Acte 1
Partie 5
En même temps que Yuuto s’employait à mettre en place les dispositions nécessaires pour laisser le Clan du Loup en sécurité une fois qu’il serait parti, loin à l’ouest, l’ancienne capitale Nóatún du Clan du Sabot venait de passer sous le contrôle d’un nouveau chef.
Le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr, s’était assis sur son trône et avait souri. « Pas mal. Je dois dire que je trouve cette chaise très confortable. »
Si l’on devait décrire son apparence avec deux mots, cela serait « étrange » et « suspect ». Un masque noir couvrait la moitié supérieure de son visage, sa surface scintillante d’un lustre sombre et inquiétant.
Il y a un an, cet homme était apparu de manière inattendue sur les terres du Clan de la Panthère, qui à l’époque n’était rien de plus qu’un petit clan nomade dans la région de Miðgarðr. Malgré le fait qu’il leur était étranger, il s’était rapidement distingué par tant de grandes réalisations qu’il s’était imposé comme un héros au sein de leur clan, devenant par la suite leur prochain patriarche.
En un clin d’œil, le Clan de la Panthère avait alors procédé à la conquête et à l’annexion de tous les clans voisins, et pour couronner le tout, ils venaient de conquérir le Clan du Sabot, l’un des dix Grands Clans d’Yggdrasil, aussi facilement que le fait d’écraser une mouche.
Tous les membres du Clan de la Panthère étaient d’accord pour dire que c’était grâce à cet homme, Hveðrungr, et au fer raffiné et aux étriers qu’il avait inventés pour eux.
« Hehe-hehe-hehe-hehe, mais malheureusement le reste du palais du souverain suprême d’Álfheimr est dans un état lamentable. » Les lèvres de Hveðrungr s’étaient levées dans un sourire de joie sinistre.
C’était exactement ce qu’il avait dit. Les magnifiques décorations qui tapissaient autrefois les murs et les salles du palais de Nóatún avaient toutes été pillées ou détruites à tout jamais, et partout où l’on regardait, il y avait d’innombrables taches de sang. Les cadavres avaient été emportés, mais c’était un spectacle assez horrible pour submerger les personnes au cœur fragile.
Les deux généraux qui attendaient Hveðrungr avaient chacun pris la parole, le moral gonflé.
« Père, saisissons cet élan et capturons aussi les terres au sud de la rivière Örmt ! »
« Oui, avec cette dernière bataille, leurs forces sont déjà en difficulté. Ils pourront à peine se défendre contre nous ! »
Le premier des deux généraux était Narfi, un homme svelte aux traits élégants et nets et à la prestance digne d’un gentleman. L’autre, Váli, était tout le contraire, large et musclé avec un aspect brutal, sauvage et un visage poilu. Tous les deux étaient des guerriers vétérans du Clan de la Panthère, et tous les deux des Einherjars.
« Oubliez-les, » la réponse de Hveðrungr était laconique et désintéressée.
Ses deux généraux étaient visiblement déçus. Pour un clan nomade de chasseurs de subsistance, permettre à une proie affaiblie de s’échapper était honteux.
Les paroles d’un patriarche étaient absolues et définitives, mais ces deux généraux ne pouvaient pas encore se résoudre à les accepter.
« Père, je trouve cela étrange, » objecta Narfi. « Ce ne sont pas les paroles d’un homme aussi sage que vous. Leur prise est à notre portée et attend qu’on le prenne. »
« C’est comme le dit Narfi, » Váli était d’accord. « Si nous les laissons se réorganiser par négligence, ce sera encore plus difficile pour nous. Nous devons agir maintenant, Père ! »
Tous les deux se rapprochèrent de Hveðrungr en faisant leurs plaidoyers passionnés et vantards. Mais le patriarche restait assis, le menton appuyé contre une main, sans aucun signe qu’il avait été le moins du monde persuadé.
« Détruisez complètement le Clan du Sabot, et le Clan de la Foudre nous attendra, » déclara le patriarche. « Si nous provoquons des ennuis avec leur “tigre”, ce sera beaucoup de travail de s’occuper de lui. Je vais laisser cette zone du Clan du Sabot intacte comme zone tampon. »
Les rumeurs sur le Dólgþrasir, le Tigre Affamé de Vanaheimr, avaient même atteint la région éloignée du nord de Miðgarðr. Ces rumeurs avaient parlé d’un jeune homme si puissant qu’il en était invincible que même un groupe d’Einherjars combattant ensemble n’avait pas été assez fort pour le vaincre.
Hveðrungr ne le considérait pas comme un adversaire imbattable, mais il n’avait aucun doute qu’une bataille ferait aussi beaucoup de victimes de son côté.
Non, le seul ennemi que Hveðrungr devait vraiment tuer était ailleurs, et cette ville forte de Nóatún qu’il venait de capturer le rapprocherait encore plus de cet objectif. Se battre inutilement contre d’autres ennemis dont il se fichait serait une perte de temps ennuyeuse.
Heureusement, l’ancien patriarche du Clan du Sabot, Yngvi, avait échangé le Serment du Calice fraternel sur un pied d’égalité avec le patriarche du Clan de la Foudre Steinþórr. Il n’y avait pas eu d’échange de serment avec le plus récent patriarche du Clan du Sabot, mais au moins, les deux clans étaient officiellement liés pour le moment. Le Clan de la Foudre n’envahirait pas aveuglément le territoire du Clan du Sabot dans cet état.
Et, d’après ce que Hveðrungr avait entendu parler du caractère du Dólgþrasir, il ne trouverait pas que les forces du Clan du Sabot, vaincues et affaiblies, soient un adversaire assez fort pour être digne de l’attaquer. Ils feraient le bouclier parfait.
« Hm, je vois, » dit Narfi. « C’était donc votre raisonnement. »
Il semblait comprendre le sens des mots de Hveðrungr maintenant, et acquiesça d’un signe de tête. Váli, par contre, refusait toujours de céder.
« Ce soi-disant tigre a vécu sa vie au chaud et en sécurité derrière les murs de la ville, ce n’est rien de plus qu’un chat domestique ! Pourquoi avez-vous si peur de lui, Père !? Si c’est comme ça que ça va se passer, j’irai m’occuper moi-même du Clan du Sabot et du Clan de la Foudre ! »
Váli s’était levé et s’était mis à hurler avec fureur.
Il était encore jeune, et il était seulement dixième au classement du Clan de la Panthère, le plus bas parmi les officiers en chef. Mais lorsqu’il s’agissait de bravoure sur le terrain, c’était un guerrier puissant et réputé qui avait survécu à d’innombrables batailles, et il était l’un des trois plus forts combattants du clan.
Peut-être que son esprit jeune et compétitif l’avait aussi poussé à aller de l’avant, un désir de combattre le Dólgþrasir et de voir par lui-même à quel point il était un adversaire fort.
Cependant — .
« ... Vraiment ? » demanda Hveðrungr. « Alors tu me défieras et déplaceras mes armées par tes propres moyens. Est-ce ce que tu dis, Váli ? »
« Ah... ! »
À l’instant où Hveðrungr murmura ces mots, Váli fut subitement saisi d’un sentiment de terreur mortelle, comme si un couteau était pressé directement contre sa gorge.
Les mots eux-mêmes étaient calmes, mais les yeux derrière le masque de Hveðrungr brillaient de haine silencieuse et de fureur. C’était une intention meurtrière tellement compréhensible et intense qu’une sueur froide avait commencé à couler sur le dos de Váli.
« N-n-non, non, pas ça, Père. Je... C’est impossible. Jamais. Je ne pensais qu’à vous, Père, et au Clan de la Panthère, donc je... »
« Oui, j’en ai assez entendu. Je n’ai plus besoin de toi, » Hveðrungr se leva lentement, fixant d’une manière hautaine Váli, qui s’était figé en place. Il n’y avait pas une once d’hésitation dans ses yeux. Ils étaient impitoyables et sans compassion... les yeux de quelqu’un qui regardait un simple objet.
« Père, s’il vous plaît, pardonnez-moi. Je me suis trop laissé emporter par moi-même. Je sais que c’était mal. » Váli semblait s’être rétréci sur lui-même, son corps tremblant, comme si toutes ses fanfaronnades précédentes n’avaient été qu’un mensonge.
C’était un guerrier respecté, reconnu pour sa bravoure sur le champ de bataille, et loin du genre d’homme qui se recroquevillait devant la mort.
Mais maintenant il était gelé devant Hveðrungr comme un cerf dans les phares, paralysé par une peur instinctive qui engloutissait son esprit.
« Pardonne-lui, Rungr. » Une femme qui se tenait debout à côté du trône s’approcha du patriarche, faisant tomber son corps contre le sien, et plaça doucement sa main sur la sienne avant qu’elle puisse finir de bouger pour dégainer l’épée à sa hanche.
Elle était une beauté dans la pleine floraison de la jeunesse, avec de longs cheveux blanc-argenté qui coulaient le long de son dos dans une grande queue de cheval. Elle pressa sa poitrine abondante contre Hveðrungr, et lui fit un sourire coquet.
« Váli est peut-être un idiot, mais c’est l’un de nos meilleurs combattants, » déclara-t-elle. « Tu vas bientôt livrer ta bataille la plus importante, n’est-ce pas ? Tu ne penses pas que ce serait un gâchis de perdre quelqu’un comme lui maintenant ? »
« Le fait que c’est important est exactement la raison pour laquelle je n’ai pas besoin du genre d’idiots qui agissent seuls, » grogna Hveðrungr. « Dans le passé, tous mes plans, et tout ce que j’avais construit ont été ruinés par ce type d’homme. »
Comme si ses propres paroles avaient déclenché quelques souvenirs, l’aura vicieuse émanant de Hveðrungr avait grandi en intensité.
Sa haine était si intense qu’elle semblait tourbillonner autour de lui, et tous ceux qui étaient dans la pièce avec lui avaient eu le cœur brisé par la peur noire qu’elle leur inspirait.
La femme n’avait pas fait exception à la règle. La confiance s’était dissipée de son expression, et toute couleur avait commencé à disparaître de son visage. Tout comme Yuuto Suoh du Clan du Loup avait l’esprit et l’aura d’un grand chef, tout comme Steinþórr du Clan de la Foudre avait l’esprit et l’aura d’un guerrier hors pair, Hveðrungr du Clan de la Panthère avait une intense aura de méchanceté et de mal qui pouvait dominer les gens.
Mais même sous la pression de cette aura maléfique, la femme avait ri de façon ludique.
« Hmhm... hee hee hee hee, tu fais toujours aussi peur à un homme. C’est exactement pour ça que je t’ai choisi pour être mon mari, et que je t’ai cédé le poste de patriarche. » Sigyn fixa avec amour le visage de Hveðrungr, enveloppée de son masque de fer.
Elle ne connaissait pas tous les détails de ce qui lui était arrivé dans le passé. Cependant, il n’y avait aucun doute que, quel que soit l’événement qui avait déclenché chez lui une telle haine, il eût aussi brûlé toute trace de douceur ou de naïveté. Pour Sigyn, cela le rendait extrêmement fiable et irrésistiblement attirant.
Sigyn n’était pas seulement l’utilisatrice de seiðr connu comme la Sorcière de Miðgarðr. Jusqu’à il y a deux mois, elle était aussi le patriarche du Clan de la Panthère, et sa plus grande guerrière depuis une génération.
C’est pourquoi elle avait su, par ses propres expériences, qu’un « dirigeant bienveillant », vertueux et tolérant, n’était finalement rien de plus que les idéaux vides de sens.
Les gens qui devaient se tenir au-dessus des autres et les gouverner avaient besoin d’une fierté qui ne permettrait pas l’idée de l’existence de quelqu’un de plus grand qu’eux. Ils avaient besoin d’être assez impitoyables pour mettre de côté et sacrifier leur propre enfant, sous serment ou non, lorsque la situation l’exigeait. Ils avaient besoin d’un cœur vigilant et suspicieux, peu disposé à faire entièrement confiance à quiconque, qu’il s’agisse d’un ami ou d’un membre de la famille.
Naturellement, Sigyn n’avait aucun moyen de le savoir, mais des siècles plus tard, l’homme qui allait tenter de conquérir le monde, Alexandre le Grand auraient écrit ceci à son sujet dans la Varia Historia de Claudius Aelianus :
« Il détestait Perdiccas parce qu’il était un grand soldat, Lysimaque parce qu’il était un commandant compétent, et Seleucus parce qu’il était courageux et vaillant. Antigone et sa générosité, les bonnes mœurs irréprochables d’Attalus et la bonne fortune de Ptolémée l’irritèrent toutes. »
Oui, Alexandre le Grand avait des sentiments compliqués envers tous ses subordonnés qui possédaient des qualités spécifiques qui le dépassaient.
Même l’homme qui deviendra plus tard le fondateur et le premier empereur de la dynastie Han, Liu Bang, réussissant à unir la Chine, tombera ensuite dans un modèle de purge de ceux qui se trouvaient sous lui et qui avaient commencé à devenir célèbres grâce à leurs réalisations.
L’un des serviteurs de Liu Ban, Han Xin, serait connu comme l’un des trois grands héros de la première dynastie Han, mais il se retrouvera alors emprisonné. À cette époque, il écrivit : « Le chien de chasse devient aussi de la nourriture après qu’il a été utilisé pour chasser le gibier ! ».
Dans l’histoire japonaise, il y aurait le cas de Minamoto no Yoritomo, le fondateur du shogunat Kamakura. Il se méfiait de ses propres frères, Yoritomo et Yoshitsune, après qu’ils se soient fait un nom dans la guerre contre le clan Taira. Craignant qu’ils ne visent à le remplacer, il les rétrograda et les tua plus tard.
L’intuition de Sigyn, fondée sur sa propre expérience de vie, avait donc touché un aspect de la vérité de la nature humaine.
Mais c’était aussi un fait que les gens ne suivraient pas un dirigeant qui n’était que trop cruel. Elle avait donc décidé que son rôle en tant qu’épouse serait de le soutenir et de le compléter lors de son règne.
« Même un idiot comme lui est un enfant que j’ai pris grand soin d’élever au fil des ans, » déclara Sigyn. « Pourrais-tu lui pardonner cette fois-ci, pour moi ? Je ne manquerai pas de lui donner un entretien très approfondi, qu’il n’oubliera pas de sitôt. S’il te plaît. »
« ... Hmph, » murmura Hveðrungr. « Très bien, si tu insistes. Mais Váli, il n’y aura pas de prochaine fois. »
Même Hveðrungr ne pouvait pas rejeter catégoriquement une demande aussi sincère de son prédécesseur en tant que patriarche.
Il avait comparu devant le Clan de la Panthère il y a un an et demi, de sorte que son autorité en tant que chef n’avait pas encore été pleinement établie. Ce ne serait pas une bonne idée de manquer de respect à sa femme, la personne qui pourrait le plus se porter garante de son autorité.
Du moins, pas pour l’instant.
Váli s’était mis à genoux sur place et avait baissé la tête. « O-Oui, Père ! Je prendrai ces mots à cœur, et je m’assurerai de connaître ma place en me consacrant à votre fidèle service ! »
L’homme sentait, jusqu’à la moelle de ses os, qu’il ne pouvait rien faire pour gagner contre cet homme, et toute trace d’esprit rebelle dans son cœur avait disparu. Son visage indiquait qu’il était épuisé, alors que des ruisseaux de sueur s’écoulaient de là.
Cependant, Hveðrungr ne faisait plus attention aux gens comme lui.
« Presque l’heure... c’est presque l’heure, » murmura-t-il.
Le regard de Hveðrungr était fixé vers l’est, vers les terres du Clan du Loup, le lieu qu’il avait autrefois appelé chez lui.
Vers les terres de l’ennemi détesté qui lui avait tout volé.
Les sombres caprices du destin avaient poussé deux frères sur des chemins très différents, et maintenant, après un an, ils étaient sur le point de se rencontrer à nouveau.
Merci pour le chap ^^
Merci pour le chapitre. Il y a juste toujours ce masque à la Char Aznable que je trouve ridicule 😂
Merci pour le chapitre.