Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3
Table des matières
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 1
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 2
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 3
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 4
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 5
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 6
- Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3 – Partie 7
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Chapitre 4 : Pendant ce temps, les apprenties… Partie 3
Partie 1
Au troisième village de leur périple, elles suivirent la même routine qu’aux deux précédents, Dorothea achetant diverses plantes et minerais aux enfants. Les négociations avec le maire se déroulèrent sans encombre, contrairement au premier village, le seul problème étant une incohérence dans le prix de vente final, due à un manque d’information de la part du maire. Il fut d’ailleurs assez reconnaissant à Dorothea de le lui signaler, car le prix qu’il avait initialement donné était moins cher que l’offre qu’elle lui avait proposée.
Alors que le côté frugal de Rina avait refait surface en entendant le maire proposer un prix aussi bas et qu’elle n’avait vu aucune raison de ne pas profiter de l’occasion, Dorothea avait expliqué que ce serait faire preuve de myopie. Même si cela aurait permis de réaliser un bénéfice plus important pour cette seule transaction, la malhonnêteté de Dorothea aurait pu être révélée lorsque d’autres marchands ambulants se seraient arrêtés plus tard, ou si l’un des villageois avait vu le prix des marchandises dans une ville plus importante, ce qui aurait suscité un sentiment de rancœur à son égard.
Selon Dorothea, il est préférable de traiter de bonne foi autant que possible et de construire des relations basées sur la confiance mutuelle afin d’éviter tout cela.
Rina était d’accord, se rappelant que même si Rentt n’était pas lui-même un marchand, les connaissances en matière d’aventure qu’il avait partagées avec elle contenaient des conseils similaires : « Lorsque vous voyagez dans des régions reculées, vous ne devez pas profiter de l’ignorance des habitants pour obtenir un gain ponctuel — comme essayer de leur soutirer une pièce d’or juste pour avoir chassé quelques gobelins, par exemple. »
Ce conseil s’appliquait aussi aux marchands et aux villages — en fait, en matière de relations personnelles, les bases étaient les mêmes, quoi qu’il arrive, pensa Rina. Elle avait beaucoup appris en aidant Dorothea dans ses ventes.
Quant à la marchande elle-même, elle avait repéré une plante particulière parmi les matériaux qu’elle avait achetés aux enfants, et cela lui avait donné une idée — une idée à laquelle elle avait commencé à réfléchir sérieusement. Après avoir demandé aux enfants où ils avaient récolté cette plante, ils acceptèrent volontiers de la lui montrer et commencèrent à l’accompagner dans la forêt.
« Par ici ! »
Les forêts de cette région étaient relativement exemptes de monstres, et la plupart des créatures que l’on pouvait y trouver étaient de type lent. Néanmoins, les bois n’étaient pas un endroit où les enfants pouvaient se promener seuls. Comme les villageois n’étaient pas très à l’aise avec l’idée que Rina soit la seule gardienne des enfants, ils avaient dû demander à l’un des chasseurs du village de les accompagner pour avoir le droit d’y aller.
Pour une personne ordinaire, la force d’un aventurier aurait pu faire de lui un monstre, même si cet aventurier n’était que de rang Fer comme Rina. D’une manière générale, même si un village était confiant dans sa capacité à se battre contre toute menace, aucun effort, même de la part de ses habitants les plus forts, ne leur permettrait de dépasser le niveau d’un aventurier expérimenté de rang Fer. Ainsi, si le fait d’avoir un tel individu comme garde du corps garantissait entièrement la sécurité de ses protégés dans une région comme celle-ci, cela ne signifiait pas pour autant que les villageois feraient confiance à un aventurier — d’où la présence du chasseur du village qui les accompagnait. Et même si le chasseur — un certain Zein — n’apporterait probablement pas grand-chose en cas de combat, il connaissait mieux la région et pouvait donc servir de guide. Dans l’ensemble, sa présence était bénéfique pour tout le monde.
« Mais franchement, est-ce que cette herbe a tant de valeur que ça ? » demanda Zein alors qu’ils marchaient dans la forêt. « Nous en voyons pousser ici et là dans les environs, mais nous n’y pensons jamais vraiment. »
« Il y a encore peu de temps, il ne valait rien, » expliqua Dorothea. « Mais depuis qu’ils ont découvert qu’il pouvait être utilisé dans un nouveau type de répulsif pour les monstres, son prix a fortement augmenté. Les guildes des alchimistes ne dévoilent pas leur méthode de production, bien sûr, mais il ne fait aucun doute que cette herbe est devenue une denrée précieuse, d’autant plus que j’ai entendu dire que le nouveau répulsif était le plus efficace à ce jour. C’est une grande nouvelle pour les marchands, même si le produit final est suffisamment cher pour que quelqu’un comme moi n’ait pas la possibilité de l’utiliser souvent. »
« Sans blague ! Cela prouve que les nouvelles ne sont pas vraiment diffusées dans la région. C’est la première fois que j’entends parler de tout cela. »
« C’est vraiment très récent. Apparemment, l’inventeur est en fait un alchimiste de Maalt, bien que son nom n’ait pas été révélé publiquement. L’utilisation du répulsif s’est répandue dans tout l’Empire Lelmudan et commence à peine à se répandre dans Yaaran, il n’est donc pas étonnant que vous ne le sachiez pas. N’hésitez pas à faire circuler la nouvelle, cette zone se trouve en fait dans la même région que Maalt, après tout. »
Alors que Rina écoutait leur conversation, elle se souvint soudain d’une certaine alchimiste ayant des liens étroits avec Maalt et l’Empire Lelmudan. Il n’y a pas si longtemps, elle avait vu cette même alchimiste répandre une sorte de liquide vert sur les échantillons de peau de Rentt qu’il cultivait sur sa table de travail.
« Regarde, Rina. N’est-ce pas fascinant ? Ils tremblent et essaient de s’échapper. »
Les cellules de Rentt — qui restaient apparemment vivantes même lorsqu’elles étaient séparées de lui — étaient capables de se déplacer, et elles se réassimilaient si elles entraient à nouveau en contact avec lui. C’était aussi le cas de celles de Rina, au moins depuis sa métamorphose en monstre, et c’était aussi une propriété des vampires en général. Cependant, contrairement à ses cellules et à celles des autres vampires, qui s’effritaient et se transformaient en une substance semblable à de la cendre si elles étaient séparées du corps trop longtemps et en petites quantités, celles de Rentt restaient vivantes pendant de longues périodes.
Selon Lorraine, cela en faisait des sujets d’expérimentation fascinants. Mais comme ils étaient bien trop uniques pour que les résultats qu’ils produisaient puissent être appliqués de manière plus générale, elle avait également utilisé les cellules de Rina, ainsi que celles des monstres locaux.
Au cours de l’expérience dont Rina se souvenait, les cellules de Rentt s’étaient agitées sur la table de travail de Lorraine, essayant de s’échapper du liquide vert. Si elle se souvient bien, Lorraine avait également dit…
« Je pense que je pourrais développer un répulsif à monstres en utilisant ceci… »
Cela signifie que l’alchimiste dont parlait Dorothea était…
Mais cela signifierait que Lorraine avait, à elle seule, considérablement affecté l’économie de plusieurs nations.
Rina n’osait pas y croire, mais elle savait que sa supposition était probablement la bonne. Elle décida de ne plus penser à cette question par la fenêtre métaphorique. Lorraine et Rentt étaient aussi ridicules que cela — ça ne servait à rien d’y penser trop fort.
« Nous sommes arrivés ! » déclara l’un des enfants d’une voix qui résonna dans la forêt.
Manifestement, ils étaient arrivés à destination.
« Incroyable… » souffla Dorothea. « Le sol est recouvert d’herbe afto. »
L’herbe afto était le nom de la plante utilisée dans le nouveau répulsif à monstres. Rina la reconnaissait, car elle en avait vu de grandes quantités pousser dans les pots de fleurs de la chambre d’une certaine alchimiste. Ses feuilles vertes s’ouvraient comme une fleur et étaient parcourues de veines verticales.
En s’approchant un peu plus, l’odeur caractéristique de l’herbe frappa le nez de Rina, qui le plissa avec un léger dégoût. Dorothea, Zein et les enfants ne semblaient pas s’en préoccuper, au contraire, ils semblaient l’apprécier.
« Quel parfum agréable », remarqua Dorothea. « On n’imaginerait pas que cela puisse repousser les monstres. »
Ah, pensa Rina. Je suppose que je fais partie des personnes que l’on veut tenir à l’écart, hein ?
Cela l’avait un peu déprimée, mais elle s’en était vite accommodée. Elle y voyait simplement la preuve que l’effet fonctionnait. Se rappelant que cette région avait une faible population de monstres, elle se demanda si c’était à cause de toute l’herbe afto qui poussait dans les environs et qui les éloignait.
« Bon, je suppose que nous devrions commencer à récolter », déclara Dorothea aux enfants en retroussant ses manches et en commençant à arracher de l’herbe. « J’achèterai ce que vous aurez récolté, tout le monde, alors mettons-nous au travail. »
Zein avait l’air de se demander ce qu’il devait faire, alors Rina lui fit une suggestion.
« Pendant qu’ils s’occupent de cela, restons vigilants. »
Même si la région n’accueillait que rarement des monstres, il y avait toujours des animaux ordinaires dans les parages. Un sanglier était tout aussi menaçant pour les enfants.
Zein fit un signe de tête à Rina, et les deux individus se mirent en position et commencèrent à surveiller leur environnement.
***
Partie 2
La récolte de l’herbe afto se déroula sans problème.
Cela dit, il s’agissait moins d’une « récolte » que d’une « cueillette minutieuse ». Plutôt que de nettoyer toute la zone de la plante, ils laissaient des espaces entre les touffes qu’ils cueillaient et s’assuraient de ne pas en prendre trop.
Même Rina savait pourquoi ils procédaient ainsi — Rentt avait veillé à lui inculquer l’importance de la modération lorsqu’il s’agissait de travaux de récolte. Les plantes précieuses, vitales pour l’équilibre de la végétation de la région, etc. poussaient à certains endroits pour une raison précise. Si elles étaient cueillies à vif, il en résulterait toutes sortes de problèmes. En outre, l’aventurier manquait de perspicacité, car cela pouvait signifier que la prochaine fois qu’il ferait le même travail, les plantes seraient introuvables.
« Un aventurier avisé connaît plusieurs lieux de récolte différents et effectue une rotation entre eux, en veillant à ne pas trop cueillir afin que ce qui reste puisse repousser à la quantité habituelle assez rapidement. »
Rina s’était demandé si elle devait expliquer cela à Dorothea et aux enfants lorsqu’ils avaient commencé à cueillir l’herbe…
« Il ne faut pas en prendre trop, d’accord, Mlle Dorothea ? »
« Oui, c’est ça ! Sinon, il ne poussera plus ! »
… les enfants semblaient déjà bien maîtriser cette partie.
« La cueillette des herbes est un travail assez simple pour que nous laissions les enfants nous aider aussi », dit Zein, remarquant que Rina était impressionnée. « Au cas où vous vous demanderiez où ils ont appris ce genre de choses. Eh bien, s’ils ont si bien appris, c’est en partie parce qu’ils veulent montrer leur savoir aux autres, alors… » Zein sourit ironiquement.
Rina regarda les enfants et constata qu’il avait raison — en apprenant à Dorothea ce qu’ils savaient, ils semblaient très satisfaits d’eux-mêmes. La marchande semblait aussi le reconnaître, car elle prenait délibérément soin de nourrir leur motivation plutôt que de leur couper l’herbe sous le pied.
« C’est un bon point », dit Dorothea en frottant affectueusement la tête des enfants. « Je ne le savais pas. »
« C’est quelque chose que je pense depuis un certain temps, » déclara Rina à Zein, « Mais les gens qui gagnent honnêtement leur vie grâce à leur travail sont extraordinaires, qu’il s’agisse d’adultes ou d’enfants. Même après être devenue une aventurière, il m’a fallu beaucoup de temps pour en comprendre la valeur. »
Le chasseur prit un air surpris. « Vraiment ? J’allais dire que vous m’aviez impressionné. »
Lorsque Rina pencha la tête en signe de confusion, il poursuivit : « Je peux parfaitement voir comment vous savez marcher parfaitement dans une forêt — et pas seulement cela, mais aussi comment garder vos propres pas silencieux, des astuces pour éviter de vous fatiguer lorsque vous traversez des zones recouvertes de racines, quelles plantes sont utiles ou comestibles lorsque vous avez un peu soif ou faim… Nous recevons parfois d’autres aventuriers, mais peu d’entre eux ont ce genre de connaissances. Les aventuriers de Maalt sont en général assez érudits, mais je dirais que vous êtes l’un des meilleurs que j’aie vus. Vous pourriez devenir chasseur aujourd’hui et vous en tirer à bon compte. »
Rina se sentit un peu gênée d’être complimentée si directement, bien qu’une des choses que Zein avait dites l’avait intéressée. « Vous avez dit “les aventuriers de Maalt en général”, » remarqua-t-elle. « Cela signifie-t-il que vous avez vu des aventuriers dans d’autres régions ? »
« En effet. Quand j’étais plus jeune, je vivais dans un village plus à l’ouest, près de la capitale royale. De ce fait, j’ai eu affaire à beaucoup d’aventuriers de là-bas qui venaient travailler, mais, eh bien… ce n’étaient pas les gens les plus faciles à côtoyer, si vous voyez ce que je veux dire. Bien sûr, leurs compétences étaient réelles, mais ils ne connaissaient pas du tout le mode de vie des gens comme moi, qui vivent dans les forêts et les montagnes. J’ai eu beaucoup d’ennuis à cause de ça. »
Rina fut quelque peu surprise. Comme elle avait déménagé à Maalt parce qu’elle n’arrivait pas à se faire une place dans la capitale royale, elle avait supposé que les aventuriers originaires de cette dernière devaient être à la fois forts et polyvalents. Sinon, ils ne pourraient certainement pas gagner leur vie.
Cependant, il semble que ce ne soit pas nécessairement vrai. D’après ce que Zein disait, ils étaient certes forts, mais cette force ne s’accompagnait pas nécessairement de connaissances ou de compétences.
En toute honnêteté, Rina n’avait pas eu beaucoup de contacts avec les aventuriers de la capitale royale avant de se rendre à Maalt, et elle ne savait donc pas ce qu’il en était réellement. La situation aurait pu être différente si elle avait pu former un groupe fixe avec d’autres et partir de là… Personne n’avait voulu d’elle à l’époque, et c’était en partie pour cela qu’elle avait abandonné et s’était rendue à Maalt.
De l’avis de Rina, cette décision avait été payante. Elle avait beaucoup appris, et elle se doutait que si elle était restée dans la capitale royale ou si elle était allée ailleurs, il y avait de fortes chances qu’elle soit déjà un cadavre sur le bord de la route.
Elle ne s’attendait pas à devenir un monstre, bien sûr, mais c’était une sorte de boîte de Pandore. Mais c’était toujours mieux que de mourir, et son nouveau corps était extrêmement pratique, en l’état, elle n’avait aucun problème avec le fait d’être un monstre. Elle voulait bien redevenir humaine un jour, mais ce n’était pas un désir ardent — si elle découvrait que c’était impossible, cela ne la dérangerait pas de hausser les épaules et d’abandonner.
« Eh bien, la capitale royale est une grande ville », dit-elle. « Aventuriers ou non, il est probablement assez rare que les gens de là-bas connaissent bien la vie à la campagne. »
En fait, beaucoup d’aspirants aventuriers de la capitale royale — qu’ils soient diplômés des écoles d’épée ou anciens élèves de l’Académie — soient de jeunes hommes et de jeunes femmes issus de familles aisées. Rina elle-même était une fille de la noblesse, et lorsqu’elle était devenue aventurière pour la première fois, elle ne connaissait rien à la vie de village.
« Je suppose que c’est comme ça », acquiesça Zein. « D’un autre côté, bien que Maalt soit une ville digne de ce nom, elle se trouve toujours dans la campagne. Il est logique qu’il y ait des gens avec les bonnes connaissances, même s’ils n’en savent pas autant que vous. Ils sont faciles à embaucher, ce qui rend la vie ici d’autant plus agréable. »
De toute évidence, les aventuriers de Maalt avaient une bonne réputation. Si une partie de cette réputation était sans aucun doute due aux efforts du maître de guilde Wolf, les leçons que Rentt avait transmises aux débutants de la ville au fil des ans devaient également avoir un impact certain.
Rentt et Lorraine sont le genre d’individus qui rendent tout ce qui les entoure plus facile par le simple fait d’exister, pensa Rina avec sagacité.
Soudain, elle sentit une présence dans les environs et ses pensées se détournèrent de la conversation décontractée qu’elle était en train d’avoir.
« Hmm… » murmura-t-elle. « On dirait qu’ils ont finalement décidé de se montrer… »
Zein lui lança un regard interrogateur.
« Il y a un… monstre qui s’approche de nous », expliqua Rina. « Je vais m’en occuper. Pourrais-je vous demander de rester ici et de continuer à faire le guet ? »
« Eh ? Vraiment… ? Ne serait-il pas préférable que je vienne avec vous ? »
Malgré l’offre de Zein, Rina savait qu’elle ne pouvait pas demander à un simple chasseur de village d’aller aussi loin — et il n’était pas nécessaire qu’il le fasse de toute façon. En fait, sa présence poserait même des problèmes.
« Non, c’est bon », déclara-t-elle. « Le fait de protéger Dorothea et les enfants est notre priorité. Mais comme les monstres sont mon domaine d’expertise, c’est vous qui devrez rester avec eux. »
Zein réfléchit un instant avant de dire : « J’ai compris. Laissez-moi faire, je veillerai à la sécurité de tout le monde. »
« Je compte sur vous », dit Rina. Puis elle partit d’un pas détendu vers les présences qu’elle percevait au loin.
◆◇◆◇◆
Après avoir progressé sur une certaine distance dans la forêt, Rina s’engagea soudainement dans une clairière. La zone était circulaire, dégagée et entourée de grands arbres, évoquant les souvenirs d’un colisée qu’elle avait vu une fois.
Dans la clairière se tenait une femme seule, visiblement méfiante, vêtue d’une robe qui lui donnait l’apparence d’une mage.
« Tu as donc remarqué mon petit signal », dit-elle en voyant Rina. Sa voix était calme et sulfureuse, et le peu de son visage qui n’était pas caché par sa capuche révélait des lèvres rouge sang, courbées en forme de croissant de lune.
Rina fit de son mieux pour feindre l’ignorance afin de ne rien laisser paraître. « As-tu fait exprès de me laisser te remarquer ? » demanda-t-elle.
« En effet. J’ai vu dans ton combat contre Guster que tu possédais des compétences considérables pour un rang Fer. La facilité avec laquelle tu as éliminé tes ennemis dans l’obscurité n’est pas seulement due à ton objet magique. Sans de bons sens et un bon instinct de combat, tu n’aurais pas pu y arriver. Je me doutais donc que si je déchaînais ma soif de sang ici, tu viendrais. »
Ah. Elle a donc compris, pensa Rina. Si la vision nocturne de Rina était bien meilleure aujourd’hui que lorsqu’elle était humaine, lui permettant de voir aussi bien que le jour, elle était suffisamment différente pour qu’il faille s’y habituer. Même si elle avait eu un objet magique lui permettant de voir dans l’obscurité, il lui aurait fallu de l’entraînement pour s’en servir.
Les objets et outils magiques impliquaient une dépense de mana, entre autres choses — autant de facteurs qu’il fallait surveiller en plus de tout ce qui se passait. Et sans un bon instinct de combat, il était difficile d’en faire bon usage.
D’après ce que disait cette inconnue, elle pensait manifestement que Rina avait pu vaincre Guster et ses compagnons parce qu’elle possédait un objet magique qui lui permettait de voir dans le noir — ce qui était à moitié vrai, d’un certain point de vue.
Ce n’était pas la seule chose que Rina avait retenue des paroles de l’étranger. « Tu en as aussi après Dorothea, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle.
« Naturellement, » dit la femme. « J’ai besoin qu’elle rentre chez elle le plus vite possible. Je suppose que tu ne serais pas prête à la convaincre pour moi ? »
« Je crains que non. Et d’ailleurs, quel lien as-tu avec Guster ? Selon lui, son employeur était un jeune homme… »
Il était possible que la femme se soit déguisée en homme lorsqu’elle avait engagé Guster, mais Rina en doutait. Elle était tout simplement trop… féminine — le genre de silhouette avec de telle manière que même si elle se travestissait, la plupart des gens ne pourraient la voir que comme une femme.
L’étrangère confirma les soupçons de Rina en secouant la tête. « Ce n’était pas moi », dit-elle. « C’est Dieg qui a engagé Guster. »
« Dieg ? »
« Oui. Le fils d’une famille de marchands distingués de Mystera. Mais comme il est leur second fils, il n’héritera pas de la société, sauf circonstances exceptionnelles. D’ailleurs, il a été question qu’il épouse la petite Dorothea il y a deux ans. La société de son père est également très influente à Mystera. Le savais-tu ? Quoi qu’il en soit, le fait est que Dieg était à deux doigts d’obtenir l’entreprise du père de Dorothea. »
« Même en supposant que je te croie… Dorothea n’est rien de plus qu’une marchande ambulante pour l’instant. Tu ne gagneras rien à la poursuivre. »
« Ce n’est pas un problème — pas tant qu’elle abandonne tout cela, retourne à Mystera et épouse Dieg. Bien qu’elle ait gagné un petit frère au cours de ces deux dernières années d’absence, il est bien sûr encore très jeune. Si quelque chose de malheureux devait arriver à son père, le destin de l’entreprise reviendrait naturellement à Dieg. »
« Et par “quelque chose de malheureux”, tu parles sûrement… ? »
« Qui peut le dire ? Quoi qu’il en soit, je suis sûre que ce sera un accident. Quelque chose qui peut-être mettrait la vie en danger. Le destin nous joue parfois les tours les plus inattendus, n’est-ce pas ? » La femme gloussa légèrement. Le sous-entendu de ses paroles était clair comme de l’eau de roche : elle allait faire en sorte que cet « accident » se produise volontairement.
« Crois-tu que je vais rester là à te laisser faire ? » demanda Rina.
« Veux-tu dire que tu vas m’arrêter ? »
« C’est exactement ce que je dis. Ne penses-tu pas que je puisse le faire ? »
« Hmm… Je m’interroge. Je pense que je vais dire “non, je ne pense pas que tu puisses”. »
« Qu’est-ce qui te rend si confiante ? »
« Eh bien, où penses-tu que Dieg et Guster se trouvent en ce moment ? Et as-tu réfléchi à la raison pour laquelle je t’ai attiré ici ? »
À cette révélation, les lèvres de la femme se retroussèrent en un sourire.
***
Partie 3
« Pourquoi, si ce n’est pas Dorothea... Bonjour. Ça fait un moment que ça dure. »
Dans la clairière où poussait l’herbe folle, un homme que Dorothea connaissait bien la salua d’une manière exagérée. Son allure et son comportement raffinés trahissaient son éducation privilégiée, et le regard avisé qu’il arborait laissait entendre qu’il avait l’habitude d’être tout à fait compétent dans ce qu’il faisait.
« Dieg… ? » demanda Dorothea. « Ne me dis pas que c’est toi qui m’as pris pour cible… »
À côté de Dieg se tenait Guster, le bandit que Rina avait vaincu et qui aurait dû être sous la garde des gardes à qui ils l’avaient remis. Actuellement, Guster tenait l’un des enfants en otage avec un couteau dans le cou — ce qui expliquait pourquoi Zein le chasseur n’avait pas encore bougé. La situation était complètement bloquée.
Compte tenu des circonstances, l’identité du mystérieux employeur de Guster était immédiatement apparue. Alors que Dorothea n’avait jamais envisagé la possibilité de Dieg, en y repensant, tout concordait. Il avait de nombreuses motivations.
Il veut hériter de la société Merrow.
S’il blessait Dorothea de la bonne manière, elle serait obligée de se retirer de la vie de marchande ambulante et de rentrer chez elle, après quoi elle devrait se marier. Et le candidat le plus probable pour son partenaire ne serait autre que Dieg. Après tout, c’était un homme d’affaires talentueux, et le père de Dorothea le tenait en haute estime — c’est exactement pour cela qu’il avait été question de les marier deux ans auparavant.
Finalement, Dorothea avait fui Mystera et l’histoire s’était arrêtée là… ou du moins c’est ce qu’elle avait cru.
Manifestement, Dieg n’en avait pas fini avec la vie.
« “Cible” ? » dit Dieg. « Quelle façon blessante de formuler les choses. Tout ce que je veux, c’est que tu rentres à la maison… et que tu me donnes ta main. Ne t’inquiète pas, je ne t’imposerai rien de désagréable. Nous pouvons simplement développer la société Merrow ensemble. N’est-ce pas merveilleux ? Cela ne se voit peut-être pas, mais j’ai une haute opinion de toi. Aucune personne ordinaire n’abandonnerait sa vie d’héritière où elle ne manquait de rien en échange d’un nouveau départ en tant que marchande itinérante. Avec un esprit aussi fort que le tien, tu es capable de faire tout ce que tu veux… c’est pourquoi tu devrais te joindre à moi. »
« Si j’avais eu envie de le faire, je l’aurais fait il y a deux ans. Et puis, qui dirait oui à une menace évidente comme celle-là ? »
« Hmm. Je vois. Alors peut-être devrais-je te montrer la force de mon engagement. Guster, laissons à Dorothea le temps de réfléchir. Chaque minute qui passe, coupe un doigt de cette enfant. »
Guster grogna une affirmation. Il avait l’air mal en point.
« Quoi — Stop ! » Dorothea hurle. « Non ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu n’as jamais été le genre de personne à faire une chose pareille ! »
« Et que sais-tu au juste de m — ngh... » Dieg se prit la tête dans les mains, interrompant sa propre tirade furieuse. « Non, tu as raison ? Qu’est-ce que je… ? »
À ce moment-là, Zein le chasseur, sentant que tout le monde était distrait, encocha une flèche à son arc et la tira vers l’arrière, visant Guster.
Mais le bandit fut plus rapide. Il sortit un poignard de sa ceinture et le lança sur Zein.
◆◇◆◇◆
Lorsque Rina ne répondit pas, se contentant de rengainer son épée, le sourire de la femme s’élargit.
« Tu sembles comprendre que tu vas mourir ici. Mais rassure-toi, tu as ma parole que Dorothea ne connaîtra pas le même sort. Elle doit être maintenue en vie, après tout. Mais… Je suppose que si nous devons la blesser un peu dans le processus, qu’il en soit ainsi ! »
La femme ponctua ses paroles en lançant une lame de vent de sa main : de la magie silencieuse, une compétence considérablement difficile. Et même si le sort lui-même était faible, il était suffisamment puissant pour tuer une personne.
Le sort n’étant pas non plus très grand, Rina l’esquiva en sautant sur le côté.
« Oh ! Tu es aussi douée que je le pensais », dit la femme à Rina. « Mais je me demande combien de temps tu pourras continuer comme ça ! »
L’une après l’autre, la femme lança des sorts à Rina. La plupart des mages avaient besoin de prendre de courts intervalles de repos entre les jets continus pour éviter la fatigue, mais elle n’avait apparemment pas ce défaut particulier. Sans doute était-ce dû en partie au fait que les sorts qu’elle utilisait n’étaient pas particulièrement exigeants en termes d’endurance physique et de mana.
Néanmoins, leur létalité n’était pas remise en cause.
La femme tissait ses sorts avec dextérité, coupant peu à peu les voies de sortie de Rina. Les esquives se transformèrent en entailles et en égratignures, puis une lame de vent vint marquer la jambe de Rina d’une large entaille.
« Ah ! » Rina s’écria et trébucha au sol. La femme ne manqua pas l’occasion, et en profita pour réduire la distance. Elle dégaina la dague qu’elle portait à la taille et la brandit au-dessus de Rina.
« Adieu », dit-elle. « C’était plutôt amusant. »
Mais avant qu’elle ne puisse abattre sa lame, Rina sortit rapidement son épée de son fourreau et l’avança vers elle.
« Ngh ! Tu — ! »
La femme était visiblement surprise que Rina ait osé contre-attaquer alors qu’elle savait qu’il y avait des otages. Incapable d’esquiver à temps, l’épée s’enfonça profondément dans l’abdomen de la femme, lui infligeant ce qui était clairement une blessure mortelle. Son expression se déforma sous l’effet de la douleur, et elle lança un regard haineux à Rina.
La blessure était mortelle, mais elle n’était pas encore morte. Rina saisit son épée, prête à agrandir la blessure, quand…
« Ne sois pas arrogante ! » hurla la femme en assénant un coup de pied à Rina, ce qui l’envoya plusieurs mètres en arrière dans les airs.
Le coup avait une telle force physique qu’il semblait impossible qu’il vienne d’une femme mage. Malgré tout, Rina parvint à retomber sur ses pieds au lieu d’être projetée sur le sol. Elle éprouva un bref moment de gratitude pour l’entraînement qu’elle avait suivi avec Isaac et les autres serviteurs de la famille Latuule. Sans cela, elle aurait probablement percuté un arbre et se serait écroulée sur place.
Lorsque Rina se retourna, elle vit que la femme — qui arborait désormais une large entaille sur le ventre — respirait difficilement, le visage tordu par la fureur.
« Maintenant, tu l’as fait ! » hurla-t-elle. « Je n’hésiterai pas à tuer la petite héritière si on en arrive là, tu sais ! »
Puisque les compagnons de la femme — Dieg, son employeur, et Guster — se trouvaient en ce moment même avec Dorothea et les autres, elle menaçait manifestement de les faire tuer devant Rina, qu’ils soient otages ou non.
Néanmoins, l’expression de Rina était restée passive face à la menace. Au lieu de cela, elle posa simplement une question.
« Puis-je poser la question au cas où, mais… ? »
« Qu’est-ce que c’est ? »
Rina pencha la tête d’un air inquisiteur sur le côté, un geste très mignon pour une jeune fille. « Tu ne sais pas, n’est-ce pas ? »
« Quoi ? », répondit la femme, confuse.
« Oh, bien », dit Rina, sans donner d’explication. « J’étais un peu inquiète. Bon, c’est mon tour maintenant… »
Elle s’élança sur le sol, l’épée tenue fermement en main alors qu’elle s’approchait de la femme. D’un coup sec, l’épée atteignit sa cible, séparant la tête de la femme de ses épaules… jusqu’à ce que le corps sans tête arrache la tête décapitée et saute d’une bonne distance en arrière.
Ensuite, le corps replaça la tête dans sa position initiale, après quoi la blessure au cou se régénéra d’elle-même.
Sous le regard de Rina, qui ne relâchait pas sa vigilance, la femme sourit victorieusement.
« Comprends-tu maintenant ? » demanda-t-elle. « Je ne suis pas humaine. Peu importe le nombre de fois que tu me tueras, ça n’a pas d’importance. Tu n’as aucune chance de gagner. »
« Est-ce ce que tu penses… ? Je vois. »
Rina fit un bref signe de tête, puis reprit son offensive. Tête, bras, jambes — Rina sépara les appendices de la femme de son corps un nombre incalculable de fois, et un nombre incalculable de fois la femme régénéra ses blessures.
Pour quelqu’un qui n’en savait pas plus, la capacité de régénération de la femme semblait inépuisable. Peut-être que beaucoup qui auraient vu leurs espoirs, anéantis par la futilité de la situation, auraient abandonné l’effort en cours de route.
Rina, elle, savait mieux que quiconque. Elle ne pouvait pas ne pas savoir.
Finalement, la fin était arrivée.
« Hein ? Pourquoi ? Pourquoi ne guérit-il pas ? Guéris, bon sang ! Guéris ! » La femme fixa son propre bras gauche, son expression devenant rapidement pâle.
Il ne se rattachait pas à son corps.
Bien que Rina ne sache pas quel genre de vie cette femme avait menée, elle se doutait qu’elle n’avait rien vécu de semblable à ce qui lui arrivait maintenant.
La plupart des gens, en réalisant que leur adversaire était un monstre qui ne mourrait pas même décapité, choisiraient d’abandonner ou de s’enfuir. Par ailleurs, une personne dotée de tels pouvoirs pouvait profiter du moment où son adversaire se réjouissait de sa prétendue victoire pour l’attaquer par-derrière, ou même faire semblant d’être mort afin de s’échapper de la situation. En somme, de tels avantages leur permettaient d’avoir toujours le dessus.
Cependant, cette fois-ci, la femme avait eu la malchance de tomber sur Rina.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demande Rina en souriant.
« Mon corps ! Il ne veut pas guérir ! » Le regard de la femme était désespéré. « Pourquoi ? Cela n’est jamais arrivé auparavant ! »
« Je suppose que cela signifie que tu n’as jamais vraiment participé à un combat comme celui-ci, hein ? »
« Qu-Quoi… ? Qu’est-ce que tu… ? »
« Simple. Notre capacité de régénération n’est pas illimitée. Plus nous subissons de blessures mortelles, plus nos réserves s’épuisent. Et une fois qu’elles sont épuisées, c’est fini : plus de guérison. Mais cela revient avec le temps et le repos. »
Pendant qu’elle parlait, les blessures de Rina se régénéraient. Il ne restait déjà plus aucune trace de la large entaille qui avait traversé sa jambe plus tôt.
La compréhension apparut enfin sur le visage de la femme. « Toi… tu es aussi un vampire… ? »
« Honnêtement ? Je ne pourrais pas te le dire. Eh bien… ce n’est pas que ça ait encore de l’importance pour toi. »
« Hein ? » La tête de la femme se détacha de son cou, l’expression encore confuse. Un instant plus tard, elle se mit à hurler. « Non ! Non ! Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir ! Je… ! Je… ! »
Manifestement, elle avait reconnu que sa tête n’était plus capable de se rattacher à son corps.
Rina plaqua le corps sans tête au sol avec son épée, puis attrapa la tête de la femme et la posa sur le sol. « Alors, qu’est-ce qui t’a poussé à prendre le contrôle de Dieg et à faire tout ça ? » demanda-t-elle.
Les vampires avaient la capacité de plier les gens à leur volonté. Outre la méthode utilisée par Rina sur Guster, ils étaient également capables d’utiliser un pouvoir de charme pour laver le cerveau de leurs cibles.
Et c’est exactement ce qu’elle soupçonnait cette femme d’avoir fait à Dieg.
***
Partie 4
« Je… te l’ai déjà dit », dit la femme. « Je voulais faire de Dieg le directeur de l’entreprise. »
On voyait bien sûr son visage qu’elle cachait encore quelque chose. Ce n’était pas une critique de ses talents d’actrice, mais il était difficile de rester calme lorsque ton corps sans tête était cloué au sol et que tout ce que tu pouvais bouger était ton visage. Dans une telle situation, il était inévitable d’avoir l’air paniqué.
Comme pour prouver ce point…
« Bien que je ne pense pas que tu me mentes, c’est le moyen plutôt que la fin, n’est-ce pas ? »
Face aux questions incessantes de Rina, la femme sembla renoncer. « Très bien ! » dit-elle avec dépit. « Mais tu le sais déjà, n’est-ce pas ? Tu es aussi un vampire ! Tu sais à quel point il est difficile pour nous de survivre ! Je devais faire ce que j’ai fait ! »
Pour un vampire, prendre un visage humain et maintenir sans effort sa vie dans la société humaine comme l’avaient fait Rina, Rentt, Isaac et les autres n’étaient pas loin d’être un exploit. D’habitude, les vampires étaient découverts rapidement et exterminés sur-le-champ.
Le fait que l’éradication des vampires ait fait l’objet de tant d’efforts délibérés par rapport aux monstres ordinaires témoigne de leur dangerosité. Après tout, si on les laissait tranquilles, ils se promèneraient dans la société en ressemblant à n’importe qui, jusqu’à ce qu’ils plantent leurs crocs dans votre cou et fassent de vous l’un d’entre eux, augmentant ainsi continuellement leur nombre. Pour couronner le tout, leur principale source de nourriture était les humains, et ils pouvaient vivre éternellement. Quiconque pensait que c’était une bonne idée de laisser ces êtres tranquilles pouvait raisonnablement être accusé de folie.
D’un point de vue opposé, cependant, cela rendait la vie des vampires extrêmement difficile, où que ce soit. Cela signifie que même s’ils n’attaquaient pas les humains et menaient une vie secrète avec l’aide d’un donneur de sang, les chasseurs de vampires viendront toujours frapper à leur porte.
Selon toute vraisemblance, il n’y avait pas un seul vampire qui ne soit pas dégoûté par cette situation.
Et en ce qui concerne la femme sans tête actuellement présente, il y avait un autre problème en suspens — que Rina avait commencé à souligner.
« Tu es un membre errant, n’est-ce pas ? »
« Un… “errant” ? »
La femme semblait ne pas connaître le terme, ce qui, en soi, rendait la réponse claire.
Il s’agissait d’un soi-disant « vampire errant », ce en quoi Rina était presque totalement confiante depuis que la femme avait démontré qu’elle n’était pas capable de sentir le contrôle de Rina sur Guster.
Ce qui l’avait mise la puce à l’oreille, c’était le fait que les serviteurs d’un vampire possédaient la marque unique de ce dernier — une marque que seuls les autres membres de leur espèce pouvaient reconnaître. Dans le cas des vampires de renom, cette marque les représentait, ainsi que la « congrégation » ou la « maison » qui servait sous leurs ordres. Isaac avait appris à Rina à appliquer la marque de la famille Latuule — c’est-à-dire la « congrégation » dirigée par Laura — et lui avait donné la permission de l’utiliser.
Rina avait demandé s’il était possible de faire une telle chose pendant que Laura dormait, mais Isaac lui avait assuré que son maître lui avait confié le droit de le faire. Il avait également ajouté qu’il était presque certain que Laura n’aurait pas non plus refusé à Rentt ou à Rina la permission d’utiliser la marque.
Cela dit, l’application de la marque nécessite une bonne dose d’entraînement, ce que Rentt n’avait pas fait. Rina, elle, l’avait appris en même temps que le reste de sa formation.
Et elle l’avait appliqué à Guster — bien que la femme actuellement sans tête ne l’ait pas remarqué.
Isaac avait expliqué à Rina la possibilité d’une telle chose : la possibilité de vampires « errants ».
« Chez les vampires, un “errant” est l’un d’entre nous qui n’appartient pas à une congrégation, à une maison, à une famille ou à un groupe similaire, » expliqua Rina. « Certains vampires créent une progéniture sur un coup de tête, mais l’abandonnent à son sort au lieu de remplir les devoirs d’un géniteur. La plupart de ces descendants ne vivent pas longtemps. Ils ignorent tout ce qu’un vampire devrait apprendre, et la seule chose qu’ils peuvent faire est de tâtonner dans l’obscurité en essayant de comprendre par eux-mêmes. »
« Très bien. Je n’ai donc pas de famille vampire ou quoi que ce soit de ce genre », dit la femme. Elle faisait la moue, et son expression semblait légèrement triste. « Mais alors quoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« C’est pour cela que tu as pris le contrôle de Dieg, n’est-ce pas ? » demanda Rina. « Tu voulais le nommer directeur de l’entreprise, puis t’en servir comme couverture pour vivre sous sa protection. »
En fin de compte, la situation n’était pas particulièrement compliquée. La femme avait semé la zizanie parce qu’elle voulait s’assurer une place de choix. Ce n’était même pas forcément Dieg, du moment qu’il avait l’influence nécessaire pour servir de couverture et de protection, n’importe qui aurait pu lui convenir. Ce n’était probablement qu’une question de chance qu’elle ait choisie Dieg — et peut-être qu’il avait aussi été sensible à son contrôle.
« Je l’ai fait », acquiesça la femme sans enthousiasme. « Qu’y a-t-il de mal à cela ? C’est la seule façon pour moi de survivre. J’en ai assez de vivre en cavale. Peu importe où je vais, peu importe à quel point je suis calme et prudente, à la fin… »
De toute évidence, la femme avait vécu sa part de dures épreuves. Néanmoins, ce n’est pas une excuse pour ce qu’elle avait fait — même s’il est vrai qu’elle n’avait pas d’autre recours.
Ce n’était pas la première fois que Rina se sentait confrontée à la réalité de la difficulté de vivre en tant que monstre dans le monde des hommes. Ce n’était pas une nouvelle révélation pour elle, loin s’en faut, mais peut-être la comprenait-elle maintenant plus profondément qu’auparavant. Après tout, Rina avait eu la chance d’être protégée dès le début. Si les choses s’étaient déroulées différemment, elle aurait facilement pu finir comme cette femme — et Rentt aussi.
Ce n’était qu’une question de chance.
Rina se surprit à éprouver un léger pincement de sympathie. Le seul problème était de savoir ce qu’il fallait faire.
« D’accord, » dit-elle. « Je comprends ta situation maintenant. Je n’ai plus rien à demander. Alors… »
Rina s’était interrompue, mais l’imagination de la femme avait dû remplir les mots suivants pour elle. « Attends ! » cria-t-elle en pleurant. Elle semblait terrifiée. « Ne me tue pas ! Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas mourir ! »
Tandis qu’une partie de Rina se demandait — peut-être à tort, vu les circonstances — comment une tête coupée parvenait à crier, le reste de la jeune femme réfléchissait à ce qu’elle devait faire. Le plus simple serait de la tuer, mais cela ne laisserait aucune preuve de la présence d’un vampire ici, puisqu’ils se désintègrent à la mort.
Doit-elle l’épargner et la placer sous son contrôle ?
Rina n’avait pas été plus loin dans ses réflexions avant qu’une présence n’apparaisse soudainement derrière elle.
« Avez-vous peut-être besoin d’aide ? »
◆◇◆◇◆
Pendant un instant, Rina fut choquée — elle n’avait senti personne dans les environs immédiats. Mais lorsqu’elle se rendit compte qu’elle avait reconnu la voix, elle se retourna, soulagée de voir qui se tenait là.
« Isaac, » dit-elle. « Ne me faites pas peur comme ça… »
« Toutes mes excuses. Ce n’était pas mon intention, mais je suppose que j’ai été un peu brusque, n’est-ce pas ? »
En effet, derrière elle se tenait nul autre qu’Isaac, le majordome de la famille Latuule. Comme toujours, son expression était agréable et posée — ce qui, étant donné les circonstances, pensa Rina, aurait pu être quelque peu inapproprié en soi. Après tout, il venait de la surprendre en train de sourire alors qu’elle parlait à une tête coupée dont elle avait transpercé le corps avec son épée sur le sol — la définition la plus parfaite que l’on puisse trouver pour le mot « lunatique ».
Mais peut-être que pour Isaac, ce genre de choses était quotidien.
« Ceci mis à part, vous semblez avoir besoin d’aide », dit-il en s’approchant de Rina et de la tête coupée — et en ayant l’air tout à fait imperturbable. « C’est en tout cas la raison pour laquelle je suis venu. J’espère que je ne vous dérange pas. »
« Bien que je veuille vraiment vous demander comment vous avez su que j’avais besoin d’aide, ce n’est probablement pas la peine de vous déranger… » murmura Rina. « Oui, j’aurais besoin de conseils. Je ne sais pas quoi faire à propos de — ah, laissez-moi d’abord vous expliquer ce qui s’est passé. »
Bien qu’elle se doutait qu’Isaac ait une bonne idée de presque tout, Rina donna un compte-rendu général de la situation depuis le début.
Lorsqu’elle eut terminé, Isaac acquiesça. « Dans ce cas, pourquoi ne l’emmènerais-je pas chez moi ? » suggéra-t-il. « Après qu’elle ait avoué ses crimes, je pourrai lui fournir un endroit sûr où vivre et où elle sera surveillée. »
« Est-ce que ça va ? Elle a fait des choses assez graves… »
Même cet incident particulier avait entraîné la mort de tous les compagnons de Guster. Il était facile de deviner que cette femme ne pouvait pas vraiment dire qu’elle n’avait jamais tué quelqu’un auparavant. Mais il semblait aussi qu’elle n’avait pas eu d’autre choix que de faire ça pour survivre, ce qui empêchait Rina de se décider.
Isaac sourit ironiquement. « Quand il s’agit de péchés comme ceux-là, je n’ai pas vécu une vie assez vertueuse pour juger les autres. Au moins, cependant, je peux dire qu’elle possède une personnalité bien plus respectueuse des principes que les vampires errants ne le font habituellement. J’imagine qu’elle ne sera pas un problème une fois qu’on lui aura inculqué un peu de discipline. »
Isaac avait manifestement compris que Rina était sceptique quant à l’affirmation sur les vampires errants, car il continua. « En général, lorsqu’une personne devient un vampire errant, elle perd le contrôle de sa faim au bout de quelques jours et se met à chasser sans discernement. Ils peuvent anéantir un village entier en l’espace d’une semaine dans leur quête de sang humain. Naturellement, ils sont donc susceptibles d’être découverts et exterminés. Cette femme, cependant, semble avoir survécu assez longtemps malgré le fait qu’elle soit errante. » Isaac se tourna vers la tête décapitée. « Pardonnez mon impolitesse, mademoiselle, mais puis-je vous demander votre âge ? »
« Un peu plus de soixante-dix ans… », répondit la femme docilement.
« Oh, mon Dieu. Survivre aussi longtemps sans être découvert est en soi un véritable exploit. » Isaac se retourna vers Rina. « Elle a dû contenir sa soif de sang autant qu’elle le pouvait, consommer aussi peu de sang que possible et vivre comme n’importe quel autre humain ordinaire. Sinon, les chasseurs de vampires auraient eu le dernier mot. Mais je n’ai pas besoin de vous expliquer tout cela, n’est-ce pas, Rina ? »
« Oui…, » murmura Rina.
Même si elles n’avaient pas beaucoup parlé, le visage de la chasseuse de vampires Nive Maris — une déséquilibrée de premier ordre, même parmi les aventuriers — vint rapidement à l’esprit de Rina. Si elle avait eu quelqu’un comme ça à ses trousses, il était hors de question qu’elle atteigne les soixante-dix ans. Même dix jours semblaient être une lourde tâche.
***
Partie 5
« En bref, cette dame est une personne extraordinaire, Rina, » poursuit Isaac. « J’imagine que si elle était restée humaine, elle aurait vécu une vie très intègre. Vu le déroulement de cette affaire, je comprends que vous ne puissiez pas lui pardonner, mais je la considère néanmoins comme une personne d’une espèce rare. Si la famille Latuule l’accueille et lui offre une vie tranquille, l’idée d’être téméraire et d’attaquer des gens ne lui viendra même pas à l’esprit. » Il se tourna vers la tête coupée, comme pour souligner son point de vue. « N’est-ce pas ? »
Rina se doutait que seuls le maître d’Isaac et des gens comme Rentt seraient capables de repousser l’homme face à la pression qu’il dégageait dans des moments comme celui-ci. Et bien sûr…
« Bien sûr », acquiesça la tête de la femme. Elle avait l’air mal à l’aise et des sueurs froides coulaient sur son front. « Mais… est-ce que ça va vraiment aller ? Je ne veux pas mourir… mais je ne peux pas dire que je ne comprendrais pas si vous deviez me tuer… »
« Je suis certain d’avoir plus de péchés sur la conscience que vous n’en avez sur la vôtre », dit Isaac. « Je m’exposerais à un châtiment karmique si je ne vous donnais pas au moins une seconde chance. Quoi qu’il en soit, il est également vrai que nous ne pouvons tout simplement pas vous laisser vous désintégrer en rien ici. Sans votre témoignage sur le fait que vous contrôliez Dieg, il se sentira misérablement coupable. N’est-ce pas, Rina ? »
« Oui », acquiesça Rina. Elle se tourna vers la tête décapitée. « Même dans le pire des cas, je pensais devenir ton géniteur et te placer sous mon contrôle de cette façon… »
Il était possible de changer le géniteur d’un vampire — et Isaac et les autres avaient appris à Rina comment le faire.
« Je ne peux pas dire que je recommanderais de faire ça avec un vampire qui a vécu aussi longtemps qu’elle », dit Isaac. « Comme il s’agit d’une bataille de l’ego et de l’esprit, il y a une chance que vous auriez perdue. »
« Oh, est-ce pour ça que vous avez décidé de venir ? » demanda Rina.
« En effet. Alors… pour l’instant, je suppose que je vais à la place devenir son géniteur. D’abord, il faut lui recoller la tête. »
Après avoir ramassé la tête de la femme, Isaac dégagea l’épée de Rina du corps sans tête et la lui rendit. Il replaça ensuite la tête dans sa position d’origine et se désintégra, enveloppant le corps de la femme dans ses ténèbres.
Quelques secondes passèrent, puis les blessures de la femme furent toutes guéries.
Rina était impressionnée, elle ne savait pas qu’il était possible de guérir les blessures d’un autre vampire de cette façon. La magie de guérison classique fonctionnait sur les vampires, mais toute magie dérivée de la divinité les purifiait. Elle se demandait ce que faisaient les vampires lorsqu’il leur manquait des parties de leur corps, mais il existait manifestement des méthodes de guérison qu’elle ne connaissait pas.
« Je suis guérie ! » s’exclama joyeusement la femme. Des larmes roulaient sur ses joues. « Mon corps… Je suis… Je vous remercie ! »
Elle ne devait vraiment pas vouloir mourir, pensa Rina distraitement, avant de réaliser immédiatement à quel point c’était évident. De toute évidence, le fait d’être devenue un monstre avait émoussé son propre sens de la valeur de la vie et de la mort.
Ce n’était probablement pas une bonne chose. Elle décida d’être plus sérieuse sur ce sujet à l’avenir.
« Oh, ce n’est pas la peine de me remercier », dit Isaac. « Mais j’attends de vous que vous fassiez le travail qui vous est demandé. Cela vous convient-il ? »
La femme acquiesça, acceptant volontiers le rappel d’Isaac. « Bien sûr ! Si vous pouvez vraiment me fournir un endroit où vivre, alors… »
« Vous pouvez être rassuré sur ce point. Je vais vous emmener dans l’endroit le plus sûr du monde pour les vampires. Maintenant, il y a un certain nombre de choses dont je dois vous parler… »
Avant qu’Isaac ne puisse continuer, la femme l’interrompit, l’air inquiet. « Euh, d’abord… est-ce que tout va bien là où se trouvent Dieg et Guster ? Ne devrions-nous pas… ? »
De toute évidence, elle supposait que ces deux personnes étaient en train de causer des ennuis à Dorothea et aux autres.
Isaac se tourna vers Rina. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il. Son expression, cependant, montrait clairement qu’il savait déjà.
« Ce ne sera pas un problème », répondit Rina. Son expression était tout à fait imperturbable.
◆◇◆◇◆
Lorsque Guster lança la dague sur Zein, les derniers espoirs de Dorothea s’évanouirent. En tant que chasseur, Zein était loin d’être un combattant inapte, mais les mouvements du bandit étaient tellement plus rapides. La dague vola droit vers le cou de Zein…
Clang !
— mais l’instant d’après, elle entendit le bruit de la dague déviée de sa trajectoire.
« Guh ! » Guster poussa un grognement de douleur et s’effondra au sol lorsque la flèche tirée par Zein atteignit sa cible.
« Qu’est-ce que cela signifie ? » siffla Dieg, visiblement aussi confus que Dorothea.
Tout ce que Dorothea avait réussi à voir, c’était que quelque chose d’obscur avait dévié la dague dirigée vers Zein, et que le corps de Guster s’était bloqué avant qu’il ne puisse s’écarter complètement de la trajectoire de la flèche. Mais bien que ces deux événements soient extrêmement étranges, en ce qui la concernait, il s’agissait incontestablement de coups de chance.
Guster semblait complètement hors d’état de nuire, et Dieg ne semblait pas avoir les moyens de se battre. L’enfant otage du bandit, libéré de son ravisseur, courut se cacher derrière Dorothea et Zein. Le chasseur gardait une flèche encochée pointée sur Dieg — un avertissement silencieux de ne pas bouger.
Les rôles étaient complètement inversés.
« Dieg, » dit Dorothea. « C’est fini. Laisse tomber. »
« Je… ne peux pas », lui dit-il. « Je dois… t’épouser et… devenir le directeur… de… »
Avant qu’il ne puisse aller plus loin, il se raidit et s’effondra, comme si toute son énergie avait quitté son corps. Dorothea regarda Zein, se demandant s’il avait tiré une flèche et qu’elle l’avait manquée, mais le chasseur secoua la tête. Il était tout aussi déconcerté qu’elle.
« Pour l’instant, je vais vérifier s’il est bien neutralisé », dit Dorothea en s’approchant de Dieg. « Restez sur vos gardes. » L’examen du visage de Dieg révéla qu’il était manifestement inconscient : on voyait le blanc de ses yeux. Qu’est-ce que cela signifie ?
Mais au moment où sa confusion s’installa…
« Dorothea ! » appela une voix.
Elle se retourna et vit Rina, accompagnée de deux personnes qu’elle n’avait jamais vues auparavant.
Bien que Dorothea se demandait encore ce qui se passait, elle poussa un soupir de soulagement. Avec Rina ici, tout irait bien… même si Guster se réveillait.
◆◇◆◇◆
« Est-ce vrai… ? » Même après avoir entendu l’histoire de Rina, elle avait encore du mal à l’accepter. « Mais alors, cela veut dire que Dieg… »
« C’est vrai, » confirma Rina. « Cette personne… eh bien, ce vampire le contrôlait. Ce n’est pas vraiment une mauvaise personne, n’est-ce pas ? »
« Ce n’est pas le cas, » approuva Dorothea. « Lorsque j’étais encore à Mystera, il avait la réputation d’être un jeune homme compétent et gentil. Il n’aurait pas pu hériter de l’entreprise familiale parce qu’il avait un frère aîné, mais tout le monde était convaincu qu’il réussirait, qu’il continuait à soutenir son frère ou qu’il essayait de créer sa propre entreprise. C’est pourquoi il était question qu’il m’épouse et qu’il reprenne l’entreprise de mon père. »
Rina fredonna avec intérêt. « Si tu n’étais pas devenue marchande ambulante, aurais-tu été heureuse de l’épouser ? »
Dorothea resta silencieuse quelques instants. « Toujours directe, n’est-ce pas ? Eh bien… Je suppose que j’aurais dû l’être. Après l’avoir rencontré et avoir discuté avec lui, j’ai pensé que nous pourrions très bien nous entendre. Pourtant, mon envie de me débrouiller seule était d’autant plus forte. Je me suis quand même sentie coupable de partir. »
« Je suppose que les choses n’ont pas été bien alignées, hein ? »
« C’est comme ça parfois, surtout dans la vie et le mariage. Cela mis à part… Dieg va-t-il bien ? Quand quelqu’un a été dominé par un vampire, il ne devient pas lui aussi un mort-vivant ? »
La réponse à la question de Dorothea fut donnée par le jeune homme que Rina avait appelé son tuteur. Apparemment, il s’occupait par hasard d’une tâche dans la région lorsqu’il l’avait rencontrée. Isaac, comme il s’appelait lui-même, se déplaçait d’une manière qui ne montrait aucun signe de faiblesse et avait toujours un air d’élégance.
Dans l’esprit de Dorothea, il correspondait bien mieux à l’image qu’elle se faisait d’un vampire que la femme aux bras liés dans le dos, mais c’était une pensée plutôt grossière, alors elle balaya l’idée du revers de la main.
« Cela n’arrive que lorsqu’un vampire mord une personne et lui injecte un peu de son propre sang », expliqua Isaac. « Il n’y a aucun signe de telles blessures sur Dieg, donc il devrait aller bien. Puisqu’il s’est évanoui, comme vous nous l’avez si gentiment indiqué, et que c’était probablement au moment où nous avons vaincu Amapola — c’est le nom de cette dame — cela correspondrait à la réaction habituelle que la plupart des gens ont après avoir été libérés du charme d’un vampire. Quelqu’un qui serait devenu l’un des serviteurs morts-vivants du vampire serait resté conscient. »
En bref, si Dieg était réellement devenu un mort-vivant, il aurait été capable d’agir indépendamment de son maître Amapola. Un simple effet de charme, cependant, entraînerait une perte de conscience temporaire une fois levée et un rétablissement complet au réveil de la victime.
Pour aller dans ce sens, au bout d’un moment, les yeux de Dieg s’étaient ouverts. « Argh… où… suis-je... Dorothea ? C’est toi… ? Qu’est-ce que j’ai… ? » Il semblait d’abord incapable de comprendre la situation, mais ses souvenirs lui revinrent peu à peu en même temps que sa conscience. « Dorothea… Je suis désolé. Je sais que c’est difficile à croire, mais il semble que mes sens m’aient quitté à un moment donné… Je n’ai jamais voulu que cela se produise… »
« C’est bon », dit Dorothea en soupirant. « Je sais. Le plus important, c’est de savoir si tu es blessé quelque part. Ton père et ton frère m’en voudraient terriblement s’il t’arrivait quelque chose. »
Dieg laissa échapper un petit rire. « Je pense plutôt qu’ils me renieraient, vu tout ce qui s’est passé… mais ce qui est fait est fait. J’aimerais juste savoir ce qui a bien pu me pousser à faire tout ça… » Le jeune homme avait l’air perdu.
« En fait…, » commença Dorothea.
Les yeux de Dieg étaient restés écarquillés pendant toute la durée de l’exposé de la situation. Lorsqu’elle eut terminé, il hocha la tête en signe d’acceptation. « Alors, c’est donc toute l’histoire… » murmura-t-il. « Il est certain que tout a commencé après ma rencontre avec Amapola. J’avais l’impression de me perdre peu à peu. » Il se tourna vers la vampire en question. « Amapola, pourquoi as-tu fait ça ? »
Malgré le fait qu’il ait été réduit en esclavage, l’expression du jeune homme ne semblait pas rancunière lorsqu’il posa sa question. Au contraire, il semblait être un peu triste.
Un regard similaire traversa un instant le visage d’Amapola, mais elle ne répondit pas.
Le silence régna pendant plusieurs instants avant qu’Isaac ne le rompe. « Quoi qu’il en soit, ce qui s’est passé est clair maintenant. J’ai l’intention de l’amener dans une ville assez grande pour traiter ce genre d’affaires et d’y faire juger ses crimes comme il se doit. Est-ce que tout le monde trouve cela acceptable ? »
Tous les participants étaient d’accord et, une fois cette question réglée, ils retournèrent avec les enfants au village voisin.
***
Partie 6
Une fois qu’ils eurent atteint le village, il était temps de décider de la marche à suivre.
Cela dit, c’était déjà la dernière étape du voyage de Dorothea. Son plan initial prévoyait un retour progressif, en s’arrêtant dans les avant-postes pour vendre les marchandises qu’elle avait achetées dans les villages qu’elle avait visités en chemin, et il n’était pas nécessaire de s’en écarter de manière significative. La présence d’Amapola signifiait qu’ils devaient maintenant se rendre dans une ville provinciale de taille raisonnable située à proximité et qui n’était pas prévue dans le programme de Dorothea, mais c’était tout.
Ils auraient pu retourner directement à Maalt, mais ce chemin était plus rapide — et d’ailleurs, la ville provinciale était la destination initiale d’Isaac. C’est pourquoi il les avait accompagnés pendant le voyage, mais cela ne semblait pas déranger Dorothea. En fait, comme Rina ne cessait de vanter la force d’Isaac, elle voyait cela comme l’arrivée d’un autre garde du corps. Dorothea proposa même à Isaac de le payer pour cela, mais il refusa, déclarant que le fait qu’elle lui permette de monter gratuitement sur son chariot serait un paiement suffisant. Elle le soupçonnait de ne pas vouloir de pièces de monnaie.
Ils arrivèrent à destination à temps, après quoi ils remirent rapidement Amapola et Guster aux gardes et leur expliquèrent les circonstances. Rina remarqua que les gardes commençaient à bouger un peu bizarrement après qu’Isaac leur ait jeté un certain regard… mais elle s’était dit qu’il valait mieux ne pas aborder ce sujet. Elle avait de toute façon une bonne idée de ce qu’il avait fait.
Un procès rapide avait lieu le jour même. Amapola fut emmenée pour être exécutée, et ses cendres furent remises le lendemain en guise de preuve. Quant à Guster, il fut condamné au travail manuel dans les mines.
Normalement, ce genre d’affaires ne se serait jamais déroulée aussi rapidement… mais il n’était pas difficile de deviner qu’Isaac avait joué un rôle dans cette affaire.
Dorothea et Dieg, qui avaient tous deux été détenus pendant une journée pour faire leur déposition, avaient été choqués d’apprendre que l’exécution avait déjà eu lieu. Cependant, il n’était pas impossible que les procès se déroulent aussi rapidement. Ils avaient donc simplement mis cela sur le compte du fait qu’Amapola était une vampire. Après tout, si les vampires n’étaient pas traités rapidement, ils ne tardaient pas à s’échapper et à se multiplier.
« Alors ça… c’est Amapola…, » murmura Dieg en étudiant le pot de cendres.
« Comment l’as-tu rencontrée ? » demanda Dorothea.
« Mes souvenirs sont vagues… mais je crois que je l’ai croisée alors qu’elle fuyait quelque chose dans une ruelle. Elle avait l’air en détresse, alors je l’ai invitée à manger chez moi. »
« Quoi, tu la draguais ? »
« Non ! Je ne le faisais pas… enfin. Je suppose que ça ressemble à ça, n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, tout ce qui s’est passé après est flou. »
« C’est à ce moment-là qu’elle a dû prendre ton contrôle. Mais c’est bien que tout cela se soit terminé sans qu’aucun d’entre nous ne soit blessé. »
« Peut-être pas physiquement, mais… Je vais certainement être renié. Comment vais-je vivre à partir de maintenant ? »
« Tu n’es pas sûr d’être renié. Garde cette réflexion pour après avoir expliqué la situation à ton père. Et si tu te fais chasser… tu pourras faire face à la situation quand elle se présentera. »
« Tu es terriblement optimiste, n’est-ce pas ? Je devrais m’inspirer de ton exemple… »
Alors que les deux individus étaient occupés à discuter, Isaac s’adressa à Rina, qui se trouvait à l’extrémité du groupe. « Il est temps que je parte, » dit-il. « Transmettez mes salutations à tous les autres, n’est-ce pas ? Je vous souhaite le meilleur pour le reste de votre mission. »
Après un moment de réflexion, Rina demanda : « Qu’est-il arrivé à Amapola à la fin ? »
« Elle a été “exécutée”, bien sûr. »
Le ton de la voix d’Isaac indiquait clairement qu’il mentait — il l’avait probablement fait disparaître d’une manière ou d’une autre et s’était arrangé pour faire croire qu’elle était en fait morte. Il avait dû décider que c’était l’option la plus sûre, étant donné la possibilité que des chasseurs de vampires retrouvent la trace d’Amapola. Même Nive devrait abandonner si sa proie était exécutée et réduite en cendres, dont les cendres avaient été enfouies dans la terre.
Encore une fois, Rina n’aurait pas cru que Nive déterrerait la cendre, la reniflerait et déclarerait qu’elle ne sentait pas comme un vampire digne de ce nom. Néanmoins, elle était persuadée qu’Isaac avait pris en compte un tel fanatisme. Elle doutait qu’il y ait lieu de s’inquiéter.
Après un bref moment, Isaac s’en alla. Peu après, lorsque Dorothea s’aperçut enfin qu’il n’était plus dans leur groupe, elle demanda à Rina où il était allé.
« Il avait quelque chose d’urgent à faire, alors il est parti », expliqua Rina. « Il m’a dit de vous dire qu’il était désolé et qu’il vous transmettait ses amitiés. »
Dorothea et Dieg l’acceptèrent volontiers, sans doute parce qu’ils se rendaient compte qu’ils étaient plongés dans leur conversation. Ils s’étaient excusés de ne pas l’avoir remarqué, et c’est ainsi qu’ils étaient repartis vers Maalt.
Leur voyage fut paisible et tranquille, et ils ne rencontrèrent pas le moindre problème. Dieg n’avait pas l’intention d’ourdir de sinistres complots et Amapola n’était pas non plus dans les parages. Le voyage fut si paisible que Dorothea sembla le prendre mal.
« J’ai… beaucoup souffert, n’est-ce pas… ? »
Apparemment, c’était le voyage le plus paisible qu’elle ait fait pendant ses deux années de commerce itinérant. Pourtant, elle ne semblait pas penser que les épreuves qu’elle avait traversées avaient été inutiles. Selon elle, « c’était une bonne expérience en fin de compte ».
À leur arrivée à Maalt, deux personnes inattendues les attendaient à la guilde.
« Père !? » s’écrièrent simultanément Dorothea et Dieg.
Il s’agissait en effet de leurs pères, les directeurs des entreprises Merrow et Esol. Le regard de Dorothea et Dieg leur demandait clairement pourquoi ils étaient ici.
« Dieg, » commença son père. « J’ai remarqué que tu étais impliqué dans une affaire un peu bizarre, alors je suis venu t’arrêter. Comme la jeune Dorothea semblait être en danger, j’en ai informé Rudo, qui a décidé de m’accompagner. » Rudo était le père de Dorothea, tandis que le père de Dieg s’appelait Jude.
Le visage de Dieg pâlit en entendant les paroles de son père, mais il continua néanmoins à expliquer la situation aux deux hommes. Une fois qu’il eut terminé, les deux hommes semblèrent visiblement surpris.
« Il n’a jamais été du genre à raconter des mensonges extravagants », finit par dire Jude à Rudo. « Je suis donc enclin à le croire. Mais je dois tout de même vous présenter mes plus sincères excuses pour le fait qu’il ait exposé votre fille au danger. Je ne manquerai pas de le punir — ! »
Rudo l’interrompit en secouant la tête. « Non, cela ne sera pas nécessaire. Je doute que quiconque ait pu résister au contrôle du vampire, et encore moins de simples marchands comme nous. Le châtiment ne devrait pas être une préoccupation. Et dans un sens… il semble que ma fille ait grandi grâce aux actions du jeune Dieg. » Il se tourna vers sa fille et sourit. « Dorothea. Tu es devenue beaucoup plus robuste depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. »
« C’est ce que tu dis à la fille que tu n’as pas vue depuis deux ans ? » demanda Dorothea, incrédule. « Non pas… que cela me dérange. » Elle se tourna vers le père de Dieg. « Oncle Jude, je ne souhaite pas que votre fils soit puni. Il a peut-être été la cause de bien des difficultés pour moi au cours des deux dernières années, mais tout cela m’a permis d’apprendre à quel point le chemin d’un marchand ambulant peut être difficile. »
Jude avait eu l’air incertain. « Mais… en êtes-vous certaine ? »
« Hum, père », dit Dieg. Il avait l’air de rassembler son courage pour parler.
« Oui… ? »
« En ce qui concerne ma punition… je voudrais que tu me renvoies de l’entreprise. »
« Quoi ? Mais pourquoi ? Rudo et Dorothea disent qu’ils t’ont pardonné. S’il serait honteux de ne pas en assumer les conséquences, bien sûr, nous savons tous que tu n’étais pas maître de toi-même. Il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à te renvoyer. »
« Non, il n’y en a pas. Tout cela est le résultat de ma propre naïveté et de mes actions imprudentes. Alors… s’il te plaît — et je viens de penser à autre chose. »
« Oh ? Et c’est ? »
« Comme Dorothea, j’aimerais commencer par le début en tant que marchand, avec rien d’autre que mon propre savoir-faire. Pour voir jusqu’où je peux aller. » Dieg jeta un coup d’œil à la jeune femme en question.
Les yeux de Dorothea s’écarquillent. « Dieg… es-tu sûr ? »
« Oui. D’ailleurs, si je restais dans l’entreprise Esol, quelqu’un finirait par utiliser ces événements comme prétexte pour nous calomnier. Mon renvoi serait la meilleure chose à faire pour l’entreprise. Heureusement, j’ai un frère incroyablement talentueux. Ils se débrouilleront très bien sans moi. »
« Je vois… Dans ce cas, je suppose que ce n’est pas grave. Dis, Dieg, pourquoi ne pas te joindre à moi ? »
« Je — quoi ? »
« Je sais que tu as dit que tu voulais recommencer depuis le début, mais ce n’est pas facile d’être un marchand ambulant. Que dirais-tu de te joindre à moi et d’apprendre les bases auprès de ton aînée ? »
« Non — tu as raison, mais… en es-tu certaine ? Après tous les dangers que je t’ai fait courir… »
« Quelqu’un d’autre t’a forcé à faire tout ça. En outre, il y a deux ans, je trouvais que diriger une entreprise avec toi était amusant… et c’est toujours le cas. »
« Si tu le dis, Dorothea, alors… j’accepte humblement. » Dieg se tourna vers Rudo et Jude. « Il semblerait que ma voie soit tracée, père. Directeur Rudo, pardonnez mon impertinence, mais puis-je vous demander votre permission à ce sujet ? »
L’expression de Rudo passa par une myriade d’émotions. La décision de donner sa bénédiction à sa fille unique pour qu’elle parte seule en voyage avec un homme n’avait pas dû être facile à prendre. Pourtant, l’homme en question avait failli la fiancer une fois, et il y avait un certain air entre eux deux qui donnait l’impression que tout se passerait bien.
« Je… suppose que c’est bien, » déclara finalement Rudo. « Il semblerait que le futur dont nous avons rêvé il y a deux ans soit de nouveau en passe de se réaliser, Jude. »
« Le destin est une étrange maîtresse en effet », avait convenu l’autre directeur avant de s’adresser à son fils. « Eh bien, Dieg, si c’est ce que tu as décidé, tu as ma bénédiction. Viens, nous allons retourner à Mystera et prendre les dispositions qui s’imposent. »
Après une brève discussion, tout fut réglé. Dorothea donna à Rina l’autorisation finale de signaler à la guilde que la mission avait été menée à bien, ce que la jeune aventurière s’empressa de faire.
« Je te remercie. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi », lui déclara Dorothea. « En vérité, je frémis à l’idée de ce qui aurait pu m’arriver. Il est probable que je revienne à Maalt à l’avenir, alors j’aimerais t’avoir comme escorte à nouveau le moment venu. Quand ce sera le cas, je serai sous ta garde. »
« De même, » répondit Rina. « Il s’est passé beaucoup de choses, mais c’était amusant, et j’ai beaucoup appris de toi sur le métier de marchand ambulant. Je ne pense pas que la prochaine sera aussi mouvementée que l’a été cette mission, alors je ferai en sorte de te faire une réduction ! »
Sur cette dernière plaisanterie, les deux jeunes femmes se séparèrent.
***
Partie 7
Maintenant que Rina s’était plus ou moins occupée de toutes les choses nécessaires, elle se mit en route pour sa dernière tâche : se présenter au domaine de Latuule.
« Bienvenue, Rina. Puis-je supposer que vous avez tout mis en ordre ? »
Comme toujours, celui qui l’accueillit à l’entrée n’était autre qu’Isaac. Elle aurait voulu savoir comment il était arrivé jusqu’ici, puisqu’elle et les autres étaient partis les premiers après s’être séparés de lui, mais il était le genre d’individu qui faisait de ce genre de questions une perte de temps. Au lieu de cela, Rina écarta l’idée.
« Oui ! » répondit Rina. « À peu près tout s’est déroulé paisiblement, sans aucun problème. Tout cela grâce à toi, Isaac. »
Dorothea et Dieg avaient décidé de devenir marchands ambulants avec la bénédiction de leurs deux parents. Et comme Dorothea n’aurait plus à faire face à des dangers ou à des difficultés excessives au cours de ses voyages, elle n’avait pas non plus à s’inquiéter à ce sujet.
Cela ne voulait pas dire que la jeune marchande ne sera pas confrontée à des difficultés, bien sûr, mais c’est inévitable compte tenu de sa profession et c’est bien mieux que d’avoir quelqu’un qui lui cherche activement des noises. Rina pria sincèrement pour que Dorothea et Dieg puissent un jour fonder leur propre entreprise et connaître le succès.
« Oh, non, pas du tout », rétorqua Isaac. « Vous le devez à vos propres efforts, Rina. De plus, maintenant que vous avez réalisé une demande par vous-même, vous comprenez enfin, n’est-ce pas ? Je parle du fait que vous avez énormément progressé depuis. »
Rina comprit à ses mots qu’il avait été capable de deviner à quel point elle ne se sentait pas sûre de sa force ces derniers temps. « Oui' c’est vrai, » dit-elle. « Je suis désolée de vous avoir inquiété. C’est juste que tout le monde autour de moi était si extraordinaire que j’avais l’impression de ne pas être grand-chose en comparaison. »
« Je pense que vous ne vous accordez pas assez de crédit, mais je comprends que l’on puisse arriver à cette conclusion après avoir côtoyé Rentt et Lorraine. Cependant, vous devez aussi réaliser que la différence entre leur expérience et la vôtre est grande. Rentt a plus de dix ans d’entraînement assidu que vous, et Lorraine est une experte qui a reçu une éducation spécifique pour les personnes douées en magie. Il n’est pas surprenant que vous ne puissiez pas vous mesurer à eux en si peu de temps. »
« Quand on le dit à voix haute comme ça, c’est tellement logique… Je crois que je n’y avais pas vraiment pensé de cette façon. Je suppose que mon impatience me gagnait. Pendant le travail, j’ai réalisé à quel point j’étais devenue plus forte que par le passé, et j’ai l’impression de voir les choses pour ce qu’elles sont un peu mieux maintenant. J’ai encore beaucoup de choses à améliorer… mais je pense que j’ai aussi fait des progrès. »
« Dois-je en déduire que vous êtes heureuse d’y être allée ? »
« Tout à fait — et en plus, j’ai pu rencontrer Dorothea. Je pense que je vais accepter plus de missions en solo à partir de maintenant, juste de temps en temps — au moins jusqu’à ce que Raiz et Lola se rétablissent suffisamment pour faire à nouveau du travail d’aventurier régulier. »
Bien que les deux membres du groupe de Rina n’aient pas encore guéri de leurs blessures, ils avaient suffisamment progressé pour pouvoir recommencer à travailler sous peu. Le jour où ils pourraient accepter des missions en tant que groupe de trois membres n’était pas loin. Rina voulait avoir pleinement confiance en elle avant que ce moment n’arrive.
« Attention à ne pas en faire trop, » avertit Isaac. « Mais cela semble être un bon plan. »
« Je ferai attention », dit Rina. « Oh, en y pensant, qu’est-il arrivé à Amapola ? »
« Ah ! C’est vrai. Sors de là, Amapola. »
Une silhouette obscure se forma à côté d’Isaac, se transformant rapidement en une personne. Au bout de quelques secondes, Amapola se tenait là.
« Vous m’avez convoqué, Maître Isaac ? »
Au lieu de la robe que Rina l’avait vue porter pour la dernière fois, elle était vêtue de la tenue de servante portée principalement par les autres servantes de la famille Latuule. De toute évidence, elle avait bien été embauchée. De plus…
« C’était l’Éclatement tout à l’heure, n’est-ce pas ? » demanda Rina. « Tu sais déjà comment faire ? »
La surprise de Rina était compréhensible — Amapola n’en avait pas été capable lors de leur combat d’il n’y a pas si longtemps. Si elle avait été capable de se scinder, le combat aurait été bien plus difficile. Son incapacité avait d’ailleurs été la preuve qu’elle était une vampire errante. Pourtant, aujourd’hui, elle y était parvenue sans problème.
« Elle a passé beaucoup de temps en tant que vampire », expliqua Isaac. « En gros, elle avait déjà les bases. Après quelques essais et erreurs, elle a prouvé qu’elle apprenait vite. Si nous poursuivons son entraînement, j’ose espérer que sa force s’améliorera rapidement. Bien sûr, c’est le devoir d’un serviteur de la famille Latuule. »
Bien qu’Isaac ne tarisse pas d’éloges, l’expression d’Amapola était un peu maladive.
Son entraînement doit être très dur, pensa Rina. « Tiens bon, Amapola », encouragea-t-elle.
La femme acquiesça, l’air toujours malade. « Je vais essayer… »
« En y réfléchissant bien, » dit Rina, une idée lui vint soudainement à l’esprit. « De toute façon, pourquoi avoir ciblé Dieg ? Je veux dire, je sais que tu voulais contrôler quelqu’un d’influent pour t’assurer un endroit sûr où tu pourrais vivre, mais il aurait sûrement été plus facile de dominer Dorothea, n’est-ce pas ? »
« Tu… peux dire des choses horribles, alors que tu ne ferais même pas de mal à une mouche. » Amapola parut étonnée, mais son expression se transforma rapidement en acceptation — elle venait probablement de se rappeler à quel point Rina l’avait battue. « Notre pouvoir de charme est très efficace sur les gens qui ont des ténèbres dans le cœur, mais faible contre ceux qui n’en ont pas. Dieg avait toujours eu un complexe d’infériorité à cause de son frère aîné talentueux. En amplifiant ce complexe, il était facile de prendre le contrôle de Dieg. Dorothea, elle, n’avait pas beaucoup de ces émotions en elle. »
C’est logique, pensa Rina. Lorsqu’elle avait rencontré Dorothea pour la première fois, la marchande ambulante s’était montrée assez méfiante, mais plus elles avaient parlé, plus cette méfiance s’était estompée pour révéler la jeune femme optimiste et franche qui se cachait derrière. Elle savait qu’il était difficile de contrôler ce genre de personnes… mais elle pensait qu’Isaac y parviendrait.
C’est probablement dans ce genre de choses que la différence entre les capacités d’un vampire se manifeste vraiment.
« Était-ce la seule raison ? » demanda Rina.
Amapola avait réfléchi un instant à la question. « Eh bien… Je suppose qu’une petite partie de moi voulait encourager Dieg. Il m’a donné de la nourriture et un abri lorsque je fuyais un chasseur de vampires, alors j’ai voulu l’aider à réaliser ses désirs. Avec le recul, je me rends compte que je suis allée trop loin… sans parler des méthodes que j’ai utilisées. Le désespoir a tendance à mettre à mal toutes sortes de plans et d’intentions… »
Les yeux de la femme étaient fixés quelque part au loin pendant qu’elle parlait. Elle devait se sentir terriblement acculée par le désespoir dont elle parlait.
« Vas-tu vivre ici à partir de maintenant ? » demanda Rina.
« Oui, en tant que servante de la famille Latuule. Mais je n’ai pas encore rencontré la maîtresse… »
« Bon, elle dort. Je suis sûre qu’elle se réveillera tôt ou tard… non ? » Rina adressa cette dernière partie à Isaac.
L’homme acquiesça. « Naturellement. Mais seule Maîtresse Laura sait si ce sera demain, dans un mois, dans dix ans ou dans cent ans. »
Rina trouvait personnellement que c’était un peu trop long — mais d’un autre côté, c’était probablement comme ça que les vampires étaient.