Chapitre 22 : Identifié à vue
Partie 2
J’avais une vue d’ensemble de la situation maintenant. Je ne savais pas exactement en quoi consistait une opération d’asservissement des monstres, mais j’avais entendu parler de témoignages de monstres près des villages voisins. L’armée se préparait probablement à y faire face.
Compte tenu de la personnalité de Shiran, si une telle opération était en cours, il était fort probable qu’Adolf lui en ait parlé lors de leur rencontre afin qu’elle puisse lui donner des conseils, et si nécessaire, lui prêter main forte. Cependant, Shiran avait refusé d’en parler à Fukatsu.
C’était parfaitement logique. Adolf lui en avait parlé précisément parce qu’on pouvait lui faire confiance. Elle ne pouvait pas en parler à quelqu’un qu’elle ne connaissait même pas, surtout si cette personne refusait de lui donner ses raisons.
Le problème est que Fukatsu savait parfaitement que sa demande était déraisonnable. Il n’était pas stupide ou arrogant au point de ne pas s’en rendre compte. Malgré cela, il était allé jusqu’à attraper le bras de Shiran pour essayer d’obtenir cette information de sa part. Il n’avait pas l’air de vouloir abandonner pour une raison futile. Qu’est-ce qui l’a poussé si loin ?
Quoi qu’il en soit, ce n’était pas vraiment le moment de penser à tout ça. J’avais inhalé et lui avais parlé une fois de plus.
« Désolé, mais je ne pense pas que Shiran sache ce que vous voulez découvrir. »
« Mais qu’est-ce que tu es — !? »
« Nous ne sommes pas venus ici pour aider à une quelconque subjugation ou autre. Elle s’est simplement rendue dans ce bâtiment pour les saluer au milieu de notre voyage. »
C’était la vérité. Fukatsu avait l’impression que Shiran était venue dans cette ville en tant que chevalier de l’Alliance au milieu d’une opération de subjugation de monstres à grande échelle pour donner un coup de main, mais ce n’était pas du tout le cas.
« Nous quittons la ville demain », avais-je ajouté.
« Menteur. Je ne vais pas te laisser t’en tirer avec ces excuses foireuses. »
« Si vous doutez de nous, alors vous êtes libre de nous suivre. Vous pouvez aller faire un peu de tourisme au village de récupération vers lequel nous nous dirigeons. »
La conjecture de Fukatsu était incorrecte. En tout cas, il n’était pas fondé à le croire. En vérité, sa conclusion que Shiran avait entendu parler des plans pourrait être juste, même si ce n’était qu’une coïncidence, mais il n’avait aucun moyen de le confirmer. Même s’il avait l’intention de persévérer jusqu’à ce que sa demande déraisonnable soit satisfaite, rien n’en sortirait si Shiran ne savait rien.
« Si c’est tout, nous partons, » avais-je dit en tournant les talons après avoir confirmé que Fukatsu avait perdu toute sa vigueur.
« Att — »
« Avez-vous encore besoin de quelque chose ? » Je le coupais froidement. « Sinon, nous allons prendre congé. »
Fukatsu ne savait plus quoi dire. Je m’étais détourné de lui et j’étais parti, en tenant toujours l’épaule de Shiran. J’étais soulagé qu’il n’ait pas essayé de dire autre chose. Je ne pensais pas qu’il était assez fou pour se déchaîner au milieu de la ville, mais une conversation avec quelqu’un que je ne pourrais fuir qu’en cas de combat me rendait tout de même tendu.
Malgré tout, il semblait que j’avais réussi à m’en sortir sans que rien de grave ne se produise. J’avais levé les yeux, apercevant Katou et Kei qui regardaient par la fenêtre. Je leur avais fait signe que tout allait bien, puis je m’étais tourné vers Shiran.
« C’était un vrai désastre. Vas-tu bien, Shiran ? »
Elle avait été très secouée tout à l’heure. Je voulais la soutenir autant que possible avant que nous allions dans un endroit où elle pourrait se détendre et se calmer. Avec cette idée en tête, j’avais regardé le visage de Shiran de plus près — et j’avais vu quelque chose d’inattendu.
« Ah… Uhh ? » murmure-t-elle en me regardant droit dans les yeux avec un regard envoûtant.
« Hein ? »
Je m’étais raidi face à l’attaque-surprise. Son visage était habituellement tendu, la définition même de la sévérité, mais maintenant il semblait complètement ensorcelé, comme dans un délire. Cependant, ses joues n’étaient pas teintées de rouge, ce qui lui donnait une atmosphère particulièrement érotique.
J’avais l’impression que mon âme était captive de son regard. C’était comme si mon cerveau s’engourdissait. Même avec mes pensées ralenties, j’avais réalisé que j’avais déjà vu ça une fois, mais avant que je puisse me rappeler quand, une voix forte avait frappé mon oreille.
« Attendez ! S’il vous plaît ! »
La voix stridente avait ramené l’expression floue de Shiran à la normale et avait ramené ma conscience à la réalité. Par réflexe, je m’étais mis sur mes gardes et m’étais retourné. Celui qui nous avait crié dessus… n’était pas le persistant Fukatsu.
« S’il vous plaît, attendez. »
C’était Thaddeus, qui n’avait même pas réagi pendant toute la durée de notre conversation. Il m’avait regardé avec une étrange ferveur dans les yeux.
« Ça ne devrait pas l’être. C’est impossible. Mais je ne peux pas penser à autre chose…, » avait-il marmonné.
« Thaddeus ? » dit Fukatsu avec perplexité. C’était apparemment un comportement inattendu de la part de son compagnon de voyage.
L’expression de Thaddeus était devenue terriblement sérieuse alors qu’il marchait vers moi d’un pas incertain, l’esprit trop préoccupé par tout autre chose. C’était un peu bizarre.
« Hey, Thaddeus ? Qu’est-ce qui se passe avec toi ? » demanda Fukatsu.
« Peut-être, juste peut-être… Si c’est vraiment le cas… »
Il avait ignoré Fukatsu et l’agitation évidente sur mon visage en tendant la main vers moi. Je ne pouvais pas du tout lire ses intentions et j’étais totalement absorbé par ses mouvements, j’avais donc réagi un peu tard.
« Que… êtes-vous… ? » marmonna Thaddeus.
Le moment avant que sa main ne m’atteigne, quelque chose s’était interposé entre nous.
« Vous ne vous approcherez pas plus. »
C’était une bardiche noire. La robuste lame en demi-lune brillait dangereusement et menaçait Thaddeus.
« Si vous essayez de faire quelque chose à mon maître, je serai obligé de vous traiter comme il se doit, » dit Rose avec force, tenant sa grande hache à la main.
Comme on pouvait s’y attendre, Thaddeus avait reculé. S’il faisait quoi que ce soit de suspect, elle le faucherait.
« D-D’accord… Pardonnez-moi. »
Thaddeus grogna et fit un, puis deux pas en arrière.
« Aketora, ne bouge pas. C’était ma faute, » dit-il à Fukatsu, puis il se tourna vers moi. « Mes excuses. J’étais tellement surpris que j’ai fini par faire quelque chose d’assez grossier. Je vous prie de me pardonner, et d’excuser le comportement impoli d’Aketora. »
Il avait repris ses esprits, et son visage avait retrouvé son calme.
« Je ne m’approcherai pas plus, alors laissez-moi vous demander une chose, » avait-il poursuivi. « Quel est votre nom… ? Oh, non, vous n’avez pas besoin de me le dire. Je sais très bien que vous vous méfiez de nous, surtout avec ce récent incident. »
« Quelle est votre question ? » Je l’avais encouragé à continuer. J’étais, bien sûr, toujours sur mes gardes.
Thaddeus glissa sa main dans ses vêtements. Il avait ensuite tendu son autre main à Rose, qui était toujours en position basse, prête à frapper, pour lui montrer qu’il n’était pas hostile. Après cela, il avait lentement sorti sa main de ses vêtements, en veillant à ne pas nous alarmer, puis nous avait montré sa paume. Il tenait dans sa main un bijou blanc qui émettait une faible lumière de l’intérieur.
Au moment où je l’avais vu, j’avais senti un élancement profond derrière mon œil droit. Pendant une seconde, j’avais cru que nous étions attaqués, mais Rose et Shiran n’avaient pas réagi. L’élancement s’était cependant rapidement calmé.
Thaddeus avait commencé à parler. « C’est un trésor transmis au sein de mon clan, offert par une certaine grande dame. C’est un outil magique de la plus haute classe. »
Son ton était calme et sérieux. Son regard était fixé sur mon œil — juste mon œil droit. C’était comme si le simple fait de regarder là rendait tout évident pour lui.
« Connaissez-vous peut-être un monstre appelé la Loge Brumeuse ? » avait-il demandé.
C’était pratiquement un miracle que je n’aie pas réagi d’une manière ou d’une autre. La légende de la Loge Brumeuse était bien connue. Mais Thaddeus avait appelé la Loge Brumeuse un monstre. Ce n’était pas de notoriété publique. Sans parler du fait de demander à son entrepreneur de tels détails. Comment pouvais-je rester calme ? Si je ne m’étais pas préparé à une question, cela se serait sûrement vu sur mon visage. Je ne savais pas si Rose ou Shiran avaient réussi à s’en sortir sans réagir. Il m’avait fallu tout ce que j’avais pour contenir ma propre agitation. Je n’avais pas le loisir de vérifier si elles allaient bien.
« Qu’est-ce que c’est que ça… ? » J’avais à peine réussi à dire, empêchant mon agitation de se manifester.
C’était différent de l’altercation de Shiran avec Fukatsu. Thaddeus connaissait le monstre connu sous le nom de Loge Brumeuse et me soupçonnait d’être lié à elle d’une manière ou d’une autre en utilisant une méthode inconnue. Il m’avait mis dans une situation très délicate.
C’est pourquoi je m’étais senti un peu soulagé quand Thaddeus avait dit : « Je vois. C’était une question étrange. Je suis désolé. » Cependant, ses prochains mots étaient venus sans pause, et ils avaient augmenté la tension une fois de plus. « Vous essayez manifestement de me tromper. »
« Je n’essaie pas de… »
« Désolé, attendez s’il vous plaît, » déclara Thaddeus en me coupant la parole et en tendant sa main vide. « C’était encore ma faute. Je suis sûr que c’est gênant d’avoir cette vérité exposée. C’est normal que je m’ouvre à vous en premier. »
Les mots de Thaddeus étaient enveloppés de mystère, mais Fukatsu semblait savoir où il voulait en venir.
« H-Hey. Thaddeus, ne me dis pas que tu vas… ? »
Après avoir souri au garçon surpris, Thaddeus s’était retourné dans ma direction, avait retiré sa main gauche et l’avait posée contre son visage.
« J’aimerais que vous preniez cela comme un gage de ma sincérité, » avait-il déclaré.
Je pouvais voir l’appréhension dans son expression. Je n’avais aucune idée de ce qu’il allait faire. Thaddeus cachait le côté gauche de son visage avec sa main. Il avait approché sa tête un peu plus près de nous sans alarmer Rose. Il avait ensuite déplacé sa main un tout petit peu pour que nous soyons les seuls à pouvoir voir derrière elle.
« Quoi — !? »
J’étais sans voix. L’œil de Thaddeus n’était pas celui d’un gentil jeune homme. La zone autour de son œil gauche était couverte d’écailles ocre. Et ce n’était pas tout. Son orbite béante abritait un globe oculaire semblable à celui d’un lézard, dont la pupille inhumaine reflétait nos visages étonnés.
« Pas possible, vous êtes… ? » J’avais commencé, mais je n’avais pas pu prononcer les mots qui auraient dû suivre.
En nous voyant si désemparés, Thaddeus avait souri.
« Pourriez-vous s’il vous plaît écouter notre histoire ? »
merci pour le chapitre