Le Maître de Ragnarok et la Bénédiction d’Einherjar – Tome 8
Table des matières
- Prologue
- Chapitre 1 : Acte 1 : Partie 1
- Chapitre 1 : Acte 1 : Partie 2
- Chapitre 1 : Acte 1 : Partie 3
- Chapitre 1 : Acte 1 : Partie 4
- Chapitre 2 : Acte 2 : Partie 1
- Chapitre 2 : Acte 2 : Partie 2
- Chapitre 3 : Acte 3 : Partie 1
- Chapitre 3 : Acte 3 : Partie 2
- Chapitre 3 : Acte 3 : Partie 3
- Chapitre 3 : Acte 3 : Partie 4
- Chapitre 3 : Acte 3 : Partie 5
- Chapitre 4 : Acte 4
- Chapitre 5 : Acte 5 : Partie 1
- Chapitre 5 : Acte 5 : Partie 2
- Chapitre 5 : Acte 5 : Partie 3
- Chapitre 6 : Acte 6 : Partie 1
- Chapitre 6 : Acte 6 : Partie 2
- Chapitre 6 : Acte 6 : Partie 3
- Chapitre 7 : Acte 7 : Partie 1
- Chapitre 7 : Acte 7 : Partie 2
- Chapitre 7 : Acte 7 : Partie 3
- Chapitre 7 : Acte 7 : Partie 4
- Chapitre 8 : Acte 8 : Partie 1
- Chapitre 8 : Acte 8 : Partie 2
- Chapitre 8 : Acte 8 : Partie 3
- Chapitre 8 : Acte 8 : Partie 4
- Épilogue 1
- Épilogue 2
- Illustrations
***
Prologue
« Es-tu vraiment sûr de toi ? Ne regretteras-tu pas ce choix ? » La voix de Félicia était prudente, d’une manière qui soulignait le poids de sa question.
La lune brillait dans le ciel au-dessus, sa forme légèrement elliptique ressemblant à une grande orange brillante. C’était le milieu de la nuit, en pleine campagne, il n’y avait donc personne d’autre dans les environs.
Le smartphone de Mitsuki pressé contre son oreille, Yuuto regarda le ciel puis il ferma les yeux. Il méditait sur la question de Félicia, sa signification.
Plusieurs images passèrent devant ses yeux, montant et descendant des profondeurs de sa mémoire.
Yuuto n’avait certainement pas fini par détester le Japon, loin de là. Il avait une profonde affection pour ce pays. Il était réticent à l’idée de le laisser derrière lui. C’était après tout la terre qui l’avait abrité et élevé pendant quatorze ans.
Mais quand même…
Yuuto ouvrit lentement ses yeux. En face de lui se tenait son amie d’enfance, et elle lui fit un signe de tête fort et rassurant.
Si cette fille était prête à être à ses côtés, et si c’était pour protéger sa précieuse famille, il n’avait pas la moindre hésitation sur sa décision.
« C’est exact, » avait-il répondu. « Félicia, convoque-moi à nouveau dans ton monde. Je vais vivre avec vous tous à partir de maintenant. »
À l’autre bout de la ligne téléphonique, Félicia était tellement submergée par le bonheur qu’elle s’effondra en sanglots. « … Oh, mer… merci… tellement… Grand Frère… ohh… »
Auparavant, elle lui avait dit qu’elle respecterait ses souhaits par-dessus tout, et ce n’était sûrement pas un mensonge, mais il n’y avait aucun doute sur le fait qu’elle voulait qu’il revienne dans son monde si c’était possible.
Même à l’époque où Yuuto était encore impuissant et inutile pour les gens qui l’entouraient, elle avait été là pour lui, choisissant même d’échanger le serment du Calice avec lui. Elle était une personne qui avait toujours été fidèle et dévouée à lui.
Yuuto sentit les coins de sa bouche se relever en un doux sourire. « Oui, je suis sincèrement heureux à l’idée de pouvoir te revoir. »
« … Oui ! » *sniff* « Je le suis aussi. J’avais pensé… que je ne pourrais peut-être plus jamais te revoir… »
« Nous serons toujours ensemble à partir de maintenant. »
« Exact ! » répondit Félicia, joyeusement. « Alors je vais commencer à préparer le rituel tout de suite ! »
« Ah, à propos de ça. Euh, je veux aussi amener Mitsuki avec moi. Penses-tu pouvoir le faire ? »
***
Chapitre 1 : Acte 1
Partie 1
La douce lumière du soleil entrant par la fenêtre avait fait que Tetsuhito Suoh avait lentement ouvert les yeux.
Au-dessus de lui se trouvaient les planches de bois du plafond et le luminaire japonais à l’ancienne qui y pendait : une ampoule à l’intérieur d’un cadre en bois recouvert de papier washi fibreux.
Il se redressa et jeta un coup d’œil dans sa chambre. L’espace au sol était couvert de vêtements et de déchets jetés au hasard, si bien qu’on ne pouvait même pas voir le tapis de tatami en dessous.
Du temps où sa femme était encore en vie, les choses étaient différentes, même s’il jetait négligemment ses vêtements sales sur le sol, ils étaient toujours rangés pendant qu’il était au travail.
Et le matin, en sortant de la chambre, son nez avait toujours été accueilli par la délicieuse odeur de la soupe miso fraîche.
Mais maintenant, de telles choses ne seraient plus jamais — .
« Hm ? » Dès que Tetsuhito avait quitté sa chambre, il s’était mis à renifler l’air. C’était faible, mais certain : l’odeur du miso et du riz fraîchement cuits.
Comme s’il était attiré par l’odeur, il se dirigea vers le salon. Sur la table, du riz avec des œufs au plat, du poisson grillé salé et de la soupe miso — tous les éléments d’un petit-déjeuner japonais traditionnel, alignés et en attente.
« Oh, hey. Bonjour, papa. J’étais justement sur le point d’aller t’appeler. » Le jeune homme qui l’avait salué l’avait fait d’un ton légèrement brusque, le visage détourné comme s’il était gêné. Ce visage avait une légère ressemblance avec la défunte épouse de Tetsuhito.
Il s’agissait de Yuuto Suoh, le fils unique de Tetsuhito, qui avait disparu depuis trois ans, sans que l’on sache où il se trouvait.
Comparé à il y a trois ans, il était beaucoup plus grand.
Sa voix était aussi plus profonde.
Ses traits étaient plus adultes, son visage plus proche de celui d’un homme.
Tetsuhito s’était retrouvé plusieurs fois face à face avec son fils depuis son retour, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un sentiment étrange face au décalage entre le Yuuto qu’il voyait maintenant et celui d’il y a trois ans.
Tetsuhito cacha ses sentiments intérieurs troublés derrière son expression habituelle, légèrement grincheuse, et baissa les yeux sur la nourriture. « Bonjour. Qu’est-ce qui a provoqué tout ça ? »
Dès qu’il avait prononcé ces mots, il les avait regrettés.
Il était sûr qu’il y avait une meilleure façon pour lui de dire des choses comme ça. Cette partie de lui était la cause de la haine de son fils, mais ce n’était pas une chose facile à réparer.
Cependant, bien que son fils fronça les sourcils et sembla un peu de mécontentement, il n’interrompit pas la conversation pour autant. Yuuto avait juste émis un petit rire. « Héhé, tu m’as aidé hier. Et, bien. C’est aussi une sorte d’excuse pour m’être trompé sur toi tout ce temps. »
Il avait dit cela avec son visage toujours tourné vers le côté. La façon dont il était embarrassé dans des situations comme celle-ci — peut-être que cette partie de Yuuto ressemblait plus à Tetsuhito.
« Hmph, » dit Tetsuhito. « Eh bien, si tu l’as déjà fait… Je vais le manger. »
« O-okay. »
Ils s’étaient assis sur leurs chaises, tous les deux avec une certaine gêne.
Comme Yuuto l’avait dit, leur conversation d’hier avait, au moins, soulagé la tension et les mauvais sentiments entre eux. Cela dit, ils avaient quand même été totalement séparés depuis presque trois ans. Tetsuhito n’avait pas la moindre idée de ce qu’il fallait dire ou discuter avec son fils.
Il était par nature très mauvais en conversation, et il avait passé sa vie à fabriquer des épées et rien d’autre (ou plutôt, il s’était bêtement autorisé à vivre ainsi). Et donc, il était extrêmement peu habile pour traiter avec les autres personnes.
Ici, mon fils fait l’effort de combler le fossé, et pourtant je suis une telle déception, se dit Tetsuhito avec reproche.
Pendant qu’il réfléchissait, Yuuto prit une gorgée du bol de soupe brun-rouge devant lui, puis il fit un sourire en coin et reprit la parole.
« Désolé. La soupe miso n’est même pas à la bonne température, n’est-ce pas ? Et le goût est trop faible. Je suis très loin d’être aussi bon que maman. »
« Aujourd’hui, c’était la première fois que tu essayais, » lui avait assuré Tetsuhito. « Bien sûr, tu ne vas pas approcher son niveau de compétence aussi facilement. »
« Oui, c’est vrai. Maman était vraiment quelque chose, n’est-ce pas ? »
« … Ouais. » Enfin capable d’être simplement et honnêtement d’accord avec son fils, Tetsuhito avait ressenti un sentiment de soulagement, ainsi qu’un sentiment de gratitude envers sa femme.
Comparé à son propre comportement maladroit et obstiné, il trouvait que les réponses de Yuuto étaient beaucoup plus matures. C’était un peu émouvant de voir à quel point son fils avait grandi au cours de ces trois années.
Tetsuhito était heureux de voir son fils grandir, mais le fait qu’il n’ait pas pu être là pour le voir le rendait triste. De la solitude, même.
Les mots suivants de Yuuto ne firent que confirmer ses soupçons. « Je sais que ce n’est pas bien de dire ça si tôt après qu’on se soit réconciliés. Mais… Je dois repartir. »
Tetsuhito le savait déjà.
Son fils avait depuis longtemps quitté le nid, quitté sa protection, et était devenu un homme indépendant.
« Je… ne reviendrai probablement plus jamais ici, » dit Yuuto en regardant Tetsuhito droit dans les yeux. « Mais ce n’est pas parce que je te déteste, rien de tout ça. C’est juste que les circonstances ne me le permettent pas. »
La bouche de Yuuto était sèche à cause des nerfs, et ses poings étaient fermement serrés sous la table, ses paumes transpirant. En fin de compte, dire cela à son père était assurément difficile pour lui.
En partie à cause de leur manque de communication pendant trois ans, leurs interactions ce matin avaient été un peu tendues et maladroites, mais toute la haine qu’il avait pour son père avait complètement disparu maintenant.
La rancune de Yuuto envers son père provenait de l’incident impliquant sa mère, mais maintenant il savait que ce n’était qu’un malentendu. Il y avait aussi le fait qu’il avait grandi psychologiquement au cours des trois dernières années, et qu’il comprenait mieux le fait que Tetsuhito n’était qu’un homme maladroit dans ses relations avec les autres.
Il n’y avait plus de rancune, et Yuuto reconnaissait à nouveau cet homme comme son père. C’était exactement la raison pour laquelle il ressentait un fort sentiment de culpabilité à l’idée de laisser derrière lui le seul parent de sang qui lui restait pour se retrouver seul dans cette maison.
Tetsuhito prit une gorgée de son thé, puis poussa une longue expiration. « … Yggdrasil, c’est ça ? »
« Ah ! Tu es au courant ? » Yuuto haussa le ton en signe de surprise.
Son père avait répondu à sa question paniquée en haussant les épaules et en émettant un rire en coin. « J’ai appris l’essentiel par Mitsuki-chan. Régulièrement. C’est une bonne fille. »
« Je vois. Maudite soit cette Mitsuki. Elle est allée faire ça derrière mon dos et ne m’a même pas dit un foutu mot. » Yuuto avait grogné et s’était plaint, mais il avait affiché un sourire subtil.
Je suis sérieusement en train d’épouser une fille que je ne mérite pas, se dit-il.
Si elle avait abordé le sujet à l’époque où il vivait encore dans Yggdrasil, il n’était pas difficile d’imaginer qu’il se serait montré orgueilleux et obstiné et qu’il aurait dit : « Tu n’as pas besoin de faire ça ! » ou quelque chose de ce genre.
Mitsuki avait compris cela à son sujet, et avait donc dû délibérément ne pas demander sa permission, et faire des rapports sur son bien-être à Tetsuhito, qui se serait inquiété pour lui.
En suivant ce train de pensées, Yuuto avait réalisé autre chose. « Mon smartphone… Papa, merci de ne pas avoir annulé le forfait téléphonique, et d’avoir payé la facture tous les mois pour moi. Ça m’a vraiment aidé. »
Yuuto avait incliné la tête et avait exprimé sa sincère gratitude.
C’était quelque chose qu’il aurait dû être capable de comprendre avec juste un peu de réflexion. En fait, il l’avait probablement réalisé au fond de lui depuis longtemps maintenant.
Si le smartphone de Yuuto était encore capable de passer des appels et de se connecter à Internet, c’est parce que quelqu’un continuait à payer la facture.
Il avait simplement été incapable de l’admettre lui-même, et avait fait semblant de ne pas s’en rendre compte, s’empêchant d’y penser.
Mais maintenant, il avait pu se rendre compte de la réalité et l’accepter.
« J’ai juste oublié, c’est tout, » dit Tetsuhito. « Tu as vu la maison, je suis du genre à laisser les choses sans surveillance. »
« Oui, bien sûr, je me suis dit que ça pourrait être le cas, mais quand même, ça m’a vraiment aidé, alors laisse-moi au moins te remercier. »
« Ne te donne pas la peine. Être remercié alors que je n’ai rien fait ne me semble pas correct. » Tetsuhito fronça les sourcils et son expression normalement aigre devint encore plus aigre.
À première vue, on aurait dit qu’il était contrarié, mais Yuuto réalisa que c’était simplement sa façon de cacher son embarras.
Cela avait été long à venir, mais Yuuto comprenait enfin le genre d’individu qu’était son père.
Il était timide et maladroit, le type d’homme démodé qui pensait qu’il était honteux d’exprimer ses émotions, dévoué à l’artisanat et sérieux à l’excès.
Quel père casse-pieds j’ai là, se dit Yuuto avec un sourire ironique.
« Bon, je vais te le demander comme il se doit, » dit Yuuto. « Désolé, mais pourrais-tu continuer à payer la facture de mon forfait téléphonique à ma place ? Je te donne ça en guise d’avance sur le paiement. »
Yuuto tendit la coiffe en or pur qu’il avait portée avec sa tenue à Yggdrasil.
En tant qu’ornement servant de symbole au patriarche du Clan du Loup, c’était un objet très précieux pour le clan, mais il n’avait pas beaucoup d’autres choix ici.
Compte tenu de ce que l’avenir pourrait lui réserver, il était de la plus haute importance de maintenir la capacité de son téléphone à communiquer avec le réseau dans le monde moderne.
« Tu ne demandes pas seulement une faveur, tu veux toi-même le payer, hein ? » fit remarquer Tetsuhito. « On dirait que tu as un peu grandi. »
« J’aurais dû, avec tout ce que j’ai vécu dans l’autre monde. »
« Hmph, tu parles comme un sage. » Tetsuhito s’était tu et avait marmonné dans son souffle : « Tu n’avais pas à faire ça, je l’aurais payé pour toi de toute façon. Ne traite pas un membre de ta famille comme un étranger. »
« Hm ? Qu’est-ce que tu as dit ? » demanda Yuuto.
« Rien. Je me parle à moi-même. » Tetsuhito croisa les bras et il grogna. Bien qu’il ait accepté la demande de Yuuto, pour une raison inconnue, il avait l’air un peu maussade.
« Allez, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Yuuto. « Est-ce que j’ai fait quelque chose qui t’a contrarié ? »
« Ce n’est pas important. Ne t’inquiète pas pour ça. D’ailleurs, au lieu de moi, tu devrais être occupé à réfléchir à la façon de rembourser ce que tu dois à Mitsuki-chan. Elle t’a beaucoup aidé pendant ces trois années, non ? Et si tu ne rentres plus jamais à la maison, alors c’est d’autant plus important… »
« Ah, d’accord, c’est pour ça que je l’emmène avec moi. »
« Assure-toi de montrer ton — quoi !? » Tetsuhito avait écarquillé les yeux, ce qui avait creusé les rides de son front, et il avait poussé un cri de surprise.
***
Partie 2
Tetsuhito semblait toujours porter une expression un peu grincheuse, un visage de pierre, alors le voir avoir une telle réaction était plutôt rare. Cela montrait à quel point les mots de Yuuto avaient dû être choquants.
Yuuto continua, comme s’il lançait une attaque de suivi. « Oh, oui, au fait, je vais me marier avec elle. »
« Qu… qu-quoi… !? » La mâchoire de Tetsuhito s’était décrochée, et il ne pouvait former aucun mot inéligible.
C’était peut-être la première fois dans la vie de Yuuto qu’il voyait son père aussi déséquilibré.
Alors qu’il continuait à parler, intérieurement il avait un peu célébré ça.
« Je veux dire, elle vient après tout avec moi dans un endroit éloigné et dangereux comme celui-là. Je dois faire un effort et prendre mes responsabilités, non ? »
« Non, c’est… mais… attends, et ses parents ? As-tu obtenu leur permission pour ça !? » Tetsuhito avait à peine réussi à balbutier ses questions.
C’était une chose parfaitement naturelle à demander. Et en ce moment, c’était le plus grand dilemme de Yuuto.
Yuuto prit une longue inspiration, expira, puis il fit un sourire ironique et il haussa les épaules.
« C’est ce que je suis sur le point d’aller faire. »
Alors que Yuuto était assis à surfer sur Internet, Tetsuhito l’avait appelé.
« Hé, Yuuto ! Mitsuki-chan est là ! »
Yuuto jeta un coup d’œil à l’horloge pour voir qu’il était déjà plus de 16 heures, ce qui signifiait que l’école était terminée. Le temps passait vraiment très vite quand il se concentrait sur les choses.
Yuuto haussa la voix suffisamment pour être entendu en bas. « Oui, je sais ! Je descends tout de suite ! »
En descendant rapidement les escaliers et en se dirigeant vers l’entrée, il trouva Mitsuki qui souriait à Tetsuhito.
Lorsqu’elle le remarqua, le sourire de Mitsuki s’épanouit encore plus. « Oh. Yuu-kun ! »
C’était différent d’avant, quand ils étaient coincés entre des amis d’enfance et des amoureux. Maintenant, elle était officiellement la petite amie de Yuuto, et la fille qu’il avait promis d’épouser. Avec son père juste là aussi, c’était un peu embarrassant.
« J’ai entendu dire que tu avais pu te réconcilier avec ton père, » dit Mitsuki. « Je suis si heureuse pour toi. »
« Ah, eh bien, oui, tu sais… En fait, j’ai entendu dire que tu parlais de moi à papa pendant tout ce temps ? »
« Hein !? Oh, c’est, hum…, » en un éclair, l’expression radieuse de Mitsuki s’était transformée en confusion, puis en nervosité alors qu’elle se dépêchait de s’expliquer.
Yuuto gloussa et posa une main sur la tête de Mitsuki. « Merci. »
« Ah… Bien sûr ! » Son langage corporel agité avait disparu en un instant, et elle avait retrouvé un large sourire heureux. « Tu es le bienvenu. »
Les expressions de cette fille peuvent vraiment changer en un clin d’œil, se dit Yuuto. Cela lui donnait vraiment un sentiment de paix.
« Eh bien, ça ne sert à rien de rester à discuter devant la porte, entre, » lui dit Yuuto.
« Bien, merci de me recevoir. » Avec cela, Mitsuki enleva ses chaussures à l’intérieur de l’entrée et les plaça soigneusement à côté des autres paires alignées là.
Ces bonnes manières étaient dignes d’une fille de la famille Shimoya, qui, depuis de nombreuses générations, était responsable des affaires religieuses de cette communauté rurale.
Il était évident qu’elle avait été bien élevée.
« Euh… a-ah… c’est vrai. » Tetsuhito avait soudainement pris la parole comme s’il se souvenait de quelque chose d’important. On aurait dit qu’il lisait mal un script. « Je viens de me rappeler… J’ai un travail inachevé que je dois faire. Yuuto, je serai dans l’atelier, donc, euh, je ne serai pas de retour avant quatre ou cinq heures. » Il s’était empressé de mettre ses chaussures pour partir.
Le mauvais jeu d’acteur était tout simplement trop présent. Yuuto se renfrogna aussi amèrement que s’il avait avalé un insecte et cria à son père. « Hé, ne va pas te faire des idées stupides, papa ! Je ne lui ai pas demandé de venir ici pour… pour ça ! »
« Ah… oh… hum… » Le visage de Mitsuki était devenu rouge comme une tomate.
Apparemment, elle avait aussi compris ce que Tetsuhito essayait de faire pour Yuuto. C’était une adolescente, après tout. Elle devait bien avoir un certain intérêt pour ce genre de choses.
Cependant, Yuuto ne lui avait pas vraiment demandé de venir pour quelque chose de romantique aujourd’hui.
« Nous allons juste discuter de ce que nous devons faire pour nous préparer à aller à Yggdrasil ! On ne va rien faire de bizarre, d’accord !? » Yuuto criait, s’adressant autant à lui-même et à Mitsuki qu’à son père.
En effet, c’était la vraie raison pour laquelle Mitsuki était venue chez lui aujourd’hui.
Après tout, il était ici dans le monde moderne en ce moment. Retourner à Yggdrasil les mains vides serait un gaspillage. Ce qu’il voulait faire, c’était mettre la main sur autant d’outils modernes que possible qu’il pourrait encore utiliser à Yggdrasil, et repartir parfaitement préparé.
Pour cela, il avait prévu de passer la journée à regarder les boutiques en ligne avec Mitsuki, mais son père était parti et avait rendu les choses bizarres.
Il ne restait qu’un peu plus d’un demi-mois avant la prochaine pleine lune, donc le temps était limité. Il y avait tellement de choses à faire et à penser, et s’il se laissait distraire par des pensées inutiles comme celle-ci, cela allait interférer avec sa capacité à penser correctement, et cela lui reviendrait en pleine figure plus tard.
Un peu indigné, Yuuto avait expliqué tout cela à son père.
« Hm, je vois, » dit Tetsuhito. « Désolé pour ça. J’ai tiré des conclusions hâtives. »
« Oui, tu l’as fait, franchement…, » Yuuto soupira et affaissa ses épaules. Il se sentait très mal à l’aise maintenant.
« Mais si c’est ce que tu fais, ça va coûter cher, » remarqua Tetsuhito. « Attends ici une minute. »
Tetsuhito tourna les talons et se rendit dans sa propre chambre, revenant après un bref instant.
« Tiens, prends ça en tant mes excuses. » Il avait jeté une enveloppe dans les mains de Yuuto. « Utilise-le comme tu le souhaites. »
Yuuto avait baissé les yeux sur l’enveloppe. C’était quelque chose qu’il avait déjà vu auparavant : Juste après son retour dans le monde moderne, il l’avait trouvée à l’entrée de la maison, adressée à lui.
Il s’était souvenu qu’il y avait environ 200 000 yens à l’intérieur.
À l’époque, il n’avait pas voulu l’accepter, et même maintenant, c’était beaucoup trop pour des excuses. Cependant…
« Très bien. Merci, papa. » Yuuto avait pris l’enveloppe et avait exprimé sa reconnaissance. « Ça aide vraiment. »
« Hm. » Tetsuhito grogna brusquement, et fit signe du menton aux deux adolescents de se dépêcher de monter dans la chambre de Yuuto.
Comme toujours, l’homme était trop embarrassé et maladroit pour gérer ces situations avec des mots.
Face aux innombrables rangées de produits, Yuuto n’avait pu retenir un soupir d’étonnement. « Même si tout cela n’est que de 100 yens, c’est une si grande sélection… »
Il était dans un magasin à 100 yens dans le grand centre commercial près de la gare.
Au début, il avait essayé de faire les courses nécessaires sur Internet, mais assis dans cette petite pièce avec Mitsuki, ils s’étaient tous deux crispés dès que leurs épaules se touchaient. En fin de compte, il avait décidé qu’il ne pouvait pas gérer le shopping dans cette atmosphère gênante.
« T-tu sais, il fait si beau, c’est dommage de faire ça enfermé dans la maison, pourquoi ne pas aller faire du shopping dehors ? » avait-il enfin lâché.
« T-tu as raison ! C’est le jour idéal pour faire du shopping ! … Pfff. »
Avec cet échange, les deux adolescents avaient fait un changement impromptu à leurs plans et étaient partis ensemble.
Si Yuuto était honnête avec lui-même, s’il était resté dans cette situation, il n’était pas sûr qu’il aurait été capable de ne pas faire un pas vers elle.
Bien sûr, techniquement, ils étaient fiancés l’un à l’autre, donc ce n’était pas vraiment un problème, mais ce n’était que le premier jour après qu’il se soit confessé et demandé en mariage, ça semblait toujours aussi peu scrupuleux.
Elle était la personne avec laquelle il avait juré de passer le reste de sa vie, Yuuto voulait la traiter comme une personne spéciale, avec respect.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » demanda Mitsuki. « Nous devrions être en mesure d’obtenir beaucoup de choses ici pour pas cher, non ? » Elle s’était penchée un peu en avant et l’avait regardé fièrement.
Cet aspect ludique de la jeune femme était incroyablement mignon, comme un petit bébé animal, mais Yuuto ne pouvait se résoudre à le dire à voix haute.
« Hm, oui, tu as raison. » Il avait juste hoché la tête en accord avec elle.
En fait, Yuuto avait toujours laissé à sa mère tout ce qui concernait le shopping dans le passé, et cela faisait maintenant trois ans qu’il était absent du monde moderne. Il était plutôt ignorant dans ces domaines.
En fait, au départ, il avait l’intention de se promener à l’intérieur du grand magasin normalement, mais Mitsuki l’avait attiré ici en disant que ce serait mieux de commencer ici.
Même avec l’aide financière de Tetsuhito, leurs fonds étaient limités. Plus ils pouvaient obtenir les choses dont ils avaient besoin à bas prix, mieux c’était.
Cependant, Yuuto fronça les sourcils. « Mais, tu ne t’inquiètes pas de la qualité ? Tu sais, “on en a pour son argent”. »
Yuuto avait l’impression que les marchandises moins chères étaient vouées à se briser plus facilement. Il n’allait probablement jamais pouvoir revenir dans ce monde, alors pour les choses les plus essentielles, il voulait qu’elles soient fabriquées solidement.
« Bien sûr, il y a des choses pour lesquelles il vaut mieux dépenser plus d’argent pour la qualité, mais qu’en est-il de celles-ci, par exemple ? Ne serait-il pas préférable de les acheter ici ? » Mitsuki désignait avec assurance une section remplie de câbles de différents types et longueurs, accrochés à des crochets et classés par type.
Elle avait couru pour en prendre un, et était revenue, le tendant à Yuuto.
« Tu dois t’assurer que tu en as beaucoup, n’est-ce pas ? »
« Ahh, c’est vrai, on en a besoin de beaucoup. » Yuuto baissa les yeux sur le câble USB qu’il tenait dans sa main, et fit un sourire en coin.
La possibilité de recharger leurs smartphones était de la plus haute importance. Ils en avaient besoin pour rechercher des informations et communiquer avec leur famille, ainsi que pour de nombreuses autres utilisations importantes.
La toute première chose qu’il avait commandée sur un site de vente en ligne était quatre batteries solaires extralarges. Et les câbles USB nécessaires pour relier ces batteries solaires à leurs téléphones étaient donc une nécessité absolue.
« Si tu les achètes dans un magasin d’électronique, ils coûtent plusieurs centaines de yens pièce, tu sais, » déclara Mitsuki. « Ces choses s’usent de toute façon, alors plutôt que de se concentrer sur la qualité, je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur l’achat d’un grand nombre d’exemplaires. Même les plus chers ont l’habitude de se casser. »
« Tu as tout à fait raison. »
***
Partie 3
Pour Yuuto, il n’était pas exagéré de dire que, pendant sa vie à Yggdrasil, son câble de connexion avait été sa bouée de sauvetage. Il avait donc fait très, très attention en le manipulant, mais même ainsi, il s’était quand même beaucoup usé en trois ans. À l’avenir, s’il devait vivre dans Yggdrasil de façon permanente, il aurait besoin d’un grand nombre de sauvegardes, comme le disait Mitsuki.
« Et puis il y a… Ah, par ici ! » Mitsuki avait appelé. « Ce serait plus pratique si tu avais beaucoup de ça aussi, non ? »
Elle avait tiré sur sa manche et l’avait amené vers une section pleine de jumelles.
Yuuto avait déjà commandé une bonne paire sur Internet, mais celles-ci avaient aussi l’air bien utiles. Ils n’étaient pas seulement bon marché, mais petits et compacts, donc il pouvait en acheter plusieurs.
« Tu y as beaucoup réfléchi, n’est-ce pas ? » avait-il demandé.
« Bien sûr que oui. Après tout, je ferai bientôt moi aussi partie du Clan du Loup. »
« Euh, ouais, c’est vrai. » Yuuto sentit une chaleur dans sa poitrine, et un petit sourire se répandit sur son visage.
Le Clan du Loup était déjà une vraie famille pour lui. Il espérait que Mitsuki finirait par aussi les aimer.
Le fait qu’elle ait pensé au bien-être du Clan du Loup le rendait aussi heureux que quand elle pensait à lui.
Alors qu’ils rentraient tous les deux chez eux, Yuuto avait eu un petit rire ironique. Ses deux bras étaient chargés de sacs en nylon remplis des objets qu’ils avaient achetés.
« On a vraiment acheté beaucoup de choses, hein ? » avait-il commenté.
« Oui, puisque c’était bon marché. »
Il n’avait pas l’intention d’en acheter autant, mais le prix était bon et il s’était retrouvé à mettre un article après l’autre dans le panier.
Les magasins à 100 yens étaient un endroit effrayant à cet égard.
« Oh, ça me fait penser, nous avons du curry ce soir, » dit Mitsuki. « Je sais que tu aimes le curry de maman. Veux-tu venir dîner à la maison ce soir ? »
« Bonne question… » Yuuto esquissa un sourire un peu douloureux.
Dernièrement, les repas du soir chez Mitsuki comprenaient toujours au moins un des plats préférés de Yuuto. Il n’était pas difficile de deviner que c’était pour le motiver à venir dîner avec eux.
La mère de Mitsuki avait le contrôle de la cuisine, et elle montrait qu’elle approuvait Yuuto comme petit ami potentiel pour sa fille. C’était quelque chose dont il était reconnaissant, mais cela le faisait aussi se sentir un peu coupable.
Il avait renforcé sa résolution. Il devait faire les choses de la bonne façon.
Avec une expression intense et sérieuse, Yuuto aborda finalement le sujet.
« Ce soir, je pense que je veux dire à tes parents que je t’emmène à Yggdrasil avec moi. »
Mitsuki avait souri jusque là, mais à la déclaration de Yuuto, son expression s’était figée, et elle s’était visiblement crispée.
« Vas-tu leur dire ? » avait-elle demandé d’une voix faible.
Il pouvait pratiquement entendre ses sentiments non exprimés sur le sujet : cette situation était quelque chose qu’elle préférait éviter si c’était possible.
En vérité, Yuuto lui-même ressentait la même chose. Discuter de leurs plans avec ses parents serait sûrement une épreuve mentalement et émotionnellement éprouvante. Rien que d’y penser, il avait mal au ventre.
Honnêtement, il aimerait éviter cette confrontation si c’est possible.
Mais même ainsi, il devait le faire.
« Tu sais qu’on ne peut pas ne pas leur parler de ça, » dit Yuuto. « Pense à quel point ce serait choquant pour eux de voir leur fille disparaître soudainement. »
« O-oui, c’est vrai. Je suppose que ce serait un peu plus qu’un simple choc, n’est-ce pas ? »
« Oui, c’est vrai. »
« M-Mais, quand même… Ils ne vont certainement pas te donner la permission… » Mitsuki avait baissé les yeux vers le sol, son expression étant douloureuse.
Yuuto acquiesça. « Oui, essayer de les convaincre de me laisser t’emmener va être une bataille difficile, c’est sûr. »
Il leur demanderait de laisser leur fille être emmenée pour être mariée dans un pays étranger qui était un foyer de guerre, et elle ne serait pas vraiment libre de revenir quand elle le voudrait, et dans le pire des cas, ils ne pourraient jamais la revoir.
Les chances qu’ils lui donnent leur approbation étaient minces, voire nulles. En fait, tout parent digne de ce nom s’y serait fermement et résolument opposé.
« Hum, peut-être que ce serait mieux si nous leur disions après que nous soyons partis… » Mitsuki avait hésité.
« Non, s’enfuir comme ça ne sera que notre dernier recours. » Yuuto avait fermement rejeté la suggestion.
La mère de Mitsuki avait fait partie de la vie de Yuuto depuis qu’il était très jeune, et avait souvent pris soin de lui. Même maintenant, elle soutenait sa relation avec Mitsuki. Yuuto ne pouvait pas manquer de respect à une si bonne personne en s’enfuyant sans un mot, ce serait inexcusable.
Par chance, il restait encore pas mal de temps avant la prochaine pleine lune. La chose morale à faire ici était de faire absolument tout ce qu’il pouvait pendant ce temps pour convaincre les parents de Mitsuki de sa sincérité. Il allait demander à leur enlever leur précieuse fille, après tout.
Bien sûr, s’il fallait vraiment en arriver là, il était prêt à l’emmener avec lui quoiqu’il arrive, même si cela faisait de lui un kidnappeur.
« Dans tes rêves, espèce de punk de merde !!! » Shigeru, le père de Mitsuki, cracha avec colère et frappa ses bras contre la table avec assez de force pour renverser les tasses de thé posées dessus.
C’était, bien sûr, une réponse parfaitement naturelle pour quelqu’un qui venait d’apprendre qu’un garçon voulait emmener sa fille unique dans un endroit lointain dont elle ne reviendrait peut-être jamais.
« Je suis sérieux à ce sujet, » dit Yuuto. « Je sais exactement à quel point je suis égoïste. Mais s’il vous plaît, donnez-moi la main de votre fille en mariage. »
Il avait résisté à la réponse indignée de Shigeru sans reculer et il avait parlé calmement, en regardant l’homme droit dans les yeux.
Le visage de Shigeru était de plus en plus rouge. Yuuto comprenait que ses paroles ne faisaient que mettre de l’huile sur le feu, mais c’était ce qu’il devait dire, alors il n’y avait rien à faire.
« Tu n’es même pas un homme, juste un foutu gamin qui n’a même pas réussi à terminer l’école ! Qu’est-ce qui te donne le droit de le faire ? »
« C’est vrai, ici, je ne vaux rien, et je n’ai rien accompli. Mais je peux au moins vous promettre que je ne laisserai pas votre fille souffrir du moindre souci financier. »
« Ne parle pas comme si tu savais, petit malin ! Comme si tu avais la moindre idée de la difficulté de faire vivre une famille… ! »
« Ahh, cela me fait penser à une chose, Yuu-kun, » interrompit Miyo. « Tu as dit que dans l’autre monde, tu étais un peu comme un roi, non ? Je suppose que selon la façon dont on voit les choses, elle se marierait à une riche famille royale. Oh, c’est comme si ça sortait de mes romans d’amour Harlequin ! »
Au moment où Shigeru, le soutien de famille, tentait de fulminer contre la dure réalité de son rôle, Miyo l’avait interrompu par une remarque désinvolte et avait poussé un soupir mélancolique.
En une remarque, elle avait renversé l’atmosphère tendue de la pièce.
Oui, c’est bien la mère de Mitsuki, pensa Yuuto avec amusement.
« Qu’est-ce que tu dis, chérie ? » cria Shigeru. « Tu sais que toutes ces conneries, c’est juste quelque chose qu’il a inventé ! »
« Je ne suis peut-être pas prête à croire toute son histoire sur parole, mais sa coiffe est en or pur, après tout. »
« Ngh !? » Shigeru était abasourdi.
Comme prévu, les preuves physiques avaient été bien plus efficaces que toutes les revendications verbales que Yuuto aurait pu faire.
Personnellement, Yuuto n’aimait pas ce genre d’accessoires cérémoniels voyants, et il avait essayé d’éviter de les porter, mais Jörgen avait toujours insisté avec obstination sur le fait qu’ils étaient nécessaires pour démontrer la dignité et l’autorité de sa position de patriarche. Maintenant, il se sentait reconnaissant envers son commandant en second.
« Il a été capable de mettre la main sur quelque chose comme ça en seulement trois ans, tout en continuant à subvenir à ses besoins, donc peut-être que nous n’avons pas à nous inquiéter de ce côté-là, » poursuivit Miyo.
« Hey, de quel côté es-tu !? »
« Si tu dois le demander, alors je suppose que c’est le côté de ma fille. »
« Quoi ? »
« Quoi !? » demanda Yuuto, surpris.
« Hein !? » Mitsuki couina de choc.
Les mots de Miyo les avaient également tous pris au dépourvu.
Yuuto n’avait certainement pas envisagé que Miyo prendrait son parti et celui de Mitsuki dans cette affaire si facilement.
« Je… Je… as-tu perdu la tête, femme !? » avait finalement crié Shigeru.
La remarque de Shigeru à sa femme avait dépassé les bornes, mais personne à la table n’était enclin à lui en vouloir à ce moment-là.
Miyo elle-même ne semblait pas être perturbée le moins du monde, et gloussait. « Oh, je suis sûre que ma tête est bien présente. Mon esprit est juste concentré sur le fait que ma fille puisse être avec la personne qu’elle aime. »
« Rrgh… ! C’est seulement vrai en ce moment ! Les jeunes tombent amoureux les uns des autres tout le temps au pied levé, si vous pariez toute votre vie sur ces sentiments, vous finirez malheureux ! Une fois qu’elle en aura fini avec lui, elle trouvera quelqu’un d’autre. »
« Je me demande si elle aura autant de chance…, » Miyo avait mis une main sur sa joue et avait soupiré.
L’argument de Shigeru relevait du bon sens, et était certainement étayé par la façon dont les choses se passaient souvent dans le monde réel, mais sa femme secoua la tête en signe de résignation.
« Cette fille ne parle après tout que de Yuu-kun depuis qu’elle est toute petite. »
« M-M-Maman !? » Mitsuki rougit et s’agita, tout en commençant à agiter les mains pour essayer d’empêcher sa mère d’en dire plus.
Bien qu’ils se soient déjà avoué leurs sentiments l’un à l’autre, Mitsuki était apparemment encore gênée de voir sa mère parler de son amour pour Yuuto devant elle.
« On dit que de jeunes amours ont de la chance de durer plus de trois mois, mais elle est la même depuis l’école primaire, » poursuit Miyo. « Et tu sais qu’on dit que les relations à distance ne marchent jamais, mais les choses n’ont pas changé du tout pour elle au cours de ces trois dernières années. Ce n’est pas un délire ou un coup de foudre passager, tu peux en être sûr. »
« Maman… » Profondément touchée, Mitsuki avait commencé à pleurer.
« Le vrai et le plus grand bonheur d’une femme est de pouvoir être avec la personne qu’elle aime. » Miyo avait souri. « Et je connais Yuu-kun depuis qu’il est tout petit. Je suis convaincue qu’il peut rendre Mitsuki heureuse. »
Yuuto avait haleté. « Merci… merci beaucoup. » Sa voix tremblait un peu.
***
Partie 4
Yuuto n’avait pas de véritable statut ici, il avait effectivement été un fugueur et un délinquant pendant trois ans. Il était comblé par le fait que Miyo était prête à reconnaître quelqu’un comme lui comme un partenaire digne de sa fille unique.
Shigeru, par contre, ne l’avait pas fait. Ses cris indiquaient que les choses n’allaient pas se passer aussi facilement avec lui.
« Eh bien, ma femme pourrait être d’accord avec ça, mais pas moi ! Je ne le permettrai pas, tu entends !? »
Il était manifestement encore plus contrarié qu’avant, car il se sentait trahi par le fait que sa femme avait choisi l’autre camp.
« Si tu le rejettes d’emblée sans l’écouter, on ne peut pas vraiment discuter de ça, n’est-ce pas, mon chéri ? » demanda Miyo calmement.
« Discuter !? Nous n’avons pas besoin de discuter de quoi que ce soit ! Non veut dire non, et c’est tout ce qu’il y a à faire ! »
« Oh, voilà que tu t’entêtes. Je ne peux pas dire lequel d’entre vous est le véritable enfant ici. »
« Enfant… !? C’est aller trop loin, et tu le sais !!! »
« Oh, vraiment ? Mais c’est vrai. En ce moment, Yuu-kun agit de manière beaucoup plus calme et mature que toi. »
« Grrrrr… ! »
Voyant que les deux commençaient à s’énerver l’un contre l’autre, Yuuto s’était empressé d’intervenir. « E-Euh, s’il vous plaît ne vous battez pas. C’est ma faute, après tout. Je peux partir et nous pourrons réessayer un autre jour. »
Il était incroyablement reconnaissant à Miyo d’avoir pris son parti, mais il ne voulait pas que cela crée un fossé entre elle et son mari et que les choses empirent pour tout le monde.
Il essayait déjà de leur enlever leur fille unique, il ne voulait pas nuire à leur relation mutuelle. Aucune excuse ne compenserait ça si cela arrivait.
Cependant, Miyo avait ignoré l’inquiétude de Yuuto et avait pris encore plus d’assurance. « Regarde, tu vois ? C’est un adulte. »
« Rrrgh… ! Bien. Je vais au moins l’écouter. C’est tout ce que j’ai à faire, n’est-ce pas !? »
Abandonnant, Shigeru abattit son coude sur la table et reposa son menton contre sa main. « Hm-hm ! Ça ressemble plus à l’homme que j’ai épousé, » dit Miyo avec joie.
« Hmph ! » Shigeru s’était détourné d’un air maussade face au compliment de sa femme.
Miyo avait gloussé, puis elle avait fait un clin d’œil à Yuuto. Il semblait que leur petite dispute n’était qu’un stratagème de la part de Miyo pour que Shigeru accepte d’avoir une vraie discussion.
C’était une femme qui pouvait sembler insouciante et douce, mais elle savait exactement comment tirer la laisse, pour ainsi dire, de son mari quand il le fallait.
Yuuto frissonna à l’idée que, dans le futur, il pourrait bien se retrouver complètement enroulé autour du doigt de Mitsuki de la même manière.
Pourtant, en même temps, cela lui semblait aussi être un avenir heureux à envisager.
« Alors, Yuuto, c’est ça ? » demanda Shigeru d’un ton direct.
« O-Oui, monsieur ! » Par réflexe, Yuuto s’était assis parfaitement droit, au garde-à-vous.
L’expression de Shigeru était toujours aussi mauvaise, mais il n’y avait plus autant de colère brûlante dans ses yeux, il semblait un peu plus posé.
« Donc tu veux prendre ma fille unique, encore adolescente, et partir ensemble. Tu aurais dû savoir que nous serions farouchement opposés à ce que tu fasses ça, non ? »
« Oui. Je le savais, et je m’attendais à ce que ce soit un très long combat pour vous convaincre tous les deux. En fait, j’ai du mal à croire que tante Miyo ait pris si facilement notre parti dans cette affaire. »
« Oh, mon Dieu. Si tu veux mon avis, je trouve ça surprenant, » ajouta Miyo. « J’ai toujours pensé à toi comme à mon propre enfant, Yuu-kun. Et si tu épouses Mitsuki, je pourrai vraiment t’appeler mon fils. Bien sûr que j’approuverai cela. »
Miyo avait gonflé sa joue en signe d’agacement, un geste enfantin un peu indigne de son âge. Ce comportement mignon, légèrement enfantin, ressemblait tellement à Mitsuki. Les deux filles étaient vraiment similaires.
« Mettons cela de côté pour l’instant, » dit Shigeru, en faisant un signe dédaigneux de la main à sa femme.
« Eh bien ! » répondit Miyo avec indignation.
La façon dont ils étaient si ouverts et sans réserve l’un envers l’autre devait venir de leurs longues années de vie commune dans le mariage. Même lorsqu’ils se disputaient et se battaient, ils montraient une certaine compréhension l’un de l’autre, ce qui indique une bonne relation.
« Donc si tu savais déjà que j’allais être contre, pourquoi es-tu venu ici pour en discuter avec nous ? » demanda Shigeru.
« Désolé ? » Yuuto pencha la tête sur le côté, ne comprenant pas la question au début. « Eh bien, je ne pouvais pas partir sans vous le dire. Ce serait mal, n’est-ce pas ? »
« Oui, c’est exactement ça. » Shigeru avait acquiescé. « Mais tu aurais pu t’enfuir avec elle, et nous informer après coup. Cela aurait été plus rapide et plus facile. Et nous n’aurions pas été en mesure de t’arrêter, après tout. Mais maintenant que tu nous l’as dit, nous pouvons essayer de nous prémunir contre cela. Tu n’es pas stupide, je peux le dire rien qu’en te parlant ces derniers jours. Alors pourquoi as-tu fait l’effort de venir ici et de nous laisser nous mettre en travers de ton chemin ? Pourquoi as-tu choisi l’option qui te causerait le plus de problèmes ? »
Shigeru regardait directement dans les yeux de Yuuto en posant ces questions.
Yuuto avait eu le sentiment que son caractère d’homme était testé ici. On le mesurait, pour voir s’il était digne de se voir confier la fille de Shigeru.
Yuuto avait dégluti, puis avait lentement ouvert la bouche pour parler.
« Vous avez raison, monsieur. Si je voulais juste être ensemble avec Mitsuki, ce serait la méthode la plus sûre pour y parvenir. Cependant, si je faisais les choses de cette façon, cela ne ferait que vous effrayer et vous inquiéter pour votre fille, n’est-ce pas ? Vous ne seriez pas en mesure de croire qu’un homme aussi lâche puisse vraiment rendre Mitsuki heureuse. »
« Hmm. »
« J’ai appris beaucoup de leçons au cours des trois dernières années, et l’une d’entre elles est la suivante : choisir la solution de facilité sur le moment ne fera qu’empirer les choses par la suite. Il est vrai qu’il sera probablement très difficile pour moi d’obtenir votre plein consentement à vous deux, mais je crois que je dois faire tout ce que je peux pour vous prouver ma bonne foi et essayer de vous faire voir en moi une personne acceptable. En tant qu’homme qui vous enlève votre précieuse fille, j’ai pensé que c’était le minimum absolu que je vous devais. »
« … Je vois. Je comprends maintenant pourquoi ma femme a une bonne opinion de toi, » dit Shigeru à contrecœur. « Tu es plutôt bien mature pour ton âge. Je ne crois toujours pas à ces histoires de monde parallèle, mais quoi que tu aies fait ces trois dernières années, je vois bien que c’était bon pour toi. »
« Merci beaucoup. »
« Hmph. C’est trop tôt pour me remercier. Que je te remette ou non ma fille est une tout autre question. »
« Je comprends, monsieur. » Yuuto avait acquiescé. « Je ne m’attendais pas non plus à pouvoir gagner votre approbation en une seule journée. Si vous m’accordez du temps, j’aimerais venir en discuter avec vous autant de fois que nécessaire. »
« Eh bien, dans ce cas, prenons notre temps et ayons une vraie discussion. Après tout, je ne te connais pas comme ma femme te connaît. Chérie, apporte-moi un verre ! »
Zzz ! Zzz…
« Argh, bon sang, papa, tu es si embarrassant… » Mitsuki se tenait debout avec une expression déçue, regardant son père, qui était maintenant couché sur le canapé, le visage rouge et endormi, faisant du bruit avec son ronflement.
« Hee hee, je suis sûre que ton père a dû être excité à l’idée d’avoir un nouveau fils, » dit sa mère. « Il a après tout bu beaucoup plus vite que d’habitude. C’est peut-être aussi parce qu’il doit se séparer de sa fille. »
Miyo avait souri doucement et avait gloussé pour elle-même en mettant une couverture sur Shigeru.
« Tu dis ça, mais… crois-tu vraiment qu’il m’a accepté ? » demanda Yuuto un peu anxieux.
Miyo avait haussé les épaules. « Nous verrons bien. Il est un peu tsundere, tu sais — pas vraiment honnête avec ses sentiments. Il ne te dira jamais un mot gentil en face, Yuu-kun, mais malgré tout, je pense qu’il s’est pris d’affection pour toi. »
« Je ne peux qu’espérer… »
« Heehee ! Eh bien, je suis mariée à cet homme depuis près de vingt ans maintenant, alors tu peux me faire confiance sur ce point. »
« Très bien. C’est juste que, comment dire, tout est arrivé si vite que ça ne semble toujours pas réel… Je l’ai dit à votre mari tout à l’heure, mais j’étais préparée à une lutte de longue haleine. »
« Oh, ça veut dire que tu n’as pas une bonne opinion de toi-même. Je te l’ai déjà dit, Yuu-kun : tu es vraiment devenu un bon jeune homme ces trois dernières années. Je peux dire que tu as dû traverser beaucoup d’expériences, cette profondeur ressort rien qu’en parlant avec toi, comme nous le faisons maintenant. Et quant à cet homme ici, il est le chef du département des ressources humaines de son entreprise. Il est impossible qu’il n’ait pas remarqué la même chose. »
« Hum, je suis humble, madame. » Yuuto était un peu gêné d’être si directement complimenté en face.
Cependant, bien qu’il se sente gêné par les éloges, il reconnaît également qu’il avait effectivement grandi en tant que personne au cours des trois dernières années, grâce aux nombreuses luttes difficiles qu’il avait dû traverser.
Il était aussi honnêtement heureux que quelqu’un d’autre reconnaisse cela en lui.
Miyo l’avait regardé avec une gentillesse maternelle dans les yeux, et avait dit : « Comme tu es maintenant, je peux être à l’aise en te laissant Mitsuki. Je sais qu’elle est encore jeune et inexpérimentée, mais… s’il te plaît… prends soin… d’elle… d’accord ? »
Elle avait eu du mal à finir sa phrase alors qu’elle commençait à pleurer.
Elle essayait de laisser partir sa fille, une fille qui était encore à peine entrée au lycée. Bien sûr, elle serait triste. Bien sûr, elle se sentirait seule.
Elle n’arrêtait pas de dire qu’elle était à l’aise avec ça, mais bien sûr, elle devait aussi avoir une montagne d’inquiétudes et de craintes. Et elle ravalait ces émotions afin de reconnaître que Yuuto était digne d’être le partenaire de Mitsuki pour la vie.
Yuuto se tenait droit et correct, et s’adressait à elle de manière formelle. « Oui, madame. Je chérirai votre fille pour le reste de nos vies. »
Et dans son cœur, Yuuto avait juré qu’il honorerait ces mots par-dessus tout, quoi qu’il arrive.
***
Chapitre 2 : Acte 2
Partie 1
« Voilà, c’est fait. La lune est levée maintenant… » Mitsuki soupira, levant un regard mélancolique vers la pleine lune. D’abord seulement visible entre les interstices des arbres denses, elle s’était silencieusement élevée hors de la ligne de la canopée dans le ciel nocturne.
Alors que Mitsuki et Yuuto avaient poursuivi leurs préparatifs, les jours avaient semblé passer à toute vitesse.
Durant le dernier demi-mois qui lui restait, elle avait passé consciencieusement du temps avec ses parents, et avait également passé autant de temps que possible à s’amuser avec Ruri et ses autres amies, afin de ne laisser aucun regret derrière elle.
La nuit précédente, sa famille et Ruri lui avaient organisé une énorme fête d’adieu.
Et pourtant, le fait que ce soit peut-être la dernière fois qu’elle leur dise au revoir à tous lui avait donné l’impression que ce n’était pas encore assez pour la satisfaire.
Si j’avais fait les choses différemment à l’époque… Si seulement j’avais fait cette chose pour cette personne quand je le pouvais… Si j’avais pu avoir la chance de… L’esprit de Mitsuki s’était rempli d’une montagne de choses qu’elle n’avait pas faites, de choses qu’elle n’aurait jamais la chance d’essayer. Sa vision était brouillée par les larmes.
« Mitsuki, assure-toi de prendre soin de ta santé, d’accord ? » Sa mère avait parlé à travers ses propres larmes et l’avait serrée très fort dans ses bras.
Mitsuki pensa que c’était la dernière fois qu’elle ressentait cette chaleur, et les coins de ses yeux devinrent plus chauds. Elle s’était promis de dire au revoir avec un sourire, et de ne pas s’effondrer en pleurant, mais les larmes avaient quand même coulé sur son visage.
« Toi aussi, maman. Je suis désolée… Je suis désolée de ne pas avoir été une meilleure… fille… »
« De quoi parles-tu, chérie ? Si tu dis ça, alors fais-le pour moi : assure-toi de vivre une vie heureuse là-bas. C’est… c’est la meilleure chose qu’un enfant puisse faire pour son parent. »
« Ok… ok… » Mitsuki avait hoché la tête encore et encore, tout en reniflant.
Elles s’étaient tenues pendant un long moment, puis finalement, Miyo avait posé ses mains tremblantes sur les épaules de Mitsuki et l’avait fermement repoussée.
« Ce n’est pas juste pour moi de te garder pour moi toute seule, n’est-ce pas ? » Souriant à travers ses larmes, Miyo se pencha un peu pour faire un geste vers l’homme à ses côtés.
Shigeru, le père de Mitsuki, se tenait là, les dents serrées, le visage froncé comme s’il essayait de se retenir.
« Vas-y, chéri, toi aussi, » avait insisté Miyo.
« D-D’accord. » Shigeru avait parlé d’une voix tremblante. « Ahh… hum, eh bien, tu sais, juste… reste en contact avec nous autant que tu le peux. »
Mitsuki avait pu voir que ses yeux étaient larmoyants.
Après avoir eu une meilleure impression de Yuuto en tant que personne, son père l’avait reconnu à contrecœur comme quelqu’un digne de donner sa fille, mais il ne faisait aucun doute qu’il ne pouvait toujours pas supporter de se séparer d’elle.
Mitsuki pouvait lire ces sentiments derrière ses mots. Elle avait hoché la tête profondément.
« Oui, je le ferai. Je t’appellerai tous les jours, quand ce sera possible. »
« Si jamais tu commences à détester les choses là-bas, tu peux toujours revenir chez nous, d’accord ? Je suis ton père. Je peux trouver un moyen pour que ça arrive. »
« Merci, papa. Mais ça va aller. Je vais être heureuse. »
« … Oui, d’accord. » Shigeru avait relevé la tête, essayant de retenir ses larmes, et lui avait tourné le dos.
Ses épaules tremblaient. Sa fierté de père ne lui permettait pas de laisser sa fille le voir pleurer.
Mitsuki s’était inclinée profondément vers le dos de son père. « Merci d’avoir pris soin de moi, merci pour tout. J’ai eu la chance de naître en tant que ta fille, papa. S’il te plaît, assure-toi de bien t’entendre avec maman, d’accord ? »
« Ne parle pas à ton père comme ça ! Tu n’es encore qu’une enfant. Tu dois juste t’inquiéter de prendre soin de toi, c’est tout ce que tu… uuugh… augh…, » à la fin, Shigeru n’avait pas pu finir sa phrase, sa voix s’était brisée en sanglots.
Des gouttes de larmes pleuvaient aussi des yeux de Mitsuki.
Alors qu’elle se tenait là, elle avait senti une main lui taper soudainement sur l’épaule.
« Mitsuki, bonne chance là-bas, et sois sûre de vivre une bonne vie ! »
« Ruri-chan… Oui, oui ! Je le ferai certainement ! » Mitsuki regarda sa meilleure amie, qui était venue ici au milieu de la nuit juste pour la voir partir comme ça, et lui montra le plus grand sourire qu’elle pouvait avoir.
Le visage de Ruri était aussi couvert de larmes, elle avait dû être poussée à ça en voyant la mère et le père de Mitsuki s’effondrer en pleurant. Malgré cela, elle avait affiché son sourire espiègle caractéristique et avait fait un signe à Mitsuki avec le pouce en l’air.
« Quand tu auras des enfants, assure-toi de m’envoyer des photos. »
« Quoi ? Tu vas trop loin, Ruri-chan ! »
« Qu’est-ce que tu dis ? » Ruri sourit. « Yuuto-san est comme un roi là-bas. Si tu dois être sa reine, avoir un bébé tout de suite pour assurer le prochain héritier est un de tes rôles, non ? »
« Y-Yggdrasil ne fait pas de succession par la lignée du sang… »
« Hein ? Attends, vraiment ? » Ruri avait penché la tête sur le côté, perplexe.
En y repensant maintenant, Mitsuki se souvient que Ruri avait été distraite ou endormie chaque fois qu’il y avait eu des discussions sur les détails les plus fins d’Yggdrasil.
« Attends un peu, Mitsuki, » dit Ruri avec confiance. « Je vais aussi me trouver un petit ami génial, aussi cool que ton “Yuu-kun”. Je t’enverrai des photos quand ce sera fait. »
« Ah ha ha ! Je suis impatiente de voir ça. »
« Mitsuki ! Prends soin de toi, » ajouta Ruri, qui semblait un peu étouffée.
« Oui, toi aussi, Ruri-chan, » Mitsuki avait pris une profonde inspiration. « Très bien, alors. Je vais y aller maintenant. »
Elle ne voulait pas dire adieu, mais elle parvint tout de même à sortir les mots, et se baissa pour ramasser le sac à dos posé à ses pieds et l’enfiler.
Il était trop grand pour sa petite taille, et semblait pouvoir l’écraser sous elle à tout moment. Il était bien rempli avec tout l’assortiment d’articles qu’elle avait achetés en prévision de ce jour.
Mitsuki avait fait une dernière révérence à tout le monde, et s’était retournée pour partir.
Un peu plus loin devant elle se trouvait Yuuto, qui regardait dans sa direction, le visage froncé et l’air souffrant. Il portait également un grand et lourd sac à dos.
Plus loin, derrière Yuuto, se tenait son père, Tetsuhito. Il semblait que Yuuto avait aussi fini de faire ses derniers adieux.
Avec des pas lourds et légèrement instables sous le poids du sac, Mitsuki s’était dirigée vers Yuuto.
« Désolée de t’avoir fait attendre. »
« … Es-tu vraiment d’accord avec ça ? » dit Yuuto tranquillement, en jetant un regard à la famille de Mitsuki. « Tu peux toujours faire marche arrière, tu sais. »
« Non, je vais bien. » Mitsuki avait essuyé ses yeux avec sa manche et avait fait un visage courageux, se forçant à regarder devant elle.
Son regard se posa sur le petit sanctuaire Shinto usé et partiellement pourri situé devant eux. Tout avait commencé ici il y a trois ans, lorsqu’ils étaient venus ici pendant une épreuve pour tester leur courage.
Ils avaient tous deux fait leurs adieux. Il ne restait plus qu’à attendre que le rituel d’invocation à Yggdrasil commence, puis, lorsque le moment serait venu, à regarder dans le miroir divin en utilisant un miroir opposé.
« Bon, alors. Je vais leur dire de commencer le rituel de leur côté. » Yuuto sortit un nouveau smartphone, et le plaça à son oreille.
C’était un nouveau modèle qu’il avait acheté il y a une semaine. Il était censé être équipé des derniers écrans LCD et l’autonomie de la batterie était incroyablement meilleure que celle des modèles précédents.
Ils s’étaient assurés d’acheter des batteries solaires de grande capacité, de sorte que leur situation en matière de batteries de l’autre côté était sûre d’être radicalement améliorée, mais il n’en restait pas moins que leur puissance avait une limite stricte.
Yuuto avait décidé d’acheter le nouveau téléphone, à la durée de vie plus longue, pensant qu’il valait mieux l’avoir que pas, juste en cas d’imprévu.
« Félicia ? Est-ce que tout est prêt là-bas ? … D’accord, alors vas-y et commence. »
C’était ça.
Dans quelques instants, Mitsuki quittera pour toujours le Japon, le pays où elle était née et avait grandi.
À l’instant où cette pensée lui avait traversé l’esprit, l’anxiété avait soudainement commencé à monter en elle.
Pourrait-elle supporter de ne plus jamais voir ses parents ? Pourrait-elle vraiment se débrouiller dans ce pays étranger qu’elle n’avait jamais vu et dont elle ne comprenait pas la langue ?
Elle savait qu’il était un peu tard pour avoir peur, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Mais elle ne pouvait pas non plus faire demi-tour.
« Très bien… Mitsuki. » Yuuto s’était tourné vers elle et lui avait tendu la main.
« D’accord ! » Avec un hochement de tête enthousiaste, Mitsuki avait saisi la main de Yuuto et avait regardé l’écran du smartphone qu’il tenait.
L’application caméra était déjà active, et le cadre était centré sur Yuuto et Mitsuki, leurs expressions raides et nerveuses. Centré entre eux, le miroir divin captait la lumière de la lune et émettait une lueur étrange.
(ᚠᛟᛉ ᛟᛋᛋ ᛋᛖᚷᛖᛉᛜ)
Tout à coup, Mitsuki avait entendu une voix de femme, belle et claire comme une cloche, qui semblait résonner au loin. C’était une voix qu’elle avait entendue plusieurs fois auparavant, en arrière-plan pendant ses conversations téléphoniques avec Yuuto.
Ohh, alors ça doit être la voix de Félicia, avait-elle pensé. Puis l’image d’une femme s’était matérialisée dans son esprit.
Même si elle continuait à regarder l’image d’elle-même et de Yuuto sur l’écran du smartphone dans la réalité, c’était comme si elle regardait simultanément une scène différente avec l’œil de son esprit. C’était une sensation très étrange.
La femme dans son esprit portait un diadème doré finement travaillé et décoré par endroits de gemmes, ainsi qu’une tenue d’un blanc pur qui rappelait à Mitsuki les robes d’un ange. Elle était complètement absorbée par l’exécution d’une sorte de danse.
« Wow, elle est si jolie… » Mitsuki avait chuchoté et avait laissé échapper un souffle qu’elle n’avait pas réalisé avoir retenu.
Elle avait déjà vu des images de Félicia, sur des photos que Yuuto lui avait envoyées, mais ce n’était rien comparé au fait de voir sa silhouette glamour en vrai comme ça.
(ᚷᚢᛞ, ᛋᛖᚷᛖᛉᛜ ᚦᛁᛚᛚ ᛟᛋᛋ !)
La voix avait résonné dans son esprit à nouveau, beaucoup plus clairement qu’avant.
La vision de Mitsuki dans le monde réel avait commencé à vaciller.
Il semblait que le rituel d’invocation allait fonctionner.
Ils n’avaient pas vraiment compris la méthode exacte pour voyager du Japon du 21ème siècle à Yggdrasil, donc ils avaient essayé de reproduire le plus fidèlement possible les mêmes événements qui avaient conduit à l’invocation de Yuuto la dernière fois.
La perspective de s’en remettre simplement à cette vague méthode avait laissé Yuuto inquiet, argumentant : « Alors que faisons-nous si ça ne marche pas !? » Il y avait toujours la menace des Clans de la Foudre et de la Panthère, après tout, et il était désespéré d’arriver à Yggdrasil aussi vite que possible.
Heureusement, il semblait qu’il n’aurait pas à s’inquiéter à ce sujet.
***
Partie 2
« Hein !? » Mitsuki s’écria de surprise en sentant disparaître la sensation de la main de Yuuto dans la sienne.
Elle avait serré sa main fermement, déterminée à ne pas la lâcher quoi qu’il arrive, et pourtant c’était comme s’ils avaient été séparés en un instant. Comme s’il avait disparu.
« Yuu-kun… ! » Paniquée, Mitsuki s’était retournée pour regarder dans la direction de Yuuto.
« Mitsuki ! » Yuuto avait crié son nom, son visage était en état de choc. Sa voix semblait lointaine. Sa silhouette semblait floue et faible.
Sans même réfléchir, Mitsuki avait, par réflexe, tendu la main vers lui.
Yuuto se tendit aussi, et attrapa sa main… et sa main glissa à travers la sienne.
« Quoi ? Mitsuki, tes yeux… ! »
Yuuto disait quelque chose, mais c’était trop faible pour l’entendre clairement. Sa silhouette se brouillait et s’estompait…
… et la vision de Mitsuki était devenue sombre.
Quand Mitsuki avait retrouvé la vue, la première chose qu’elle avait vue était un miroir à l’aspect familier.
Sa surface était soigneusement polie et ne contenait pas un grain de rouille, mais sinon sa forme et son apparence étaient exactement les mêmes que celles du miroir divin transmis de génération en génération dans la famille de Mitsuki.
Le miroir était enchâssé sur un autel rectangulaire entouré de torches, ainsi que ce qui ressemblait à des idoles d’argile.
Mitsuki avait senti un groupe de personnes derrière elle, chuchotant entre elles, et s’était retournée pour voir une foule de plusieurs dizaines de personnes.
« Ah… ! » Mitsuki ne put s’empêcher de sursauter et de se crisper instinctivement, c’était un grand groupe, et ils étaient tous clairement étrangers, avec des traits ciselés et des cheveux blonds et bruns. Mais ils semblaient tout aussi surpris par elle, peut-être même plus.
Les yeux écarquillés, ils l’avaient tous regardée fixement, puis avaient commencé à regarder autour d’eux nerveusement. C’était comme s’ils cherchaient quelqu’un.
« Ah, c’est vrai ! Et pour Yuu-kun !? » Mitsuki avait également commencé à regarder frénétiquement autour d’elle, à la recherche de l’ami d’enfance qui aurait dû être convoqué à ses côtés.
La pièce dans laquelle ils se trouvaient était à peu près de la taille d’un petit gymnase d’école, mais il n’y avait aucun signe d’une personne aux cheveux noirs foncés.
Mitsuki avait baissé les yeux sur la paume de sa main droite.
Jusqu’au dernier moment, sa main avait été jointe à celle de Yuuto. Mais maintenant, elle était vide.
Ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose.
« Suis-je… venue ici seule ? » Alors que les mots quittaient sa bouche, Mitsuki pouvait sentir le sang s’écouler hors de son visage.
Elle avait prévu la possibilité que seul Yuuto soit invoqué, ou que ça échoue et qu’aucun d’eux ne le soit. Mais elle n’avait pas envisagé le scénario où elle serait invoquée seule.
« Attendez, non, ce n’est pas possible… » Mitsuki avait commencé à paniquer. Qu’était-elle censée faire, seule dans un monde où elle ne pouvait même pas communiquer avec qui que ce soit ?
« Mitsuki ᛋᛃᛋᚦᛖᛉ ? » Une femme l’avait appelée, la même femme qu’elle avait vue dans sa vision plus tôt — Félicia.
C’était la première fois qu’elles se rencontraient face à face, mais elle avait beaucoup entendu parler de Félicia par Yuuto. Le fait de voir quelqu’un qu’elle connaissait lui avait permis de retrouver un peu de calme.
« Ah, oui ! O-oui, c’est vrai. Je suis Mitsuki. Je suis Mitsuki. » Elle avait répété son propre nom, en se montrant du doigt.
Félicia hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris, puis répondit par une question. « Yuuto ᛒᛉᛟᛉ ? »
Elle utilisait le mot « Yuuto », donc Mitsuki avait compris qu’elle devait demander ce qui lui était arrivé.
C’était aussi la question à laquelle Mitsuki voulait le plus répondre en ce moment.
« Oh, c’est vrai ! » Mitsuki s’était exclamée.
Si elle ne le savait pas, elle devait juste lui demander elle-même. Si elle était à côté de ce miroir divin, elle pourrait contacter le monde du Japon moderne.
Elle était un peu gênée que sa panique lui ait fait mettre si longtemps à s’en souvenir.
« Euh, voyons voir, smartphone, smartphone… » Elle avait essayé de plonger la main dans son sac pour le récupérer, mais l’énorme sac à dos sur son dos faisait en sorte que ses bras ne pouvaient tout juste pas l’atteindre.
Elle laissa tomber le lourd paquet, et reprit le sac à main pour chercher le téléphone.
Taaaa ! Ta la laaaa !
Une vieille mélodie familière était parvenue à ses oreilles. C’était une chanson qui avait été populaire il y a un peu plus de trois ans, elle se souvenait que Yuuto l’avait choisie comme sonnerie à l’époque.
Mitsuki s’était tournée dans la direction du son pour voir une fille aux cheveux argentés.
« Félicia, » dit la fille aux cheveux argentés.
Elle avait un air dur et vaillant. En appelant le nom de Félicia, elle avait montré un objet que Mitsuki avait reconnu immédiatement.
C’était un modèle de smartphone un peu plus ancien, celui que Yuuto avait utilisé il y a trois ans. Son écran était un peu petit pour sa taille, et il était un peu plus épais que les téléphones qu’elle avait l’habitude de voir de nos jours.
« ᛒᛉᛟᛉ !? » Félicia avait couru vers la fille aux cheveux argentés et avait pris le téléphone, le plaçant à son oreille. Elle avait crié dans des mots que Mitsuki n’avait pas compris. La personne à l’autre bout du fil devait être Yuuto.
Mitsuki pouvait facilement dire à quel point Félicia devait être inquiète à cause de son ton, même sans comprendre les mots eux-mêmes.
C’était probablement naturel. Yuuto était la personne que le Clan du Loup voulait absolument récupérer, mais ils n’avaient pas réussi à invoquer l’homme lui-même, et n’avaient eu que son passager supplémentaire. Bien sûr, ils étaient confus.
Mitsuki elle-même avait ressenti la même chose, remplie d’effroi à l’idée de ce qui allait se passer maintenant.
Son anxiété était encore aggravée par les regards étranges que lui lançait la foule, et leurs voix dans une langue qui n’avait aucun sens pour elle.
« Mitsuki ᛋᛃᛋᚦᛖᛉ. » Félicia se tourna vers Mitsuki, qui l’avait nerveusement regardée parler avec Yuuto, et lui tendit le smartphone.
Sans réfléchir, Mitsuki l’avait arraché de ses mains.
« Yuu-kun !? » avait-elle crié.
« Hé, c’est Mitsuki ? Oui, c’est moi. Je ne sais pas pourquoi, mais on dirait que tu es la seule à avoir été convoquée. »
Yuuto lui répondit d’une voix beaucoup plus calme que la sienne. Peut-être était-ce parce qu’il avait eu l’occasion de parler d’abord avec Félicia et de prendre le contrôle de la situation.
« Il se pourrait que Félicia n’ait assez de puissance magique que pour invoquer une personne à la fois. Elle va refaire le rituel de la Gleipnir pour nous, alors reste tranquille un moment, d’accord ? »
« O-okay. » Mitsuki avait hoché la tête, et avait expiré avec soulagement.
L’idée d’être toute seule dans ce monde étranger était terrifiante.
Au moins, ils savaient maintenant que l’exécution du rituel de Gleipnir de cette façon avait fonctionné pour amener quelqu’un du Japon moderne à Yggdrasil.
Dans ce cas, on peut supposer que la prochaine invocation de Yuuto sera une tâche facile…
« Oh, c’est vrai, ce soir c’est la pleine lune. »
Debout sur sa terrasse, le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr, regarda le ciel et se dit à haute voix, comme s’il venait de se souvenir.
La lumière de la lune qui éclairait son visage faisait scintiller le masque noir de jais qui en recouvrait la moitié supérieure. Ce masque étrange lui avait valu le surnom de Grímnir, le Seigneur Masqué parmi les gens de la région, un nom sous lequel il était largement craint.
S’occuper des conséquences de la grande bataille de Gashina l’avait tenu incroyablement occupé pendant la dernière moitié du mois, à tel point qu’il avait même perdu la trace de la date du calendrier.
« Sigyn ! » Hveðrungr appela sa femme, qui attendait à proximité. Son regard et son ton étaient froids, bien plus froids que ce que l’on pourrait attendre d’un mari appelant sa femme.
Cette femme l’avait loué et défendu alors qu’il n’était encore qu’un étranger pour elle et son clan, et après avoir aidé à son ascension au pouvoir, elle lui avait été dévouée, il lui devait sûrement une dette extraordinaire pour cela.
Cependant, cette femme avait également utilisé son pouvoir pour expulser de ce monde l’homme que Hveðrungr avait juré à maintes reprises de tuer de ses propres mains. Maintenant, il était dans un endroit hors de portée.
Son geste semblait déclarer que Hveðrungr n’était pas de taille pour Yuuto. Sa femme, parmi tous les autres, avait fait ça. Il ne pouvait pas le lui pardonner.
Franchement, il pourrait la découper en morceaux et ne serait toujours pas satisfait, mais elle était aussi la précédente dirigeante de ce clan, et celle qui l’avait publiquement nommé comme son successeur. S’il faisait ce qu’il voulait, il savait qu’il perdrait son pouvoir d’unifier le Clan de la Panthère sous son règne.
Cela dit, il n’était plus d’humeur à partager un lit avec cette femme. Leur relation s’était donc refroidie et s’était irrémédiablement effondrée.
« Qu’y a-t-il, Rungr ? » La réponse de Sigyn était aussi froide.
Comme toujours, sa tenue révélatrice ne cachait rien de la beauté de sa peau brune ni de ses formes sulfureuses, mais sa grâce sensuelle habituelle était étouffée par son expression sombre.
« Quelles sont les chances que Yuuto puisse revenir dans ce monde ce soir ? » demanda Hveðrungr. « Est-ce vraiment impossible ? »
Il est vrai qu’il y a deux ans, Yuuto ne souhaitait que retourner dans son pays natal. Mais les gens changent.
Yuuto était maintenant l’un des grands souverains de l’ouest d’Yggdrasil, et avait obtenu une grande richesse et un grand pouvoir. Ses coffres étaient remplis d’or, d’argent et de trésors, il avait le privilège de pouvoir choisir de belles femmes pour le servir à son gré chaque nuit, et tout le monde sous ses ordres s’agenouillait à ses pieds et suivait ses ordres.
Après être devenu un homme vivant une vie au sommet, une vie dont les autres ne pouvaient que rêver, il semblait impossible d’envisager que Yuuto puisse si facilement jeter tout cela.
Et le Clan du Loup, quant à lui, désirait sûrement bénéficier encore plus des connaissances qu’il pouvait leur apporter, car elles leur avaient apporté tant de gloire et de prospérité.
Ainsi, ce soir étant la pleine lune, sa petite sœur Félicia pourrait très bien être en train d’accomplir le rituel d’invocation une fois de plus.
« Aucune chance. » Sigyn avait répondu sans détour et fermement, abattant le mince espoir de Hveðrungr comme si elle avait coupé un fil. « Le prêtre impérial Alexis m’a parlé de l’utilisatrice de seiðr du Clan du Loup, et de son pouvoir. C’est bien plus faible que ce que j’ai. Je suis la Sorcière de Miðgarðr, et j’ai versé ma vie et mon âme dans le façonnage du Fimbulvetr — elle ne sera jamais capable de le surmonter. »
***
Chapitre 3 : Acte 3
Partie 1
« Donc… ce n’était pas un rêve…, » allongée sur un lit dur, Mitsuki leva les yeux vers le plafond jaune-brun inconnu au-dessus d’elle, et poussa un long soupir.
La nuit dernière, ils avaient effectué le rituel de la Gleipnir deux fois de plus, mais n’avaient toujours pas réussi à invoquer Yuuto.
Félicia s’était évanouie alors qu’elle terminait l’incantation du sort lors du troisième essai, elle avait sûrement épuisé toutes ses forces mentales. À ce moment-là, il n’y avait pas d’autre choix que d’arrêter ça pour la nuit.
Après cela, Mitsuki avait réussi à échanger quelques mots avec Yuuto et ses parents, mais elle ne s’en souvenait pas très bien. Le choc de la situation avait recouvré son esprit d’un brouillard dense.
La partie dont elle se souvenait clairement, c’est qu’on lui avait dit que la prochaine invocation devrait avoir lieu lors de la prochaine pleine lune — en d’autres termes, dans presque un mois.
Et de plus, il n’y avait aucune garantie que Yuuto puisse arriver à Yggdrasil même à ce moment-là.
En fait, d’après les résultats obtenus cette fois-ci, il était plus facile de supposer que les chances de l’invoquer avec succès étaient plutôt faibles.
Il devait y avoir une sorte de cause, un facteur les empêchant d’invoquer Yuuto. Jusqu’à ce qu’ils s’occupent de ce problème, Mitsuki allait rester seule à Yggdrasil.
Il y avait une chance qu’elle puisse même être seule ici jusqu’au jour de sa mort…
Tout son corps s’était mis à trembler, et elle avait senti ses dents claquer. Elle avait senti des larmes couler sur son visage, l’une après l’autre.
« Mitsuki ᛋᛃᛋᚦᛖᛉ. » Une voix l’avait appelée depuis l’extérieur de sa chambre.
« Ah… oui ? » Mitsuki s’était empressée d’essuyer ses larmes et de répondre du mieux qu’elle le pouvait.
En plus, elle était la femme fiancée au patriarche du Clan du Loup. Si elle se laissait voir en train de sangloter pathétiquement dès son premier jour ici, ce serait la honte pour Yuuto.
« ᛞᚢ ᛟᚠᛟᛉᛋᚲᚨᛗᛞ. » Sur ces mots inintelligibles, Félicia était entrée dans la pièce.
En la voyant de si près, Mitsuki s’était encore une fois trouvée en admiration devant sa beauté.
Avec quelqu’un comme elle qui cherchait toujours à obtenir son affection, c’était un miracle que Yuuto ait pu garder le contrôle de lui-même pendant tout ce temps. Mitsuki était une fille, et même elle se sentait un peu étourdie par la présence séduisante de cette femme.
« ᚷᛟᛞ ᛗᛟᛉᚷᛟᛜ. » Félicia s’était adressée à elle avec un sourire, mais bien sûr, Mitsuki n’avait aucune idée de ce qu’elle disait.
Cela lui donnait une idée réelle de la difficulté que cela avait dû représenter pour Yuuto il y a trois ans. Elle le savait déjà, mais maintenant qu’elle en faisait l’expérience, elle devait admettre que c’était bien pire que ce qu’elle avait imaginé.
Même la communication la plus basique était une tâche laborieuse, et le stress qui en découlait n’était pas une blague.
Mitsuki s’était retrouvée désemparée, se demandant si elle serait vraiment capable de continuer comme ça… et puis ses pensées avaient été interrompues par la mélodie d’une belle chanson.
« Hein ? » Mitsuki leva les yeux pour voir Félicia qui lui souriait joyeusement.
« Grande sœur Mitsuki, pouvez-vous comprendre mes mots ? »
« Quoi ? Wôwaa ! » Mitsuki n’avait pas pu s’empêcher de crier de surprise. « O-Oui, je peux, je peux ! Mais qu’est-ce que c’est ? C’est tellement étrange ! »
Les mots qu’elle entendait dans ses propres oreilles n’étaient encore qu’une suite de syllabes dénuées de sens. Et pourtant, elle pouvait quand même comprendre ce qu’ils signifiaient.
Mitsuki était de plus en plus excitée par cette nouvelle sensation mystérieuse. Ce devait être un « galdr », cette magie de chanson dont elle avait entendu parler ! Ce qui signifiait que ce sort était « Connexions », qui permettait la communication entre des personnes de langues différentes.
« C’est merveilleux à entendre, » dit Félicia. « Permettez-moi de me présenter officiellement à vous. Je m’appelle Félicia, et je suis l’assistante du grand frère Yuuto et son adjudante militaire. »
Souriant doucement, Félicia s’était présentée avec une élégance toute féminine.
Mitsuki s’était soudain sentie terriblement enfantine de s’être laissée emporter par son excitation. Elle s’était redressée à la hâte et s’était inclinée poliment devant Félicia.
« Je m’appelle Mitsuki Shimoya. Je connais Yuuto depuis que nous sommes tout petits, et, hum… hum, maintenant, nous allons nous marier… »
« Oui, je le sais. Après trois ans, vous étiez enfin censée être ensemble avec lui, et pourtant, une fois de plus, j’ai fait en sorte que vous soyez séparés. C’est inexcusable, et je suis vraiment désolée. » Félicia avait incliné sa tête profondément, ses épaules tremblaient. Il était clair qu’elle ressentait une profonde honte personnelle.
Mitsuki se sentait peu encline à interroger Félicia dans cet état, mais il y avait quand même des questions qu’elle devait poser. « Hum, est-ce que vous pensez que Yuu-kun sera capable de venir ici ? »
La nuit dernière, Félicia s’était effondrée, donc Mitsuki n’avait pas encore eu l’occasion de demander pourquoi le rituel d’invocation avait échoué.
« Je suis venue vous voir ce matin afin de discuter de ce problème, » dit Félicia. « S’il vous plaît, si vous voulez bien me suivre… »
« Grande sœur Mitsuki, par ici, s’il vous plaît, » déclara Félicia.
« D-D’accord. »
Mitsuki avait été conduite dans une pièce, et à l’instant où elle avait franchi le seuil de la porte, les regards intenses de dizaines de personnes s’étaient braqués sur elle en même temps, et elle avait reculé par réflexe avec un « Ahh ! »
Presque toutes les personnes présentes dans la pièce possédaient des visages durs et grisonnants, et des yeux vifs et perçants. La pression était si intense qu’elle était reconnaissante d’avoir fait un tour aux toilettes avant.
Il y avait aussi quelques jeunes femmes dans la salle, mais toutes avaient aussi un air tendu et puissant.
Oh… oh… devrais-je me présenter à eux, ou leur dire une sorte de salut ? Mais… mais j’ai tellement peur que je ne peux même pas parler !
Elle avait l’impression d’entrer dans une scène d’un film de Yakuza, où les chefs endurcis de l’organisation étaient assis autour d’une table lors d’un conseil de clan. En tant que personne ordinaire, elle était complètement hors de son élément.
Alors qu’elle se tenait là, submergée par l’atmosphère de la pièce et figée sur place, la pièce s’était remplie d’un bruit de chaises qui s’entrechoquent alors que tout le monde se levait.
Ahh ! Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Mitsuki s’était rétractée et avait couvert son visage avec ses bras.
« Bonjour à vous, Mère ! » Un chœur de voix chaleureuses la salua, puis tout le monde s’inclina profondément devant elle.
« Eh ? Quoi !? » Mitsuki était restée stupéfaite, clignant des yeux dans la confusion. Elle ne pouvait pas comprendre ce qui se passait.
« Merci beaucoup d’être venue nous voir. » Un grand homme ressemblant à un ours, au fond de la pièce, s’adressa à Mitsuki avec un langage incroyablement poli. « Comme les choses étaient si confuses la nuit dernière, je n’ai pas été en mesure de faire une présentation appropriée, alors permettez-moi maintenant de vous souhaiter la bienvenue au nom de notre clan. Je suis Jörgen, le fils juré du Seigneur Yuuto, et le commandant en second du Clan du Loup. C’est un grand plaisir de faire votre connaissance. »
Le commandant en second était l’officier le plus haut gradé du clan, traité comme « l’aîné » en termes de dynamique du pouvoir familial du clan. Et en l’absence de Yuuto, il devait également assumer toute l’autorité et la responsabilité du patriarche.
Comme on pouvait s’y attendre de la part d’une personne jouant un rôle aussi important, l’homme possédait une intensité dans sa présence qui dépassait celle des autres personnes réunies dans la pièce.
Mitsuki avait eu le souffle coupé, mais elle s’était finalement ressaisie et avait redressé sa posture avant de répondre.
« Hum, hum, je suis M-Mitsuki Shimoya. Je suis ravie de vous rencontrer et j’espère que nous nous entendrons bien. » Elle avait rapidement incliné la tête plusieurs fois pendant qu’elle balbutiait son introduction.
Elle craignait qu’en agissant trop timidement, les autres ne la regardent de haut, mais elle n’était qu’une fille japonaise normale, et c’était la façon dont son corps réagissait par réflexe à la situation, et il était trop tard pour faire quoi que ce soit à ce sujet.
« Si vous le voulez bien, Mère, votre siège est juste là, » expliqua Jörgen en indiquant le siège à côté du sien.
« Ah, hum, oui. » Mitsuki avait hoché la tête, une fois de plus par réflexe. Mais elle grimaça en jetant un bon coup d’œil au siège.
La place de Mitsuki à la table était manifestement différente de celle des autres. C’était la seule chaise avec des accoudoirs, et elle avait un coussin rouge doux et des draperies. Cela ressemblait à un trône.
Et, bien sûr, il était juste à côté de Jörgen, l’homme au visage le plus féroce de la pièce.
Quel genre de torture est-ce là ? Mitsuki se demandait, mais elle n’avait pas le courage de parler et de demander un autre siège.
Elle abandonna et, se forçant à se tenir aussi grande que possible, fit de son mieux pour se diriger gracieusement vers son siège.
Alors que Mitsuki se dirigeait vers sa place à la table, elle pouvait sentir les hommes proches se crisper à son passage.
Il semblerait que ces gens étaient tous aussi nerveux qu’elle. Cette pensée rendait les choses un peu plus faciles pour elle.
Mais si elle avait réussi à rejoindre son siège, tout le monde dans la salle était resté debout.
Elle ne voulait pas s’asseoir toute seule, chose qui aurait été impolie, alors elle avait attendu, observant la pièce à la recherche d’un signe quelconque.
Félicia, qui la suivait de près, lui avait subtilement chuchoté à l’oreille : « Asseyez-vous, Grande Sœur Mitsuki. »
« Hein ? Mais je ne peux pas faire ça si tout le monde est debout. Ce ne serait pas correct. »
« Au contraire, Grande Sœur, vous êtes la personne de plus haut statut ici. Comment ceux d’entre nous qui sont en dessous de vous pourraient-ils s’asseoir alors que vous êtes encore debout ? »
« Ohhh, mais… » Mitsuki avait gémi nerveusement. « D’accord, je comprends. »
Je dois le faire. C’est leur coutume, se dit-elle, et bien que ce soit difficile, elle se força à s’asseoir la première.
Cependant, même après qu’elle l’ait fait, personne d’autre n’avait montré le moindre signe de volonté de s’asseoir.
Attends, qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que j’ai fait une erreur ? Intérieurement, elle avait commencé à craindre le pire.
« Grande Sœur, donnez à tout le monde l’ordre de s’asseoir, » chuchota Félicia.
Un autre murmure à son oreille, et une fois de plus, il lui donnait une tâche incroyablement difficile.
Elle était une jeune fille qui venait d’avoir seize ans, entourée d’une salle pleine d’adultes aux visages féroces et aux auras dominantes, et elle était censée donner des ordres à ces gens ? « Déraisonnable » serait un euphémisme.
Honnêtement, elle voulait demander si elle pouvait se dispenser de le faire, mais si elle ne le faisait pas, personne d’autre ne pourrait s’asseoir. Elle se sentirait certainement coupable de faire rester tout le monde debout pendant toute la réunion.
Mitsuki s’était ainsi résignée à la tâche et avait timidement pris la parole. « T-Tout le monde, s’il vous plaît prenez place. »
Elle avait gardé une voix douce et un ton poli, faisant de son mieux pour éviter que l’ordre ne paraisse trop autoritaire.
Mais malgré cela, tout le monde avait répondu par un puissant et fougueux « Oui, Mère !!! » et ils s’étaient rapidement assis.
Yuu-kun, à quel point ces gens te vénèrent-ils ? Elle se l’était demandée. Ils réagissaient comme ça même pour elle, sa fiancée.
Elle savait déjà que le statut de patriarche de Yuuto ressemblait à celui d’un roi, mais elle n’avait jamais imaginé qu’il était l’objet d’une loyauté et d’une dévotion aussi absolues.
Je vois. Ce doit être le genre de traitement que le fils d’un PDG reçoit de la part des employés de l’entreprise, se dit-elle avec désinvolture. Je parie que c’est pour ça que ce genre de personnes finissent par penser qu’elles sont plus importantes que les autres, et qu’elles commencent à agir de manière hautaine.
Heureusement, les parents de Mitsuki n’avaient pas élevé une imbécile. Elle savait que ces gens ne lui montraient pas ce respect à cause de ce qu’elle avait fait.
Elle avait compris que ce n’était pas du respect pour elle, en réalité : quand ils la regardaient, ils voyaient Yuuto, qu’elle représentait, comme s’il se tenait derrière elle. Ils étaient déférents envers lui.
« Jörgen, je vous laisse le reste, » dit poliment Mitsuki. « S’il vous plaît, ne faites pas attention à moi et poursuivez la réunion. »
Après cet ordre poli, elle était restée silencieuse. Elle venait juste d’arriver, et ne savait pas comment les choses fonctionnaient ici.
***
Partie 2
Elle avait une tonne de questions à poser sur Yuuto, mais elle faisait de son mieux pour réprimer ses sentiments d’impatience. Ce ne serait pas bon pour elle d’intervenir et de prendre le contrôle de la discussion maintenant.
On pourrait dire que le jugement de Mitsuki ici était le fruit de ses préparatifs avant de venir à Yggdrasil. Une fois qu’elle s’était engagée à épouser Yuuto — et, par conséquent, à devenir la femme d’un patriarche de clan — elle avait fait des recherches sur diverses épouses célèbres (et infâmes) de l’histoire japonaise et chinoise, pour servir d’exemples.
« Merci, » dit Jörgen. « Dans ce cas, j’aimerais commencer cette réunion du conseil. Je remercie sincèrement toutes les personnes présentes d’être venues si tôt le matin. »
Il se leva de sa chaise et, après s’être adressé aux membres assis, s’inclina une fois devant eux.
« Je suis sûr que tout le monde ici veut savoir la même chose… Tante Félicia. Comme tu as pratiqué le rite, j’aimerais que tu nous racontes ce qui s’est passé hier soir. »
« Oui. » Félicia s’était levée.
Les yeux de tout le monde s’étaient fixés sur elle. Peu de ces regards étaient amicaux ou encourageants, en fait, il semblait que la majorité la regardait avec des reproches dans les yeux.
Au milieu de tous ces regards critiques, Félicia avait affirmé son point de vue avec fermeté. « En ce qui concerne le rite d’invocation lui-même, je crois que toutes les étapes ont été effectuées sans erreur ou oubli, et que ce n’était pas le problème. La convocation de la Grande Soeur Mitsuki en est la preuve. »
Plusieurs des membres du clan assis avaient froncé les sourcils et leurs regards s’étaient durcis.
Comme pour parler en leur nom, un homme âgé aux cheveux blancs cracha : « Il n’y a donc aucune faute de votre part, est-ce ce que vous essayez de dire ? Mais le fait est que vous n’avez pas pu invoquer le seigneur Yuuto ! »
« Grand-oncle Bruno, s’il vous plaît, » intervint Jörgen. « Je pense qu’il pourrait être difficile pour tante Félicia de parler librement si vous êtes si conflictuel avec elle. »
Mais l’homme à la langue acérée appelé Bruno n’avait pas reculé. « Vous êtes trop mou, commandant en second ! Cette femme ne comprend pas la gravité de la situation. Après l’énorme défaite de Gashina, et alors que le seigneur Yuuto est introuvable, l’inquiétude gagne les soldats et les citoyens. Les Clans de la Panthère et de la Foudre ont forgé une alliance avec le Serment du Calice de la Fraternité. Vous savez à quel point il sera dangereux pour le Seigneur Yuuto de rester absent plus longtemps… »
« Héhé. » Jörgen avait souri.
« Vous trouvez ça drôle ? »
« Ah, non, non, pardonnez mon impolitesse, grand-oncle, » dit rapidement Jörgen. « C’est juste que, en entendant ces mots de votre part, alors que vous étiez autrefois si opposé à ce que Père assume la position de patriarche… les choses ont vraiment une façon de changer avec le temps. »
« Pourquoi remontez-vous ça maintenant !? » Bruno lui avait répondu. « Et même à l’époque, j’agissais dans ce que je croyais être le meilleur intérêt du Clan du Loup… Maintenant, je le vois comme le pilier central du Clan du Loup, quelqu’un dont nous ne pouvons pas nous passer ! »
« Oui, oui, je sais, » dit Jörgen. « C’est une raison de plus pour laquelle nous ne pouvons pas nous permettre un autre échec, et nous devons donc rester calmes et laisser tante Félicia parler. Sinon, nous n’aurons rien sur quoi baser nos plans. »
« Grr… ! Bien. » Bruno grogna et fit une grimace aussi amère que s’il avait avalé un insecte, puis acquiesça à contrecœur.
Mitsuki avait eu le sentiment que Bruno avait dit la vérité, du moins de son point de vue. Peut-être même que cet homme était tourmenté par des sentiments d’anxiété et de malaise.
Et à en juger par le nombre de regards hostiles dirigés vers Félicia, il n’était probablement pas le seul. C’était potentiellement vrai pour beaucoup de personnes ici.
La situation ici pourrait être beaucoup plus grave que ce que Mitsuki avait initialement pensé.
Après avoir confirmé que les choses s’étaient calmées, Félicia avait repris la parole. « Est-ce que je peux continuer ? »
« Oui, vas-y. » Jörgen lui avait fait signe de le faire.
Félicia avait hoché la tête. « Il y a quelque chose que j’ai remarqué lors de la première exécution du rite, que j’ai pensé être juste un malentendu de ma part, mais lors des deuxième et troisième tentatives, je l’ai ressenti beaucoup plus clairement. »
« Hmm, continue. »
« Quand j’ai lancé la Gleipnir, j’ai vraiment senti qu’il s’accrochait à quelque chose. Cependant, l’instant d’après, elle a été repoussée, puis s’est dissoute comme si elle avait été annulée. »
« Alors, veux-tu dire que quelqu’un d’autre s’en mêlait ? »
« Oui. Je pense que c’est le Fimbulvetr de Sigyn, qui a annulé mon précédent Gleipnir. Je crois que les effets de ce sort peuvent encore être actifs. »
Jörgen avait fait claquer sa langue en signe d’irritation. « Tch. Je vois. Alors c’est ça. » Il avait pratiquement craché les mots avec dégoût. « En d’autres termes, même si nous effectuons le rite d’invocation à la prochaine pleine lune, il est fort probable qu’il soit à nouveau bloqué par Fimbulvetr et qu’il échoue. N’est-ce pas ? »
« … Oui, malheureusement. Mon pouvoir en tant qu’utilisateur de seiðr est très, très inférieur à celui de Sigyn. La nuit dernière n’a fait que me faire prendre conscience de cette grande différence de pouvoir entre nous. Je ne pense pas qu’il me soit possible de briser la puissance de son sort. »
« Vous ne pensez pas que c’est possible ? » rugit Bruno. « Ne nous faites pas ce coup-là ! Comment pouvez-vous parler de cela avec autant de légèreté ? Vous devez le faire ! Si le sort de l’ennemi vous bloque, alors faites preuve d’un peu de volonté et passez au travers ! »
Une fois de plus, Bruno avait bombardé Félicia de cris de colère, sa voix grondant.
Quelques-uns des autres officiers du Clan du Loup avaient aussi crié, suivant l’exemple de Bruno.
« O-Oui, c’est ça ! »
« Vous ne pouvez pas vous en sortir en disant simplement que vous ne pouvez pas le faire ! Le destin du Clan du Loup lui-même en dépend ! »
Il est vrai qu’en ce moment même, la menace militaire des Clans de la Panthère et de la Foudre se pressait sur eux. À ce stade avancé, ils ne pouvaient peut-être pas se permettre d’accepter la parole de Félicia selon laquelle elle était incapable de convoquer Yuuto.
Soudain, une voix froide avait tranché le brouhaha comme un couteau.
« Si vous comprenez à quel point c’est sérieux et que vous ne faites que parler de choses stupides comme la “volonté” et la “détermination”, alors fermez votre bouche. Vous nous faites perdre notre temps. »
C’était Sigrun.
Ses remarques à l’égard de son grand-oncle juré étaient si clairement insultantes qu’elles avaient instantanément provoqué un silence dans la salle.
« Espèce de petit… ! Tu oses me parler de cette façon, ma fille !? » Le visage de Bruno se tordit d’indignation alors qu’il commençait à la réprimander, mais Sigrun lui rendit la monnaie de sa pièce.
« Oh, la ferme ! Tu sais qu’il est impossible que Félicia n’ait pas fait tout ce qui était en son pouvoir ! N’as-tu pas vu par toi-même, hier soir, comment elle a continué jusqu’à ce qu’elle s’effondre !? »
Bien sûr, maintenant que Bruno s’était fait parler de façon si irrespectueuse par une fille d’un rang inférieur au sien, il ne pouvait plus reculer, de peur de perdre la face.
Ils s’étaient lancé des regards furieux, et des étincelles avaient semblé jaillir entre eux.
« R-Rún, je suis heureuse que tu veuilles me défendre, mais…, » dit Félicia nerveusement.
« Oui, c’était une façon bien trop grossière d’agir envers ton grand-oncle, Sigrun », avait coupé Jörgen. « Excuse-toi. »
Aucun des deux ne semblait vouloir laisser ce conflit se poursuivre.
La raison pour laquelle seule Sigrun était réprimandée était que, selon les coutumes officielles du clan, Bruno avait un statut beaucoup plus élevé qu’elle dans « l’arbre généalogique », en tant que grand-oncle.
La majorité des personnes présentes dans la salle de réunion lançaient des regards réprobateurs à Sigrun.
Toutefois, il y avait des exceptions.
« Il se trouve que je suis d’accord avec l’opinion de Grande Soeur Sigrun. » Une petite fille, dont l’apparence détonnait avec cette assemblée d’officiers de clan à l’allure féroce, se moqua de ça. « Par un calcul et une préparation minutieuse, on gagne la bataille à dessein. C’est ainsi que fonctionne mon père biologique Botvid, et c’est aussi l’idéal de Père. Exiger que l’on se contente de la volonté est la déclaration d’un imbécile. »
« Comment oses-tu parler ainsi ! » rugit Bruno. « Tu es peut-être la fille du patriarche de la Griffe, mais ici tu n’es rien de plus qu’un nouveau venu de bas rang ! »
« Je dirais à peu près la même chose de vous, quelqu’un qui est loin d’être le fidèle subordonné de Père, » ricana Kristina. « Après tout ce temps, vous n’avez toujours pas échangé le Serment du Calice avec lui, à quelque titre que ce soit. En tant que branche morte de cette famille, veuillez vous abstenir de nous interrompre toutes les quelques secondes, si vous le pouvez. Cela ralentit vraiment notre discussion. »
« Quoi !? » Cela semblait être trop pour Bruno, et il avait regardé Kristina avec indignation, mais elle lui avait juste souri froidement et n’avait rien dit.
À côté d’elle, Albertina se tenait debout, les deux mains sur la bouche, jetant un regard inquiet entre les deux individus, qui se dévisageaient.
Wôw, ça devient vraiment désagréable, pensa Mitsuki. Si Yuuto n’arrive pas bientôt, il pourrait vraiment y avoir une sorte de division interne dans le clan.
C’était déchirant à regarder, mais elle ne pouvait rien faire d’autre que de regarder tranquillement et de voir où les choses allaient aller.
Elle avait déjà entendu le dicton « Rassemblez trois personnes et vous obtiendrez une division en factions », et ce qu’elle avait vu jusqu’à aujourd’hui lui indiquait que le Clan du Loup n’était certainement pas une organisation monolithique.
D’un autre côté, elle pouvait ressentir la même loyauté absolue envers Yuuto de la part de tout le monde ici en ce moment.
Peut-être que la présence de Yuuto avait été si importante et si influente qu’elle avait permis à tout le monde de rester soudé jusqu’à maintenant.
« Ahem. » Jörgen s’était éclairci la gorge et s’était tourné vers Félicia, reprenant la discussion. « Peu importe, continuons. Tante Félicia. »
Son comportement était tout à fait ce que l’on attend d’un commandant en second d’une organisation.
« Je n’ai aucune raison de douter que tu aies utilisé toutes tes capacités la nuit dernière, » continua Jörgen. « Cependant, la situation actuelle du Clan du Loup signifie que l’échec ne sera pas une excuse pour toi, ni pour nous. N’y a-t-il rien que nous puissions faire à ce sujet ? »
« Comme je l’ai expliqué il y a quelques instants, l’écart de pouvoir entre Sigyn et moi est trop important. Je serais prête à sacrifier même ma vie si cela pouvait faire la différence. Mais… »
Félicia se mordit la lèvre inférieure, visiblement frustrée au-delà des mots. Ses épaules et ses poings serrés tremblaient.
Tout le monde savait que cette femme était l’amie et la conseillère la plus fiable de Yuuto. Et Mitsuki avait l’impression, bien que ce ne soit encore qu’une supposition de sa part, que Félicia aimait aussi Yuuto de manière romantique.
***
Partie 3
Bruno avait grondé Félicia et mis en doute sa volonté, mais la vérité était que, de toutes les personnes présentes, celle qui avait le plus souhaité que l’invocation réussisse, et celle qui était la plus en colère contre Félicia pour cet échec, était probablement Félicia elle-même.
« Hé, euh, je ne vais pas vraiment comprendre les trucs compliqués sur la condition du Clan du Loup, mais…, » une fille aux cheveux roux à la table avait parlé avec hésitation, se grattant l’arrière de sa tête. « Est-ce que ça veut dire que si on arrive à mettre la main sur un utilisateur de seiðr aussi fort que Sigyn, on pourra récupérer Yuuto ? »
Mitsuki n’avait pas encore été présentée à la fille aux cheveux rouges, mais elle avait vu le visage de la fille sur certaines des photos que Yuuto lui avait envoyées.
Il s’agissait d’Ingrid, avec qui Yuuto avait travaillé pour créer une variété d’armes et d’outils pour le clan. Elle était connue sous le nom de l’Enfanteuse de Lames, Ívaldi, d’après sa rune du même nom.
Le visage de Félicia ne s’était pas éclairci en entendant la suggestion d’Ingrid. « C’est théoriquement possible. Cependant, ceux qui peuvent utiliser la magie seiðr sont déjà rares. Si nous parlons de ceux qui sont égaux ou plus forts que Sigyn, alors… »
« Vous pourriez fouiller tout Yggdrasil et en trouver moins que vous ne pourriez en compter sur les doigts d’une main, » termina Kristina. « Et dans cette région, je ne pense pas que nous en trouverions du tout. »
Kristina était la fille responsable de la collecte de renseignements du Clan du Loup. De plus, elle avait déjà fait des recherches sur des utilisateurs importants de seiðr auparavant, à la demande de Yuuto. Aussi jeune soit-elle, ses paroles avaient un poids persuasif considérable.
« Oui, c’est vrai, » dit Félicia tranquillement. « Le seul qui me vient à l’esprit est… »
Elle avait fixé Mitsuki.
Mitsuki avait été en dehors de la conversation comme un simple observateur tout ce temps, donc l’attention soudaine l’avait un peu surprise.
Naturellement, Mitsuki ne pouvait pas utiliser de magie, seiðr ou autre. Alors, pourquoi Félicia la fixait-elle ? Après un moment, Mitsuki avait trouvé la réponse.
« Oh, c’est vrai, Rífa ! » Mitsuki avait tapé dans ses mains, se rappelant la fille qui était censée avoir exactement le même visage que le sien.
Dans ce monde, les runes et leur pouvoir étaient la preuve que l’on était choisi par les dieux comme Einherjar, et Rífa ne détenait pas une, mais deux runes. On disait qu’il n’y avait que deux personnes dans tout Yggdrasil avec deux runes, et en plus de cela, Rífa était spécifiquement une rare utilisatrice de seiðr d’une compétence et d’une puissance inégalées.
L’autre détenteur de runes jumelles, le patriarche du Clan de la Foudre Steinþórr, était censé être un homme d’une force ridicule. Il avait été entouré et attaqué par sept autres Einherjars et les avait tous combattus à lui seul. C’est dire à quel point les runes jumelles étaient puissantes. On pourrait penser que Rífa n’aurait sûrement aucun mal à briser un sort ennemi, même celui lancé par Sigyn, la sorcière de Miðgarðr.
« Lady Rífa ? Qu’est-ce qui est important chez Lady Rífa ? » demanda Jörgen, ne comprenant pas pourquoi ce nom était soudainement apparu.
En effet, les capacités et l’identité de Rífa avaient été gardées top secrètes afin d’éviter la confusion qu’entraînerait sa découverte. Seuls quelques privilégiés connaissaient la vérité.
Kristina soupira, puis prit la parole. « Père nous a interdit de dire quoi que ce soit, mais je suppose que c’est bon, maintenant. Rífa n’est rien d’autre qu’un pseudonyme qu’elle a utilisé, basé sur un surnom qui lui est cher. Son vrai nom est Sigrdrífa. »
« Quoi !? » Jörgen avait crié, ainsi que beaucoup d’autres personnes dans la pièce, et il y avait eu plusieurs halètements audibles.
Chaque personne dans Yggdrasil connaissait le nom de Sigrdrífa.
« V-Vous voulez dire, Sa Majesté Impériale, Þjóðann Sigrdrífa !? Vous voulez dire que c’était elle !? » Le cri de Jörgen était presque un hurlement.
« Précisément. » Kristina acquiesça lentement.
Les murmures agités dans la salle bondée étaient devenus encore plus nombreux.
Mitsuki savait qu’il était difficile de les blâmer pour leur choc face à la révélation. Après tout, Yuuto l’avait entendue se plaindre du comportement de la fille plus d’une fois.
Cette « princesse », trouble-fête socialement grossier, était en fait l’impératrice divine, la personne qui occupait la position de plus grande autorité et dignité historique dans tout Yggdrasil. En entendant une telle chose, il était difficile de ne pas être surpris.
« Pourquoi avez-vous gardé ce secret ? » cria Jörgen. « … Non, c’est vrai, c’était sur les ordres de Père. »
« Oui, alors je demande votre pardon. »
« Rrgh… alors c’est bon, » marmonna Jörgen. « Je peux en deviner les raisons générales. Si quelqu’un souhaite conquérir les terres d’Yggdrasil, alors capturer Sa Majesté serait la méthode la plus rapide et la plus directe pour atteindre ce but. Il y aurait sûrement des gens qui se présenteraient pour suggérer cela, si son identité était connue. Et en même temps, une telle chose pourrait facilement devenir le déclencheur de la guerre. Pour quelqu’un d’aussi opposé au conflit que Père, il aurait voulu que les choses restent pacifiques et peu compliquées. »
« C’est exactement comme vous l’avez supposé, » dit Kristina.
« Alors si c’est le cas, pourquoi l’avoir évoquée… ? Attendez… les runes jumelles !? » La compréhension s’était répandue sur le visage de Jörgen.
Il était largement connu à Yggdrasil que les runes jumelles du þjóðann étaient contenues dans les deux yeux, et qu’elles étaient transmises héréditairement de génération en génération.
Il ne serait pas exagéré de dire que cette qualité unique et divine était une raison pour laquelle le þjóðann était traité comme un dieu vivant par le peuple.
Kristina acquiesça. « Oui, sa puissance est effectivement à la hauteur de la réputation des Einherjars aux runes jumelles. Elle peut même lancer ses magies seiðr sous une forme abrégée, en supprimant les incantations, les cercles magiques ou les danses sacrées. Ses pouvoirs sont tout à fait absurdes. »
« C’est… ! Je vois… si c’était quelqu’un d’aussi puissant, elle pourrait briser le sort de Sigyn. Mais…, » au début, la voix de Jörgen était excitée, mais elle perdait de son énergie au fur et à mesure qu’il parlait, et finalement il se traînait dans le silence.
« En effet, » confirma Kristina. « Il semble que le manque d’ambition de Père soit une fois de plus revenu nous hanter. S’il l’avait fait rester ici avec nous, cela aurait été tellement plus simple… »
« Comme tu as raison. »
Jörgen et Kristina avaient tous deux poussé de profonds soupirs.
« Hum, la faire venir ici à nouveau n’est pas une option, non ? » Mitsuki leur avait posé la première question plausible qui lui était venue à l’esprit.
Leur conversation jusqu’à présent semblait suggérer que ce n’était probablement pas possible, mais elle voulait être sûre. Jusqu’à présent, beaucoup de choses dans leur conversation n’avaient pas été dites, en raison de leur connaissance commune des détails.
Jörgen avait froncé profondément les sourcils, grognant pour lui-même avant de se tourner vers Mitsuki pour répondre.
« Sincèrement, oui. Je dois admettre qu’il serait incroyablement difficile de convaincre la þjóðann de nous rendre à nouveau visite. Elle est loin, loin au-dessus de nous en termes de statut social, vous voyez. Il serait possible pour l’un des patriarches des clans qui lui sont directement subordonnés. »
« Oh… mais, je veux dire, vous avez été son hôte, et avez pris soin de ses besoins, et avez gagné son amitié, non ? Alors… »
« Même si, en théorie, Sa Majesté elle-même était disposée à venir, ses vassaux conseillers ne le permettraient absolument pas. Elle ne pourrait pas être autorisée à répondre à l’invitation directe d’un modeste seigneur de clan provincial… non, pas même à l’invitation du patriarche lui-même, mais du substitut agissant en son absence. Si elle le faisait, elle salirait la dignité et la réputation de la position de þjóðann. »
« Oh. On dirait que ce genre de chose est vraiment difficile. »
Les affaires politiques comme celle-ci étaient encore un peu difficiles à comprendre pour Mitsuki. Mais d’après ce que Jörgen disait, elle pouvait dire que ce serait vraiment incroyablement difficile, voire impossible, à réaliser.
La réunion s’était poursuivie tout au long de la journée jusqu’au coucher du soleil, mais il n’y avait pas eu d’autres bonnes suggestions, et elle avait finalement été clôturée.
◆ ◆ ◆
« Je me demande comment va Mitsuki, » se marmonna Yuuto, apathique. « J’espère qu’elle ne pleure pas en ce moment… »
Il était allongé sur son lit, les bras et les jambes écartés, regardant le plafond de sa chambre — un plafond qu’il était sûr hier de ne plus revoir.
Les conséquences de l’échec de l’invocation avaient été un vrai désastre.
Il avait pensé et s’était préparé à la possibilité que l’invocation à Yggdrasil échoue pour tous les deux, et qu’ils aient à faire face aux visages très peu amusés de la famille qui était venue leur faire des adieux si émouvants. Ce à quoi il n’avait pas du tout pensé, c’est la possibilité que l’invocation réussisse uniquement pour Mitsuki, et échoue pour lui, et qu’il doive consoler et rassurer ses parents désespérément inquiets.
Au moins, il avait pu confirmer la sécurité de Mitsuki au téléphone, et il avait pris soin de dire à ses subordonnés de prendre la responsabilité de la protéger en attendant. Il avait également affirmé à tout le monde que le mois prochain, il se rendrait à Yggdrasil sans faute, ce qui lui avait permis de sauver sa peau pour le moment, mais bien sûr, ils ne l’avaient pas entièrement cru ou ne l’avaient pas accepté sur parole.
Yuuto avait soupiré. « J’aimerais que ça se dépêche et qu’il fasse nuit plus tôt… »
C’était tellement frustrant qu’il ne puisse pas entrer en contact avec Yggdrasil à moins que la lune ne soit éteinte. Il voulait tellement savoir ce qui se passait à Yggdrasil en ce moment.
Chaque minute, chaque seconde, lui semblait incroyablement longue.
Des sentiments d’anxiété et d’agitation tourbillonnaient en lui.
« J’ai fait cette promesse aux parents de Mitsuki et tout, mais est-ce que je vais vraiment pouvoir le faire la prochaine fois ? »
Félicia s’était effondrée d’épuisement la nuit précédente, et il n’avait donc pas eu l’occasion d’obtenir de bons détails sur ce qui s’était passé.
Trois tentatives, trois échecs. Y avait-il une sorte de défaut fatal dans leurs méthodes ? Allaient-ils échouer à nouveau à la prochaine pleine lune ? Non, pas seulement le mois prochain, mais pour toujours après ?
« Auugh, bon sang ! Si je reste ici dans ma chambre, je finis par avoir ces pensées stupides ! Je devrais me lever et aller faire un tour… hm ? »
Taaaa ! Ta la la ! ♪ Le nouveau modèle de smartphone posé à côté de l’oreiller de Yuuto s’était mis à sonner juste au moment où il commençait à se hisser hors du lit.
Comme c’était un nouveau téléphone, il n’avait donné le numéro qu’à un très petit nombre de personnes jusqu’à présent.
Son père Tetsuhito vivait dans la même maison, il aurait donc crié directement vers lui au lieu de l’appeler au téléphone.
Cela signifie que ça devrait être la famille de Mitsuki. Mais lorsque Yuuto regardé l’écran, il n’avait vu aucun nom enregistré affiché — juste une longue chaîne de chiffres.
« Je me demande qui c’est ? » Il avait décroché. « … Bonjour ? »
Il avait fait une pause. « Quoi — Saya-san !? »
***
Partie 4
Lorsque Yuuto arriva au restaurant où ils avaient convenu de se retrouver, Saya était déjà assise près de la fenêtre et lui faisait signe. « Oh ! Hey, par ici ! »
C’est le milieu de la journée, donc il y avait beaucoup de monde, mais il y avait aussi pas mal de sièges inoccupés. Cet endroit était en pleine cambrousse, après tout.
Yuuto avait salué Saya avec désinvolture et s’était approché d’elle.
« Désolé de vous avoir fait attendre. »
« Ne vous inquiétez pas, je viens d’arriver moi-même. En fait, je suis désolée de vous faire venir ici alors que les choses doivent être plutôt occupées pour vous. »
« Non, mes plans précédents sont partis en fumée, donc j’étais libre. » Yuuto avait baissé les épaules et avait fait un sourire amer en s’asseyant sur le siège en face de Saya.
La serveuse était passée, et une fois qu’ils avaient commandé le déjeuner et les boissons, Saya avait évité les bavardages et s’était immédiatement mise au travail.
« Aujourd’hui, j’ai entendu de Ruri que Mitsuki-chan est allée à Yggdrasil. Est-ce vrai ? »
« Oui… Cependant, pour une raison inconnue, je n’ai pas pu y aller. »
« Uughhh, bon sang. Pourquoi est-ce que ça devait arriver sans que je le sache…, » Saya gémissait de frustration et passait une main sur son front, comme si elle s’en voulait.
Yuuto avait supposé que Ruri avait déjà parlé du plan à Saya bien plus tôt, mais apparemment ce n’était pas le cas.
Bien sûr, c’était quelqu’un qui l’avait aidé. Il aurait dû prendre sur lui de lui dire directement en premier lieu, cela aurait été la chose à faire. Il était tellement préoccupé par le fait de persuader les parents de Mitsuki — son père, en fait — de les laisser partir, qu’il avait oublié de faire savoir à Saya ce qu’ils essayaient de faire.
C’était clairement de sa faute.
« Je m’excuse, » dit Yuuto. « Les choses ont été un peu mouvementées, et j’ai oublié de vous en parler. »
« Oublier de me le dire n’est pas le problème ici. Écoutez, n’avez-vous pas toujours essayé de revenir de ce côté, tout ce temps ? Pourquoi est-ce que vous vous levez maintenant et retournez à Yggdrasil ? Et pour commencer, en emmenant Mitsuki-chan ? »
« L’armée du Clan du Loup que j’ai laissée derrière moi a subi une énorme perte militaire face aux armées des Clans de la Panthère et de la Foudre, et il semble que si je ne reviens pas auprès d’eux, les choses vont devenir très, très mauvaises. Et Mitsuki, eh bien, elle a dit… elle a dit qu’elle allait venir avec moi. » Yuuto s’était gratté la joue avec un doigt.
Accepter de traverser le temps et l’espace pour aller dans un pays lointain afin d’être avec lui n’était pas quelque chose qu’une simple amie d’enfance aurait fait. En d’autres termes, affirmer ce fait revenait à dire tout haut ce que leur relation était devenue.
C’était naturellement un peu gênant de parler de ça avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas très bien.
« Bon sang, c’est incroyable ! Je pensais que si vous alliez tous les deux rester au Japon, je n’aurais pas besoin de vous en parler, mais ça m’est revenu en pleine figure ! Et Mitsuki-chan est déjà repartie à Yggdrasil ! Oh, c’est le pire ! » En signe de frustration, Saya passa ses doigts dans ses jolis cheveux blonds soigneusement peignés, sans se soucier de la façon dont elle les rendait indisciplinés.
Il y avait clairement quelque chose qui se passait.
Avec un malaise croissant, Yuuto ne pouvait s’empêcher de se rappeler la conversation qu’il avait eue avec Saya il y a plusieurs jours.
À l’époque, on aurait dit qu’elle avait réalisé quelque chose sur Yggdrasil.
Cette chose qu’elle ne lui avait pas dite devait être d’une manière ou d’une autre liée à cette prise de conscience. Et indéniablement, Yuuto n’avait aucune difficulté à imaginer que quoi que ce soit, c’était un mauvais présage pour lui, ou plutôt pour le Clan du Loup.
Il ne pouvait pas laisser passer ça, il devait demander ce que c’était.
« … Avez-vous découvert quelque chose sur Yggdrasil ? » avait-il demandé, en regardant Saya droit dans les yeux.
Le visage de Yuuto était passé de celui d’un simple jeune homme à celui d’un jeune seigneur, chef de son propre clan et défenseur des clans frères sous sa protection, avec le poids de centaines de milliers de vies reposant sur ses épaules.
« Oui, c’est vrai, j’ai trouvé. J’ai découvert ce qu’est vraiment Yggdrasil. »
« V-Vraiment !? »
« Si les choses devaient se passer ainsi, j’aurais dû vous le dire plus tôt. Pour que ça vous empêche de retourner là-bas. »
« Ah… ! » Yuuto haleta. « Qu’est-ce que c’est !? Quel est le secret d’Yggdrasil ? »
La formulation sinistre de Saya avait réveillé l’anxiété en lui. Avec ce genre de langage, ça devait vraiment être quelque chose de grave.
Yuuto avait dégluti, attendant. Saya avait lentement ouvert la bouche pour parler.
« Je vais juste aller de l’avant et le dire. La véritable identité d’Yggdrasil. C’est… »
◆ ◆ ◆
« Wooow, regardez ce festin ! Tout a l’air si délicieux ! » Les yeux de Mitsuki brillaient tandis qu’elle regardait l’étalage coloré des aliments alignés sur la table.
Félicia et cinq autres filles étaient dans la pièce, et toutes sauf une, étaient déjà assises autour de la table.
Félicia sourit, et d’un geste subtil, l’encouragea à entrer dans la pièce. « Ce n’est peut-être pas grand-chose, mais nous voulions organiser cette fête de bienvenue pour vous, Grande Sœur Mitsuki. »
« P-Pour moi !? » Mitsuki avait bégayé de surprise.
Pendant tout ce temps, elle ne s’était considérée que comme une « extra » destinée à accompagner Yuuto. Et puisque Yuuto n’avait pas été convoqué, elle ne s’attendait pas à recevoir un traitement spécial de sa part.
« Bien sûr. Vous avez sûrement dû être tendues pendant la réunion à laquelle nous avons assisté ? J’ai donc pensé qu’il serait préférable que nous nous réunissions entre femmes, pour nous détendre et parler comme bon nous semble. Je sais que cela doit être difficile pour vous en ce moment sans la présence de Grand Frère Yuuto, mais j’espère que vous pourrez vous détendre et vous amuser un peu. » Félicia avait terminé son explication et avait offert à Mitsuki un sourire doux et rassurant.
Il devait donc s’agir de l’équivalent des réunions réservées aux filles que Mitsuki connaissait déjà si bien dans le monde moderne.
Comme Félicia le disait, les hommes que Mitsuki avait rencontrés lors de la réunion du conseil étaient tous des types féroces, comme l’image qu’elle se faisait des Yakuzas, et elle n’avait pas pu garder son calme.
En revanche, cet espace réservé aux filles lui avait paru beaucoup plus sûr et elle avait eu l’impression de pouvoir baisser un peu sa garde.
Les sentiments de soulagement et de bonheur de Mitsuki l’avaient amenée aux larmes. « Merci beaucoup ! C’est exactement comme vous l’avez dit. La vérité est que, étant coincée ici seule comme ça, j’étais si inquiète, et… »
Elle n’était même pas capable de finir sa phrase. Jusqu’à présent, elle avait réussi à endurer tout cela, mais la vérité était que c’était terriblement effrayant pour elle. Elle se demandait si elle pourrait prendre soin d’elle pendant un mois entier, ou si les gens de ce pays étranger l’accepteraient un jour comme ils avaient accepté Yuuto.
Elle portait en elle un sentiment constant d’inquiétude qui frôlait la terreur.
Mitsuki s’était tournée vers les filles assises et s’était inclinée profondément devant elles. « Tout le monde, merci d’être venue ici. Je suis inexpérimentée et je ne connais presque rien des manières de votre monde, et j’espère donc que vous me pardonnerez les problèmes que je vous cause. »
À la seconde où Mitsuki avait fini de parler, un rire franc avait retenti. « Pfffff ! Ha ha ha ! »
Oh non. Je me demande si j’ai déjà dit quelque chose d’étrange, s’inquiéta Mitsuki, et regarda dans la direction de la propriétaire de la voix. C’était l’une des filles assises à la table, qui avait des cheveux rouge vif.
La fille aux cheveux rouges avait souri joyeusement à Mitsuki. « Hey, désolée d’avoir ri là. C’est juste que tu as exactement le même visage, mais tu es une personne complètement différente. Je m’attendais à ce que tu sois toute prude et hautaine comme cette fille, mais tu es si différente que je n’ai pas pu m’empêcher de rire. »
« I-Ingrid ! Tu es impolie avec la Grande Soeur Mitsuki ! » avait réprimandé Félicia. « Et cela vaut aussi pour Dame Rífa. Tu ne dois pas utiliser des termes comme “cette fille” pour la décrire ! »
« Ohh, c’est vrai. Oui, tu ne le croirais pas, mais cette fille est après tout l’Impératrice Divine… Gah, je l’ai déjà à nouveau dit ! »
« Soupir… Comme je te l’ai dit tant de fois maintenant, tu dois faire plus attention à ta façon de parler. Même pendant la réunion du conseil de clan d’aujourd’hui, par exemple, tu n’as fait référence à Grand Frère que par son nom. »
« Ok, je suis désolée. Je vais faire attention. »
« Je t’en prie. » Félicia secoua la tête et soupira d’un air las.
À en juger par cela, c’était quelque chose pour lequel elle avait dû donner des avertissements un nombre incalculable de fois maintenant.
Ingrid avait ri une fois de plus, un peu mal à l’aise, puis elle avait regardé comme si elle avait soudainement réalisé quelque chose d’important. Elle s’était de nouveau tournée vers Mitsuki.
« Je suis désolée Dame Mitsuki, je ne me suis toujours pas présentée. Je m’appelle Ingrid, et… »
« Oui, je le sais, » Mitsuki l’avait coupée, terminant l’introduction pour elle. « Vous êtes le compagnon en artisanat de Yuu-kun et sa partenaire dans la forge, et vous êtes l’amie proche sur lequel il peut toujours compter pour pouvoir parler normalement. N’est-ce pas ? »
Les yeux écarquillés d’Ingrid montraient qu’elle était un peu surprise par les connaissances de Mitsuki.
Mitsuki avait souri à elle-même, sentant un petit accomplissement. Elle continua. « Et je connais aussi toutes les autres ici. Sigrun, Kristina, Albertina, et Éphelia. » Elle désigna chacune d’entre elles en récitant leurs noms.
Yuuto lui avait beaucoup parlé d’elles, et elle avait aussi vu des photos d’elles. Elle était assez familière avec qui était qui, et généralement avec leur personnalité.
« Wôw, tu es incroyable, Grande Soeur Mitsuki ! » Albertina s’était exclamée. « C’est la première fois que tu nous rencontres, Kris et moi, et tu es capable de nous distinguer ! » Elle avait tapé dans ses mains, apparemment très impressionnée.
En effet, les jumelles avaient le même visage, donc sur les photos, il était difficile de les distinguer. Mais après les avoir rencontrées en personne, Mitsuki pouvait facilement faire la différence. Il y avait quelque chose de différent dans leurs expressions, et une différence subtile dans « l’air » qui les entourait.
Bien sûr, l’indice qui lui donnait le plus confiance était la position des queues de cheval latérales qu’elles portaient.
« Al, Dame Mitsuki sera la femme de Père, donc tu dois l’appeler “Mère”, » gronda Kristina. « Elle n’est pas ta “grande sœur”. »
« Heinnnn !? Mais… mais, Kris, c’est toi qui m’as dit de l’appeler Grande Soeur ! »
« Je ne me souviens pas du tout de ça. »
« Mais je m’en souviens ! »
« Héhé, c’est complètement ridicule. »
« Tu te moques de moi comme si j’étais qu’une simple blague ! »
« Bien sûr que je le fais ! C’est certainement une blague de faire confiance à la mémoire d’une fille qui obtient la plus mauvaise note à tous les tests de l’école ! »
« Gyaah ! S-stop ! Ne leur parle pas de ça ! »
« Quand j’ai vu que tu avais mal orthographié ton propre nom, j’ai failli avoir le vertige, je te le dis. »
« Auugh… ! M-mais… mais… tu m’as bien dit de l’appeler Grande Soeur ! Je dis la vérité ! »
« Je suis sûre que ce n’était qu’un rêve que tu as fait. Je n’arrive pas à te croire. Ne peux-tu vraiment pas faire la différence entre les rêves et la réalité ? »
« A — Attends, vraiment ? Maintenant que tu as dit ça, j’ai l’impression que ça aurait pu être un rêve. Peut-être que c’était ça ! Oh, je suis désolée d’avoir agi comme ça, Kris. »
« Oh, ne t’inquiète pas, ça ne me dérange pas du tout. Après tout, c’est moi qui t’ai dit de le faire. »
Boom ! Albertina était tombée de sa chaise et avait heurté le sol.
Kristina avait regardé sa sœur de haut, les coins de sa bouche s’étaient courbés en un sourire diabolique et satisfait.
« Wôw, c’est exactement comme ce que j’avais entendu ! » Mitsuki avait gloussé en regardant les jumelles. « Hee hee, vous êtes vraiment proches toutes les deux, n’est-ce pas ? C’est bon de voir des sœurs s’entendre si bien. »
Kristina semblait un peu décontenancée par cette remarque, et fixait Mitsuki. « C’est la première fois que quelqu’un dit que nous sommes “proches” après nous avoir rencontrées. »
***
Partie 5
« Vraiment ? Mais vous êtes proches toutes les deux, non ? »
« … C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. »
Albertina s’était levée et avait crié sur sa sœur. « Kris, pourquoi ne peux-tu pas simplement dire que nous sommes proches ? Tu vas me faire pleurer…, » en fait, les larmes étaient déjà dans ses yeux.
Kristina avait froncé les sourcils, l’air un peu décontenancé, et avait répondu d’un ton impassible : « Oui, oui, je t’aime tellement. »
« On dirait que tu ne le penses pas du tout ! » s’écria Albertina.
« Heehee. » Mitsuki n’avait pas pu s’empêcher de ricaner un peu plus. « Ha ha ha ! Vous êtes vraiment proches. »
Même si elle avait commencé à baisser un peu sa garde à la perspective de cette fête réservée aux filles, Mitsuki était au départ toujours un peu nerveuse, mais maintenant elle était totalement détendue.
Elle savait par Yuuto que Kristina était une fille intelligente qui était particulièrement douée pour être prévenante envers les autres. Peut-être que sa drôle d’interaction avec sa sœur ici était destinée à aider à soulager Mitsuki de sa tension.
Naturellement, Sigrun avait commencé à prendre les deux filles à partie. « C’est censé être la fête de bienvenue de Mère, et vous n’avez pas perdu de temps pour vous mettre dans l’embarras, » dit-elle avec dégoût. « Reprenez-vous, toutes les deux. »
Mitsuki avait regardé Sigrun de plus près. En la voyant de si près, son visage était si beau, comme de la porcelaine sculptée — c’était presque divin. Elle était si mince, comme un mannequin…
Non, elle ressemble à une belle elfe sortie d’un jeu vidéo fantastique, avait réalisé Mitsuki avec admiration.
« Bien qu’il semble que vous me connaissiez, je vous demande pardon pour une introduction, » dit la belle fille. « Je suis Sigrun. Je suis le chef de la garde du palais de Père. Toute la nourriture de ce soir a été soigneusement examinée, alors sachez que vous n’avez rien à craindre. »
« Oh, c’est vrai ! Sigrun, j’ai entendu dire que vous pouviez détecter les poisons. Yuu-kun m’a dit qu’il vous était toujours reconnaissant pour cela. Il disait que c’était grâce à vous qu’il pouvait toujours profiter de ses repas tant qu’ils étaient fraîchement faits. »
« P-Père vous a dit de si belles choses sur moi… !? » L’expression habituellement raide et vaillante de Sigrun se transforma en un sourire sérieux et adorablement heureux.
Connaissant Yuuto, il l’aurait certainement dit lui-même à Sigrun, mais pour Sigrun, cela doit être encore plus gratifiant d’entendre qu’il avait donné la même opinion à une autre personne.
« Bien. » Félicia tapa légèrement dans ses mains, reprenant les rênes de la conversation. « Allons-nous manger ? Je suis sûre que Grande Soeur Mitsuki doit avoir faim maintenant. »
« Ohh, vous avez raison. Je suis vraiment affamée. » Mitsuki avait posé une main sur son estomac.
Elle n’avait eu qu’un peu de nourriture le matin, puis elle avait dû se passer de tout pendant toute la journée, et c’était maintenant après le coucher du soleil. C’est parce qu’à Yggdrasil, deux repas par jour étaient la norme : un petit-déjeuner et un souper.
Mitsuki était habituée à un style de vie de trois repas par jour, et maintenant que la réunion du clan était terminée, son estomac était si vide qu’elle pouvait à peine le supporter. C’était honnêtement un coup de chance qu’elle ait réussi à sortir de là sans que son estomac ne gargouille bruyamment et ne l’embarrasse.
Debout à l’entrée de la pièce, une petite fille mignonne fit un pas en avant et parla d’une voix très raide et nerveuse : « S’il vous plaît, dites-moi ce que vous voulez manger, et je vous l’apporterai ! »
« Hein !? Non, c’est bon, je peux le faire moi-même. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas t’asseoir et manger avec nous, Éphelia ? Regarde, il y a même une place libre juste là. »
« N-n-non, non je ne peux tout simplement pas ! Une simple servante comme moi ne peut tout simplement pas s’asseoir avec les grands capitaines du clan, c’est impensable ! » Éphelia refusa catégoriquement l’offre, et tout son corps tremblait comme un chiot qui venait d’être arraché à un ruisseau glacé.
Mitsuki avait l’impression de comprendre pourquoi Yuuto avait envie de traiter cette petite fille comme sa petite sœur. La façon dont elle parlait, et ses manières étaient si adorables, comme un petit animal mignon.
« Tu n’as pas besoin de te traiter si humblement avec nous, Éphy, » dit Félicia. « Le professeur de ton école ne tarit pas d’éloges sur tes études et dit que tu es un élève exceptionnel. À ce rythme, je suis sûre que le jour viendra bientôt où Grand Frère t’offrira son Calice. C’est juste une question de quand, pas de si. »
« N-non, c’est impossible. » Éphelia ne faisait que s’entêter davantage en réponse aux tentatives de Félicia de l’apaiser. « Quelqu’un d’aussi bas que moi, échangeant le Serment du Calice avec le patriarche… Cela n’arrivera sûrement jamais, pas tant que je vivrai ! »
Bien sûr, c’était dû à la perspective d’Éphelia, dans laquelle elle se trouvait au plus bas échelon de la société. Il était donc naturel que l’idée qu’une personne comme elle puisse échanger le Serment du Calice directement avec le patriarche au sommet n’ait aucun sens pour elle.
« Alors d’accord, » avait ajouté Albertina, « Dans ce cas, tu peux devenir la concubine de Père, avec moi ! »
La remarque d’Albertina était totalement innocente, mais cela ne rendait pas son impact moins explosif. En un instant, l’air de la pièce avait semblé se figer.
Contrairement à la culture du mariage monogame dans le monde moderne, la polygynie était une pratique courante dans le monde d’Yggdrasil. Il n’y avait pas de problème pour un homme de prendre plusieurs femmes comme épouses ou maîtresses, tant qu’il avait les moyens de subvenir à leurs besoins. En fait, c’était considéré comme parfaitement naturel selon les valeurs d’Yggdrasil.
Pourtant, même si cela est vrai, il y a toujours un problème ou deux à déclarer ouvertement que l’on va devenir la maîtresse d’un homme juste devant la femme qui allait être sa première épouse.
Kristina secoua la tête d’un air las et soupira. « Honnêtement, Al, tu ne changes jamais. Tu arrives toujours à dire la mauvaise chose pour l’occasion… »
« Hein ? Oh, ohhh, d’accord. Alors, devenons toutes des concubines de Père. De cette façon, personne ne sera laissé de côté ! » Albertina, désemparée, avait lancé une autre bombe comme déclaration.
« S’il vous plaît, pardonnez les mots de ma sœur, Mère. » Kristina avait saisi immédiatement l’arrière de la tête d’Albertina et elle la fit toucher la table dans une inclinaison forcée, et simultanément, elle inclina également sa propre tête. « Elle n’est qu’une enfant, et ne sait pas ce qu’elle dit. »
Dans tous les cas, dans des situations comme celle-ci, Kristina avait agi afin de protéger sa sœur.
Cependant, bien que les remarques d’Albertina aient été incroyablement irrespectueuses…
« Snerk… Ahahahaha ! » La réaction de Mitsuki avait été d’éclater de rire.
Elle riait si fort qu’elle avait des larmes aux coins des yeux.
« Oui, tu as raison. Tu as raison, de cette façon, personne ne sera laissé de côté, n’est-ce pas ? » Mitsuki avait hoché la tête en utilisant un doigt pour essuyer ses larmes.
Bien sûr, cela avait laissé les autres filles abasourdies. Elles la fixaient, bouche bée, comme si elles ne pouvaient pas croire ce qu’elle avait dit.
« Grande sœur Mitsuki, êtes-vous vraiment d’accord avec ça ? » demanda Félicia. Elle semblait demander au nom de tout le monde, pas seulement d’elle-même.
Comme indiqué précédemment, au pays d’Yggdrasil, il était tout à fait normal pour un homme riche et puissant d’avoir de nombreuses femmes à ses côtés.
Quoi qu’il en soit, il est dans la nature d’une femme de vouloir avoir l’homme qu’elle aime pour elle seule. C’est quelque chose que les femmes assises autour de la table avaient toutes compris.
Et dans le cas de Yuuto, son mariage avec Mitsuki n’était pas un mariage politique. C’était un mariage d’amour. De plus, les deux n’avaient que récemment déclaré leur amour et s’étaient fiancés.
Et pourtant, la future épouse en question venait elle-même de parler comme si elle pardonnait à son bien-aimé d’avoir des relations avec d’autres femmes. Il n’est pas surprenant que les autres femmes présentes à la table aient été décontenancées.
Mitsuki avait compris ce qu’elles devaient ressentir.
Elle avait haussé les épaules. « Bien sûr, ça ne me convient pas vraiment. Mais dans mon pays, il y a un certain dicton. “Les héros et les grands hommes sont aussi de grands amoureux des femmes.” Je me dis que si je me laisse aller à penser qu’il a des aventures, il est certain que cela me rongera et m’épuisera complètement. »
Elle poussa un long soupir résigné.
« U-um, Grande Sœur Mitsuki, » dit Félicia en hésitant, « Si vous me pardonnez d’être si directe, Grand Frère a toujours été complètement fidèle et dévoué dans son amour pour vous. Je pense que se méfier de sa fidélité n’est pas… »
« Oui, je le sais. Je ne doute pas de Yuu-kun. Ou, je devrais dire, j’ai décidé que je ne voulais pas douter de lui. »
« Euh… ? »
« Yuu-kun est un seigneur ici, et je suis sûre qu’il est déjà populaire auprès de nombreuses femmes ici, » expliqua Mitsuki. « Vous toutes, ici présentes, aimez Yuu-kun, n’est-ce pas ? Pas seulement en tant que votre patriarche, mais aussi en tant qu’homme. »
À ces mots, presque toutes les personnes dans cette pièce avaient détourné par réflexe leurs yeux de ceux de Mitsuki.
C’était la preuve la plus claire et la plus concise qu’elles pouvaient donner à Mitsuki que c’était vrai.
Mitsuki ne disait pas ça pour les critiquer. Yuuto avait de beaux traits de visage (du moins, du point de vue de Mitsuki), il était grand selon les normes de taille moyenne dans ce monde, et il était gentil.
Il avait aussi le statut, la richesse et le pouvoir.
Ce serait plus étrange si les filles ne soient pas tombées amoureuses de lui.
Mitsuki était même prête à deviner que plus de quatre-vingt-dix pour cent des femmes travaillant pour Yuuto dans ce palais ressentaient quelque chose pour lui, au moins dans une certaine mesure.
« Mais, tout le monde ici est aussi incroyablement important pour le Clan du Loup, » continua Mitsuki. « Vous êtes tous des piliers irremplaçables qui le soutiennent. Je ne peux pas simplement vous dire de rester loin de Yuu-kun, de ne pas avoir de relation avec lui. »
Si Mitsuki devait vraiment essayer une telle chose, cela pousserait sûrement la nation vers le désastre.
Et pousser la nation vers le désastre irait à l’encontre du véritable souhait de Mitsuki, qui était de prêter sa force à son cher Yuuto en tant qu’épouse.
Il portait sur ses épaules la responsabilité quant à la vie de dizaines de milliers, de centaines de milliers de personnes. Elle ne voulait absolument pas devenir un obstacle à son devoir.
« Je ne veux pas non plus passer mon temps à être méfiante et jalouse de tout le monde. Comme je l’ai dit plus tôt, cela ruinerait mon cœur et me rendrait folle. »
Mitsuki savait que cela ne ferait que la conduire à passer chaque jour à avoir peur, à chercher les ombres rampantes d’autres femmes.
Elle pourrait être capable de le supporter au début, mais finalement, elle ne pourrait plus se contrôler. Elle pouvait imaginer qu’elle finirait par déverser toute sa frustration sur Yuuto.
Si c’était la façon dont les choses allaient se terminer, alors…
« Yuu-kun est un grand homme, et il est capable de grandes choses, » dit Mitsuki. « Il n’appartient pas seulement à moi, mais à tout le monde. J’ai décidé avant même de venir ici que je n’essaierais pas de le garder pour moi toute seule. C’est pour ça que j’ai ri : j’ai trouvé ça drôle que quelqu’un d’autre le dise avant que j’en aie l’occasion. »
Mitsuki avait gloussé une fois de plus.
Si l’on s’en tenait aux valeurs du 21e siècle, la logique de Mitsuki était une façon de penser qui ne servait que les convenances des hommes. Mais c’était plusieurs millénaires dans le passé. C’était encore un monde de sociétés patriarcales, où la croyance que les femmes devaient être soumises aux hommes était répandue et rampante.
Et donc, c’était dans les valeurs de ce monde que la conclusion de Mitsuki avait été jugée.
« Je n’en attendais pas moins de celle que le Grand Frère a choisie pour être son épouse, » dit Félicia avec joie. « Je suis submergée par l’admiration quant à votre caractère. »
Elle s’était levée de son siège, puis s’était mise à genoux.
Il semblerait que toutes les femmes présentes aient été tout aussi touchées.
Chacune d’entre elles s’était déplacée pour s’aligner avec Félicia, s’agenouillant et inclinant leurs têtes devant Mitsuki.
Au cours des jours suivants, les récits de cet événement se répandirent dans le palais et dans tout Iárnviðr, et sur les lèvres de tous ceux qui répétaient le récit, l’opinion était unie : « Voilà le caractère magnanime de la femme d’un vrai seigneur. »
Et ainsi, sans jamais s’en rendre compte, Mitsuki avait obtenu le soutien inconditionnel des citoyens en tant que première épouse et reine de Yuuto.
◆ ◆ ◆
Parlant dans le smartphone collé à son oreille, Yuuto poussa un lourd soupir. « Donc si je veux y aller, il me faudra un utilisateur de seiðr encore plus fort que Sigyn. »
Il parlait avec Mitsuki. Il était finalement assez tard dans la nuit, alors il avait demandé une mise à jour de la situation tout de suite.
« Il semble que nous pourrions faire quelque chose si nous avions cette fille qui me ressemble, Rífa, mais il semble que cela pose des problèmes à cause de sa position. »
« Ah, oui, eh bien, cette fille est techniquement leur impératrice, après tout. »
« Heehee. »
« Hm ? Qu’est-ce que c’est ? »
« Oh, c’est juste qu’aujourd’hui Ingrid-san l’a appelée “cette fille” sur le même ton que tu viens de le faire. »
« Ha ha. Eh bien, c’est parce que, quand elle est arrivée à Iárnviðr, c’était une princesse coincée qui ne savait pas distinguer sa gauche de sa droite quand il s’agissait du monde extérieur, » dit Yuuto avec un sourire en coin. Elle avait été une vraie fautrice de troubles, et il avait toujours été obligé de gérer les conséquences de ses actes.
« Yuu-kun, tout va bien ? » Mitsuki avait soudainement demandé. Elle avait l’air inquiète. « Ta voix semble un peu faible, quelque chose s’est-il produit ? »
Yuuto avait senti son cœur battre plus fort. « Non, c’est juste que je suis encore un peu choqué de ne pas pouvoir retourner à Yggdrasil. »
Yuuto avait fait de son mieux pour cacher ses émotions, et agir naturellement.
Ce n’était pas vraiment un mensonge.
Pour l’instant, les Clans de la Panthère et de la Foudre ne faisaient aucun mouvement, mais il ne savait pas quand ils attaqueraient à nouveau, et cela le rendait terriblement mal à l’aise.
Contre ces deux clans, la tactique défensive du « mur de wagons » n’était plus une valeur sûre, tout comme les autres stratégies que le Clan du Loup avait déjà utilisées contre eux.
Il jeta un coup d’œil au sac placé près de son lit. À l’intérieur se trouvait l’arme secrète qui était sûre de vaincre les deux clans ennemis.
Comme toujours, la préparation était la clé. Ne pas avoir été capable de revenir pendant la pleine lune de la nuit dernière allait avoir des résultats douloureux.
« Au moins pour le moment, je suis heureux d’entendre que tu vas bien, » dit Yuuto. « Je te rappellerai demain. Bonne nuit, Mitsuki. »
« Ah, d’accord. Bonne nuit ! »
En terminant l’appel, Yuuto s’était écroulé sur le lit. « … Elle est toujours aussi vive. »
La vraie raison de son manque de gaieté au téléphone était ce que Saya lui avait dit concernant la vérité d’Yggdrasil.
Ce n’était toujours pas quelque chose qu’il pouvait se résoudre à dire à Mitsuki. Elle allait beaucoup mieux que le terrible état de choc dans lequel elle se trouvait la nuit précédente, mais elle était toujours seule dans un monde dont la culture et la langue ne lui étaient pas familières. Le stress avait dû être dur.
Il devrait lui dire un jour ou l’autre, mais il préférait attendre qu’elle ait eu le temps de s’installer.
Et il y avait aussi une autre chose qu’il n’avait pas pu lui dire.
C’est ce qu’il avait vu juste avant que Mitsuki ne disparaisse : ses yeux avaient brillé avec des symboles jumeaux en forme de petits oiseaux.
Il n’y avait pas d’erreur. C’était des runes.
Pourquoi une fille comme elle, de notre époque, aurait-elle des runes ? Il y avait aussi le fait qu’elle ressemblait à Rífa, la Divine Impératrice d’Yggdrasil. Y avait-il aussi un secret sur Mitsuki elle-même ?
« Merde, les problèmes et les mystères n’arrêtent pas d’arriver, » murmura Yuuto.
***
Chapitre 4 : Acte 4
« Hein ? Qu’est-ce que je fais ici ? » Mitsuki s’était retrouvée debout, seule, dans une sorte de jardin.
C’était très étrange. Elle était sûre que jusqu’à il y a un instant, elle était dans son lit, luttant pour s’endormir.
Et pourtant, elle était là, dehors, tout d’un coup.
Il était possible qu’elle ait été transportée ici pendant son sommeil, mais elle était presque certaine qu’elle se serait réveillée si quelqu’un avait essayé.
Et elle était après tout la fiancée du patriarche. Les membres du clan de Yuuto avaient juré une loyauté absolue envers lui, il était donc difficile de penser que l’un d’entre eux lui manquerait de respect.
De plus, même si quelqu’un était assez insolent pour tenter sa chance, il y avait les forces spéciales du Clan du Loup, commandées par Sigrun, qui servait de garde au palais.
D’après Yuuto, ils patrouillaient constamment le palais par roulement, gardant les lieux bien sécurisés. Passer à travers ce filet de sécurité serré et enlever Mitsuki de sa chambre serait au mieux incroyablement difficile.
« Donc ça veut dire… Je me demande si c’est un rêve ? » Mitsuki jeta un coup d’œil à son environnement.
C’était un joli jardin, avec des fleurs blanches et lumineuses en pleine floraison entourant un petit étang au centre. Tout près se trouvait une structure qui semblait être faite de briques cuites au four, c’était un type de sanctuaire religieux appelé « hörgr ».
Mitsuki était presque sûre qu’il n’y avait pas de bâtiment sanctuaire comme celui-ci à Iárnviðr. En tout cas, il n’y en avait pas dans tous les endroits où elle avait été emmenée jusqu’à présent. Et pourtant, malgré cela, le regarder lui donnait un incroyable sentiment de familiarité, de nostalgie.
En même temps, elle sentait que quelque chose n’allait pas.
Il y avait quelque chose d’anormal ici, d’étrange, en quelque sorte. Mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Alors qu’elle s’interrogeait sur ces sentiments, une voix l’avait appelée de derrière.
« Vous là ! Qui êtes-vous ? Pour avoir ainsi infiltré mon espace sacré et privé, vous devez être un sacré téméraire. »
Mitsuki s’était retournée, et elle s’était vue.
« Hein — Eeeeeeh !? » Mitsuki avait crié de surprise, mais elle n’était pas la seule.
« Qu-Quoi ? »
L’autre fille était aussi apparemment très choquée, et son corps avait reculé par réflexe.
Pendant une seconde, Mitsuki avait été trompée par l’impression qu’elle regardait une image miroir d’elle-même, mais elle avait rapidement remarqué des détails sur l’autre fille qui étaient clairement différents.
C’était principalement ses cheveux et ses yeux. Mitsuki avait des cheveux noirs et des yeux noirs, mais son homologue avait des cheveux blancs comme neige et des yeux rouges comme des rubis.
« Êtes-vous... Rífa ? » Mitsuki avait demandé avec hésitation.
Yuuto lui avait raconté des histoires sur la fille qui avait le même visage que le sien. Son nom complet était Sigrdrífa, et elle était la þjóðann, ou « Impératrice Divine ».
Les terres d’Yggdrasil étaient toutes sous la domination du Saint Empire Ásgarðr, et les þjóðann régnaient en maîtres au sommet de cette hiérarchie.
« Alors… vous devez être celle qui s’appelle “Mitsuki”. L’amoureuse du seigneur Yuuto. »
« Oh, hum, o-oui ! O-Oui, c’est exact, je suis cette Mitsuki. » La réponse de Mitsuki était un peu maladroite et bégayante.
Elle avait grandi à la campagne, sans aucune expérience de l’étiquette « féminine » d’une société de haut niveau. Face à la connaissance de l’importance et de l’estime de la personne en face d’elle, il serait peut-être injuste d’attendre d’elle qu’elle ne soit pas intimidée par cela.
« Quand même, pourquoi Mitsuki serait-elle ici dans… Ngh !? Gh, qu’est-ce que c’est !? » cria Rífa.
« Qu’est-ce qui se passe ? Aaaah ! » Mitsuki s’était exclamée elle-même à la sensation de brûlure soudaine qui avait assailli ses sens, comme si des fers chauds étaient pressés sur ses deux yeux.
La sensation de feu dans ses yeux était passée au bout d’une seconde, mais elle avait maintenant l’impression qu’une sorte d’énergie incroyable inondait tout son corps, se déchaînait, la submergeait. C’était comme si chaque goutte de sang de son corps était brûlante.
Rífa semblait souffrir de la même condition. Sa peau blanche comme la porcelaine était rougie et elle grimaçait de douleur.
« Ghh, le pouvoir de mes runes s’étend de façon incontrôlable ! Cela ne s’est jamais produit auparavant. Pourquoi cela... »
Rífa avait regardé Mitsuki avec des yeux écarquillés, encore plus choquée que lorsqu’elles s’étaient vues pour la première fois.
« V-Vous ! Vos yeux ! »
« Hein !? »
Mitsuki avait regardé dans les yeux de la fille et avait vu deux petits symboles dorés qui flottaient à l’intérieur, comme des petites croix.
Alors qu’elle continuait à les regarder, l’étrange « pouvoir » qui était en elle commençait à se développer encore plus…
« Argh ! C’est donc ça ! Haaaah… » Rífa sembla réaliser quelque chose, et commença à prendre des respirations lentes et profondes.
Ce faisant, l’étrange pouvoir qui s’était déchaîné dans tout le corps de Mitsuki s’était soudainement calmé, puis l’incroyable sensation de chaleur avait disparu sans laisser de trace.
Toute la force de Mitsuki l’avait quittée, et elle s’était laissée tomber sur le sol. « P-Pffff… Qu-Qu’est-ce que c’était ? ? »
Un sentiment d’épuisement l’avait envahie. Elle se sentait complètement épuisée, comme si elle venait de terminer un sprint de cent mètres à fond.
« Il semblerait que mes runes et les vôtres exercent une étrange “attraction” l’une sur l’autre, » dit Rífa.
« Eh ? Mes… runes ? » Mitsuki avait incliné sa tête en signe de perplexité.
Elle savait ce qu’étaient les runes : c’était les symboles sur les corps des personnes connues sous le nom d’Einherjar, censés prouver qu’ils étaient des personnes spéciales choisies par les dieux.
C’était une sorte de phénomène magique unique à Yggdrasil, inconnu dans le monde moderne du 21e siècle d’où elle venait. Bien sûr, il n’y avait aucune chance qu’elle ait une telle chose.
Ses notes à l’école étaient à peine supérieures à la moyenne, et ses capacités sportives légèrement inférieures. Dans tous les sens du terme, elle était une fille parfaitement normale et ordinaire, alors…
Mitsuki avait entrevu son propre reflet dans l’eau de l’étang, et avait laissé échapper un cri. « Eh — huh — huaaaaah !? »
Leur forme était différente, mais ses yeux contenaient également une paire de symboles dorés et brillants.
Cela signifierait qu’elle était quelque chose d’encore plus spécial qu’un Einherjar, qui était déjà aussi rare qu’un sur dix mille. C’était des « runes jumelles ». Il avait été dit qu’il n’y avait que deux Einherjars à runes jumelles dans tout Yggdrasil.
« Quoi, dois-je déduire de votre réaction que vous n’avez jamais réalisé une seule fois tout ce temps ? Vous êtes un peu tête en l’air, n’est-ce pas ? » Rífa poussa un soupir exaspéré.
Tête en l’air… Mitsuki avait conscience du fait qu’elle n’était pas une personne très perspicace, ou plutôt, à cause de sa personnalité douce, qu’elle n’était pas très analytique. Mais l’entendre formuler de cette façon, et par quelqu’un qui ressemblait à sa jumelle, lui laissait des sentiments compliqués.
« Pourtant, il semble qu’il y ait une sorte de destin étrange qui nous lie, » dit Rífa. « Pas seulement cette étrange réaction runique, mais aussi ce rêve étrange. »
« Oh, alors c’est un rêve. »
« Bien sûr que oui. Heh, je ne pourrais jamais sortir en plein jour. » Rífa eut un petit rire et leva les yeux au ciel avec un sourire résigné et solitaire. C’était une expression qui ne semblait pas convenir à une personne aussi jeune qu’elle.
Mitsuki avait suivi le regard de Rífa en levant les yeux, et avait réalisé ce qui clochait dans ce paysage. « Ohh ! C’est pourquoi toutes les couleurs ici sont un peu bizarres. »
Le ciel lui-même était clair et bleu sans aucun nuage, mais la surface de l’eau de l’étang ne brillait pas avec la réflexion de la lumière du soleil, et la verdure dans leur environnement semblait un peu trop sombre.
En fait, tout ce qui les entourait semblait être légèrement dépourvu de couleur, de vibration. C’était comme s’ils se trouvaient sous un ciel sombre et nuageux.
Tout cela aurait un sens s’il s’agissait d’un rêve créé dans l’esprit de quelqu’un qui n’avait jamais mis le pied dehors par une journée ensoleillée.
« Alors ce n’est pas mon rêve, mais le vôtre, Rífa ? » demanda Mitsuki.
Après tout, les choses seraient plus normales si c’était son propre rêve.
Mitsuki s’était souvenue qu’elle avait pensé à Rífa avant de s’endormir. Elle s’était demandé si emprunter le pouvoir de Rífa n’était pas le seul moyen d’invoquer Yuuto dans ce monde.
C’est peut-être ce qui l’avait rendue capable d’entrer dans le rêve de Rífa comme ça.
« Rífa… non, Dame Rífa ! J’ai besoin d’une faveur ! » Mitsuki s’était mise à genoux et avait regardé Rífa d’un air grave.
Ce n’était pas un rêve ordinaire, Mitsuki ressentait un étrange sentiment de certitude absolue à ce sujet. La Rífa en face d’elle n’était pas quelque chose qu’elle avait rêvé. C’était le vrai Rífa.
Leur apparence similaire, et la paire de runes jumelles qu’elles portaient toutes les deux dans les yeux indiquaient la véracité de ce que Rífa avait dit plus tôt : peut-être y avait-il vraiment une sorte de lien fatidique entre elles.
Cette rencontre était un coup de chance que Mitsuki ne pouvait pas se permettre de gaspiller.
« S’il vous plaît, prêtez-moi votre pouvoir, et aidez-moi à convoquer Yuu-kun ! » avait-elle crié.
« Hmm, c’est donc ce qui s’est passé. » Alors que Rífa terminait d’écouter l’explication du retour de Yuuto dans le monde moderne, elle porta une main à sa bouche et réfléchit.
Mitsuki ne s’était toujours pas habituée à l’étrange sensation que lui procurait le fait de parler à Rífa, c’était comme si elle avait une conversation avec son propre reflet.
« Mais il fallait que ce soit Sigyn, non ? » dit Rífa. « C’est à un ennemi plutôt gênant que vous avez affaire. »
« Elle… L’est-elle ? » Mitsuki avait demandé timidement.
Elle avait entendu des explications et des histoires sur Yggdrasil de la part de Yuuto, mais au final, ce n’était que des informations limitées et de seconde main.
Elle savait qu’ils avaient besoin « d’un utilisateur de seiðr plus fort que Sigyn », mais elle n’avait pas vraiment d’idée de la puissance réelle de cette Sigyn.
« Elle est connue sous le nom de “Sorcière de Miðgarðr”, et les histoires d’elle me parviennent même ici, dans la capitale impériale de Glaðsheimr, » expliqua Rífa. « En termes de puissance, elle est l’une des trois plus fortes de tout Yggdrasil. »
« Elle est si incroyable que ça ? »
« Si la question est de savoir qui pourrait être capable de briser le sort de cette femme, alors je serais probablement la seule dans tout Yggdrasil à pouvoir le faire. » Rífa hocha la tête avec confiance.
En d’autres termes, elle laissait entendre qu’elle était elle-même l’utilisateur de magie le plus puissant de tout Yggdrasil. C’était une affirmation très sûre d’elle.
Mais en ce moment, cette confiance la faisait paraître incroyablement fiable.
« Alors, s’il vous plaît, laissez-moi vous le redemander ! » Mitsuki l’avait suppliée. « Voulez-vous bien m’aider à ramener Yuu-kun à Yggdrasil ? »
« Hmm… »
L’expression de Rífa s’était assombrie. Son regard se déplaça dans tous les sens, puis elle poussa un soupir résigné avant de parler.
« Pour ma part, j’aimerais beaucoup vous prêter mon aide, mais me demander de quitter le palais de Valaskjálf pour me rendre à Iarnviðr est une requête difficile. »
« N’y a-t-il rien que vous puissiez faire pour cette partie ? »
« Je suis désolée. Ma dernière visite à Iárnviðr était un peu imprudente, avec ses propres conséquences. Et en même temps que l’automne, le jour de mon mariage approche à grands pas. Il y aura encore trop d’yeux scrutateurs sur moi, et je ne serai pas libre de mes mouvements. »
« Nooon… » Les épaules de Mitsuki s’étaient affaissées.
Les choses avaient semblé si prometteuses jusqu’à ce point que la déception n’en était que plus grande.
Mitsuki avait essayé plusieurs fois après cela de persuader Rífa, mais la fille avait seulement secoué la tête tristement à chaque fois.
Pourtant, d’après les explications de Rífa, elle était la seule personne dans Yggdrasil qui pouvait briser le sort de Sigyn. Mitsuki ne pouvait pas se permettre de simplement reculer ici.
À ce rythme, elle n’allait pas obtenir de résultats. Elle avait donc décidé d’essayer autre chose, un peu comme un pari.
« Donc, vous n’êtes pas sûre de pouvoir le faire ? »
« Quoi ? » Rífa la regarda fixement.
« La vérité, c’est que vous n’êtes pas sûre de pouvoir briser le sort seiðr de Sigyn, et si vous échouez, on saura que vous n’êtes pas le plus fort d’Yggdrasil ! »
« Qu-Quoi !? » cria Rífa. « V-Vous — ! Comment osez-vous dire une telle chose !? » Son visage était tordu de colère.
Wôw, je ne peux pas croire qu’elle se soit laissée prendre à quelque chose d’aussi simple… Mitsuki était décontenancée, même si c’était elle qui avait lancé la raillerie en premier lieu.
Dès le début, Mitsuki avait senti dans les manières de Rífa un sentiment de forte fierté, qui venait probablement du fait d’être le þjóðann, alors elle avait essayé de l’utiliser contre elle. Mais elle ne s’attendait pas à ce que la fille soit si vulnérable face à une petite raillerie.
« La magie de Sigyn ne serait rien contre la mienne ! » Rífa se mit à fulminer sur la défensive, complètement inconsciente qu’elle venait de se faire avoir par le stratagème de Mitsuki.
À ce stade, Mitsuki ne pouvait plus faire marche arrière. Dans son cœur, elle avait murmuré des excuses à Rífa, puis avait commencé à la narguer un peu plus.
« Si c’est la vérité, alors prouvez-la ! »
« Écoutez, je vous l’ai déjà dit ! En ce moment, je ne peux pas quitter le palais de Valaskjálf ! »
« Je ne dis pas que vous devez quitter votre palais ! Si vous ne pouvez pas partir, alors vous n’avez pas à le faire ! Vous devez juste rappeler Yuu-kun à Yggdrasil ! »
« Excusez-moi !? Vous ne connaissez rien à la magie seiðr, jeune fille ignorante ! Le miroir apparié nécessaire au rite se trouve à Iárnviðr, n’est-ce pas ? Même pour quelqu’un comme moi, sans cela, c’est… Hum ? Le miroir apparié… »
Le cri de colère de Rífa s’était arrêté et après un moment de réflexion silencieuse, elle avait placé une main sur son menton et avait fixé Mitsuki, la regardant de haut en bas.
« E-Euh… ? »
« C’est possible ! Nous pouvons le faire, Mitsuki ! » Rífa avait soudainement attrapé Mitsuki par les épaules et l’avait secouée d’avant en arrière.
Au début, Mitsuki n’était pas sûre de ce qui se passait, mais un instant plus tard, elle avait compris la signification de ces mots.
« Ê-Êtes-vous sûre !? »
« Oui. Mais tout dépendra de vous. »
« … Hein ? » Un son confus s’était échappé des lèvres de Mitsuki. Elle ne comprenait pas du tout.
Un sourire s’était répandu sur le visage de Rífa, qui avait l’air très contente d’elle-même.
« Heehee. Eh bien, après que vous m’ayez défié avec une telle insolence, j’espère que vous êtes prête à aller jusqu’au bout de ce qui va suivre. »
***
Chapitre 5 : Acte 5
Partie 1
Gashina était le territoire où, environ un mois plus tôt, le Clan du Loup avait livré une bataille féroce contre les forces alliées des clans de la panthère et de l’éclair.
Le Clan du Loup avait déployé 12 000 soldats contre les 18 000 combinés des Clans de la Panthère et de la Foudre. Ce fut une grande bataille à une échelle plus grande que jamais dans l’histoire d’Yggdrasil, et elle s’était terminée par la défaite de l’armée du Clan du Loup, qui avait fui, ayant perdu la bataille et Yuuto, leur commandant en chef.
Cela dit, pendant la première moitié de la bataille, le Clan du Loup avait gagné. La série d’engagements avait été tout aussi éprouvante pour les clans de la Panthère et de la Foudre, et leurs pertes importantes.
Ils avaient donc choisi de garder leurs armées au Fort de Gashina comme base d’attache, afin de reposer leurs soldats et de leur redonner santé et moral.
C’était maintenant pleinement accompli. Tout était fait : Les enterrements et les rites funéraires pour les morts, le traitement des blessures, le renvoi chez eux de ceux qui étaient trop blessés, et la reconstitution des rangs et des stocks de nourriture.
Après un mois, tous les préparatifs étaient en ordre, il ne restait plus qu’à attendre l’ordre de reprise de l’invasion.
« Donc, conformément au plan initial, nous, du Clan de la Foudre, attaquerons vers l’est, et les forces du Clan de la Panthère de l’Oncle prendront le nord. Est-ce que tout cela est correct ? » Þjálfi, l’assistant du commandant en second du Clan de la Foudre, avait indiqué l’emplacement approprié de la carte étalée sur le bureau devant lui.
En contraste avec son cadre anormalement grand, cet homme avait un œil aiguisé pour les petits détails et était habile à prêter attention aux préoccupations de ceux qui l’entouraient. C’est pourquoi il agissait à la place de son patriarche Steinþórr pour s’occuper de l’organisation des troupes et superviser lui-même la gestion de leur approvisionnement. Il était le type d’homme qui accomplissait de grandes choses dans les coulisses.
Les clans avaient décidé du jour adéquat pour leur attaque en se basant sur les rites de voyance de Sigyn, la sorcière de Miðgarðr, qui avait étudié les fissures dans une carapace de tortue chauffée. C’était leur dernière réunion de planification dans la cour de la forteresse, pour confirmer les détails une dernière fois.
Comme toujours, Steinþórr avait dit : « Je ne me soucie pas des détails » et il avait laissé son subordonné le remplacer dans les négociations.
« Je n’ai pas d’objection, » déclara le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr, d’un ton laconique, semblant un peu contrarié.
Il est clair que l’homme voulait vraiment envahir Iárnviðr.
En fait, au début, il avait élaboré un plan dans lequel il était celui qui devait accompagner le Clan de la Foudre pour attaquer vers l’est — en d’autres termes, dans le territoire du Clan du Loup vers leur capitale, Iárnviðr.
Cependant, du point de vue du Clan de la Panthère dans son ensemble, il y avait trop peu de mérite à cela.
Le territoire du Clan de la Panthère s’étendait déjà dans une grande partie de la région de Miðgarðr jusqu’à la côte et à l’ouest d’Álfheimr. Même si le Clan de la Panthère devait conquérir la patrie du Clan du Loup dans la partie ouest de la région de Bifröst, ce serait un territoire détaché, séparé du reste de ce qu’ils contrôlaient, et très difficile à administrer ou à défendre.
Dans ce cas, l’option la plus réaliste était que le Clan de la Foudre conquière son voisin de l’Est et étende considérablement son territoire, et que le Clan de la Panthère reçoive de grandes quantités de nourriture, de fournitures, d’objets de valeur et autres, en compensation de son aide et de sa coopération dans la guerre. C’était le scénario le plus probable qui se produirait.
Certes, ce serait un prix énorme en termes de richesse. Mais à l’intérieur d’Iárnviðr se trouvait une montagne d’objets en verre extrêmement précieux, ainsi qu’une véritable montagne d’inventions et de connaissances introduites par Yuuto, encore inconnues mêmes de Hveðrungr. Comparé à cette richesse potentielle de connaissances, le paiement du tribut semblait être une somme dérisoire.
En plus de gagner tout cela pour eux-mêmes, le Clan de la Foudre étendrait ainsi considérablement son territoire, son pouvoir et sa population, ce qui ne plaisait pas du tout à Hveðrungr.
Maintenant que son ennemi juré Yuuto était banni dans un endroit inaccessible, les flammes dans le cœur de Hveðrungr s’étaient refroidies, et il ne ressentait plus le même sentiment d’obsession envers le Clan du Loup qu’auparavant.
Et donc Hveðrungr avait décidé de donner la priorité à ce qui était rentable, et avait choisi de suivre un plan où il attaquait vers le nord — dans le territoire du Clan de la Corne, qui partageait actuellement une frontière avec le Clan de la Panthère.
« Cependant. » Hveðrungr avait jeté un regard furieux à Þjálfi.
La lumière vive de ses yeux aurait transpercé un soldat moyen et l’aurait fait trembler, mais Þjálfi était un vétéran chevronné, un guerrier connu sous le nom de Járnglófi, le Gant de Fer.
Þjálfi avait rencontré le regard de Hveðrungr de face et l’avait reconnu d’un signe de tête. « Je comprends. Félicia la Louve Sage et la maître artisane Ingrid, doivent être capturées et gardées en vie, oui ? »
« En effet. Vous me les remettrez sans faute. C’est mon prix pour toute l’aide que nous vous avons apportée. »
Félicia avait été la petite sœur bien-aimée de Hveðrungr dans son ancienne vie de Loptr, et même maintenant, elle était son seul parent survivant.
Il voulait désespérément la récupérer et la ramener à ses côtés.
Et puis il y avait le maître artisan, la fille Ingrid.
Lorsqu’il s’agissait de développer les différentes armes et outils du Clan du Loup, le patriarche Yuuto était celui qui avait été le plus publiquement félicité pour tout cela, mais Hveðrungr soupçonnait que c’était en fait Ingrid qui avait tout fabriqué. Sa position élevée dans les rangs du Clan du Loup permettait également de tirer cette conclusion.
En d’autres termes, si Hveðrungr pouvait mettre la main sur elle, il pourrait avoir les technologies du Clan du Loup pour lui-même.
Elle était un trésor vivant.
Hveðrungr n’était capable de faire cette analyse que grâce à sa connaissance approfondie des affaires domestiques du Clan du Loup. Si par hasard le Clan de la Foudre se rendait compte de l’importance d’Ingrid, il ne serait sûrement pas aussi empressé d’accepter de la capturer et de la lui donner.
L’époque actuelle était tel que normalement, on ne pouvait connaître que très peu de détails sur les rouages d’une autre nation. Ainsi, pour le Clan de la Foudre, Ingrid n’était qu’un « forgeron de grand talent » et rien de plus.
« Bien sûr, nous n’avons aucune envie d’affronter le Clan de la Corne pour le moment, » dit Þjálfi. « Notre dernière bataille nous a laissé une impression durable, vous voyez. Votre prix est donc une bonne affaire pour nous. »
La phrase de Þjálfi « une impression durable » faisait probablement référence au moment où Sigrun avait ramené du Clan de la Foudre une force dissidente de soldats au Fort de Gashina.
Le fait que la forteresse dont ils s’étaient emparés leur ait été à nouveau enlevée avait brisé le moral du Clan de la Foudre, qui avait failli s’effondrer à cause de cette perte de moral.
Heureusement, Steinþórr avait pris la position de mener l’arrière-garde pendant qu’ils se retiraient, gardant les pertes faibles, mais pour Þjálfi, cela avait été une expérience glaçante.
Si le Clan de la Foudre mettait toute sa force militaire dans la destruction du Clan du Loup, cela signifiait nécessairement qu’il laisserait sa frontière avec le Clan de la Corne faiblement défendue.
Et donc, si le Clan de la Corne devait pousser au-delà de la frontière et harceler le territoire du Clan de la Foudre, ce serait exactement comme ce qui s’était passé avec la forteresse. Si leurs terres étaient attaquées, les hommes ne seraient pas en mesure de se soucier de la capture d’Iárnviðr.
L’invasion du Clan de la Corne par Hveðrungr avait servi à éliminer cette crainte pour le Clan de la Foudre, et c’était donc la proposition parfaite pour eux.
« Alors c’est bon, » dit Hveðrungr brièvement. « Y a-t-il autre chose dont le Clan de la Foudre veut s’assurer auprès de moi ? »
« Non, monsieur, rien. »
« Je vois. Alors je vais prendre congé pour me reposer en vue de l’avancée de demain. »
« Oui, monsieur. Que vous vous en sortiez bien au combat ! »
« Vous aussi. » Avec un simple hochement de tête, Hveðrungr s’était retourné, son manteau prenant momentanément le vent dans un geste, et il avait rapidement quitté la pièce.
À chaque pas qu’il faisait, les coins de la bouche de Hveðrungr se tordaient en un rictus de plus en plus menaçant. Les flammes de la vengeance en lui s’étaient affaiblies. Mais elles n’avaient pas complètement disparu.
« Héhé… J’ai entendu dire que le patriarche du Clan de la Corne, Linéa, avait reçu beaucoup d’attention particulière de la part de Yuuto en tant que sa chère petite sœur. Je vais m’assurer de satisfaire un peu ma rancune en la torturant longtemps et bien. »
Un messager avait apporté la nouvelle du début d’une nouvelle guerre à Linéa, juste au moment où elle terminait sa pause de midi et retournait à son bureau pour son travail de l’après-midi.
« Je… J’ai des nouvelles à vous annoncer ! Les forces du Clan de la Panthère stationnées au Fort de Gashina ont commencé leur marche vers le nord, et ont commencé une invasion ! Leur nombre est estimé à environ dix mille personnes ! »
Linéa était le patriarche du Clan de la Corne, et sa nation contrôlait les terres fertiles entre les rivières Körmt et Örmt.
C’était une jeune fille au physique délicat, mais même Yuuto plaçait toute son estime et sa confiance dans ses compétences en matière d’administration et de gouvernance.
« Ils ont finalement commencé, » dit Linéa d’un ton sinistre. « Est-ce seulement le Clan de la Panthère ? Dites-moi ce que fait le Clan de la Foudre ! »
« Oui, madame ! Les huit mille troupes du Clan de la Foudre avancent vers l’est ! »
« Huit mille… » Linéa avait fait une grimace amère, comme si elle avait avalé un insecte. Elle soupira et s’appuya contre le dossier de sa chaise.
Le Clan du Loup, après son énorme perte à la bataille de Gashina, n’avait même pas dix mille soldats à déployer à ce stade. Ils n’étaient pas en mesure de prêter au Clan de la Corne des soldats de rechange pour la défense. En d’autres termes, elle ne pouvait espérer aucune aide de la part de ses alliés ici.
« Envoyez une dépêche à toutes les troupes stationnées près de la frontière, » ordonna-t-elle. « Ne les laissez pas traverser la rivière Körmt ! Combattez-les jusqu’à la mort au bord de l’eau, s’il le faut ! »
« Oui, madame ! » Le messager de l’armée s’était mis au garde-à-vous et avait quitté le bureau de Linéa en courant.
Linéa s’était méfiée de la possibilité que les armées ennemies concentrées à Gashina puissent l’attaquer, et elle avait donc déjà positionné trois mille soldats le long de la rive nord de la rivière Körmt.
C’était l’une des stratégies habituelles de la bataille : Former des rangs au bord de l’eau, face à la rivière, et frapper l’ennemi avec force lorsqu’il tente de traverser de l’autre côté.
Lorsque les ennemis tentaient de traverser, ils étaient gênés par le courant et perdaient pied, et leurs mouvements et réactions étaient ralentis. Cela faisait d’eux des cibles parfaites pour les archers.
Et pour les ennemis qui parviendraient à traverser la grêle de flèches et à monter sur la rive, ils seraient dépassés en nombre par les forces alliées qui les attendaient.
De plus, la rivière Körmt en particulier était large avec un fond profond pour presque toutes les régions de son territoire qu’elle traversait. C’était une défense naturelle plus efficace que n’importe quelle vieille forteresse pour arrêter l’avancée des ennemis.
Avec n’importe quelle armée ennemie normale, le clan de la Corne devrait être capable de les repousser à la rivière avec facilité.
Cependant…
Ce n’est qu’après s’être assurée que les pas du messager soient bien loin, que Linéa se permit un long soupir amer. « J’ai donné l’ordre assez facilement, mais ça n’a pas l’air bon… »
L’armée ennemie était au moins trois fois plus grande que la sienne. Et pour ne rien arranger, cette énorme force était composée de cavaliers armés, chaque soldat étant doué pour le combat et le tir à l’arc à cheval. C’était une armée de soldats d’élite.
La frontière ouest devait également être maintenue avec un minimum nécessaire de troupes défensives. Rassembler tous les hommes valides qu’ils pouvaient pour le combat limiterait toujours le Clan de la Corne à peut-être trois mille au maximum.
C’était loin d’être suffisant pour être sûr de retenir l’ennemi.
« Pour l’instant, je vais devoir envoyer des demandes d’aide aux Clans des Chiens de Montagne et du Blé… même si je ne peux pas espérer une réponse favorable. »
Au moment du festival du Nouvel An, Yuuto s’était arrangé pour que ces clans échangent le serment du calice de la fratrie avec le sien, devenant ainsi ses clans frères.
Elle leur avait déjà envoyé des messages à plusieurs reprises, leur demandant de lui envoyer de l’aide en cas d’attaque des Clans de la Panthère ou de la Foudre, mais elle n’avait pas encore reçu de réponse définitive de l’un ou l’autre.
Ces clans étaient plus faibles que le sien en termes de taille et de force, aussi le serment qu’ils avaient prêté plaçait Linéa et son clan comme « l’aîné ».
Selon la coutume sacrée du Serment du Calice, les jeunes frères et sœurs avaient le devoir d’écouter les demandes ou les exigences des plus âgés, mais lorsqu’il s’agissait de vœux entre patriarches de clans entiers, le pragmatisme entrait quelque peu en ligne de compte.
Il fallait après tout considérer son devoir de protéger les « enfants » de son propre clan. Ils n’allaient guère envisager d’engager leur peuple dans une guerre qu’ils étaient certains de perdre.
Rasmus, son ancien commandant en second et actuel conseiller principal, lui avait un jour suggéré que le moment était venu de prendre le contrôle de l’alliance avec le Clan du Loup, puisqu’ils étaient en train de perdre leur influence unificatrice. Et pourtant, telle était la situation actuelle du Clan de la Corne.
« Maintenant, que dois-je faire ? » Linéa réfléchissait.
Le retour soudain de Yuuto dans sa patrie au-delà des cieux était dû à la magie de Sigyn, elle l’avait déjà appris par les rapports du Clan du Loup.
***
Partie 2
Pendant un court laps de temps, les informations avaient été vagues et confuses, et c’est ainsi qu’il avait été rapporté que Yuuto était mort au combat à Gashina. Linéa avait sauté de joie quand elle avait appris la vérité sur sa survie.
D’un autre côté, en tant que patriarche du clan, Linéa ne savait pas comment interpréter au mieux cette nouvelle information et la gérer. C’était honnêtement assez frustrant.
La mort d’un dirigeant crée toujours de l’incertitude et de l’instabilité, une ouverture dans laquelle il est facile pour les nations voisines de s’insérer. C’est pourquoi il n’est que trop fréquent dans l’histoire que la mort d’un souverain soit gardée secrète pendant un certain temps, jusqu’à ce que le souverain suivant bénéficie d’un soutien et d’une autorité solides.
En pensant à cette situation normalement, il semblait plus probable que ce soit un exemple de plus d’une telle tromperie.
L’explication selon laquelle il était venu d’un pays situé au-delà des cieux, et qu’il était vivant là-bas mais n’était pas revenu, pourrait n’être rien d’autre que des tentatives de donner une apparence de force aux autres nations.
Les rapports selon lesquels le rite d’invocation à Iárnviðr la nuit précédente s’était tout simplement soldé par un échec n’avaient fait qu’alimenter ces soupçons.
« Mais je crois encore en toi, » avait-elle chuchoté. « Je crois en toi, Grand Frère. »
Une personne comme lui, qui était pratiquement un dieu de la guerre réincarné, ne pouvait pas se lever et mourir comme ça !
Linéa se souvenait encore de la fois où, à Gimlé, Yuuto lui avait raconté son histoire sur sa venue à Yggdrasil depuis un autre monde.
Et elle croyait toujours que Yuuto était le genre d’homme qui n’abandonnerait jamais sa famille lorsqu’elle était en danger.
La prochaine pleine lune était dans vingt jours.
Elle pourrait tenir aussi longtemps, d’une manière ou d’une autre.
Elle tiendrait bon.
Avec une résolution renouvelée dans son cœur, Linéa s’était retournée vers son bureau.
Elle ferait ce qu’elle pourrait, et elle ferait tous les efforts possibles.
À peu près au même moment où Linéa avait reçu son rapport, la même information est parvenue à Jörgen.
« Monsieur, j’ai des nouvelles désagréables à vous annoncer, » dit Kristina en agitant une feuille de papier dans sa main. « Les armées des Clans de la Foudre et de la Panthère qui étaient au Fort de Gashina ont toutes deux commencé à avancer. »
Elle tendit le papier à Jörgen. Il contenait des notes détaillées sur les mouvements des deux armées et leur nombre de soldats.
« Pour être franc, j’aurais aimé qu’ils restent en place un peu plus longtemps, » grommela Jörgen.
Leur dernière tentative d’invoquer Yuuto avait échoué, après tout, et il n’y avait aucun plan sûr pour garantir le succès de la prochaine. Comme le disait le proverbe, « Un malheur n’arrive jamais seul. »
Bien sûr, il savait que l’ennemi n’allait pas avoir de pitié pour eux en raison de leur situation.
Il jeta un coup d’œil à Kristina. « La même information est-elle parvenue à Skáviðr à Gimlé ? »
« Oui, naturellement, » avait-elle répondu.
Le gouverneur de Gimlé, Olof, avait choisi de mener l’arrière-garde après la bataille de Gashina. Il s’était acquitté de cette tâche avec excellence, et était mort d’une mort honorable de guerrier.
Après avoir consulté Yuuto, celui qui avait été choisi pour le remplacer à ce poste était Skáviðr, l’assistant du commandant en second du Clan du Loup.
Skáviðr était auparavant stationné à Myrkviðr, la ville fortifiée à l’ouest du territoire du Clan de la Corne. Mais si l’ennemi parvenait à capturer Gimlé, la capitale du Clan du Loup, Iárnviðr, serait à portée de main.
Skáviðr avait été choisi en raison de sa réputation de maître des batailles défensives.
Kristina fronça les sourcils. « Pourtant, même avec le second adjoint responsable des lieux, je me demande s’ils seront vraiment capables de repousser l’avancée de l’ennemi ? »
À l’époque où le Clan du Loup était dirigé par son précédent patriarche, Fárbauti, Skáviðr avait repoussé de nombreuses tentatives d’invasion du Clan de la Griffe.
En tant que fille de naissance du patriarche de la Griffe, Kristina connaissait bien les capacités de Skáviðr.
Même ainsi, n’importe qui devrait admettre que cette fois, il était surpassé.
Il n’y avait qu’environ quatre mille soldats stationnés à Gimlé, et pas plus de deux mille au maximum pouvaient y être envoyés en renfort.
Six mille hommes.
Actuellement, c’était la limite supérieure de ce que le Clan du Loup pouvait mobiliser.
Mais leur ennemi était l’armée du Clan de la Foudre, menée par l’inhumain Steinþórr. Ce serait un combat difficile, même à forces égales.
Le fait de ne pas pouvoir rassembler le même nombre de soldats allait rendre la tâche extrêmement difficile, c’est le moins qu’on puisse dire.
« C’est exactement pour ça que j’ai demandé à votre père biologique de nous envoyer des hommes, trois fois déjà, » dit Jörgen. « Et chaque fois, il s’est débrouillé pour ne pas répondre. »
Il lança un regard perçant à Kristina, mais ce n’était pas suffisant pour effrayer quelqu’un comme elle. Elle rencontra ses yeux et haussa calmement les épaules.
« Eh bien, je ne pense vraiment pas qu’il s’engagera à quoi que ce soit dans cette situation. Il n’est pas du genre à rejoindre une bataille dans un camp dont il sait qu’il va perdre. »
« C’est une façon assez directe de le dire. »
« Ma responsabilité consiste à rassembler et à organiser les informations. Si vous préférez plutôt entendre des contes de fées réconfortants, n’hésitez pas à faire appel à quelqu’un d’autre. »
« Une fille si désagréable. Vous tenez vraiment de votre père biologique. » Jörgen avait craché ces mots avec une expression d’agacement, mais dans un sens, c’était aussi un compliment.
Dans une crise comme celle-ci, il y a peu d’issues plus terribles que de faire confiance et de compter sur des renforts, pour finalement ne pas les voir arriver.
Cette évaluation sans détour était bien plus utile qu’une réponse jouant sur la relation avec le Clan de la Griffe et essayant de l’influencer avec de fausses assurances.
« Alors, laissez-moi vous poser une autre question, » dit Jörgen. « Si Père revient, le Clan de la Griffe se joindra-t-il à nous ? »
« Oui, sans aucun doute. » Kristina acquiesça fermement.
Jörgen avait décidé qu’il devait se contenter de cela.
Dans ces circonstances, c’était une amélioration de savoir qu’ils allaient prêter leur aide si Yuuto revenait. Et c’était probablement grâce au fait que le patriarche du Clan de la Griffe, Botvid, recevait des informations précises de Kristina.
Après l’énorme perte de Gashina, la capacité du Clan du Loup à unir et à solidifier la grande région était, malheureusement, en net déclin.
Les Clans du Frêne, du Chien de Montagne et du Blé, qui n’étaient que récemment devenus des alliés subsidiaires du Clan du Loup, étaient tous encore placés sur la ligne de touche dans ce conflit.
Et contrairement au Clan de la Griffe, il n’était pas certain qu’ils changent de position même si Yuuto revenait.
Techniquement parlant, Yuuto n’avait jamais perdu une bataille en tant que commandant, mais dans ces circonstances, il ne serait pas étrange que les autres clans considèrent la défaite précédente comme ayant eu lieu sous le commandement de Yuuto, malgré la vérité de son absence.
Bien sûr, cette seule défaite ne suffirait pas à détruire complètement la réputation de Yuuto, mais on pouvait supposer qu’il ne projetterait plus le même charisme divin.
Il était donc plus que probable que ces clans ne feraient aucun geste pour aider le Clan du Loup, à moins que la dynamique ne change, avec une victoire claire du Clan du Loup.
Pour l’instant, les seuls à être de fidèles alliés étaient la sérieuse et dévouée Linéa et son Clan de la Corne. Mais ils avaient affaire à l’armée du Clan de la Panthère, et étaient donc probablement aussi désespérés de recevoir des renforts du Clan du Loup.
C’était une situation vraiment désastreuse, voire désespérée. Et pourtant…
« Ha ha ha, alors votre père biologique est vraiment un homme intelligent, » répondit Jörgen en riant de bon cœur. « C’est vrai, si Père revient, le Clan du Loup ne peut pas perdre ! »
Bizarrement, Jörgen avait ressenti un sentiment de certitude au fond de lui : Que d’une manière ou d’une autre, Yuuto trouverait un moyen d’arranger ça.
Il était l’homme qui avait conçu un moyen de produire le métal divin qu’est le fer, qui avait rendu le soleil noir sur commande, qui avait fait tomber des rochers du ciel sur ses ennemis, qui avait déclenché un déluge.
Il était un faiseur de miracles, et il allait sûrement en réaliser d’autres.
« Si nous tenons bon jusqu’à la prochaine pleine lune, nous gagnerons. » Les lèvres de Jörgen s’étaient retroussées en un sourire plein de confiance. « J’ai tout espoir en l’épouse choisie par Père. Elle trouvera un moyen de nous aider, j’en suis sûr. »
Trois jours après avoir commencé leur progression, les troupes du Clan de la Foudre avaient été assaillies par de violentes tempêtes de pluie.
Yggdrasil avait déjà vu l’apparition de simples imperméables en paille, mais le climat était tel que les précipitations n’étaient pas particulièrement importantes en moyenne, et il n’était donc pas habituel pour les armées en marche d’emporter des imperméables.
C’est pourquoi, lorsque de fortes pluies s’abattaient sur une armée en mouvement, celle-ci s’arrêtait temporairement et s’abritait sous des arbres ou des rochers, ou prenait possession de résidences locales s’il y en avait à proximité, et attendait la fin de la tempête. Ils utilisaient également de grandes bâches faites de tissu enduit d’huile.
Comme par hasard, il y avait un village agricole à proximité, le Clan de la Foudre avait chassé les habitants et occupé leurs bâtiments.
C’était un acte cruel et crapuleux, mais tout à fait normal et courant à cette époque.
À l’intérieur de la maison du chef du village, le commandant en second du Clan de la Foudre Þjálfi essayait d’expliquer la situation actuelle à son patriarche Steinþórr.
« D’après les rapports de nos guetteurs, le Clan du Loup compte environ six mille hommes en tout, » rapporta Þjálfi. « Ils sont actuellement en formation sur la rive est de la rivière Élivágar et ils nous attendent. Leurs drapeaux et leurs insignes indiquent que le commandant est l’adjoint du commandant en second Skáviðr. Aucune personne ressemblant au patriarche Suoh-Yuuto n’a été aperçue. »
Le patriarche de Þjálfi était toujours enclin à répondre aux rapports par son habituel « On se fiche des détails. » C’est pourquoi le rôle de Þjálfi était de condenser et de lui rapporter les informations essentielles.
Une fois que Þjálfi eut terminé, Steinþórr grogna, l’air complètement ennuyé. « Hmph, donc il n’est pas là. Alors il s’est vraiment fait tuer à Gashina ? »
« Nous n’avons toujours pas entendu parler de funérailles à Iárnviðr, mais c’est probable, » répondit Þjálfi.
Tout au long de l’histoire, il était courant de tenter de dissimuler la mort d’un dirigeant puissant et influent. D’un autre côté, il était très rare que de telles tentatives connaissent un réel succès.
Les gens vont parler, et les mots vont circuler.
Il y avait des marchands qui se rendaient au palais d’Iárnviðr pour affaires, et des domestiques qui travaillaient sur le terrain. Un petit pot-de-vin ici et là avait suffi pour apprendre que personne à Iárnviðr n’avait vu Yuuto au cours du dernier mois.
Plusieurs personnes avaient également dit que Suoh-Yuuto était venu des cieux, et qu’ils organisaient des rites pour prier pour sa seconde venue, c’était carrément risible d’entendre quelqu’un d’exalté à ce point.
C’était probablement une partie d’une propagande calculée destinée aux gens à l’intérieur et à l’extérieur du Clan du Loup, destinée à prétendre que Suoh-Yuuto était toujours vivant et bien portant quelque part, et à gagner du temps politiquement pour le clan.
Honnêtement, c’était une pauvre excuse pour une histoire.
Mais, quelle que soit la vérité, le Clan du Loup n’avait pas de Suoh-Yuuto, et avec seulement six mille soldats, il ne représentait plus une réelle menace.
« Tch. J’ai l’impression que cette bataille va être ennuyeuse à mourir, » s’emporta Steinþórr.
« Je considérerais personnellement que c’est un sujet qui mérite d’être célébré. »
« Eh bien, ils ont ce loup teigneux qui les commande. J’espère que ça me donnera au moins quelque chose à me mettre sous la dent, ne serait-ce qu’un peu… Mais avec cette pluie, penses-tu que nous serons encore coincés ici demain ? »
« C’est possible, oui. Nous sommes à la merci des cieux, malheureusement. »
« Aaaughh, j’ai l’impression que je vais mourir d’ennui ! » Steinþórr gémit.
Après avoir passé plus d’une demi-journée enfermé dans cette maison exiguë, Steinþórr semblait ne pas savoir quoi faire de lui-même.
Par ailleurs, il s’agissait du plus grand bâtiment, et le petit village agricole ne comptait que quelques dizaines de personnes. Il n’aurait jamais été capable de contenir une armée de huit mille personnes.
Les seules personnes autorisées à séjourner dans les bâtiments étaient donc celles de haut statut, et la grande majorité des soldats campaient dans les environs du village. Même ce bâtiment exigu était un grand luxe.
***
Partie 3
« Hé, Þjálfi, » dit Steinþórr. « Si tu as fini avec les rapports, aide-moi à combattre l’ennui. Faisons un peu de bras de fer. »
« Ne sois pas ridicule. Il n’y a absolument aucune chance que je puisse gagner contre toi. »
« Pas d’inquiétude, bien sûr je vais me donner un handicap. Et si je n’utilisais que mon petit doigt, et que tu pouvais utiliser tes deux bras ? » Steinþórr se mit à terre et leva un bras, en remuant le petit doigt.
Si c’était quelqu’un d’autre qui faisait ça, ce serait indubitablement pris comme une insulte délibérée.
Þjálfi soupira, incapable de cacher sa lassitude. « Essaie avec quelqu’un d’autre, s’il te plaît. Je n’ai pas envie de me blesser juste avant une grande bataille. »
« Ah, mec, tu n’es pas drôle. »
« S’il te plaît, ne comptes pas sur moi pour te… »
Bwooooh ! Bwooooh ! Bwooooh ! Tout d’un coup, des cornes de guerre rugissantes retentirent.
« Héhé ! On dirait après tout que les choses s’arrangent bien d’elles-mêmes ! » Steinþórr se fendit d’un sourire.
« Ce n’est pas du tout “bien” ! » gronda immédiatement Þjálfi vers son patriarche.
En effet, ce n’était pas bon du tout.
Les troupes du Clan du Loup n’étaient-elles pas censées être sur la rive Est de la rivière ? pensa Þjálfi, paniqué.
Ce village était à deux jours de marche de la rivière Élivágar, et il y avait une forte tempête. Il était complètement hors de question d’envisager que l’ennemi puisse les attaquer. Ils avaient été pris complètement par surprise.
« Ha ! Ne t’inquiète pas pour les détails ! » Steinþórr ramassa son fidèle marteau de guerre en fer, ouvrit d’un coup de pied (et brisa) la porte d’entrée de la maison avec un Bam ! et sauta pratiquement par la porte.
Le ciel était totalement gris, et la pluie tombait rapidement en grosses gouttes qui empêchaient de voir quoi que ce soit.
Le rugissement du vent et de la pluie étouffait tout autre son.
Malgré cela, l’odorat de Steinþórr, semblable à celui d’une bête, avait été capable de détecter l’odeur d’une bataille proche.
« … Par là ! » avait-il crié.
Il avait couru sans relâche jusqu’à ce qu’il atteigne la périphérie du village, où il pouvait entendre les éclaboussures des gens qui couraient dans l’eau et les cris des soldats confus et en fuite.
Il semblerait que les combattants soient tombés dans un état de panique totale.
Ce n’était pas une réaction totalement impensable. Ils avaient campé ici dans le froid, serrés les uns contre les autres pour se réchauffer, quand ils avaient été soudainement attaqués dans cet état de vulnérabilité.
« Des soldats à cheval !? » Steinþórr aperçut un groupe de soldats à cheval pourchassant ses combattants du Clan de la Foudre, et fit claquer sa langue en signe d’irritation. « Tch, c’est vrai, le Clan du Loup en avait aussi. »
C’était donc leur jeu : en plaçant clairement leur formation sur la rive est de l’Élivágar, ils y avaient attiré l’attention. En raison de la distance, ils avaient encouragé le Clan de la Foudre à baisser sa garde. Cela permettait au Clan du Loup d’envoyer une petite force de cavalerie très mobile pour organiser une attaque-surprise.
Steinþórr avait aperçu un combattant en particulier : une fille au gabarit élancé qui ne semblait pas à sa place sur le champ de bataille. « Ces types sont plutôt bons. Celle aux cheveux argentés qui les dirige… Je crois qu’elle s’appelle Sigrun ou quelque chose comme ça. »
Sa prise sur son marteau de guerre s’était resserrée.
Il était assez rare que cet homme se souvienne des noms de ses ennemis. Steinþórr ne s’intéressait qu’aux plus forts. Quant à ceux qui ne parvenaient pas à attirer son attention, il ne parvenait jamais à se souvenir de leur nom.
Au moins, cette fille qu’il voyait se battre maintenant, faisant tournoyer sa lance dans tous les sens, était l’une des élues fortes qui restaient dans sa mémoire.
À l’instant où Sigrun avait établi un contact visuel avec Steinþórr, elle s’était retournée pour donner un ordre à ses hommes d’une voix qui résonnait clairement comme une cloche, même au milieu de toute cette agitation. « Ah ! Steinþórr ! Tch, il est temps de partir. Retraite ! »
« Crois-tu que je vais te laisser t’enfuir !? » Steinþórr se mit à courir, et avec la force inhumaine de ses jambes, il réduisit la distance qui les séparait, visant d’un coup de marteau le visage de Sigrun.
L’attaque contenait la pure puissance divine de la rune de Steinþórr, Mjǫlnir, le Briseur, la rendant impossible à bloquer.
Et pourtant…
« Quoi !? » Steinþórr laissa échapper une voix choquée alors que l’attaque de lance de l’ennemi s’élevait également par en dessous, comme si elle frappait son marteau. Son attaque fut ainsi poussée loin de la cible.
Son marteau avait frappé inutilement dans l’air vide.
Sigrun avait attaqué dans cette minuscule ouverture, ramenant la pointe de sa lance vers le bas.
« Gaah ! » Steinþórr s’était précipité en arrière.
Dès que cette distance s’était agrandie entre eux deux, Sigrun avait fait demi-tour et en un rien de temps, elle avait disparu sous la pluie.
« Je n’arrive pas à croire que je l’ai laissée s’échapper, » grommela Steinþórr. « Je dois perdre la main. Pourtant, cette technique qu’elle a utilisée… c’est celle qu’utilise le loup teigneux. Heh heh, on dirait qu’elle s’est améliorée. »
Les autres cavaliers avaient également complètement disparu à ce stade.
Ils avaient fait des victimes dans son camp sans en subir aucune.
Ennemi ou pas, Steinþórr pouvait apprécier la façon dont ils avaient géré l’attaque surprise et la retraite.
« J’ai été assez déçu que Suoh-Yuuto ne soit plus là, mais je peux peut-être encore m’amuser un peu. » Steinþórr se lécha les lèvres et ricana, ressemblant à un tigre affamé qui venait d’apercevoir sa proie.
***
La rivière Körmt était longue et large, et elle alimentait les terres de la région de Bifröst jusqu’à Álfheimr et Vanaheimr à l’ouest.
L’eau était nécessaire à la survie de l’homme et à celle des cultures. Ainsi, pour les peuples de l’ouest d’Yggdrasil, cette grande rivière fournissait tant d’eau qu’elle était comme la source de la vie elle-même. Beaucoup appelaient la rivière Körmt « la Mère Körmt » ou « la Grande Mère ».
Hveðrungr était actuellement le patriarche du Clan de la Panthère, des nomades des terres de Miðgarðr au nord des montagnes Himinbjörg, mais à l’origine il était un homme de Bifröst, né et élevé à Iárnviðr.
Il était résolu à abandonner ses liens avec sa patrie, et pourtant, face à la vue du fleuve qui coulait devant lui, il ne pouvait nier les sentiments nostalgiques qui montaient en lui.
« Hmph, agir aussi sentimentalement qu’une fille. Je suis dégoûté de moi-même. » Hveðrungr cracha amèrement sur son autodérision, et dirigea ses pensées ailleurs.
Il n’était pas un quelconque barde, il était en ce moment un fier général venu commander une légion de soldats. Il avait besoin d’être froid et impartial pour cela.
« Pourtant, je suis sûr qu’ils ne nous laisseront pas simplement traverser sans rien faire. » Fixant les drapeaux du Clan de la Corne sur la rive opposée, Hveðrungr réfléchit à ses options.
Après avoir décidé d’attaquer le Clan de la Corne, il avait passé un demi-mois à faire des recherches sur la géographie de cette région. D’après les informations glanées auprès des habitants, cette zone était celle où la rivière était relativement moins profonde et plus facile à traverser.
Naturellement, le Clan de la Corne le savait aussi, et c’est exactement pourquoi ils avaient positionné une si grande formation sur la rive opposée ici.
S’il s’avançait vers eux sans réfléchir, il serait certainement accueilli par une tempête de flèches.
« Nous avons déjà eu une certaine quantité de pluie qui est tombée, » analysa Hveðrungr. « Pour l’instant, regardons et attendons encore quelques jours. »
La pluie s’était dissipée, mais il n’avait pas cessé de pleuvoir jusqu’à ce matin, le niveau de la rivière devrait donc être plus élevé. Il était inutile d’essayer de traverser maintenant, alors que ce serait beaucoup plus difficile.
La stratégie de combat de base du clan nomade de la panthère était l’« escarmouche », se retirant après chaque attaque, afin de ne pas recevoir de contre-attaques de leurs ennemis. Lorsque les choses semblaient dangereuses, ils fuyaient immédiatement.
Pour les cultures qui vivaient dans des lieux aménagés permanents et les défendaient, cela aurait pu passer pour de la lâcheté. Mais si l’on considère que la guerre est essentiellement une lutte de vie et de mort, toute tactique qui ne sacrifie que la vie de l’ennemi est extrêmement logique. Il ne faut pas mener une bataille téméraire.
« Hm ? » Hveðrungr remarqua qu’un homme seul se tenait sur la rive opposée de la rivière, bandant un arc.
Afin d’éviter d’essuyer des attaques de flèches, le Clan de la Panthère s’était installé à une centaine de mètres en retrait de la rive proche du fleuve.
En tenant compte de la largeur de la rivière elle-même, cela signifie qu’il y avait au moins deux cents mètres jusqu’à la rive opposée…
Une flèche s’était parfaitement fichée dans le sol à ses pieds avec un bruit sourd.
« Ah ! Oh… » Hveðrungr laissa échapper un souffle impressionné, une rareté pour lui.
Cet homme avait une force incroyable avec l’arc pour avoir tiré aussi loin. Sa précision était aussi impeccable.
Si Hveðrungr n’avait pas fait un bond en arrière au dernier moment, la flèche l’aurait transpercé de part en part.
« Entendez-moi ! » appela l’homme. « Je suis Haugspori, le fier fils de mon patriarche, Dame Linéa, et l’assistant du commandant en second du Clan de la Corne ! Ces mots sont probablement gaspillés aux oreilles des monstres barbares du Clan de la Panthère, mais je vous dirai que cette terre nous a été confiée, à nous du Clan de la Corne, par notre impératrice divine la plus sacrée, et nous l’avons longtemps gardée. Nous ne vous laisserons pas faire un seul pas sur son sol ! Si vous persistez à venir, alors préparez-vous à vous régaler de la grêle de flèches que nous avons préparée pour vous ! »
La voix puissante de l’homme avait porté jusqu’aux oreilles de Hveðrungr, même à cette distance. Apparemment, sa voix était aussi puissante que son bras.
Dès qu’il eut fini de parler, les autres soldats du Clan de la Corne se mirent à pousser des cris de guerre en chœur.
Son discours servait à motiver ses alliés avant la bataille, en prononçant haut et fort la justification de leur combat. De tels discours d’avant-bataille n’étaient pas rares.
« Eh bien, c’était plutôt bien joué. » Les lèvres de Hveðrungr s’étaient retroussées en un sourire.
Comme indiqué précédemment, de tels discours n’étaient pas rares, mais tirer une flèche d’une distance aussi incroyablement éloignée pour marquer visiblement un point contre lui comme cela était impressionnant.
Cet homme était probablement le plus grand maître de l’arc de leur clan, et il n’était donc pas nécessaire de penser que n’importe lequel des autres combattants pourrait reproduire son exploit.
Cependant, cela avait quand même semé une graine de peur dans les rangs du Clan de la Panthère, la peur que le Clan de la Corne puisse tirer sur eux même à cette grande distance.
« Je n’ai pas d’autre choix que de lui donner une bonne réponse. » Hveðrungr avait préparé son propre arc et s’était avancé.
Jusqu’à récemment, il aurait confié ce rôle au plus grand archer du Clan de la Panthère, Váli, mais malheureusement Váli avait été tué par le Clan du Loup pendant la bataille de Gashina. C’était un peu ennuyeux, mais Hveðrungr devait le faire lui-même à la place.
« ᚹᛁᛜᛞ. » Alors qu’il finissait de tendre son fidèle arc, il prononça la parole de pouvoir qui rassembla l’énergie magique en lui.
La rune de Hveðrungr était Alþiófr, Bouffon des Mille Illusions, et elle lui permettait de voler toutes les techniques. Obtenir une compétence avec un arc était un jeu d’enfant.
Cependant, cela ne signifiait pas qu’il avait la force physique brute nécessaire pour tirer une flèche qui couvrirait toute la distance.
Bien sûr, s’il n’arrivait pas à tirer aussi loin, cela montrerait qu’il est plus faible que son adversaire, et ses troupes perdraient le moral.
Et donc, il avait utilisé le pouvoir de la magie du chant galdr.
Une soudaine et puissante rafale avait soufflé derrière Hveðrungr. Il libéra sa flèche avec un timing exquis, et elle chevaucha ce vent.
La flèche avait tracé un arc de cercle long et doux dans l’air au-dessus de la rivière, et était tombée directement vers le centre de la poitrine de Haugspori, comme si elle était tirée directement vers sa cible.
Bien sûr, l’homme avait facilement écarté la flèche, mais ce qui était important, c’est que cela suffisait au Clan de la Panthère pour sauver la face.
Hveðrungr avait placé sa voix sur le vent invoqué, pour qu’elle soit portée à ses ennemis.
« Je suis le patriarche du Clan de la Panthère, souverain des grandes prairies, Hveðrungr ! Vous parvenez à aboyer assez fort pour des mauviettes dont on s’est joué si facilement l’année dernière ! Vos précieux amis du Clan du Loup ne viendront pas à votre secours cette fois-ci ! Allez-y et fuyez maintenant, si vous tenez à vos vies ! »
Ses voix résonnaient beaucoup plus fort et plus puissamment à leurs oreilles que celles de ses propres hommes à proximité.
C’est ainsi que le rideau s’était ouvert sur ce qui allait être appelé la bataille de la rivière Körmt.
***
Chapitre 6 : Acte 6
Partie 1
« Huaaaah… » Mitsuki s’était assise dans son lit, bâillant et s’étirant.
Elle se relevait d’un bon et long repos, mais elle sentait encore le poids de la fatigue qui ne l’avait pas totalement quittée.
Comparés au monde moderne, les lits de cette époque n’étaient pas aussi bons pour dormir… mais ce n’était pas la raison. Elle s’y était déjà habituée depuis un moment.
Non, le vrai problème qui l’avait fait se réveiller fatiguée était…
« Même quand je dors, je m’entraîne tout le temps avec Lady Rífa. Je n’ai pas l’impression d’avoir le moindre dormie…, » Mitsuki se frotta ses yeux fatigués et soupira profondément.
Il ne restait que deux semaines avant la nuit de la prochaine pleine lune. Il ne restait plus beaucoup de temps. Elle devait se pousser, même si c’était un peu imprudent pour sa santé.
« Mitsuki ᛋᛃᛋᚦᛖᛉ, ᚷᛟᛞ ᛗᛟᛉᚷᛟᛜ. » La voix de Félicia était venue de l’extérieur de la porte de la chambre, qui s’était rapidement ouverte.
Un sourire s’était dessiné sur le visage de Mitsuki dès qu’elle l’avait vue. C’était la preuve que toutes les deux s’étaient vraiment ouvertes l’une à l’autre au cours de la semaine passée.
« Oh, juste une seconde, s’il te plaît. » Mitsuki ferma les yeux, et prit une longue et profonde inspiration. Elle concentra son esprit sur le pouvoir qui était en elle.
Quand elle rouvrit les yeux, la paire de symboles dorés brillait à l’intérieur.
« ♪ ~~ ! » Elle injecta le pouvoir magique dans sa voix et traça une certaine mélodie. « Voilà. Bonjour, Félicia. »
« … Bonjour. Il semble que tu maîtrisais parfaitement le galdr “Connexions”, et cela en l’espace d’une semaine seulement. Honnêtement, je crains de perdre confiance en mes propres capacités. »
Félicia posa une main sur sa joue et soupira. Elle le suivit rapidement d’un autre sourire, bien qu’il soit facile de voir qu’elle ne faisait que plaisanter.
« C’est parce que j’ai un bon professeur ! » Mitsuki sourit. « Et tu es après tout prête à travailler avec moi du matin au soir. »
Mitsuki avait en effet passé presque tous ses moments de veille (et de sommeil) la semaine dernière à s’entraîner à contrôler son pouvoir.
Elle avait travaillé avec Félicia pendant ses heures de veille et avec Rífa dans ses rêves, recevant des instructions approfondies de la part de ces deux personnes.
Grâce à cela, Mitsuki pouvait maintenant invoquer librement les runes jumelles dans ses yeux, et elle avait atteint le point où elle était aussi capable de gérer des sorts simples de Galdr.
« Tu progresses encore à un rythme stupéfiant, » dit Félicia. « À ce rythme, nous pourrions très bien réussir. »
« Mais la complaisance est le plus grand ennemi ! Nous ne pouvons pas échouer la prochaine fois, quoi qu’il arrive. » Mitsuki avait serré les poings devant elle, pour se préparer.
Lorsque Mitsuki avait dit aux autres qu’elle avait rencontré Rífa dans ses rêves et qu’elle avait obtenu sa coopération pour invoquer Yuuto, ils avaient tous douté d’elle.
Bien sûr, le fait qu’ils l’aient aussi à moitié crue était quelque chose dont on pouvait être reconnaissant.
S’il s’était agi du monde moderne, avec sa culture de la science pure, une histoire aussi fantaisiste aurait été tout simplement passée sous silence.
C’est un domaine où le fait qu’Yggdrasil soit un monde avec des Einherjars, des galdrs, des seiðrs, et divers autres phénomènes mystérieux, faisait vraiment la différence.
Finalement, lorsque Mitsuki avait commencé à contrôler son pouvoir, les personnes qui avaient douté d’elle au début avaient commencé à lui faire confiance et à placer leurs attentes en elle. C’était d’autant plus vrai qu’elle ressemblait beaucoup à Rífa.
Et donc maintenant, Mitsuki passait ses journées à faire de son mieux pour gérer la lourde pression des attentes de l’ensemble du Clan du Loup.
« Heehee, tu as tout à fait raison, » dit Félicia. « Dans ce cas, pourquoi ne pas passer directement à ton entraînement une fois le petit-déjeuner terminé ? »
« Oui ! Merci beaucoup ! » répondit Mitsuki.
« Phewww ! Je suis si fatiguée… ! » En poussant un gémissement, Mitsuki s’était effondrée sur la table où elle était assise.
Elle était sur une terrasse qui donnait sur la cour intérieure du palais. Elle était bien éclairée par le soleil et c’était devenu l’un des endroits préférés de Mitsuki.
Dans le monde des jeux vidéo fantastiques, le trope veut que les utilisateurs de magie soient physiquement faibles, mais les magies Seiðr d’Yggdrasil demandent en fait beaucoup d’endurance physique. Après tout, tout n’était que danse et chant.
Son entraînement physique commençait par au moins une heure de course, suivie d’exercices musculaires comme des pompes et des abdominaux, puis des exercices d’assouplissement et des entraînements de la voix. Tout cela ressemblait beaucoup à l’entraînement des acteurs de théâtre professionnels.
Mitsuki avait été dans le club de jardinage au collège, et les seuls vrais sports qu’elle avait faits étaient les cours de gym normaux, donc tout cela était assez dur pour elle. Elle s’était finalement habituée à tout cela maintenant, mais au début, elle avait souffert de terribles douleurs musculaires.
« Merci pour votre travail acharné aujourd’hui encore, Dame Mitsuki, » déclara une jeune fille. « Voici votre lait et votre jus de datte. »
« Oh, merci, Éphy ! ♥ » Mitsuki avait accepté le verre d’Éphelia et l’avait aussitôt bu.
Le jus du fruit utilisant le palmier dattier était incroyablement sucré en soi, Mitsuki préférait donc le boire mélangé à du lait pour en adoucir la saveur.
C’était une boisson qui se digérait rapidement et qui était riche en nutriments, donc parfaite pour un corps fatigué.
« Le déjeuner d’aujourd’hui est une soupe de légumes et du saumon grillé, » ajouta Éphelia.
« Wôw, ça a l’air si savoureux ! » Mitsuki avait rapidement placé ses mains ensemble et avait dit le traditionnel itadakimasu, avant de manger la nourriture à un rythme rapide.
« Quand on est à Rome, on fait comme les Romains. », mais pour Mitsuki, deux repas par jour n’étaient pas suffisants. Elle venait tout juste d’arriver d’un monde avec un mode de vie à trois repas, et travaillait dur toute la journée, donc son corps ne pourrait pas tenir le coup avec seulement un repas le matin et le soir.
« Heehee, Grande Sœur Mitsuki, il semblerait après tout, que ton estomac tienne le coup, » déclara Félicia, en s’asseyant nonchalamment sur une chaise à côté d’elle. « C’était ma plus grande inquiétude pour toi, et je suis si heureuse de voir que ce n’était pas nécessaire. »
« Ohhh, oui, maintenant que tu le dis… »
Apparemment, quand Yuuto était arrivé à Yggdrasil, pendant un bon moment, la nourriture n’était pas compatible avec son estomac, et il avait été très malade. Mais Mitsuki n’avait pas eu de problèmes d’estomac jusqu’à présent, donc il semblait qu’elle n’avait rien à craindre à cet égard.
Peut-être qu’elle avait un estomac plus solide que Yuuto, ou peut-être que cela avait quelque chose à voir avec le pouvoir mystérieux qui résidait dans les runes de ses yeux.
Quoi qu’il en soit, c’était suffisamment bon pour elle pour qu’elle n’ait pas besoin d’utiliser les médicaments pour l’estomac contenu dans le sac à dos qu’elle avait apporté.
Ses journées et ses nuits étaient remplies de multiples sessions d’entraînement et d’étude, et les repas étaient l’une de ses seules occasions de se détendre et de se relaxer. Si elle avait dû s’inquiéter des problèmes de santé provoqués par les repas ici, le stress l’aurait probablement poussée à bout.
La soupe était délicieuse, avec une saveur dont elle sentait qu’elle pouvait vraiment devenir accro. Le bouillon ne goûtait pas tellement salé, mais les légumes étaient bien plus doux et leurs saveurs uniques étaient plus fortes que celles du monde moderne.
Mitsuki avait lu sur Internet que, en raison de tous les produits chimiques utilisés dans l’agriculture moderne, les légumes possédaient moins de saveur et de valeur nutritive qu’il y a longtemps. Ces repas étaient le type d’expérience qui lui faisait croire que cela devait être vrai.
Le saumon présentait un goût qui aurait pu être un peu plus salé, mais c’était un poisson pêché le matin même, bien plus frais que celui qu’elle aurait pu acheter au supermarché de sa ville natale.
Le lait mélangé au jus de dattes qu’elle venait de boire était lui aussi fraîchement trait.
Son déjeuner pouvait sembler simple à première vue, mais pour quelqu’un du Japon moderne, c’est un repas de luxe.
Mitsuki, en tout cas, avait appris à apprécier la nourriture et la cuisine d’Yggdrasil.
« Hm ! Mais vous savez, j’ai vraiment envie de riz blanc…, » avait-elle murmuré.
« Haha ! Yuuto dit toujours la même chose, » ajouta Ingrid depuis son siège de l’autre côté de la table. « Ce riz est-il vraiment si bon que ça ? » ajouta-t-elle, visiblement intéressée.
Si elle avait entendu Yuuto en parler autant de fois, il n’était pas surprenant qu’elle soit curieuse de savoir si c’était bon.
« Hm… Eh bien, ce n’est pas comme si le riz lui-même était super délicieux en soi, c’est plus comme si… le fait de l’avoir avec votre repas rend les autres aliments meilleurs. »
« Hein, vraiment ? En l’entendant décrit comme ça, j’ai vraiment envie de l’essayer. »
« Oh, eh bien, j’en ai apporté une petite quantité quand je suis venue ici. Donc, une fois que les choses se seront un peu calmées, je vous en offrirai à tous. »
Après une courte pause silencieuse, Ingrid afficha un sourire éclatant. « … Je suis impatiente de voir ça. »
En parlant avec elle comme ça, Mitsuki avait l’impression que la personnalité d’Ingrid, facile à aborder, lui rappelait un peu Ruri. Mais elle possédait toujours un air digne d’un officier de sixième rang du Clan du Loup.
Compte tenu de la gravité de la situation dans laquelle se trouvait le Clan du Loup en ce moment, il était probablement difficile pour elle d’être joyeuse et optimiste.
« Ces charmantes réunions entre filles sont devenues beaucoup plus solitaires. » Mitsuki regarda les chaises vides à la table. « Je veux que nous soyons toutes capables de faire les choses aussi joyeusement qu’avant — non, pas seulement nous, je veux aussi inclure Linéa. »
Sigrun et les jumelles du Clan de la Griffe avaient quitté Iárnviðr cinq jours plus tôt pour agir contre les forces envahissantes du Clan de la Foudre.
Il était possible qu’elles soient déjà engagées dans une bataille contre le Clan de la Foudre. Cette pensée avait rempli Mitsuki d’inquiétude pour elles.
C’était un sentiment auquel elle avait été confrontée tant de fois avec Yuuto, mais elle ne s’y était jamais vraiment habituée.
On s’attendait à ce que les batailles soient particulièrement féroces cette fois-ci, et tout ce qu’elle pouvait faire était de prier avec ferveur pour qu’elles rentrent chez elles en un seul morceau.
Après le déjeuner, Mitsuki avait repris son entraînement spécial avec Félicia.
L’entraînement du matin était axé sur les principes fondamentaux et l’amélioration de l’endurance physique, tandis que la séance de l’après-midi était consacrée à la pratique de techniques réelles.
Elles avaient fait ces cours dans le hörgr au sommet de la tour Hliðskjálf elle-même, ayant conclu qu’il serait préférable de s’entraîner à l’endroit même où ils accompliraient le rite réel.
L’atmosphère religieuse à l’intérieur de la salle du sanctuaire avait augmenté l’énergie et la concentration de Mitsuki.
« Fa, Fagra, himn, fibulr… » Mitsuki bégayait les mots. Son énergie et sa concentration n’étaient pas suffisantes pour plier la réalité à sa volonté.
« Incorrect. Pas “fibulr”, mais ᚠᛁᛞᛒᚢᛚ. »
« Bien ! »
Les incantations pour un rituel de seiðr devaient toutes être récitées dans la langue d’Yggdrasil.
Et comme il fallait les faire en exécutant une danse, il était hors de question d’utiliser une antisèche pour s’aider. La mémorisation automatique était la seule option.
Mais, pour une jeune fille japonaise comme Mitsuki, les mots ne ressemblaient à rien de plus qu’à des lignes de syllabes sans signification. Il était donc difficile pour elle de s’en souvenir.
Elle avait aussi des problèmes avec la prononciation.
Et ces incantations s’allongeaient jusqu’à durer trois minutes entières. Le simple fait de se souvenir de tout cela était une tâche vraiment épuisante.
Elle avait répété les incantations, jusqu’au coucher du soleil.
« Je pense que nous devrions en rester là pour aujourd’hui, » annonça enfin Félicia. « Tu as fait des merveilles. »
« Merci beaucoup. » Mitsuki avait à peine réussi à terminer un remerciement correct avant de s’effondrer sur le sol. Tout son corps lui semblait lourd et léthargique.
C’est donc pour ça que les gens du club de théâtre s’appellent eux-mêmes un club d’athlétisme, pensa-t-elle, fatiguée.
« Bon… Je vais aller de l’avant et appeler Yuu-kun. » Mitsuki avait sorti son smartphone et, d’un pas chancelant, s’était dirigée vers un coin de la pièce.
Il s’agissait techniquement d’un appel avec son petit ami, elle serait donc gênée qu’une autre personne l’écoute.
Elle se retourna une dernière fois pour confirmer qu’elle était suffisamment éloignée de Félicia avant d’appeler le numéro de Yuuto.
« Bonjour ? » demanda Yuuto.
« C’est Mitsuki. Bonsoir, Yuu-kun ! »
« Salut, bonsoir. Comment vas-tu ? »
« Argh, je suis tellement fatiguée ! Mais je suppose qu’on peut dire que les choses se passent bien ? Félicia et Lady Rífa ont dit qu’à ce rythme, ça pourrait marcher. »
« Je vois… c’est génial. Tout se passe si vite, cependant, comme… ça ne semble toujours pas réel. Qui aurait cru que tu étais une Einherjar aux runes jumelles, hein ? »
« Haha ! Je pense que je suis toujours celle qui a le plus de mal à y croire. Avant de venir à Yggdrasil, je n’étais rien de plus qu’une lycéenne ordinaire et moyenne… »
« Attends, » objecta Yuuto. « Te traiter de “moyenne et ordinaire” ? C’est une insulte à toutes les lycéennes normales qui existent. »
« Hé, qu’est-ce que ça veut dire !? »
« Je plaisante, je plaisante. Enfin, à moitié. »
« Donc, tu es à moitié sérieux. » La voix de Mitsuki était devenue froide et rude.
Bien sûr, le ton de sa voix était aussi une blague. En partie.
***
Partie 2
« Non, mais sérieusement, tu as attendu trois années entières que je revienne, et tu as décidé d’aller à Yggdrasil avec moi. Je sais à quel point tu as un grand cœur, » déclara Yuuto. « Félicia m’a même dit quelque chose à ce sujet ! Comme prévu pour la femme que Grand Frère a choisie. Elle est vraiment digne d’être l’épouse d’un souverain. Tu aurais dû voir ma tête. Et puis, quand j’ai entendu ce que tu as dit après ça, donnant ton approbation officielle aux affaires conj... J’ai eu du mal à fermer ma mâchoire après ça. »
« C’était… J’ai fait des recherches sur les épouses de la période des États en guerre, et j’ai beaucoup réfléchi à tout, et donc… »
« Cependant, tu réfléchis trop. Je suis loyal envers toi, et toi seule. »
« Oui. Je sais que je suis la personne que tu aimes le plus. Mais la deuxième personne que tu aimes le plus est Félicia, non ? »
« … »
« Je vais interpréter le silence comme un aveu. »
« N-Non, attends, attends un peu. Maintenant, hum… »
Yuuto avait commencé à bégayer et à paniquer, ce qui avait fait glousser Mitsuki.
« Écoute, je n’essaie pas de t’attaquer ou de te blâmer ou quoi que ce soit. C’est une belle femme, et elle s’est occupée de tes besoins, professionnels et personnels, pendant si longtemps. Je pense qu’il serait impossible de te demander de ne pas avoir ressenti quelque chose pour elle. »
« Mais je t’ai quand même choisie. Et tu as abandonné tant de choses, juste pour être avec moi. J’ai une responsabilité envers… »
« Yuu-kun, tu as la responsabilité de penser d’abord à ton clan, pas à moi, » déclara Mitsuki sans ambages. « Parce que tu es leur patriarche. »
Elle avait poursuivi :
« Par exemple… Si tu prenais Linéa, ou Al et Kris, comme épouses, cela approfondirait les relations entre les clans, non ? »
« … Eh bien, oui, ça le ferait. »
« Et garde à l’esprit que je n’ai pas l’intention de céder le siège de “première épouse et reine” à qui que ce soit, bien sûr. Mais si tu le faisais, si tu prenais des filles d’autres clans comme épouses secondaires et autres, ce serait un énorme avantage pour le Clan du Loup. Est-ce que ce scénario a un sens ? »
« … » Une fois de plus, Yuuto resta silencieux d’une manière qui servait d’aveu tacite. Puis, il poussa un long soupir. « Es-tu vraiment sûre que tu serais d’accord avec quelque chose comme ça ? »
« Si tu m’aimes vraiment toujours plus que tout, alors oui. »
« … Tu es vraiment, vraiment trop bien pour moi. Je ne mérite pas une femme comme toi. »
« Alors, tu ferais mieux de me traiter correctement. » Mitsuki avait dit cette dernière déclaration d’une manière presque ludique. Mais le ton de la voix dans la réponse qui lui était revenue était presque sinistrement sérieux.
« Oui, je le ferai, quoi qu’il arrive… Je t’aime. »
« Et il a vraiment dit ça — ! Aaaah ! » Mitsuki s’était exclamée. « Quand j’ai entendu ça, j’étais tellement émue que j’ai cru que j’allais m’évanouir ! »
« O-Oh, je vois. C’est merveilleux. » Rífa s’était physiquement retirée, submergée par Mitsuki, qui sautait partout avec excitation pendant qu’elle parlait.
Elles s’étaient retrouvées toutes les deux dans le jardin familier de fleurs blanches.
Mitsuki, pour sa part, semblait ne pas prêter attention à la façon dont Rífa réagissait.
« N’est-ce pas impressionnant !? Yuu-kun est un type de gars assez vieux jeu, tu sais, alors j’étais tellement sûre qu’il n’allait jamais me dire “je t’aime”. Je pensais que si je l’entendais, ce serait sur son lit de mort ou autre. Mais de penser que j’allais l’entendre cette même année ! Je me suis dit : “Ça y est, je n’ai plus de regrets…” »
« Oh, tu vas te taire ! » grogna Rífa. « Tu as tellement insisté pour que je t’écoute que j’ai cru que c’était quelque chose d’important, et qu’est-ce que j’obtiens, sinon ta vantardise ridicule sur ta vie amoureuse ! Ça suffit à me rendre malade ! »
Rífa avait fini de crier et avait gonflé ses joues, toujours visiblement en colère.
Il semblerait qu’elle était à bout de patience.
Cependant, étant donné qu’elle avait passé toute sa vie à être le centre d’attention, il y avait peut-être quelque chose à dire sur le fait qu’elle ait tenu aussi longtemps.
« Tu n’es pas venue t’entraîner pour qu’on puisse invoquer Yuuto !!! » s’emporta-t-elle. « On n’a pas de temps à perdre en bavardages inutiles ! »
« O-oui, c’est vrai… »
« Bien, alors retournons à la pratique de l’incantation pour Mistilteinn. »
« Bien ! »
La séance d’entraînement de ce jour-là avait été beaucoup plus dure que d’habitude.
Il n’est pas inapproprié de dire que c’était, en partie, dû à la jalousie.
« Feu, feu, feu ! Lâchez tout ce que vous pouvez ! » Sigrun hurla, encourageant ses hommes, tandis qu’elle-même dirigeait son arc et ses flèches vers un ennemi et se déchaînait.
L’arc qu’elle utilisait était un nouveau modèle, qu’Ingrid avait fabriqué pendant l’hiver pour Sigrun et les membres de ses forces spéciales.
Le type d’arc commun utilisé à Yggdrasil était en forme de croissant, mais ces nouveaux arcs avaient la forme de deux montagnes jointes en leur milieu.
Selon Yuuto, cette forme permettait de tirer plus fortement sur la corde de l’arc, augmentant ainsi la puissance des flèches.
Grâce à cela, même si ces arcs étaient de petite taille pour pouvoir être utilisés à cheval, ils tiraient plus loin que les arcs normaux, et ils étaient également plus faciles à manier.
Alors que les soldats du Clan de la Foudre commençaient à passer à la contre-attaque et à avancer, Sigrun donna rapidement l’ordre de se retirer. « Ghh. Très bien, reculez ! »
Cependant, dans une rare démonstration des membres d’élite de son unité, les hommes avaient été lents à réagir.
Ce délai avait permis aux troupes du Clan de la Foudre de réduire la distance.
« Rrraaagh ! Je vais tous vous tuer ! »
« Vous pensiez vraiment pouvoir nous affronter et gagner avec un si petit nombre de personnes ? »
Les soldats du Clan de la Foudre avaient avancé avec encore plus de férocité.
Dans une bataille de terrain comme celle-ci, le plus grand nombre de tués et de capturés provenait toujours de l’attaque de votre ennemi lorsqu’il battait en retraite.
La grande majorité des soldats avaient été enrôlés dans l’armée par décret, mais ils étaient toujours désireux d’obtenir des récompenses pour leurs exploits militaires qui constitueraient un juste prix pour avoir risqué la mort au combat.
Les ennemis tués pouvaient rapporter des récompenses de la part de son patriarche, sans compter que les armes et les effets personnels de l’ennemi pouvaient être saisis pour soi et vendus plus tard.
En ce moment, les soldats attaquants étaient convaincus sans aucun doute que c’était l’occasion parfaite de faire fortune.
« On dirait qu’ils ont mordu à l’hameçon, » murmura Sigrun pour elle-même, et fit accélérer son cheval. Elle fit ensuite glisser le haut de son corps dans une position faisant face à l’arrière, et commença à tirer.
Les forces de Múspell sous son commandement avaient toutes suivi son exemple, et avaient libéré flèche après flèche.
C’était la technique de leur ennemi détesté, les archers montés du Clan de la Panthère — le Tir parthe.
À l’automne de l’année précédente, le Clan du Loup avait souffert face à la tactique du Tir parthe. Ainsi au cours de l’hiver dernier, ils s’étaient furieusement entraînés pour pouvoir eux-mêmes l’utiliser.
Leur exécution était bien sûr encore très imparfaite par rapport au clan dont ils s’étaient inspirés, mais leurs ennemis avaient baissé leur garde.
Les soldats du Clan de la Foudre avaient été la proie des flèches si facilement que c’en était presque comique.
Et pourtant, ils n’avaient pas arrêté leur poursuite.
Bien que les forces spéciales du Clan du Loup utilisaient cette technique pour attirer délibérément l’ennemi vers elles, du point de vue de l’ennemi, elles donnaient toujours l’impression de fuir.
Ainsi, plutôt que de faiblir, les soldats du Clan de la Foudre avaient poursuivi les cavaliers du Clan du Loup avec encore plus d’énergie.
Ils se présentaient sur un plateau d’argent.
Attirer l’ennemi à proximité, puis tirer et fuir. Attirer, et tirer. L’unité de Sigrun avait répété ce processus.
Ils ont finalement dépensé toutes leurs flèches et, après avoir réussi à infliger un nombre satisfaisant de pertes, il était temps de se retirer.
C’est à ce moment-là que c’est arrivé.
Un seul cavalier à cheval était sorti des troupes du Clan de la Foudre, laissant un énorme nuage de poussière dans son sillage.
Même de loin, Sigrun pouvait distinguer le rouge ardent des cheveux du cavalier, et elle frissonna.
« On s’en va ! » avait-elle crié. « Battez en retraite à toute vitesse ! »
À son ordre, les membres des forces spéciales avaient tous éperonné leurs fidèles chevaux au pas de course, penchant leurs corps vers l’avant et se concentrant uniquement sur la fuite.
Ils se déplaçaient à une vitesse incroyable, incomparable à leur prétendue « fuite » de tout à l’heure, et en un clin d’œil, les troupes du Clan de la Foudre disparurent derrière eux.
Cependant, Steinþórr lui-même restait toujours sur leurs talons. Loin d’être laissé derrière, il les rattrapait chaque seconde.
« Khh… il est si rapide ! » Sigrun grimaça amèrement en jetant un coup d’œil derrière elle.
Le commandant en chef de l’ennemi avait chargé en avant pour les poursuivre seul, sans aucun allié ni protection. Normalement, cela aurait été une occasion en or. Cependant, le bon sens était inutile contre cet ennemi — Steinþórr, le guerrier surhumain sans égal.
Si elle l’attaquait maintenant avec les 300 soldats d’élite de ses forces spéciales, elle pensait avoir de bonnes chances de gagner. Mais cela se ferait indéniablement au prix d’énormes pertes de son côté.
Bien sûr, il y avait suffisamment de valeur à le tuer pour que même ce prix en vaille la peine. Le problème était que, selon toute vraisemblance, avant qu’ils ne parviennent à l’épuiser suffisamment pour l’achever, ses troupes les rattraperaient. C’était l’issue la plus prévisible, et cela rendrait toutes leurs pertes complètement inutiles.
Bien sûr, à ce rythme, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne les rattrape de toute façon.
« Allez… allez… où est-il… !? » murmurait Sigrun pour elle-même, presque comme un chant, ne pouvant réprimer son impatience.
Il devrait être juste un peu plus loin devant.
Chaque seconde qui passait semblait désespérément longue.
« Guaah ! » Un cri était venu de derrière elle, le cri de mort d’un homme.
Un des membres de son unité avait pris du retard, et Steinþórr l’avait rejoint.
« Rrgh… ! Est-ce encore loin !? » Un rayon de lumière frappa les yeux de Sigrun — le reflet de la lumière du soleil sur l’eau. « Ah ! C’est là ! »
Une rivière était apparue, son eau était d’un gris-brun sale. C’était l’Élivágar, la rivière qui avait été autrefois la frontière entre les territoires du Clan du Loup et du Clan de la Foudre.
« En avant ! On y va ! » Immédiatement, elle avait aboyé l’ordre.
L’un après l’autre, ses cavaliers avaient fait sauter leurs chevaux dans la rivière avec un grand plouf ! et ils avaient avancé dans l’eau.
Leur vitesse avait visiblement baissé, car le courant leur avait fait perdre pied.
Cela signifiait l’opportunité parfaite pour Steinþórr. Cependant, il tira fermement sur les rênes de son cheval et s’arrêta brusquement, refusant de s’approcher du bord de l’eau.
Son comportement était tout à fait naturel.
C’est au cours de la bataille de la rivière Élivágar, en fait sur cette même rivière, que les eaux en furie avaient infligé à Steinþórr la toute première défaite de sa vie.
C’était un homme qui avait toujours foncé sans relâche, mais en ce moment, il ne pouvait qu’hésiter.
Et ainsi, l’unité des forces spéciales de Múspell échappa à la poursuite de Steinþórr.
Ce soir-là, après que Steinþórr se soit regroupé avec son armée principale, il s’était trouvé confronté à une tempête d’un autre genre.
« Combien de fois… combien de fois dois-je te le dire avant que tu n’écoutes !? Ne le fais pas ! Charger… en avant… tout seul ! »
Les cris de Þjálfi lui tombaient dessus comme des coups de tonnerre, entrecoupés de petites pauses pour respirer.
Bien qu’il ait crié à perdre haleine, il semblait avoir encore beaucoup de choses à dire. La colère semblait irradier de tout son corps comme de la vapeur, et c’était suffisant pour même faire trembler les soldats du Clan de la Foudre, qui regardaient de loin.
Mais Steinþórr lui-même ne semblait pas être dérangé le moins du monde. Il retirait paresseusement la saleté dans son oreille avec un doigt.
« Père ! » Þjálfi avait crié.
« Hé, tu n’as pas besoin de crier si fort. Je peux très bien t’entendre. Mais allez, je n’avais pas le choix. »
« Comment, exactement, pouvais-tu ne pas avoir eu le choix !? »
« Écoute, si je n’avais pas fait ça, on se serait retrouvé avec beaucoup plus de morts et de blessés que ce qu’on a eu, non ? »
« Nngh. » Þjálfi avait froncé les sourcils et n’avait pas répondu.
L’attaque de la cavalerie du Clan du Loup avait tué près d’une centaine de membres du Clan de la Foudre, laissant plusieurs fois ce nombre de blessés.
« Je nous ai aidés en chassant ces gars de l’autre côté de la rivière. Maintenant, ils savent qu’ils ne peuvent plus essayer cette merde avec nous, n’est-ce pas ? »
« Rrrrgh… ! » Þjálfi avait senti ses dents grincer.
Il voulait se mettre en colère, mais ne pouvait pas. Il n’avait nulle part où diriger sa colère, et cela déformait son visage.
***
Partie 3
Ce que Steinþórr avait fait était plus que stupide, c’était carrément idiot. Mais cela avait produit des résultats. Les pertes du Clan de la Foudre avaient été réduites au minimum.
C’était la façon dont les choses se passaient habituellement avec ce jeune homme.
Þjálfi n’avait encore que vingt-neuf ans, mais il avait récemment remarqué que sa ligne de cheveux commençait à reculer, et il était absolument certain que c’était à cause du stress causé par son père juré, égocentrique et irréfléchi.
« Ohh oui, encore une chose, » ajouta Steinþórr, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Ces types ont comme d’habitude traversé la rivière. Plutôt bizarre quand il y a eu toutes ces fortes pluies hier et le jour d’avant. »
« Je vois… c’est certainement étrange. Nous devrions fouiller la zone en amont à partir de la première heure demain matin. »
« Tu comprends vite. C’est pour ça que j’aime t’avoir dans le coin, mec. Ça rend les choses tellement plus faciles pour moi. »
Þjálfi grimaça et haussa les épaules. « En attendant, être près de toi ne fait que me causer toutes sortes de maux de tête. »
Après des pluies aussi abondantes, le fleuve aurait dû couler beaucoup plus haut et plus vite. Le fait que l’ennemi ait traversé si facilement était suspect, même si on tenait compte du fait qu’ils étaient à cheval.
« Je pense qu’il est plus probable qu’ils aient organisé quelque chose… Quand même, ils doivent nous prendre pour des idiots. Même si c’est de toi qu’il s’agit, pensent-ils sérieusement qu’ils peuvent faire marcher le même tour deux fois ? »
« Attends, » commença Steinþórr. « Je suis sûr que ça veut dire que tu viens de me traiter d’idiot. »
« C’est ton imagination, Père, » répondit Þjálfi.
C’était un mensonge, bien sûr, mais vu ce que Þjálfi avait dû endurer, on pouvait peut-être lui pardonner.
Steinþórr ne semblait pas y prêter plus d’attention, et continua. « Eh bien, oui, je ne pense pas qu’ils s’attendent sérieusement à ce que nous tombions dans ce piège à nouveau. Ils l’ont probablement fait dans l’espoir d’une chance que nous le fassions. »
« Ah, c’est logique. Et vu sous cet angle, c’est assez impressionnant de leur part. Pour faire un barrage sur la rivière, les sacs de sable et les ouvriers nécessaires demanderaient une quantité assez importante de fonds et de préparation. Peut-être d’autant plus cette fois, puisqu’ils ont probablement fait cela au pied levé. »
Même si le Clan du Loup avait réalisé d’énormes profits grâce au commerce de ses verreries, ce genre de dépenses ne pouvait pas être anodin pour eux.
Pour une stratégie qui permettrait de repousser ou d’anéantir leurs ennemis, il s’agirait bien sûr d’un prix bon marché à payer, mais si elle ne donnait aucun résultat, tout cet argent et ce travail n’auraient servi à rien.
Steinþórr gloussa. « Héhé, ça montre bien que notre ennemi n’a pas peur de montrer à quel point il est désespéré. Ils ont perdu Suoh-Yuuto, et ils sont acculés dans un coin. Peut-être que c’est tout ce qui leur reste ? »
Pendant ce temps, les rares jours consécutifs de fortes pluies avaient également fait monter les eaux de la rivière Körmt, freinant efficacement l’avancée du Clan de la Panthère.
Pour un temps, au moins, le Clan de la Corne avait les cieux eux-mêmes de son côté. Cependant, le Clan de la Panthère restait campé près de la rive sud de la rivière.
Cinq jours avaient passé, et cette période de bonne fortune avait pris fin.
« Le niveau de l’eau a baissé…, » dit Haugspori, l’assistant du commandant en second du Clan de la Corne, en jetant un regard noir sur la rivière Körmt. « Ils peuvent nous attaquer à tout moment maintenant. »
Son regard se dirigea vers la rive lointaine de la rivière jusqu’aux rangs des troupes du Clan de la Panthère qui attendaient là, et il se gratta nerveusement l’arrière de sa tête d’une main.
Il avait reçu l’ordre de son patriarche Linéa de retenir le Clan de la Panthère au bord de la rivière, mais cela allait être assez difficile à faire.
Après tout, l’ennemi avait trois fois plus de soldats.
S’ils s’appuyaient sur cette différence de taille écrasante et attaquaient de toutes leurs forces d’un seul coup, le Clan de la Corne n’aurait franchement aucun moyen de les arrêter.
Bien sûr, les chances que le Clan de la Panthère essaie une telle méthode de force brute étaient probablement assez faibles. Après tout, ils ne seraient pas prêts à sacrifier la vie d’un grand nombre de leurs hommes juste pour franchir ce point.
« Si l’un d’entre nous montre une ouverture, tout va s’écrouler en une seconde…, » murmura Haugspori pour lui-même.
Deux armées, toutes deux en formation, se regardant en silence. C’était une situation courante dans les grandes batailles de terrain.
La clé de cette « bataille silencieuse avant la bataille » était de savoir si l’on pouvait maintenir le moral de ses propres troupes et affecter celui de l’ennemi.
Une impasse prolongée allait saper le moral des troupes, tout comme les épisodes de mauvais temps comme ceux qu’ils venaient de connaître.
De plus, lorsque les forces de l’ennemi avaient un avantage clair, maintenir le moral avec cette connaissance était une tâche difficile en soi.
Presque tous les soldats ici étaient des recrues enrôlées dans la population, généralement les deuxième ou troisième fils de fermiers et autres. On ne pouvait pas simplement exiger que de tels hommes se battent et meurent pour leur nation avec une loyauté sans faille.
Si leur fortune prenait un mauvais tournant, ces hommes s’enfuiraient probablement.
Une coordination et une discipline sans faille, comme celles montrées par les troupes du Clan du Loup, étaient totalement anormales selon les normes communes.
Debout sur l’autre rive, un homme masqué jetait un regard dans sa direction, l’observant.
« Bon sang ! Même de loin, la vue de ce type me fait froid dans le dos, » murmura Haugspori. Soudain, il eut la sensation que quelque chose n’allait pas. « Hm ? »
Une des choses les plus importantes pour un archer est une bonne vision. En tant que meilleur archer du Clan de la Corne, Haugspori avait également les meilleurs yeux du clan.
C’est pourquoi il avait été capable de réaliser ce qui se passait.
Cependant, il était arrivé un peu trop tard.
« L’ennemi attaque ! Attaque ennemie ! Cavaliers armés, approchant de nous par l’ouest ! »
« Héhé, ils sont tombés dans le panneau. » Hveðrungr sourit en faisant courir son cheval le long de la rive de la rivière Körmt — la rive nord.
L’homme qui se tenait si effrontément à la vue de tous sur la rive sud du fleuve était un imposteur, un homme de même corpulence et de même chevelure à qui Hveðrungr avait fait porter un masque semblable au sien.
L’apparence de Hveðrungr était si infâme que dans les terres occidentales d’Yggdrasil, il était déjà connu sous le surnom de Grímnir, le Seigneur Masqué. De ce fait, quiconque voyait une personne portant son masque de fer noir supposait que c’était lui. Il avait simplement utilisé ce fait à son avantage.
Avec « Hveðrungr » et la majorité de l’armée qu’il commandait, visibles sur le rivage, à l’affût d’une ouverture, le Clan de la Corne n’aurait bien sûr d’autre choix que de leur consacrer toute son attention.
Et en attirant leur attention sur sa force principale et son faux, le vrai Hveðrungr avait pu prendre trois mille cavaliers avec lui dans une unité séparée, se rendre à un autre point de passage et prendre son temps pour passer la rivière à gué.
La traversée avait encore été quelque peu difficile, mais sans la menace supplémentaire des troupes du Clan de la Corne, ce n’était pas un problème.
Et une fois qu’ils avaient traversé, il n’y avait plus rien à craindre.
Le Clan de la Corne était formé pour faire face aux forces du Clan de la Panthère sur la rive opposée, et donc leur flanc non protégé était exposé.
« Héhé, nous allons les anéantir d’un seul coup ! » Hveðrungr avait avancé sa main, signalant à ses hommes de charger.
« Rrraaaaaaaaghh !!! »
Les cavaliers du Clan de la Panthère poussèrent un cri de guerre puissant et foncèrent à pleine charge vers le Clan de la Corne à une vitesse féroce.
À ce moment-là, ils avaient supposé qu’il ne leur restait plus qu’à écraser et à anéantir leurs ennemis dans un massacre unilatéral.
Cependant…
Un fort grondement était venu des profondeurs des rangs du Clan de la Corne. C’était le grondement sinistre de dizaines de roues de chariots lourds.
« Ngh ! Le mur de wagon !? » Hveðrungr avait fait claquer sa langue en signe d’irritation. « Tch… Comment ont-ils pu en acquérir autant par leurs propres moyens !? »
Il n’avait pas prévu le moins du monde qu’ils auraient préparé ça.
Jusqu’à présent, l’évaluation de Linéa par Hveðrungr avait été tout sauf favorable. Il avait, en bref, complètement écarté ses capacités.
Cette évaluation était, d’une certaine manière, inévitable. Les compétences de Linéa en matière militaire étaient absolument médiocres, si l’on s’en tenait aux résultats de ses batailles.
Elle avait attaqué le Clan du Loup avec deux fois leur nombre de soldats, et elle avait perdu de façon spectaculaire. Par la suite, elle n’avait rien pu faire pour arrêter les incursions du Clan de la Panthère, perdant même des villes fortifiées comme Myrkviðr et Sylgr.
Bien qu’elle soit la souveraine de la nation juste à côté de celle de Steinþórr, elle ne pouvait même pas mériter qu’il se souvienne de son nom.
Pendant l’invasion du Clan de la Panthère, et même avant, pendant l’invasion du Clan du Sabot, elle n’avait défendu la survie de sa nation que grâce à la protection du Clan du Loup.
C’est pourquoi Hveðrungr avait supposé qu’il serait capable de la vaincre avec la facilité d’un tigre chassant un petit.
Mais…
« Merde, » cracha-t-il avec frustration, « Arrêtez-vous, messieurs, arrêtez-vous ! Retirez-vous pour l’instant ! » Il avait fait demi-tour avec son cheval.
La force détachée qu’il dirigeait actuellement n’avait pas assez d’effectifs pour percer la défense de la forteresse de wagons.
« Je suppose que même un patriarche de second rang reste un patriarche, » grommela-t-il. « Donc elle était au moins digne d’atteindre sa position. »
Les chariots utilisés dans le mur de wagons étaient spécialement renforcés par des plaques de fer, et la création d’un seul de ces chariots avait dû coûter très cher.
Même si le savoir de Yuuto avait rendu sa production possible, le fer restait très, très cher. Et le Clan de la Corne aurait importé les matériaux du Clan du Loup, ce qui rendrait le prix de production encore plus élevé.
En seulement six mois, le Clan de la Corne les avait produits en masse. Linéa avait pleinement saisi la valeur militaire de la défense du mur de wagons, et même si sa nation se débattait dans son état politique affaibli, elle avait trouvé le moyen de réunir l’argent nécessaire pour couvrir l’énorme budget nécessaire. Ce n’était pas le travail d’un dirigeant médiocre.
Hveðrungr devrait repenser complètement sa stratégie d’invasion.
Après que la force détachée des cavaliers du Clan de la Panthère ait réussi à s’échapper à une certaine distance de la zone du champ de bataille, ils avaient trouvé un village agricole proche et l’avaient attaqué, capturant à la fois des vivres et un endroit pour établir une base.
Les cadavres des habitants assassinés jonchaient le sol ici et là. On pouvait entendre de divers endroits à l’extérieur du village, les gémissements et les cris des femmes.
Prenons par exemple Uesugi Kenshin, qui était considéré dans l’histoire du Japon comme un exemple de général vertueux et héroïque : on raconte qu’en pénétrant en territoire ennemi, il pillait agressivement les villages de leurs récoltes d’automne et capturait les habitants pour les vendre comme esclaves.
Aussi inhumain que cela puisse être, le pillage réduisait les ressources et la force d’un pays ennemi tout en soutenant sa propre armée, faisant ainsi d’une pierre deux coups. Ainsi, ça avait toujours été un élément légitime de la stratégie militaire, étant même recommandé par Sun Tzu.
« Pourtant, il semble qu’ils aient pris le dessus sur nous. » Le général du Clan de la Panthère, Narfi, soupira et secoua la tête. « Je n’aurais jamais pensé qu’ils auraient préparé ces “forteresses de chariots” contre nous… »
C’était un homme mince aux traits nets et délicatement beaux, ce qui le distinguait des hommes du Clan de la Panthère, qui avaient généralement l’air plus sauvages, virils et durs.
Cependant, contrairement à son apparence quelque peu faible, il était un Einherjar avec la rune de Hrímfaxi, le Frostmane, et le troisième plus fort combattant du Clan de la Panthère.
« Alors, que devons-nous faire ? Nous ne pouvons pas exactement utiliser la force brute pour nous frayer un chemin, comme pourrait le faire l’oncle Steinþórr du Clan de la Foudre. Et je crois que faire infiltrer nos hommes dans leur formation sous un déguisement, comme nous l’avons fait à Gashina, sera un peu difficile cette fois-ci. »
« Hmph, c’est vrai, percer ce mur défensif n’est pas un mince exploit, » dit Hveðrungr, assis en face de Narfi avec un air frustré sur le visage. Il haussa les épaules. « Même si nous nous coordonnions avec nos forces principales sur la rive sud de la rivière et lancions une attaque en tenaille, nous pourrions de toute façon être repoussés par leurs défenses. »
Narfi avait silencieusement acquiescé.
Lors de leur précédente bataille à Náströnd, ils avaient attaqué le mur de wagons du Clan du Loup avec deux fois plus de troupes et avaient été totalement vaincus sans même pouvoir infliger de pertes significatives à leur ennemi.
Ils avaient trois fois plus de troupes que leur ennemi en ce moment, mais même avec cela, il semblait clair que foncer tête baissée sans plan ne ferait que répéter l’histoire.
« Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de solution, » annonça Hveðrungr.
« Ohh, comme prévu de votre part, mon Père. Alors, quel genre de méthode avez-vous en tête ? » Narfi était intérieurement frappé par l’impression que cet homme réussissait à trouver une astuce après l’autre pour percer la défense apparemment impénétrable du mur de wagons.
« Il y a longtemps, j’ai entendu ceci de la part d’une certaine personne : apparemment, mener cent batailles et gagner chacune d’entre elles n’est pas le résultat idéal en tant que commandant. »
« Eh bien, gagner toutes les batailles que vous livrez me semble être une chose merveilleuse, » objecta Narfi.
« Le croiriez-vous ? Apparemment, la plus grande victoire est de vaincre son ennemi sans jamais avoir à le combattre. » Hveðrungr ricana et gloussa doucement pour lui-même.
Narfi savait que lorsque Hveðrungr souriait de cette façon, c’était toujours lorsqu’il avait eu une idée particulièrement mauvaise.
À ce moment-là, Narfi avait vraiment eu pitié de ses ennemis du Clan de la Corne.
***
Chapitre 7 : Acte 7
Partie 1
Avec un grondement écrasant, les eaux en furie avaient déferlé en aval de la rivière.
En raison des multiples jours de pluie, le volume massif d’eau avait éclipsé l’inondation précédente.
Ni une grande masse de soldats ni un guerrier hors pair ne pouvaient espérer résister à sa force destructrice. Tous périraient également dans ces eaux.
C’était, bien sûr, seulement dans le cas où ils étaient réellement pris dans ces événements.
« Haaaahhh... » Ginnar laissa échapper un soupir misérable en regardant depuis les rangs du Clan du Loup.
À l’origine, Ginnar était un marchand qui avait l’habitude de voyager à travers les nombreuses terres de ce royaume. Yuuto avait reconnu ses talents et son expertise, et l’avait fait entrer dans le Clan du Loup.
Cette fois, c’est Ginnar qui était chargé de la construction de la digue.
De son point d’observation, il pouvait voir les troupes du Clan de la Foudre de l’autre côté de la rivière, observant également les eaux à une distance sûre.
La dernière fois que ce piège avait été tendu, il avait frappé le patriarche du Clan de la Foudre Steinþórr et plusieurs milliers de ses hommes, les éliminant tous d’un seul coup. Mais cette fois, il n’avait pas réussi à blesser un seul soldat ennemi.
Bien sûr, cela n’avait de sens que si l’on considère que ceux qui avaient brisé le barrage et déclenché l’inondation soient le Clan de la Foudre lui-même.
« Tout l’argent que nous avons investi là-dedans, et maintenant tout ça pour rien… »
Le projet pour lequel il avait travaillé si dur venait de s’effondrer sans produire de résultats, ce qui signifiait que tous ses efforts avaient été vains. Il n’y avait rien dans cette vie qui sape les forces d’une personne et lui vide le cœur plus que cela.
Ginnar pouvait à peine se résoudre à accepter la réalité de tout cela. Il était resté là, à regarder les eaux boueuses, avec du regret dans les yeux.
« Ce n’était pas pour rien. » De derrière Ginnar était venue une voix basse et froide.
Ginnar se retourna timidement pour voir un homme debout qui ressemblait presque à un spectre de la Mort.
Les joues de l’homme étaient creuses, et sa peau était d’une pâleur maladive. Seuls ses yeux brillaient d’une lumière vive et d’une vitalité en désaccord avec le reste de son corps.
Franchement, son aspect sinistre rendait Ginnar mal à l’aise.
Cet homme s’appelait Skáviðr, et il était l’assistant du commandant en second du Clan du Loup, un homme de grande réputation et d’autorité. Skáviðr agissait à la place de Yuuto en tant que commandant de l’armée du Clan du Loup sur le terrain.
« Il leur a fallu une journée de recherche pour trouver le barrage en amont, et il faudra encore une journée pour que les eaux de crue se retirent. Cela fait deux jours que leur progression a été stoppée, » dit calmement Skáviðr. « Pour l’instant, si cela peut faire gagner un peu de temps au Clan du Loup, l’argent n’est pas un problème. »
« Jusqu’à ce que Yuuto puisse réussir à retourner à Yggdrasil, retenez le clan de la foudre par tous les moyens nécessaires. » Telle était la mission confiée à Skáviðr.
Il était certainement vrai que les choses se présentaient mal pour le Clan du Loup en ce moment. Malgré cela, Skáviðr croyait sans aucun doute que Yuuto serait capable de les sauver d’une manière ou d’une autre.
« Oui, mais la nouvelle lune était il y a quatre nuits, » dit Ginnar, les sourcils froncés. « Il nous reste encore douze jours avant qu’elle ne soit à nouveau pleine. »
Plus que douze jours. Un court moment, et pourtant si long.
Si quelqu’un d’autre que Steinþórr avait été le commandant de l’ennemi, cela aurait été un temps gérable.
Dans le pire des cas, le Clan du Loup aurait pu se barricader dans Gimlé et résister à un siège pendant au moins ce temps.
Cependant, avec le pouvoir de Mjǫlnir, le Briseur, à sa disposition, Steinþórr pouvait briser les épaisses portes de la ville avec facilité.
Les murs forts et solides construits en prenant tant de temps et d’énergie autour de la ville pourraient tout aussi bien ne pas avoir de sens du tout.
Son existence allait tellement à l’encontre du bon sens qu’elle était injuste, de part en part.
« Hé, le temps a l’air plutôt bon. » Steinþórr était assis sur son cheval, regardant le soleil du matin qui se levait derrière les lointaines montagnes Þrúðvangr. Ses lèvres s’étaient retroussées en un sourire. « Une journée parfaite pour une bataille. »
Hier, les eaux déchaînées de l’Élivágar avaient fini de se retirer et le fleuve avait enfin retrouvé son état normal.
Le vent était également assez fort, et soufflait d’ouest en est. Cela réduisait la vitesse et la puissance des flèches de l’ennemi.
C’était, en effet, le jour idéal pour attaquer.
« Héhé, on dirait que tout le monde est prêt à partir, » ajouta-t-il en jetant un coup d’œil derrière lui.
Ses soldats se tenaient en rangs ordonnés, entièrement armés et en armure, leurs armes étant prêtes à l’emploi.
Leurs visages semblaient également prêts pour la bataille : ils étaient remplis d’un esprit intense.
« Allez, les gars, on y va ! » Steinþórr cria. « Suivez-moi ! »
Il leva son grand marteau de fer et fit courir son cheval.
« RRRAAAAAAAAAAAGHHH ! !! »
Comme un énorme coup de tonnerre après un éclair, le cri de guerre des troupes du Clan de la Foudre résonnait dans la foule. Suivant l’exemple de Steinþórr, l’un après l’autre, ils se jetèrent dans la rivière Élivágar.
De l’autre côté, on entendait le son d’innombrables arcs tirés, et une tempête de flèches volait vers les troupes du Clan de la Foudre.
Les soldats avaient brandi leurs épais boucliers de bois et s’étaient recroquevillés derrière eux alors que les flèches pleuvaient.
Plusieurs âmes malheureuses avaient été incapables de se défendre complètement. Lorsque les flèches avaient transpercé leurs corps, ils s’étaient effondrés en avant dans l’eau avec un plouf.
Mais il s’agissait des combattants du Clan de la Foudre, connus pour leur esprit sans peur et leur audace. De plus, leur patriarche lui-même les menait de front. Un obstacle de ce niveau n’arrêterait pas leur progression.
L’eau s’écoulait autour de leurs jambes alors qu’ils plantaient chaque pas ferme dans le lit de la rivière. Pas à pas, sans faiblir, les troupes avaient traversé la rivière.
Enfin, le fidèle cheval de Steinþórr s’avança sur le rivage lointain. L’un après l’autre, les hommes des rangs de l’avant-garde le suivaient.
Le son des gongs de bronze avait résonné dans toute la formation du Clan du Loup.
Après ce signal, les unités d’archers sur les lignes de front du Clan du Loup se divisèrent en deux groupes, qui reculèrent rapidement vers chaque flanc.
De l’ouverture entre les archers en retraite s’avança une formation serrée de soldats, armés de lances deux fois plus longues que la taille d’un homme.
« Il y a cette unité de lance longue qu’ils utilisent toujours, » remarqua Steinþórr.
Ces lances étaient si longues qu’elles étaient difficiles à manier et pratiquement inutiles en combat singulier. Mais lorsqu’elles étaient utilisées ainsi dans une bataille en formation, la formation elle-même devenait une arme d’une puissance inégalée.
En serrant leurs soldats les uns contre les autres, ils allaient créer un « mur de lances » — ils attaquaient comme un seul homme, de sorte qu’il était difficile de les bloquer ou de les esquiver, et ils le faisaient en dehors de la portée de la lance d’un soldat normal. C’était un véritable problème.
Mais Steinþórr les avait déjà vaincus une fois auparavant. Même s’ils étaient pénibles à gérer, ils n’étaient pas de taille pour lui.
Cependant, il n’avait pas foncé sur eux tout de suite, mais avait plutôt étudié attentivement les mouvements de l’ennemi. C’était un geste assez rare pour l’homme qui se précipitait toujours avec insouciance.
« Hmph, » dit-il après un moment. « On ne dirait pas qu’ils essaient de me piéger dans des sables mouvants comme ils l’ont fait avec cette formation à Gashina. »
Au cours de cette bataille, il s’était frayé un chemin dans les rangs ennemis avec un avantage apparent, pour découvrir qu’ils avaient utilisé leur formation pour l’encercler et le piéger de tous les côtés. En plus d’avoir été englouti dans le piège de l’inondation un an plus tôt, ce genre d’expérience était devenu un peu traumatisant pour lui.
À cause de cela, il s’arrêtait désormais pour réfléchir un instant lorsqu’il était sur le point de foncer sur l’ennemi avec ses hommes.
Si l’on considère la façon dont il avait immédiatement pris en chasse le Clan du Loup quelques jours plus tôt, en les poursuivant seul, on pourrait d’abord penser que ses actions étaient le comble de la folie. Cependant, c’était parce qu’il était seul. Il pensait qu’il serait capable de se sortir de n’importe quelle situation, mais il ne voulait pas risquer de blesser ses troupes, et c’était la base de sa décision.
« Bon, alors pas de problème. » Steinþórr se lécha les lèvres par anticipation. « Je dois juste m’assurer de ne pas baisser ma garde. »
Dans une tournure ironique pour le Clan du Loup, la défaite de cet homme à deux reprises entre leurs mains l’avait changé. Il avait appris à réfléchir à ses actions au combat, ce qui lui avait permis de se développer remarquablement en tant que commandant.
« Bon sang. Ils auraient au moins pu un peu hésiter, » dit Skáviðr avec un soupir.
Les troupes du Clan de la Foudre chargeaient dans sa direction, laissant des nuages de poussière dans leur sillage, et il venait juste d’apercevoir le choc familier des cheveux roux à leur tête.
Skáviðr avait déjà entendu les détails de la bataille de Gashina par Kristina.
Cet homme avait été vaincu par les tactiques du Clan du Loup deux fois maintenant, et pourtant il persistait à foncer droit sur eux. Il supposait que c’était tout à fait approprié pour l’homme dont on disait qu’il avait le cœur d’un tigre.
Skáviðr, quant à lui, aurait été franchement satisfait que les deux parties se regardent depuis les rives opposées du fleuve jusqu’au jour de la prochaine pleine lune.
Même si cela n’était pas plausible, il avait espéré que le côté ennemi passerait au moins quelques jours à observer plus attentivement ses actions. Il n’avait pas prévu qu’ils fonceraient dans la rivière dès que les eaux se seraient retirées.
C’était, en fait, le plan d’action que Skáviðr avait le plus espéré qu’ils ne prendraient pas.
Bien sûr, ce qui est fait est fait. Se lamenter maintenant n’améliorerait en rien la situation.
Skáviðr dégaina la lame à sa taille et la plaça en l’air. « Nous allons contre-attaquer ! Escouades de phalange, en avant ! »
Lorsqu’il avait donné cet ordre, les cornes de guerre avaient retenti et l’armée du Clan du Loup s’était animée.
« RROOAAAAAGHH !! »
Leurs cris de guerre s’élevèrent en une explosion de sons, et le sol gronda tandis que l’unité d’infanterie lourdement blindée, la phalange, avançait.
Lorsque Skáviðr avait entendu parler pour la première fois de la formation « ox-yoke » que Yuuto avait utilisée pendant la bataille de Gashina, il avait été très impressionné par son seigneur. Cependant, pour cette bataille, il avait été obligé d’écarter cette option.
À Gashina, la topographie avait été un facteur important, les troupes du Clan de la Foudre chargeant à travers un étroit passage montagneux, rendant leurs mouvements prévisibles. Ajoutez à cela que l’armée du Clan du Loup était à l’époque bien plus importante que les forces du Clan de la Foudre qui les attaquaient.
Cette fois, le Clan du Loup avait moins de troupes sur le terrain que son ennemi. S’ils essayaient d’utiliser la même tactique, ils seraient tout simplement écrasés.
La tactique de la phalange avait également été vaincue par Steinþórr une fois auparavant, mais au moins, elle se vantait d’une grande capacité défensive, juste derrière la tactique du mur de wagons.
« RAAAAAAGHHH !! »
Les deux armées en marche avaient lancé un nouveau cri de guerre en se heurtant.
***
Partie 2
Les premiers instants de l’affrontement avaient tourné en faveur du Clan du Loup. C’était un résultat naturel. La force du Clan de la Foudre était concentrée sur un seul point, Steinþórr, tandis que le Clan du Loup visait une ligne de force dirigée contre les rangs du Clan de la Foudre.
Cependant…
« Haaah ! » Steinþórr poussa un grand cri qui atteignit même les oreilles de Skáviðr dans la formation de commandement à l’arrière de son armée. D’un puissant coup de marteau, il lança un coup de balai horizontal depuis la droite.
Les longues lances du Clan du Loup qui se trouvaient dans la trajectoire du marteau avaient été brisées en deux sans cérémonie.
Il avait suivi avec une autre attaque de la gauche.
Un trou s’était ouvert dans le mur de lances, et les soldats du Clan de la Foudre avaient rapidement commencé à affluer dans cet espace. Le point de force du Clan de la Foudre était devenu visible.
Le déchaînement de Steinþórr ne s’était pas arrêté là. À chaque coup de marteau, un nouveau trou s’ouvrait dans les rangs de la phalange.
Cette démonstration de puissance écrasante avait enflammé la ferveur des combattants du Clan de la Foudre, et ils avaient perdu toute crainte, se transformant en berserkers assoiffés de sang.
À ce stade, ils devenaient trop forts pour être contrôlé.
La balance avait penché en faveur du Clan de la Foudre, comme si l’élan du Clan du Loup au départ n’avait jamais existé.
« Un seul homme, renversant le cours de la bataille… ta force est toujours aussi ridicule, » Skáviðr sourit. « Mais le fait que tu ne sois qu’un seul homme est aussi la faiblesse du Clan de la Foudre. »
Cela lui rappelait le conseil que Skáviðr avait reçu de Yuuto avant de partir au combat, et il réfléchissait à nouveau à sa grande sagesse.
Steinþórr était un guerrier d’une force inégalable, sans égal dans le monde. Et c’était là le problème. Il n’y en avait qu’un seul comme lui.
En d’autres termes, peu importe la puissance inhumaine du monstre qu’il était, il ne pouvait pas se battre à deux endroits à la fois.
« Envoyez les signaux de fumée maintenant ! » ordonna Skáviðr. « Dites aux forces spéciales de commencer l’attaque ! »
L’unité des forces spéciales de Sigrun était située sur le flanc ouest de l’armée du Clan du Loup, attendant le signal d’attaque avec impatience.
Elle était composée principalement d’hommes plus jeunes, mais au cours des deux années qui avaient suivi l’accession de Yuuto au rang de patriarche, les forces spéciales étaient devenues l’un des atouts du Clan du Loup. Ils avaient participé à de nombreuses batailles et avaient accumulé de l’expérience et des accomplissements, devenant ainsi une force de combattants d’élite.
Bien qu’il soit clair que le corps principal de l’armée était déjà entré en combat, tout le monde ici avait gardé son calme, sans être nerveux ou énervé.
Ce sang-froid suffisait à les faire passer pour des vétérans chevronnés.
« Le voilà ! » Sigrun confirma le signal de fumée et elle fit immédiatement signe à ses hommes d’un coup de menton. « Très bien ! Forces spéciales Múspell, en avant ! » Elle s’était mise en mouvement.
Les membres de son unité étaient passés de leur état détendu à celui de guerriers féroces en un instant, courant derrière Sigrun en formation ordonnée.
L’unité des forces spéciales était composée uniquement de cavaliers, et son excellente mobilité en faisait une force de combat supérieure dans Yggdrasil, où les chars étaient encore l’unité la plus puissante du champ de bataille pour la plupart des armées.
La seule force qui pouvait leur être comparée en termes de mobilité était le clan nomade de la panthère, dont les combattants étaient formés dès l’enfance à l’équitation et au tir à l’arc à cheval, et qui possédaient désormais des étriers, tout comme le Clan du Loup.
En un rien de temps, les forces spéciales avaient quitté leur position et ils avaient contourné le flanc du Clan de la Foudre, les attaquant par le côté.
C’était la tactique du marteau et de l’enclume, un mouvement fondamental du Clan du Loup qui leur avait apporté la victoire de nombreuses fois maintenant.
La solide formation de phalanges avait déjà été vaincue par le Clan de la Foudre une fois. Cependant, c’était seulement parce que le monstre connu sous le nom de Steinþórr était assez fort pour les repousser avec sa force brute.
Steinþórr dirigeait maintenant les troupes du Clan de la Foudre depuis le front. Et donc, il n’y avait personne ici sur leur flanc capable de repousser les forces spéciales du Clan du Loup quand elles attaquaient.
Si Steinþórr n’avait pas été au front pour une raison inconnue, les troupes de la phalange auraient pu alors pousser en avant et écraser les lignes de front du Clan de la Foudre.
Steinþórr n’aurait probablement pas supporté cela, se déplaçant immédiatement vers le front, et les forces spéciales auraient alors pu commencer à attaquer le flanc dans cette ouverture, au moment où il s’éloignait d’elles.
Et dans ce cas, où Steinþórr était au front, alors la puissance défensive de la phalange signifiait qu’ils pouvaient le ralentir pendant qu’il s’occupait d’eux, tandis que les forces spéciales perçaient le flanc de son armée.
Après avoir pris à cœur les conseils de Yuuto et consulté Sigrun, c’était la principale stratégie que Skáviðr avait élaborée pour cette bataille.
« L’ennemi est désorienté ! En avant ! » Sigrun cria en faisant glisser sa lance sur le côté, sa lame arrachant la tête d’un soldat du Clan de la Foudre. Elle avait immédiatement suivi en chargeant en avant et en utilisant son cheval pour faire tomber deux autres soldats.
Les combattants des forces spéciales sous son commandement se battaient tous bien, tuant l’ennemi sans problème.
Le combat progressait complètement en leur faveur, haut la main.
Ils étaient comme une meute de loups descendant sur une masse d’herbivores confus et paniqués.
Ils avaient commencé à déchirer les rangs du Clan de la Foudre.
« Hein, quoi ? » Steinþórr avait senti que quelque chose n’allait pas derrière lui, et avait arrêté son cheval, se retournant pour regarder.
En tendant l’oreille, il pouvait entendre plus clairement le mélange de cris de douleur et de cris de colère. Cela devait signifier qu’un combat avait éclaté quelque part à l’arrière de sa formation.
« Ont-ils tendu une sorte d’embuscade… ? Non, c’est probablement ce groupe de combattants à cheval. » Il fit claquer sa langue en arrivant à la réponse. « Tch, c’est vrai, ils ont utilisé ces types contre nous avant. »
Steinþórr avait repoussé facilement leur unité de cavalerie la dernière fois, il n’avait donc pas prévu que son ennemi les utiliserait à nouveau.
Sur le champ de bataille, une armée est orientée avec sa force dirigée vers l’avant pour frapper l’ennemi, laissant les côtés et l’arrière vulnérables aux attaques. Il ne fait donc aucun doute que le flanc arrière de son armée devait passer un mauvais quart d’heure en ce moment.
« Devrais-je laisser l’avant aux autres et retourner là-bas ? » se demanda-t-il à voix haute.
Mais il y avait un problème avec cette idée : la seule raison pour laquelle ses hommes s’en sortaient si bien contre les longes ennemies était que Steinþórr était au front.
S’il devait quitter la ligne de front, le Clan du Loup reprendrait sûrement pied et commencerait à repousser son armée.
Mais s’il ne repartait pas, son armée serait déchirée par l’arrière.
Comme le dit le proverbe, « Ce qui aide l’un peut nuire à l’autre, on ne peut pas être à deux endroits à la fois. »
« Hmph, je suppose que je dois le reconnaître, les gars, » avait-il marmonné.
Il souhaitait vraiment qu’il y ait plus que lui seul maintenant.
Mais naturellement, la réalité n’avait pas voulu. Il n’y avait qu’un seul Steinþórr. Et il n’avait pas le temps d’hésiter dans sa décision.
C’était un moment de crise, et pourtant les lèvres de Steinþórr s’étaient tordues en un rictus sauvage, bestial.
« Alors je suis damné si je retourne en arrière, et damné si je vais de l’avant, hein ? Eh bien, il n’y a qu’un seul choix à faire pour moi ! »
« Il devrait déjà être bien conscient du désastre qui se produit dans son dos, et pourtant il refuse de bouger de la ligne de front, non ? » grogna Skáviðr avec amertume.
Au loin, il aperçoit certains de ses propres soldats projetés en l’air.
On pourrait chercher dans tout Yggdrasil et ne trouver qu’une seule personne capable de lancer des hommes adultes aussi haut dans les airs en combat : Steinþórr le Dólgþrasir, le tigre avide de combats de Vanaheimr.
En d’autres termes, cela prouvait que Steinþórr se battait toujours là, à la tête de sa formation.
« Cet homme ne semble jamais vouloir bouger comme je le veux, » grommela Skáviðr.
Si le patriarche roux s’était précipité sur le flanc arrière pour y protéger ses forces, Skáviðr aurait immédiatement envoyé des signaux de fumée pour dire aux forces spéciales de se retirer, tout en ordonnant à ses lignes de front de se regrouper et d’avancer.
Puis, alors que le Clan du Loup prenait l’avantage et que Steinþórr revenait en première ligne pour inverser leur élan, Skáviðr aurait pu rapidement envoyer un autre ordre pour que les forces spéciales reprennent leur attaque.
Steinþórr aurait été obligé de faire des allers-retours, concentré sur la protection de ses hommes à son emplacement actuel, tandis que le Clan du Loup ralliait l’attaque du côté où il était absent.
Le calcul de Skáviðr était que cela rendrait la bataille plus équitable.
C’était son intention, de toute façon, mais son ennemi s’avérait être un homme qui ne faisait qu’avancer.
« Il est ironique que, normalement, ce soit la meilleure occasion que l’on puisse demander, » dit Skáviðr avec un soupir.
Si Steinþórr se maintenait en première ligne, il était naturel que les forces spéciales fassent des ravages dans sa formation depuis le flanc.
En peu de temps, ils avaient réussi à diviser les forces du Clan de la Foudre en deux.
Une fois cela accompli, les moitiés séparées ne seraient plus fortes que de quatre mille hommes chacune, et cela aurait pour conséquence que la force du Clan du Loup de six mille hommes serait suffisante pour les vaincre, l’équilibre des forces des armées étant inversé.
Skáviðr avait été instruit par Yuuto sur un passage écrit par l’homme connu sous le nom de Sun Tzu :
« Nous nous rassemblons en un seul tandis que l’ennemi est fracturé en dix, et il doit donc attaquer avec dix fragments contre l’un. Ainsi, nous serons nombreux face au petit nombre de l’ennemi. »
Le passage était apparemment écrit dans un style plus ancien de la langue de Yuuto, aussi Skáviðr avait-il demandé une explication.
Yuuto avait expliqué que cela résumait la stratégie consistant à garder ses propres troupes unies en un seul corps tout en trouvant des moyens de forcer l’ennemi à diviser les siennes. Dans l’exemple cité, en divisant l’ennemi en dix parties, on pouvait utiliser l’ensemble de ses troupes pour attaquer des forces ennemies qui n’étaient plus qu’un dixième de leur force initiale. De cette façon, on cherchait à créer un avantage numérique.
C’est quelque chose de tout à fait évident lorsqu’on le souligne de cette façon, mais c’est aussi ce qui en fait une vérité si précieuse.
Et donc, Skáviðr suivait ce principe de stratégie et divisait les forces du Clan de la Foudre. Une fois qu’elles seraient divisées, il n’avait qu’à demander à ses troupes d’attaquer quelques zones spécifiques, et cela mènerait son camp à la victoire. Mais…
« Les séparer une fois n’était pas suffisant. » Skáviðr avait secoué la tête.
Steinþórr n’allait pas être arrêté par une force ennemie à peine une fois et demie plus grande que la sienne. Si Skáviðr espérait arrêter l’homme de front, il lui faudrait être cinq ou dix fois plus nombreux que lui.
Pourtant, peut-être affectés par les attaques qui se déroulaient derrière eux, les soldats du Clan de la Foudre avaient perdu leur état d’esprit de berserker. La férocité apparemment écrasante de leur attaque avait diminué.
***
Partie 3
Mais après avoir ainsi divisé leurs forces, ils refusaient toujours de céder à la peur et à la panique, et gardaient le moral. C’était en soi une surprise.
« Dans ce cas, nous n’avons qu’à les séparer encore une fois ! » déclara Skáviðr.
L’unité des forces spéciales s’était frayée un chemin à travers les rangs du Clan de la Foudre et était sortie du côté opposé, elle faisait maintenant demi-tour et commençait un deuxième assaut.
Cela serait sûrement suffisant. Même si cela ne faisait rien pour arrêter Steinþórr lui-même, cela paniquerait complètement ses hommes, et son armée perdrait sa capacité à fonctionner.
Skáviðr avait juste besoin que son équipe tienne le coup assez longtemps pour que cela se produise, et il avait donc continué désespérément à donner des ordres.
Il criait à ses hommes et les encourageait, il en motivait d’autres par la peur, les menaçant de la punition de la loi stricte du Clan du Loup, et il en séduisait d’autres encore par la tentation de grandes récompenses.
Il avait rassemblé les troupes du Clan du Loup dans une formation plus serrée et plus centralisée et avait fait de son mieux pour la maintenir.
Chaque action habile était une preuve de sa grande expérience en tant que général.
Mais finalement, les lignes défensives ne pouvaient plus tenir, et elles commençaient à se briser.
« Pas encore ! ? Khh… à ce rythme, nous allons être envahis ! »
Une fois que les lignes s'étaient brisées pour la première fois, elles étaient devenues bien trop fragiles.
« Pardonnez-moi, Maître. » Skáviðr leva brièvement les yeux vers le ciel et les ferma, les sourcils froncés. Puis il les ouvrit et donna l’ordre : « … Retraite ! »
Pour un commandant de campagne, la capacité à déterminer et à lire le cours de la bataille était vitale.
S’il se permettait de réfléchir un peu plus, un peu plus longtemps, en s’accrochant à des espoirs irréalistes, il se tromperait sur le moment opportun pour se retirer. Cela ne ferait que provoquer des pertes beaucoup plus importantes de son côté.
La victoire et la défaite étaient normales dans la guerre. Une fois qu’il était devenu clair qu’une défaite était certaine, l’important était de rejeter le désir de victoire qui subsistait et d’ordonner une retraite rapide.
Dans l’histoire du Japon, on pouvait voir que cela avait été démontré même par le tristement célèbre seigneur de guerre qui s’était lui-même nommé le « Roi-Démon » : Oda Nobunaga.
Lors de la bataille de Kanegasaki en 1570, dès le début de la bataille, Nobunaga s’était battu avec un net avantage sur ses adversaires, le clan Asakura.
Mais dès qu’il avait appris que son allié Azai Nagamasa avait rompu avec lui pour se ranger du côté des Asakura, Nobunaga avait rapidement changé de tactique et ordonné la retraite.
La rapidité de cette décision n’avait laissé aucune ouverture aux forces d’Asakura pour attaquer, et cela avait permis de limiter au maximum les pertes de Nobunaga pendant le retrait. Le grand succès de la « Retraite à Kanegasaki » avait été loué dans les générations à venir.
Le cours de cette bataille avec le Clan de la Foudre avait déjà été déterminé, et inverser ce cours était presque impossible. Même si les forces spéciales réussissaient à diviser l’ennemi à nouveau maintenant, les lignes dispersées du Clan du Loup ne pourraient plus être restaurées.
Il faudrait que quelqu’un avec un charisme d’un dieu prenne le commandement, quelqu’un comme Yuuto, ou Steinþórr.
Skáviðr était certainement digne d’être appelé un grand commandant, mais il ne possédait rien de comparable.
Les cornes de guerre du Clan du Loup avaient sonné trois notes d’affilée pour signaler la retraite. De tous les rangs s’élevaient les voix des officiers de l’unité, aboyant des ordres aux soldats.
« Retirez-vous ! Retirez-vous ! »
« On s’en va d’ici, les gars ! »
« Dépêchez-vous, maintenant ! »
Un frisson avait parcouru l’armée du Clan du Loup.
Toute armée normale à ce stade aurait complètement perdu sa chaîne de commandement, les combattants mettant leur propre vie en avant et s’enfuyant, jusqu’à ce que tout le monde tombe dans un état de confusion et de peur.
Mais c’était l’armée du Clan du Loup, régie par une loi stricte et intransigeante. Et leur commandant suprême était un homme qui avait combattu et mené l’arrière-garde à de nombreuses reprises au cours de sa carrière, gagnant une réputation de maître du combat en retrait.
« Ne rompez pas les rangs ! Avancez rapidement, mais avec précision, ne vous précipitez pas et ne paniquez pas ! » Skáviðr avait crié avec force de sa position bien visible à cheval, en agitant le bras pour indiquer la direction de la retraite.
Dans une bataille de campagne, normalement le commandant était le premier à s’échapper en cas de repli. Et c’était généralement le bon choix.
Toutefois, si le chef restait visible sur les lignes de front, cela pouvait rassurer les troupes, leur donner l’impression que tout allait encore bien.
Bien que l’on ne puisse pas dire que cela fonctionne complètement, cela semblait avoir un effet — les soldats en pleine retraite avaient maintenu un certain niveau d’ordre, et le chaos avait été maintenu au minimum.
« Prends ça, et ça, et ça ! » Avec des coups puissants, Steinþórr envoya les troupes du Clan du Loup en fuite à gauche et à droite, ouvrant un chemin et plongeant toujours en avant.
Enfin, le monstre roux avait atteint Skáviðr.
« Oh ! Je t’ai trouvé, loup teigneux ! x Steinþórr sourit et passa sa langue sur ses lèvres quand il aperçut Skáviðr.
« Alors tu es déjà arrivé jusqu’ici, Dólgþrasir, » dit froidement Skáviðr.
« Ha ha ha, hé, qu’est-ce que le commandant de l’armée fait à traîner par ici ? Je pensais que tu serais parti depuis longtemps maintenant. La fuite n’était-elle pas censée être ta spécialité ? » Steinþórr tapait nonchalamment son marteau de fer contre son épaule en se moquant de Skáviðr.
Trois fois maintenant, ils s’étaient affrontés, et les trois fois, Skáviðr avait fui.
Steinþórr essayait de l’insulter pour cela, probablement dans l’espoir de l’empêcher de s’échapper à nouveau.
« Il se trouve que je suis ici pour protéger ce qu’on m’a confié, » répondit Skáviðr en préparant sa lance.
Du point de vue de Skáviðr, cette armée ne lui avait été confiée que temporairement par son patriarche, Yuuto.
Même si Yuuto était un chef incroyable qui n’avait jamais été vaincu lorsqu’il était aux commandes, cela ne signifiait pas grand-chose s’il n’avait plus de soldats à commander.
Skáviðr devait préserver autant de soldats du Clan du Loup que possible et les rendre à Yuuto, et il était prêt à mettre sa propre vie en jeu pour y parvenir.
« Je vais te donner un conseil, en tant que personne qui a vécu plus longtemps que toi : tu vis ta vie dans une précipitation insouciante, Dólgþrasir. Cet endroit est parfait pour que tu te reposes un peu. »
« Ha ! Alors c’est ce que je vais faire, » cria Steinþórr, « après t’avoir tué ! »
Avec un cri, il éperonna son cheval vers l’avant, et déplaça son marteau de guerre à porter dans une frappe en diagonale, un swing vers le bas.
Skáviðr avait réagi à l’attaque avec une compréhension parfaite, plutôt que d’essayer de bloquer directement, il avait balancé un contre de côté, pour faire dévier le marteau de sa trajectoire.
Mais, juste avant que les deux armes ne se rencontrent, le marteau de guerre s’était soudainement figé dans sa course.
Clang ! La lame de la lance de Skáviðr avait frappé le marteau de guerre, mais celui-ci n’avait pas bougé d’un pouce.
« Ne te l’ai-je pas déjà dit ? » Steinþórr déclara avec désinvolture. « J’ai compris tes mouvements. »
« Ngh... ! » Skáviðr s’était empressé de remettre sa lance en position.
« Trop lent ! » Steinþórr avait balancé son marteau dans la même direction, comme s’il l’avait prévu depuis le début.
Avec la force supplémentaire inattendue ajoutée à la lance de Skáviðr, elle avait été projetée de façon incontrôlable vers le haut.
« Qu’est-ce que c’est ? » Skáviðr était presque toujours l’image du calme parfait, mais son visage était maintenant en état de choc.
Sa réaction était compréhensible. Steinþórr avait utilisé la force et la puissance de Skáviðr contre lui pour le déséquilibrer. C’était la « technique du saule », la technique personnelle de Skáviðr.
Après l’avoir vu seulement quelques fois, Steinþórr n’avait pas seulement appris à le lire, il avait été capable de le recréer.
Steinþórr était capable de bien plus que de s’appuyer sur l’application singulière de son incroyable force. Il était également un expert en matière de technique de combat, ce qui faisait de lui un ennemi si terrifiant.
« Maintenant, meurs ! » Sur ces mots brefs, Steinþórr balança rapidement son marteau de guerre dans un coup de balayage.
« … ! » Skáviðr s’est empressé d’écarter le haut de son corps pour tenter d’esquiver le coup.
Une mèche de ses cheveux avait volé dans l’air. Si sa réaction avait été plus lente d’un instant, sa tête aurait été projetée.
Les attaques de Steinþórr ne s’étaient pas arrêtées là. Il ramena rapidement le marteau pour déclencher une frappe vers le bas.
À ce stade, Skáviðr avait déjà lâché sa lance et avait une main sur l’épée à sa ceinture. Il comprenait parfaitement maintenant qu’il ne pouvait espérer égaler la vitesse des attaques de Steinþórr avec sa longue et lourde lance.
Il dégaina sa lame de son fourreau et l’approcha à temps pour recevoir l’attaque de Steinþórr.
Cependant, il ne pouvait rien faire face à l’immense fossé de puissance qui les séparait. À ce rythme, il serait submergé.
Il avait réussi à bouger son corps sur le côté à la dernière seconde, mais n’avait pas pu esquiver complètement l’attaque. Le coup de marteau avait effleuré la tête et l’épaule de Skáviðr.
Il n’avait été que légèrement touché, sa vie n’était pas en danger immédiat. Cependant, l’impact du coup était encore intense, sa vision vacilla et se brouilla, et il perdit son sens de l’équilibre.
Ce seul coup avait dû lui donner une commotion cérébrale.
« Ghh… » Skáviðr était un guerrier, et son instinct l’avait soutenu, sa lame se remettant en position d’attente. Mais ses yeux étaient encore flous.
« Ça y est ! » Steinþórr cria. Il avait vu une ouverture, et il n’était pas prêt à la laisser passer. Il fit tourner son marteau une fois de plus.
« Je ne vous laisserai pas faire ! » cria une autre voix.
Au dernier moment, l’attaque de Steinþórr fut interrompue lorsque Sigrun s’élança dans l’espace entre les deux hommes, la pointe de la lance en premier.
« Tch. Encore, » Steinþórr fit claquer sa langue en signe d’irritation alors qu’il esquivait habilement le coup de lance. « Cela arrive toujours juste quand je l’ai presque. »
Il était certain que cette fois, il allait enfin prendre la tête de son ennemi, le « loup teigneux ». Cet échec l’avait rendu encore plus agité.
« Je vais prendre en charge l’arrière-garde. Assistant en Second, partez d’ici ! » En disant cela, Sigrun jeta sa lance et dégaina son propre nihontou.
« Non, attends, tu ne peux pas te battre seul contre… ngh ! » Les mots de Skáviðr s’interrompirent dans un souffle de douleur, il grimaça et porta une main à sa tempe.
« Et que pouvez-vous espérer faire dans cet état ? » Répliqua-telle. « Vous êtes sur le chemin. Partez d’ici. Maintenant. »
« Mais… ! »
« Le devoir du Mánagarmr est de protéger les soldats du clan en combattant toujours en première ligne. N’est-ce pas vrai ? Vous étiez le précédent Mánagarmr. Et je… suis l’actuel. »
Sigrun n’avait pas regardé derrière elle pendant qu’elle parlait. Elle avait gardé les yeux fixés sur Steinþórr tout le temps, ne montrant que son dos à Skáviðr.
Pour Skáviðr, elle semblait être beaucoup plus grande que son propre corps mince. Il pouvait voir l’esprit du guerrier qui l’habitait.
Il se sentait ému d’une manière difficile à décrire. Quand est-elle allée si loin… ? se demandait-il.
Avec sa blessure actuelle, Skáviðr ne serait plus en mesure de se battre correctement. Il n’avait pas d’autre choix que de parier sur elle.
« … Très bien. Alors je te laisse le reste. » Skáviðr fit faire demi-tour à son cheval et le mit au pas.
« Ne crois pas que je vais te laisser t’échapper ! » cria Steinþórr.
« C’est ma phrase ! » Sigrun avait répondu en hurlant.
Clang !
Derrière lui, Skáviðr entendit le son de la réponse de Sigrun, ponctué par le choc aigu du métal contre le métal.
***
Partie 4
« Haaaah ! »
« Tyaaah ! »
Kshiing ! Claaang !
L’air autour des deux guerriers résonnait de cris de bête et du fracas percutant de leurs armes.
« Prends ça, et ça, et ça ! » Steinþórr criait avec excitation en repoussant Sigrun. À la surprise de tous, le Tigre Assoiffé de Combats avait l’avantage.
L’arme de Sigrun était un chef-d’œuvre que même la rune destructrice Mjǫlnir de Steinþórr ne pouvait pas mettre en pièces, mais c’était justement ce qu’il voulait.
Le fait que ses ennemis ne puissent jamais résister à une attaque de sa part signifiait qu’il ne ressentait aucun défi ni aucune satisfaction à les détruire. Au moins, cela signifiait que tous les deux pouvaient avoir un vrai combat.
Mais après un moment, il avait commencé à en douter.
« Allez, allez, qu’est-ce qui ne va pas ! ? Tu te lances sérieusement pour mener l’arrière-garde alors que tu es si faible ? Tu ne vas pas du tout gagner du temps pour que tes amis puissent s’échapper ! »
« Ngh... ! Hah ! Toh ! » Sigrun parvenait à égaler les coups de Steinþórr avec les siens, mais à chaque attaque, Steinþórr l’acculait lentement mais sûrement.
Ce n’était qu’une question de temps maintenant avant que son marteau de guerre ne frappe vraiment contre cette fille aux cheveux argentés — ou c’est ce que Steinþórr pensait.
« Dans ce cas… ! » Les yeux de Sigrun s’étaient rétrécis, puis ses attaques s’étaient soudainement dirigées vers Steinþórr avec beaucoup plus de vitesse et de puissance qu’auparavant.
« Wôw ! » Steinþórr n’en croyait pas ses yeux. Il siffla, impressionné. « Hé, on dirait que tu en as dans le ventre après tout. Pourquoi n’as-tu pas commencé par — w-whoa !? »
L’imperturbable raillerie désinvolte de Steinþórr avait été interrompue par une ruée d’attaques encore plus fortes de Sigrun qui s’était abattue sur lui comme un tourbillon.
« Toh ! Hah ! Haah ! » Sigrun ne déclara rien à Steinþórr, en fait, elle ne semblait même pas entendre ses paroles. Elle était totalement et complètement concentrée sur le fait de frapper avec sa lame.
Son visage avait l’air différent, comme si elle avait été possédée par un dieu guerrier, et ses attaques semblaient l’être aussi. À chaque attaque, ses coups semblaient devenir encore plus rapides, plus habilement placés.
Enfin, le rythme du combat avait changé, et c’est maintenant Steinþórr qui était forcé de se mettre sur la défensive.
« Wôw, whoa, sérieusement ? » Steinþórr était décontenancé.
Il était vrai qu’il était fatigué, puisqu’il avait combattu sans relâche depuis le matin, et il était également vrai que son sens du combat n’était pas poussé à son maximum, comme lorsqu’il avait été entouré de plusieurs Einherjars ennemis en même temps.
Mais malgré cela, Steinþórr n’avait pas du tout été tendre avec son adversaire.
C’était une première expérience pour lui.
Même en comptant le loup teigneux de tout à l’heure, personne qu’il avait rencontré dans sa vie n’avait jamais réussi à se battre à un niveau égal au sien.
Qu’est-ce qui se passe avec la vitesse de réaction ridicule de cette fille ?
Les capacités physiques de son ennemi avaient soudainement augmenté de façon spectaculaire, mais malgré cela, Steinþórr était toujours capable de balancer son arme plus rapidement, et avec beaucoup plus de puissance derrière chaque coup.
Et pourtant, c’était comme si elle avait la capacité de voir dans le futur. Elle semblait prédire le moindre de ses mouvements, se déplaçant pour arrêter ses mouvements d’attaque avant qu’il ne puisse à peine les commencer.
Ce n’était pas qu’elle avait découvert les schémas de ses attaques et qu’elle agissait en fonction de cela. Steinþórr était un talent inégalé et naturel au combat. Pour commencer, il ne se battait pas avec une sorte de « forme » fixe.
Elle voyait simplement et purement ses mouvements d’attaque à l’instant où ils commençaient, et réagissait à cela avec une vitesse absolument anormale.
Steinþórr n’avait aucun moyen de le savoir, mais c’était la capacité que Sigrun avait libérée en elle au point culminant de son combat à mort contre le féroce garmr, une capacité qu’elle en était venue à appeler « le royaume de la vitesse divine ».
On dit que parfois, lorsqu’une personne était poussée à ses limites dans un moment de vie ou de mort, le temps et tout ce qui l’entoure semblait ralentir de son point de vue. C’est l’essence même de la capacité de Sigrun.
Ironiquement, Steinþórr lui-même avait servi de catalyseur en cette occasion : il était incontestablement un ennemi bien au-delà de son pouvoir, et perdre contre lui signifiait une mort certaine. Il avait forcé sa conscience au-delà de ses limites normales et dans le domaine de ses capacités.
Enfin, la lame de Sigrun avait réussi à effleurer la joue de Steinþórr, et il haleta.
« Ah… ! »
Ce n’était rien de plus qu’une égratignure, mais c’était encore une autre première. Jamais dans la vie de Steinþórr un ennemi n’avait réussi à le toucher avec son arme.
« Keh heh heh, ah hah hah hah ! C’est tellement amusant ! » Steinþórr lécha le sang qui dégoulinait de la coupure sur sa joue, et grimaça de plaisir. Il ne se souciait pas du tout d’être sur la défensive.
Pour Steinþórr, la plus grande joie de la vie était de trouver et de combattre des adversaires forts.
L’assaut furieux de Sigrun avait continué pendant quelques instants. Mais après une dizaine d’affrontements supplémentaires, soudain, la vitesse de ses mouvements commença à diminuer considérablement.
Clang !
Leurs deux armes s’entrechoquèrent, mais la réaction de Sigrun était clairement la plus lente qu’elle ait été jusqu’à présent.
L’attaque de Steinþórr avait plus que suffisamment de force derrière elle cette fois, et elle avait repoussé la lame de son épée vers le haut.
Il fit tourner son poignet et s’apprêta à frapper avec le manche du marteau, et ce faisant, il vit que le visage de Sigrun était affreusement pâle, presque bleu, et que la sueur coulait sur son visage.
Bien qu’ils se soient battus furieusement, cela n’avait duré que quelques instants en termes de temps écoulé. Pourtant, on aurait dit qu’elle avait couru à toute allure pendant une heure entière.
Avec le seul soutien de sa rune, elle avait combattu l’Einherjar aux runes jumelles Steinþórr sur un pied d’égalité, et pendant un bref instant, elle l’avait même surpassé.
Il semble qu’un tel exploit l’ait mise à rude épreuve.
« Tch. J’étais content de voir que tu avais l’air de t’être vraiment amélioré, mais c’est encore tout ce dont tu es capable, hein ? » Steinþórr fit une pause, la regardant avec déception. Les choses avaient finalement semblé être sur le point de devenir intéressantes pour lui, et une fois de plus, il avait été déçu.
Il poussa un long soupir et baissa son arme, puis fit un geste du menton sur le côté. « Allez. Je te laisse partir, cette fois. »
« Haah... haah... Qu… qu’est-ce que tu… essaies de faire ? » Sigrun respirait si fortement qu’elle pouvait à peine parler, mais elle le fixait tout de même durement, avec de la suspicion dans ses yeux.
Steinþórr lui adressa un sourire amusé, et tapa son marteau de guerre contre son épaule.
« Je me suis souvenu de ce que ce loup teigneux m’avait dit de toi. Il disait que dans deux ans, tu le surpasserais. Cela fait moins d’un an qu’il a dit ça. Il reste encore une année, alors. Je te donne une dernière chance de vivre et de faire en sorte que ça arrive. C’est ta récompense pour avoir réussi à me couper. »
Avec la disparition de son vrai rival Suoh-Yuuto, Steinþórr avait perdu la meilleure source d’amusement de sa vie.
Dans tout le monde d’Yggdrasil, il n’y avait que deux personnes, si ce n’est plus, contre lesquelles il pouvait sérieusement se battre avec toute sa force.
Cette fille avait un vrai potentiel. Ça n’avait duré qu’un instant, mais elle s’était battue à égalité avec lui.
Ce serait un sport amusant de la laisser aller, et de voir jusqu’où elle pourrait aller.
« Haah… haah… tu vas… regretter ce choix, » s’essouffla Sigrun.
« Alors, fais-le-moi regretter. »
Steinþórr avait fait un geste de sa main libre, comme pour faire fuir un chien.
Sigrun jeta un dernier regard dur à Steinþórr, puis, sans rien dire, fit tourner son cheval et s’éloigna de lui au galop.
Et ainsi, la deuxième bataille de la rivière Élivágar s’était terminée, avec la victoire du Clan de la Foudre.
Le Clan de la Foudre avait continué son avancée, et avait commencé à marcher sur Gimlé.
Et l’armée du Clan du Loup n’avait plus le pouvoir de les arrêter.
Pendant ce temps, à peu près au même moment, la section détachée de l’armée du Clan de la Panthère dirigée par Hveðrungr, forte de trois mille hommes, encerclait la capitale du Clan de la Corne, Fólkvangr.
La région autour de la ville n’avait pas de forêts ou de bosquets d’arbres, il n’y avait donc aucun endroit approprié pour assembler la puissante arme de siège du Clan de la Panthère, le trébuchet.
De plus, Fólkvangr était l’une des rares très grandes villes de la région d’Álfheimr. Il faudrait probablement beaucoup de temps pour prendre la ville avec une force de seulement trois mille hommes.
En fait, l’objectif de Hveðrungr n’était pas de capturer Fólkvangr.
C’était simplement une partie de sa stratégie pour surmonter la défense du « mur de wagons » de l’armée du Clan de la Corne.
Pour l’armée du Clan de la Panthère, composée uniquement de combattants à cheval, le haut mur de wagons renforcés était comme leur ennemi naturel.
En fait, il était peut-être plus approprié de changer de perspective, et de les considérer comme s’il s’agissait réellement de murs de forteresse.
En d’autres termes, bien que les ennemis de Hveðrungr soient sur le terrain dégagé, ils s’enferment dans une sorte de forteresse.
Ce n’était pas quelque chose qu’il pouvait surmonter par la force pure.
Alors dans ce cas, comment pourrait-il faire tomber leur forteresse ?
La réponse était simple. Il existait des méthodes éprouvées pour vaincre un ennemi retranché dans un château ou une forteresse. Un élément clé était de priver l’ennemi de ses provisions.
Et c’est là que Hveðrungr avait trouvé sa stratégie. Il allait encercler Fólkvangr, la source de ressources de l’armée dans cette région, et ainsi couper le ravitaillement des troupes du Clan de la Corne derrière leurs murs de chariots.
Quant aux sources d’approvisionnement du Clan de la Panthère, le corps principal de l’armée recevait beaucoup de leur ancienne base du Fort de Gashina. Et l’escadron détaché obtenait ce dont il avait besoin en attaquant et en pillant les villages voisins.
Étant si proche de la capitale du clan, tout ce qui était à portée de vue était des terres agricoles cultivées, s’étendant à l’horizon dans toutes les directions. Il n’y avait aucune difficulté à trouver de la nourriture.
Quant aux soldats qui se protégeaient à l’intérieur des murs du wagon, il est probable qu’ils se déplaceront bientôt, soit pour s’approvisionner, soit pour attaquer le Clan de la Panthère en représailles de leurs actions.
Et bien sûr, c’était exactement ce que voulait le Hveðrungr.
Si cela se produisait, cela donnerait aux sept mille combattants de la formation principale de l’armée du Clan de la Panthère toute l’ouverture dont ils avaient besoin pour traverser la rivière et atteindre le côté du Clan de la Corne en restant indemne.
L’ennemi devait se déplacer à la vitesse de ces lourds wagons. Il n’y avait rien qu’ils puissent faire pour éviter la lenteur et la léthargie que cela leur donnait. En revanche, le Clan de la Panthère était l’armée la plus rapide d’Yggdrasil, et avait trois fois plus de troupes.
Le Clan de la Panthère pouvait se déplacer librement autour et devant leurs ennemis, détruisant les sources d’approvisionnement vers lesquelles ils se dirigeaient. Ils poursuivaient ce processus aussi longtemps qu’il le fallait, et étranglaient lentement leur ennemi.
Comme l’armée avait été approvisionnée par Fólkvangr, ils n’avaient probablement pas grand-chose en main.
« Je leur donne au mieux une dizaine de jours, » avait estimé Hveðrungr à haute voix.
Et il s’est avéré que sa prédiction n’était pas loin.
***
Chapitre 8 : Acte 8
Partie 1
« Uuugh… » Un gémissement misérable s’échappa des lèvres de Yuuto.
Gimlé et Fólkvangr étaient maintenant encerclés par l’ennemi.
Ayant reçu une nouvelle horrible après l’autre, Yuuto s’était courbé et avait senti son corps frissonner.
« Mais on dirait que Skáviðr et Sigrun ont réussi à s’en sortir en un seul morceau…, » déclara doucement Mitsuki.
« C’est la seule bonne nouvelle, » dit Yuuto d’un ton sombre. « Même les deux plus forts guerriers du clan du loup n’ont pas pu arrêter cet idiot. »
Yuuto s’était mordu la lèvre en signe de frustration.
Il s’était dit que d’une manière ou d’une autre, ils pourraient réussir à tenir un mois. Mais ces espoirs fugaces étaient anéantis par la réalité, qui était bien moins clémente.
Yuuto avait gagné toutes les batailles qu’il avait livrées en tant que commandant et s’était fait un nom à Yggdrasil en tant que grand chef, mais lui-même n’avait jamais pensé à lui de cette façon.
Pour lui, tout ce qu’il avait fait, c’est copier et utiliser des connaissances, des armes et des techniques qui venaient de loin dans le futur par rapport à ce monde. C’est ce qui avait donné à son clan la force militaire écrasante qui lui avait permis de vaincre ses ennemis.
Il n’était pas comme l’un de ces géniaux tacticiens de guerre dans les mangas, qui pouvaient prédire les pensées et les actions de l’ennemi en temps réel sur le terrain, et ainsi toujours agir avec une longueur d’avance. Ce genre de chose était complètement hors de portée de quelqu’un comme lui.
Il avait réussi à trouver deux moyens potentiels d’arrêter Steinþórr, mais l’un d’eux exigeait absolument que ce soit Yuuto lui-même qui l’exécute, et l’autre nécessitait quelque chose qui n’existait pas dans Yggdrasil, et qui était en possession de Yuuto.
Le stratège Sun Tzu parlait souvent dans ses ouvrages de la nécessité de s’adapter à la volée aux actions de l’ennemi, et aux conditions du moment. En ce moment, pour Yuuto, obtenir des informations sur ses hommes sur le terrain et recevoir ses ordres se faisait avec un décalage de plusieurs jours.
C’est pourquoi il se contentait de donner des conseils de stratégie générale, puis de confier les décisions sur le terrain aux commandants sur place. Mais il semblait que cela n’avait pas été suffisant pour agir contre Steinþórr, l’homme qui défiait tout bon sens.
« Plus que dix jours avant la pleine lune… » L’attente semblait si longue. Yuuto n’était pas sûr de savoir combien de temps encore ils allaient pouvoir tenir.
Gimlé, en particulier, devait faire face à la menace de Steinþórr et de sa rune de Mjǫlnir, le Briseur. Déjà, il n’y avait plus de temps à perdre.
Pour Fólkvangr, la région autour de la ville n’avait pas un approvisionnement facile en bois, donc pour le moment, ils n’avaient pas à s’inquiéter des attaques de trébuchets, mais la situation y était toujours très imprévisible.
« Arrgh, bon sang ! À ce rythme, même si l’invocation fonctionne, il sera déjà trop tard. » Yuuto cracha les mots avec irritation, lassé par le malaise qui montait en lui.
Gimlé serait le premier à tomber. Vu la force de Steinþórr, le temps qu’il revienne, Iárnviðr serait probablement tombée elle aussi.
Si cela se produisait, les vies de ses compagnons, de sa famille, de Mitsuki, seraient toutes…
« D’accord, » déclara Mitsuki. « Dans ce cas, faisons-le ce soir. Essayons l’invocation ce soir. »
« Excuse-moi ? Ce soir ? Qu’est-ce que tu dis ? » Yuuto regarda instinctivement par la fenêtre pour vérifier. La lune n’était même pas encore à moitié pleine. « Il n’y a aucune chance que ça… »
« Oui, je sais qu’il n’y a pas beaucoup de chances que ça marche. Honnêtement, je ne pense même pas pouvoir réussir l’incantation et la danse, pour l’instant. Mais, même si ça échoue, ce n’est pas comme s’il y avait une pénalité pour ça, non ? »
« Ah… ! » Yuuto avait haleté. En cet instant, c’était comme si son esprit avait été frappé par un éclair.
Ce sentiment devait être ce que les gens entendaient lorsqu’ils parlaient de « l’écaille qui tombe des yeux ».
C’était tout comme Mitsuki l’avait dit.
Parce qu’il était tellement sûr que le rituel échouerait, il avait écarté l’idée même de l’essayer plus tôt. Mais il n’y avait pas de conséquences négatives pour la simple exécution du rituel lui-même.
Ils seraient gagnants en cas de succès, et il n’y aurait aucune perte en cas d’échec. Tout ce qu’ils auraient à faire serait de réessayer pendant la nuit de la pleine lune, comme prévu à l’origine.
Et s’ils considéraient cela comme une répétition de la tentative finale, alors même une première tentative ratée avait ses propres avantages.
« Ok, faisons-le, » dit Yuuto en hochant la tête. Il prit la décision immédiatement, et donna le feu vert à Mitsuki.
Cependant, Yuuto ne pouvait pas savoir que ce choix lui apporterait également le malheur.
◆ ◆ ◆
Dans le sanctuaire au sommet de la tour rituelle sacrée, la Hliðskjálf, Mitsuki se tenait face au miroir divin sur son autel.
Elle était habillée différemment de la normale, dans une belle et élégante tenue du blanc le plus pur.
À l’origine, cette robe avait été secrètement préparée par les habitants d’Iárnviðr lorsqu’ils avaient appris que Yuuto allait épouser Mitsuki et l’emmener avec lui à Yggdrasil. C’était sa tenue de mariage. Mais maintenant, elle allait être utilisée dans un autre but.
Il s’agissait, après tout, d’une cérémonie religieuse sacrée, et elle ne pouvait donc pas la faire correctement dans sa tenue normale.
Le fait d’être habillée si différemment servirait à focaliser son esprit sur la tâche, et à augmenter sa concentration. Du moins, c’était le but.
« … Donc, c’est pourquoi j’aimerais effectuer le rituel d’invocation dès maintenant ! » Mitsuki semblait parler à l’air libre.
Derrière elle se trouvaient les quelques membres des hauts gradés du Clan du Loup qui étaient encore à Iárnviðr. Ils l’observaient nerveusement.
Peut-être que pour eux, il semblait qu’elle était juste là à se parler à elle-même. Mais ce n’était pas du tout le cas.
Se tenant directement en face de Mitsuki, Rífa soupira d’exaspération et affaissa ses épaules. « C’est ridicule. Tu viens à peine de maîtriser le sort Mistilteinn l’autre jour. En fait, ridicule n’est même pas le début du problème. »
Le corps de Rífa était apparu transparent, comme un hologramme.
Bien sûr, elle n’était pas physiquement là, et les autres personnes dans la pièce ne pouvaient pas la voir.
« Mistilteinn » : Traduit de la langue d’Yggdrasil en japonais, c’était devenu le mot pour « gui ».
Il s’agissait d’un sort seiðr utilisé pour ouvrir un canal vers les esprits, les âmes des morts ou d’autres forces du monde. On pouvait alors communiquer avec ces forces, ou leur emprunter du pouvoir.
Mitsuki utilisait le pouvoir de ce seiðr pour ouvrir un canal entre elle et Rífa.
Pour l’instant, la vraie Rífa était loin, à Glaðsheimr.
D’après les explications de Rífa, pour que deux humains puissent utiliser la magie pour communiquer entre eux, ils avaient normalement besoin d’un jeu spécial de miroirs appariés magiquement. Cependant, il semblait que Mitsuki et Rífa étaient différentes, d’une certaine manière, et semblaient partager une sorte de connexion particulière. Elles pouvaient utiliser cette méthode pour communiquer, sans avoir besoin des objets appropriés habituels.
« Il n’y a rien de plus effrayant qu’un amateur, » grommela Rífa. « Ils ont tendance à essayer des choses dont un expert n’aurait jamais rêvé. »
« Je sais que c’est imprudent, » dit Mitsuki. « Mais dans dix jours, il sera peut-être déjà trop tard. »
« Hm, les choses sont-elles déjà si sérieuses là-bas ? »
« … Oui. » Il n’y avait aucune raison pour Mitsuki de cacher quoi que ce soit maintenant.
Elle raconta à Rífa comment le Clan du Loup avait été vaincu à la rivière Élivágar, et comment Fólkvangr avait été encerclé.
« … Haah. Quel gâchis ! » soupira à nouveau Rífa, d’une manière légèrement affectée. « Et moi qui était sur le point d’aller me coucher. »
Elle avait dirigé un regard aiguisé vers Mitsuki.
C’était une façon détournée et difficile à comprendre de le dire, mais elle était d’accord avec la demande de Mitsuki.
Mitsuki s’était inclinée profondément avec assez de force pour que son front puisse heurter ses genoux. « Merci beaucoup ! »
« Eh bien, je ne peux après tout pas vraiment vous laisser mourir, toi ou les personnes qui ont partagé un hotpot avec moi. Cela pèserait sur ma conscience. »
Avec cette excuse supplémentaire, Rífa avait légèrement tourné la tête et avait émis un petit hmph !
Mitsuki ne la connaissait que depuis deux semaines, mais c’était suffisant pour savoir que c’était sa façon de cacher son embarras.
C’était si gentil, elle n’avait pas pu s’empêcher de sourire.
« Hé, qu’est-ce qui te fait sourire !? Il y a quelque chose qui m’énerve là-dedans ! »
« D-Désolée ! » Mitsuki s’était exclamée.
« Argh, honnêtement, pendant les deux cents ans de l’histoire de cet empire, tu dois être la première personne à pousser le Þjóðann à faire ce que tu veux, j’en suis sûre. »
« P-Pousser vers quelque chose, je ne ferais jamais quelque chose de si… »
« Oh, mais c’est la vérité. Penses-y. J’ai passé tout mon temps libre à t’aider, n’est-ce pas ? »
« Ohh… »
« Ah, mais, bon… Si je m’imagine que tout cela va se terminer ce soir, alors je suppose que cela me donne encore plus envie de le faire. Maintenant, je vais me changer. Attends un moment. »
Sur ce, Rífa avait commencé à avancer, bien que l’image que Mitsuki regardait n’ait pas bougé vers elle. Puis elle avait soudainement commencé à enlever ses vêtements.
« Wh-wh-wow ! Qu’est-ce que tu fais ! ? » cria Mitsuki.
« Qu’est-ce que je fais ? Je te l’ai dit, je me change. C’est un véritable rituel, je dois donc porter une tenue appropriée. »
« Euh, o-oui, c’est vrai, mais…, » avec une expression troublée, Mitsuki avait regardé les personnes rassemblées derrière elle.
Elle savait qu’ils ne pouvaient pas voir l’image de Rífa, mais elle les sentait quand même regarder dans sa direction, et cela la mettait tout de même mal à l’aise.
Après tout, cette fille avait le même visage qu’elle.
C’était comme se regarder se déshabiller et se mettre à nu devant une foule de gens, et même si ce n’était pas strictement vrai, c’était comme ça. Elle avait senti son visage devenir lentement rouge à partir du cou.
« Maintenant, Mitsuki, es-tu prête ? » Rífa avait regardé Mitsuki avec des yeux durs et sérieux.
Rífa était maintenant également vêtue d’une tenue religieuse formelle, avec des couleurs à base de blanc et de violet.
Il y avait une légère brillance dans le tissu léger et flottant de sa tenue. Elle était probablement faite principalement de soie.
La couronne d’or étincelante sur sa tête était ornée des plumes du faucon, le « seigneur des cieux », et en son centre se trouvait un grand rubis.
C’était une combinaison magnifique, tout à fait digne de l’impératrice divine censée régner sur tout le royaume d’Yggdrasil.
« Prête ! » Mitsuki avait répondu. « Yuu-kun dit que ses préparatifs sont aussi terminés. »
Il y a quelques instants, Félicia avait fini de confirmer les choses avec Yuuto par téléphone. En ce moment, il devrait être au sanctuaire Tsukinomiya, debout devant l’autel du miroir divin et utilisant la caméra de son smartphone pour regarder dans le miroir.
« Ssss… Haaah… » Mitsuki avait fermé les yeux et avait pris plusieurs respirations lentes et profondes.
Elle pouvait entendre son propre cœur battre. Il était beaucoup plus rapide que la normale.
Un échec ici signifiait que beaucoup plus de sang du Clan du Loup serait versé. Elle avait expliqué l’idée à Yuuto en lui disant qu’ils devaient essayer parce qu’ils n’avaient plus rien à perdre, mais bien sûr, elle était encore nerveuse.
Elle devait transformer cette tension nerveuse en force, en puissance.
Elle avait aiguisé son attention, amenant la concentration de son esprit et sa conscience intérieure à sa limite.
« Je vais maintenant commencer le rituel. » Mitsuki avait prononcé cette déclaration solennelle, et avait ouvert les yeux.
Dans ces deux yeux flottait une paire de symboles runiques dorés en forme d’oiseaux.
« Hm. Assure-toi de me donner un signal approprié, » répondit Rífa. « Ta voix est la seule chose que je puisse entendre. »
« Bien. » Mitsuki avait hoché la tête et s’était mise à genoux, plaçant le bout des doigts de ses deux mains contre le sol.
Dans l’image qui lui fait face, Rífa avait pris la même pose.
Le silence régnait dans la salle du sanctuaire, et l’air était incroyablement tendu.
Finalement, le son des tambours et des cornemuses avait commencé à retentir derrière elle.
***
Partie 2
« Commencez ! » Avec ça, Mitsuki s’était levée, et avait écarté ses deux bras.
Devant elle, Rífa reproduisait ces mêmes mouvements, les bras écartés.
« ᚠᛟᛉ ᛟᛋᛋ ᛋᛖᚷᛖᛉᛜ. » En rythme avec la musique, Mitsuki et Rífa scandèrent les mots du vœu sacré à l’unisson parfait, et tournèrent lentement sur place une fois.
L’exécution de ces actions précises avec exactement le même timing avait augmenté leur synchronisation l’une avec l’autre, et avait rendu le canal magique reliant Mitsuki à Rífa beaucoup plus large et plus fort.
« ᚠᛟᚦᛋᛈᚨᛉ ᚲᚨᚦᚦ. »
Elles avaient croisé leurs bras et s’étaient légèrement penchées en avant.
« ᚲᚹᛁᛜᛜᚨ ᛋᚲᚨᚷᚷ. »
D’un pas léger sur le côté, elles tendirent le bras gauche.
Les houppes enrubannées qui entouraient leurs bras et leur taille tintèrent avec un son doux et digne lorsqu’elles se déplaçaient.
« ᚱᛟᚦᚦᛖᛉᛜᚨ. ᚨᚹ ᛋᚦᛖᛜᚷ. »
Ramenant leur bras gauche, elles firent cette fois un pas léger dans l’autre direction et tendirent leur bras droit.
Le tempo de la musique avait soudainement augmenté.
Mitsuki et Rífa avaient augmenté la vitesse de leurs mouvements fluides.
Elles avaient exécuté la danse avec une dévotion sans faille, consacrant tout leur cœur à chaque mouvement et chaque vers.
Et, enfin… la musique qui avait été si rapide et agressive s’était soudainement arrêtée complètement.
C’était ça.
Mitsuki avait utilisé chaque once d’air dans ses poumons alors qu’elle avait crié les derniers mots de pouvoir.
« Gleipnir ! »
Alors que Mitsuki et Rífa prononçaient le dernier mot à l’unisson, un flux de lumière brillante avait commencé à émaner des paumes de leurs mains droites tendues.
Les deux faisceaux de lumière s’étaient rencontrés et s’étaient entrelacés pour créer un seul flux, qui avait coulé dans le verre du miroir divin.
C’était la clé secrète du plan que Rífa avait exposé à Mitsuki sur la façon dont elles pouvaient travailler ensemble pour invoquer Yuuto.
Quelles que soient les prouesses magiques de Rífa, sans l’accès au miroir spécial apparié, elle ne pouvait pas exécuter le sort pour appeler quelqu’un de l’autre monde.
D’un autre côté, Mitsuki était une Einherjar à rune jumelle avec un grand potentiel, mais bien sûr, elle n’allait pas pouvoir acquérir assez d’expérience en un mois pour être capable de surmonter la magie de la grande Sorcière de Miðgarðr, Sigyn.
En fait, à ce stade, la puissance totale de Mitsuki et ses capacités avec la magie seiðr étaient encore inférieures à celles de Félicia.
Mais, en un sens, Mitsuki était une « personne jumelée » avec Rífa, comme les miroirs magiques. Et Rífa avait eu l’idée d’utiliser le sort Mistilteinn, pour lui permettre d’utiliser Mitsuki comme un conduit spirituel pour son propre pouvoir. Et à travers Mitsuki, elle pouvait également envoyer son propre sort Gleipnir dans le miroir divin enchâssé dans Iárnviðr.
« Ah ! ? » Mitsuki s’était exclamée.
Cela s’était produit environ dix secondes après l’activation du sort. Une sensation de claquement avait traversé sa main droite, comme si quelque chose avait été tendu. C’était ça : Gleipnir s’était emparée de Yuuto.
Cependant, la sensation de tenir sa cible dans sa main avait rapidement disparu.
Ensuite, il y avait eu un autre claquement rapide et fort ! et une fois de plus, on avait eu l’impression que quelque chose avait été attrapé, mais une fois de plus, cela avait disparu.
L’analogie la plus proche à laquelle Mitsuki pouvait penser était la sensation de tenir une ligne de pêche. C’était comme si le poisson avait mordu à l’hameçon et tiré assez fort pour plier la canne à pêche, mais qu’il avait ensuite rapidement lâché prise et s’était enfui.
« La magie est déviée. Ça doit être Fimbulvetr. » Rífa avait prononcé le nom du sort avec frustration.
« Fimbulvetr » : Un sort seiðr qui défait toutes les liaisons et libère toutes les contraintes. C’est le Fimbulvetr qui avait annulé le lancement original de Gleipnir par Félicia, et renvoyé Yuuto dans le monde moderne.
Les effets de ce sort étaient encore présents dans le corps de Yuuto, et il rejetait maintenant le pouvoir de la Gleipnir de Rífa et Mitsuki.
« On dirait que ce n’est pas bon avec la lune qui n’est qu’à moitié pleine, » dit Rífa. « Notre pouvoir mis ensemble est toujours perdant. Eh bien, je savais en premier lieu que tu n’avais pas beaucoup de puissance à contribuer, donc ce n’est guère surprenant. »
« Je suis désolée, » dit Mitsuki en larmes. « Mais s’il te plaît, essaie plus fort ! Nous ne pouvons pas abandonner tout de suite ! »
« Ne panique pas, » gronda Rífa. « Notre adversaire est Sigyn, la sorcière de Miðgarðr, tu te souviens ? Dès le début, je savais que cela pouvait arriver. Si un lancer ne suffit pas, nous n’avons qu’à attaquer une seconde fois ! »
Sa voix s’élevant jusqu’à un cri puissant, Rífa commença à psalmodier les mots sacrés de Gleipnir depuis le début une fois de plus.
Mitsuki s’était empressée de suivre, en l’égalant.
Comme elles étaient déjà en train de tirer l’énergie magique de Gleipnir de leur main droite, elles n’avaient pas eu besoin de refaire la danse, et avaient simplement répété l’incantation du sort.
« Gleipnir ! »
En terminant la deuxième incantation, elles avaient crié le mot de pouvoir.
Cette fois, des faisceaux de lumière sortaient de la paume de leur main gauche.
« Ngh... ! » Mitsuki avait l’impression que toute sa force quittait son corps, d’un seul coup.
Cette fois, elle exécutait le sort sans le rituel complet, alors qu’elle était déjà en train d’activer un sort de Gleipnir à pleine puissance. La tension sur son corps était incomparablement plus grande qu’elle ne l’avait été avec un seul sort.
« Gghhhh ! »
Malgré cela, Mitsuki avait serré les dents et s’était concentrée sur l’alimentation de l’énergie qui sortait de sa main gauche.
Enfin, elle avait ressenti une sensation de traction soudaine et puissante dans les deux bras, beaucoup plus forte que tout ce qui avait été fait jusqu’à présent.
« Très bien, nous l’avons ! » cria Rífa, satisfaite de ce résultat.
Même un sort de Fimbulvetr lancé par la Sorcière de Miðgarðr elle-même ne devrait pas être capable de résister à la puissance de deux Einherjars à runes jumelles lançant ensemble une version doublée du même sort.
« Mitsuki, nous allons le tirer vers nous ! » Rífa déclara ça.
« Bien ! » Mitsuki avait hoché la tête, et avait essayé de tirer le cordon de lumière…
« Il — il ne bouge pas ! ? » Mitsuki s’était exclamée.
« Ghh ! Qu’est-ce qui se passe ? » cria Rífa.
C’est comme si elles essayaient d’arracher quelque chose dont les racines s’enfonçaient profondément dans la terre. Ça ne bougerait pas.
Cela n’avait rien à voir avec la force physique des bras minces des filles.
Le sort seiðr enroulait sa magie dans une corde, mais ce n’était pas quelque chose que l’on tirait avec les bras. C’était quelque chose que l’on tirait avec le cœur, avec une volonté qui saisissait et commandait la magie.
Elles étaient deux Einherjars à runes jumelles travaillant en tandem. Il était difficile d’imaginer qu’à elles deux, elles n’avaient pas assez de puissance. Et pourtant…
« C’est la lune, » dit Rífa. « Si la lune n’est pas pleine, alors le mur entre les mondes ne s’ouvrira pas complètement pour nous. »
« Non, ce n’est pas possible… ! Nous avons réussi à percer le Fimbulvetr à l’instant ! »
« Ne croie pas non plus que je vais aller jusqu’ici et abandonner. On va arracher cette satanée chose ! Nnghhaaa... ! » cria Rífa, et son esprit s’embrasa ! Les cordes de lumière qui sortaient de ses bras s’épaississaient.
Cependant, même cela n’avait pas été suffisant pour attirer Yuuto de leur côté.
« Aaargh, alors je vais en lancer un troisième… Urk, toux, toux ! » Alors que Rífa commençait à réciter un troisième lancement de Gleipnir, elle se mit soudain à tousser terriblement.
Ce n’était pas la toux sèche d’un mal de gorge. Ils étaient humides, violents, et troublants.
Mitsuki avait vu que les manches d’un blanc pur de la robe de Rífa étaient maintenant couvertes de taches rouge cramoisi.
« L-Lady Rífa ! ? Tu saignes ! » Elle cria.
« Ne fais pas de bruit, et ne panique pas ! On va attirer le seigneur Yuuto à nous ! Ne te concentre que sur ça ! » Rífa avait crié, mais elle était essoufflée et avait l’air de souffrir.
Mitsuki avait déjà entendu dire que Rífa portait une sorte de syndrome héréditaire.
Il est probable que le stress intense provoqué par le lancement de Gleipnir à plusieurs reprises était devenu trop difficile à supporter pour son corps.
« Uuuuughhh ! Bouge, bon sang ! » Mitsuki avait crié.
Le corps de Rífa n’allait pas pouvoir supporter ça plus longtemps. Mitsuki devait en finir le plus vite possible. Elle avait forcé la magie à sortir de son corps avec toute sa volonté.
Elle avait forcé la magie à sortir.
Elle s’était forcée plus fort.
Elle avait versé chaque dernière goutte d’énergie de son corps et de son âme dans la magie qui s’écoulait de ses mains.
Mais ce n’était toujours pas suffisant pour faire une brèche dans le mur.
Ça ne bougeait toujours pas.
« Ngh... ! » Rífa avait émis un son douloureux, et Mitsuki avait vu que son bras droit disparaissait.
L’image incorporelle de Rífa avait été semi-transparente au départ, mais maintenant il semblait que son bras droit disparaissait complètement.
« Krh… mon pouvoir ne durera pas… plus… »
« Gleipnir ! » La voix, claire comme une cloche d’or, avait résonné dans le sanctuaire.
Ce n’était pas la voix de Mitsuki ni celle de Rífa.
« Félicia ! » Mitsuki s’était tournée dans la direction de la voix de Félicia et avait crié son nom avec joie.
Un autre manieur de seiðr était entré dans le hall sacré.
Et en plus, c’est elle qui avait déjà réussi à invoquer deux personnes à Yggdrasil depuis un autre monde !
Soudain, les cordes de lumière qui n’avaient pas bougé s’étaient mises à bouger…
Cocorico !
Le cri perçant d’un coq avait réveillé Sigrun, et ses yeux s’étaient ouverts.
Elle se souvenait avoir réussi à atteindre les portes de la ville de Gimlé, mais rien après ça.
Elle avait dû s’évanouir à ce moment-là, car la tension avait quitté son corps dans un sentiment de soulagement.
Elle avait reconnu le plafond au-dessus d’elle. C’était la chambre qu’on lui avait attribuée quand elle était arrivée à Gimlé. Peut-être que quelqu’un d’autre de son unité de forces spéciales l’avait amenée ici.
« Eh bien, je ferais mieux de… Argh !? » Alors que Sigrun essayait de soulever son corps du lit, une douleur intense traversa son bras et elle grogna de douleur.
Sa tête palpitait aussi. Elle avait l’impression qu’elle allait s’ouvrir. Peut-être que le mouvement soudain avait été trop fort pour elle.
« … Ngh ! On dirait que je me suis poussée un peu trop fort. »
Dans le combat contre le garmr, elle avait atteint la capacité qu’elle appelait le « royaume de la vitesse divine ».
Chaque fois qu’elle l’utilisait, elle souffrait ensuite de maux de tête et de douleurs articulaires, mais cette fois-ci, c’était particulièrement terrible.
Lors de la bataille contre le garmr, et lorsqu’elle avait combattu Váli du clan de la panthère, elle n’avait eu accès à cette capacité que pendant un bref instant. Mais cette fois, elle l’avait exploité à fond, peut-être même surutilisé. Ce devait être le contrecoup de cela.
« Mais je ne peux pas rester allongée. » Sigrun serra les dents et se força à se lever, supportant la douleur intense.
Leur commandant Skáviðr était-il en vie et en bonne santé ?
Combien de soldats, combien d’officiers avaient réussi à rentrer à Gimlé ?
Où était l’armée du Clan de la Foudre en ce moment ?
Toutes ces questions la tourmentaient, et elle en avait beaucoup d’autres.
S’il y avait un endroit où elle pourrait obtenir les informations dont elle avait besoin, ce serait auprès de Skáviðr, l’actuel gouverneur de la région de Gimlé et commandant de la garnison et de la forteresse ici.
Son corps lui faisait mal à chaque pas, mais elle se traînait en avant, s’appuyant contre un mur, et se dirigeait vers la salle d’audience.
Au fond de cette pièce se trouvaient des quartiers personnels plus petits pour le commandant, avec un bureau et une chambre. Si Skáviðr était ici, c’est là qu’il serait probablement.
Mais il s’est avéré que quelqu’un d’autre était déjà dans la salle d’audience.
Les coqs venaient de chanter avec l’aube, et dehors le soleil n’était toujours pas levé dans le ciel. La pièce était plongée dans l’obscurité. La moitié arrière de la pièce était complètement sombre, de sorte que même les yeux de Sigrun ne pouvaient rien distinguer de l’endroit où elle se trouvait.
Cependant, son odorat de guerrière était vif, et elle pouvait sentir la présence de quelqu’un devant elle.
C’était deux personnes, en fait.
***
Partie 3
Était-ce Skáviðr qui discutait avec quelqu’un d’autre ? Mais non, Sigrun n’avait pas entendu de voix.
Les deux autres personnes gardaient le silence. Alors, étaient-ils des voleurs ? Mais non, elle ne pouvait pas sentir la moindre trace d’intention meurtrière.
Sigrun posa toujours une main sur la poignée de l’épée à sa taille, juste au cas où, et elle se dirigea lentement vers l’extrémité de la pièce.
L’obscurité devenait légèrement plus claire, et elle pouvait vaguement commencer à distinguer les contours des personnes présentes.
L’un d’eux était assis sur le trône légèrement surélevé au fond de la pièce, penché en arrière, les jambes croisées. La deuxième personne se tenait juste à côté de la première.
Aucun des deux n’était Skáviðr. Ces silhouettes ne correspondaient pas.
Cependant, il s’agissait de deux individus qu’elle connaissait très, très bien.
« Comment… ce n’est pas possible… suis-je encore endormie, en train de rêver ? »
Sigrun tremblait. Sa tête semblait encore pulser, et les muscles de ses bras, de ses épaules et de son dos lui faisaient terriblement mal.
« J’avais entendu dire qu’on ne pouvait pas ressentir la douleur dans un rêve, mais peut-être que c’était un mensonge. »
« Non, cela signifie simplement que tu ne rêves pas, » avait répondu la personne sur la chaise. C’était une voix si nostalgique et familière pour elle.
La dernière fois qu’elle avait entendu sa voix, c’était il y a une dizaine de jours, grâce à son étrange appareil, mais elle avait été étouffée, et quelque peu distante. Ce n’était rien comparé à la vraie voix qu’elle entendait maintenant.
« Mais… ça ne peut pas être vrai, » protesta Sigrun, même si son discours devenait plus poli. « Il devrait encore rester de nombreux jours avant la prochaine pleine lune. »
« Pour cela, tu devras remercier Mitsuki et Rífa… et aussi Félicia ici présente. » Le jeune homme sur le trône avait jeté un regard à la femme aux cheveux d’or à ses côtés. « Toutes les trois ont combiné leur pouvoir et ont forcé un miracle à se produire. »
Cela semblait assez plausible, mais Sigrun avait encore du mal à y croire.
« Alors comment avez-vous pu venir jusqu’ici, ici même dans cette pièce, sans qu’une seule personne s’en rende compte ? » avait-elle demandé.
C’était le centre de commandement de la forteresse, au cœur même de Gimlé. Sigrun avait croisé un certain nombre de gardes en patrouille sur son chemin. Si quelqu’un avait vu ce jeune homme, il y aurait sûrement eu une grande agitation.
Mais malgré la sécurité renforcée à l’intérieur des murs de la forteresse, c’était toujours calme.
Et ce n’était pas tout. Il y avait l’armée du Clan de la Foudre, qui devait avancer vers la ville. Non, peut-être qu’ils étaient déjà en formation devant la ville à l’heure actuelle.
Comment aurait-il pu aussi leur échapper, avant même de passer les portes de la ville, solidement verrouillées ?
En fin de compte, Sigrun ne pouvait pas croire que le jeune homme en face d’elle était le vrai.
« Tu vois, le truc avec les dirigeants, c’est… qu’il s’avère que la plupart d’entre eux ne pensent qu’à se sauver eux-mêmes. » Le jeune homme s’était levé et était descendu du trône.
Félicia avait semblé comprendre où il voulait en venir. Elle avait déplacé la chaise sur le côté, avait enlevé le tapis qui recouvrait le sol en dessous et avait tiré sur l’une des pierres du sol.
La pierre s’était retirée pour révéler un trou juste de la bonne taille pour qu’une personne seule puisse y descendre, avec une échelle de corde intégrée.
« Linéa m’a parlé de ce passage secret, car son clan régnait sur cette région, » expliqua le jeune homme. « Si vous passez par ici, cela vous mènera à un endroit en dehors de la ville. »
Il est vrai que si quelqu’un utilisait ce passage, il ne serait pas étrange qu’il puisse arriver dans cette pièce sans qu’aucun des gardes ne le remarque.
Malgré tout, Sigrun ne pouvait pas se laisser convaincre.
C’était trop pratique, trop beau pour être vrai.
Elle ne pouvait y voir autre chose qu’une illusion, un produit de ses désirs les plus profonds.
« Tu… tu as bien fait de tenir le coup jusqu’à ce que je puisse revenir. » Le jeune homme avait posé une main sur la tête de Sigrun et avait commencé à lui caresser doucement la tête.
Cette sensation, le sentiment de bonté qui la sous-tendait, le corps de Sigrun s’en souvenait parfaitement.
Il n’y avait aucun moyen pour elle de l’oublier.
Après tout, pour elle, c’était la plus grande récompense qu’elle pouvait demander.
Elle avait senti des larmes chaudes couler de ses yeux.
Elle ne se souciait plus de savoir si c’était un rêve ou une illusion.
« P-Père… ! » N’en pouvant plus, Sigrun avait bondi dans les bras de Yuuto, s’accrochant à lui.
Elle le frappa avec assez d’élan pour les faire tomber au sol, mais elle n’en avait plus rien à faire. Elle avait enfoui son visage contre sa poitrine, se souciant uniquement d’utiliser ses sens pour confirmer que c’était bien lui.
« Père ! Père ! Père ! Je… J’avais tellement, tellement envie de te voir… waaahhhhh ! » Sigrun ne pouvait plus rien dire, car elle avait éclaté en sanglots incontrôlables.
« W-Wow, quoi ! ? Run, qu’est-ce que tu as ? F-Félicia, fais quelque chose ! »
« Je ne sais pas exactement ce que je dois faire, » dit Félicia. « Après tout, c’est aussi la première fois que je vois Run comme ça… »
Yuuto et Félicia avaient échangé des remarques inquiètes tandis que Sigrun avait laissé couler ses larmes.
« Que s’est-il passé ? Qu… M-M-Maître Yuuto !? » La porte au fond de la pièce s’était ouverte avec fracas et la voix choquée de Skáviðr avait résonné dans la pièce sombre. Il avait dû entendre l’agitation depuis ses quartiers et il avait dû se précipiter pour enquêter.
D’autres voix et des bruits de pas se firent entendre à l’entrée de la salle.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
« C’est quoi tout ça ? »
Ce n’était pas une ou deux personnes, mais au moins cinq ou dix.
Sigrun ne pouvait pas se permettre d’être vue en train de pleurer comme une simple fille civile devant une telle foule. Ce serait une tache sur son honneur de guerrière.
Elle essaya de s’efforcer d’arrêter de pleurer, mais les sentiments qu’elle avait retenus continuaient de jaillir du plus profond de son cœur, et les larmes aussi.
Cependant, aucune des personnes arrivées sur les lieux n’avait prêté attention à son apparence.
« Pa… Pa-Pa-Patriarche Yuuto ! ? »
« Je… est-ce que c’est un rêve ! ? Est-ce que je rêve en ce moment ! ? »
Ils avaient tous fixé intensément le visage du jeune homme qui tenait Sigrun, puis chacun d’entre eux avait fait exactement la même chose.
Ils avaient chacun mis une main sur leur joue et l’avaient pincée, fort.
C’était le seul moyen pour eux d’être sûrs que c’était la réalité.
« Bienvenue ! » avait enfin crié l’un d’entre eux.
« Nous sommes si heureux que vous soyez de retour ! »
« Nous pouvons gagner ! Nous pouvons maintenant gagner ! »
Les autres avaient entouré Yuuto, chacun criant de joie, ou pleurant, ou applaudissant.
Finalement, l’un d’entre eux avait crié à tue-tête : « Patriarche, victoire ! »
Il y eut un bref moment de silence.
Mais tout le monde s’était ensuite rendu compte que ces mots étaient ceux qui traduisaient le mieux le sentiment qui se trouvait dans le cœur de toutes les personnes présentes.
Tout le monde avait échangé des regards, puis ils avaient tous applaudi comme un seul homme :
« Patriarche, victoire ! Patriarche, victoire !! » criaient-ils à pleins poumons.
Leurs cris de joie s’étaient propagés aux personnes qui les avaient entendus à l’extérieur de la salle d’audience, et de personne en personne, jusqu’à ce que non seulement tout le monde dans la forteresse, mais tout le monde dans la ville entière applaudisse ensemble dans un grand chœur spontané.
C’était le hurlement d’exultation triomphant du Clan du Loup, annonçant au monde que, après deux longs mois, leur maître était enfin rentré chez lui.
Le son massif de leurs cris n’avait pas seulement fait trembler l’air, il avait semblé faire trembler les bâtiments mêmes de la ville.
« Hm ? Qu’est-ce qui se passe !? » Steinþórr était en train de manger son petit déjeuner de viande séchée quand il avait soudainement entendu une agitation, des voix d’encouragement résonnant en direction de la ville. Mâchant toujours un peu de viande, il quitta sa tente pour enquêter.
Lorsqu’il ouvrit le volet de la tente, la première chose qui entra dans sa vision fut la haute et imposante muraille de la ville, solidement construite à partir de couches successives de briques cuites.
C’était Gimlé, l’une des villes les plus importantes du Clan du Loup, à part leur capitale, Iárnviðr.
Après avoir battu le Clan du Loup à la rivière Élivágar, l’armée du Clan de la Foudre avait continué à poursuivre son ennemi vaincu, et son avancée l’avait mené jusqu’à cette ville.
Lorsqu’ils étaient arrivés à l’extérieur des murs de la ville, le soleil était déjà presque couché. Ils avaient établi un périmètre autour de la ville pour empêcher l’ennemi de s’échapper, puis avaient commencé à faire reposer les troupes. Aujourd’hui était le jour où ils devaient commencer à attaquer la ville pour de bon.
« Patriarche, victoire ! Patriarche, victoire !! »
Les acclamations provenant de la ville étaient si volumineuses et fortes que les vibrations faisaient trembler la poitrine de Steinþórr.
Il avait installé son camp à une certaine distance des murs afin d’éviter les attaques des archers, mais même à cette distance, les cris étaient aussi forts que s’il se trouvait au beau milieu d’une bataille féroce.
Et ce qui était le plus surprenant, c’est qu’ils étaient de plus en plus bruyants.
« “Patriarche, victoire” ? » Steinþórr fronça les sourcils et inclina la tête, perplexe.
S’ils parlaient du patriarche du Clan du Loup, alors bien sûr, ce devait être Suoh-Yuuto. Mais il était censé avoir été tué à la bataille de Gashina.
« C’est sûrement du bluff, » déclara Þjálfi, s’avançant par-derrière pour se placer à côté de Steinþórr. « Ils veulent faire croire à leurs propres soldats que Suoh-Yuuto est encore en vie pour remonter leur moral, et nous faire croire la même chose pour nous effrayer. »
Þjálfi avait dû entendre l’agitation de l’intérieur de sa propre tente et être tout aussi curieux.
« Oui, au début, c’est ce que je pensais aussi, mais, tu ne crois pas que c’est un peu trop pour un simple bluff ? » demanda Steinþórr.
« Hm, tu as raison, maintenant que tu le dis… » Þjálfi s’était interrompu dans ses pensées.
Les acclamations n’avaient toujours pas cessé, et elles semblaient gronder dans l’atmosphère autour d’eux tel le tonnerre.
Ils s’étaient interrogés sur le problème. Combien de crieurs faudrait-il pour créer autant de bruit ? Telle était la question.
On peut dire sans se tromper qu’une simple dizaine ou vingtaine de milliers ne suffirait pas.
La possibilité que chaque citoyen de la ville ait commencé à acclamer spontanément était trop absurde pour être envisagée. Même Steinþórr, l’homme dont la force défiait le sens commun, et Þjálfi, l’homme habitué aux manières de défier le sens commun de son patriarche, ne l’auraient jamais envisagé.
Ils se demandaient donc plutôt où le Clan du Loup avait pu rassembler suffisamment de soldats pour faire ce bruit. Mais le Clan du Loup n’avait jamais eu autant de soldats auparavant, alors, comment avaient-ils pu faire surgir une telle quantité de nouveaux soldats dans la ville sans aucun avertissement ou preuve préalable ?
Rassembler une grande armée et déplacer les troupes signifiait être vue et entendue. Il aurait été impossible de déplacer un grand nombre de troupes ici sans que le Clan de la Foudre remarque quoi que ce soit.
La seule personne capable de réaliser ce genre de tour de magie était…
***
Partie 4
« Hm !? Hé, Þjálfi ! Regarde, regarde là ! » Steinþórr avait crié.
« Quoi ? Des cheveux noirs ! ? Est-ce que ça pourrait être… ? »
« Hahahaaaa ! HAHAHAHAHA ! !! » Steinþórr éclata d’un rire joyeux. « Alors tu es après tout vivant, Suoh-Yuuto !! »
Juste à droite des portes principales de la ville se trouvait l’une des tours de guet du mur, et debout sur le bord de cette tour se trouvait une silhouette humaine. À cette distance, une personne normale ne serait pas capable de dire qui c’était, mais Steinþórr avait les yeux d’un faucon, et il pouvait distinguer le visage du jeune homme aux cheveux noirs qui se tenait là.
Même à cette distance, Steinþórr ne se tromperait jamais sur le visage de celui qu’il reconnaissait comme son véritable ennemi et rival.
Peu importe comment vous le regardez, c’était le patriarche du Clan du Loup, Suoh-Yuuto.
Yuuto leva sa main droite.
Alors qu’il le faisait, il y eut un grondement fort et lourd, alors que les portes de Gimlé, solidement verrouillées, s’étaient ouvertes.
Steinþórr se crispa. Est-ce que ce nombre massif de soldats qui applaudissaient va se déverser hors des portes pour nous attaquer ? pensa-t-il, et il se prépara. Mais non, cela ne semblait pas se produire.
Après un moment à se demander ce qui se passait, il leva les yeux vers Yuuto. Yuuto regardait de nouveau en direction de Steinþórr, et d’une main, il fit un geste hautain d’invitation.
« Il me nargue pour que j’entre ! » Steinþórr sentit un étrange frisson parcourir son dos.
Si c’était le Steinþórr d’avant la bataille de Gashina, il aurait accepté le défi et aurait chargé sans aucune hésitation.
Mais maintenant, il était différent : avant chaque charge en avant, il s’arrêtait une fois pour réfléchir.
Lors de la première bataille de la rivière Élivágar, il avait été ivre de sa victoire dans les premiers instants de la bataille, et avait lancé des attaques de poursuite contre l’ennemi en retraite qui l’avaient conduit dans un piège. Les eaux en furie l’avaient englouti, et il avait perdu plusieurs milliers de ses hommes.
Ensuite, lors de la bataille de Gashina, il s’était imaginé qu’il était en train de couper en deux la formation de son ennemi, pour se rendre compte qu’ils l’avaient encerclé de tous les côtés. En outre, il avait laissé le fort de Gashina lui-même sans défense et il avait été repris par-derrière.
Chaque fois qu’il s’était laissé emporter par une victoire précoce et avait foncé sans faire attention, il était tombé dans le piège de son ennemi et en avait souffert.
C’est ce que les combats contre Suoh-Yuuto lui avaient appris.
Cette situation semblait suivre le même schéma.
Il venait de vaincre le Clan du Loup lors de la deuxième bataille de la rivière Élivágar, effaçant ainsi sa honte pour la défaite subie lors de la précédente bataille. Et maintenant, il était venu marcher sur Gimlé, de bonne humeur, ivre de sa récente victoire. Et voilà Yuuto qui lui ouvre les portes et l’invite joyeusement à entrer.
Les acclamations rauques de tout à l’heure l’avaient également déstabilisé.
Qu’est-ce que c’est si ce n’est pas un piège ? s’écria la voix dans son esprit. C’est aussi clair que le jour ! Il compte utiliser ma nature contre moi, me narguer et compter sur moi pour être l’homme qui fonce sans réfléchir chaque fois, quoi qu’il arrive !
Bien sûr, Steinþórr ressentait aussi le désir de relever le défi de toute façon, de foncer et d’utiliser sa force pure pour déchirer le piège qui l’attendait là-dedans. Et s’il était seul, ce serait une chose, mais il avait huit mille de ses enfants ici avec lui.
Ses hommes avaient souffert aux mains de ces pièges plusieurs fois maintenant, donc Steinþórr ne pouvait pas leur dire avec confiance qu’ils seraient absolument capables de passer à travers le prochain.
Steinþórr poussa un long et profond soupir, et il tourna le dos à Gimlé.
« Nous nous retirons. »
« Se retirer ! ? » s’écria Þjálfi, étonné. Il se retourna et cria à la suite de Steinþórr : « Après que nous ayons fait tout ce chemin ! ? »
Steinþórr ne s’était pas retourné. Il avait affaissé ses épaules et avait dit : « C’est parce que nous sommes arrivés jusqu’ici. Nous avons récupéré notre honneur à la rivière Élivágar, et nous avons reconquis le territoire qu’ils nous ont pris lors de la dernière guerre. Si nous nous arrêtons maintenant, c’est encore notre victoire. Chaque fois que nous sommes trop gourmands avec Suoh-Yuuto, ça ne tourne jamais bien. Je ne vais pas tomber dans un piège aussi évident et gâcher notre victoire. Ce serait stupide. C’est le bon moment pour se retirer. »
« L’armée du Clan de la Foudre se retire ! » Un guetteur du Clan du Loup pointa vers le bas et cria d’une voix stridente et excitée. Il n’arrivait pas à en croire ses propres yeux.
Même le gouverneur de Gimlé, Skáviðr, était stupéfait en regardant cette scène, et il se demandait s’il ne s’agissait pas d’une ruse.
« Haaugh, urgh, je suis vraiment fatigué. Mais monter un cheval toute la nuit, ça fait ça. » Yuuto avait laissé échapper un énorme bâillement. Il était peut-être la seule personne ici capable de bâiller aussi facilement.
« C’est donc le trente-deuxième des trente-six stratagèmes, la “Forteresse vide”… » murmura Skáviðr.
Il avait déjà entendu les détails de la stratégie de Yuuto une fois auparavant.
L’astuce consistait à ouvrir délibérément les portes de sa forteresse et à inviter l’ennemi à entrer, ce qui l’amenait à se méfier énormément d’un piège monstrueux et à se retirer.
Lorsqu’il l’avait entendu, il avait été stupéfait de voir à quel point cela semblait absurde. Mais ici, il le voyait en action, fonctionnant exactement comme prévu. Il n’arrivait toujours pas à y croire.
Trop de choses irréalistes se passaient aujourd’hui, et rien ne semblait réel.
« Au Japon, cette astuce est super célèbre, donc personne ne se laisserait berner par elle, mais ici, c’est une stratégie qui vient encore de mille cinq cents ans dans le futur, » dit Yuuto. « Bien sûr, vous pourriez penser que c’est un piège, tant que vous ne savez pas que c’est un tour. »
« Tu as tout à fait raison…, » murmura Skáviðr. « Si j’étais à la place du commandant du Clan de la Foudre, je trouverais moi aussi cela tellement suspect que cela me ferait hésiter à aller de l’avant. »
« Je suppose que ça veut dire après tout que cet idiot (Steinþórr) n’est pas vraiment un idiot complet. Je suppose que c’est logique, c’est humain de commencer à se méfier de quelqu’un après qu’il vous ait fait marcher deux fois. » Yuuto gloussa à lui-même avec malice.
Tu donnes l’impression que c’est si simple, pensa Skáviðr, et il eut un petit rire ironique.
S’il s’était fait par quelqu’un comme lui ou Sigrun, lorsqu’ils auraient ouvert les portes, même en sachant que c’était un piège, l’armée du Clan de la Foudre se serait sûrement précipitée comme un tigre affamé, et aurait mis la ville en pièces.
C’est parce que ce n’était pas du Clan du Loup que Steinþórr se méfiait, c’était de Yuuto.
« Il n’y a pas à s’y tromper… tu es vraiment l’incarnation d’un dieu de la guerre ! » Skáviðr avait senti un frisson le parcourir quand il avait dit cela.
L’ancien et l’actuel Mánagarmr, les plus forts guerriers du Clan du Loup avaient travaillé ensemble pour combattre Steinþórr, risquant leurs vies et utilisant chaque once de leur force et de leur intelligence dans cette tentative, et ils ne pouvaient toujours pas l’arrêter. Et pourtant, ce jeune homme s’était simplement montré et avait fait un geste, et cela avait été suffisant pour non seulement arrêter l’avancée du Tigre Affamés de Batailles, mais aussi pour le faire reculer.
Yuuto était à un niveau complètement différent.
« Hé, ce n’était rien de plus qu’un simple mensonge, » dit Yuuto. « Ce n’est même pas de la triche. »
« Dire que c’est “simple”, c’est être bien trop humble. Pour le moins, j’aurais trop peur de mettre ce plan à exécution. Après tout, s’ils avaient choisi d’attaquer, n’aurait-on pas assisté à la fin de tout ? »
La stratégie avait été si brillante et satisfaisante uniquement parce qu’elle avait fonctionné. Si elle avait mal tourné, ils auraient fait entrer leur ennemi dans leur ville. C’était un bluff incroyablement dangereux.
Après tout, leur ennemi était le Dólgþrasir, le Tigre Affamés de Batailles. Si Steinþórr n’avait tiré aucune leçon de ses deux défaites, et s’il avait à nouveau chargé sans réfléchir, les forces du Clan du Loup auraient pu être anéanties.
« Si les choses en étaient arrivées là, j’aurais juste utilisé ça. » Yuuto avait fouillé dans le sac en cuir qui pendait à sa hanche droite, et en avait sorti un certain objet.
« Qu’est-ce que c’est, exactement ? »
« Oh, ça ? Eh bien…, » Yuuto avait commencé à expliquer à Skáviðr l’utilisation et les effets de cet objet particulier.
Il était si petit, si léger, et apparemment peu fiable comme outil.
Il n’avait certainement pas l’air aussi effrayant que Yuuto l’avait décrit, mais Skáviðr n’avait d’autre choix que de le croire. Yuuto n’était pas du genre à mentir sur ces choses, et il avait créé tant de miracles jusqu’à présent.
En vérité, il venait juste de finir d’en créer un il y a un instant. Skáviðr devait lui faire confiance.
« … Je vois, » dit Skáviðr. « Ainsi donc, il semble que le tigre soit en fait celui dont la vie a été sauvée lorsqu’il a choisi de ne pas attaquer. »
« C’est vrai. Mais il est un peu un problème pour nous, alors je suppose que ça n’aurait pas été si mal de le tuer ici et de mettre fin à nos souffrances. S’il n’y avait pas ce qui se passe à Fólkvangr, c’est ce que j’aurais fait. » Yuuto avait dit cela de manière factuelle, et il y avait une pointe de froideur dans son ton.
« … !? » En entendant ces mots, Skáviðr avait ressenti une tension soudaine, une sensation comme si on tenait une lame sur sa gorge. Cela déclencha une peur instinctive qui lui glaça le sang.
Skáviðr était un célèbre vétéran, il avait survécu et géré à de nombreuses batailles où il avait dû battre en retraite. Il avait donc survécu à des situations véritablement infernales. Et en ce moment, ce jeune homme deux fois plus jeune que lui le terrifiait.
Il y avait le fait qu’il avait rejeté ce monstre inhumainement fort comme étant simplement « un peu » un problème, mais plus que cela, il y avait le fait qu’il avait parlé de tuer Steinþórr sans émotion inutile, ou hésitation. Ce niveau de froideur et de sérénité était quelque chose que l’ancien Yuuto ne possédait pas.
Skáviðr n’avait pas vu Yuuto depuis environ six mois, depuis qu’il avait été envoyé à son poste à Myrkviðr, et il semblerait que pendant cette période, ou peut-être même pendant ces deux derniers mois dans sa patrie au-delà des cieux, quelque chose de significatif avait changé en lui.
Skáviðr trouvait maintenant que Yuuto semblait beaucoup plus mature et adulte qu’auparavant.
La partie naïve de sa mentalité était maintenant cachée, et à la place, ce qui était visible était quelque chose de plus fort, une sorte de résolution ferme.
Il y avait eu de nombreuses fois avant maintenant où Yuuto avait montré l’esprit d’un vrai conquérant, mais cela avait toujours été limité et temporaire, quand il était rempli d’émotions intenses.
Mais maintenant, l’air autour de lui était calme, et pourtant, il avait toujours l’aura du lion fier et puissant.
Skáviðr, habituellement calme, prit la parole, la voix tremblante d’émotions. « Tu es vraiment revenu parmi nous comme un grand garçon ! »
C’est ce qu’on ressent quand on est un parent fier de voir son enfant grandir.
Il ne l’avait jamais dit ouvertement, et n’en avait jamais eu l’intention, mais après avoir perdu son jeune enfant, Skáviðr en était venu à considérer Yuuto comme son propre fils.
« Hein ? J’ai grandi ou quoi ? » demanda Yuuto. « Oh, c’est vrai, je ne t’ai pas vu depuis environ huit mois maintenant. Je suppose que je serais plus grand. »
« Oui, tu as aussi grandi en taille. Mais je faisais référence à ta croissance en tant que personne. »
« Uhh, hein ? Je ne suis moi-même pas sûr de savoir de quoi tu parles… Eh bien, je suppose qu’il est temps que je me reprenne et que j’essaie de devenir un adulte, hein ? » Yuuto avait regardé au loin.
Skáviðr avait regardé dans la même direction.
Bien qu’ils se trouvent au même endroit et qu’ils regardent la même scène, ils voyaient certainement des choses très différentes.
Ce jeune homme regardait de bien plus haut et voyait bien plus loin que lui.
C’est ce que Skáviðr croyait.
***
Épilogue 1
Le Clan de la Foudre avait battu en retraite.
Lorsque la nouvelle était parvenue à Iárnviðr depuis Gimlé par pigeon voyageur, les habitants d’Iárnviðr s’étaient mis à applaudir.
Après la défaite du Clan du Loup à la rivière Élivágar, il semblerait que ce n’était qu’une question de temps avant que Gimlé ne tombe aussi, et pourtant tout avait basculé dans la journée après le retour de Yuuto.
« Comme attendu de notre patriarche ! » Les gens se le criaient et s’embrassaient. Ils avaient célébré de tout leur cœur l’élimination de la menace existentielle qui pesait sur leur vie.
Jörgen, le commandant en second du Clan du Loup, avait été obligé de les gronder à ce sujet. « Hé, hé, maintenant, n’oubliez pas qu’à l’ouest que le Clan de la Panthère encercle toujours la ville de Fólkvangr. Il est trop tôt pour prendre trop ses aises. »
Mais même en disant cela, il ne pouvait pas cacher son propre sourire.
« Kristina doit avoir envoyé un rapport au Clan de la Griffe, » ajouta-t-il. « Nous venons de recevoir un message de leur patriarche Botvid disant qu’il est prêt à nous envoyer des soldats. Avec de la chance, les autres clans qui étaient restés sur le côté devraient également revenir fermement de notre côté d’ici peu. Tout cela est grâce à vous, Mère. » Jörgen avait incliné sa tête vers Mitsuki, qui semblait un peu surprise.
« Uweh ? Hum, ce n’était pas vraiment moi, c’est surtout Lady Rífa qui devrait être créditée. Et aussi Félicia. »
Mitsuki était dans le jardin intérieur du palais, allongée au soleil, ses bras entourant un chiot, Hildólfr.
Hildólfr était vraiment très bien élevé. Selon Yuuto, il avait été strictement entraîné par Sigrun à être obéissant envers les humains. Même maintenant, il bâillait paresseusement au soleil à côté de Mitsuki.
Cela dit, cela ne changeait rien au fait qu’il était un grand loup, un garmr. Et bien qu’il soit encore pratiquement un chiot, Hildólfr avait plus de six mois maintenant. Il était déjà aussi grand qu’un loup normal adulte.
Et pourtant, lorsque Mitsuki avait posé les yeux sur lui pour la première fois, elle avait réagi non pas par la peur, mais en criant : « Ouah ! Quelle peluche ! » et en sautant pour le prendre dans ses bras. C’était l’une des nombreuses histoires que l’on racontait sur Mitsuki à Iárnviðr maintenant.
Mitsuki ne savait toujours pas comment son comportement lui avait valu une telle réputation parmi la population du Clan du Loup.
« C’est aussi grâce au fait que vous partagez un lien spécial avec Dame Rífa, Mère, » poursuit Jörgen. « S’il vous plaît, dites à Dame Rífa de notre part que tout le Clan du Loup lui est reconnaissant, du fond du cœur. »
« Ah, d’accord. Je vais le faire. » Mitsuki avait acquiescé, mais elle semblait quelque peu troublée.
En vérité, juste après que l’invocation de Yuuto ait réussi, Mitsuki avait essayé de remercier Rífa.
Cependant, les effets de Mistilteinn s’étaient peut-être complètement dissipés à ce moment-là — l’image de Rífa avait complètement disparu.
Après cela, Mitsuki était allée se coucher en espérant remercier Rífa dans ses rêves, mais elle n’avait pas pu rejoindre le rêve de Rífa.
C’était la première fois que cela arrivait.
À ce moment-là, Mitsuki avait commencé à s’inquiéter du fait que pendant l’invocation, le bras droit de Rífa avait semblé se dissiper. Peut-être qu’un problème sérieux s’était aussi produit avec son vrai corps.
« J’espère que je pourrai la voir ce soir, » s’était murmurée Mitsuki.
Mais cela ne s’était pas produit cette nuit-là, ni la nuit suivante ni celle d’après. Mitsuki n’avait pas pu rencontrer Rífa dans ses rêves.
***
Épilogue 2
« Oncle Yuuto du Clan du Loup ! ? Alors, tu étais après tout vraiment vivant ! »
« Salut. Désolé de vous avoir fait vous inquiétez, membres du Clan de la Corne. »
Le lendemain de la retraite du Clan de la Foudre de Gimlé, Yuuto s’était présenté devant le corps principal de l’armée du Clan de la Corne, dans un endroit situé à environ cent cinquante kilomètres.
Même pour les cavaliers experts des forces spéciales de Múspell, la distance maximale que l’on pouvait parcourir à cheval en une journée était de soixante-dix kilomètres. Si l’on devait chevaucher en cas d’urgence sans se soucier de la santé du prochain cheval le lendemain, le maximum serait encore d’une centaine de kilomètres.
Et en plus, Yuuto ne pouvait pas monter tout seul. Il demandait toujours à Félicia de l’emmener sur son cheval. Naturellement, avec deux personnes sur un cheval, la distance parcourue en une journée était réduite.
Et malgré tout cela, Yuuto avait réussi à parcourir cette longue distance en l’espace d’une journée complète, grâce au « système des stations postales ».
Ce système avait été conçu pour permettre le transport rapide et continu de personnes, de marchandises et de messages. On disait que le concept qui le sous-tend était apparu au cours du septième siècle avant notre ère, dans l’empire assyrien.
De toute évidence, les chevaux étaient des créatures vivantes. Ils se fatiguaient à force de courir et d’être montés, et leur allure moyenne diminuait constamment avec le temps. La solution habituelle serait de les faire marcher lentement de temps en temps et de les laisser se reposer.
Mais c’est là que le système des postes entre en jeu. À certaines distances fixes le long des routes principales, les postes étaient construits et approvisionnés en chevaux frais à monter. Ainsi, un messager pouvait passer à un nouveau cheval à chaque poste, l’un après l’autre, et voyager constamment à la vitesse la plus rapide possible à cheval.
Après l’empire assyrien, il y eut l’empire achéménide de Perse, qui conquit les terres de l’Orient antique. La version de l’empire achéménide du système des postes le long de sa « route du roi » aurait permis de parcourir quelque 2 700 kilomètres en sept jours seulement.
À Yggdrasil, le système des postes avait déjà été mis en place dans une certaine mesure par le premier empereur divin Wotan, quelque deux cents ans auparavant, lorsqu’il avait conquis et unifié l’empire.
Yuuto avait utilisé ce système pour voyager rapidement d’Iarnviðr à Gimlé, puis de Gimlé à la région de Fólkvangr.
« Maintenant que l’oncle Yuuto, le célèbre commandant, est venu à nous, notre bataille est sûrement gagnée, » dit Haugspori avec confiance. « Maintenant, quels sont les renforts que vous avez amenés ici ? » Il y avait une grande anticipation dans ses yeux.
Selon les informations de Kristina, les forces du Clan de la Corne étaient prises dans un dilemme. La ville de Fólkvangr était encerclée par le Clan de la Panthère, mais les troupes ne pouvaient pas se déplacer librement à cause de la force encore plus importante des soldats du Clan de la Panthère sur la rive opposée de la rivière.
Il semblerait qu’ils avaient beaucoup de foi dans le fait que, puisque le patriarche était lui-même venu, il avait dû amener beaucoup de renforts avec lui.
« J’ai cinq personnes, moi compris. » Yuuto fit un geste du menton en direction des personnes qui se tenaient derrière lui.
Félicia, Sigrun, Albertina, Kristina. Toutes les quatre étaient en effet des Einherjars fortes et fières du Clan du Loup, mais… un regard de désespoir se répandit sur le visage de Haugspori.
L’armée du Clan de la Panthère comptait plus de dix mille hommes au total. Un simple ajout de cinq combattants supplémentaires n’allait pas changer la différence de leurs forces. C’était ce que Yuuto pouvait lire clairement dans l’expression de l’homme.
Pour sa part, Yuuto aurait aimé emmener également l’unité d’élite des forces spéciales avec lui, mais la plupart des postes le long des routes n’avaient que cinq chevaux.
Et l’un des chevaux avait dû être utilisé pour transporter leurs affaires, donc le nombre de personnes qu’il pouvait emmener était limité.
De plus, son plus grand atout de combat, Sigrun, était toujours en souffrance après son récent combat contre Steinþórr, et ne pouvait pas encore se battre à sa pleine force.
Même ainsi, cela n’allait pas poser de problème.
« Ne vous inquiétez pas. Nous allons chasser le clan de la panthère en un rien de temps. Après tout, je ne peux pas me permettre de perdre du temps ici. » Yuuto déclara cela doucement, mais avec un sentiment de finalité. Il y avait une aura autour de lui, un esprit combatif qui semblait brûler tranquillement.
Même si cette flamme n’était pas dirigée contre lui, Haugspori avait instinctivement fait un pas en arrière, et il avait dégluti.
Yuuto s’était retourné et avait regardé au loin, en direction de Fólkvangr.
Il avait chuchoté : « Très bien, Grand Frère. Je pense qu’il est temps que toi et moi réglions les choses entre nous. »
À suivre…
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Illustrations
Fin du tome.
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