Chapitre 4 : Direction la péninsule
Partie 3
En fait, lorsque les gens étaient enrôlés pour une guerre imminente, on leur apprenait d’abord à marcher en colonne, et la plupart ne pouvaient pas le faire facilement. Et pourtant, quiconque était incapable d’apprendre cela n’avait pas sa place au sein d’une formation sur le champ de bataille. Au mieux, ils étaient bons pour charger la tête la première dans l’ennemi.
Et on ne pouvait peut-être pas leur en vouloir, car ils n’avaient jamais eu à apprendre à se déplacer avec un tel niveau de coordination. Après tout, c’était surtout des roturiers. Et pourtant, Ryoma avait formé des enfants esclaves. Ils étaient plus obéissants que les adultes, peut-être, mais les esclaves ressemblaient beaucoup plus à des cadavres vivants. Essayer de leur apprendre quoi que ce soit était très compliqué. Et cela rendait d’autant plus impensable l’idée que cette petite armée soit d’une quelconque manière digne de mérite.
Je comprends les réserves du Comte, et pourtant je ne peux pas m’empêcher…
Le vieil homme n’avait aucune expérience militaire, pourtant même lui avait compris le raisonnement du comte. Mais ce qui était troublant, c’était que malgré cette compréhension, il n’arrivait pas à se débarrasser de cette inexplicable anxiété.
Mais il ne voulait pas aigrir l’humeur du comte plus qu’il ne l’avait déjà fait. Il se rendit compte qu’aucune explication ne le ferait changer d’avis.
« Mais ce ne sont que les divagations d’un profane. Ne faites pas attention à moi, seigneur. »
« Alors je vais prendre congé. Je suis un homme occupé… Oh, mais venez visiter notre domaine la prochaine fois que vous le pourrez. Je suis sûr que ça ne vous dérangerait pas de dîner avec Yulia de temps en temps ? », le comte Salzberg fit un léger signe de tête et se retourna.
« Bien sûr, seigneur. La prochaine fois… »
Le comte Salzberg sourit aux paroles du vieil homme et commença à descendre l’escalier qui menait à la tour de guet.
« Un homme si ennuyeux… »
Au moment où le comte Salzberg était parti, le vieil homme se le chuchota à lui-même après avoir confirmé qu’il était seul.
« Il est habile, mais son jugement fait défaut quand il s’agit de cela. Et il méprise trop les roturiers et les esclaves. Mais je suppose qu’il est meilleur que la plupart des autres nobles. Rien ne serait pire pour nous que de voir cet homme tombé en décadence… »
L’expression du vieil homme changea à ce moment-là. Quand il parlait au comte Salzberg, il avait un air doux, presque impuissant. Il parlait à son gendre avec une courtoisie presque distante, et ne semblait pas insister sur quoi que ce soit. Mais si le comte Salzberg voyait son visage maintenant, il changerait complètement sa perception de son beau-père.
Ses yeux étaient maintenant sévères et avaient un reflet qui semblait rejeter la perspective même de l’insouciance.
« Nous ne devons pas ignorer cette armée… Pas quand ils ont pu perfectionner leurs exercices militaires aussi rapidement. Mais Yulia a raison. À ce stade, il serait plus sage de simplement les surveiller. Les provoquer pour qu’ils s’opposent à nous pourrait entraîner beaucoup de complications. »
Le vieil homme conclut son soliloque, mais son esprit était encore plongé dans une pensée fervente alors qu’il fixait du regard le convoi qui marchait vers le nord…
« Puis-je, Père ? »
Le vieil homme, qui s’était endormi sur la table, s’éveilla en sursaut au son d’une voix qui lui parlait. Apparemment, il s’était endormi avant de s’en rendre compte. Aux dernières nouvelles, il était encore midi, mais maintenant un pâle clair de lune brillait à travers la fenêtre de son bureau, qui n’était autrement éclairé que par la lumière d’une simple bougie. Il semblerait qu’il se soit endormi profondément.
« Yulia… »
La bougie qu’elle portait illuminait le visage de la femme, lui faisant voir clairement ses traits. Elle était vêtue d’une robe et d’une capuche noires, et il était difficile de dire au premier coup d’œil qu’il s’agissait bien de la femme du comte Salzberg. Elle avait une apparence bien plus simple et ordinaire qu’on ne pourrait jamais l’imaginer après avoir vu sa tenue habituelle.
« Oui. On m’a dit que tu m’avais appelée… Le moment est-il mal choisi ? »
Elle avait probablement supposé que c’était une affaire urgente.
« Non, pardonne-moi de t’appeler dans un délai aussi court. Il y a quelque chose dont nous devons discuter rapidement… As-tu renvoyé tout le monde ? » lui demanda-t-il d’une voix fatiguée.
Yulia fit un signe de tête silencieux et utilisa sa main pour fermer la porte du bureau. Elle savait pourquoi elle avait été appelée dans ce bureau, et n’avait pas besoin qu’on lui dise de garder cette affaire privée.
« Qu’as-tu fait ? Je pensais que nous ne devions pas nous contacter en dehors de notre correspondance habituelle afin de ne pas éveiller ses soupçons. »
« Oui, mes excuses… Mais il y a quelque chose dont nous devons discuter immédiatement. »
« Ryoma Mikoshiba… Exact ? » demanda Yulia avec un soupçon d’anxiété alors qu’elle se tenait immobile devant son bureau.
Le vieil homme fit un signe de tête lent et solennel. Ce geste seul fit comprendre à Yulia tout ce qu’elle devait savoir sur l’état mental de son père. Elle avait elle-même ressenti ce malaise, et maintenant son père aussi, l’homme qui contrôlait l’économie d’Epire.
« Tu penses aussi qu’il est dangereux ? »
« Effectivement… »
Le vieil homme soupira.
« Je ne peux pas dire qu’il représente un danger, mais… Il est certainement une menace pour le comte Salzberg. J’en ai eu des indices il y a quelques jours, quand le baron Mikoshiba m’a parlé d’une livraison de rations. Mais quand j’ai vu son convoi aujourd’hui, je l’ai senti beaucoup plus fortement. »
Si une tierce partie leur demandait ce qu’ils ressentaient, ils ne pourraient pas donner de réponse concrète. Mais leur intuition de commerçants les mettait en garde, les avertissant qu’il était dangereux de laisser les choses continuer comme elles étaient.
« Mon mari s’est plaint de toi… Il a dit que tu es aussi lâche que moi. »
Le comte Salzberg lui avait probablement parlé de son échange avec le vieil homme au sommet de la tour de guet. Le vieil homme fit un sourire amer.
« Le comte Salzberg a tendance à croire que la force n’est liée qu’à la finance et la puissance militaire… » dit-il.
« On pourrait peut-être le qualifier de réaliste. »
« Oui, je comprends tout à fait. Ce n’est en aucun cas un homme incompétent. S’il l’était, je ne lui aurais pas permis de t’épouser… Je n’aurais pas eu besoin que tu l’épouses. »
Le vieil homme serra les deux mains et les amena devant lui.
Oui, si Thomas Salzberg était un homme incompétent, je n’aurais jamais laissé un homme comme lui épouser ma fille chérie.
Cet homme contrôlait l’économie d’Epire, il savait donc douloureusement à quel point le tempérament du comte Salzberg pouvait être vil. C’était un coureur de jupons, il gérait de l’argent sale et c’était un noble arrogant. Aucun de ces traits de caractère n’était souhaitable pour un père chez le marié de sa fille.
Mais il y avait une raison qui l’avait poussé à autoriser ce mariage. Il devait simplement le faire. Mais d’un autre côté, il ne voulait pas la voir l’épouser. Et si cet homme était sur le point de sombrer dans les ennuis, il n’avait pas l’intention de sombrer avec lui.
Après tout, tout problème qui arrivait à cet homme allait aussi retomber sur sa fille, Yulia.
« Ça devrait aller pour l’instant. La péninsule de Wortenia est connue pour être un territoire maudit. Il lui faudra beaucoup de temps pour la développer. Ryoma Mikoshiba ne pourra pas bouger avant un certain temps, et j’ai envoyé plusieurs espions se mêler à son peuple. As-tu aussi fait la même chose, pas vraie ? », dit le vieil homme.
« Oui, j’ai poussé quelques-unes des servantes de notre domaine vers lui. Elles m’enverront des lettres de temps en temps. Ce ne sont pas des espionnes, donc je ne pense pas qu’elles puissent voler des secrets importants, mais elles devraient être capables de trouver quelque chose. »
Elle avait préparé les filles en secret depuis que Ryoma avait visité la propriété du comte Salzberg il y a quelques jours. Leurs familles vivaient dans des territoires et des villages sous la juridiction du comte Salzberg, il était donc peu probable qu’elles les trahissent. Elles feraient de l’espionnage.
« Oui, s’opposer ouvertement à lui en ce moment serait un mauvais plan… Mais on ne peut pas non plus le laisser tel quel. Nous devrons le surveiller et recueillir le plus d’informations possible. La question est de savoir comment son camp va traiter les lettres des filles. Cela devrait nous donner une idée de ce qu’ils ont l’intention de faire. »
Ils ne s’attendaient pas à ce qu’elles révèlent des secrets importants. Ce qu’elles voulaient d’elles, c’était des informations comme le fait de savoir si elles avaient assez de nourriture ou d’eau, le climat et la météo de la péninsule, que Ryoma Mikoshiba avait rencontrées. Ce genre d’informations simples et quotidiennes.
Mais lorsqu’elles étaient bien organisées, ces informations banales pouvaient avoir une valeur inestimable entre les mains de ceux qui savaient s’en servir. Et si Ryoma devait faire quelque chose pour empêcher les filles d’envoyer leurs lettres, ce serait une façon de dire qu’il était hostile à Epire.
Quoi qu’il en soit, ils y gagneraient quelque chose.
Soulagée par le jugement calme de son père, Yulia avait mis en mots une anxiété qu’elle avait laissée jusque-là non-dite. Un secret qu’elle avait gardé caché aussi longtemps qu’elle était la femme du comte Salzberg.
« Si les intentions de Ryoma Mikoshiba sont ce que nous pensons qu’elles sont… »
Yulia lui jeta un regard inquisiteur.
« Père, si cela arrive… »
Le vieil homme fit un signe de tête.
« Je sais. Mais pour l’instant, il est trop tôt pour dire… Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas encore agir. Je suis désolé, Yulia. »
Le vieil homme se leva alors de son siège et enlaça Yulia, qui resta silencieuse. C’était une forte étreinte silencieuse, comme celle d’un parent essayant de calmer un enfant qui pleure.
merci pour le chapitre