillèrent de surprise. J’avais regardé de plus près, et j’avais vu que le sort de bouclier avait entouré son bras comme des chaînes, le retenant en l’air.
Le bouclier que Lorraine avait jeté plus tôt devait être à double couche. Un fragile, évident à voir, pour inciter Fuana à baisser sa garde, et un second pour s’ouvrir et se refermer à l’endroit où elle perçait le premier, afin de restreindre ses mouvements.
C’était le plan de Lorraine pour ses sorts, et il avait fonctionné. Fuana était bloquée en place. Cela ne voulait pas dire que Fuana ne pouvait pas attaquer avec le reste de son corps, puisque seule sa main était coincée, mais ce n’était pas le style de combat de Lorraine de s’approcher de toute façon.
Lorraine, voyant que Fuana ne pouvait pas bouger, sourit et commença à concentrer son mana. Elle visa alors le bras de Fuana et tira un éclair épais. Il y eut un crépitement fort, et Fuana avait eu un spasme violent avant de commencer à tomber vers le sol. Pendant un instant, j’avais pensé que Lorraine avait gagné, mais je m’étais ravisé. Je n’étais pas sûr que cela suffirait à mettre Fuana à terre.
Fuana, qui tombait en arrière, fit un rapide saut périlleux, atterrit sur ses pieds et sauta en arrière pour créer une distance avec Lorraine. De la fumée s’échappait de son corps, et on ne pouvait pas dire qu’elle était complètement indemne, mais elle n’avait pas perdu son esprit combatif. Ses yeux brillaient toujours d’une lumière ardente comme ceux d’un animal carnivore. Il était évident que Fuana était toujours prête à en découdre.
De tous, c’était Lorraine qui semblait la plus heureuse de s’en rendre compte. Le regard qu’elle lançait à Fuana disait : « Je serais déçue si tu tombais aussi facilement. »
Ce match valait vraiment la peine d’être regardé.
« Si elle pouvait bouger comme ça, elle aurait dû le faire depuis le début », avais-je murmuré.
« Elle commence parfois comme ça », répondit le vieil homme. « Mais elle a dû penser que ça ne marcherait pas avec Lorraine. »
« Dans quel sens ? »
« Lorraine est une mage, mais elle est tout à fait capable de se battre au corps à corps, non ? »
« Je pense que oui… » J’avais donné une réponse vague, car je ne voulais pas donner de détails.
Le vieil homme s’en rendit compte et se contenta de hocher la tête en guise de réponse avant de poursuivre. « Dans ce cas, il n’est pas difficile d’imaginer qu’elle aurait préparé des défenses pour faire face à une charge soudaine dès le début du match. Et même si ce n’était pas le cas, eh bien, vous avez vu ce qu’elle pouvait faire avec ces boucliers. »
« C’est logique. Je m’entraîne parfois contre elle, et chaque fois que je lui fonce dessus sans réfléchir, elle s’en sort le plus souvent. »
J’avais continué à m’entraîner contre Lorraine, même après que mon corps soit devenu un mort-vivant. C’était fondamental pour notre entraînement à tous les deux, mais pour elle, c’était aussi de l’expérimentation. Depuis que j’étais devenu un mort-vivant, je développais régulièrement de nouvelles capacités. Lors de nos combats, nous pouvions tester l’étendue de ces changements à mi-combat.
La division en était un exemple : le moi d’aujourd’hui aurait une meilleure maîtrise que le moi d’hier. Il ne s’agissait pas d’une grande différence, mais de choses comme la possibilité d’étendre ma zone d’obscurité un peu plus loin ou d’être plus rapide d’une fraction de seconde. Dans un combat, cependant, cela pouvait être énorme. La victoire se jouait après tout en un instant.
« Je crois que Fuana n’aime pas ce genre d’imprudence », dit le vieil homme.
« C’est surprenant », avais-je répondu. « Je l’avais cataloguée comme le type qui ne fait que des coups d’éclat. »
« Malgré les apparences, elle réfléchit là où ça compte. Même si je suppose que c’est autre chose qu’elle fait instinctivement, alors on pourrait peut-être dire qu’elle ne réfléchit pas du tout, mais c’est de la sémantique. En tout cas, elle essayait probablement de prendre Lorraine au dépourvu. »
Maintenant qu’il l’avait mentionné, je m’étais dit qu’il avait probablement raison. « C’est un bon point. Si j’étais un mage et que mon adversaire donnait l’impression de ne pouvoir se déplacer que comme un mage, je serais surpris qu’elle m’attaque soudainement comme ça. »
C’était sans doute ce que Fuana visait. En ce moment, elle se déplaçait dans l’arène aussi librement qu’elle le voulait. C’était moins de la magie que les mouvements d’une bête. La plupart des gens ne s’attendraient jamais à ce qu’une petite fille vêtue d’une robe trop grande comme elle soit capable de se déplacer ainsi.
Il va sans dire qu’il n’était pas bon de juger un livre à sa couverture, mais en fin de compte, l’apparence est toujours la première chose à partir de laquelle les gens se forment une opinion.
Le vieil homme acquiesça. « En effet. Bien qu’elle semble avoir échoué dans cette entreprise. Lorraine n’a pas tardé à se rendre compte de son habileté. Elle a dû être forcée d’abandonner son plan et de recourir à ses poings. »
En d’autres termes, c’est Lorraine qui avait actuellement le dessus. Pour preuve, bien qu’il semble que ce soit elle qui soit pressée en ce moment, les attaques de Fuana n’avaient pas encore réussi à percer ses défenses.
Je m’étais demandé si cela signifiait que ce serait bientôt fini…
◆◇◆◇◆
« Est-ce tout ? » demanda Lorraine en regardant son adversaire droit dans les yeux. Ils n’avaient pas perdu leur esprit combatif, même si le corps de la fille était brûlé. « Alors je vais bientôt régler ça. »
Il était difficile de dire, d’après les apparences, laquelle des deux était la méchante dans ce scénario. Lorraine était une aventurière vertueuse et Fuana était membre d’une organisation d’assassins, alors on pouvait peut-être appeler cette dernière la méchante, mais actuellement, Lorraine avait l’air d’une méchante à tous points de vue — comme une sorcière qui regardait de haut une jeune fille innocente et la poussait lentement dans ses retranchements.
« Ce n’est pas encore fini ! » cria Fuana, puis donna un coup de pied au sol.
Lorraine savait que le corps de son adversaire aurait dû subir des dégâts considérables à cause de sa foudre, mais la jeune fille se déplaçait si vite qu’elle n’en avait aucune idée. Elle fut sur Lorraine en un instant, son poing déjà à mi-parcours, mais Lorraine était protégée par un nombre incalculable de sorts de bouclier. Bien que le poing de Fuana les détruisit, un par un, elle les replaça tout aussi rapidement — non, plus rapidement — empêchant l’attaque de la fille de l’atteindre. Et ce n’est pas tout.
« Barakharba Sijn. »
Son attaque ne manqua pas non plus. Alors qu’elle terminait son chant, dix lances de foudre apparurent du ciel et frappèrent le sol, encerclant Fuana. Le ciel était encore clair, et Fuana fit un bond pour s’échapper, mais avant qu’elle ne puisse le faire, d’autres éclairs apparurent et complétèrent la prison. Puis…
« Shikhrér », murmura Lorraine.
Les lances de foudre entourant Fuana crépitèrent, puis commencèrent à frapper vers l’intérieur. La foudre s’écrasait comme une pluie torrentielle. Sans espace pour esquiver, tout ce que Fuana pouvait faire était de laisser la foudre s’abattre sur son corps. Presque personne ne pouvait recevoir une telle offensive et rester debout, mais à la surprise de Lorraine, après une douzaine de secondes d’éclairs incessants et la dissipation de la prison, Fuana se rua sur elle avec une énorme vigueur.
« Oh ? » dit Lorraine, intriguée. « Tu as enduré ça ? J’avais pensé qu’il t’avait touché directement, mais apparemment ce n’est pas le cas. »
« Hmph », répondit Fauna. « Merci de m’avoir donné ton sort ! »
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle tenta de déterminer le sens de ces mots, mais le poing de Fuana se dirigeait déjà vers elle. Pendant un moment, cela sembla stupide à Lorraine — la fille répétait exactement la même attaque — mais cette pensée fut immédiatement anéantie lorsque le coup toucha.
« Ngh ! »
Pour la première fois, le poing de Fuana traversa tous les boucliers de Lorraine. Puis il se planta directement dans son bras. Bien que Lorraine ait fait de son mieux pour atténuer le coup, elle n’était qu’une mage. Même si elle s’était renforcée physiquement avec du mana, cela ne suffisait pas à la rendre imperméable à la frappe. Elle bondit immédiatement en arrière et mit de l’espace entre elle et Fuana, mais son bras…
« C’est un peu… engourdi. »
Elle avait l’impression d’avoir été frappée par la foudre. Elle regarda Fuana, qui la poursuivait pour faire une attaque de suivi et vit que le corps de la fille était recouvert d’éclairs crépitants. C’était…
Alors que ses pensées se bousculaient, Fuana lança un autre coup de poing. Il traversa à nouveau ses boucliers, mais elle s’y attendait cette fois, et elle avait une idée approximative de sa force. Elle recréa encore plus de boucliers, augmentant leur intensité, et réussit à empêcher le poing de l’atteindre.
Fuana n’abandonna pas. Elle se tordit et envoya un coup de pied circulaire directement dans l’ouverture que son poing venait de libérer. Il traversa les boucliers restants et projeta Lorraine au loin. Fuana ne la laissa pas partir pour autant, la fille décolla du sol d’un coup de pied puissant et s’envola dans les airs, se rapprochant de la distance.
« C’est la fin ! » Fuana fit un saut périlleux en plein vol, puis se lança dans un coup de pied plongeant vers Lorraine.
Je le savais, pensa Lorraine, fascinée. C’est bien un éclair sur sa jambe.
« Mais c’est incomplet », murmura Lorraine.
Elle tira un Fotiá Volídas en plein vol pour ajuster sa trajectoire et se pousser hors de la trajectoire de la frappe plongeante de Fuana. Elle atteignit le sol en premier, visa Fuana qui n’avait pas encore atterri, et puis…
« Barak Seará ! »
Les éclairs formèrent une sphère qui enveloppa Fuana, puis ils se mélangèrent au vent et frappèrent et tranchèrent vers l’intérieur dans une violente tempête.
Fuana cria.
Le sort dura environ dix secondes. Cependant, il s’agissait de dix secondes passées sous la puissance des crocs de la tempête. À la fin, Fuana, fumante, tomba des airs et s’écrasa au sol.
Lorraine regarda le vieil homme, qui descendit dans l’arène pour s’occuper de Fuana.
« Elle est encore en vie », dit-il. « Ne vous inquiétez pas. Sa solidité est sa seule qualité. Oh, mais avant que je n’oublie : la gagnante est… Lorraine ! »
***
Partie 10
« Vous vous êtes très bien adaptée », dit le vieil homme à Lorraine alors qu’ils retournent tous les deux dans les tribunes. Il avait l’air impressionné. « Même moi, je ne savais pas que Fuana pouvait faire ça. »
« Vous parlez de la façon dont elle s’est vêtue d’éclairs ? » demanda Lorraine.
« Hmm. Je n’ai pas la moindre idée de ce que c’était. »
« Je n’en suis pas sûr non plus, mais je crois qu’elle a réutilisé le sort que je lui ai jeté pour en faire une armure. Il doit s’agir d’un sort original. Son titre d’experte en sortilèges n’est peut-être pas tout à fait faux. »
« Ho ? Était-ce si impressionnant ? »
Alors que j’écoutais leur conversation, une idée m’était venue à l’esprit. « Mais tu l’as éliminée avec le Barak Seará à la fin, n’est-ce pas ? Si elle peut porter les sorts des autres, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait avec celui-là ? »
« Sans le lui demander, je ne peux pas le dire avec certitude », répondit Lorraine, « Mais il semblerait que son sort soit encore incomplet. Elle portait ma foudre, certes, mais après avoir regardé de plus près, j’ai remarqué qu’elle en souffrait encore. Ses blessures augmentaient à chaque instant et ses dépenses en mana grimpaient en flèche. Pourtant, l’idée en elle-même est fascinante. Le sort a l’air simple, mais je pense qu’il est en fait très profond. J’aimerais bien faire quelques recherches à ce sujet. »
◆◇◆◇◆
« Ngh… »
Au bout d’un moment, Fuana se réveilla. Ses blessures s’étaient déjà en grande partie résorbées, car Lorraine l’avait aspergée d’une potion qu’elle avait sous la main.
Même si Lorraine se serait probablement fâchée contre moi pour l’avoir dit à haute voix, j’avais pensé qu’elle l’avait peut-être fait parce qu’elle se serait sentie mal de laisser une jeune fille blessée et brûlée de partout.
Lorraine murmura alors : « Cela me ferait reculer si elle perdait sa capacité à lancer ce sort à cause de cela. »
C’était ça, Lorraine : elle n’avait jamais peur d’être elle-même. Mais même si Fuana devenait incapable d’utiliser ce sort où elle portait la magie des autres comme une armure, Lorraine l’avait déjà vu une fois. Avec ses yeux magiques, elle avait probablement déjà vu à travers la structure du sort dans une certaine mesure, donc ce ne serait probablement pas un grand revers. Cela dit, comme il était encore imparfait, le processus de réflexion et l’apport du créateur seraient sans aucun doute précieux.
Je m’étais dit que Lorraine avait déjà tenu compte de tout cela dans sa décision de guérir Fuana. Et peut-être, juste peut-être, que c’était en partie parce qu’elle ne voulait pas laisser une jeune fille blessée. Malgré les apparences, Lorraine était une femme de cœur. Tant que les expériences n’étaient pas concernées, en tout cas.
Fuana se leva lentement et examina son environnement, avant de marmonner, « J’ai perdu. Tu m’as même fait utiliser mon Armure de drain de sorts. »
« Tu te sens bien ? » demanda Lorraine. « J’ai appliqué une potion sur tes blessures, elles ont donc presque disparu, mais je ne peux pas en dire autant des dommages internes que tu as pu subir. Tiens, tu devrais boire ça au cas où. »
Elle tendit une autre potion à Fuana. Sa teinte bleue ne la rendait pas très attrayante, mais les potions de Lorraine étaient assez savoureuses.
Le goût des potions pouvait varier considérablement en fonction de la personne qui les préparait. Les ingrédients comptaient aussi, mais c’était le brasseur qui décidait des aspects à privilégier. Certains ne se souciaient que de rendre les effets réparateurs aussi efficaces que possible — ce qui était extrêmement logique, si vous voulez mon avis — et d’autres se disaient que s’ils devaient de toute façon préparer une boisson, autant qu’elle soit agréable. Lorraine faisait partie de ce dernier type de brasseurs, et elle appréciait à la fois le goût et l’efficacité.
Fuana prit la potion offerte et la fixa pendant un moment.
« Ne t’inquiète pas, il n’y a pas de poison dedans », dit le vieil homme. « S’ils voulaient te tuer, ils ont déjà eu de nombreuses occasions de le faire. »
Fuana acquiesça, l’air convaincu, et commença à tout engloutir.
« C’était bien », dit-elle après avoir terminé. Elle avait l’air malheureuse, mais son expression était celle de la satisfaction. Elle avait l’air en pleine forme comparée à son apparence précédente, légèrement malade. Probablement parce que la potion s’était répandue dans son corps et avait guéri ses entrailles. Comme la première n’avait fait que l’éclabousser, elle n’avait pas eu beaucoup d’effet sur ses organes et autres.
C’est là que la magie et la divinité surpassaient les potions. Les sorts de guérison et les rites de purification affectaient tout le corps en même temps, tandis qu’une potion partait de l’endroit où elle était appliquée, puis s’imprégnait lentement vers l’extérieur. Plus on pénètre profondément dans le corps, plus l’effet réparateur d’une potion est faible. Il fallait la boire pour éviter cela, mais au milieu d’un combat, ou si on essayait de la donner à une personne inconsciente comme Fuana tout à l’heure, c’était une tâche difficile.
Mais il n’y avait pas que des inconvénients, les potions, une fois préparées, pouvaient être utilisées par n’importe qui. De plus, à condition de les conserver avec soin, elles duraient aussi longtemps que les ingrédients qui les composaient. Les sorts de guérison ou les rites de purification n’étaient disponibles que tant que leur lanceur avait la force de les utiliser. En somme, les deux options ont leurs avantages et leurs inconvénients.
« Je suis contente que tu aies l’air d’aller bien », dit Lorraine. « Maintenant, passons au sujet principal… »
« Hmm, répondit Fuana. »Tu veux rencontrer le chef, n’est-ce pas ? Alors — . »
« Non, je parlais du sort que tu as utilisé tout à l’heure. Tu l’as appelé “Armure de drain de sorts”, je crois. »
Attendez, qu’est-ce qu’elle veut dire par « non » ? Nous étions ici pour rencontrer le chef, et j’étais prêt à parier que je n’étais pas le seul présent à vouloir le faire remarquer. Mais la curiosité de Lorraine avait été piquée, et rien ne pouvait l’arrêter.
« Je comprends à peu près la structure, mais j’ai quelques questions », poursuit-elle. « De plus, il s’agit clairement d’un sort incomplet. Je l’ai vu à la difficulté que tu as eue à le contrôler et au fait qu’il te blessait. Mais je pense qu’il a un potentiel étonnant et qu’une fois terminé, il sera sans doute une arme redoutable pour nous, les mages. Maintenant, j’ai plusieurs hypothèses à te soumettre, alors… »
« U-Uh… »
Fuana avait l’air un peu déçue, mais une fois que Lorraine était dans cet état, je ne pouvais plus rien faire pour l’arrêter. Nous devions simplement attendre qu’elle soit satisfaite. Aussi, lorsque le vieil homme et Gobelin m’avaient regardé, je n’avais pu que secouer la tête.
◆◇◆◇◆
Au bout d’un moment…
« Je comprends ce que tu essaies de dire, » dit Fuana. « Tu veux que je te l’apprenne. Mais le sort est important pour moi, tu sais. Je ne peux pas le donner ainsi. »
Lorraine acquiesça avec insistance. « Bien sûr. Les inventions doivent être rémunérées équitablement. Que veux-tu ? De l’argent ? Je paierai autant que tu le souhaites. Ou peut-être de la magie ? Aimerais-tu connaître des sorts interdits ? Ou d’anciens sorts ? Je serais heureuse de te les enseigner. »
Lorraine n’avait vraiment rien retenu.
Même si Fuana avait demandé un paiement en premier lieu, elle semblait déconcertée, comme si elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui offre autant. De toute évidence, elle le voulait quand même, parce qu’elle déclara. « Alors… Apprends-moi le sort que tu as utilisé pour blesser le vieux si gravement. Cela fera l’affaire. »
Peut-être pensait-elle que Lorraine reculerait si elle demandait une magie aussi puissante.
Cependant, Lorraine n’hésita pas à donner sa réponse. « Bien sûr, tu veux commencer maintenant ? Il y avait plus d’un sort, alors il te faudra un peu de temps pour tout apprendre. Oh, je suppose que je devrais te faire une démonstration. Je vais emprunter l’arène pour un moment, si tu es d’accord. »
Puis elle descendit dans l’arène. Gobelin ne tarda pas à comprendre : sans un mot, il courut réactiver la barrière de mana.
J’étais sûr que vous pouvez deviner ce qui se passa ensuite. Lorraine se lança dans un grand spectacle de magie, composé des trois sorts qu’elle avait utilisés pour faire un malheur au vieil homme. L’énergie destructrice et l’ampleur de ces sorts firent trembler la barrière de mana de façon inquiétante.
La mâchoire de Fuana était grande ouverte et elle observait la scène en silence. Elle regardait cependant, et j’avais pensé que le mage en elle était désireux d’apprendre —
« Il n’est pas question que j’apprenne cela de sitôt… »
Ou pas. Mais une promesse est une promesse, et comme elle avait répondu aux questions de Lorraine sur son sort, j’avais pensé qu’elle était sincère et qu’elle voulait remplir sa part du marché.
◆◇◆◇◆
Alors que nous regardions Lorraine lancer sa magie, j’avais entendu une voix derrière moi.
« Elle est différente. Je suppose qu’elle doit l’être, puisqu’elle a battu Gilli. »
« Gilli ? » répondis-je distraitement, en regardant toujours Lorraine. « Qui est-ce ? »
« Oh, il ne vous a pas dit son nom ? Vous comprendriez si je disais “Spriggan” ? Son vrai nom est Gilli Flood. Il y a une ville dans le sud qui est célèbre pour ses combats de compétition, et il y est connu sous le nom de “Gilli le Monstre”. Je l’ai recruté, j’ai créé l’organisation… et c’est ainsi que nous en sommes arrivés là. D’ailleurs, je me sens mal à propos de ce qui s’est passé. Envers votre groupe et son unité. La personne que j’avais désignée pour être notre agent dans les cercles royaux nous a doublés, voyez-vous. Il ne nous a donné que des informations faussées. Je suis revenu dès que j’ai pu, mais c’est déjà le chaos. Je n’ai même pas le temps de m’occuper du travail de ma guilde. »
Jusqu’à la moitié, je n’avais écouté qu’à moitié parce que je pensais que c’était juste Gobelin qui revenait. Mais ensuite, j’avais réalisé que la personne qui parlait était différente, et j’avais enfin compris le contenu de ce qu’elle disait.
Je m’étais retourné, et comme je m’y attendais, ce n’était pas Gobelin. C’était un homme dont l’âge était difficile à déterminer. Il n’était pas jeune, et j’aurais pensé qu’il avait plus de cinquante ans, mais je n’avais pas pu le préciser plus que ça. Son physique n’était pas très imposant — il était plus ou moins dans la moyenne pour un aventurier — mais je pouvais voir, même à travers ses vêtements, qu’il l’avait bien dessiné.
De plus, bien qu’il soit calmement assis sur un siège de spectateur comme si de rien n’était, je ne voyais aucune ouverture en lui. J’avais tout de suite su que je n’aurais aucune chance contre lui dans un combat. Je ne pensais même pas pouvoir m’enfuir. Il avait une aura dangereuse qui m’avertissait que je perdrais la tête avant de pouvoir m’éloigner d’une distance décente. Cependant, malgré tout cela, son regard était joyeux, ou peut-être pourrait-on dire qu’il n’avait pas peur. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas désagréable.
Je l’aimais bien. Il y avait quelque chose en lui qui attirait les autres. Pourtant, j’avais des choses plus importantes à faire pour l’instant.
« Qui êtes-vous ? » avais-je demandé.
Ma voix était calme et détachée, mais j’étais loin de l’être. Paniquer ne m’aurait mené nulle part. Je n’avais pas du tout remarqué l’homme qui s’approchait de moi. S’il avait décidé d’attaquer, je n’aurais pas pu réagir.
***
Partie 11
De plus, je ne me voyais même pas échapper à un combat frontal contre lui, et encore moins le gagner. Et cela en tenant compte de mon corps actuel. Bref, l’instinct et la logique me disaient que paniquer ne servirait à rien.
« Moi ? Je suis — . »
L’homme semblait tout à fait heureux de me répondre, mais avant qu’il ne puisse le faire, Vaasa s’était assis en grognant sur un siège derrière lui.
« Ngh… Où suis-je… ? »
C’est alors que Vaasa vit l’homme qui se trouvait entre nous. Ses yeux s’étaient écarquillés et il s’était précipité pour s’agenouiller aux pieds de l’homme.
« Ch-Chef ! Que faites-vous dans un endroit pareil ? »
Ah. C’était donc leur chef. J’étais tout à fait disposé à le croire. La présence, le magnétisme et le sang-froid de l’homme — seule une personne vraiment exceptionnelle pouvait posséder ce qu’il avait. J’en étais persuadé, et ma perspicacité et ma capacité à juger les gens étaient importantes. N’importe qui aurait eu la même impression de lui.
L’homme avait l’air déçu que Vaasa lui ait volé sa présentation, mais il me fit face et continua.
« Voilà, c’est fait. Je suis le chef de cette organisation. Je m’appelle Jean Seebeck. Enchanté de vous rencontrer. »
C’est comme ça. Et maintenant qu’il m’avait donné son nom, je devais lui donner le mien aussi, non ? Le fait qu’il soit le chef d’une organisation d’assassins ne signifiait pas que je pouvais oublier mes manières. En fait, c’était peut-être même le contraire : sa position faisait ressortir ma nature profonde de sous-fifre.
C’était une blague.
« Je suis Rentt, un aventurier de classe Bronze », ai-je dit. « Je suis ici parce que… Je suis venu avec mon compagnon pour vous rencontrer. »
« Je le sais. Mais Bronze, est-ce vraiment le cas ? Vaasa est aussi bon que l’Argent, vous savez. Presque de l’Or, même, s’il utilise sa capacité. Bon, peut-être pas à ce point, surtout dans un combat direct. Mais il n’est pas non plus assez négligent pour se faire battre par un Bronze. »
L’homme s’adressait à moi, mais Vaasa, qui écoutait à nos côtés, avait une lueur joyeuse dans les yeux. C’était presque enfantin de sa part, mais peut-être que cela montrait à quel point il idolâtrait son chef. L’homme avait l’air d’avoir l’esprit large. Cela donnait envie de le suivre.
« Avez-vous regardé les combats ? » avais-je demandé.
« Je l’ai fait. Il y a un endroit en haut avec une vue. Puis la jeune fille là-bas a commencé à lancer de la magie ancienne, alors je suis descendu pour mieux voir. J’apprécie le spectacle. C’est assez fascinant. »
Je doutais que Lorraine ait l’habitude de se faire traiter de « jeune fille », mais il n’y avait pas beaucoup de mages qui infiltraient des organisations d’assassins et commençaient à faire étalage de magie ancienne. Je comprenais pourquoi elle avait attiré l’attention du chef.
« Vous n’alliez pas nous arrêter ? » avais-je demandé. « Nous nous battions sans votre permission. »
« Vous pouvez vous battre autant que vous le voulez, en ce qui me concerne. Bien qu’à vrai dire, je ne l’avais pas remarqué jusqu’à tout à l’heure. Votre combat avec Vaasa avait déjà commencé, alors j’ai pensé que ce serait un manque de tact de ma part de l’interrompre. Je vous aurais arrêté s’il avait semblé que vous alliez vous entretuer, mais aucun de vous n’avait l’air d’en avoir envie. »
Je n’avais pas voulu tuer Vaasa, c’était certain, mais était-ce vraiment le cas pour lui aussi ? Je me souviens très bien qu’il avait visé mes organes vitaux avec ses dagues.
« Oui, je me serais arrêté juste avant, » dit Vaasa sur la défensive.
Même si nous ignorions si c’était vrai ou non, il était trop facile d’oublier ce genre d’intention une fois que le sang avait coulé à flots. Eh bien, peu importe, nous pourrions en rester là.
« Quoi qu’il en soit, c’était un match intéressant », dit l’homme. « Je ne savais pas que tu avais une capacité, Rentt. Du moins, je n’ai jamais reçu de rapports à ce sujet lorsque vous étiez à Maalt. »
« C’est logique. C’est plutôt récent. »
L’homme acquiesça joyeusement. « Ha ha ! Je vois. Je suppose que ces choses-là arrivent. »
J’avais imaginé que le chef d’une organisation d’assassins était une personne plus menaçante et intransigeante, mais il semblait plutôt raisonnable. Peut-être qu’il nous écouterait. Mais avant d’en arriver là, je m’étais souvenu que j’avais entendu quelque chose d’un peu fou, alors je m’étais dit que je devais d’abord lui poser des questions à ce sujet.
« Hey, » avais-je dit.
« Oui ? »
« Jean Seebeck n’est-il pas… le nom du grand maître de la guilde ? » J’avais pensé que ce nom m’était familier, mais je venais juste de me rendre compte que je l’avais déjà entendu.
« Oui, c’est vrai », répondit l’homme avec désinvolture.
Au fond de moi, une idée m’avait traversé l’esprit : Ok… C’est vraiment, vraiment mauvais.
Allais-je m’en sortir vivant ?
◆◇◆◇◆
« Alors, pourriez-vous nous laisser partir d’ici en vie ? »
Maintenant que les choses en étaient arrivées là, j’avais décidé de poser la question de la manière la plus directe possible. S’il n’avait pas l’intention de nous laisser partir, je me disais qu’il serait probablement honnête à ce sujet.
Les yeux du chef Jean s’écarquillèrent et il éclata de rire. « Pfft ! C’est ce qui vous inquiétait ? Détendez-vous, vous partirez en un seul morceau. Vous êtes le préféré de Wolf, n’est-ce pas ? Qui sait ce qu’il me fera si je vous fais disparaître. »
Cela avait éveillé mon intérêt. « Est-ce que Wolf sait que vous êtes… ? »
Jean secoua la tête, anticipant ma question. « Non, il ne le sait pas. Cela ne me dérangerait pas de le lui dire, mais cela ne ferait qu’augmenter sa charge de travail. Vous savez à quel point il est sérieux dans son travail, malgré les apparences. On ne peut pas lui compliquer la tâche… même si c’est un peu fort de ma part. »
Wolf ne savait donc pas que Jean était le chef de cette organisation. C’est surprenant, je pensais qu’il l’aurait su. Ou peut-être qu’il le savait vraiment et qu’il faisait comme s’il ne le savait pas ? C’était le genre d’homme qu’était Wolf. Je suppose que je ne le saurais jamais si je ne lui demandais pas directement… mais il valait mieux ne pas mettre mon nez dans ce genre de choses. J’avais le pressentiment que cela me causerait plus d’ennuis qu’il n’en fallait. Je ne voulais pas me retrouver avec plus de problèmes que je n’en avais déjà, alors je feignais l’ignorance autant que possible.
Oh, attendez, est-ce que c’est exactement ce que Wolf ressentait ? Je suppose que je ne le saurai jamais avec certitude. À moins que quelque chose ne se passe très mal.
« Je suppose que c’est vrai », avais-je dit. « Au fait, c’est lui qui m’a ordonné de venir vous chercher. Je sais que vous êtes peut-être très occupé avec l’organisation, mais ce serait bien si vous pouviez finir votre travail et venir avec nous à Maalt. »
« Que dites-vous ? C’est la première fois que j’entends parler de ça. En fait, j’ai donné l’ordre de contacter Wolf et de lui dire de venir me voir. Je voulais avoir plus de détails sur ce qui se passe à Maalt. »
« Vous parlez du donjon ? »
« Oui. La Tour et l’Académie sont là aussi en ce moment, n’est-ce pas ? Vous pourriez penser que cela n’a rien à voir avec vous et vos compagnons, mais vous auriez tort, vous savez. »
Hmm ? Attendez, quoi ? Quel est le rapport avec la raison pour laquelle nous avons été ciblés par des assassins ?
Jean fit une pause. « Nous y reviendrons plus tard. J’ai beaucoup de choses à vous expliquer, et j’imagine que vous avez aussi beaucoup de choses à me dire. Allons voir ailleurs. Il vaut mieux que tout le monde soit au courant en même temps, non ? »
Jean avait désigné Lorraine et les autres personnes présentes dans l’arène. J’avais acquiescé, je m’étais dirigé vers les tribunes des spectateurs et j’avais fait signe à tout le monde de venir.
◆◇◆◇◆
« Je ne l’ai pas senti du tout… » me murmura Lorraine.
Elle regardait Jean, qui marchait devant nous, nous guidant à travers les couloirs du Colisée. Nous étions montés au niveau du sol, puis nous avions continué à monter. D’après Jean, son bureau se trouvait à l’étage le plus élevé, où se trouvaient également des chambres pour la royauté et la noblesse qui offraient une vue spacieuse sur l’arène en surface.
Les gens ordinaires pouvaient également assister aux matches depuis ces salles, mais pour cela, il fallait payer une année de location. Lorsque j’avais appris le montant de ces frais, j’avais fermement décidé qu’il valait mieux assister aux matchs depuis les tribunes. J’avais l’impression que les salles de nobles, bien que très chics en raison de leur emplacement, étaient un peu trop éloignées pour avoir une bonne vue des combats. Cependant, comme elles disposaient d’un équipement de visionnage magique, elles étaient probablement mieux placées de toute façon. Pourtant, je préférais personnellement assister aux combats en chair et en os, de mes propres yeux. Était-ce de la plèbe de ma part ? C’était à voir.
« Je ne l’ai pas non plus remarqué », avais-je dit. « Et Spriggan non plus. »
Les personnes qui suivaient Jean en ce moment étaient moi, Lorraine et Spriggan. Les trois autres — Gobelin, Vaasa et Fuana — étaient restés dans l’arène souterraine. Fuana avait dit qu’elle voulait pratiquer la magie ancienne que Lorraine lui avait enseignée, et Vaasa allait lui servir de cible factice. Gobelin s’occupait des barrières de mana de l’arène.
Apparemment, il n’était pas certain que Fuana soit capable de maîtriser les sorts de Lorraine, alors puisque Lorraine avait signalé des failles dans son Armure de Drain de Sorts qui pouvaient être corrigées immédiatement, Fuana avait dit qu’elle allait faire de même.
Malgré les apparences, elle semblait être une chercheuse, tout comme Lorraine. Au vu de sa personnalité et de son entrée en scène, j’avais un peu pris à la légère cette histoire d’« experte en sortilèges », mais maintenant que j’avais révisé mon opinion sur elle, je me rendais compte que ce titre n’était peut-être pas si éloigné de la vérité.
« Je n’ai rien remarqué », dit Spriggan. « Je n’y peux rien. C’est le chef. Vous devriez entendre ce que j’ai dû subir quand j’ai rejoint l’organisation. »
« Vous cherchiez un travail qui ne soit pas seulement une bagarre, n’est-ce pas ? » avais-je demandé. « Je cherchais des compagnons. »
C’est l’impression que j’avais eue, mais j’étais un peu à côté de la plaque.
« Ce n’est pas tout à fait faux, mais ces choses-là n’étaient pas si simples à trouver pour moi. Je gagnais ma vie en combattant dans les arènes tout en cherchant un travail plus ordinaire. Mais un jour, un homme étrange m’a interpellé. Il m’a demandé si je voulais tirer le meilleur parti de ma force. J’ai reçu beaucoup d’offres de ce genre à l’époque, me demandant de devenir leur laquais. Des chefs de bandes de bandits aux nobles qui voulaient un garçon de course. Rien de tout cela ne m’intéressait. Mais cet homme était différent. Il m’a dit que j’aurais beaucoup de “collègues”. »
« Par “collègues”, vous entendez… »
« Oui, les détenteurs de capacités. À l’époque, je savais que ma force était inhabituelle, mais je n’avais pas encore réalisé qu’il s’agissait d’une “capacité unique”. Personne ne faisait de recherches sur ce genre de choses, et la plupart des gens n’en savaient rien. Et à l’époque, ma capacité était beaucoup plus faible. Je ne pouvais pas rester agrandie longtemps, et mes membres étaient généralement le maximum que je pouvais faire. Cependant, ma force était encore bien supérieure à celle d’une personne moyenne, et je n’ai jamais perdu dans l’arène. »
Cela prouve que je soupçonnais que même les capacités uniques nécessitaient un entraînement et qu’il ne s’agissait pas simplement d’un truc pratique pour être fort et rapide. Il semblerait tout de même que le vieil homme ait été un monstrueux extra-terrestre dans sa jeunesse…
« Bien que, » poursuit-il, « Je ne comprenais pas ce que signifiait le terme “collègues” à l’époque, j’ai refusé. C’est alors qu’il n’a pas accepté de réponse négative, qu’il m’a battu, qu’il m’a traîné quelque part et qu’il m’a appris ce qu’il entendait par “collègues”. Il m’a montré des gens qui provoquaient des phénomènes surnaturels sans avoir recours au mana, à l’esprit ou à la divinité, et c’est là que j’ai eu le déclic. Par la suite, cet homme, ces collègues et moi-même avons créé l’organisation ensemble… et me voici aujourd’hui. »
***
Partie 12
« Maintenant, asseyez-vous. Toi aussi, Gilli. »
Après avoir atteint son bureau, Jean s’était assis et nous avait fait signe de faire de même.
Le canapé en cuir souple était manifestement de grande qualité et montrait clairement qu’il gagnait confortablement sa vie. D’ailleurs, étant donné qu’il dirigeait un établissement aussi important dans la capitale, il était impossible qu’il ne gagne pas sa vie.
Ses activités publiques devaient à elles seules lui permettre de gagner de l’argent. Les colisées étaient des lieux où la monnaie coulait à flots. Les jeux d’argent étaient autorisés, à condition qu’ils soient déclarés et approuvés. Bien sûr, certaines personnes le faisaient sous la table de toute façon — surtout celles qui gagnaient leur vie dans l’ombre — mais Jean et son organisation étaient de ceux-là. Il était facile d’imaginer qu’ils gagnaient leur vie au-dessus et en dessous de la table. Je me demandais s’ils payaient des impôts. J’en doutais un peu.
Nous nous étions assis sur le canapé et Gilli avait fait signe à quelqu’un qui ressemblait à une femme de service. Elle avait commencé à nous préparer des boissons.
C’était du thé noir, et d’après l’odeur, il était de très bonne qualité. Cette boisson ne m’était pas totalement inconnue, puisque c’était l’une des préférées de Lorraine, que je partageais avec elle de temps en temps, mais cela ne changeait rien au fait qu’elle était chère. Je n’en buvais pas souvent. Mais j’aimais bien son goût.
Après s’être assurée que tout le monde avait son thé, la dame de service s’inclina et quitta la pièce.
Jean attendit que ses pas s’éloignent avant de reprendre la parole. « Alors… par où dois-je commencer ? »
Lorraine l’arrêta. « Commençons par le commencement. Rentt et moi sommes venus ici pour vous demander — c’est-à-dire votre organisation — de ne plus envoyer d’assassins à nos trousses. Pourrions-nous régler cette question avant de continuer ? »
Elle était très directe, mais elle avait dû décider que c’était sans doute mieux ainsi pour traiter avec Jean. Après tout, au cours de notre promenade, je lui avais raconté les grandes lignes de la conversation que j’avais eue avec lui dans les tribunes. Je lui avais également fait part de mon opinion sur Jean en tant que personne. Bien sûr, ce n’était pas une preuve, mais il semblait assez clair qu’il n’avait pas l’intention de nous tuer. C’était probablement l’une des raisons pour lesquelles Lorraine avait été si directe — elle voulait le confirmer.
« Ah, oui, » dit Jean. « Je suppose que nous devrions d’abord en finir avec cela. Nous n’enverrons plus personne après vous, bien sûr. Je l’ai dit à Rentt tout à l’heure, mais nous avons reçu des renseignements erronés d’une source interne. En clair, nous avions un espion au sein de la royauté, mais il nous a trahis. Nous avons cru leurs informations, une chose en entraînant une autre, il a été déterminé qu’il fallait s’occuper de vous. »
« Pourquoi… ? »
Lorraine semblait aussi perplexe que moi. Pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ? Je m’étais souvenu que le vieil homme avait dit que l’organisation savait que la deuxième princesse nous avait parlé du sceptre et de l’état du royaume. Cependant, cette information provenait d’un devin. L’organisation avait supposé que nous avions reçu l’ordre de transporter le nouveau sceptre, et c’est pourquoi elle avait tenté de nous arrêter.
Mais je n’étais pas sûr de savoir pourquoi ils voulaient cela. Sans le sceptre, le royaume verrait le nombre de morts-vivants augmenter. En ramener un nouveau n’était-il pas une bonne chose ?
Je savais que Gisel, le bailleur de fonds de la première princesse qui avait engagé l’organisation, ne voulait pas que la seconde princesse accomplisse l’exploit et en reçoive le mérite, mais… eh bien, peut-être que c’était vraiment tout ce qu’il y avait à faire ?
« Vous avez entendu parler du sceptre, n’est-ce pas ? » demanda Jean.
« Oui, » répondit Lorraine. « On nous a dit qu’il s’agissait d’un trésor divin ayant la capacité d’atténuer l’énergie impure dans tout le royaume. Sa présence serait-elle un problème pour votre organisation ? Je suppose que vous auriez plus de travail si le royaume ne l’avait pas… »
Et pas seulement eux, les aventuriers auraient aussi plus de travail. Maintenant que Lorraine l’avait souligné, je me rendais compte qu’un homme dans la position de Jean avait beaucoup à gagner. Son travail de jour à la tête de la guilde des aventuriers et son travail annexe à la tête de l’organisation allaient connaître un afflux d’affaires.
Mais Jean secoua la tête. « Non, ce n’est pas le cas. Je ne peux pas nier que c’est ce qui en résulterait, mais nous mettons plus que suffisamment de pain sur la table avec ce que nous gérons déjà. Cependant, je ne peux pas dire que l’idée ne me séduit pas. D’une certaine manière, cela améliorerait considérablement la vie des aventuriers. Enfin, ceux de la classe inférieure. »
En l’état actuel des choses, les aventuriers qualifiés pouvaient déjà gagner un revenu décent, mais les aventuriers de classe inférieure comme moi et Rina gagnaient à peine de quoi se garantir un lit pour la nuit. D’un autre côté, si le nombre de monstres morts-vivants augmentait, il en irait de même pour les primes qui leur seraient attribuées, ce qui pourrait atténuer ce problème. Un plus grand nombre de morts-vivants de la classe la plus faible, comme les squelettes — ou même les petits squelettes — signifiait plus de revenus disponibles.
On n’en voyait pas beaucoup dans les environs de Yaaran, mais c’était sans doute à cause du sceptre. C’était des monstres faibles, alors je doute qu’il ait eu besoin de beaucoup de temps pour les purger. Il était dommage que le processus n’ait pas laissé ses cristaux magiques derrière lui, car ils valaient encore assez pour gagner sa vie, mais il ne servait à rien de se lamenter sur ce qui n’avait jamais existé techniquement.
Cependant, sans l’effet du sceptre, ces types de morts-vivants risquaient d’apparaître de plus en plus souvent. Avec l’augmentation des revenus, payer un toit tous les soirs ne serait plus un problème. C’était une bonne chose, pour les gens comme moi. Pour une personne ordinaire, les morts-vivants faibles étaient très menaçants. Il ne faisait aucun doute que nous étions tous mieux lotis sans eux.
« Alors… pourquoi essayer d’empêcher la livraison d’un nouveau sceptre ? » demanda Lorraine. « Ah, et pour commencer, je devrais mentionner que nous n’avons jamais accepté cette demande, donc vous n’auriez de toute façon pas eu besoin de nous assassiner. »
La demande qui nous avait été faite était de visiter l’Arbre sacré. Je n’avais aucune idée de l’utilité de cette visite, et nous ne l’avions pas encore acceptée officiellement. J’avais fait de mon mieux pour garder la demande à une distance respectueuse, et c’était toujours le cas. Il était hors de question que je l’accepte si cela signifiait peindre une cible dans mon dos pour les assassins. Je n’étais pas assez fort, et je le savais. En fait, j’étais actuellement la personne la plus faible de la pièce…
Maintenant que je m’étais souvenu de qui j’étais entouré, je m’étais senti un peu déprimé. Je m’étais demandé si j’étais vraiment devenu plus fort.
◆◇◆◇◆
« D’abord, » dit Jean, « Il faut établir que la présence du sceptre est préférable à l’alternative. Il contribue énormément à la paix de Yaaran. »
Nous le savions, bien sûr. Je m’apprêtais à le souligner, mais Jean leva la main pour m’en empêcher et il poursuit.
« Cependant, c’est le point de vue d’autres personnes que le détenteur du sceptre. Le sceptre actuel épuise la vie du roi, et… oh ? Vu votre manque de surprise, j’en déduis que vous êtes déjà au courant ? »
Peut-être s’agissait-il d’une information connue dès le départ, mais j’avais eu l’impression qu’elle était moins confidentielle de nos jours. D’un autre côté, nous n’en avions pas la moindre idée jusqu’à ce que la deuxième princesse nous en parle…
Il était probable que la haute noblesse et les hauts gradés du royaume le savaient. C’était peut-être la raison pour laquelle la royauté de Yaaran était tellement plus respectée que celle des autres pays. Sans eux, tous les habitants du Yaaran seraient moins bien lotis — non seulement les roturiers, mais aussi les nobles.
Si les morts-vivants se répandaient sur leurs territoires, qui savait combien il serait plus coûteux de s’en occuper par rapport à la situation actuelle ? D’autres pays supportaient déjà ces coûts, ce n’était donc pas comme si le royaume allait cesser de fonctionner, mais il n’était évidemment pas nécessaire de se surpasser pour créer ce fardeau.
Ils pourraient toujours supplanter le trône et s’emparer du sceptre par la force, bien sûr… mais les hauts elfes en avaient fait don à la famille royale actuelle. S’ils étaient remplacés, je doute que les hauts elfes soient prêts à continuer à l’entretenir, ou à offrir des solutions disponibles si des problèmes comme celui d’aujourd’hui surgissaient. Cela créait une situation où la famille royale devait survivre pour conserver le sceptre, même si cela signifiait n’être qu’une figure de proue.
Je m’étais demandé si la tranquillité de Yaaran, en particulier chez les nobles, ne venait pas de là. C’était une idée surprenante.
« Oui », répondit Lorraine. « La deuxième princesse nous l’a dit. »
Jean acquiesça. « Je vois. Si l’état du roi n’est pas public, ce n’est pas non plus très secret. Quant au sceptre… son effet est connu, mais seuls quelques privilégiés sont au courant de son état actuel. Compte tenu de vos positions, je suppose que la seconde princesse est la seule source par laquelle vous auriez pu l’apprendre. »
« Comment l’avez-vous appris ? »
« Je… l’ai appris techniquement par l’espion dont j’ai parlé plus tôt. Le sceptre lui-même, Kars me l’a montré dans sa jeunesse, mais je ne connaissais pas le risque qu’il représentait à l’époque. Je suis allé le voir dès que j’ai appris la nouvelle, mais il m’a envoyé promener en me disant qu’il n’y avait pas d’autre option, l’imbécile. Bien sûr qu’il a une autre foutue option. »
Kars ? Attendez une minute, était-ce… ?
« Par “Kars” », dit Lorraine. « Vous voulez dire… ? »
« Le roi. Karsten Reshon Yaaran. Je le connais depuis qu’il est tout petit. Cependant, je suis son aîné. »
Il était plus âgé que le roi ? Je croyais me souvenir que le roi avait soixante-cinq ans. Étant donné les célèbres exploits de Jean, un simple calcul le situait à plus de quatre-vingts ans, ce qui était logique. Mais il avait l’air bien trop jeune pour cela.
En raison de la nature de leur travail, les aventuriers disposaient de capacités physiques et de réserves de mana bien plus importantes que le commun des mortels, ce qui les empêchait généralement de vieillir. Mais Jean était tout de même différent. Je suppose que le fait d’être une figure légendaire signifiait qu’il était aussi une exception parmi les aventuriers.
***
Partie 13
« Alors ? » demanda Lorraine calmement. « Qu’est-ce que vous voulez dire par une autre option ? »
« Réparer le sceptre, bien sûr. S’il est dans cet état, c’est parce qu’il s’est cassé. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Il n’est pas prêt à s’en séparer, même brièvement. Et les hauts elfes ne quitteraient pas le Pays du Vénérable Arbre Sacré, même si nous prenions la peine de le leur demander. Nous étions dans une impasse. Mais Gisel est venu nous dire que la Tour avait trouvé un moyen de réparer le sceptre rapidement et sans qu’il soit nécessaire de le retirer de la possession du roi. »
Lorraine se pencha immédiatement en avant. « Comment ? »
Réparer un trésor divin brisé… Si une telle méthode existait vraiment, elle susciterait l’intérêt de Lorraine. Lorsqu’elle était dans cet état, la plupart des gens reculaient instinctivement, effrayés ou décontenancés.
Cependant, Jean lui répondit sans sourciller. « On dit que les matériaux qui entrent dans la composition d’un trésor divin sont extrêmement spéciaux. Ils n’ont rien à voir avec les objets magiques ordinaires. Ce n’est qu’après avoir utilisé un grand nombre de ces précieux composants et appliqué les techniques de fabrication les plus fines qu’un trésor divin peut être créé. C’est pourquoi, en dehors de ceux créés directement par les dieux, des races telles que les hauts elfes et les nains sont connues pour en créer en de rares occasions. »
J’avais penché la tête. « Nous le savons, mais qu’essayez-vous de dire ? »
« Parmi ces matériaux spéciaux, on dit qu’il y en a un qui dépasse de loin tous les autres. Il est généralement impossible à obtenir, et c’est la raison pour laquelle tant de ceux qui cherchent à créer un trésor divin n’y parviennent pas. D’après Gisel, la Tour a fait une percée et a découvert de quoi il s’agissait. De plus, la chance unique de l’obtenir est arrivée. Maintenant, à cette époque, dans ce royaume. »
Lorraine semblait déçue. « Cela ressemble à une arnaque. L’article que vous voulez est en vente ici et maintenant ! Ne ratez pas l’occasion, prenez votre décision immédiatement ! » »
Jean rit et acquiesça. « Vous avez tout à fait raison. Mais à moins que vous ne l’ayez oublié, notre organisation est composée de porteurs de pouvoirs. Il n’est pas exagéré que nous ayons quelqu’un qui puisse discerner si une personne dit la vérité, non ? »
L’expression de Lorraine changea à nouveau — pour se transformer en réalisation, cette fois. L’esprit humain est extrêmement complexe, et il est souvent difficile de savoir ce que pense quelqu’un. Forcer une personne à faire quelque chose avec la magie n’était pas facile, et altérer les souvenirs était carrément impossible, et pourtant nous avons vu Sirène faire exactement cela avec sa capacité.
Les détenteurs de pouvoirs peuvent faire des choses que la magie considère comme impossibles. Il n’est pas du tout étrange que l’un d’entre eux soit capable de distinguer la vérité du mensonge.
« D’accord, » dit Lorraine. « Supposons que ce que Gisel a dit est vrai. Quel est ce matériau spécial ? »
« C’est en effet… »Jean marqua une pause, prenant son temps comme s’il dévoilait un trésor personnel. Puis, il le dit.
Un noyau de donjon.
Inutile de dire que les expressions faciales de Lorraine et moi étaient indescriptibles.
◆◇◆◇◆
Les noyaux de donjon. Ils étaient le noyau et le mécanisme de commande d’un donjon. En absorbant et en assimilant l’un d’entre eux, on obtenait la capacité de contrôler son donjon. C’est ce que nous avait appris la vampire Laura Latuule.
Shumini, un autre vampire, avait autrefois créé un donjon sous Maalt, mais il n’avait pas gardé le noyau lui-même : il l’avait imposé à Rina, dont il avait fait sa servante. Nous avions découvert ses plans, et Laura l’avait séparé de Rina et l’avait absorbé en elle, où il se trouvait actuellement.
A priori, la « chance unique » dont Jean avait entendu parler par Gisel était justement ce noyau de donjon. Dans ce cas…
C’était déjà une cause perdue, et Lorraine et moi le savions — d’où nos expressions. Pourtant, il y avait des donjons partout. Même Maalt en avait trois en comptant le nouveau. Il y en avait des centaines dans le monde. Si vous vouliez un noyau de donjon, il n’était pas nécessaire qu’il vienne de Maalt. On pouvait tout aussi bien aller ailleurs.
Lorraine et moi avions échangé un regard qui indiquait que nous voulions d’abord entendre le reste de ce que Jean avait à dire, puis nous nous étions retournés pour lui faire face.
« Ce ne sont pas exactement les réactions auxquelles je m’attendais », avait-il dit. « Oh, vous ne savez pas ce qu’est un noyau de donjon ? Ce n’est pas vraiment connu, je suppose. J’ai supposé que vous le sauriez tous les deux… »
Manifestement, il avait pris nos réactions pour de la surprise et de la confusion. Il n’y avait pas de mal à le corriger, en fait, mais j’étais resté silencieux, choisissant de ne pas l’interrompre pendant qu’il continuait.
« Un noyau de donjon est exactement ce qu’il semble être : le noyau d’un donjon. Ils existent dans tous les donjons et sont souvent bien protégés. Si vous en détruisez un, le donjon s’effondre également. Mais en réalité, aucune de ces informations n’a été vérifiée. »
Cela correspondait en grande partie à ce que Laura nous avait dit. Mais s’il disait que cela n’avait pas été vérifié, alors pourquoi croyaient-ils à l’existence des noyaux de donjon ?
Jean avait dû lire le doute sur mon visage. « La guilde a une longue histoire, et il y a un certain nombre d’histoires de gens qui en ont détruit une. C’est juste qu’aucune de ces histoires ne peut être rendue publique. Généralement parce que les noyaux étaient en possession de la royauté ou du clergé — vous voyez l’idée. Apparemment, les noyaux peuvent être sortis de leurs donjons. Je suis sûr que vous avez déjà entendu les récits d’aventuriers qui ont réussi à pénétrer dans les profondeurs d’un donjon et à vaincre le redoutable boss dans la dernière salle, n’est-ce pas ? Eh bien, ces gardiens — les monstres boss — et les propriétaires du noyau sont deux choses différentes. Pensez-y comme… la relation entre le propriétaire d’un magasin et son gérant. Et le propriétaire ne doit pas nécessairement se trouver dans le donjon. »
C’était logique. C’était une analogie assez banale, mais elle avait permis de faire passer le message. Cela m’avait fait réfléchir. Si Laura était actuellement la propriétaire du donjon, qui en était le gérant ?
J’avais imaginé des employés monstrueux qui redoutaient les visites occasionnelles de la propriétaire. Des squelettes alignés devant la maison pour l’accueillir avec enthousiasme. Des gobelins et des orcs se frottant joyeusement les mains. Des slimes produisant des boissons pour les clients…
Hé, ce donjon avait l’air sympa… à condition que vous puissiez supporter que la propriétaire vous morde le cou et vous vide de votre sang si vous lui déplaisez. Ou qu’elle vous écrase avec sa magie de gravité.
Laura avait dit qu’elle conservait quatre noyaux de donjon, ce qui faisait d’elle une grande entreprise dans l’industrie des maîtres de donjon ? Étant donné qu’il était extrêmement difficile d’en assimiler ne serait-ce qu’un seul, elle était probablement au niveau d’un mégaconglomérat.
« J’ai compris l’idée générale », dit Lorraine. « Alors, où se trouve prétendument ce noyau de donjon, et comment va-t-il être récupéré ? »
« Le nouveau donjon de Maalt », répondit Jean.
Lorraine et moi avions échangé à nouveau nos regards. C’était bien ce que nous avions soupçonné. Pourtant, Jean avait dit lui-même que le propriétaire ne serait pas forcément dans le donjon. Dans ce cas, il devait savoir qu’il ne serait pas facile d’obtenir le noyau.
« Comment déterminez-vous qui détient le noyau ? » avais-je demandé. « S’ils sont à l’extérieur, ils peuvent être n’importe où. »
« C’est vrai, mais un donjon nouvellement créé est différent. Selon les experts de la Tour, les nouveaux donjons sont encore instables, et le propriétaire de leur noyau doit donc rester à l’intérieur. Ils ont estimé cette période à environ un an ou plus. »
Cela signifiait qu’ils partaient du principe que le propriétaire était toujours à l’intérieur et que le fait de retourner l’endroit pour le trouver et le tuer leur permettrait d’obtenir le cœur du donjon.
Mais cela mis à part…
« C’est une analyse impressionnante de la part de la Tour, » dit Lorraine. « La recherche sur les donjons n’a pas beaucoup progressé dans le monde, pas même dans l’Empire. »
« À peu près, » répondit Jean. « Mais la découverte est une chose soudaine, et on ne sait jamais d’où elle peut venir. Croiriez-vous que la Tour a trouvé le moyen de créer un donjon artificiel à petite échelle ? Je dis bien “petit”. Apparemment, il n’est pas plus grand qu’un nid de fourmis et il est impossible d’en extraire des noyaux. Qui sait combien de centaines d’années s’écouleront avant qu’il ne devienne une ressource pratique ? Cela dit, ils me l’ont montré, et c’était vraiment un donjon qui fonctionnait. Les monstres n’étaient que de minuscules fourmis… mais ils pouvaient cracher de l’acide. C’est déjà très dangereux. »
« Ils ont tellement progressé ! C’est formidable. La Tour de Yaaran n’a pas de contributions particulièrement remarquables à son actif, alors je pensais qu’elle était en retard sur son temps, mais je me trompe. Vous ne connaîtriez pas le nom du chercheur en chef des donjons de la Tour, n’est-ce pas ? »
C’était assez dur à dire, mais cela n’en était pas moins vrai. Pour ce qui est du nom, Lorraine voulait probablement le connaître afin de pouvoir s’intéresser à la personne plus tard.
Manifestement, ce n’était pas un secret particulier, car Jean avait répondu facilement : « Je le fais. Hamishy Favor. D’apparence malsaine, l’image même de ce que l’on imagine être un chercheur… mais brillant tout de même. À tel point qu’on le sent. »
Si le chef vétéran de deux grandes organisations — l’une légale et l’autre non — disait cela, alors cette personne Hamishy devait vraiment être quelque chose d’autre.
Comme Yaaran était un royaume reculé, j’avais pris pour acquis qu’il était souvent en retard sur les autres pays en matière de recherche avancée, mais découvrir que nous avions quelqu’un d’aussi talentueux que lui m’avait rendu heureux. Ce n’était pas moi qui l’avais réalisé, et je ne me qualifierais pas de patriote, mais l’ambiance m’avait emporté.
Pourtant, même les recherches d’un génie peuvent parfois être erronées. En fait, les recherches venaient juste de commencer, et les erreurs seraient donc la norme. Par exemple, cela ne faisait pas un an que Laura était déjà à l’extérieur du donjon, ce qui signifiait que ce plan était voué à l’échec dès le départ.
Oh, non, que ferions-nous ?
***
Partie 14
« Donc la raison pour laquelle la Tour et l’Académie sont à Maalt en ce moment…, » dit Lorraine.
Jean acquiesça. « Oui, c’est vrai. La Tour est à la recherche du noyau du donjon. L’Académie aussi, mais elle est soutenue par le premier prince. C’est une course pour savoir qui le trouvera en premier. »
« Le prince sait donc qu’il faut aussi réparer le sceptre ? » demandai-je.
« C’est vrai », répondit Jean. « Gisel a volontairement divulgué l’information. Quoi qu’il en soit, la priorité de la Tour est de trouver une méthode pour découvrir qui est le propriétaire du noyau. C’est un problème de main-d’œuvre, donc ils veulent qu’autant de personnes que possible aident à fouiller le donjon. Si l’Académie le trouve en premier, la Tour prévoit de le lui voler. »
C’était logique, certes, mais ce serait aussi sanglant. Même s’il s’agissait d’un nouveau donjon qui n’était pas très grand, il faudrait un temps considérable pour en fouiller tous les recoins. Il était compréhensible qu’ils veuillent le plus de monde possible, car le délai d’un an ne leur laissait pas beaucoup d’espace pour travailler, mais la volonté de se battre pour l’obtenir une fois qu’ils l’auraient trouvé était un peu exagérée…
Pourtant, de notre point de vue, nous savions où se trouvait le cœur du donjon, et nous savions donc que ce conflit ne se produirait jamais. Ils ne trouveraient jamais Laura dans le donjon, et même dans le cas très hypothétique où ils se rendraient compte qu’elle en était la propriétaire, comment pourraient-ils le lui prendre ? Je n’avais pas eu l’occasion de voir Laura se battre de près, mais ce que j’avais vu avait suffi à me faire comprendre à quel point elle était monstrueusement puissante.
De plus, elle se trouvait dans le manoir de Latuule, entourée de son personnel. Un seul serviteur était au minimum un vampire moyen, et ce n’était que l’échelon le plus bas. La plupart d’entre eux étaient en fait de grands vampires.
Le domaine de Latuule disposait d’une force militaire suffisante pour entrer en guerre contre un pays entier. La Tour et l’Académie d’un royaume reculé comme Yaaran pourraient-elles gagner contre cela ? Pourquoi se donner la peine de poser la question ? Il n’y avait pas d’autre solution que d’essayer la très mauvaise idée de prendre le cœur du donjon à Laura.
Il serait en tout cas plus facile de convaincre le roi de changer d’avis. Je voyais bien que Lorraine et moi pensions exactement la même chose, mais nous ne pouvions pas vraiment en parler franchement à Jean.
Comme je n’avais pas vraiment d’autres choses à dire sur le sujet, j’avais décidé de passer à un sujet beaucoup plus important pour nous.
« Bon, je crois que j’ai compris pour le noyau du donjon. Mais cela n’explique pas pourquoi nous aurions dû être tués. »
« C’est parce que la deuxième princesse essayait de faire créer un nouveau sceptre par les hauts elfes », dit Jean. « Et nous pensions que vous aviez été choisis pour être les messagers. »
Je me souvenais que le vieil homme avait dit quelque chose dans ce sens.
« Mais qu’y a-t-il de mal à cela ? » demandai-je. « Un nouveau sceptre éviterait au roi d’utiliser l’ancien. Je n’y vois pas d’inconvénient. »
« C’est vrai. Mais la seconde princesse n’allait pas remettre le sceptre au roi. Elle allait attendre que l’ancienne l’ait vidé de son sang, puis utiliser la nouvelle pour s’emparer du trône. »
« Pas possible », avais-je immédiatement dit. « Elle n’est pas du genre à faire une chose pareille. Du moins, ce n’est pas ce qu’elle m’a semblé être. »
« Et vous avez raison. C’est l’information erronée que j’ai mentionnée, qui nous a été transmise par l’espion que nous avions parmi la royauté. L’organisation a agi en conséquence, et je n’étais pas là à l’époque pour la saisir puisque j’étais en mission ailleurs. Personne ne connaissait suffisamment bien la seconde princesse. Les caractéristiques du sceptre n’avaient pas non plus été transmises à la plupart d’entre eux, si bien que personne n’était en mesure d’émettre un jugement précis. De fil en aiguille, Gilli a reçu l’ordre de vous tuer et de déjouer le complot de la seconde princesse. Il était déjà parti quand je suis revenu, je n’ai donc pas pu l’arrêter. »
Le vieil homme en question avait l’air choqué. « L’ordre est venu du vice-chef, je n’ai pas pensé à le remettre en question… »
« Il semblerait que le vice-chef soit dans la poche de Gisel depuis longtemps. Mais je m’en suis déjà occupé. Nous n’avons plus de vice-chef, ni d’espion royal. »
C’était une chose terrifiante à dire avec autant de désinvolture. Oubliez « plus dans l’organisation ». Il avait probablement voulu dire « plus dans le monde des vivants ».
Je suppose que c’est ce qui avait occupé Jean ces derniers temps. Chef d’une organisation de l’ombre ou non, les luttes de pouvoir politiques ne devaient pas être faciles à gérer. Pourtant, une chose me chiffonnait.
« Vous n’avez jamais remarqué que votre vice-chef travaillait pour Gisel ? »
Il s’agissait là d’un oubli assez important…
« Je n’ai pas d’excuses. Cela dit, l’organisation n’a pas toujours été aussi grande. Nous nous sommes développés petit à petit en démontant et en assimilant d’autres organisations. L’une d’entre elles était celle du vice-chef. Imaginez que vous ayez gardé un tel secret pendant trente ans, sans même en parler à vos subordonnés directs. Honnêtement, c’est plus impressionnant qu’autre chose. »
Le vice-chef avait donc gardé le secret toute sa vie, attendant le moment critique et travaillant avec diligence sans en parler à ses collègues ou à ses subordonnés. Il n’est donc pas étonnant que personne n’ait eu l’idée de se méfier.
En fin de compte, le résultat avait été un échec. Cela semblait être une triste vie, mais si la personne elle-même avait été heureuse de se sacrifier pour sa loyauté, alors ce n’était peut-être pas si mal. Même s’il s’agissait du coupable qui nous avait causé tant d’ennuis, il s’agissait d’une personne de principe, d’une certaine manière, et je me sentais donc un peu mélancolique.
Peut-être que je ne pouvais penser ainsi que parce que je ne l’avais jamais rencontré et que nous étions sortis indemnes de son intrigue. Si nous avions été vraiment blessés d’une manière ou d’une autre, je lui aurais probablement gardé une rancune amère.
« Alors, si c’est le cas, » commençai-je, « Qu’allez-vous faire maintenant ? D’après ce que j’ai vu, Gisel ne se laissera pas faire et elle fera tout ce qu’elle peut pour mettre la première princesse sur le trône. Allez-vous continuer à travailler avec elle ? »
« Non, notre contrat avec elle est conclu. Je serais parfaitement satisfait que la seconde princesse ramène un nouveau sceptre. Je sais qu’elle le remettrait volontiers au roi. Le problème est de savoir si elle parviendra à l’obtenir. Comment cela se présente-t-il ? »
◆◇◆◇◆
« Je crains que nous ne puissions pas vous le dire », déclara Lorraine. « Je sais que nous avons été francs l’un envers l’autre jusqu’à présent, mais nous devons respecter certaines règles de confidentialité. »
En fait, nous ne l’avions pas fait, d’autant plus que nous n’avons même pas accepté la demande de la princesse, mais Lorraine avait probablement pensé que nous impliquer davantage dans les affaires royales serait gênant.
La position qu’elle adoptait était essentiellement la suivante : « Vous vous occupez du reste. Nous n’avons rien à voir avec cela. »
J’étais tout à fait d’accord. Je ne voulais pas voir des morts-vivants surgir partout dans Yaaran, mais si nous nous intéressions de plus près au problème du sceptre, nous risquerions nos vies.
Risquer la mienne était une chose, mais c’était celle de Lorraine et d’Augurey qui était en jeu. D’ailleurs, même si ce n’était pas le cas, il valait mieux éviter d’attirer l’attention des poids lourds du royaume comme Gisel.
Si ma classe d’aventurier était plus élevée, je pourrais peut-être me vanter et déclarer que c’est le travail d’un aventurier de maintenir la paix dans le royaume, mais en l’état actuel des choses, j’avais fort à faire pour m’occuper de mes propres problèmes.
Maintenant qu’il n’y avait plus de menace de voir l’organisation de Jean s’en prendre à nous, j’étais satisfait. La meilleure chose à faire serait de lui souhaiter bonne chance et de lui dire au revoir.
Ou plutôt, elle le serait si Jean n’avait pas besoin de nous accompagner à Maalt.
C’était un problème.
« C’est logique », répondit Jean. « Je vais aller demander une audience à la deuxième princesse demain. »
Il recula relativement facilement. Après tout, il avait l’air d’être une connaissance de la seconde princesse. Le roi aussi. L’assurance qu’il mettait dans ses paroles venait probablement du fait qu’il n’aurait pas de mal à les rencontrer quand il le souhaiterait.
« Ce serait la méthode la plus sûre », dit Lorraine. « Quant à notre autre objectif, avez-vous l’intention de visiter Maalt ? »
S’il ne voulait pas y aller, nous pourrions simplement lui faire écrire une lettre à cet effet et en finir.
En y repensant, Wolf n’avait pas non plus semblé très enthousiaste à l’idée de la visite de Jean. Je m’étais demandé s’il s’était vraiment réjoui de son absence.
Contrairement à ce que j’attendais, Jean nous avait dit : « Oui, c’est vrai. Je me suis dit qu’il était temps que je passe. Demain… ce n’est pas possible pour moi puisque je vais voir la princesse comme je l’ai dit, mais si nous allions à Maalt le lendemain ? Ça vous va ? »
« Vous êtes sûr ? » avais-je demandé. « N’êtes-vous pas occupé ? »
Jean avait une montagne de problèmes à régler. Il devait non seulement s’occuper de l’organisation, mais aussi de la guilde et de l’affaire du sceptre. J’avais mes propres affaires, comme le rapport à Hathara et la préparation de l’examen de la classe Argent, mais ce n’étaient que des questions personnelles. Elles étaient bien moins importantes que les responsabilités de Jean.
« Le problème du sceptre ne sera pas résolu en quelques jours, » répondit Jean. « Et je ne veux pas que le cœur du donjon soit sécurisé avant que cela n’arrive. J’aimerais vérifier les progrès de la Tour et de l’Académie. Je suppose que j’ai aussi un intérêt personnel. L’artifice de la Tour mis à part, je n’ai jamais vu de donjon nouvellement créé. Je suis curieux de savoir à quoi il ressemble. »
Il était tout à fait clair pour moi et Lorraine qu’ils ne pouvaient pas avoir fait de progrès, mais nous ne pouvions pas le lui dire. Cela l’aurait amené à nous demander comment nous le savions.
Même si nous voulions expliquer, nous devrions être extrêmement prudents. Ils avaient un détenteur de capacité qui pouvait dire quand quelqu’un mentait. En premier lieu, le meilleur moyen d’éviter cet examen minutieux était d’orienter la conversation de manière à ce qu’elle ne soit pas examinée.
La proposition de Jean n’était de toute façon pas mauvaise pour nous. Après tout, nous avions été chargés de le ramener à Maalt. Peut-être que Wolf préférait continuer sans Jean, mais il n’y avait pas de raison que nous soyons aussi prévenants à son égard. C’était lui qui nous avait imposé cette tâche, alors le moins qu’il puisse faire était d’en assumer la responsabilité.
« D’accord, » dit Jean. « C’est ce que nous allons faire. Nous partons pour Maalt après-demain. Est-ce d’accord ? »
« Bien sûr », avais-je répondu. « Pendant ce temps, nous allons nous préparer. En ce qui concerne le chariot… »
« Nous nous en occuperons », dit Lorraine. « Vous n’aurez donc pas besoin de prendre des dispositions. Nous vous verrons dans deux jours. »
C’est ainsi que nos discussions avaient pris fin.
◆◇◆◇◆
Lorsque nous étions rentrés à l’auberge et que nous avions tout raconté à Augurey, il avait soupiré.
« Ha. C’est devenu terriblement compliqué, n’est-ce pas ? Ce n’est pas souvent que l’on se retrouve entraîné dans un tel pétrin. Je ne sais pas si je dois parler d’une expérience inédite ou d’une simple malchance. »
Sirène était retournée avec Spriggan à l’organisation, si bien que Lorraine, Augurey et moi étions seuls.
La diminution du nombre de membres rendait les choses plus calmes, mais aussi un peu plus déprimantes. Même s’ils étaient arrivés après nos vies, nous avions traversé le danger ensemble, et j’avais appris à aimer le groupe de Spriggan. Maintenant qu’ils étaient partis, je ne pouvais m’empêcher de me sentir un peu déprimé. Et puis, même si je voulais penser que nous n’essaierions plus de nous entretuer puisque nous n’étions plus ennemis, ils travaillaient pour une organisation de l’ombre. Il n’était pas exclu qu’ils nous affrontent à l’avenir. Compte tenu de ce que Jean et Spriggan avaient dit, je pouvais probablement être sûr qu’ils s’arrangeraient pour que cela n’arrive pas.
« Ce n’est vraiment pas de chance », déclara Lorraine. « C’est du moins ce que j’aimerais dire, mais nous en avons tiré beaucoup. Je suppose que l’on peut dire que nous en sommes sortis égaux. »
Elle avait acquis une nouvelle formule de sort et s’était ouvert les yeux sur le potentiel latent de ses capacités uniques.
De plus, c’était probablement un avantage de s’être fait des connaissances au sein d’une organisation fantôme de grande envergure, que nous puissions ou non les faire travailler pour nous. Bien sûr, si nous parlions d’eux, ils pourraient s’en prendre à nous à nouveau, mais tant que nous ne le faisions pas, il y avait toujours une chance que nous puissions faire appel à nos relations un jour ou l’autre.
« C’est peut-être faire preuve de trop d’optimisme, » murmura Augurey, « Mais maintenant que nos soucis sont derrière nous, c’est peut-être mieux ainsi. Néanmoins, je suppose que cela signifie que demain, c’est l’adieu. Vous allez me manquer. »
Je pouvais entendre la sincérité dans ses mots. Il avait raison. Augurey était basé dans la capitale, mais ce n’était pas le cas pour Lorraine et moi. Nous aurions l’occasion de revenir un jour, mais au moins pour un temps, c’était un adieu.
***
Chapitre 4 : La sainte et l’orphelinat
Partie 1
Le lendemain matin…
« Ah, Rentt et Lorraine. J’ai reçu un message de la guilde disant qu’ils voulaient vous voir. »
Alors que nous prenions notre petit-déjeuner, l’aubergiste était passé devant nous, nous laissant ce bref avis.
« Penses-tu que ça vient de Jean ? » demandai-je à Lorraine. J’avais immédiatement pensé à lui, car il m’avait fait une forte impression hier.
Lorraine secoua la tête. « Non, j’en doute. C’est probablement à propos de l’autre affaire. Tu sais, celle d’il y a quelques jours ? »
« Oh ! Tu as raison… »
J’avais été un instant confus lorsqu’elle avait dit que ce n’était pas Jean, mais j’avais vite compris de quoi elle parlait. Il ne fallait pas faire attendre notre client, alors nous avions rapidement englouti nos petits-déjeuners et étions partis pour la guilde des aventuriers.
◆◇◆◇◆
« Bienvenue, c’est un plaisir de vous voir tous les deux », dit l’employée de la guilde. « Maintenant, pour ce qui est de la raison pour laquelle nous vous avons fait venir… »
« Nous le savons », répondit Lorraine. « La demande d’Elza, non ? »
« Ah, lui avez-vous déjà parlé ? Oui, c’est bien cela. Je dois dire qu’il est très rare de recevoir une nomination directe de la part d’une abbesse de l’Église du Ciel Oriental, et encore plus d’une abbesse qui est aussi une sainte. J’espère que vous vous occuperez de cette demande avec le plus grand soin. »
L’employée de la guilde semblait un peu nerveuse. Je ne voyais pas l’utilité d’un tel sentiment, mais nous avions rencontré Elza en personne. C’était peut-être la réaction normale face à une sainte.
Lorraine serait donc une sainte elle aussi. Malheureusement, elle n’en était pas vraiment une, car l’esprit divin qui l’avait bénie était plutôt minable. Ou peut-être que la concurrence était tout simplement trop rude. Être cadre supérieur d’une entité religieuse qui s’étendait sur tout le royaume, c’était difficile à battre.
« Bien sûr », répondit Lorraine. « Est-ce qu’on va chercher sa lettre ici, ou… ? »
« Non, vous devez l’accepter directement de sa part. Je m’excuse pour le dérangement, mais je vous prie de vous rendre à l’abbaye d’Ephas. »
J’avais l’impression qu’on nous donnait du fil à retordre, mais je supposais que cela témoignait de l’importance de la lettre. En premier lieu, passer par la guilde pour cela nous permettait de gagner du mérite pour faire avancer nos classes. De toute façon, l’abbesse travaillait avec nous, je n’avais donc pas le droit de me plaindre.
Lorraine et moi avions fait un signe de tête à l’employée de la guilde et étions partis pour l’abbaye d’Ephas.
◆◇◆◇◆
Lorsque nous étions arrivés à destination, un vieil ecclésiastique avait accouru dès qu’il nous avait vus.
« Lorraine et Rentt, je présume ? »
Nous avions acquiescé et il avait continué.
« Nous vous attendions. Je vous en prie, entrez. »
Il nous avait guidés en douceur à l’intérieur et, contrairement à notre précédente visite, il nous avait conduits directement à l’arrière. Elza avait dû lui en donner l’ordre. Il nous conduisit dans un salon familier, s’inclina profondément et partit. Après une brève accalmie, on frappa à la porte.
« Entrez, » déclara Lorraine.
« Pardonnez-moi. » La porte s’ouvrit, laissant apparaître l’abbesse Elza. « Je suis heureuse de vous revoir tous les deux. Avez-vous apprécié votre séjour dans la capitale ces derniers jours ? »
Nous nous étions levés pour la saluer et elle nous avait fait signe de nous rasseoir, tout en prenant elle-même un siège.
« Je crains que nous n’en ayons pas vraiment eu l’occasion », avais-je dit. « Nous avons passé la plupart de notre temps à travailler, et nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour nous promener dans la ville. »
Augurey s’était montré enthousiaste à l’idée d’accepter des emplois pour nous. Non pas que je m’en plaignais, puisque le résultat final de ses efforts était que nous recevions un salaire.
Ces emplois m’avaient également permis d’avoir le droit de passer l’examen d’ascension de classe Argent, ce qui m’aurait pris pas mal de temps, car je répondais surtout à des demandes de classe Bronze en solo si j’étais laissé à moi-même. Sans surprise, les emplois de rang supérieur étaient assortis de plus d’avantages.
« C’est dommage », dit Elza. « À vrai dire, je me demandais où vous étiez. En fait, j’ai écrit la lettre il y a peu et j’ai informé la guilde de me contacter à votre retour. »
Cela dit, écrire une lettre ne prendrait pas toute une journée. Je m’étais senti mal à l’aise de l’avoir fait attendre.
« À ce propos, » avais-je commencé. « Je suis désolé que nous — . »
Elza secoua précipitamment la tête, me coupant la parole. « Oh, non ! Je n’avais pas l’intention de vous critiquer ! J’ai simplement entendu parler de troubles violents ces derniers temps, et j’ai craint que vous ne soyez impliqués. Je suis soulagée de voir que vous allez bien tous les deux ! »
En fait, nous avions été impliqués dans un trouble violent — nous avions même failli en mourir — mais je n’allais pas lui dire cela.
Ou alors, Elza était-elle déjà au courant de notre situation et essayait-elle de nous appâter d’une manière ou d’une autre ?
Non, c’était trop paranoïaque de ma part. L’Église du Ciel Oriental était une vaste entité religieuse qui s’étendait sur tout le Yaaran, mais cela ne faisait pas d’elle une organisation de renseignement omnisciente. Et de toute façon, recueillir des informations sur le royaume, les nobles ou les marchands de renom, c’était bien, mais je doutais que des renseignements sur Lorraine et moi valent grand-chose.
Mis à part nos squelettes dans le placard, nous étions pour ainsi dire des aventuriers ordinaires. Pas le genre de personnes impliquées dans des événements importants. Même si cela devenait de plus en plus difficile à dire…
« Nous nous excusons de vous avoir inquiétée », dit Lorraine. « Mais comme vous avez pu le constater, nous sommes en pleine forme. Nous retournons aussi à Maalt demain, alors votre lettre est arrivée au bon moment. »
« Mon Dieu, demain ? Alors vous n’avez vraiment pas eu le temps de voir les curiosités de la ville. »
« J’en ai bien peur. Nous prévoyons cependant de passer le reste de la journée à nous promener. Nous devons acheter des souvenirs pour nos amis de Maalt, et comme l’une d’entre elles habitait ici, ses demandes étaient plutôt particulières… au point que j’espère que nous ne finirons pas par tourner en rond en essayant de les satisfaire. Honnêtement, c’est assez pour me donner envie d’engager un guide. »
J’étais moi aussi un peu inquiet. Lorraine s’était rendue plusieurs fois dans la capitale et connaissait à peu près le terrain, mais les demandes de Rina — comme on pouvait s’y attendre de la part d’une ancienne fille de la région — étaient très spécifiques. Je ne savais pas si nous pourrions tout obtenir pour elle et nos autres amis en une seule journée.
Elza avait semblé percevoir notre malaise, car après un moment de réflexion, elle déclara : « Mon Dieu ! Hmm. Dans ce cas, puis-je vous servir de guide dans la ville ? »
◆◇◆◇◆
« Penses-tu vraiment que c’est bien ? » avais-je demandé.
Lorraine et moi attendions devant l’abbaye d’Ephas.
Elle réfléchit un instant avant de répondre : « Non, pas vraiment. Mais si elle le dit… »
Je n’avais pas trouvé cela très rassurant. De quoi parlions-nous, me direz-vous ? Eh bien…
« Ah, vous voilà ! Je suis vraiment désolée pour l’attente. »
De la vaste entrée de l’abbaye d’Ephas sortait… personne. Elle sortit en fait de la petite porte sur le côté, sa tête pivotant au fur et à mesure qu’elle marchait.
« Elle », c’était bien sûr l’abbesse Elza Olgado, responsable de l’abbaye qu’elle venait de quitter. Elle était vêtue d’habits non pas de clerc, mais de piétons ordinaires. Ils étaient un peu démodés par rapport à la tendance actuelle de Yaaran, mais ils étaient simples et omniprésents.
J’étais bien trop effrayée pour lui demander son âge réel, mais dans son accoutrement actuel, elle avait parfaitement l’air d’une jeune femme d’une vingtaine d’années. Pourtant, j’étais presque sûr qu’elle était de la même génération que Lillian. Ce qui ne voulait pas dire que Lillian était vieille — je pensais sincèrement qu’elle était plus jeune. C’est juste que ses rondeurs et son aura maternelle n’avaient rien de « jeune ». Si elles marchaient côte à côte, je pensais qu’elles auraient le même âge.
« Vous êtes restée là-dedans pendant un bon moment », dit Lorraine. « Est-ce que tout allait bien ? »
« Oh, c’est juste que… j’ai eu plus de mal à obtenir leur accord que je ne l’espérais. J’ai laissé entendre que je partirais, alors je suis sûre que tout ira bien. Quoi qu’il en soit, venez tous les deux. Nous devrions nous dépêcher avant qu’ils ne nous trouvent. »
Elza nous avait pris par la main, Lorraine et moi, et s’était mise en route à vive allure.
J’étais persuadé que Lorraine et moi pensions la même chose en ce moment.
Cela n’a pas l’air bon.
◆◇◆◇◆
« Alors… vous vous êtes débarrassé des membres du clergé qui vous cherchaient par tous les moyens et vous vous êtes faufilée hors de l’abbaye ? »
Lorraine se tenait la tête pendant que nous marchions, comme si elle souffrait. On aurait dit qu’elle souffrait aussi.
« Non, non, vous m’avez mal comprise », répondit Elza. « J’ai laissé une lettre indiquant que je serais absente pour affaires pendant une courte période et j’ai fait de mon mieux pour m’assurer de ne pas gêner le travail de qui que ce soit en partant. Je suis sûre que tout le monde est très reconnaissant de ma considération en ce moment. »
Pour moi, cela ressemblait beaucoup à « ils sont en train d’agoniser en ce moment même parce qu’ils ont réalisé qu’ils n’ont absolument pas remarqué mon brillant plan d’évasion. » J’étais tenté de le dire, mais Elza semblait déjà le savoir, car elle continua.
« Blague à part, il n’est pas rare que je sorte et que je me promène seule dans la ville de temps en temps. Tout ira bien. Je me suis occupée de tout mon travail, mon absence ne devrait pas se faire sentir. »
J’en avais déduit qu’ils n’y voyaient pas d’inconvénient puisqu’elle avait rempli ses obligations. Une partie de moi était encore incertaine à ce sujet, mais j’étais loin d’être un expert du fonctionnement interne de l’Église du ciel oriental, alors j’avais décidé de la croire sur parole.
« C’est bon à entendre », avais-je dit. « Mais, et je ne veux pas être impoli, pouvons-nous vraiment compter sur vous pour nous guider dans la ville ? »
Comme elle était chargée de la gestion de l’abbaye, je m’étais dit qu’il y avait des chances qu’elle ne connaisse pas trop les quartiers les plus ordinaires de la ville. Les grands patrons n’avaient pas souvent l’occasion de sortir sans leur suite. Son Altesse la princesse, par exemple, n’avait sans doute jamais arpenté les rues seule. Ce n’était pas parce qu’Elza était née et avait grandi ici qu’elle pouvait nécessairement jouer le rôle de guide.
Cependant, Elza déclara : « Faites-moi confiance. Tout ira bien. J’ai pratiquement vécu dans ces rues quand j’étais enfant. Je les connais mieux que quiconque… sauf peut-être Lillian. »
« Lillian vient-elle aussi de la capitale ? » demanda Lorraine.
Elza réfléchit un peu. « Oui, plus ou moins. Nous étions des amies d’enfance, elle et moi. Et bien que le moment ait été légèrement différent, nous avons choisi le même chemin dans la vie. »
Elles ont donc toutes les deux le même âge. Cela mis à part, j’étais impressionné que deux amies d’enfance soient devenues des saintes. La divinité était très rare — non pas que je l’aie ressentie récemment, car je rencontrais ses détenteurs comme si j’étais à une braderie de la divinité. Deux amis proches ayant tous deux été bénis par la divinité, cela n’arrivait presque jamais. Je ne pouvais pas en parler, puisque Lorraine et moi l’avions tous les deux. Mais dans notre cas, c’était surtout parce que l’esprit divin qui nous avait bénies était du genre négligent. Faible, aussi. Ce qu’avaient Elza et Lillian était incontestablement plus impressionnant que le nôtre.
Je m’apprêtais à poser des questions sur leur enfance, mais Elza avait pris la parole avant que je ne puisse le faire.
« Oh, en y pensant, où vouliez-vous aller ? Je n’ai pas encore demandé. »
Je me doutais bien que c’était fait exprès, et Lorraine me regardait en secouant la tête elle aussi. Je n’avais pas ressenti le besoin d’insister, j’avais donc renoncé à poser ma question et j’avais tendu à Elza le petit carnet que Rina nous avait donné.
Il serait techniquement classé comme un tome douteux écrit par un mort-vivant, mais au moins aucun esprit maléfique ne se précipiterait pour attaquer quand on l’ouvrirait. J’avais déjà vérifié le contenu et confirmé qu’il n’y avait rien de problématique. Sauf si l’on compte les croquis de squelettes et de vampires qui le parsèment.
« C’est plutôt… blasphématoire. Est-ce un passe-temps pour vous deux ? »
« Certainement pas. »
« Pas question. »
Nous avions toutes les deux nié, mais alors que Lorraine aurait pu s’en tirer, je portais un masque de crâne, donc je n’avais pas vraiment d’arguments pour me défendre. Elza m’avait regardé fixement et j’avais dû détourner les yeux.
C’était ma perte.
« En fait, ce n’est pas que cela me dérange », dit-elle. « Cela dit, ces instructions sont très détaillées. Il nous faudra jusqu’au soir pour nous rendre à tous ces endroits. »
Même avec l’aide d’une citadine née et élevée, cela prendrait du temps. Mais cela ne me dérangeait pas trop. Nous avions toute la journée de libre. S’il y avait un problème, ce serait…
« Nous sommes d’accord avec cela, mais l’êtes-vous ? » avais-je demandé. « Avez-vous le temps ? »
« Il n’y a pas de problème. Mais il y a un endroit où j’aimerais m’arrêter une fois que nous aurons terminé. Pourrais-je vous demander de m’accompagner ? »
Selon toute vraisemblance, elle n’avait pas besoin de nous, mais elle s’était portée volontaire pour être notre guide et nous n’avions aucune raison de refuser, alors nous avions accepté.
***
Partie 2
« Oh, je ne pourrais pas. Vous êtes sûr ? C’est trop ! »
« Allez-y. Considérez cela comme un remerciement pour nous avoir aidés. Mais je ne suis pas sûr que cela compense vraiment… »
« C’est beaucoup ! Merci ! Je m’y mets tout de suite ! »
Les yeux si brillants qu’on les prendrait pour des étoiles, Elza serra les mains l’une contre l’autre et se mit au travail, c’est-à-dire qu’elle porta à la bouche ce qu’elle avait sous ses yeux.
Nous étions dans une confiserie qui avait apparemment la réputation d’être délicieuse. Je dis « apparemment » parce que nous étions là sur la base des informations que Rina nous avait données. Il s’agissait d’un établissement isolé, à l’abri des regards, mais tous les gâteaux étaient délicieusement faits à la main par la commerçante.
Rina voulait des friandises d’ici en souvenir, mais elle avait écrit qu’il serait impossible de les conserver et qu’il ne fallait donc pas se donner cette peine. La note avait été lue comme très réticente, alors Lorraine avait soupiré et en avait acheté quand même. Grâce à sa magie de stockage, elle pouvait conserver des aliments périssables pendant une semaine. Elle avait dit que ce n’était pas très pratique, car cela utilisait beaucoup de mana, mais il s’agissait d’un cas particulier. Après tout, Rina était aussi un peu son élève, et lui paraissait probablement aussi adorable qu’Alize. Je pouvais comprendre ce sentiment.
Elza n’avait jamais entendu parler de cette boutique auparavant, et après avoir reçu un échantillon pour tester ses goûts, elle s’était déclarée ravie de cette nouvelle découverte.
Pour la remercier d’avoir été notre guide, nous nous étions installés dans la salle à manger et lui avions proposé de la gâter. Pendant un moment, elle avait hésité devant le grand choix de gâteaux, mais après que nous lui ayons dit qu’elle pouvait en prendre autant qu’elle le souhaitait, elle en avait commandé sept.
La sobriété et les abbesses ne sont-elles pas censées aller de pair ? En fait, à la base, il devait s’agir d’un péché pour qu’une abbesse de l’Église du ciel oriental se perde dans la gourmandise et les tentations sucrées, mais quand j’avais abordé le sujet pour le lui demander…
« Se mentir à soi-même est ce que l’Ange déteste le plus. Tant qu’il n’y a pas de mensonge dans mon cœur quand je dis que je veux manger du gâteau, alors je peux manger du gâteau. »
En guise de réponse, j’avais eu droit à une excuse intéressée. Où en était le monde, s’il s’agissait d’une abbesse ? À en juger par l’expression du visage de Lorraine, elle réfléchissait à la question aussi profondément que moi.
« Ouf ! Je suis pleine à craquer. Je pense que je pourrais encore en prendre un peu plus… mais je garderai ceux que je n’ai pas essayés comme quelque chose à attendre avec impatience la prochaine fois que je viendrai ici ! » Elza se tapota l’estomac et sirota le reste de son thé.
Elle me faisait penser à un chien viverrin très content de lui.
« Tant que vous êtes satisfaite…, » murmura Lorraine. « Très bien. Pouvons-nous dire que c’est un jour comme les autres ? Le soleil commence à se coucher. »
Elza se redressa comme si elle se souvenait de quelque chose. « Oh, il reste encore une chose à faire. Vous avez dit que vous m’accompagneriez, vous vous souvenez ? »
Elle s’était donc souvenue. Je pensais qu’elle tomberait dans le piège de Lorraine, qu’elle suivrait le mouvement et qu’elle partirait.
Lorraine sourit. « Vous avez raison. Puis-je vous demander où nous allons ? Vous ne nous l’avez pas dit. »
« Vous le saurez quand nous y serons, ce sera une surprise. Oh, attendez, je vais acheter d’autres gâteaux pour les offrir. Je les achèterai moi-même cette fois. Au fait, je vous remercie encore de m’avoir régalée. »
« Des cadeaux ? » demandai-je.
Je me demandais à qui elle pouvait bien les donner, mais elle n’avait pas l’air de vouloir me répondre. Le candidat le plus probable était la personne à qui nous allions rendre visite, mais elle achetait beaucoup de gâteaux.
« Où crois-tu que nous allons ? » chuchotai-je à Lorraine.
« Je n’en sais rien. Nous le découvrirons une fois sur place. »
Elle avait l’air épuisée. Probablement à cause d’Elza et du fait qu’elle ne ressemblait pas du tout à une abbesse. Lorraine ne se donnait même pas la peine de parler de façon formelle. Mais nous avions décidé, en quittant l’abbaye, qu’il était plus naturel d’être décontractées à l’extérieur. Nous devions cependant faire attention à nos manières lorsque nous étions à l’intérieur, sous peine de passer pour des irrespectueux. Étrangement, Elza était très respectée dans l’Église.
« Désolé pour l’attente ! C’est parti ! »
Après avoir terminé ses achats, la montagne de gâteaux qu’elle tenait dans ses bras donnait à Elza l’air d’une jeune mère avec trop d’enfants. Je sentais déjà les regards mauvais que je recevrais dans la rue si je la laissais se débrouiller seule.
« Je vais les porter », avais-je dit en lui prenant les gâteaux.
« Oh ! Je vais vraiment bien… mais si vous me le proposez… » Elza sourit, et son étourderie disparut au profit d’une bienveillance maternelle presque tangible.
Je suppose que ce n’est pas pour rien qu’elle était une sainte. La « sainte » que je connaissais mieux, en revanche…
« Hmm ? Y a-t-il quelque chose sur mon visage ? » Lorraine pencha la tête vers moi.
« Non… D’accord, allons-y. »
◆◇◆◇◆
« Nous sommes là ! »
Notre destination était un espace dégagé au cœur des ruelles de la ville. Il y avait là un bâtiment ancien mais tranquille, éclairé d’une lumière si rafraîchissante qu’elle chassait l’atmosphère lugubre des ruelles environnantes.
Un certain nombre d’enfants jouaient devant.
« Est-ce que c’est… ? »
Avant que je puisse terminer ma question, un des enfants remarqua Elza et se précipita sur elle.
« C’est Elza ! »
Il sauta et s’accrocha à elle lorsqu’il l’atteignit, et tous les autres enfants firent de même. En quelques instants, elle était pratiquement ensevelie sous eux. Je pensais que ses membres minces ne pourraient pas les soutenir, mais à ma grande surprise, elle s’était fermement ancrée au sol.
Apparemment, elle était habituée à cela.
« Bonjour à tous. Vous allez bien ? »
Les enfants avaient répondu en chœur par l’affirmative.
« Je suis heureuse de l’entendre. Devinez quoi ? Je vous ai apporté des cadeaux aujourd’hui ! Pourriez-vous tous faire savoir à Sœur Mel que je suis là ? »
« Mm-kay ! Allons-y, tout le monde ! »
Un garçon qui semblait être le chef du groupe entraîna tout le monde à l’intérieur du bâtiment — une vieille église, à ce qu’il semblerait — dans une bousculade énergique.
« C’est un orphelinat, n’est-ce pas ? » demanda Lorraine.
Elza acquiesça. « Oui, c’est vrai. Lillian et moi avons grandi ici. »
◆◇◆◇◆
Peu après avoir regardé les enfants se précipiter à l’intérieur, Elza s’était tournée vers nous. « On entre ? »
Elle avait probablement décidé que ce serait plus rapide que d’attendre d’être accueillie. Puisqu’elle semblait connaître le clerc qui dirigeait l’orphelinat, au moins nous ne débarquerions pas comme de parfaits étrangers.
Elza avait été élevée ici il y a longtemps, et maintenant qu’elle était abbesse, elle avait un autre type de lien avec cet endroit. Elle devait se sentir à l’aise ici. C’est en tout cas ce que j’avais retenu de ce qu’elle avait dit, ainsi que de l’ambiance générale.
« Bien sûr », avions-nous dit, Lorraine et moi, et nous étions entrés.
◆◇◆◇◆
« Wôw !? »
En entrant, j’avais été brusquement confronté à quelque chose de grand et de lourd. J’avais envisagé de l’esquiver, mais ma décision avait été trop lente, car ce que c’était n’avait pas l’air hostile. Cela avait également été plus rapide que je ne l’avais prévu.
Je m’étais demandé ce que c’était. J’avais tourné la tête pour regarder, et — .
Pant. Pant. Lèche. Lèche.
Une haleine chaude avait frappé mon masque en même temps qu’une langue humide. Étrangement, je ne m’étais pas senti dégoûté. J’avais déjà été surpris par la langue d’une gigantes rana commune — une grenouille géante, en somme — et cette expérience était bien meilleure que la précédente.
Sa langue était extrêmement collante, et je n’avais pas réussi à m’échapper, même en me débattant. Finalement, j’avais été secouru par un aventurier de classe Bronze plus fort que moi, avec qui j’avais fait un groupe à l’époque.
Les monstres de l’espèce des grenouilles étaient redoutables, malgré leur apparence comique, et il y avait des théories selon lesquelles ils avaient été des prêtres au service des dieux il y a bien longtemps. Prenez-les à la légère, et ils feront de vous un repas léger… en vous léchant jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quelle horrible façon de mourir !
Bref, passons à autre chose. Quelque chose me léchait le visage.
« Hé, hé ! Pochi ! Couche-toi, mon garçon ! » déclara une voix douce.
La grande créature s’était éloignée de moi et j’avais pu la voir pour la première fois.
« Un chien… ? »
C’était un chien à la longue fourrure blanche. Il était énorme — en termes de taille, il nous battait, Lorraine et moi. Wolf, le maître de guilde de Maalt, me vint à l’esprit. Oui, il était à peu près aussi grand que lui.
Et pourtant, ses yeux étaient amicaux et purs. Gentils, même. Il était adorable. Pour l’anecdote, j’aimais plus les chiens que les chats, il n’était donc pas étonnant que je le trouve mignon. Au cas où vous vous poseriez la question, Lorraine, comme la plupart des aventuriers, aimait les chats. C’était moins dur de s’occuper d’eux, et dans certains cas, les monstres de l’espèce féline qui étaient amicaux avec les humains pouvaient même devenir des partenaires utiles.
Quant aux chiens, ils étaient… extrêmes. Il y avait les races obéissantes qui pouvaient vivre heureuses dans une maison familiale, mais elles avaient peu d’aptitudes au combat, alors si c’était ce que vous recherchiez, vous deviez opter pour les espèces de monstres de haut rang.
Il n’y a pas d’intermédiaire. C’était un problème un peu frustrant, mais si vous parveniez à gagner la loyauté d’un individu, il vous suivrait jusqu’à votre mort, quoi qu’il arrive. Il y avait là un sentiment de sécurité.
Les monstres de l’espèce féline, quant à eux, étaient inconstants et vous abandonnaient au premier signe d’ennui. Dans les deux cas, vous vous retrouviez avec un mélange de problèmes et de bénédictions.
***
Partie 3
Une jeune femme se tenait près du chien, me regardant avec inquiétude.
« Qui êtes-vous ? » avais-je demandé.
Contrairement à Elza, elle était manifestement une jeune personne sincère.
« Hey, » Elza m’avait jeté un regard noir, mais cela n’avait duré qu’un instant.
Avait-elle lu dans mes pensées ?
« Ça va ? » demanda la jeune femme. « Je suis désolée pour Pochi. D’habitude, il est très docile… »
Hmm. Elle avait un comportement doux, un air calme et une apparence de jeune fille soignée. Si l’on tient compte de tous ces éléments, on peut dire que c’est une jeune femme splendide. Elle n’était pas tout à fait mon genre, mais si vous demandiez à n’importe quel groupe de gars s’ils voulaient la courtiser, vous obtiendriez un taux d’approbation de presque cent pour cent, garantit Rentt Faina. Les autres se contenteraient de dire : « Bien sûr, je suppose, mais seulement si elle se confesse d’abord. »
Nous, les hommes, sommes aussi stupides que cela.
Me débarrassant de mes pensées idiotes, j’avais dit : « Êtes-vous… sûre que c’est un chien ? »
« Vous savez, honnêtement, je ne suis pas tout à fait sûre. »
« Pas sûre… ? »
« Eh bien, il est avec nous depuis toujours. Avant même que je ne vienne ici, c’est-à-dire il y a plus de vingt ans. Il a vécu trop longtemps pour être un chien normal… alors c’est probablement une espèce de monstre. »
Ah, c’est donc ce qu’elle voulait dire. Depuis que j’étais mort-vivant, j’avais cessé de prêter attention à ce genre de choses, mais les animaux ordinaires — les créatures qui n’avaient presque pas de mana — avaient généralement une durée de vie très fixe. Elle était généralement proportionnelle à leur taille au sein de leur espèce. Les mammifères, par exemple, avaient tendance à vivre plus longtemps plus ils étaient grands. Ce n’était cependant pas une règle absolue, et il existait de nombreuses exceptions. Les baleines vivaient plus d’un siècle et les chiens une quinzaine d’années, mais j’avais entendu dire que les chiens de taille moyenne vivaient plus longtemps et que certains oiseaux pouvaient atteindre soixante-dix ou quatre-vingts ans, malgré leur taille.
Il s’agissait d’un domaine d’étude mûr pour être exploité par un biologiste. La question de savoir combien de temps on peut prolonger sa vie est l’éternelle question que se posent tous les êtres vivants.
D’un autre côté, en ce qui concerne les monstres… Eh bien, je ne pense pas que j’aie une « durée de vie naturelle ». J’étais un mort-vivant. Mais même si ce n’était pas le cas, les monstres avaient tendance à vivre plus longtemps que les animaux dans l’ensemble.
On disait que le mana prolongeait la vie d’une créature, mais en réalité, c’était incertain.
Des savants fanatiques avaient élevé des animaux dans des environnements à forte densité de mana, injecté leur sang avec des liquides à forte densité de mana et mené toutes sortes d’expériences folles. Lorraine en avait fait elle-même. Cependant, bien que de nombreux essais de ce type aient été menés au cours de l’histoire, la réponse qui prévaut actuellement est toujours « résultats indéterminés ».
En fin de compte, on ne savait rien des définitions séparant les personnes, les animaux et les monstres.
Si vous disiez cela à un universitaire, il essaierait de vous prouver que vous avez tort en soulignant les différences ici, les points communs là, ce genre de choses. Mais bien que leur visage devienne rouge et que leur voix devienne cinglante lorsqu’ils évoquent des recherches et des preuves scientifiques évidentes, leurs théories ne tiendraient pas une décennie avant d’être prouvées erronées.
Ce processus avait été répété des dizaines, des centaines de fois au cours de l’histoire. Qu’est-ce que les monstres, au fond ? Personne ne le savait. Mais quelque chose me disait que cet énorme « chien » qui vivait en bonne santé depuis plus de vingt ans en était un.
« Woof, woof ! »
[Bonjour !]Vous comprendrez donc mon choc lorsqu’il s’était mis à me parler.
◆◇◆◇◆
Le chien vient-il de parler ? Techniquement parlant, je suppose qu’il s’agit en fait d’un monstre de l’espèce canine. Mais même dans ce cas, il était étrange qu’il parle. La civilisation n’était pas inconnue chez les monstres, les espèces de gobelins établissaient des colonies et apprenaient même parfois à parler aux humains.
Il était logique que les monstres humanoïdes aient aussi des organes humanoïdes, donc s’ils faisaient l’effort de parler, ils pouvaient probablement le faire. À part moi, Isaac et Laura faisaient également partie de cette catégorie. Cependant, les choses étaient différentes lorsqu’il s’agissait de monstres animaliers. Seuls les plus hauts gradés étaient capables de parler.
Il avait été dit que, dans ce cas, ils utilisaient leurs propres cordes vocales ou parlaient par le biais d’une capacité appelée télépathie.
Celui qui se trouvait devant moi — Pochi, c’est ça ? — avait clairement aboyé comme un chien vocalement, mais… Je me demandais quelle méthode il avait utilisée.
Surpris, j’avais dit : « Est-ce que quelqu’un d’autre vient de… ? »
« Hmm ? Y a-t-il un problème ? » demanda la jeune femme qui avait arrêté Pochi plus tôt.
« Eh bien, oui, je veux dire… Hmm ? »
D’après sa réaction, elle ne semblait pas avoir remarqué que le chien parlait. Est-ce que c’était juste moi ?
« Rentt », dit Lorraine. « Pour l’instant, pourquoi ne pas se présenter d’abord ? »
Ce n’était donc pas seulement mon imagination.
La phrase « pour l’instant » avait beaucoup de force. Cela aurait semblé normal à tout le monde, mais j’avais saisi l’implication cachée. Le fait que nous puissions communiquer de la sorte montre à quel point Lorraine et moi nous connaissons depuis longtemps. Elle avait aussi entendu le chien parler.
« Tu as raison », avais-je dit. « Où sont mes manières ? Je m’appelle Rentt et voici Lorraine. Nous gagnons notre vie en tant qu’aventuriers. »
J’avais laissé le « Et vous ? » mais la jeune femme, qui tenait fermement le chien, avait reconnu l’indice.
« Je suis Mel Patiche, la directrice du troisième orphelinat de Vistelya, où nous nous trouvons actuellement. Voici Pochi. Et voici… »
Elle regarda les enfants, qui commencèrent à se présenter un par un.
Il y en avait plus d’une douzaine, mais j’avais réussi à me souvenir de leurs noms… ou du moins, c’est ce que je croyais. C’était une compétence inestimable pour un aventurier. Si vous n’y parveniez pas, vous auriez des ennuis chaque fois que vous vous joindriez à un groupe aléatoire pour un travail.
Il va sans dire que Lorraine avait appris les noms des enfants par cœur en quelques instants. Elle n’était pas comme moi, qui avais du mal à mémoriser des moyens mnémotechniques. Parfois, j’aurais aimé qu’elle partage un peu de son cerveau avec moi.
« Et moi, je suis Elza Olgado », dit Elza en terminant les présentations. « Mais vous le saviez déjà. Maintenant, venez tous, j’ai apporté des cadeaux. Il y en a assez pour tout le monde. »
Elle avait dirigé les enfants vers les piles de gâteaux qui, à un moment donné, étaient passés de mes bras à ceux de Lorraine. Ils l’avaient immédiatement entourée et avaient commencé à lui prendre les gâteaux des mains comme s’ils étaient des bandits en train de la dépouiller de tous ses biens.
« Même des bandits feraient preuve de plus de considération », marmonna Lorraine une fois qu’ils eurent terminé. Ses cheveux étaient ébouriffés et sa respiration saccadée.
Elle plaisantait, bien sûr. Les vrais bandits auraient une mauvaise surprise s’ils l’attaquaient. Néanmoins, elle avait été prise d’assaut avec tant d’enthousiasme que la comparaison s’imposait.
Les enfants qui avaient déferlé sur Lorraine comme une tempête étaient partis ailleurs avec leur butin.
« Je crois qu’ils se dirigent vers la cuisine », expliqua Elza. « Ils nous en ramèneront, avec du thé. »
Le fait qu’ils soient allés préparer la nourriture montrait qu’ils étaient assez habitués à cela. Je m’étais demandé si Elza passait toujours avec des cadeaux.
« Quelle est l’occasion aujourd’hui, Sœur Elza ? » demanda Mel. « Vous n’avez pas de compagnons avec vous. »
Je me suis dit qu’elle ne nous incluait pas, Lorraine et moi, car nous nous étions présentés comme des aventuriers.
Elza était une abbesse. Ses compagnons seraient évidemment des clercs et des assistants de l’Église du ciel oriental. La plupart des aventuriers étaient des rustres, et n’auraient jamais pu devenir les accompagnateurs d’un membre de la noblesse ou du clergé. Des gardes du corps, bien sûr, mais le client aurait quand même besoin de ses assistants.
C’était particulièrement vrai pour un membre du clergé de haut rang comme Elza. Néanmoins, elle n’était pas accompagnée pour l’instant. Il n’était pas étonnant que Mel ait trouvé cela étrange.
« Si je les avais amenés, ils n’auraient jamais cessé de me harceler à propos de l’heure », dit Elza. Puis elle sourit. « Je plaisante, bien sûr. Je voulais juste amener ces deux-là ici aujourd’hui. Ce sont des connaissances de Lillian de Maalt. »
« Quoi ? Vraiment ? » Mel se tourna vers nous. « Comment va sœur Lillian ? Je lui écris, mais elle ne répond jamais. »
Elza avait dit quelque chose de similaire.
Lillian n’avait pas répondu à Elza parce qu’elle avait été envoyée à la frontière en raison d’une lutte de pouvoir au sein de l’Église du ciel oriental de Vistelya. Si elle avait répondu, cela aurait pu causer des ennuis à Elza. Il en allait probablement de même pour Mel.
« Ce n’est plus un problème, » dit Elza. « Lillian a repris des forces. Elle m’a même envoyé une lettre. »
Elza tendit à Mel la lettre que nous avions apportée de Maalt, et ses yeux s’écarquillèrent avant qu’elle ne la touche.
« Ça me semble familier…, » murmura Mel.
« La divinité de Lillian s’y trouve, » expliqua Elza. « La plus grande partie s’est évanouie après que je l’ai ouvert, mais il en reste encore un peu. »
« Vraiment ? Dieu merci, elle va bien. Cela signifie-t-il qu’elle reviendra un jour ? »
« Je ne suis pas sûre. Mais si elle choisit de le faire, personne ne pourra plus s’y opposer. Et même si elle ne veut pas revenir, elle sera libre d’aller et venir pour des visites. Je suis sûre que tu la reverras. »
« Oh, j’ai hâte ! » Mel serra la lettre contre elle.
Elle semblait adorer Lillian, et je m’étais senti curieux. Je m’étais demandé quelle était leur histoire.
◆◇◆◇◆
« Mel est arrivée dans cet orphelinat quand il était enfant, juste avant que Lillian ne parte à l’église », expliqua Elza. « Après avoir rejoint le clergé, Lillian et moi avons continué à nous rendre régulièrement ici pour aider. Mel est un peu comme une sœur pour nous, ou peut-être une fille. »
Lillian, Elza et Mel étaient donc essentiellement des sœurs. Dans ce cas, elles avaient dû être terriblement tristes de ne pas pouvoir rester en contact.
Comme l’orphelinat de Lillian était sous l’autorité de l’Église du Ciel Oriental et qu’Elza occupait une position assez élevée, cette dernière pouvait vérifier si la première était toujours en vie quand elle le souhaitait. Mais ce n’était rien comparé au fait de voir de ses propres yeux que sa sœur allait bien.
Elza ne pourrait pas se rendre dans une région éloignée comme Maalt, et Mel ne pourrait pas quitter ses fonctions à l’orphelinat. Contrairement à l’Église de Lobelia, l’Église du ciel oriental n’avait pas les poches pleines. Le nombre d’employés de l’orphelinat qu’elle pouvait entretenir était limité. Et bien que les clercs du Ciel oriental soient aimés à Yaaran et que la population les aide de toutes sortes de façons, il y a des tâches à l’orphelinat dont les étrangers ne peuvent pas s’occuper.
***
Partie 4
Faire le voyage pour voir Lillian signifierait laisser l’orphelinat sans surveillance pendant des semaines. Maalt n’était pas vraiment proche de Vistelya. Lorraine et moi pouvions faire le voyage en un instant grâce aux cercles de téléportation, et une partie de moi voulait vraiment aider les sœurs, mais il y avait trop de risques que le secret soit éventé. Elza elle-même semblait digne de confiance, mais elle était une membre haut placée de l’Église du ciel oriental. Je ne pouvais pas exclure la possibilité qu’elle soit prête à faire passer les intérêts de l’église en premier si la situation l’exigeait.
« C’est dommage que Lillian ne vous ait pas écrit une lettre aussi, si vous êtes si proches », ai-je dit. « Non pas que je ne comprenne pas votre situation. Et de toute façon, Lillian elle-même était très malade jusqu’à récemment. »
L’expression de Mel indiquait qu'elle était inquiétée. « Quoi ? Est-ce que sœur Lillian va bien ? »
« Nous l’avons déjà dit à Elza, mais elle souffrait de la maladie du miasme accumulé. Mais ce n’est plus le cas. Elle va bien maintenant. »
« N’est-ce pas assez difficile à guérir ? Si je me souviens bien, il faut… »
« Oui, des fleurs de sang de dragon. J’en ai cueilli pour elle, et un grand herboriste en a fait un médicament. Elle s’est remise sur pied et dirige l’orphelinat. »
« Vraiment ? Alors Sœur Lillian vous est redevable, ce qui veut dire que je le suis aussi ! Merci, Rentt ! »
« Non, mais… »
Ce n’était pas si grave. La demande avait été une bonne expérience pour moi, et c’est ainsi que j’avais rencontré Isaac, puis Laura. Je les aurais peut-être rencontrés plus tard, mais qui sait quels ennuis j’aurais eus si je ne les avais pas rencontrés dès le début ? Il n’était pas exagéré de dire que j’étais ce que j’étais aujourd’hui parce que j’avais suivi la demande d’Alize.
Je m’étais tourné vers Elza. « Cela mis à part, vous nous avez fait venir ici pour que nous puissions parler de Lillian ? »
« Oui. Je me demandais si vous seriez prêt à nous parler de sa vie à Maalt. J’aurais pu vous le demander plus tôt, mais je voulais que Mel soit là aussi. » Elza sourit. « Je voulais aussi que vous m’aidiez à porter les courses. »
J’étais presque sûr que cette dernière partie était une blague. Peut-être que ses vraies pensées s’étaient un peu infiltrées. Il aurait certainement été difficile pour elle de porter tous ces gâteaux toute seule. Moins à cause du poids que de l’encombrement.
« Bien sûr, je peux vous parler de Lillian », ai-je dit. « Et Lorraine aussi. »
Elle avait aussi pris Alize comme apprentie, et Lorraine avait donc sa propre relation avec Lillian. Elle lui donnait parfois des objets magiques et des potions en trop, des choses comme ça. Il y a de fortes chances qu’elle ait vu Lillian plus souvent que moi.
« J’en serais ravie », déclara Lorraine.
Nous avions passé un moment à bavarder joyeusement de Lillian. Elza et Mel se sont jointes à nous en racontant son enfance dans cet orphelinat, ainsi que son passage à l’église. Cependant, la raison pour laquelle Lillian avait été chassée de la capitale n’avait jamais été abordée. Je suppose qu’il s’agissait d’une affaire interne à l’église.
D’après Elza et Mel, Lillian avait été très active lorsqu’elle était petite, au point qu’elle avait fait d’elles ses laquais. En même temps, elle était une grande sœur attentionnée que tout le monde aimait à l’orphelinat.
Je l’avais aussi senti à l’orphelinat de Maalt. Quand on était à l’intérieur, on avait l’impression qu’on ne pouvait pas lui désobéir. Les enfants ne s’en prenaient jamais à elle. Aujourd’hui, elle était toujours gentille et amicale, et on aurait dit que son côté canaille avait disparu, mais peut-être que les enfants avaient senti qu’il se cachait encore en elle.
Après un agréable moment passé à rire et à discuter…
« Je pense que nous devrions nous arrêter là. Oh, et j’ai complètement oublié. Tenez. »
Elza sortit une lettre de sa poche de poitrine et me la tendit. Elle était solidement scellée et dégageait une légère aura de divinité. Ce n’était pas une surprise, mais Elza avait scellé sa lettre de la même manière que Lillian.
Cela signifiait qu’ils le découvriraient si je l’ouvrais pour y jeter un coup d’œil. Comme je ne l’aurais jamais fait, ils n’avaient pas eu besoin de se donner la peine de le faire.
Sniff. Sniff.
Pochi, qui s’était couché derrière Mel en faisant sa meilleure imitation de canapé, s’était levé et reniflait la lettre. Je l’avais regardé, me demandant ce qui avait attiré son attention, mais de toute évidence, quelques reniflements avaient suffi à le satisfaire.
« Woof, woof. »
[Bon.]Je savais que je n’avais pas seulement imaginé des choses.
« Tu n’as pas à t’inquiéter autant, Pochi », dit Elza. « Mes sceaux ne sont pas si faciles à briser. »
« Woof ? »
(Tu le penses vraiment ?)
« Oui. »
Était-ce moi, ou étaient-ils en train de discuter ? Mon doute avait dû se lire sur mon visage, car Elza m’avait soudainement adressé la parole.
« Je le savais. Vous l’entendez, n’est-ce pas, Rentt ? »
◆◇◆◇◆
« E-Entendre qu-quoi ? »
Je tremblais en parlant, car je venais de voir quelque chose d’extrêmement choquant. C’est pourquoi je bégayais aussi. Oui, j’avais été choqué par — .
« Pouvez-vous arrêter de jouer la comédie ? », dit Elza calmement. « Je parle des paroles de Pochi. Vous le comprenez, n’est-ce pas ? »
Je soupirai. « J’imagine que oui. Je pensais que c’était mon imagination, mais apparemment non. Comment un chien peut-il parler… ? »
J’avais essayé de jouer les idiots lorsqu’elle m’avait demandé la première fois, mais un seul coup d’œil à son regard m’avait dit que ça ne marcherait pas. Même si elle semblait irresponsable, elle était vraiment une membre du clergé de haut rang quand cela comptait. Je savais reconnaître une bataille perdue quand j’en voyais une.
Pour ce qui est de mon numéro ridicule, j’avais pensé qu’un peu de gaudriole ferait l’affaire puisque les choses ne semblaient pas vouloir s’envenimer, et j’avais aussi voulu détourner l’attention de Lorraine, puisqu’Elza semblait n’avoir remarqué que moi.
En fait, Lorraine était tout à fait sereine. Son expression légèrement curieuse criait : « Oh, qu’est-ce qui se passe ? Je n’en suis pas tout à fait sûre. » Quelle actrice !
« Hum, quelque chose ne va pas ? Que voulez-vous dire par “les mots de Pochi” ? »
Quant à Sœur Mel, elle avait l’air vraiment désemparée.
J’avais cru qu’elle entendait aussi Pochi, mais j’avais peut-être tort. Dans ce cas, qu’est-ce qui séparait ceux qui pouvaient entendre Pochi de ceux qui ne le pouvaient pas ?
Elza se tourna vers Mel. « Je te le dis depuis toujours, n’est-ce pas ? Pochi peut parler. Mais seules Lillian et moi pouvons l’entendre. »
« Quoi ? Était-ce vrai ? Je croyais que vous vous moquiez de moi… »
Oh, c’est logique. Ce n’est pas que Mel ne savait pas, mais elle ne l’avait pas cru. Les familles s’embrouillent entre elles, où que l’on aille. Se faire piéger par un parent, un frère ou une sœur, ou un autre membre de la famille, pour qu’il vienne vous voir plus tard et vous dise « Je t’ai eu ! » C’est exactement ce que Mel pensait qu’il se passait ici.
« Ce chien peut parler ! » était l’exemple type d’un tel mensonge. Finalement, Mel aurait commencé à rouler des yeux et à balayer le tout du revers de la main, en disant : « Comme d’habitude, hein ? Bien sûr, bien sûr. » C’était un rituel vieux comme le monde.
« Bien sûr, je t’ai taquinée sur d’autres sujets, mais jamais sur Pochi. Il sait vraiment parler. » Elza tendit l’oreille vers Pochi. « Hmm, qu’est-ce que c’était ? »
« Woof, woof, woof woof, bark. Bark bark, bark bark, woof woof woof. Woof. »
[Écoutez ça. L’autre jour, Mel s’est glissé quelques sucreries pour elle-même, et plus tard, elle s’est inquiétée de savoir si elle avait pris du poids. N’est-ce pas hilarant ?]Je me sentais coupable d’entendre tout cela. De plus, ce chien avait une personnalité un peu tordue, n’est-ce pas ?
« Mel, » dit Elza, « Tu devrais arrêter de prendre des sucreries en cachette pour toi-même. De plus, tu n’as pas pris de poids. Tu es juste… un peu plus ronde. »
Mel avait l’air effarée. « Comment sais-tu cela ? Je me suis assurée que personne ne me voyait ! Seulement — attends, Pochi !? C’était toi !? Tu peux vraiment… !? »
J’avais interprété ces cris comme signifiant qu’elle croyait enfin ce qu’Elza essayait de lui dire depuis des années.
Mel avait saisi le visage de Pochi. « Est-ce toi qui leur as aussi parlé de l’autre chose ? Souviens-toi ! Je n’en avais jamais parlé à personne, mais Elza et Lillian l’ont quand même su ! »
Elle interrogeait Pochi sans ménagement. On n’aurait jamais cru qu’elle était la directrice de l’orphelinat, vu la façon dont elle se comportait. L’attitude de jeune fille douce qu’elle avait eue au début avait complètement disparu. Ou peut-être était-ce juste une preuve de la frénésie qui l’habitait. Difficile à dire.
Ignorant la dispute entre le chien et la directrice de l’orphelinat, Elza se tourne vers Lorraine et moi. « Voilà, c’est fait. Pochi peut parler, mais seules certaines personnes peuvent l’entendre. Dans cet orphelinat, il n’y a jamais eu que Lillian et moi. »
Honnêtement, je n’avais pas de réponse à lui donner. Il y avait un certain nombre de points communs entre Elza et moi, mais cela devenait plus compliqué quand on ajoutait Lorraine dans le mélange.
En fait, j’avais une idée qui semblait probable. Cependant, cela signifierait dévoiler mes propres secrets, alors j’avais décidé de donner volontairement une mauvaise réponse.
« Est-ce quand vous êtes devenus clercs de l’église ? »
« C’est… presque ça, mais pas tout à fait. Je ne pense pas que faire traîner les choses en longueur servirait à quelque chose, alors je vais juste vous le dire. C’est parce que — . »
« Hé ! Pourquoi suis-je la seule à ne pas t’entendre ? Pochi ! Je suis avec toi depuis bien plus longtemps que Sœur Elza et Sœur Lillian ! Qui te nourrit, d’après toi ? Et j’ai toujours été celle qui te donne le bain depuis que je suis toute petite ! Alors pourquoi ? » Mel s’échauffait de plus en plus, s’accrochant à Pochi pour exprimer tous ses griefs.
Pochi avait l’air très fatigué. Il me jeta un coup d’œil, puis regarda Eliza.
Eliza soupira, réfléchit un instant et déclara : « Je suppose qu’il n’y a rien à faire. Cela devait arriver un jour de toute façon. J’ai grimpé assez haut dans l’église, et Lillian est aussi revenue. Nous devrions pouvoir faire face aux conséquences. »
Elle se tourna vers Pochi et acquiesça.
Alors que je commençais à me demander ce qui se passait, Pochi s’était soudainement mis à briller faiblement. La lumière était calme, pure… et familière.
Quand Lorraine l’avait vu, elle avait murmuré : « Rentt. C’est de la divinité. »
Je m’étais rendu compte qu’elle avait raison. Elle n’était jamais très forte quand je l’utilisais moi-même, et j’avais pris l’habitude de la dissimuler depuis que j’avais appris à le faire, si bien que la mienne était invisible ces jours-ci. La dernière fois que j’avais vu la divinité à cette échelle, c’était cette sainte qui était venue à Maalt et avait exhibé sa magie de guérison comme une forme de publicité.
J’avais aussi vu la divinité de Nive, mais la sienne ne brillait pas vraiment. Probablement parce qu’elle était bien entraînée à le faire.
Mais ce chien faisait-il ce que je pensais qu’il faisait ? Après un court instant, la lumière s’était transférée à Mel et avait été absorbée par elle.
« Woof ? »
[Comment cela se passe-t-il ?]Mel ouvrit les yeux. « Je l’entends ! J’entends Pochi ! » Puis elle le serra dans ses bras.
Elza les observa et dit : « Voilà. Pochi est… ce que les gens appellent une bête divine ou sacrée. Ce qui le rapproche des esprits divins. Seuls ceux qui ont reçu la bénédiction de la divinité peuvent l’entendre. Ce qui vous inclut, n’est-ce pas, Rentt ? »
***
Histoire additionnelle : La femme inquiétante
Il y a quelques années, lorsque je gagnais encore ma vie en tant qu’aventurier humain de Yaaran…
« Elle veut que tu l’emmènes au cap Rook ? » lui avais-je demandé. J’étais en train de dîner chez Lorraine. « Rappelle-moi pourquoi elle veut encore y aller ? »
« Apparemment, elle veut voir la vue de là », répondit Lorraine. « Eh bien, les emplois étranges sont légion. Les aventuriers que nous sommes ne peuvent pas être trop pointilleux sur les détails. Cependant, nous ferons attention à tout ce qui est suspect, bien sûr. »
Nous parlions d’un travail que Lorraine avait accepté. Une femme du nom de Hilde avait demandé à être escortée jusqu’à une région isolée appelée le cap Rook.
Ce qui est étrange dans ce travail, c’est que personne ne s’y rend jamais. Il n’y avait ni ville, ni village, ni donjon dans la région. Il n’y avait pas non plus de spécialité particulière à y trouver… à moins de compter le paysage, qui, il est vrai, était magnifique.
Il y avait aussi une autre chose à propos du cap Rook…
« C’est drôle que tu parles de prudence… » murmurai-je. « Penses-tu qu’elle va s’en sortir ? »
« Tu as aussi peur que cela arrive, n’est-ce pas ? Ce serait bien de ne pas avoir à y penser et de la laisser être, mais je préférerais ne pas voir accidentellement quelque chose de désagréable. »
« Tu as donc ce sentiment, hein ? »
Nous nous demandions si cette Hilde avait l’intention de se jeter du haut du cap.
Géographiquement, le cap Rook est un affleurement qui s’élève au-dessus d’un grand lac, le lac Quia.
C’est pour cette raison qu’il était connu comme un lieu de suicide courant. Il n’était pas très éloigné de la ville de Maalt — deux jours de marche, si l’on y mettait du sien, mais c’était juste assez pour créer un sentiment de distance. Pour les personnes décidées, c’était un endroit où personne ne pouvait se mettre en travers de leur chemin.
De ce point de vue, il semblerait qu’il n’y ait pas lieu de s’inquiéter, puisque le client avait demandé une escorte.
J’en avais parlé à Lorraine. « Pourtant, elle n’aurait pas fait l’effort d’engager une escorte si elle avait l’intention de le faire, n’est-ce pas ? »
« Ce serait vrai si elle était un homme, peut-être. Il y a toujours un risque qu’une femme seule se fasse enlever par des bandits pendant le voyage. Peut-être qu’elle veut juste s’en assurer. Ce n’est pas parce qu’elle voudrait mourir qu’elle voudrait être enlevée par des bandits. »
« Ah, c’est vrai… »
Dans ma tête, j’avais l’idée préconçue que rien d’autre n’avait vraiment d’importance si vous alliez mourir de toute façon, mais Lorraine avait raison de dire qu’il y avait absolument des choses que l’on préférait éviter.
« Ok, j’ai compris maintenant », avais-je dit. « Reste sur tes gardes. Si tu peux la convaincre de ne pas… »
« Je peux te promettre qu’au moins, je suis prête à l’arrêter et à écouter son histoire. Je ne suis pas si occupée que je ne puisse pas prendre le temps pour cela. »
« Bon à savoir. »
◆◇◆◇◆
« Oh, Rentt ! »
Tôt le lendemain, alors que je me rendais à la guilde, une employée m’avait abordé.
« Quelque chose ne va pas ? » demandai-je.
« Vous n’avez pas encore pris de travail, n’est-ce pas ? »
« Non, j’allais le faire. »
« Puis-je vous demander d’occuper un autre poste vacant ? Il s’agit d’un préavis court. »
La situation ne m’était pas inconnue. Bien que de nombreux aventuriers de Maalt soient du type diligent, la profession attirait par nature des gens turbulents. En d’autres termes, il arrivait que des aventuriers annulent une mission sans prévenir. C’est alors à la guilde et à ses employés qu’il incombe de faire le ménage.
J’avais regardé le visage de l’employée. Je m’étais senti un peu mal pour elle.
« Bien sûr », avais-je dit. « Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais pourriez-vous d’abord me parler du travail ? »
« Oh ! Merci ! D’accord, donc… »
L’employée de la guilde m’avait expliqué les détails du travail et j’avais été surpris. Cela correspondait aux détails du poste dont Lorraine et moi avions parlé hier. Le poste vacant était celui d’un aventurier qui devait être le conducteur du chariot, mais qui était introuvable.
Si le travail se résumait à cela, je me disais que tout irait bien.
« J’ai compris », avais-je dit. « Je le prends. Où dois-je aller ? »
« Vous avez rendez-vous à la zone de rassemblement des chariots. Vous devriez vous dépêcher. Il est presque l’heure. »
« Ce sera le cas. J’y vais tout de suite ! »
Alors que je m’enfuyais, j’avais entendu la voix de l’employée de la guilde m’appeler derrière moi.
« Merci beaucoup ! »
◆◇◆◇◆
« Tu es donc le remplaçant ? » demanda Lorraine lorsque j’atteignis la zone de rassemblement des chariots. « Hilde, êtes-vous d’accord pour que cela soit lui ? »
Hilde était une jeune femme. Elle n’avait pas l’air d’être suicidaire, mais là encore, je ne connaissais rien aux émotions des femmes. Elles étaient tout simplement insondables.
« Oui, je n’y vois pas d’inconvénient. Il ne semble pas que nous ayons une autre option, de toute façon… »
« Nous pourrions toujours le reporter à un autre jour. »
« Je crains que non. J’aimerais y être ce soir. »
« Dans ce cas, c’est notre seule option. Mais ça devrait aller. Cet homme — Rentt — est fiable quand il s’agit de son travail. »
« Est-ce une de vos connaissances ? »
« C’est plutôt comme si nous ne pouvions pas nous débarrasser l’un de l’autre… »
« Dans ce cas, j’ai encore moins de raisons de m’inquiéter. C’est un plaisir de vous rencontrer, Rentt. »
Hilde avait souri et m’avait tendu la main, que j’avais serrée.
« D-D’accord. Enchanté de vous rencontrer. »
Hilde avait loué le chariot. Elle avait déjà payé les frais, il ne restait donc plus qu’à le déposer à notre retour à Maalt.
Je me méfiais un peu de la façon dont elle semblait régler les derniers détails, mais plus nous parlions avec elle, plus je me rendais compte que je n’avais aucune raison de m’inquiéter. Elle n’était pas du tout suicidaire.
Puis, bien que Lorraine et moi ayons fait de notre mieux pour cacher notre inquiétude, Hilde avait demandé : « Hum, quelque chose vous dérange ? »
Lorraine, se disant peut-être qu’il valait mieux dire la vérité vue le chemin parcourut, expliqua, le ton un peu nerveux.
Après quelques instants de silence, Hilde éclata de rire.
« Aha ha ha ! J’ai compris maintenant ! Ha ha ha ! Maintenant que vous l’avez souligné, je peux comprendre pourquoi vous avez pensé cela. Une femme seule qui se rend au cap Rook… Je suppose que c’est le genre d’endroit où il faut aller. Mais rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de faire quoi que ce soit. Je n’ai pas l’intention de faire une telle chose. »
« Vraiment ? C’est bon à entendre…, » dit Lorraine. « Mais maintenant, je dois admettre que je suis encore plus curieuse de savoir quel est votre objectif. »
Le cap Rook n’avait rien d’autre qu’une belle vue. Ce n’était pas un endroit où il fallait faire l’effort d’aller, mais c’est pourtant ce qu’elle faisait.
« Normalement, c’est ce qu’il semblerait, oui, » dit Hilde. « Mais, hmm. Vous savez, j’avais l’intention d’en profiter seule, mais pourquoi ne vous joindriez-vous pas à moi ? Êtes-vous doués pour vous cacher ? »
Bien que nous ne sachions pas pourquoi elle posait cette question, Lorraine et moi avions acquiescé.
◆◇◆◇◆
Le cap Rook, la nuit. Au clair de lune, nous nous étions cachés pour observer le lac.
« Vraiment ? » demanda Lorraine. « Dans un endroit comme celui-ci ? »
« Oui, » répondit Hilde. « Chaque année à la même date, sans faute. L’histoire est transmise dans ma famille depuis la génération de mon arrière-grand-mère. Je viens chaque année. »
« Je n’ai pas vu vos offres d’emploi », avais-je fait remarquer.
« D’habitude, je demande à un groupe d’aventuriers que je connais, mais il n’y a pas longtemps, ils sont allés à la capitale, alors. »
« Ah, c’est vrai… Oh, regardez ! Vraiment… ? »
Au milieu de notre conversation, une présence particulière commença à s’élever du lac. Elle prenait la forme d’un puissant monstre dont tout le monde connaissait le nom.
« Un dragon », murmura Lorraine. »Un… dragon de glace, si j’ai bien compris. Qui aurait pu savoir qu’il y en avait un ici ? »
Il s’agissait d’un véritable dragon de glace. Mais les merveilles ne s’arrêtaient pas là.
« On dirait qu’il chante…, » avais-je dit.
Son cri résonnait dans les environs comme une chanson. C’était magnifique, je n’aurais jamais deviné qu’il s’agissait du cri d’un dragon si je ne l’avais pas su.
« J’ai déjà entendu dire que certaines espèces de dragons poussent ce genre de cri lorsqu’elles courtisent un partenaire », dit Lorraine. « Mais je n’avais aucune idée du moment ou de l’endroit où ils le faisaient… »
« Regardez, il arrive ! » s’exclama Hilde.
Un autre dragon descendit des cieux. C’était aussi un dragon de glace, mais il avait des ailes, ce qui le faisait ressembler à une autre espèce.
« Ces ailes…, » murmura Lorraine, son ton devenant analytique. « Elles sont faites de glace. Ils s’en servent donc pour voler et utilisent les chants pour les guider vers leurs compagnons ? C’est un élément fascinant de leur écologie. D’après ce que je vois, je pense que celui qui est dans le lac est la femelle. »
Puis, le couple de dragons de glace s’enfonça dans les profondeurs de l’eau.
« Grand-mère m’a dit qu’ils étaient probablement en couple là-bas », déclara Hilde.
Lorraine acquiesça. « C’est probable. Sinon, avec leurs corps massifs, ils arracheraient le sol et feraient un boucan qui attirerait l’attention. Dans le lac… ils pourraient même construire des barrières. »
« Il serait impoli de jeter un coup d’œil, bien sûr. Maintenant, rentrons. »
« Est-ce tout ? » avais-je demandé.
« Oui. Je ne suis venue ici que pour écouter la chanson. Je ne veux pas interrompre les jeunes mariés. »
« Hmm, » fredonna Lorraine. « Vous avez raison. Je suppose que nous devrions y aller. Tu es à nouveau chauffeur, Rentt. »
« Oui… je sais. »
◆◇◆◇◆
Après notre retour à Maalt, nous nous étions séparés de Hilde. Elle nous avait dit qu’elle aimerait nous avoir à nouveau l’année prochaine, si nous étions encore là, et Lorraine avait accepté.
Nous étions de retour dans la maison de Lorraine, qui affichait une expression de satisfaction sur son visage.
« C’était un excellent travail », avait-elle déclaré.
J’avais acquiescé et j’avais demandé : « Parce que tu as appris quelque chose que tu ne savais pas sur l’écologie des monstres ? »
« Hmm. Maalt est parfait pour les découvertes occasionnelles de ce genre. Il y a tellement d’expériences inédites à la frontière. Peut-être que je commencerai à accepter des emplois plus activement à partir de demain… »
« Je suis tout à fait d’accord pour que tu le fasses, mais je soupçonne que les bonnes trouvailles sont plus rares que tu ne le penses… Cela dit, j’ai réfléchi et je me suis rendu compte d’une chose assez effrayante. »
« Quoi ? »
« Ce lac est un lieu de suicide, n’est-ce pas ? Et un dragon y vit. »
« Ah. Donc après le suicide… Peut-être ne devrions-nous pas y penser trop fort. »
« Oui, c’est vrai. Oublions cela. »
« Tout à fait d’accord. »
***