Chapitre 5 : Maalt, la douce Maalt, et une visite chez le forgeron
Partie 1
« Nous sommes enfin de retour…, » murmura Lorraine en apercevant les portes de Maalt par l’entrebâillement des rideaux du carrosse. « Je sais que nous n’avons pas passé beaucoup de temps dans la capitale royale, mais j’ai l’impression que cela fait une éternité. »
J’avais ressenti la même chose. Peut-être était-ce parce que nous considérions Maalt comme notre maison — notre base d’opérations, pour ainsi dire. Hathara était mon foyer, à proprement parler, et celui de Lorraine se trouvait quelque part dans l’Empire Lelmudan, mais c’était ici, à Maalt, que nous nous étions construit une vie. Il était donc normal que nous éprouvions une telle nostalgie, même après l’avoir quittée pour un temps.
« Crois-tu que quelqu’un a changé ? » m’étais-je demandé à haute voix. « Eh bien, même si c’est le cas, ça ne doit pas être tant que ça. »
« On entend des histoires sur des gens qui partent quelque part pendant un an ou deux et qui reviennent en découvrant que leurs connaissances ont eu des enfants et ainsi de suite », déclara Lorraine. « Mais nous sommes partis moins d’un mois, alors je doute que les choses aient changé. Cependant, comme j’imagine que l’Académie et la Tour ont vaqué à leurs occupations, nous pourrions découvrir qu’il y a eu d’autres types de changements… »
La Tour était l’institution de recherche magique du pays, et l’Académie était son institution éducative. Elles existaient dans de nombreux endroits, et pas seulement à Yaaran, et même si leurs noms variaient, la plupart des gens les désignaient simplement par ces noms. Quel que soit le pays où l’on se rendait, on trouvait dans les Académies et les Tours les futurs dirigeants des nations en train d’être éduqués et des groupes de recherche indispensables à la découverte des secrets de la magie.
Les membres de ces deux organisations étaient très nombreux à séjourner à Maalt.
C’était à cause du donjon qui se trouvait juste en dessous de la ville, à la suite d’un incident relativement récent causé par un vampire. Les donjons étaient des ressources naturelles — un peu comme les gisements de minerai, si les gisements de minerai pouvaient produire divers monstres, trésors et matériaux — mais ils étaient aussi mystérieux et personne ne pouvait dire exactement comment ils s’étaient formés.
Si certaines parties de l’intérieur des donjons ressemblaient à des passages en pierre construits par l’homme ou à l’intérieur de bâtiments, d’autres ressemblaient à de vastes biomes dégagés que l’on trouverait dans le monde extérieur, et il semblerait que la seule explication à leur existence était qu’ils avaient été façonnés par rien de moins qu’un dieu.
C’est pourquoi il existait un certain nombre de théories complexes et enchevêtrées sur les donjons, et de nombreux pays et leurs instituts de recherche menaient des recherches à ce sujet. Néanmoins, personne n’avait encore réussi à découvrir la vérité.
Un donjon s’était alors soudainement formé à Maalt.
Les donjons nouvellement créés étaient rares à l’échelle mondiale, et ils se trouvaient souvent dans des endroits difficiles d’accès. C’est pourquoi des foules de gens de la Tour et de l’Académie avaient déferlé sur Maalt, un afflux de personnes qui frôlait l’invasion.
Lorraine et moi nous étions enfuis dans la capitale royale pour échapper à toute cette agitation, et nous ne savions donc pas comment les choses se passaient actuellement à Maalt. Cependant, il n’était pas difficile d’imaginer qu’il y avait eu des changements. J’espérais vivement qu’il n’y aurait pas de disputes ou de conflits à gérer, mais d’après ce que j’avais vu avant notre départ, il n’y avait pas eu d’escalade au-delà des querelles mineures entre les aventuriers que la Tour et l’Académie avaient engagés comme gardes du corps. Il n’y avait probablement pas de problèmes majeurs qui se cachaient dans les environs, je pouvais donc être tranquille pour le moment. Avec un peu de chance. Peut-être.
« Quand même, un nouveau donjon, hein ? Je suis curieux de savoir pourquoi il a été créé, mais j’avais aussi envie d’y faire un tour. Vous y êtes déjà allés, n’est-ce pas ? C’était comment ? »
L’homme qui nous posait cette question, à Lorraine et à moi, n’était autre que Jean Seebeck, le Grand Maître de la Guilde de Yaaran. Il était certes un peu âgé, mais il était physiquement en pleine forme, et son regard était plus vif que celui de Wolf, le maître de la guilde de Maalt. Je n’avais pas besoin d’avoir des sens particulièrement aiguisés pour me rendre compte que si je devais l’affronter, ce ne serait même pas un combat digne de ce nom. Je ne mourrais pas même si on m’embrochait le cœur ou si on m’écrasait la tête, mais Jean Seebeck était le genre d’homme qui me faisait penser que cela n’avait aucune importance — il trouverait de toute façon un moyen d’anéantir mon existence en un rien de temps.
De ce point de vue, nous avions bien ramené quelqu’un de dangereux avec nous à Maalt… mais c’était à la demande de Wolf, donc toute la responsabilité lui incombait si quelque chose tournait mal. Quoi qu’ait fait Jean, j’avais les mains propres. Oui.
Cela dit, Jean n’était pas du genre apathique lorsqu’il s’agissait de son pays ou des gens qui y vivaient. En fait, il se souciait des autres, et sa politique générale était de maintenir la paix et l’ordre. C’est pour cela qu’il avait rassemblé tant d’individus aux capacités uniques en un même lieu, et qu’il était le chef d’une organisation clandestine qui tenait les rênes de la pègre de la capitale royale. Il n’y avait donc probablement pas lieu de s’inquiéter de le voir faire quoi que ce soit de dangereux ou d’incontrôlable…
« Hmm… quand nous sommes entrés, il venait à peine de se former », dit Lorraine d’un ton pensif. « C’était vraiment très désagréable. Comment dire... C’était comme pénétrer dans les organes internes d’une personne. Les murs ressemblaient presque à de la chair. »
« Absolument », aivaisje ajouté en signe d’approbation. « J’ai aperçu de plus en plus de murs de pierre et de boue au fur et à mesure que le temps passait, mais comme l’a dit Lorraine, tout était en chair au début. Si c’est pour cela que les gens soutiennent la théorie selon laquelle les donjons sont des créatures vivantes, alors je dirais que c’est une preuve assez convaincante. »
Jean avait ri. « Fascinant. J’ai vraiment hâte de le voir, on ne voit pas beaucoup de choses nouvelles quand on a mon âge. À quoi ressemblent les monstres et les objets magiques du donjon ? »
« Nous sommes partis avant que l’un ou l’autre ne commence à se manifester », dit Lorraine. « Vous devrez le constater par vous-même. »
À l’époque, Lorraine et moi avions été très occupés par le conflit contre le vampire Shumini et ses créatures, et nous n’avions donc pas eu le temps d’explorer le donjon et de découvrir ses monstres et ses objets magiques uniques. Même après l’incident, nous n’avions fait que jeter un coup d’œil rapide à l’entrée, et nous n’avions donc pas encore exploré l’endroit en profondeur. C’est pourquoi nous étions impatients de faire notre propre exploration, si nous en avions la permission.
« Je vois… », songea Jean. « Je suppose que cela gâcherait le plaisir si vous me disiez tout ce qu’il y a à savoir à ce sujet. Il va falloir que j’aille voir par moi-même ! »
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Après être descendus de la calèche, nous nous étions dirigés vers la guilde des aventuriers de Maalt. En chemin, j’avais demandé à Jean des nouvelles du maître de la guilde, c’est-à-dire de Wolf.
« C’est vous qui avez donné son poste à Wolf, n’est-ce pas ? »
J’étais en tout cas à peu près certain que c’est ainsi que l’histoire s’était déroulée. Il était de notoriété publique que Wolf était sur le point de se retirer de l’aventure pour mener une vie tranquille et retirée à la campagne, mais Jean Seebeck y avait mis un terme.
Jean hocha la tête. « Je l’ai fait en effet. À l’époque, il était sur le point d’atteindre le rang Platine… mais c’était avant d’être gravement blessé aux yeux. Il ne rajeunissait pas non plus, et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à parler de retraite. En un rien de temps, il avait tout préparé et un pied dans la porte. J’ai quitté la capitale royale aussi vite que possible pour l’arrêter. “Bien sûr, des blessures comme les tiennes font qu’il n’est pas facile d’être un aventurier”, lui avais-je dit. “Mais avec les années et l’expérience que tu as accumulée, pourquoi ne pas te tourner vers un rôle qui te permettrait de soutenir la profession ?” Il se trouve que la guilde de Maalt jouit d’une excellente réputation en ce moment. Avant que Wolf ne devienne chef de guilde, elle n’était pas très différente des autres. Si ça ne veut pas dire que le nommer était la meilleure décision que j’aurais pu prendre, alors je ne sais pas ce qu’il en est. »
Les paroles de Jean semblaient sincères. J’avais réfléchi à la chronologie dans ma tête : Wolf était devenu le chef de la guilde probablement… plus d’une décennie avant que Lorraine et moi ne devenions des aventuriers.
Je n’étais pas là pour savoir à quoi ressemblait la guilde de Maalt à l’époque, mais je me doutais qu’elle était dans un état assez difficile. En général, une guilde moyenne — pour le meilleur ou pour le pire — tendait vers une politique d’autonomie et de responsabilité individuelle pour ses aventuriers locaux. En d’autres termes, elle ne vous prendrait pas, mais ne vous aiderait pas non plus.
On aurait pu penser que c’était tout à fait normal — et ça l’était, du moins pour les personnes habituées à travailler dans un tel système — mais les guildes appliquaient aussi cette politique aux débutants les plus frais, et c’est là que le bât blesse. Un débutant ne savait pas grand-chose sur les espèces de monstres et les parties de leur corps, et encore moins comment les découper pour les récolter, pas plus qu’il n’était très instruit sur les plantes et les matériaux en général.
Le résultat était évident : ils acceptaient une mission de rang Fer en pensant que ce serait simple, puis échouaient lamentablement. Et c’était l’une des meilleures issues : souvent, ils mouraient tout simplement.
La question qui s’imposait était : « pourquoi personne n’a-t-il fait quelque chose à ce sujet ? » La réponse avait été : parce que pendant très longtemps, c’est ainsi que les choses se sont passées. Le maintenir était une tradition.
« Dans ce cas, il s’agit de la liberté de l’aventurier. Le fondement même de la profession était qu’elle n’était liée par des entraves. C’était une idéologie accrocheuse, et parce qu’elle existait, il y avait une quantité non négligeable d’aventuriers qui l’interprétaient comme “personne ne peut nous donner d’ordres !” »
Ce n’était pas toujours le cas que de simples aventuriers, il y avait même des chefs de guilde qui pensaient de la même façon. Il était donc difficile d’essayer de changer le système, car ce que l’on essayait de changer était une partie importante des fondations mêmes de la guilde.
Sous la direction de Wolf, cependant, ce genre de choses avait été éliminé de Maalt. Il en était résulté une culture de communication ouverte, et le soutien de la guilde avait favorisé l’émergence d’un désir positif d’amélioration personnelle, non seulement chez les débutants, mais aussi chez les vétérans.
Jean avait dû nommer Wolf parce qu’il le croyait capable d’établir une telle culture, et Wolf s’était montré à la hauteur de la tâche. C’était une chose merveilleuse, et tous deux méritaient leur part de mérite.
merci pour le chapitre