Le manuel du prince génial pour sortir une nation de l’endettement – Tome 12
Table des matières
- Chapitre 1 : Et si on s’enfuyait ? : Partie 1
- Chapitre 1 : Et si on s’enfuyait ? : Partie 2
- Chapitre 1 : Et si on s’enfuyait ? : Partie 3
- Chapitre 2 : Un présage brûlant : Partie 1
- Chapitre 2 : Un présage brûlant : Partie 2
- Chapitre 2 : Un présage brûlant : Partie 3
- Chapitre 3 : Anxiété, malaise et… : Partie 1
- Chapitre 3 : Anxiété, malaise et… : Partie 2
- Chapitre 3 : Anxiété, malaise et… : Partie 3
- Chapitre 3 : Anxiété, malaise et… : Partie 4
- Chapitre 4 : Passé, présent et… : Partie 1
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Chapitre 1 : Et si on s’enfuyait ?
Partie 1
Une jeune fille qui n’avait pas plus de neuf ans errait seule dans la forêt profonde et dense. Ses yeux étaient remplis d’inquiétude et elle trébucha de nombreuses fois sur le terrain accidenté. Elle frissonnait à chaque coup de vent et à chaque cri d’oiseau. Sa peur visible montrait qu’elle n’était pas habituée à la vie dans la forêt.
« … »
Elle jeta un coup d’œil au-delà des arbres pour voir le ciel. Le soleil était presque couché. Inutile de dire que passer la nuit dans une forêt sans lumière n’était pas la décision la plus sage. La jeune fille l’avait parfaitement compris et craignait instinctivement l’obscurité qui s’approchait. L’effroi la poussa à accélérer le pas. Elle devait soit trouver la sortie, soit se cacher quelque part jusqu’au matin. Pourtant, malgré tous ses efforts, il n’y avait aucun indice de refuge parmi les arbres.
« Ah… »
Ses yeux cramoisis repérèrent quelque chose au-delà du feuillage lointain, et elle s’y précipita sans réfléchir. Les derniers rayons du soleil projetaient des ombres qui semblaient la poursuivre par-derrière, mais elle arriva avant qu’elles n’aient la chance de l’engloutir.
« Une maison… »
En effet, il y avait ce qui semblait être un manoir devant elle, isolé. Cela appartenait manifestement à un individu de haut rang et ne ressemblait en rien aux huttes minables que construisent les bûcherons. D’un seul coup d’œil, on pouvait dire qu’il s’agissait d’une résidence bien construite et de l’endroit idéal pour passer la nuit.
En même temps, la jeune fille hésita légèrement. Une étrangère comme elle n’avait pas le droit d’entrer soudainement dans une maison sans y être invitée. Cependant, la vérité, c’est qu’elle n’avait plus d’autre choix. Sa décision prise, elle frappa à la porte.
« P-Pardonnez l’intrusion… »
La porte n’était pas verrouillée et s’ouvrit en douceur, la jeune fille était donc entrée prudemment. L’intérieur était sombre et lugubre.
L’endroit était-il abandonné ? Ce serait certainement plus pratique pour elle si c’était le cas.
Les pas claquèrent.
« Argh ! »
Le glapissement de la jeune fille avait clairement trahi sa présence.
« Ah, je suis désolée ! Je vous promets que je ne suis pas une voleuse ! » grinça-t-elle en regardant précipitamment à gauche et à droite.
Une silhouette émergea de la faible lumière du crépuscule proche.
« … »
La jeune fille avala instinctivement sa salive.
La silhouette appartenait à un garçon qui semblait avoir son âge. Il était habillé richement et se tenait immobile telle une statue. La jeune fille en vint à l’inévitable conclusion qu’il était à la fois le maître de la maison et un individu important.
Plus que toute autre qualité, les yeux du garçon la laissaient pantoise. Ces yeux d’ambre clair. Ils étaient un abîme sans fond qui risquait de l’engloutir si elle les fixait trop longtemps.
« Que venez-vous faire ici ? »
La question du garçon la ramena à la réalité.
« E-Euh, eh bien, je me suis perdue et il fait presque nuit. Je cherchais un endroit où passer la nuit. »
Même si elle n’était pas autorisée à entrer dans la maison, la jeune fille aurait été tout aussi reconnaissante de se blottir devant l’entrée. Ses paroles désespérées atteindraient-elles ce garçon ? Cela ferait-il bouger son cœur ? Elle plongea son regard dans ses yeux profonds, et le temps sembla s’écouler à un dixième de sa vitesse normale.
Un silence oppressant régna jusqu’à ce que le garçon réponde enfin.
« Faites ce que vous voulez. »
La jeune fille avait à peine eu le temps d’assimiler cette réponse que le garçon, ayant apparemment perdu tout intérêt, tourna les talons et la laissa, elle, l’intruse, là.
« E-Euh… »
Il ne s’était même pas arrêté lorsqu’elle l’avait appelé.
« A -Attendez ! »
La jeune fille se précipita à ses côtés et fut accueillie par un regard froid et vide. Elle resta silencieuse pendant un moment, mais elle tint bon, obligée de relever ce nouveau défi.
« Je suis Ninym Ralei ! »
Désireuse de prouver qu’elle ne voulait pas faire de mal, la jeune fille s’était empressée de se présenter. Le garçon s’était alors arrêté et la regarda fixement — Ninym.
« Je m’appelle Wein », répondit-il simplement. « Wein Salema Arbalest. »
+++
Le spectacle était, en un mot, éblouissant.
Les parades remplissent les rues de Grantsrale, la capitale de l’Empire d’Earthworld, jour et nuit.
« Longue vie à l’impératrice Lowellmina ! »
« Louange à notre souveraine radieuse ! »
« Un nouveau jour s’est levé sur l’Empire ! »
Alors que les gens chantaient, dansaient et buvaient, ils firent tous l’éloge d’une jeune femme, la deuxième princesse impériale Lowellmina de l’empire d’Earthworld. Pendant plusieurs années après la mort du précédent empereur, ses enfants s’étaient battus les uns contre les autres pour avoir le droit de succéder. Finalement, c’est Lowellmina qui avait pris le trône.
« Qui aurait cru que la princesse Lowellmina deviendrait impératrice ? »
« Sans rire. C’était un choc, c’est sûr, mais as-tu entendu le discours de la princesse — non, de Sa Majesté ? »
« Bien sûr ! “Je ne suis pas devenue impératrice par mon seul pouvoir. Cela n’a été possible que grâce à vous, le peuple de notre nation. Ma victoire est aussi la vôtre.” Cela m’a mis la larme à l’œil. »
« Sa Majesté fait vraiment passer les gens ordinaires en premier. Son règne ramènera la lumière sur notre terre ! »
Au début, personne n’avait cru que Lowellmina avait une chance. Malgré cela, elle fit lentement ses preuves avant de finir par battre les princes impériaux. Les historiens du futur étudieront sans doute cet événement afin de le consigner dans les moindres détails. Cependant, aucune recherche ne pourrait jamais rendre compte d’une montée en puissance aussi complexe.
C’est précisément pour cette raison que Lowellmina jouissait aujourd’hui d’une si grande popularité. Les gens chantaient ses louanges dans la capitale et dans tout l’Empire.
Au milieu de ces festivités, Lowellmina elle-même…
« Bleh… »
… s’était pris la tête à deux mains tandis qu’une montagne de paperasse se dressait sur le bureau de son palais.
« Pourquoi y a-t-il tant de choses ? Est-ce que tout a vraiment besoin de mon approbation ? »
« Je comprends que vous soyez très occupée en tant qu’impératrice, mais malheureusement, c’est le mieux que je pouvais faire », répondit Fyshe Blundell, l’assistante à ses côtés. « Après tout, nos affaires internes ne se sont pas encore remises de cette récente agitation, et l’Empire est vaste. »
« C’est vrai, mais quand même… »
L’Empire est un mélange de territoires principaux et de provinces environnantes. Ces dernières étaient encore gérées principalement par des vice-rois et des nobles locaux. Néanmoins, les problèmes de grande envergure concernant les travaux publics ou les provinces étaient portés à la connaissance de la capitale.
Bien sûr, les fonctionnaires compétents de l’Empire s’occupaient généralement de ces questions, et Lowellmina n’avait donc qu’à donner son accord, mais pour une nation qui gouverne la moitié du continent, cette tâche à elle seule représentait une paperasserie sans fin.
« Honnêtement, partout où je regarde, c’est travail, travail, travail. “La première impératrice de l’histoire” est un titre prestigieux, mais ma liste de choses à faire est toujours la même. »
« Votre Majesté peut tout laisser aux vassaux si vous le souhaitez. »
« Cela laisserait de la place à ces vassaux pour profiter de ce pouvoir. »
« En tant qu’impératrice, cela peut être un moyen utile de tester leur fiabilité. »
« … Toute attente mise à part, je devrais penser que cela ne ferait qu’augmenter ma charge de travail, alors je passe mon tour. »
« Très bien. »
L’attitude mécontente de Lowellmina fit naître un petit sourire chez Fyshe.
Malgré son nouveau rôle, Lowellmina ne change jamais.
Lowellmina avait surmonté de nombreux défis pour devenir impératrice comme elle l’avait toujours rêvés. C’était un accomplissement joyeux, et elle avait tout à fait le droit de se faire plaisir. Cependant, l’impératrice n’avait fait que de brèves célébrations avec ses amis et ses partisans avant de s’occuper de ses devoirs. L’image de Lowellmina remettant tranquillement l’Empire sur pied malgré son autorité naissante était un bel exemple de sa nature vertueuse.
Pourtant, même si sa popularité augmentait, certains continuaient de penser que les femmes n’avaient pas leur place en politique et déploraient l’avènement d’un nouvel âge sombre. Fyshe, elle, pensait le contraire. Un soleil s’était couché sur l’Empire, pour être accueilli par un nouveau nommé « Lowellmina ».
Bien sûr, on peut trouver des exemples de politiciens sages et respectables entachés de corruption et de dépravation à n’importe quelle époque. Notre impératrice en herbe est pleine de promesses, alors je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’aider à devenir un arbre grand et droit. C’est le devoir d’un vassal.
Fyshe était à l’origine ambassadrice d’Earthworld, mais Lowellmina l’avait engagée comme assistante après un revers de carrière. En tant que femme, Fyshe admirait l’ambition ardente et le patriotisme indéfectible de Lowellmina, et le lien qui s’était tissé entre elles avait fait d’elle une confidente de confiance. Au vu du résultat, on peut dire que Fyshe avait pris un risque important et qu’elle avait gagné. Le parcours n’avait pas été simple, loin s’en faut, mais elle avait fini par se hisser au rang d’assistante principale et faisait désormais l’envie de tous les fonctionnaires.
Malheureusement, mon ascension a entraîné d’innombrables nuisances.
Entre les lettres de parents inconnus et les demandes en mariage soudaines, Fyshe avait dû faire face à tout cela alors que chacun essayait d’obtenir sa propre part du gâteau. Pourtant, ce n’était rien comparé à ceux qui complotaient pour écarter Fyshe et gagner la confiance de Lowellmina. Elle devrait constamment défendre sa position tout en soutenant sa maîtresse. Lorsque Fyshe pensait à la façon dont elle entrerait dans l’histoire en tant qu’employée de confiance de la première impératrice de l’histoire, elle était assaillie par un sentiment irrésistible. Elle n’avait aucunement l’intention de céder sa place à qui que ce soit.
L’honneur et la loyauté seraient les deux roues de son chariot. Elle soutiendrait l’impératrice Lowellmina avec ces deux principes directeurs. C’est ce que Fyshe avait décidé.
« Qu’est-ce qu’il y a, Fyshe ? »
« Ce n’est rien », répondit-elle en douceur. « Plus important encore, si Votre Majesté se sent si débordée, alors coordonnons-nous avec le Premier ministre Keskinel et essayons d’alléger votre charge de travail. »
« C’est vrai ! » s’exclama Lowellmina, dont l’humeur s’était instantanément éclaircie.
« Cependant, n’oubliez pas que tout votre temps libre a été réservé à des rendez-vous diplomatiques. »
« C’est vrai… » L’expression de Lowellmina s’était alors assombrie. « Ce qui veut dire que nous ne ferons que rentrer dans nos frais… »
« Je m’attends à ce qu’il se passe un certain temps avant que votre emploi du temps ne vous permette un quelconque loisir. »
Lowellmina poussa un cri de protestation. « Eh bien, qu’il en soit ainsi. De toute façon, nous avons des affaires plus importantes que de la simple paperasse. »
« Oui, surtout à partir d’aujourd’hui. »
« Exactement », répondit Lowellmina en souriant. « Il est temps d’avoir une délicieuse conversation avec notre allié princier. »
+++
L’ascension de Lowellmina avait eu un impact immense sur l’Empire, mais il va sans dire que ces vagues s’étaient répercutées sur les nations étrangères. L’Occident, en particulier, était très conservateur, et sa politique était une sphère dominée par les hommes. Personne ne remettait cela en question. Pourtant, la nouvelle souveraine de l’une des nations les plus puissantes de l’Est est une femme. Les hommes de l’Ouest s’agitaient sûrement pour connaître le caractère de Lowellmina, ses idéologies, sa politique et les liens qui pouvaient être établis.
Parmi ces nations, il y en avait une qui restait imperturbable face à l’impératrice. Le dragon du nord, le royaume de Natra.
« Nous avons échangé des formalités tout à l’heure, mais permettez-moi de vous féliciter à nouveau pour votre couronnement, impératrice Lowellmina. »
« Hee-hee. Merci, prince Wein. »
Une douce lumière traversait la fenêtre d’une pièce du palais impérial tandis qu’un jeune homme s’adressa à Lowellmina. Il s’agissait du prince héritier de Natra, Wein Salema Arbalest.
« J’ai l’impression que la dernière visite de votre Majesté à Natra remonte à une éternité. »
« En effet. Cependant, je crois que je n’ai pu en arriver là que grâce au temps que nous avons passé ensemble, prince Wein. »
Natra et l’Empire avaient une histoire étonnamment longue en tant qu’alliés, mais leurs différences significatives en termes de puissance nationale avaient fait qu’ils n’avaient jamais été sur un pied d’égalité. La plupart des voisins de Natra la considéraient comme un État vassal de l’Empire. Cependant, dans le chaos qui avait suivi la disparition soudaine de l’empereur, Natra était montée en puissance sous le commandement du prince Wein.
***
Partie 2
Lowellmina, qui avait été le plus grand soutien de Wein, avait été abandonnée à elle-même pendant la guerre de succession. Malgré son manque de notoriété, Wein avait reconnu la sagesse de Lowellmina et lui avait proposé son aide. Cela semblait être une entreprise téméraire puisque tous les autres avaient toujours supposé que l’un des princes deviendrait empereur. Maintenant que Lowellmina était sur le trône, il est clair que sa décision était la bonne.
C’est ainsi que les relations entre Natra et l’Empire entrèrent dans une phase de lune de miel. Il n’y avait pas le moindre soupçon de noirceur entre le prince dont la finesse avait conduit son peuple à la prospérité, et la jeune princesse devenue impératrice. C’est en tout cas ce qui apparaissait aux yeux des étrangers. Ceux qui connaissent bien la politique savent que ce n’est pas si simple.
« … Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, il y a quelque chose que je souhaite vous demander », interjeta une troisième voix, qui s’était répercutée dans la pièce.
« Oh là là ! Qu’est-ce qu’il y a, Ninym ? »
Ninym. Le nom que Lowellmina avait prononcé appartenait à l’assistante de Wein. Elle avait les cheveux blancs et les yeux rouges caractéristiques des Flahms.
« Combien de temps exactement as-tu l’intention de me serrer dans tes bras ? » demanda-t-elle d’un ton las entre les bras de l’impératrice Lowellmina.
« Allez, pourquoi un tel visage ? Nous ne nous sommes pas vues depuis une éternité. »
Elles étaient si éloignées l’une de l’autre sur l’échelle sociale que Ninym n’aurait même pas dû être autorisée à parler à Lowellmina, et encore moins à la toucher. Malgré tout, Lowellmina s’accrochait à elle comme un chien d’appartement surdimensionné. Ce n’était pas étonnant puisque Lowellmina, Ninym et Wein avaient passé leurs journées à l’académie militaire ensemble et avaient formé un lien bien au-delà du rang.
Cependant, c’était il y a longtemps.
« Lowa, tu es l’impératrice légitime maintenant. Même si tu ne fais que jouer, fais preuve d’un peu de retenue », dit Ninym.
« Ne t’inquiète pas, j’ai confiance en tout le monde ici. Même mon garde », répondit l’impératrice.
Les yeux de Ninym se dirigèrent vers un coin de la pièce où se tenait Fyshe, l’assistante de Lowellmina. Cependant, elle refusa subtilement de croiser le regard de Ninym. Peut-être ne voyait-elle aucun mal à détourner le regard si le fait de serrer de près une vieille amie apportait un peu de bonheur à l’impératrice.
« … Wein. »
Voyant qu’il n’y aurait pas de salut auprès de Fyshe, Ninym s’était plutôt tournée vers son maître pour le sauver lorsqu’elle sentit une mèche de cheveux dorés lui chatouiller le nez.
« Considère ça comme ton cadeau de félicitations pour elle. Tiens bon. »
Il l’abandonna tout aussi rapidement.
Tu le paieras plus tard, jura Ninym.
« Mettons les problèmes de Ninym de côté pour l’instant. » Le ton précédemment poli de Wein s’évapora. « Tu as vraiment montré à tes frères comment on fait, hein ? Malgré un désavantage initial. »
« En effet. De nombreuses circonstances heureuses se sont alignées, notamment les sentiments du public, l’orgueil démesuré de mes frères et ma propre chance. Bien sûr… la majeure partie est due à mes excellents efforts ! »
« Rien de tout cela ne serait arrivé si tu n’avais pas agi, Lowa. Je ne peux pas le contester. »
« Tout à fait ! Vous deux, n’hésitez pas à m’encenser davantage. »
« Super, » déclara Wein.
« Génial », ajouta Ninym.
« Mettez-y du cœur ! » Lowellmina donna un coup de poing sur la joue de Ninym en signe de désapprobation. Ninym n’opposa aucune résistance, ayant baissé les bras.
« Alors, qu’est-ce que ça fait de s’asseoir enfin sur le trône ? » demanda Wein.
« C’est une sensation profonde », répondit Lowellmina. « Après tout, j’ai enfin pu prouver mes capacités. »
Beaucoup avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour écarter Lowellmina de la scène politique mondiale, simplement parce qu’elle était une femme. Son parcours avait commencé par ce premier pas proactif pour défier une société étouffée par les normes sociales et la tradition.
« Et pourtant, malgré mon ascension réussie en tant qu’impératrice, je dois continuer à démontrer mon sens politique. Ce n’est pas le moment de se détendre. »
Si tout se passait bien, le règne de Lowellmina durerait une dizaine d’années — bien plus longtemps que la récente querelle d’héritage sur Earthworld. De plus, toutes les nations de l’histoire avaient connu des anecdotes sur leurs propres problèmes de corruption politique au fil des ans.
« À cet égard, tu es comme un mentor pour moi, Wein. »
Wein était à la fois le prince héritier de Natra et, depuis quelques années, son véritable chef. Lowellmina l’appelait son mentor, ce qui n’était pas exagéré.
« Puisque tu as plus d’expérience, pourrais-je te demander quelques conseils ? » demanda-t-elle.
« Des conseils, hein ? » Wein réfléchit un instant. « Tu devrais faire un peu d’exercice, sinon ton corps va s’effondrer. »
« C’est devenu très évident ces derniers jours », déclara Lowellmina en hochant profondément la tête. « De la paperasse à n’en plus finir, des rapprochements d’intérêts, puis encore de la paperasse par-dessus le marché. Quand je pense à ce que signifie la vie d’impératrice, je ne peux m’empêcher de soupirer. »
« Je suis débordé de travail à Natra », répondit Wein. « Je ne peux donc qu’imaginer les responsabilités pour Earthworld en tant que plus grande superpuissance de l’Est. Pourtant, tu as toute une équipe de fonctionnaires compétents pour gérer cette charge supplémentaire. »
« C’est vrai, ils sont très serviables, mais… » Lowellmina s’interrompit en se frottant paresseusement les joues avec Ninym.
« Devenir impératrice a déjà été difficile, et cela ne fera qu’empirer. Tu as choisi un chemin épineux, n’est-ce pas ? » remarqua Ninym, son exaspération n’étant que partiellement masquée.
Lowellmina acquiesça. « Très certainement. »
« Mais c’était ta propre décision, donc tu n’as personne d’autre à blâmer », déclara Ninym.
« C’est aussi vrai ! »
Wein sourit doucement. « Tu trouveras un nombre constant de subordonnés dignes de confiance pour combler les lacunes, alors accroche-toi. »
Lowellmina jeta un regard très sérieux à Ninym. « Ninym, ça te dirait de venir travailler pour moi ? »
« Et voilà que je suis soudainement dans sa visée… »
« Je paierai le triple, non, le quintuple de ton salaire actuel ! »
« Cette dame est vraiment généreuse avec le budget de l’Empire… ! » Wein frémit.
Ninym lui lança un regard en coin, puis soupira. « Je ne peux pas quitter Natra, je dois donc décliner l’offre. »
« Alors, et si Natra rejoint l’Empire, Wein ? »
« Ce n’est pas drôle venant de toi, petite impératrice ! »
« Je ne plaisante pas. Je suis sincère. »
L’air s’était immédiatement modifié et Lowellmina relâcha Ninym. Elle se retourna vers Wein, et Ninym sentit une étincelle silencieuse et malaisée voler entre eux.
« … Désolé, mais je n’ai rien prévu de tel. » C’est Wein qui rompit finalement le silence. « Je crois que l’Empire et Natra sont des alliés solides, mais ce récit va changer rapidement si tu veux que nous devenions une seule et même nation. »
« Fyshe m’a dit que tu avais envie de nous vendre à un moment donné. »
« C’était peut-être vrai avant le décès de votre précédent souverain, mais Natra est devenue beaucoup plus forte depuis que l’Empire a été en proie à la guerre civile. Il serait difficile de convaincre notre peuple de rejoindre l’Empire maintenant. »
Comme l’avait dit Wein, la force et l’influence de Natra avaient considérablement progressé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays depuis qu’il était devenu régent, et ce développement ne montrait aucun signe d’arrêt. Bien sûr, elle n’était pas encore à la hauteur d’un géant de l’Est comme l’Empire, mais tous les hommes politiques du continent avaient compris qu’il ne fallait pas jouer avec Natra.
« … Je vois », marmonna Lowellmina. Ninym glana une véritable déception dans l’expression de la femme.
C’est un peu surprenant…
Lowellmina éprouvait des sentiments d’amour et d’amitié pour Wein, mais elle le considérait aussi comme un rival digne de ce nom. Faire ses preuves face à lui au combat et remporter la victoire était l’un de ses désirs les plus chers. Il était curieux qu’elle leur ait plutôt demandé, à lui et à Natra, de se joindre à l’Empire. L’impératrice avait-elle changé d’avis ?
Cependant, le sourire radieux de Lowellmina était revenu avant que Ninym ne puisse répondre à sa question. « Dans ce cas, je suppose qu’on ne peut rien y faire. Je me réjouis de notre alliance fructueuse pour les nombreuses années à venir. »
« Moi aussi », répondit Wein avec un sourire. « À cette fin, je travaillerai dur et je continuerai à rencontrer les dignitaires d’Earthworld pendant mon séjour. »
« Je suis pareil, même si ma ligne est beaucoup, beaucoup plus longue ! »
« Est-ce ce que tu choisis de mettre en compétition… ? » Ninym lança un regard fatigué à Lowellmina, alors même que son amie semble se gonfler de fierté.
« Au fait, j’ai entendu dire que tu avais rencontré Ernesto, Wein », remarqua Lowellmina.
« Hm ? Oui, il y a un petit moment. »
Ernesto.
Il était le chef de la Levetia orientale, la principale religion de l’Est. Bien que Wein ait participé à la résolution de la guerre civile de l’Empire, il était initialement venu dans la région pour rencontrer Ernesto.
« Quel genre d’individu est-il ? Je suis censée le rencontrer ensuite, alors j’aimerais avoir un point de repère. »
« Il a l’air d’un vieux monsieur comme les autres. Tu ne le devinerais jamais, mais il était professeur à l’époque. Pourtant… »
« Pourtant ? »
« Nous avons eu une conversation intéressante. » Wein sourit. « Pour être honnête, je pense que vous allez vraiment vous entendre tous les deux. »
« Oh là là… »
« Qu’est-ce que tu veux dire par “Oh là là” ? » demanda Wein.
« Ça veut sûrement dire que c’est un excentrique, non ? »
« Oh. Je ne pensais pas que tu étais aussi consciente de toi-même. »
Soudain, Fyshe s’avança depuis son coin de la pièce. « Votre Majesté, c’est bientôt l’heure de votre prochain rendez-vous. »
« Ah, déjà ? » marmonna Lowellmina à contrecœur, puis se retourna vers Wein. « Malheureusement, je dois prendre congé… Que feras-tu ensuite, Wein ? »
« J’ai été absent assez longtemps, alors je pense qu’il est grand temps que je rentre chez moi. »
L’été touchait à sa fin, et le climat nordique de Natra laissait sans doute déjà présager l’approche de la main glacée de l’hiver. Même s’il était important de côtoyer l’élite de l’Empire, Wein voulait rentrer avant que sa calèche ne s’enlise dans la neige.
« Mais avant cela, j’aimerais chopper Glen et Strang », ajouta Wein.
« Je vois… Oui, c’est une excellente idée. Nous aurons sans doute très peu d’occasions de nous rencontrer en privé à partir de maintenant. » Le ton de Lowellmina était teinté de mélancolie. Comme elle l’avait dit, se rencontrer à l’avenir serait plus difficile. Non seulement Wein et Lowellmina appartenaient aux familles les plus estimées du continent, mais ils dirigeaient également leurs nations respectives en tant que prince héritier et impératrice.
Ninym se devait de soutenir Wein, et Glen et Strang étaient loyaux envers Lowellmina. De plus, Lowellmina et sa suite n’avaient pas de temps à perdre pour reconstruire l’Empire affaibli. Au moins pour l’instant, leurs chemins ne se croiseraient pas en dehors du domaine de la politique.
« C’est peut-être notre dernier adieu dans cette vie », déclara Lowellmina.
Ninym soupira. « Allez, Lowa. Ce n’est pas la peine de dramatiser. »
« Hee-hee. Je ne fais que plaisanter. »
« Eh bien, faisons de notre mieux pour nous assurer que cela ne se produise pas », suggéra Wein.
Lowellmina sourit. « J’ai été ravie de m’entretenir avec vous, prince Wein. J’attends avec impatience le jour où nous pourrons remplir nos devoirs et nous rencontrer à nouveau. »
+++
« Malheureusement… » Lowellmina marmonna avec lassitude peu de temps après sa discussion avec Wein et Ninym, « … ce n’est que si un tel jour arrive vraiment. »
Cela attira l’attention de l’homme mince à côté d’elle.
« Quelque chose vous préoccupe, votre Majesté ? »
« Non, non. Tout va bien, Keskinel. »
Keskinel avait été le Premier ministre de l’Empire d’Earthworld avant la guerre civile, et bien qu’il soit encore loin de la vieillesse, il n’avait pas l’ombre d’une ambition ou d’un pouvoir autoritaire en lui. Son comportement épuisé ressemblait à celui d’un arbre flétri — ce n’est certainement pas le genre d’homme que l’on imaginerait comme le plus haut responsable de l’Empire. Cependant, en vérité, cet homme était un personnage exceptionnel qui avait aidé sa nation depuis le règne de l’empereur précédent. Il s’était donné beaucoup de mal pour aider l’Empire sans chef à traverser la guerre civile sans prendre parti. Les capacités de Keskinel avaient été reconnues lorsque Lowellmina était montée sur le trône et qu’il avait été rétabli dans ses fonctions de Premier ministre.
« Continue ton rapport, s’il te plaît. »
« Bien sûr. »
Sur l’insistance de Lowellmina, Keskinel survola les documents qu’il avait en main.
« Grâce à l’ascension de Votre Majesté, une certaine stabilité est revenue dans le public. Nous avons l’intention de saisir cette opportunité et d’augmenter nos revenus. »
***
Partie 3
Au cours des quelques années qui avaient suivi l’éclatement de la guerre, l’économie de l’Empire n’avait cessé de décliner. Les fonctionnaires civils, dirigés par Keskinel, avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour redresser la situation, mais l’instabilité généralisée du gouvernement n’avait guère contribué à apaiser les craintes de la population quant à l’avenir. Et lorsque les choses semblaient incertaines, les cordons de la bourse du public se resserraient naturellement, en même temps que leur cœur.
L’arrivée de l’impératrice Lowellmina avait cependant provoqué une transformation. La population avait vu une nouvelle lueur d’espoir. Bien sûr, on ne sait pas encore si son règne sera bénéfique ou néfaste, mais les citoyens pouvaient enfin pousser un soupir de soulagement. Il serait insensé de ne pas profiter de cette nouvelle chance.
« Heureusement, la récolte a été abondante cette année. Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un prétende que votre couronnement a irrité les cieux. »
« C’est en effet une bénédiction. Si une catastrophe naturelle avait frappé dès que je suis devenue impératrice et que des rumeurs avaient commencé à circuler sur un châtiment divin, la panique aurait abondé. »
Il va sans dire qu’aucun politicien au monde ne peut manipuler les éléments. Quoi qu’il en soit, les gens feraient leurs propres hypothèses sur de tels événements. Lowellmina se trouvait dans une situation précaire, car son autorité politique n’était pas encore inébranlable. Une catastrophe naturelle de grande ampleur pourrait tout gâcher.
« Je crains d’avoir aussi de mauvaises nouvelles, Votre Majesté, » dit Keskinel.
Lowellmina plissa son visage et gémit tandis que le Premier ministre poursuit : « La première affaire concerne les factions du prince Bardloche et du prince Manfred. »
Le deuxième prince Bardloche et le troisième prince Manfred. Lowellmina les avait tous deux combattus pour le trône et en était sortie victorieuse lors de leur arrestation. La question suivante était de savoir comment traiter leurs factions.
« Nous avons traité leurs partisans avec autant de clémence que possible, et j’ai ordonné à chaque groupe de se dissoudre et de nous rejoindre », déclara Lowellmina. « Cependant… »
« Oui. Dans l’ensemble, ils ont obéi à l’ordre de votre majesté. Malheureusement, un pourcentage a dissimulé l’endroit où il se trouve, et il semble que d’autres, qui prétendent vous avoir accepté, complotent secrètement pour faire revenir leurs princes. »
« … Eh bien, ce n’est pas une surprise. »
Lowellmina était la première femme monarque de l’histoire. Les factions de ses frères avaient vu leurs rêves politiques anéantis. C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’elles se vengent. Les chefs qu’ils chérissaient étaient encore en vie, ce qui les avait sûrement enhardis.
« Peut-être serait-il préférable d’exécuter le prince Bardloche et le prince Manfred après tout », suggéra Keskinel.
Les frères de Lowellmina étaient confinés et sous haute surveillance, mais elle les traitait avec respect comme des membres de la famille royale.
« Nous avons discuté de ce sujet des milliers de fois. Je ne les exécuterai pas. Une fois ma position assurée, je les enverrai vivre à la campagne ou ailleurs. »
« Je continue à penser que vous êtes trop indulgente », affirma Keskinel. « Surtout le prince Bardloche, qui a collaboré avec les Enseignements de la Levetia de l’Ouest et a été critiqué par la Levetia orientale pour cela. Beaucoup croient fermement que seule la punition la plus sévère suffira. »
Pendant la guerre, Bardloche, désespéré, avait accepté l’aide du rival occidental de l’Empire, la foi des Enseignements de Levetia. Lorsque Manfred l’avait découvert, il avait fait appel à la Levetia orientale, qui s’est empressée de condamner sévèrement le deuxième prince.
« J’ai bientôt une réunion avec le principal représentant de la Levetia orientale, Ernesto, pour discuter de Bardloche. Nous allons régler cette question. Je vous garantis que leurs têtes ne tomberont pas », déclara Lowellmina.
« Votre compassion est-elle si profonde ? »
« Bonté divine, non ! » L’impératrice renifla. « Aux yeux du public, je suis une souveraine miséricordieuse qui a battu ses frères inutiles. Si je les exécutais au moment où tout devient officiel, les gens pourraient croire que je révèle mes tendances despotiques maintenant que ma position est assurée. Politiquement parlant, cela nous rendrait encore plus vulnérables. » Elle s’était arrêtée un instant. « De plus, nous pouvons utiliser ces relations avec la Levetia occidentale à notre avantage. Cette dispute a fortement terni l’influence de la famille impériale, et le palais fait l’objet d’une plus grande suspicion. Au lieu d’être des imbéciles battus par leur petite sœur, nous pouvons présenter Bardloche et Manfred comme des victimes des manigances de l’Ouest. En faisant de l’Occident le véritable cerveau, nous pouvons détourner la colère et nous attirer la sympathie. »
Keskinel fredonna. « Pour y parvenir, nous devons minimiser les chances d’une révolte des factions de l’un ou l’autre côté. »
« C’est déjà minuscule », répondit Lowellmina avec un air d’assurance écrasante. « Peu importe le nombre de fois où mes frères tourneront leurs épées contre moi, je gagnerai toujours. »
Keskinel gémit doucement à la déclaration audacieuse de l’ancienne princesse impuissante devenue impératrice. Une flamme brillante brûlait chez cette jeune souveraine, et le Premier ministre s’était dit que c’était peut-être précisément ce qui lui avait permis de réussir en premier lieu.
« Si vous insistez, alors je n’ai plus rien à dire à ce sujet », concéda Keskinel. « Cependant, nous avons d’autres choses à discuter. Les questions actuelles comprennent la diminution de l’armée de l’Empire, l’ordre du jour de chaque province et notre alliance avec Natra. »
Lowellmina avait subtilement réagi à ce dernier mot. Keskinel comprenait le lien profond que l’impératrice entretenait avec Natra, et c’est précisément pour cela que ce sujet ne pouvait pas être ignoré.
« Je crois que le moment est venu de reconsidérer notre alliance », déclara-t-il.
+++
Le jour était enfin venu pour la délégation de Natra de quitter l’Empire. Maintenant que tout était prêt, chaque membre du groupe ressentait un vague sentiment de mélancolie en disant adieu à leur maison temporaire pendant les récents troubles. Malgré tout, l’idée que leur vraie maison les attend à l'ouest leur remonte le moral.
« Ma tête me fait mal… », gémit Wein en se tordant sur le canapé.
« Ne t’ai-je pas prévenu de ne pas tomber dans l’excès ? » demanda Ninym d’un air exaspéré. Elle lui proposa un verre d’eau.
« Ne m’en veux pas. Ce sont eux qui ont insisté pour que j’essaie différents vins de l’Empire, puisque je “n’aurai pas d’autre occasion avant un certain temps”. »
Les individus en question étaient Glen et Strang, les amis de Wein qui servaient maintenant de vassaux à Lowellmina. Ils l’avaient rencontré l’autre jour. Ninym avait choisi de ne pas se joindre à eux, car il y avait des préparatifs de départ à faire, et elle avait pensé qu’un peu de camaraderie masculine ferait du bien à Wein. À le voir dans son état actuel, elle se demandait si elle n’aurait pas dû l’accompagner.
« Tout de même, une gueule de bois signifie que tu as trop bu », déclara Ninym sans ambages en tapotant la joue de Wein avec son index. « Seras-tu capable de voyager comme ça ? Nous serions la risée du monde entier si tu tombais en état d’ébriété. »
« Je me débrouillerai… »
Les gens tombaient tout le temps de leur monture. Se relever et en rire n’était pas si terrible. Mais il y avait toujours un risque de blessure ou de mort. Un retard dans leur départ parce que Wein n’avait pas réussi à dégriser lui vaudrait de nombreuses moqueries.
« Il reste encore un peu de temps, alors faisons en sorte que tu sois aussi proche de la “normale” que possible », déclara Ninym.
« Fwaaah. » Wein bâilla de fatigue avant de vider le verre d’eau.
« Au fait, comment étaient ces deux-là ? » demanda Ninym, espérant ainsi le distraire.
« Ils avaient l’air d’aller assez bien. Nous n’aurions pas pu tester tout ce vin ensemble autrement. »
« Je suis heureuse de l’entendre. »
Pendant la guerre, Lowellmina, Glen et Strang avaient chacun appartenu à des factions différentes et n’avaient fait preuve d’aucune pitié. Quand Ninym songeait à la façon dont l’un d’entre eux ou tous auraient pu périr, c’était un soulagement d’entendre que les trois anciens étudiants étaient toujours amis.
« Même si ces gars ont perdu et servent Lowa maintenant, ils se sont plaints qu’elle leur ferait probablement faire toutes les folies », déclara Wein.
« Je n’ai aucun doute à ce sujet », acquiesça Ninym.
Pour faire avancer l’Empire, Lowellmina ne pouvait pas se permettre de rester en retrait. Naturellement, cela signifie qu’elle fera travailler des amis fiables comme Glen et Strang jusqu’à l’os. Ninym esquissa un petit sourire à cette image mentale.
« Néanmoins, tout cela en vaudra la peine. Une nouvelle impératrice, une nouvelle ère… C’est maintenant à Lowa et à ses vassaux de décider s’ils laisseront une trace dans l’histoire pour le meilleur ou pour le pire », ajouta Ninym.
Wein acquiesça. « Tu as raison. Connaissant ces gars-là, ils se débrouilleront très bien et stabiliseront l’Empire. »
Pour la plupart des gens, les capacités de Lowellmina en tant qu’impératrice étaient une variable inconnue. Cependant, Wein comprenait sa passion, son ambition, son patriotisme et son réseau de soutien. À moins d’une catastrophe naturelle, ces facteurs garantissaient la prospérité de l’Empire d’Earthworld sous le règne de Lowellmina.
« Pourtant, ce n’est pas forcément une bonne chose pour Natra », pensa Wein.
Ninym s’en était également plainte. Un Empire stable était un changement bienvenu pour ses citoyens, mais à l’Ouest, la renaissance d’une superpuissance orientale constituait une menace évidente. C’était d’autant plus vrai que l’empereur précédent avait mené une politique expansionniste et n’avait pas caché son appétit pour l’Occident. Avec la fin de la guerre civile, l’Occident se demandait anxieusement si ces désirs allaient réapparaître.
Même Natra, l’alliée de l’Empire, ne pouvait pas se permettre d’être complaisante. Il était de notoriété publique que l’alliance initiale de la petite nation nordique avec l’Earthworld ne devait durer que jusqu’à l’invasion de l’Ouest par cette dernière. Cependant, ces plans avaient échoué en raison du décès inattendu de l’empereur précédent. L’alliance elle-même avait survécu, mais sa pérennité semble précaire.
« Tout le monde sait que Natra a soutenu Lowa très tôt, » dit Ninym. « Si notre alliance s’effondre maintenant, les gens mettront en doute les capacités de l’impératrice, et les vassaux anxieux d’Earthworld recommenceront à sauter sur les ombres. »
C’est vrai. Wein et Lowellmina s’affrontaient souvent dans la poursuite de leurs propres intérêts, mais cela ne se passait qu’à huis clos. Pour le grand public, ils s’entendaient comme larrons en foire. Si l’Earthworld abandonnait Natra sans réfléchir, tout le monde accuserait sûrement Lowellmina de s’être éloignée du droit chemin. De plus, ses subordonnés, témoins d’un tel traitement infligé à un allié de longue date, se demanderaient avec crainte s’ils seraient les prochains. Comme la plupart d’entre eux n’avaient juré fidélité à leur nouvelle souveraine que depuis peu, le malaise se répandrait comme une traînée de poudre.
Ainsi, le consensus était que l’Empire devait récompenser Natra pour son aide, quels que soient les sentiments de Lowellmina.
« C’est Strang qui l’a le mieux dit », déclara Wein. « Lowa doit les épater tous en même temps si elle veut démontrer la force militaire de l’Empire après la guerre. »
Ninym avait eu l’air troublée. « C’est… »
Les feux de la guerre civile d’Earthworld avaient été éteints, mais les braises couvaient encore. Si Lowellmina fait preuve d’une quelconque faiblesse, les flammes se réveilleront. Elle devait montrer au monde que l’Empire d’Earthworld avait retrouvé sa gloire d’antan et qu’il ne serait pas une cible facile. Strang avait mentionné plus tôt que Natra était un tremplin facile à atteindre.
« … Cependant, nous ne pouvons pas écarter tout ce que Natra a fait pour l’Empire. Toute invasion devra être justifiée », conclut-elle.
« S’il n’y a pas de raison, ils peuvent toujours en inventer une », répondit Wein en souriant. « N’oublie pas que nous jouons aussi les gentils avec l’Ouest. L’Empire peut dire ce qu’il veut. Vrai ou faux, tu serais étonné de voir à quelle vitesse les gens adhèrent à n’importe quelle idée de justice. »
« Comme c’est sans cœur… »
On ne sait pas si le commentaire de Ninym s’adressait aux personnes ou à l’opinion que Wein avait d’elles.
Quoi qu’il en soit, il est indéniable que Natra ne pouvait pas se permettre de se reposer sur ses lauriers.
« Nous devons éviter tout problème qui pourrait survenir », expliqua Wein. « C’est pourquoi j’ai profité de ce voyage pour me lier d’amitié avec le plus grand nombre de gros bonnets possible. »
Natra avait besoin de conserver quelques alliés parmi l’élite de l’Empire pour l’aider à lutter contre les futures politiques anti-Natra. Ces objectifs politiques ne rencontreraient aucune résistance si personne ne prenait la défense de la petite nation, mais un certain contrecoup retarderait toute décision impériale suffisamment longtemps pour que Natra puisse négocier.
« On ne sait pas jusqu’où cela nous mènera », argumenta Ninym.
« Oui, c’est ça le problème. Je pourrais facilement faire face à toute surprise si je restais ici, mais — ! »
« Ne sois pas ridicule. Tu as été loin de la maison assez longtemps. »
« Sans blague ! » Wein sourit. « Eh bien, il y a toujours une chance que nous nous inquiétions pour rien. Pour l’instant, notre seule véritable option est de repartir comme prévu et d’espérer que rien ne se passe. »
« … Tu as raison. » Ninym soupira doucement et se leva lentement. « Te sens-tu mieux, Wein ? »
« Ça va. »
« Dans ce cas, je ferai savoir à tout le monde que nous partirons bientôt. »
Ninym quitta la pièce. Comme il n’y avait personne d’autre dans les parages, Wein marmonna pour lui-même en s’apprêtant à faire de même.
« Une nouvelle impératrice impériale, l’Ouest en état d’alerte, la Levetia orientale et occidentale qui nourrit des ambitions secrètes, et les braises allumées de ma propre nation… » Sa bouche se tordit en un sourire. « Je me demande vraiment si tout cela peut se terminer en douceur… »
C’est ainsi que la délégation de Wein était partie pour Natra. Ses membres étaient loin de se douter que les troubles sans précédent qui jalonneraient la route définiraient l’histoire de leur nation.
***
Chapitre 2 : Un présage brûlant
Partie 1
Qu’est-ce que c’est que ce garçon ?
C’était la seule pensée de Ninym alors qu’elle s’agrippait à ses genoux dans un coin du vaste salon.
Le garçon en question était Wein, qui lisait en silence au milieu de la pièce.
« Fais ce que tu veux. » Telles furent les paroles exactes de Wein après que Ninym eut trébuché hors de la forêt et pénétré dans sa villa. Puis, semblant considérer son devoir accompli, Wein s’était détourné pour retourner à son livre. Il avait ignoré Ninym sans lui accorder un seul regard.
Que dois-je faire ?
C’est elle qui était sortie de nulle part et qui avait été autorisée à rester dans le manoir alors qu’elle aurait normalement été obligée de retourner dehors. Il serait scandaleux qu’elle se plaigne maintenant. Pourtant, elle n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire maintenant qu’elle était livrée à elle-même.
Il a dit qu’il s’appelait Wein Salema Arbalest…
Presque tout le monde à Natra connaissait ce nom, et naturellement, Ninym ne faisait pas exception. Après tout, une seule personne dans toute la nation portait ce surnom.
La situation n’en était que plus incompréhensible.
Si son affirmation est vraie, pourquoi sommes-nous les seuls ici ?
Tout, du manoir lui-même à l’attitude et aux vêtements de Wein, parlait d’une noble lignée. Cependant, si ce que Ninym avait entendu était correct, le prince Wein ne lirait jamais seul au milieu d’une forêt ou n’inviterait pas nonchalamment un visiteur suspect à l’intérieur de son logement.
Ninym devait se demander si ce garçon était en fait quelqu’un d’autre.
Soudain, un bruit se fit entendre dans l’entrée. Des pas. Ninym s’était empressée de se cacher en sentant l’approche de ce nouvel arrivant.
« Je suis de retour, votre Altesse. »
Le jeune homme était d’une dizaine d’années l’aîné de Ninym. Son visage semblait doux, mais sa grande carrure musclée se voyait d’un seul coup d’œil. Il s’agissait peut-être d’un garde.
Plus important encore, qu’est-ce qu’il vient de dire ?
« J’ai pu attraper un cerf, alors je vais bientôt préparer le dîner… Oh ? »
L’homme, ayant remarqué la présence de Ninym, regarda dans sa direction. Son expression trahissait de la prudence à l’égard de cette nouvelle visiteuse, mais aussi de la confusion quant au fait qu’il s’agissait d’une enfant. Il se tourna vers Wein pour obtenir des réponses.
« Apparemment, elle s’est perdue dans les bois », déclara Wein sans ambages.
« Dans un coin perdu — je veux dire, un endroit isolé comme celui-ci ? » Bien que toujours déconcerté, l’homme s’agenouilla lentement pour se mettre à niveau de Ninym. « Je suis Raklum, un soldat du royaume de Natra. Puis-je vous demander votre nom, jeune fille ? »
« … Je m’appelle Ninym », répondit-elle timidement.
Raklum sourit. « De tels yeux et de tels cheveux m’indiquent que vous êtes de la famille des Flahms. Qu’est-ce qui vous amène si profondément dans la forêt ? Votre famille sait-elle que vous êtes ici ? »
« Hum… bien… »
Ninym était entrée dans les bois pour une raison, mais elle refusait de s’expliquer. Elle ne pouvait pas, même si cela signifiait être chassé pour comportement suspect.
« « … » »
Ninym ne voulait pas répondre, pourtant Raklum avait la responsabilité de demander. Le conflit entre eux formait un silence tangible.
Le bruissement léger d’un livre fermé coupa la tension.
« Tu n’es pas obligé de nous le dire si tu ne le veux pas. Laisse tomber, Raklum. »
Raklum n’avait pas tardé à exprimer sa désapprobation. « Mais, Votre Altesse, nous ne pouvons pas — ! »
« Ce n’est pas comme si elle était une assassin. Et puis, c’est bientôt l’heure du dîner. »
« … » Malgré sa perpétuelle grimace, Raklum céda et soupira. « Dans ce cas, je vais préparer notre repas. Veuillez attendre ici un moment, mais ne placez pas vos attentes trop haut. Il s’agira d’un repas assez modeste. »
« C’est très bien. »
Raklum tourna les talons pour partir, mais Ninym l’interpella : « Hum… »
« Hm ? Ah, ne vous inquiétez pas. Je vais mettre une partie de côté pour vous aussi. »
« Merci. Mais il y a autre chose… » Ninym se tourna vers Raklum. « Vous avez appelé ce garçon “Votre Altesse”. Est-ce que cela signifie… ? »
Raklum lança un regard qui disait « Oh merde ». Malheureusement, il était trop tard pour tromper Ninym. Après un bref effondrement intérieur, Raklum répondit : « Je ne peux pas dire grand-chose, mais… la vérité est telle que vous la présumez. »
« Je le savais. Il est… »
Wein Salema Arbalest est le nom du prince héritier de Natra. Ce jeune homme qui se tenait devant Ninym était l’héritier du trône de Natra.
« … »
À ce moment-là, une pensée la frappa. Pourquoi le prince se trouvait-il dans un endroit isolé avec seulement Raklum ? Quelle que soit la raison, c’est une opportunité qui s’offrait à elle.
« Hum, puis-je aider à la cuisine. S’il vous plaît, j’insiste. Je ferai tout ce que vous demandez et je m’occuperai des besoins quotidiens du prince », dit Ninym. « Alors… je peux rester ici un moment ? »
+++
La capitale royale de Natra, Codebell, était actuellement en plein essor, mais à un moment donné, il était impossible de croire qu’une ville aussi désolée puisse servir de capitale à la nation. Cela était dû à son emplacement près de la pointe la plus septentrionale du continent et à ses relations hostiles avec l’Ouest.
Cependant, l’ascension de Wein au poste de régent avait tout changé. Natra avait rapidement repoussé les envahisseurs étrangers, étendu son territoire et noué des alliances diplomatiques. De plus, cet élan avait attiré des gens en masse à Natra. Une spirale ascendante de nouveaux immigrants s’était établie, et Codebell était rapidement devenu un point chaud dynamique.
« Wow, c’est comme une ville complètement différente », fit remarquer une personne.
« Tu ne plaisantes pas », dit un autre. « La population et l’économie sont en plein essor. Nous n’aurions jamais pu imaginer cela quand nous étions enfants. »
La plupart des citoyens étaient favorables à ce changement, mais sans surprise, les étrangers supplémentaires, les ennuis et les perturbations dans leur vie quotidienne en avaient frustré certains. Cependant, Natra avait clairement prospéré sous le règne de Wein, et les changements avaient donc été bien accueillis.
« En y pensant, Son Altesse, le prince héritier va bientôt retourner à Natra. »
« Ah oui. Il était dans l’Empire, n’est-ce pas ? Le prince Wein est toujours en train de fuir vers un pays ou un autre. »
Aux yeux des citoyens, la famille royale se situait sur un autre plan d’existence. La plupart d’entre eux pensaient qu’elle résidait dans un monde brillant, trop fascinant et éblouissant pour que le commun des mortels puisse le concevoir. Néanmoins, il arrivait que des informations fassent surface et tout le monde était vaguement au courant des fréquentes excursions de Wein.
« Je suis sûr qu’il n’est pas facile de prendre la relève de Sa Majesté, mais le prince Wein devrait se reposer de temps en temps. »
« Oui, mais il n’y a vraiment rien à faire. La politique mondiale du prince Wein a donné un nouveau souffle à Natra. »
Les nombreuses réalisations de Wein montraient clairement qu’il ne se contentait pas de courir le continent pour satisfaire sa soif d’aventure. Cependant, il était aussi un leader dont la présence dans la patrie mettait Natra à l’aise. Cette situation laissait les gens perplexes.
Cependant, ils étaient restés confiants dans la nouvelle trajectoire de leur nation.
« Hé, ne t’inquiète pas. Maintenant que Natra a une certaine solidité, nous ne nous laisserons plus ébranler aussi facilement. »
Natra s’était hissée plus haut depuis plusieurs années, les citoyens jouissaient d’un nouveau sentiment de fierté et de foi en leur royaume, et Wein n’était pas le seul symbole de ces sentiments.
« De plus, nous avons un autre chef fiable pendant l’absence du prince Wein. »
Oui, un deuxième individu avait conquis le cœur du public et était devenu leur point d’ancrage.
Et cette personne était…
+++
« Voilà pour toi, Falanya. »
« Youpi ! Merci, Nanaki. » La princesse accepta joyeusement la nourriture de son serviteur. « Hmm ! C’est délicieux ! »
Falanya grignota son œuf à la coque. Cette chose simple et mal assaisonnée faisait pâle figure en comparaison de la cuisine somptueuse du palais, mais pour une jeune noble protégée comme Falanya, l’idée même d’une nourriture provenant d’un étalage en plein air lui conférait une saveur rustique et un charme incomparable.
En effet, Falanya n’était pas actuellement dans le palais, mais se tenait sur une artère bondée de la ville du château.
« Ne baisse pas ta garde. On ne sait jamais ce qui peut arriver ici », prévint Nanaki en regardant sa maîtresse grignoter avidement l’œuf.
« Oui, je sais. Mais ce déguisement devrait suffire à me cacher », a-t-elle répondu.
Falanya ne se ressemblait pas du tout. Sa coiffure était différente et elle portait des vêtements sobres qui lui permettaient de se fondre dans la masse. Son élégance naturelle était impossible à masquer, mais n’importe quel étranger normal n’aurait pu que se dire : quelle gentille jeune femme !
Elle se ferait remarquer par tous ceux qui prêtaient attention à la princesse. Même les voleurs les plus ignorants penseraient qu’elle était la fille d’une famille noble et nourriraient l’idée d’une proie facile. Falanya avait été prévenue, bien sûr, mais la façon dont elle avait tenu compte de ces conseils était une autre question.
Au moment où Nanaki se demandait si une menace mineure pourrait inciter sa dame à être plus prudente et donc être à son avantage, Falanya lui adressa un sourire radieux.
« D’ailleurs, tu es ici avec moi, Nanaki. Je n’ai rien à craindre. »
« … »
« Hum, pourquoi fais-tu cette tête ? Est-ce que je t’ai ennuyé ? »
« … Je suis plus énervé contre moi-même. » C’était vrai. Un simple sourire de Falanya l’avait si facilement laissé sans voix. « Très bien. Et maintenant, Falanya ? On a encore le temps de se promener, mais… »
« Hmm… » La princesse tomba dans la contemplation lorsque Nanaki changea de sujet. Ils étaient ici uniquement à cause de sa demande.
« Je veux visiter la ville du château et observer les gens. » C’est ce qu’elle avait dit à l’improviste il y a plusieurs jours.
Inutile de dire que ses accompagnateurs et conseillers avaient immédiatement exprimé leur réticence. Un noble parmi les masses — le public se délecterait d’une telle histoire. Cependant, c’était le pire cauchemar de tout garde. Falanya était également une élite parmi l’élite et l’un des trois principaux dirigeants de Natra. Des têtes tomberaient rapidement si elle subissait ne serait-ce qu’une égratignure mineure, et le fait de lui assigner une suite de gardes lui permettait difficilement de voyager sans se faire remarquer. Ainsi, tout le monde s’accorda à dire qu’une telle excursion était trop dangereuse pour la princesse et suggéra à Falanya d’envoyer des serviteurs à sa place si elle souhaitait mieux connaître les gens.
Falanya avait pourtant fait preuve d’une insistance inhabituelle et les vassaux avaient finalement été contraints de céder à sa demande. Après s’être déguisée du mieux qu’elle pouvait, Falanya était partie avec Nanaki, accompagnée de quelques gardes qui gardaient leurs distances.
***
Partie 2
« … »
En tant que son protecteur, Nanaki pensait que leur enquête secrète s’était bien déroulée jusqu’à présent. L’objectif de leur sortie n’était pourtant pas ce qui l’inquiétait.
« Hé, Nanaki, la ville a-t-elle toujours été comme ça ? »
« Oui, même si la route principale n’était pas aussi fréquentée avant. »
Falanya observa les passants pendant qu’elle parlait avec Nanaki.
La plupart des fonctionnaires concernés considéraient que ce n’était rien de plus qu’une promenade de détente née des caprices de leur douce princesse. Et ils n’avaient pas forcément tort. Falanya pensait que ce serait un bon moyen d’évacuer son récent stress, mais très peu connaissaient la vérité sur ce qui la troublait réellement.
« … Grâce à mon frère, Natra a prospéré », murmura-t-elle.
Quelle quantité d’émotions, un murmure peut-il contenir ?
Falanya n’avait pas encore exploré la ville plus que quelques instants. Elle ne comprenait pas toutes les facettes de la vie des citoyens. Comme l’avaient dit ses serviteurs, elle se ferait une idée plus complète en lisant les rapports qu’ils avaient recueillis.
La princesse en était parfaitement consciente, mais elle souhaitait tout de même voir les choses de ses propres yeux. Elle voulait voir cette nation dont elle serait bientôt responsable. Cette sortie était en quelque sorte une cérémonie.
« … Retournons au palais, Nanaki. »
« En as-tu assez ? »
« Oui », répondit Falanya, l’esprit en éveil. « J’en ai vu beaucoup. Le reste… dépends de moi. »
+++
Les Flahms étaient un peuple connu pour ses cheveux blancs et ses yeux rouges caractéristiques. Leur histoire avait été marquée par la tourmente. Après avoir été réduits en esclavage pendant des générations, ils s’étaient soulevés et avaient établi leur propre nation prospère. Cependant, plusieurs attaques vengeresses contre les pays voisins avaient provoqué un retour de bâton qui avait condamné le pays de Flahm. La religion qui allait devenir les Enseignements de Levetia avait rapidement catalogué le peuple Flahm comme les descendants des démons, inaugurant une nouvelle ère d’oppression cruelle.
Cette insupportable réalité perdure encore aujourd’hui. Bien que les Flahms du passé aient certainement voulu bien faire, le résultat final avait été un bain de sang immonde que personne n’avait demandé.
La prospérité et la stabilité n’étaient que des rêves lointains.
« … Et je suppose que nous serons bientôt confrontés à une nouvelle ère de difficultés », marmonna un homme dans la force de l’âge en s’avachissant dans son fauteuil de bureau.
Il s’agissait de Levan, qui portait les cheveux blancs et les yeux cramoisis des Flahms et qui était à la tête de la famille Ralei, qui représente son peuple au royaume de Natra. Environ un siècle auparavant, un groupe de Flahms dirigé par un homme nommé Ralei était arrivé à Natra après des années d’errance. Ils avaient conquis le roi en lui offrant les compétences et les connaissances acquises au cours de leurs voyages nomades, et il avait accepté les Flahms en tant que citoyen — un développement impensable en Occident, où les Flahms souffraient sans cesse sous le claquement du fouet.
Cependant, cela n’avait pas suffi à mettre Ralei et son peuple à l’aise. Malgré toute la bienveillance du roi, les vassaux et les citoyens de Natra nourrissaient de profonds préjugés à l’égard des Flahms. À moins qu’ils ne changent d’avis, ce n’était qu’une question de temps avant que le groupe de Ralei ne soit chassé.
Au cours du siècle suivant, les Flahms s’étaient entièrement consacrés à Natra et avaient continué à prouver leur valeur. Grâce à cela, les Flahms d’aujourd’hui jouissent d’une vie de liberté à Natra. Leur place dans la nation était une cristallisation inestimable de nombreuses années de travail.
Malheureusement, il semblerait que cette paix délicate allait bientôt s’effondrer, grâce à nul autre que les Flahms eux-mêmes.
« Une nation Flahm ? Après tout ce temps ? »
Des murmures d’espoir d’indépendance et de nouvelle patrie se répandaient parmi les Flahms de Natra. Ils avaient autrefois établi leur propre pays, et la légende de celui-ci brûlait dans chaque âme Flahm. Leur souhait le plus cher était de le reconstruire un jour.
Mais la réalité n’est pas si gentille qu’elle le permet. Tout le monde le sait. Et sans autre alternative, ils ne pouvaient que prier pour un avenir meilleur qui ne viendrait peut-être jamais.
— Jusqu’à maintenant.
« Ninym reviendra bientôt. Et puis… »
Ils étaient arrivés à un carrefour. Levan le sentait.
L’histoire des Flahms était bien intentionnée, mais intensément sanglante. Parviendront-ils cette fois-ci à atteindre leur noble objectif ? Levan rumina, cherchant la réponse dans une pièce vide.
La délégation de Wein était arrivée à Natra quelques jours plus tard.
+++
Les vassaux avaient accueilli le groupe de retour avec beaucoup d’enthousiasme. La délégation s’était officiellement rendue dans l’Empire pour rencontrer Ernesto, le chef de la Levetia orientale. Malheureusement, elle avait été entraînée dans la guerre civile d’Earthworld et avait fini par aider l’impératrice Lowellmina à monter sur le trône. Même si les vassaux savaient que tout le monde était en sécurité, grâce à la correspondance épistolaire, ils étaient soulagés de confirmer la vérité de leurs yeux.
Ce n’est pas une raison pour que Wein se repose sur ses lauriers. Le couronnement de Lowellmina avait fait bouger les choses sur le continent. Entre l’examen des renseignements recueillis dans l’Empire, l’écoute de ce qui s’était passé en son absence, les rencontres avec les dignitaires qui étaient restés dans l’expectative et le maintien à l’aise des citoyens, la liste des tâches était interminable.
« Ouf… Je peux enfin souffler un peu. » De retour dans son bureau familier du palais, Wein, qui avait terminé son travail pour le moment, se jeta sur le canapé en signe d’épuisement. « La vie là-bas n’était pas si mal, mais on n’est jamais aussi bien que chez soi. »
« Je suis tout à fait d’accord », répondit Ninym à côté de lui. D’habitude, elle corrigeait immédiatement l’apparence négligée de Wein, mais après le stress et la fatigue de leur long voyage vers l’Empire et le rattrapage de tout le travail manqué, Ninym se sentait indulgente.
« Je dirais que nous méritons de petites vacances, Ninym. »
« Et quelle serait la durée exacte de ces “petites” vacances ? »
« Une demi-année peut-être ? »
« Absolument pas. »
« Qu’est-ce que c’est ? » s’écria Wein alors que Ninym le rejette instantanément. « Allez ! J’ai travaillé très dur ! Je mérite une journée de farniente ! »
« Il n’est toujours pas question d’une demi-année. Nous avons terminé les responsabilités d’aujourd’hui, mais il y en aura encore beaucoup d’autres demain. »
Comme le flux et le reflux de l’océan sur le rivage, personne ne peut l’arrêter. Bien sûr, tu pourrais réussir si tu buvais tout l’océan, mais un tel exploit était au-dessus des simples mortels.
« Soupir. J’adore le temps libre, mais le sentiment n’est jamais réciproque », marmonna Wein de façon absurde.
Ninym regarda son chef avec exaspération. « Eh bien… Je suppose qu’une semaine ne ferait pas de mal. »
La surprise et l’excitation de Wein étaient visibles. « Quels vents soufflent de ce côté ? »
« N’en fais pas toute une histoire. Je veux juste dire que Natra peut se le permettre maintenant, grâce à la princesse Falanya », dit Ninym. « On dirait qu’elle et les vassaux ont vraiment fait de leur mieux pendant notre absence. Nous vérifions encore les rapports, mais il n’y a pas eu de problèmes jusqu’à présent. Même si tu as pris un peu de temps libre, ils devraient être capables de tout gérer. »
« Je vois. En d’autres termes, je peux progressivement leur laisser le travail et lever le pied. »
« Quelle que soit la façon dont tu le vois, un frère qui se décharge de ses responsabilités sur sa petite sœur est le pire absolu. »
« Je veux juste la voir grandir en étant forte. »
« Ne sois pas ridicule. » Les manigances de Wein lui avaient valu une grimace de la part de Ninym. « Il ne s’agit pas seulement de principes moraux. Tu ne sais pas ce qui se passera si son rôle de remplaçante prend de l’ampleur ? »
« Elle va probablement s’élever encore plus haut et me dominer. »
« Wein, je suis très sérieuse. »
Au moment où Ninym fit un pas vers lui, un coup hésitant frappa à la porte du bureau.
« As-tu une minute, Wein ? » Falanya, le sujet même de leur discussion, était soudainement entrée. Wein avait déjà corrigé sa posture, et il lui offrit un hochement de tête magnanime.
« Bien sûr. Qu’y a-t-il, Falanya ? » dit-il.
« Hum, j’aimerais discuter de quelque chose si ça ne te dérange pas. »
Ces seuls mots révélaient l’adoration de Falanya pour son grand frère. Leur lien étroit était de notoriété publique, et Wein venait de rentrer d’un séjour prolongé dans l’Empire. Le désir solitaire de Falanya de rattraper le temps perdu n’était pas surprenant.
Cependant, un sentiment étrange frappa Ninym, venu de nulle part.
Princesse Falanya… ?
Elle était habituellement joyeuse et énergique chaque fois qu’elle voyait Wein, mais son expression actuelle était empreinte de confusion, de peur et d’anxiété. Et il y avait autre chose. Une autre émotion sombre et complexe la maintenait enracinée, une résolution tragique, mais ferme.
« Ninym. »
La voix de Wein avait sorti la Flahm de sa transe ahurie.
« D’accord. Je vais préparer le thé. »
« Ce n’est pas nécessaire », répondit Wein. « Mais laisse-nous un moment seuls. On dirait que Falanya espère une conversation privée. »
« … !? »
Ninym était restée sans voix. Bien qu’elle soit la confidente publique et privée de Wein, il y avait naturellement des occasions où il avait besoin d’intimité. Cependant, Ninym ne se souvenait pas d’une seule fois où elle avait été exclue d’une conversation entre les deux frères et sœurs royaux.
Falanya n’avait étonnamment soulevé aucune objection. Ninym comprenait que la princesse ait un sujet important à discuter avec Wein, mais normalement, elle aurait demandé à Ninym de rester et de lui apporter son soutien fraternel. Au lieu de cela, Falanya s’était contentée de fixer Wein et n’avait pas donné l’impression d’avoir besoin de Ninym. La princesse ne semblait pas faire attention à elle. Le comportement et les motifs inexplicables de Falanya déconcertèrent Ninym plus que l’ordre inhabituel de Wein.
« Ninym. » Wein l’appela à nouveau par son prénom.
« … J’ai compris. Veuillez m’excuser, s’il vous plaît. »
Elle quitta discrètement la pièce après une révérence, laissant les deux individus les plus importants de Natra livrés à eux-mêmes.
« Alors, de quoi voulais-tu parler ? », demanda Wein d’un ton plutôt agréable.
Sa sœur, en revanche, répondit avec une détermination ardente : « L’avenir de Natra. »
***
Partie 3
À l’extérieur de la pièce, Ninym poussa un petit soupir. De quoi allaient-ils discuter derrière la lourde porte dans son dos ?
Je sais que la princesse a rapidement mûri de nos jours, mais…
Ninym aimait et admirait Falanya comme une princesse et une jeune sœur. De même, Falanya considérait Ninym non pas comme une simple servante, mais comme une sœur plus âgée et un modèle à suivre. Elles n’étaient pas liées par le sang, mais Ninym était fière de leur relation très étroite et de leur entente tacite.
Cela avait changé.
Un sentiment d’aliénation palpitait dans sa poitrine, mais il était présomptueux de s’immiscer dans une conversation entre membres de la famille royale. Contrairement à Wein, Ninym n’avait pas réussi à déceler le sens du comportement étrange de Falanya. Elle resta donc dans le couloir à ruminer ses pensées.
« Tu n’as pas l’air en forme, » déclara soudain une voix à côté d’elle. Lorsqu’elle se retourna pour faire face, Nanaki était apparu de nulle part.
« Nanaki, tu… »
Ninym était sur le point de demander : « Tu sais quelque chose à ce sujet, n’est-ce pas ? », mais elle s’arrêta. Wein ou Falanya partageraient toute information vitale plus tard. Interroger Nanaki juste parce qu’elle se sentait exclue, c’était faire preuve de mollesse.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? »
« Ce n’est… rien. »
« D’accord », répondit Nanaki sans un mot de plus.
Il faisait généralement de l’ombre à Falanya, sa présence ici devait donc signifier qu’il avait été congédié lui aussi. Cependant, contrairement à Ninym, Nanaki ne semblait pas gêné le moins du monde. Rétrospectivement, il était le seul à rester imperturbable, alors même que le peuple de Natra luttait pour rattraper le reste du monde. Ninym enviait sa constance.
Tandis que les pensées se bousculèrent dans son esprit…
« Vous voilà, Lady Ninym. »
… une ombre humaine s’était approchée d’elle et de Nanaki alors qu’ils attendaient devant la porte. C’était un fonctionnaire flahm.
« As-tu une affaire à régler avec moi ? »
L’homme acquiesce. « Oui. La réunion des représentants va bientôt commencer. Je vais vous escorter. »
« Une réunion ? »
Il n’était pas nécessaire de demander dans quel but. Les Flahms de Natra étaient bien conscients de leur position provisoire et se réunissaient donc périodiquement pour assurer un plan d’urgence. Cependant, Ninym regarda le fonctionnaire d’un air interrogateur.
« Je n’ai pas eu connaissance de réunions aujourd’hui. »
Les Flahms étaient traditionnellement affectés comme assistants aux membres de la famille royale de Natra, et leur chef servait aux côtés du roi. En tant que successeur de Levan, Ninym aurait dû être informée immédiatement des nouveaux rassemblements.
« As-tu entendu quelque chose à ce sujet, Nanaki ? » demanda-t-elle.
« Est-ce que c’est important ? »
Juste au bon moment. Malgré ses fonctions d’assistant de la princesse héritière, Nanaki ne s’intéressait pas du tout aux affaires des Flahms.
« Vous avez été très occupée ces jours-ci, Lady Ninym, c’est donc Maître Levan qui s’est chargé de certaines affaires. »
C’est logique, pensa Ninym.
Pendant son séjour dans l’Empire, Ninym avait eu vent d’une activité suspecte parmi les Flahms de Natra. Elle avait l’intention de discuter de la situation avec Levan, mais l’occasion ne s’était pas présentée, même à son retour. Après tout, Ninym s’était démenée pour rattraper tout le travail qu’elle avait manqué. Elle avait réussi à rencontrer Levan une fois pour un bref moment, mais il avait simplement dit : « Laissez-moi faire, s’il vous plaît. » Ninym s’était exécutée, car elle avait déjà assez à faire, et Levan était le chef des Flahms. Cependant…
Je n’ai reçu aucun rapport, les participants sont donc probablement encore en train de délibérer.
… cette activité suspecte de Flahms était, selon toute vraisemblance, un mouvement indépendantiste. Ninym avait senti la montée en puissance plus tôt et s’y était opposée dès le début. Levan partageait l’avis de Ninym, elle lui avait donc laissé le soin de gérer la situation. Est-ce que cela a été trop difficile à gérer ? Ninym était encore en service, mais elle avait pensé qu’il serait judicieux de faire une apparition rapide et de confirmer la situation de première main.
« Compris. Allons-y. » Ninym se tourna vers Nanaki. « Je ne serai pas longue. S’il te plaît, garde Leurs Altesses et dis au prince Wein où je suis allée. »
« Compris. »
Ninym était toujours préoccupée par la conversation de Wein et Falanya, mais le Flahm ne pouvait pas être ignoré. C’est à contrecœur qu’elle se dirigea vers l’assemblée.
+++
Chaque muscle se tendit nerveusement tandis qu’un froid glacial envahissait Falanya. Elle ne faisait que parler à son frère, et pourtant son cœur martelait. Elle s’efforça de respirer et lutta contre l’envie de se précipiter vers la sortie.
Cependant, ce n’était pas une option. Il n’y avait personne d’autre dans la pièce, et elle ne se permettait pas de partir.
La détermination, pensa-t-elle. C’est la seule raison pour laquelle tu es ici en ce moment.
« L’avenir de Natra, hein ? » Depuis sa chaise, Wein réfléchit à la réponse de Falanya. « Un sujet intéressant, bien qu’un peu vague. »
Peut-être, mais ce n’était que le début. Elle se penchera sur les détails bien assez tôt.
« Wein, Natra a prospéré depuis que tu es devenu régent. »
L’annexion de Marden. La réconciliation avec l’Ouest. L’amélioration des relations avec l’Empire. Grâce à la perspicacité de Wein, Natra avait bénéficié de nombreuses bénédictions. C’était une vérité indéniable.
« Nos terres, notre peuple et nos industries ont prospéré… Les citoyens te respectent pour une telle bienveillance et éprouvent un sentiment de fierté. Bien sûr, je ne suis pas différente. »
« Ah, tu me fais rougir », répondit Wein en souriant. « Ce respect est la preuve que mes capacités civiques ont été bien accueillies. Je suis aux anges. »
« Mais… » Falanya l’avait interrompu. « Il y a autre chose que j’ai compris en te remplaçant. Il est vrai que tu as apporté de grandes richesses à cette nation, mais beaucoup peinent à suivre le rythme. »
Natra se développait à un rythme remarquable, et d’innombrables citoyens savouraient cette manne. Cependant, certains avaient été laissés pour compte au milieu de ces changements radicaux.
« Oui, j’en suis conscient », répondit Wein, sans se laisser impressionner par la critique voilée de Falanya. « Mais on ne peut rien y faire. Je ne peux pas rendre heureux tous les citoyens. »
« Il y a une différence importante entre ne pas pouvoir et ne pas vouloir », affirma Falanya. « Le public te considère comme un dirigeant généreux, mais une fois que tu as vu l’ensemble du tableau, il est évident que les lois, le système fiscal, les coutumes et les industries que tu as mis en place favorisent la concurrence et la survie du plus fort. »
Ce n’était pas une coïncidence. Wein avait délibérément mis en place ces aspects. Le frisson que Falanya avait ressenti en réalisant cela résonnait encore dans son cœur.
« J’aime ce pays et je ne souhaite rien de plus que de voir tout le monde vivre en paix et heureux. »
C’est pourquoi Falanya devait poser la question suivante à son frère bien-aimé.
« Wein, que penses-tu de Natra et de ses habitants ? »
+++
Dès que Ninym était entrée dans la salle de réunion, elle fut frappée par l’atmosphère pêle-mêle et bizarre de la pièce.
C’est…
Une vingtaine de personnes étaient assises dans la pièce. D’ordinaire, elles étaient déjà engagées dans un débat houleux, mais personne n’avait dit un mot. Néanmoins, l’atmosphère intense persistait.
Quelle pourrait en être la cause ? Alors que Ninym se posait cette question et s’avançait plus loin dans la pièce, tous les regards s’étaient soudainement posés sur elle.
« Oh, c’est Lady Ninym. »
« Maintenant, nous pouvons enfin aller quelque part. »
« Par ici, Lady Ninym. »
Tout le monde parlait avec la plus grande admiration et la plus grande révérence. En tant que future chef du groupe et confidente du prince héritier, Ninym était une figure d’élite parmi les Flahms de Natra. La réaction des participants n’était pas particulièrement étrange, mais Ninym éprouvait une puissante aversion.
Elle apprendrait bien assez tôt pourquoi.
« Ninym ! » Levan, l’actuel chef du groupe, se précipita vers elle. L’inquiétude nageait dans ses yeux. « Pourquoi es-tu venue… ! » Il parlait de façon à ce que personne d’autre ne puisse l’entendre, mais sa voix contenait une tension indéniable.
« Je suis aussi désemparée que toi. On m’a parlé de la réunion d’aujourd’hui et on m’a amenée ici. »
C’était la seule réponse que Ninym pouvait donner. L’expression de Levan suggérait qu’il avait espéré la tenir éloignée de tout cela. Si c’était le cas, cela signifiait-il que le Flahm qui l’avait trouvée avait agi contre lui ?
« … Je suppose qu’il n’y a plus rien à faire. Reste sur tes gardes. » L’agitation de Levan était palpable.
Ninym prit place, Levan s’était assis à côté d’elle et il s’était adressé à la salle.
« Eh bien, commençons notre réunion habituelle. Le sujet de discussion d’aujourd’hui est — ! »
Alors que le groupe se tourna vers Levan, une voix lui coupa la parole.
« Maître Levan ! Qu’est-ce qu’il y a de plus à dire !? » demanda un jeune homme Flahm.
D’autres n’avaient pas tardé à donner leur accord.
« Il a raison ! Nous avons déjà discuté de tout ce qui se passe sous le soleil ! »
« Si nous ratons cette occasion, il n’y en aura pas d’autres ! »
« C’est maintenant qu’il faut se battre pour notre indépendance ! »
Ah, pensa Ninym. C’est exactement ce à quoi elle s’attendait.
La plus grande ambition des Flahms, créer l’utopie de leurs rêves, était le comble de l’idiotie.
« De tels objectifs sont irréalistes », déclara Ninym d’un ton tranchant.
Les Flahms avaient suffisamment souffert en essayant d’établir et de maintenir leur statut actuel à Natra. Pourquoi cette bande de têtes brûlées ne pouvait-elle pas comprendre qu’elle allait tout gâcher ?
Non, ce n’est pas notre principale préoccupation. D’abord, Maître Levan et moi devons écraser leur enthousiasme insensé une fois pour toutes.
Le chef actuel des Flahms et son successeur pourraient étouffer la majorité s’ils s’opposaient directement à l’idée. Tous deux avaient soigneusement encouragé la paix par le passé, mais il était temps de prendre des mesures plus radicales. Ninym les avait néanmoins sous-estimés, et une telle action était attendue depuis longtemps.
« Lady Ninym, vous ne devez pas penser de cette façon », objecta un participant. « Après tout, vous êtes au cœur de notre combat pour l’indépendance. »
Ninym fronça les sourcils à cette étrange remarque. Elle sentait que la croyance s’étendait à quelque chose d’autre que son rôle de futur chef des Flahms de Natra. Ce qui ne pouvait que signifier…
— !
Un frisson lui parcourut l’échine. Ninym lança un regard incrédule à Levan, qui hocha la tête avec amertume.
« Oui, le Fondateur », répondit un autre. « En tant que descendante directe de notre grand Fondateur, Lady Ninym est l’icône de notre indépendance. »
***
Chapitre 3 : Anxiété, malaise et…
Partie 1
Les parents de Ninym Ralei étaient morts lors d’une épidémie, bien qu’elle soit trop jeune pour s’en souvenir. La communauté Flahm très soudée de Natra avait fait en sorte qu’elle ne se sente jamais seule. Aucun orphelin n’avait été laissé pour compte, et tout le monde avait travaillé ensemble pour créer un environnement favorable et éduquer les enfants. Les élèves les plus prometteurs recevaient le nom de famille « Ralei » et étaient envoyés au palais royal pour travailler au bien de leur peuple. La famille Ralei avait été fondée un siècle auparavant, et Ninym s’était rapidement épanouie au sein de l’organisation. Les autres Flahms la couvrirent d’amour à la place de ses parents biologiques, et elle profita de ses journées d’enfant.
Cependant, Ninym avait senti que quelque chose n’allait pas. Ses compétences étaient remarquables comparées à celles de ses pairs, et les rumeurs supposaient qu’elle servirait un jour la princesse Falanya qui venait de naître. Cette idée emplissait Ninym de fierté et de confiance. Cependant, cette même excellence était la cause de tant de regards étranges qu’elle recevait de la part des adultes.
Au début, Ninym avait cru que c’était dû à ses talents, mais elle avait vite compris que ce n’était pas le cas. Ils voyaient plus loin que ses compétences. Leurs regards n’étaient pas malveillants, mais ils ne se limitaient pas à une simple affection. Leurs regards étaient complexes et tordus — comme des actes d’adoration.
Pourquoi l’ont-ils traitée de cette façon ? Ninym se sentait perdue et confuse jusqu’à ce que les anciens la convoquent un jour.
« Tu portes le sang du fondateur. »
Le fondateur. Le Flahm héroïque aux cheveux rouges qui avait fondé leur royaume. Sa légende avait entretenu l’espoir dans le cœur d’innombrables Flahms persécutés à travers le monde.
Maintenant, Ninym comprenait enfin. Si les gens la regardaient avec autant de vénération et d’adulation, c’est parce que son ascendance était pratiquement divine.
Elle n’avait qu’une idée en tête à propos de cette révélation.
Brut.
Elle était la descendante d’un héros du passé. Un Flahm à l’héritage précieux. C’est pourquoi tout le monde la louait.
C’était complètement ridicule. Si sa lignée pouvait être retracée avec autant de précision, il devait en être de même pour les autres Flahms. Elle ne doutait pas que d’autres avaient un lien avec le fondateur. La partie « descendant direct » était également suspecte. La lignée du fondateur s’arrêtait probablement quelque part. Les Flahms avaient probablement décidé de faire passer un enfant sans lien de parenté pour être son descendant. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une lignée dure éternellement.
C’est dégoûtant…
Si les enfants de l’âge de Ninym l’avaient vénérée comme une élue, elle aurait été innocemment ravie. Cependant, tous les éloges venaient des adultes, et leurs paroles n’étaient que mensonges et illusions.
Si Ninym était une vraie descendante, qu’est-ce que cela changerait ? Les Flahms s’attendaient-ils à ce qu’elle fabrique un château de toutes pièces ou qu’elle ressuscite les morts d’un simple mot ? C’est ridicule. Elle n’était qu’une enfant qui ne possédait aucun pouvoir magique de ce genre.
C’est tellement révoltant que je ne peux pas le supporter !
Personne ne comprenait. Ils croyaient dur comme fer que la jeune fille était la dernière d’une lignée de trésors divins transmis à travers les âges. Tant que son sang survivrait, le Flahm ressusciterait un jour.
« Jusqu’à ce que notre sainte capitale soit reconstruite, le devoir de Madame est de prendre soin de votre santé et de perpétuer la lignée. »
L’horrible vérité s’était imposée à elle.
Pour les Flahms, Ninym n’était pas humaine. Peu importe pour eux, elle n’était qu’un réceptacle destiné à symboliser la lignée du Fondateur.
Ninym s’était enfuie du village le jour même. Elle n’avait pas de destination. Son seul objectif était de s’échapper. Elle finit par apercevoir une forêt interdite…
+++
Plusieurs jours après que Ninym soit tombée sur le manoir dans la forêt, elle se leva avant les oiseaux, s’habilla dans sa nouvelle chambre, puis se dépêcha de préparer le petit déjeuner et de faire couler un bain. Elle n’avait pas encore appris les ficelles du métier, ainsi les résultats étaient-ils certes maladroits.
Ninym réussit tout de même à terminer et se dirigea rapidement vers le hall. Un homme l’attendait — Raklum.
« Bonjour. »
« Bonjour », répondit-il.
Raklum était un soldat de Natra et le seul garde du manoir. Sa position près de la porte indiquait son importance.
« Le bain et le petit déjeuner du prince… Le bain et le petit déjeuner de Son Altesse sont prêts. »
« J’ai compris. » Raklum acquiesça et frappa légèrement sur la porte à côté de lui. « Pardonnez-moi, Votre Altesse. »
Ninym regarda Raklum disparaître derrière la porte et attendit. Même s’il s’agissait d’un plat ordinaire, elle avait fait beaucoup d’efforts pour préparer le petit déjeuner et voulait que Wein mange en premier pendant qu’il était encore chaud. Elle attendit patiemment en se demandant si Raklum et le prince sortiraient un jour.
Les deux apparurent quelques instants plus tard, et Ninym fit une révérence énergique.
« B-bonjour ! »
« Bonjour », répondit le garçon, Wein Salema Arbalest, sans ambages. Il était le seigneur de ce manoir et le véritable prince héritier de Natra.
« Hum, votre repas et votre bain sont prêts. Qu’est-ce que vous voulez en premier ? »
Ninym était certaine que le prince choisirait la première solution. Elle ne s’occupait de Wein que depuis quelques jours et ne savait que très peu de choses sur lui. De plus, son expression vide le rendait impossible à lire. Malgré tout, Ninym devait constamment prouver son utilité si elle espérait rester.
Ninym avait donc fait de son mieux pour connaître le caractère de Wein. Elle n’était pas allée très loin, mais elle avait au moins compris que c’était quelqu’un qui préférait manger le matin à la première heure.
« Je suppose que je vais d’abord prendre un bain. »
Huh — !?
Le cœur de Ninym tressaillit lorsque Wein défia ses attentes. Mais ce n’était pas le moment de se laisser déstabiliser par une surprise. Wein s’engagea dans le couloir et elle se précipita à sa suite.
Je ne comprends pas du tout ce garçon… ! Elle repensa à quelques jours plus tôt et se remémora son comportement alors qu’elle implorait un refuge.
+++
« Je suis contre. » Raklum refusa catégoriquement la demande de Ninym. « Même si vous n’êtes qu’une enfant, je ne peux pas permettre à quelqu’un de lignée inconnue de rester aux côtés de son Altesse. »
Il avait tout à fait raison. Si cela avait été quelqu’un d’autre, Ninym aurait été d’accord.
« Votre nom est “Ninym”, n’est-ce pas ? » demanda Raklum. « Puis-je supposer que vous avez quitté la maison pour échapper au danger ? »
« Non, pas exactement… »
La crainte de l’homme d’être maltraité était compréhensible. Mais il se trompait complètement. Ninym était un trésor précieux et inestimable. Si elle revenait, elle serait probablement enfermée pour sa sécurité.
« Dans ce cas, vous pouvez rester ici ce soir. Je vous rendrai à vos parents demain, je suis sûr que votre famille est inquiète. Ils seront bouleversés, mais ne crains rien. Je ferai de mon mieux pour apaiser la situation. »
La suggestion pratique et bien intentionnée de Raklum troubla Ninym. Si elle s’était enfuie à cause d’une dispute avec ses parents ou quelque chose de semblable, elle aurait déjà abandonné. Mais ce n’était pas le cas. Ninym refusait de devenir le réceptacle du Fondateur pour perpétuer les illusions égoïstes de chacun.
Mais…
Elle était partie sur un coup de tête, sans destination, et il y avait très peu d’endroits où un enfant, en particulier un Flahm, pouvait aller. Ninym ne pouvait pas fuir le pays et n’avait aucune chance en dehors de la civilisation. Si elle n’avait pas trouvé le manoir dans les bois, il n’aurait pas été surprenant qu’elle soit retrouvée morte quelques jours plus tard.
Quoi qu’il en soit, les Flahms rattraperaient Ninym bien assez tôt, même si elle se déplaçait d’un village à l’autre. Rien qu’à Natra, le réseau de son peuple possédait une grande portée.
Ninym était dos au mur. Elle n’avait d’autre choix que de rentrer chez elle en protestant ou en se débrouillant seule. Pourtant, ses émotions bondissaient —
« Veux-tu vraiment rester ici ? » demanda Wein, interrompant les doutes de Ninym.
Elle le dévisagea légèrement, mais le garçon ne prit pas la peine de se répéter et se contenta de le fixer à son tour. Son expression était aussi indéchiffrable qu’un masque, mais la question n’avait rien d’une plaisanterie.
« Oui ! S’il vous plaît, laissez-moi travailler ici ! » s’exclama Ninym avec enthousiasme.
« Je vois », dit-il doucement. « D’accord, je te le permets. »
« Votre Altesse — » Raklum s’était empressé d’intervenir, mais Wein ne s’était pas laissé décourager.
« Raklum, j’attendrai de toi que tu la formes. »
Un simple soldat n’oserait pas refuser l’ordre de son prince.
« … Compris », répondit-il solennellement. Raklum se tourna vers Ninym. Son regard ne portait aucune hostilité, offrant plutôt de l’exaspération et de l’admiration pour cette jeune fille insistante. « Venez avec moi. D’abord, vous m’aiderez à la cuisine. »
« O-okay ! Je suis prête à tout ! »
C’est ainsi que commença la vie de Ninym en tant que bonne. Franchement, elle n’était pas d’une grande aide dans la cuisine à l’époque.
***
Partie 2
Ninym se tenait à côté de Wein fraîchement baigné et le servit attentivement pendant tout le petit déjeuner.
Il est toujours si indifférent…
Elle pensait souvent énormément au prince qu’elle l’observait. Bien sûr, son répertoire actuel de recettes de base, composé de pain, de viande et de légumes, ne pouvait se comparer aux repas variés et élaborés du palais. Wein mâchait chaque plat avec désintérêt, sans faire la moindre remarque sur son goût. Ninym ne put s’empêcher de se demander s’il réagirait de la même façon face à une assiette de terre.
Je ne dirais pas qu’il est difficile, cependant…
Ninym avait erré dans le manoir, perdue et désorientée, et pourtant Wein lui avait permis d’y vivre et même d’y travailler. Objectivement, il était magnanime. Cependant, Ninym ressentait quelque chose qui allait au-delà de la bonne volonté en sa présence. Ce prince était vraiment une énigme.
« Pardonnez-moi, Votre Altesse. » Raklum était apparu à la suite d’un coup frappé à la porte. « Ceci vient d’arriver de la part d’un de nos espions. »
Wein accepta l’enveloppe scellée, scruta son contenu, puis échangea quelques mots avec Raklum.
« Il semblerait que la cour impériale soit mal à l’aise. »
« Qui est en mouvement ? »
« Selon ce rapport… »
D’après ce que Ninym avait pu entendre, il s’agissait de la cour impériale.
« Retournerez-vous au palais ? »
« Non, je vais rester ici pour l’instant. Fais-leur savoir. »
« Compris… »
Wein se tourna vers la fille qui écoutait aux portes.
« Ninym. »
« O-Oui ? Umm… Oh. »
Wein fit signe vers sa vaisselle et son argenterie. Ninym s’empressa de les débarrasser, s’inclina et s’excusa en quittant la pièce. Alors qu’elle refermait la porte, Ninym entendit la conversation se poursuivre derrière elle. Avait-elle été renvoyée parce que la discussion portait sur des informations sensibles ? Honnêtement, Ninym n’avait aucune idée de la situation, mais elle savait qu’il valait mieux ne pas mettre son nez là-dedans.
Ensuite, Ninym fit la vaisselle puis s’attela au ménage et à la lessive, tout en réfléchissant à ce qu’elle allait préparer pour le déjeuner. Nettoyer seule ce vaste manoir était une tâche monumentale, mais un mobilier aussi extravagant ne permettait aucune négligence.
Maintenant que j’y pense, comment ont-ils fait jusqu’à présent ?
Raklum n’aurait jamais pu servir Wein, diriger la maison et gérer seul les marchandises et les informations entrantes et sortantes. Ces responsabilités nécessitaient au moins trois ou quatre personnes, mais Raklum et Ninym étaient les seuls membres du personnel. Ninym s’était déjà renseignée à ce sujet, mais on ne lui avait jamais donné de détails.
À ce moment-là, Raklum apparut à l’autre bout du couloir.
« Sir Raklum. »
Il leva les yeux, émergeant d’un bourbier de ses propres pensées.
« Ah, Ninym. Est-ce que tu fais le ménage en ce moment ? »
« Oui. Je polirai le manoir jusqu’à ce qu’il brille. »
« C’est ça l’esprit. Cependant, ne te pousse pas trop fort. Son Altesse a dit que nous pouvions donner la priorité aux pièces en utilisation active. »
« Compris ! Malgré tout, je ferai de mon mieux ! »
Ninym avait demandé à rester, alors aucune tâche n’était trop grande. Raklum reconnut son intention innocente, bien sûr, et ne la réprimanda pas pour cela. Au lieu de cela, il sourit ironiquement et changea de sujet.
« Au fait, il n’est pas nécessaire de m’appeler “monsieur”. Après tout, je ne suis qu’un simple soldat. »
« Mais vous servez, Son Altesse…, » Ninym ne comprenait pas les circonstances, mais Raklum était le seul accompagnateur du prince. La plupart des gens considéreraient que monsieur est approprié.
« Je suis aux côtés de Son Altesse depuis moins longtemps que tu ne le penses », avoua Raklum en secouant la tête. « Le prince m’a convoqué à l’improviste il y a peu de temps. Il m’a dit qu’il avait l’intention de passer un certain temps dans ce manoir et m’a chargé des affaires courantes. Au début, j’ai pensé que cela signifiait que je commanderais les gardes et les serviteurs, mais… il n’y a vraiment que moi. »
« Wow… » Ninym regarda avec curiosité Raklum qui gémissait. « Alors, quelle était votre précédente relation avec Son Altesse… ? »
« Le prince avait loué mon œil aiguisé et mon intuition lorsqu’il était venu observer les troupes de Natra. Je me suis senti vraiment honoré, et… Eh bien, c’est à peu près tout. C’est sans doute pour cela qu’il s’est souvenu de moi. »
En bref, le prince Wein avait amené un soldat qu’il connaissait à peine dans ce manoir forestier, malgré les inconvénients potentiels. À ce stade, Ninym soupçonnait Wein d’être plus qu’un simple excentrique. Il cherchait quelque chose, mais elle n’avait pas la moindre idée de ce que c’était.
« Eh bien, je ne peux même pas commencer à deviner les intentions de Son Altesse », dit humblement Raklum. « Quoi qu’il en soit, je resterai toujours loyal et diligent dans mes fonctions. Ninym, tu es aussi une citoyenne de Natra. N’oublie jamais ton allégeance au prince Wein. »
« O-okay ! », répondit-elle avec enthousiasme.
Raklum acquiesça et poursuivit : « Pardonne-moi de changer de sujet, mais… un rapport est arrivé concernant ton village. »
Les épaules de Ninym s’étaient crispées, tremblant légèrement. S’enfuir n’avait pas suffi. Sa vie était revenue la hanter.
« Il semblerait que tout le monde t’ait cherchée. Ils ont été soulagés d’apprendre que tu es en sécurité, mais tu dois réfléchir aux ennuis que tu as causés. »
« Je le sais… »
Ninym, soudainement fatiguée, baissa la tête. Elle réalisait à quel point son emportement impulsif continuait à affecter les gens.
« Nous avons fait savoir que tu es sous la protection d’un noble. Ta famille insiste pour envoyer quelqu’un te chercher immédiatement, mais… »
« U-um… »
« Je le sais. Tu souhaites rester ici. Malheureusement, il sera assez difficile de les persuader », déclara Raklum avec une note d’inquiétude. « Il va sans dire que tu ne peux pas révéler que Son Altesse est pratiquement seule dans cette forêt, et que nous ne pouvons inviter personne ici. Cependant, l’autre partie ne fera pas marche arrière tant qu’elle n’aura pas confirmé de visu ta sécurité. Rien n’est fixé, mais notre plan est de rencontrer leur représentant dans un village voisin. »
« Je vois… »
« En tout cas, je ne les laisserai pas t’emmener de force. Cependant, tu dois être celle qui les fera changer d’avis. Prépare-toi. »
Ninym fit un petit signe de tête. Si l’on considère que cette situation était le fruit de son imprudence, Raklum se montrait terriblement généreux. C’était une chance que Ninym soit tombée sur ce manoir dans les bois.
« … Eh bien, j’ai assez parlé. Je m’excuse de t’avoir interrompu dans ton travail », dit Raklum.
Ninym secoua rapidement la tête. « Non, pas du tout. Je vous remercie pour tout. »
« Tu devrais remercier Son Altesse », répondit le garde en souriant. « Je sors un peu. Veille sur le prince Wein jusqu’à mon retour, s’il te plaît. »
« Vous pouvez compter sur moi ! »
Raklum fit un signe d’adieu et il partit.
Changer d’avis…
Elle devait s’entretenir avec un représentant des Flahms. De qui s’agirait-il ? Quelqu’un qui connaît sa situation ? Quelqu’un d’inconnu ? Quoi qu’il en soit, l’avenir de Ninym dépendait d’elle.
Se dérober n’était pas une solution. Ninym devait revenir un jour ou l’autre. Pourtant, elle voulait juste un peu plus de temps pour mettre de l’ordre dans ses sentiments.
Elle ne pouvait pas ménager ses efforts pour mettre fin à cette situation. Après tout, Son Altesse lui avait gentiment accordé un refuge.
Mais on ne sait pas pourquoi il l’a fait…
Wein s’était intentionnellement installé au fin fond de la forêt avec un seul serviteur, apparemment pour être seul, et pourtant il avait accueilli un étranger inattendu. Ses actions étaient contradictoires, mais elles avaient une sorte de sens pour lui. Ninym avait des questions. Cependant, il n’y avait personne pour y répondre.
« Très bien, je vais nettoyer cet endroit de fond en comble ! »
Ninym se replongea dans son travail et alluma un feu en elle.
+++
Puis elle se réveilla.
Un autre rêve du passé.
Ninym se leva lentement du lit et étira ses membres. Ils avaient grandi depuis l’époque de son rêve. Dix ans s’étaient écoulés, il n’était donc pas étonnant qu’elle ne rêve plus beaucoup de cette époque, mais aujourd’hui, l’un d’entre eux avait jailli des profondeurs de ses souvenirs.
La raison en est évidente.
Tout en s’habillant, Ninym se souvient de l’assemblée des Flahms d’hier. Les partisans de l’indépendance avaient fait appel à Ninym et au sang du Fondateur qu’elle porte en elle. Pour les révolutionnaires Flahms potentiels, elle était un symbole idéal. Qu’elle soit ou non une véritable descendante n’avait aucune importance. Suffisamment de gens y croyaient, ou souhaitaient y croire, pour que cela devienne la vérité.
Cette situation a sérieusement dégénéré.
Seuls quelques rares membres de la famille Ralei savaient que Ninym était une descendante du fondateur. Même les membres de la famille royale de Natra n’étaient pas au courant de ce secret bien gardé. Comment une information aussi confidentielle a-t-elle pu se répandre parmi les Flahms ? Elle doutait que ceux qui gardaient ces informations les aient révélées pour attiser les flammes de la révolution. Quoi qu’il en soit, maintenant que tous les Flahms savaient qu’un descendant direct du fondateur était en vie, Ninym devenait leur symbole malgré elle. Avec tous les regards braqués sur elle, il n’était plus possible de préserver secrètement l’héritage ininterrompu du fondateur. Pour ceux qui veillaient sur Ninym, c’était un scénario cauchemardesque.
Qui, parmi les quelques personnes au courant, avait révélé le secret ? Ninym devrait creuser plus profondément pour obtenir des réponses et demander autour d’elle.
« … Je devrais y aller. »
Ninym finit de s’habiller et quitte sa chambre. De l’autre côté de la porte se trouvaient ses quartiers personnels, qui faisaient également office de bureau. En tant qu’assistante de Wein, elle avait ses propres chambres au palais, comme les hauts fonctionnaires. Cependant, elle ne faisait pas grand-chose d’autre que dormir dans sa chambre, en raison des journées mouvementées qu’elle passait avec Wein ou des allers-retours au palais pour un ministère ou un autre.
Ninym passa comme d’habitude, entra dans le couloir et partit à la rencontre non pas de Wein, mais d’un autre.
« Maître Levan, c’est Ninym. »
« Ah, entre. »
Elle entra et trouva Levan dans son fauteuil. Il s’agissait de ses quartiers privés, car en tant que chef des Flahms et assistant du roi, il avait lui aussi bénéficié d’un espace dans le palais.
« Je m’excuse de t’avoir demandé de venir si tôt. »
« Ce n’est pas un problème. Je n’ai pas encore commencé à travailler, alors le moment est bien choisi », répondit Ninym. « Venons-en directement au sujet qui nous occupe. Qu’est-ce qui s’est passé hier ? »
« C’est vrai… » Levan gémit de consternation. « Tu dois savoir que l’appel à l’indépendance n’a cessé de s’amplifier parmi les Flahms de Natra. »
C’est l’une des conséquences du développement rapide de Natra. Une nation a besoin d’une administration plus importante lorsqu’elle gagne de nouveaux territoires, mais Natra a toujours été une minuscule colonie nordique. Les plaisirs du progrès et l’afflux d’immigrants n’allaient pas suffire à compenser son manque de ressources.
Les Flahms de Natra avaient comblé cette lacune. Grâce à leur système d’éducation collective et à leur programme civil officiel, les Flahms pouvaient être envoyés partout où l’on manquait de personnel. Cependant, la situation de Natra était si grave que même le soutien supplémentaire avait été rapidement épuisé. Les Flahms avaient toujours veillé à ne pas dépasser leurs limites et à ne pas modifier l’équilibre des pouvoirs, de peur d’attirer l’attention. Cependant, ils avaient rompu cette tradition en décidant de devenir la ressource privilégiée de Wein pendant qu’il dirigeait le royaume. Les efforts des Flahms avaient indéniablement porté leurs fruits, comme en témoignent l’élargissement de leurs intérêts et la place qu’ils occupent dans la société de Natra.
Ninym avait conseillé la prudence, mais n’avait pas cherché à critiquer l’enthousiasme de son peuple. Après tout, elle comprenait que la position et l’influence des Flahms à Natra reposaient sur leur réputation sans faille.
Le vrai problème était venu plus tard.
« Je n’aurais jamais pensé qu’un seul succès les rendrait si arrogants… »
***
Partie 3
Tout aurait été parfait si les Flahms s’étaient contentés de grandir aux côtés de Natra, mais la retenue était une exigence difficile à satisfaire après un tel coup de chance. Tout le monde espérait profiter de cette occasion pour tester jusqu’où leur rêve pouvait s’élever.
Le rêve de la libération des Flahms.
« L’indépendance n’est rien d’autre qu’une chimère, bien sûr », déclara Levan. « Même les plus bruyants savent au fond d’eux-mêmes que ce n’est pas faisable. Ils ne font que se défouler, pour ainsi dire. Nous avons été raisonnablement tolérants afin d’éviter les explosions de violence, mais — ! »
« La révélation de mon héritage a suscité un nouvel enthousiasme », termina Ninym. Comme un cadeau du ciel, Ninym était soudain apparue pour répondre aux prières des Flahms. Cependant, elle se sentait plutôt comme une bûche sur le feu et laissa échapper un profond soupir. « Sais-tu qui m’a démasquée ? »
Levan secoua la tête. « Nous étudions la question, mais nous n’avons encore rien trouvé. Ils ont commis l’acte et se sont volatilisés sans laisser de traces. »
« Comme c’est ennuyeux ! » Ninym fit claquer sa langue en signe d’irritation. Sans coupable, elle n’avait nulle part où exprimer sa rage. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas de soupçons. « Maître Levan, il s’agit très probablement — ! »
« Je le sais. Il est peu probable qu’un Flahm quelconque l’ait découvert par hasard et ait décidé de partager la nouvelle », répondit-il, l’expression solennelle. « Le coupable a agi dans un but bien précis. »
Une attaque, pensa Ninym.
Quelqu’un avait dû orchestrer cela pour perturber la position des Flahms à Natra. Cela ne s’arrêterait pas là. Ils chercheraient à exhorter les révolutionnaires encore plus loin.
« Je soupçonne fortement qu’il s’agit de quelqu’un qui a contacté nos jeunes et leur a offert son soutien », déclara Levan.
« Le “bailleur de fonds” de tout à l’heure… »
Ce mystérieux bienfaiteur avait été évoqué lors de la réunion précédente. Même les plus grands militants qui voyaient en Ninym un symbole d’indépendance avaient affirmé qu’elle ne suffirait pas à elle seule. Un simple symbole ne peut pas remplacer les éléments essentiels comme la nourriture, les vêtements et le logement. Sans cela, l’échec était imminent. Pourtant, les jeunes Flahms s’étaient ralliés à Ninym et à l’héritage qu’elle représentait. Ils avaient du soutien.
« Qui cela peut-il être ? » demanda-t-elle.
« Je n’en suis pas sûr. Je ne les ai pas encore rencontrés », répondit Levan.
« Aucun de nous ne connaît cette personne bien que tu sois notre chef et moi ton successeur. Pourtant, ils se sont liés d’amitié avec les jeunes Flahms radicaux et ont gagné sa confiance. Peut-être sont-ils encore en train de préparer le terrain ? »
« On dirait que ces problèmes ne se sont pas encore propagés au-delà des Flahms. »
« Vu la hâte dont ils ont fait preuve pour avancer leur plan, il semblerait qu’ils ne se soucient pas de la furtivité. » Ninym expira bruyamment. Malgré tout, il s’avérerait difficile de retrouver le cerveau à temps. Une attitude aussi apathique à l’égard de leur implication pouvait laisser penser qu’ils avaient un tour dans leur sac.
« Nous devons encore régler les détails, mais je prévois de rencontrer ce bienfaiteur assez rapidement. J’aimerais que tu te joignes à moi, Ninym », dit Levan.
Ninym accepta la demande. En tant qu’individu et future chef des Flahms, elle ne pouvait pas refuser.
« Dire que l’idée d’indépendance se réveillerait ainsi pendant mon mandat. » Levan soupira lourdement et Ninym sentit son épuisement. Il avait dû se donner beaucoup de mal pour apaiser leurs frères zélés pendant qu’elle était partie dans l’Empire. Elle avait cependant décelé quelque chose d’autre. Levan pensait que la révolution était une notion imprudente, mais il ne la méprisait pas entièrement.
« Maître Levan, je l’ai déjà dit, mais je suis contre l’idée d’une révolution de Flahms », déclara Ninym, exprimant son malaise. « Nous n’avons pas d’armée, pas de justification et pas de terre. Comment parviendrons-nous à l’indépendance ? S’unir sous mon nom ne changera rien. »
« Avec les droits et les intérêts que nous avons obtenus, il semblerait que nos jeunes pensent que les Flahms peuvent acquérir des terres et une autonomie de Natra. »
« C’est ridicule. C’est un plan sans espoir », argumenta Ninym. « Nous aurons beau lutter, nous serons toujours les “autres”. Nos cheveux blancs et nos yeux rouges nous séparent à jamais des autres. Si nous nous installons dans une région et que nous restons entre nous, nous serons rapidement étiquetés comme une minorité bizarre. »
L’histoire avait depuis longtemps prouvé que les gens se défoulent souvent sur des groupes plus restreints. Pour éviter de devenir de telles victimes, les Flahms de Natra devaient vivre chaque jour comme des voisins modèles.
« Je n’ai jamais cru une seule fois l’humanité bénie d’une bonté infinie. Les minorités comme nous doivent se battre pour se faufiler dans les marges. Nous avons besoin que les autres nous comprennent, alors notre meilleur espoir est de promouvoir la sensibilisation et de faire bonne impression. »
« Je n’en attendais pas moins d’un assistant. » Le ton de Levan n’était pas sarcastique. Il parlait avec son cœur et semblait admirer la croissance de Ninym. « Je crois aussi que cette volonté d’indépendance est imprudente. Pour le bien de Natra et des Flahms, nous devons rester des citoyens modèles. Cependant… » Une ombre traversa le visage de Levan, mais il reprit la parole avant que Ninym ne puisse réagir. « La question la plus importante est de savoir comment nous pouvons stopper ce mouvement de façon réaliste. Ta position est devenue très précaire. »
« … Oui, la situation ne peut plus être ignorée. Nous devons pacifier les Flahms par tous les moyens nécessaires. »
Mais comment ? Ninym avait le sentiment que ses paroles tomberaient dans l’oreille d’un sourd, et que toute tentative énergique de faire taire les révolutionnaires ne ferait qu’attiser les flammes.
L’aide pragmatique qui était en elle trouva la réponse immédiatement.
La méthode la plus rapide… serait ma mort.
Les révolutionnaires fondaient de grands espoirs sur Ninym, leur symbole. Sa disparition les plongerait sûrement dans le désespoir et briserait leur élan pour des décennies. Malheureusement, Ninym ne souhaitait pas mourir, il fallait donc abandonner cette idée.
« Ninym, j’ai l’intention de rassembler d’autres antirévolutionnaires. Nos protestations seront noyées si nous ne nous unissons pas », expliqua Levan.
« Dans ce cas, moi aussi — ! »
« Non, ne bouge pas. Tu as déjà exprimé ta désapprobation, et la faction indépendantiste pourrait agir de façon imprudente si tu insistes davantage. Ton meilleur pari est de maintenir le dialogue ouvert et de convaincre tout le monde qu’il y a encore de la place pour la persuasion. »
Ninym accepta à contrecœur.
Une ruée de Flahms assoiffés de liberté. Fractures. La discorde interne. Elle ne voulait rien de tout cela.
« J’aimerais que cette affaire reste entre nous, alors s’il te plaît, n’en parle à personne, Ninym. Même au prince Wein. »
« C’est —, » commença Ninym, mais Levan la coupa à nouveau.
« Cette affaire est extrêmement dangereuse. Elle pourrait même être considérée comme une trahison à l’égard de Natra. L’influence grandissante des Flahms a déjà attiré l’attention de la nation. Pour éviter toute interférence potentielle, nous devons cacher toute faiblesse. »
Les paroles de Levan étaient éloquentes, mais fermes. « Ninym, je comprends que tu sois fidèle au prince Wein. Pourtant, en même temps, tu souhaites que ton peuple soit heureux. Une fois que tout cela sera terminé, je révélerai tout à Son Altesse, j’en prendrai la responsabilité et je me retirerai de mon poste de chef. D’ici là, garde cette affaire pour toi. »
« … »
Le regard de Ninym erra vers le plafond avant de fermer les yeux et de froncer les sourcils pendant un petit moment. Elle essaya de concilier sa frustration avec la situation difficile dans laquelle elle se trouvait. N’y parvenant pas, elle laissa échapper un lourd soupir.
« Je ne suis pas la seule source d’information de son altesse. S’il pose des questions à ce sujet, je donnerai une réponse honnête. En attendant, je ne dirai rien. »
« Cela suffit. Je te remercie. »
Levan inclina la tête, et Ninym soupira à nouveau silencieusement.
+++
Ninym quitta la chambre de Levan et se précipita vers Wein pour accomplir ses tâches habituelles. Les récents bouleversements survenus chez les Flahms étaient graves, mais aucun souci ne la dispensait de travailler. Ninym s’était promis de continuer comme si de rien n’était.
Mais cela ne dura pas longtemps.
« Qu’est-ce qu’il y a, Ninym ? Pourquoi un tel visage ? »
Ninym pinça les lèvres à la question soudaine de Wein. « … Il y a des dissensions entre les Flahms. » Ce n’était pas un mensonge. Puisqu’elle était l’assistante de Wein, il était impensable de le tromper. D’ailleurs, il aurait vu clair dans son jeu. « Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Maître Levan et moi allons nous en occuper. »
Ninym dissimula ses sentiments amers derrière un sourire. Cela sembla fonctionner, et la réaction de Wein fut légère.
« Un désaccord, hein ? Eh bien, les progrès rapides de Natra ont multiplié les rapports de troubles dans tout le pays. »
« Exactement. C’est dommage que notre prospérité n’ait pas apporté le bonheur à tout le monde. »
Pourtant, un peu d’argent supplémentaire dans les poches des gens avait sans doute résolu un ou deux problèmes.
Le pire pouvait être évité tant que la bonne fortune de Natra persistait. Quelques escarmouches pourraient même conduire à une harmonie future. Mais comment une véritable période d’adversité affecterait-elle le royaume ? Cela sonnerait-il le glas de la manne de la nation ?
« En parlant d’arguments, Falanya et moi avons eu une conversation intéressante hier. »
« Hein ? Oh, en y réfléchissant bien… »
Ninym avait été préoccupée par la réunion précédente, mais l’entretien de Wein avec sa sœur était aussi un sujet de préoccupation. Cela ne devait pas être trop grave si l’on en croit l’indifférence de Wein.
« Falanya m’a déclaré la guerre. »
« … Quoi ? » Ninym étouffa presque le mot.
Et qui pourrait lui en vouloir ?
+++
« Arghhhhh. »
Tandis que Ninym était abasourdie, Falanya se tordait sur son lit.
« Je n’arrive pas à croire que je l’ai dit… J’ai vraiment dit ça à Wein… »
Falanya gémissait en subissant en boucle les affres de la conversation d’hier.
« Tu peux t’en remettre, s’il te plaît ? », demanda Nanaki d’un air fatigué depuis sa place adossée au mur.
Falanya portait son cœur sur sa manche, ce qui signifiait qu’elle avait du mal à se sortir d’un marasme. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour se préparer à la discussion avec son frère, et pourtant elle en était maintenant angoissée. Mais elle ne pouvait pas continuer ainsi indéfiniment. Falanya ne faisait que se faire du mal.
« Est-ce que tu regrettes la journée d’hier ? », demanda Nanaki.
Falanya resta immobile. « Je ne le regrette pas », répondit-elle, sa réponse étouffée par l’oreiller dans lequel elle enfonçait son visage. « C’était essentiel pour moi, Wein et Natra. »
Le souvenir de la réponse de Wein lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il pensait de Natra et de ses habitants restait frais dans son esprit.
***
Partie 4
« As-tu parlé à Zenovia ? » demanda-t-il avec légèreté malgré le ton sérieux de Falanya. « Les politiciens pensent tous différemment des citoyens. Certains les considèrent comme du bétail ou des possessions. Pour d’autres, ils sont comme d’adorables animaux de compagnie. Quoi qu’il en soit, la plupart considèrent le public comme inférieur. L’autorité, l’influence et la lignée d’un politicien le placent au-dessus des gens ordinaires, après tout. Mais je suis différent », expliqua Wein. « Je nous considère comme des complices, Falanya. »
« Des complices ? » Ce mot inattendu l’avait décontenancée.
« Oui. Les gens ne sont pas du bétail, des possessions ou des animaux de compagnie. Sans eux, nous sommes impuissants, notre autorité se révèle être de la poudre aux yeux, et toute noble lignée devient une imposture. Il n’y a pas de hiérarchie entre les politiciens et les autres. Nos rôles sont peut-être différents, mais nous nous tenons côte à côte. »
« … »
« Cela signifie-t-il que les deux camps peuvent s’entendre comme des amis ou des âmes sœurs ? La réponse est un “non” retentissant. Bien que nous soyons côte à côte, le fossé qui nous sépare est grand. Les politiciens ne peuvent pas prêter attention à chaque individu, et les problèmes des politiciens sont trop importants pour que les masses puissent les comprendre. L’un ne peut pas comprendre l’autre. Ils ne sont ni maître et serviteur, ni amis. Cependant, il faut que quelque chose les relie. »
« La solution, c’est le bénéfice mutuel, où chaque partie peut faire pencher la balance. Nous saisissons toutes les occasions de faire des bénéfices, puis nous abandonnons le navire si les choses ne tournent pas rond. C’est ce qui fait de nous des complices. Cette relation à la fois intime et ténue entre les législateurs et le public est idéale, et je pense que les deux ont le devoir de l’entretenir. »
Falanya n’avait perçu aucun mensonge dans le discours de son frère. Elle n’avait d’autre choix que d’accepter que Wein avait parlé avec son cœur.
« Tu autoriserais donc les citoyens à se battre entre eux jusqu’à ce que les plus faibles soient éliminés ? »
« C’est exact. La concurrence rend un groupe plus fort, plus intelligent et plus riche, et en plus, elle maintient les politiciens dans le droit chemin. Ce type de surveillance sévère est meilleur pour tout le monde. »
Ces intentions étaient-elles nobles d’esprit ou purement arrogantes ? La plupart des dirigeants s’opposaient à l’idée de citoyens forts et intelligents qui pourraient menacer leur pouvoir et leur autorité. Cela signifie que les responsables devaient garder une longueur d’avance, ce qui s’avérait être un défi considérable.
Au fond, tous les hommes politiques recherchent une population faible, docile et efficace. Cependant, Wein insistait sur le fait qu’il ne se souciait pas de savoir si les gens devenaient forts et instruits, puisque cela conduirait à une plus grande prospérité. N’importe qui l’aurait pris pour une âme honnête et sans égo. Et s’il est vrai que Wein ne s’accrochait pas à son rang social, il se targuait également d’une confiance absolue. Un million de citoyens pourraient se dresser contre lui, il ne les verrait pas comme une menace.
« Ça te ressemble bien, Wein… »
Enfin, Falanya avait compris. Il y a quelques années, elle aurait été submergée par son frère et incapable de comprendre ses paroles. Mais elle n’était plus la même. Ses études et ses expériences lui avaient permis de démêler son argumentation.
Ainsi…
« Penses-tu que j’ai tort, Falanya ? » demanda Wein.
« Oui, c’est vrai. »
… La réponse de Falanya avait été rapide et vraie.
« Oh… ? » répondit Wein, les yeux écarquillés. La surprise, la curiosité et le plaisir dansaient dans son regard. « Intéressant. Comment cela ? » demanda-t-il comme pour la tester. « Tu ne dis pas ça parce que tu as pitié des gens, n’est-ce pas ? »
« Bien sûr que non. »
Auparavant, Wein aurait eu raison. Falanya aurait eu pitié de ceux qui ne pouvaient pas suivre les progrès rapides de Natra. Mais il est indéniable que les méthodes de son frère avaient permis à la majorité d’entre eux de s’élever.
Falanya avait cherché à tâtons un moyen de réfuter les politiques de Wein, peut-être même de lui prouver qu’il avait tort. Elle avait réfléchi, cherché et enquêté, puis était enfin parvenue à une conclusion.
« Il est vrai que tes méthodes ont donné du pouvoir à notre peuple. Beaucoup s’épanouiront sûrement, mais seulement pour l’instant. »
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Je parle de notre époque actuelle. Au fur et à mesure que Natra prospère, les gens s’habituent à la nouvelle normalité et demandent une plus grande force. Nous savons tous les deux que les systèmes d’une époque, d’une culture ou d’une société sont en constante évolution et souvent drastiques. Les forces nécessaires en temps de guerre diffèrent de celles nécessaires en temps de paix. Cette force pourrait ne pas suffire à l’avenir. »
Falanya s’était forcée à rester résolue. « Wein, tes politiques sont axées sur la survie du plus fort et la spécialisation. Elles ont bien servi Natra jusqu’à présent, mais il y a une dangereuse chance que nous ne parvenions pas à nous adapter à la prochaine ère et que nous nous séparions. »
L’adaptation est la première étape de la réussite d’un organisme, et un conformisme excessif émousse cette capacité. Un papillon qui ne boit que le nectar gras et nutritif d’une seule fleur périrait si cette fleur ne poussait pas après un changement d’environnement.
« Tu soutiens ceux qui se sont adaptés, et je n’ai rien à redire à cela. Je suis même d’accord pour dire que c’est nécessaire. Cependant, tous les autres ont encore de la valeur. Lorsque le changement arrivera inévitablement, ils brilleront et soutiendront la nation. » Falanya fit une pause pour se ressaisir. « Bien sûr, la réalité n’est pas si simple. Garder des citoyens qui seraient autrement poussés dehors augmentera le fardeau de la société, et les plus forts protesteront. Nous devrons les garder sous contrôle, mais c’est à cela que servent les richesses et les politiciens. »
Au fur et à mesure que la fortune de Natra s’accroît, elle acquiert la capacité d’aider les plus démunis. Les citoyens équilibrés mépriseraient sans aucun doute ces efforts et tous ceux qui en bénéficieraient. Ce n’était qu’une question de temps avant que les personnes ayant des positions, des capacités et des réalisations supérieures ne créent leur propre hiérarchie sociétale au sein de la population non dirigeante.
« Les seuls à pouvoir servir de lien entre les nantis et les démunis sont les dirigeants qui supervisent des millions de personnes et tracent la voie pour le siècle à venir », déclara Falanya avec assurance. « Il ne s’agit pas de compassion. C’est un effort nécessaire pour garantir l’avenir de notre nation. Regarder en silence cette promesse disparaître n’est rien d’autre que de la négligence ! »
Les épaules de Falanya s’étaient soulevées lorsqu’elle termina, et Wein avait applaudi légèrement en signe d’admiration pour sa sœur.
« Wôw, Falanya. Je ne m’attendais pas à une réponse aussi détaillée. »
Il avait souri, mais Falanya l’avait regardé d’un air sévère. En temps normal, elle aurait levé les deux mains pour se réjouir de ses louanges, mais elle se demandait quelle sincérité se cachait derrière ce sourire.
« Allez, ne fais pas cette tête. C’est un compliment honnête. Tu as vraiment beaucoup appris », déclara Wein. « Ce qui veut dire que tu sais, n’est-ce pas ? Tu sais pourquoi je ne peux pas accepter ta philosophie. »
« … »
Bien sûr qu’elle le savait. Wein pouvait reconnaître sa proposition mais jamais l’accepter. Falanya parlait du destin de Natra et de son peuple, alors que Wein ne parlait que de ce dernier.
La raison en était évidente : Wein n’était absolument pas attaché à Natra elle-même.
« Comme tu l’as dit, Falanya, un cadre coopératif est essentiel si nous voulons utiliser les richesses acquises par nos citoyens les plus flexibles pour soutenir le reste. Un seul village, une seule ville, une seule nation et un seul peuple. C’est le seul moyen pour que les citoyens acceptent de partager les richesses. Mais pourquoi planifier si longtemps ? » affirma Wein. « Bien sûr, notre force pourrait nous faire défaut un jour. Mais si Natra est détruite avant que nous puissions trouver une nouvelle puissance, cela ne veut-il pas simplement dire que c’était notre heure ? »
« … »
Elle avait compris ce que Wein voulait dire. Son frère était un défenseur de l’individualisme total, où chacun contribuait à la société comme il l’entendait.
C’était une position appropriée pour quelqu’un comme son frère qui, malgré sa noble lignée, se moquait de l’idée d’un pouvoir hérité et insistait sur le fait que n’importe qui pouvait être roi. Pour Wein, Natra n’était pas une terre de huit cent mille citoyens, mais de huit cent mille individus. Un royaume n’était qu’un simple récipient jetable.
« Un corps unifié n’est pas seulement destiné à aider les malheureux », rétorqua Falanya, déjà consciente des sentiments de son frère à ce sujet. « Se tenir aux côtés de ses camarades sous le même drapeau renforce le cœur, contribue aux progrès de la société et sert de pilier dans les moments difficiles. Lorsque les gens s’unissent, l’impossible devient possible. Même si quelqu’un faiblit un instant, les autres le protégeront jusqu’à ce qu’il soit remis sur pied. Un royaume est un lien précieux entre plusieurs personnes et la clé de notre avenir. Je ne peux pas permettre une telle moquerie, même de ta part ! »
« Dans ce cas, » commença Wein, « Permets-moi de dire encore une chose, Falanya. »
« Ngh… »
« Lorsque deux parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la personne qui doit occuper un siège, une certaine déclaration est inévitable. »
Falanya avait espéré éviter cela, mais le sort en était déjà jeté. Ni elle ni Wein ne se laisseraient influencer. Il avait raison. La suite était inévitable.
« J’aime Natra et ses habitants. Je veux qu’ils mènent une vie pleine et heureuse dans notre royaume pendant de nombreuses années. Cependant, cela n’arrivera jamais sous ton règne, Wein. Quelqu’un comme toi, qui considères tout le monde comme un complice, deviendra un jour un ennemi du royaume. C’est pourquoi je… »
Elle prit une inspiration.
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« Je te surpasserai et je régnerai sur Natra. »
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Wein afficha un sourire triomphant.
++
« Merveilleux. Tu as tout mon soutien, Falanya. »
+++
« Et voilà l’histoire. »
Lorsque Wein termina, il hocha la tête en signe de satisfaction. « Ah, ils grandissent si vite. La petite Falanya que je connais maintenant n’existe plus que dans mes souvenirs. Comme c’est doux-amer. »
L’annonce de cette nouvelle avait laissé Ninym pantoise.
« Je — je ne peux pas croire que la princesse Falanya puisse faire une telle chose…, » C’était le dernier problème dont ils avaient besoin. En tant que proche collaboratrice de Wein et citoyenne de Natra, Ninym savait qu’un conflit d’héritage désordonné comme celui de l’Empire serait le pire des cauchemars. « Nous devons exhorter la princesse Falanya à changer d’avis immédiatement ! »
« Je doute qu’elle t’écoute. Falanya n’accepterait jamais un moitié-moitié pour le trône. »
« Ça… c’est vrai ! Mais quand même ! » Inutile de préciser que cette funeste tournure des événements avait brisé le calme habituel de Ninym. « Comment peux-tu être aussi calme, Wein !? »
Il avait agi comme s’il n’était pas concerné par la situation, alors qu’elle avait tout à voir avec lui. Wein ne semblait pas plus gêné que s’il avait été embrassé par une brise légère. Ninym n’avait pas l’intention de lui crier dessus, mais…
« Parce que je vais gagner. »
« … ! »
Ninym avait sursauté lorsqu’il avait répondu avec une assurance franche et parfaite.
« Calme-toi une seconde et réfléchis bien, Ninym. Crois-tu honnêtement que je pourrais perdre ? »
« Eh bien… »
C’était inconcevable. Wein et Falanya avaient des politiques différentes, mais Wein était manifestement un dirigeant efficace. Il veillait aux besoins de son peuple, traitait bien ses fonctionnaires civils et militaires et se targuait même d’une liste de réalisations à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Il était l’antithèse de l’inaptitude.
Bien sûr, Wein croyait que n’importe qui pouvait diriger. C’était juste son étrange façon d’éviter une foule en colère, mais pour ceux qui ne connaissaient pas ses motivations cachées, Wein était le prince idéal. Un petit pourcentage de personnes soutenait Falanya parce qu’elles n’étaient pas d’accord avec la politique de Wein ou parce qu’elles le considéraient comme dangereux. Cependant, leur nombre ne constitue pas une menace pour son règne.
« C’est impossible, non ? Je doute qu’elle parvienne même à rassembler une armée, et une attaque maladroite signifiera la fin de son soulèvement. Pour l’instant, je me content de me tenir tranquillement prêt en observant la progression de Falanya. »
« … »
Après mûre réflexion, Ninym s’était rendu compte que Wein avait raison. Elle avait un peu exagéré. Malgré la déclaration audacieuse de Falanya, sa base de soutien était faible. De plus, la princesse était pacifiste de nature et voulait sûrement éviter une lutte de pouvoir vicieuse. Comme Wein était son adversaire, il lui suffisait de calmer sa petite sœur rebelle.
Malgré l’assurance de Wein, le cœur de Ninym resta mal à l’aise.
Wein…
Falanya ne pouvait pas gagner. C’était une certitude. Alors pourquoi Ninym restait-elle si anxieuse ?
La réponse était son maître assis devant elle.
Est-ce que ça va vraiment aller ?
S’agit-il d’une astuce de son esprit nerveux ou d’une intuition née d’années d’expérience ?
Ninym avait senti une arrière-pensée derrière les affirmations de Wein. Elle espérait que c’était son imagination, mais elle savait qu’il lui cachait peut-être quelque chose.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Ninym ? »
« Ce n’est rien. »
Ninym secoua la tête et fixa l’homme qu’elle connaissait depuis l’enfance. À cet instant, il dégageait la même aura bizarre que lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois dans le manoir de la forêt.
***
Chapitre 4 : Passé, présent et…
Partie 1
Les journées de Ninym dans le manoir de la forêt se poursuivirent. Bien que toujours impénétrable, le prince Wein n’était jamais irrationnel, et elle s’était habituée à son attitude distante. Elle tâtonnait encore au travail, mais Raklum lui offrait un soutien constant. En bref, sa nouvelle vie était plutôt agréable.
Pourtant, Ninym ne pouvait pas nier l’obscurité qui régnait dans son cœur. Son confort récent n’avait servi qu’à approfondir les ombres désagréables.
« Les deux parties sont parvenues à un accord. Demain, quelqu’un de votre village confirmera votre état de santé. »
L’annonce de Raklum solidifia ses fantômes.
« J’ai loué une chambre dans une ville voisine qui sera notre lieu de rencontre. Je vous accompagnerai, mais je crois que c’est à vous de les persuader si vous souhaitez rester ici. »
La jeune Ninym avait trouvé par hasard un travail et un abri après s’être enfuie sans rien dire à personne. Le royaume de Natra, situé le plus au nord, était une terre lugubre où les voleurs et les kidnappeurs n’avaient pas leur place, mais cela ne voulait pas dire que tous ses habitants avaient des intentions pures.
Ninym avait eu de la chance d’avoir évité les ennuis jusqu’à présent. Wein et Raklum ne s’opposeraient pas à ce qu’elle souhaite être raccompagnée chez elle avec les Flahms. Seul l’égoïsme de Ninym la retenait ici. Ces journées tranquilles l’avaient forcée à regarder la dure vérité en face.
Qu’est-ce que je veux ?
Elle s’était constamment posé cette question pendant qu’elle était au manoir, mais n’avait toujours pas de réponse. Et maintenant, le temps s’écoulait.
« Je comprends votre hésitation », dit Raklum. « Cependant, ils ne feront que s’inquiéter davantage si rien n’est fait. Quel que soit le résultat final, prouvez au moins que vous êtes en vie et en bonne santé. »
Ninym hocha la tête.
« De plus, Son Altesse se joindra à nous », ajouta le garde.
« Le prince Wein le fera ? »
« Pardonnez-moi, mais j’hésite à laisser Son Altesse seule pour votre bien. Après avoir examiné la question, le prince a décidé que c’était mieux ainsi. »
Raklum était le seul garde du manoir, il ne pouvait donc protéger qu’un seul des enfants à la fois. Wein était naturellement sa priorité absolue. Il serait présomptueux de la part de Ninym de se considérer au même niveau. Elle était néanmoins reconnaissante de leur compagnie. Cependant, elle pensait qu’il aurait été préférable que Wein soit accompagné d’un plus grand nombre de gardes.
« Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas besoin de vous inquiéter pour Son Altesse ou pour moi. Concentrez-vous sur vous. »
« … Je comprends. »
La suggestion de Raklum souleva de vieilles questions.
Que veut faire Ninym ? Le saura-t-elle demain ?
+++
Le trio partit comme prévu le lendemain. En raison d’un emploi du temps chargé, Ninym n’avait pas quitté le manoir depuis son arrivée. L’immensité de la forêt lui apparut au fur et à mesure qu’ils avançaient sur le chemin, et elle réalisa la chance qu’elle avait eue.
Au bout d’un moment, ils arrivèrent à la lisière de la forêt, où une splendide calèche les attendait.
« Désolé pour l’attente. »
« Pas du tout. »
Raklum parla brièvement avec l’homme qui avait amené les chevaux, puis jeta un coup d’œil derrière lui.
« Votre Altesse, Ninym, veuillez entrer à l’intérieur. »
« Moi ? Êtes-vous sûr que tout va bien ? »
Raklum s’esclaffa. « Avez-vous l’intention d’y aller à pied ? » Il monta sur un cheval qui n’était pas attelé à la calèche.
Wein monta à bord et Ninym s’empressa de faire de même. Le coursier était apparemment aussi leur cocher.
« Bon, on y va », annonça Raklum.
Bientôt, la calèche se mit en route.
« Wow… »
Ninym n’était jamais montée dans un carrosse auparavant et s’était sentie instantanément dépassée. Le balancement de la pièce mobile était une sensation étrangère. Elle avait entendu dire que les promenades en calèche étaient cahoteuses, mais les coussins de haute qualité ou un dispositif inconnu absorbaient la plupart des chocs.
Ninym se pencha en avant pour admirer le paysage qui défilait, mais se souvint rapidement qu’elle n’était pas seule.
« P-pardonnez-moi. Je me suis laissé emporter. »
« C’est très bien », répondit Wein d’un ton vif.
Ninym se rassit en toute humilité. Sa froideur aurait pu être prise pour de la défaveur, mais l’expérience lui avait appris que les paroles de Wein étaient sincères.
« … Hum, Votre Altesse ? »
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« Eh bien, je voulais juste vous remercier pour tout. »
Elle n’avait aucune idée de la raison pour laquelle un prince comme Wein vivait au milieu de nulle part, mais, quelle que soit la raison, il l’avait sauvée de plusieurs façons. Ninym ne pouvait pas commencer à exprimer sa gratitude, et pourtant…
« Tu as demandé, et j’ai accepté. C’est tout. »
Encore une réponse brusque. Elle ne s’attendait pas à moins, mais Ninym soupira discrètement. C’est logique, bien sûr. En tant que bénéficiaire unilatérale de la générosité de Wein, elle n’avait pas vraiment le droit de se plaindre.
Les sentiments de Ninym étaient tout de même mitigés. Une réaction aussi décevante donnait à son cœur reconnaissant l’impression d’être un caillou sur le bord de la route.
Quelle était sa motivation ?
« … Votre Altesse, m’avez-vous aidée par noble obligation ? » demanda-t-elle brusquement.
Si la charité de Wein était née d’un devoir privilégié d’aider les malheureux, elle pouvait comprendre qu’il le fasse librement sans compensation.
Cependant, Wein la prit au dépourvu.
« Noble ? » répéta le garçon dont la lignée était la plus grande de toute la Natra. Il fit comme si elle avait soudain parlé une langue étrangère, puis il esquissa un petit sourire. « Hmm. “Noble”, hein ? Est-ce à ça que ça ressemble ? Je suppose qu’il est raisonnable de le penser. »
« Hum… »
Troublée par son premier aperçu du bref et inexplicable sourire du prince, Ninym se demanda avec anxiété si elle n’avait pas dit quelque chose d’étrange. Cependant, Wein continua à ne pas s’en rendre compte.
« Les gens ont des désirs et des fantasmes. Des choses qu’ils veulent avoir ou être. Je peux accorder les deux. C’est pourquoi. »
« Euhhh… »
La confusion de Ninym s’accentua. Elle réfléchit à ses paroles pendant quelques instants, puis répondit timidement « Alors… vous m’avez aidée parce que je vous l’ai demandé ? »
Wein avait l’air d’être la bienveillance personnifiée, mais elle voyait bien qu’il y avait plus que cela à dire. Au début, Ninym avait pensé qu’il s’agissait peut-être d’une obligation noble, mais elle s’était maintenant sentie à côté de la plaque.
« Fais-en ce que tu veux », répondit Wein, comme s’il lisait dans ses pensées.
Sa réponse déconcertante et dédaigneuse frustra Ninym. Elle soupira à nouveau. Malgré son comportement mature, elle n’était encore qu’une enfant.
« … Et si j’avais d’autres demandes ? Est-ce que vous les exauceriez aussi ? »
La remarque pétulante de Ninym n’avait été faite qu’en passant, mais Wein l’avait considérée sérieusement.
« Qu’est-ce que tu veux ? »
« Hein ? »
« Que… veux-tu… de… ma… part ? »
D’un seul coup, la peur s’empara de Ninym. Le ton de Wein n’était pas différent de la normale, mais cette question était dangereuse. Elle avait compris qu’une mauvaise réponse pouvait irrémédiablement tout gâcher.
« E-Euh… »
Que doit-elle dire ou ne pas dire ? L’esprit de Ninym était en ébullition.
« Pardonnez-moi, votre Altesse », interrompit Raklum. Il s’arrêta à côté de la fenêtre de la calèche. « La ville est en vue, et nous arriverons bientôt… y a-t-il un problème ? »
L’atmosphère particulière n’avait pas échappé à Raklum, qui jeta un regard perplexe. Wein secoua légèrement la tête.
« Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Juste des trucs de gamins un peu bêtes. »
« Je vois. »
Raklum s’éloigna sans chercher à en savoir plus. Le regard de Wein revint sur Ninym, qui se redressa aussitôt. Cependant, le prince avait apparemment perdu tout intérêt, car il ferma les yeux et n’en dit pas plus.
Qu’est-ce que Wein voulait vraiment ? Malgré ses questions persistantes, Ninym avait ressenti une vague de soulagement. Elle ne pouvait pas se permettre de contrarier son bienfaiteur maintenant, pas au bord du précipice de sa plus grande bataille.
Ninym ressassa avec anxiété ses pensées en imaginant ce qui l’attendait.
+++
Inspire. Expire.
Ninym répéta cela deux et trois fois de plus pour se détendre. Cela ne servait pas à grand-chose.
« Détendez-vous. Ils ne vont pas vous manger », assura Raklum à côté d’elle.
Cela ne servait à rien. Reconnaître ce fait ne faisait que la stresser davantage.
« … Est-ce que c’est juste devant ? »
« Oui, je crois qu’ils nous attendent. »
La calèche arriva en ville et s’arrêta devant l’auberge désignée. Une fois Wein en sécurité dans une chambre à part, Raklum et Ninym se dirigèrent vers la réunion. Ils se tenaient maintenant devant la porte.
« … »
Elle prit une autre grande inspiration et expira. Finalement, Ninym rassembla son courage et frappa.
« Pardonnez l’intrusion. »
Ils entrèrent et trouvèrent deux personnes. L’une d’elles était une femme Flahm d’âge mûr, une ancienne qui connaissait la lignée secrète de Ninym.
« Ohhh, Ninym… ! » La femme se rapprocha en clopinant dès qu’elle aperçut la jeune fille. « J’ai entendu dire que tu étais saine et sauve, mais laisse-moi te regarder ! Tu n’es pas blessée, n’est-ce pas ? Est-ce que tu manges suffisamment ? »
« Oui. Comme vous pouvez le constater, je me porte plutôt bien, aînée. Plus important encore… » Ninym reporta son attention sur l’autre personne présente dans la pièce. « Je ne m’attendais pas à ce que vous veniez, Maître Levan. »
« L’un de nos enfants perdus a été retrouvé. En tant que chef, il est normal que je confirme ta bonne santé. »
Levan était le chef des Flahms de Natra. Ninym ne lui avait parlé qu’une poignée de fois, mais ce n’était pas une surprise. En tant qu’assistant du roi Owen de Natra, il avait une responsabilité envers la nation, et ses journées étaient naturellement bien remplies. Aussi compétent soit-il, il ne pouvait pas se permettre de rencontrer régulièrement une enfant comme Ninym.
Il était donc étrange de le trouver ici. Levan insistait sur le contraire, mais en vérité, faire tout ce chemin pour prendre des nouvelles de Ninym n’était pas justifié. Si Ninym avait jeté un coup d’œil à Raklum et vu ses yeux écarquillés, elle aurait compris.
La raison de sa présence était simple — Ninym portait l’héritage du fondateur.
« Mon cœur est allégé de savoir que tu vas bien. C’était la protection divine de notre grand fondateur, sans aucun doute. » La vieille femme parla avec un soupir de soulagement. « Mon pauvre cœur. Lorsque tu as soudainement disparu, nous étions tous carrément malades d’inquiétude. »
Pour les jeunes orphelins comme Ninym, qui avaient été élevés par tout le village, tout le monde était comme une famille. Elle ne l’avait pas oublié, mais entendre à quel point sa disparition avait bouleversé les gens la rendait coupable.
« Tout le monde s’est senti un peu mieux quand nous avons appris que tu étais en sécurité. »
« Je vous ai causé beaucoup d’ennuis. Désolée. »
« Tu pourras t’excuser auprès de tout le village plus tard. Alors, qui est ce garçon ? »
« Ah oui ! C’est le gracieux noble qui m’a recueillie. J’ai travaillé pour lui. »
« … Je suis Raklum. »
Raklum s’inclina, mais resta prudent. Ses yeux se posaient sur la vieille femme, mais sa véritable préoccupation était Levan. Son comportement était compréhensible pour quelqu’un qui ne connaissait pas la lignée de Ninym. Après tout, pourquoi l’un des principaux dirigeants de la nation ferait-il une apparition soudaine juste pour vérifier l’état d’un fugitif ?
Raklum accepterait sûrement la vérité, mais les Flahms ne pouvaient pas simplement abandonner leur plus grand secret.
Au moment où Ninym se demanda ce qu’il fallait faire…
« Soyez tranquille. Je sais qui vous servez. »
Les mots de Levan avaient provoqué une secousse chez le garde.
« Son Altesse est aussi ici, n’est-ce pas ? Je demanderais une audience plus tard. »
Raklum et Ninym avaient interprété cette demande différemment. Pour Raklum, il était logique que quelqu’un du statut de Levan connaisse son maître. Ninym, en revanche, avait compris que Levan avait mentionné Wein pour détourner le sujet de son importance.
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