Le Dilemme d’un Archidémon – Tome 17 – Chapitre 2

Bannière de Le Dilemme d’un Archidémon ***

Chapitre 2 : La rencontre avec un Archidémon est trop difficile pour deux débutants en amour

***

Chapitre 2 : La rencontre avec un Archidémon est trop difficile pour deux débutants en amour

Partie 1

« Haah… Qu’est-ce que je dois faire à partir de maintenant ? »

Chastille dînait chez elle, ce qui était rare, et laissa échapper un profond soupir. Elle avait un jour de congé, alors elle avait les cheveux lâchés et portait une chemise et une jupe simples. Sa relation avec Barbatos, les détails de leur rendez-vous et à peu près tout ce qui concernait leur association s’étaient répandus sur tout le continent il y a un mois. Après une série constante d’erreurs insignifiantes au travail, Nephteros l’avait finalement forcée à quitter son bureau pour se reposer convenablement.

Depuis, les choses étaient tellement gênantes que Chastille n’avait pas pu parler à Barbatos. Il était encore dans l’ombre à ses pieds, alors il avait l’œil sur elle. Chastille ébouriffa ses cheveux écarlates, ses yeux également écarlates étant constamment remplis de larmes depuis quelque temps.

La nourriture qu’elle avait préparée distraitement avait l’air bien plus atroce que d’habitude. Si Néphy voyait la substance dangereuse, elle risquerait de mettre la cuisine en quarantaine. Un jour, elle avait dit à Chastille : « Les esprits risquent de mourir, alors permets-moi de prendre le relais » à propos de sa cuisine, puis elle avait expulsé Chastille de la cuisine. Le goût était horrible, bien sûr, mais Chastille ne pouvait rien goûter dans son état actuel.

En tant qu’archange et chef de la faction d’unification, elle avait d’innombrables choses à faire. Et pourtant, une simple histoire d’amour avait tout interrompu.

Reprends-toi, Chastille ! Ta détermination se résume-t-elle à cela après avoir pris l’épée sacrée et poursuivi ton frère !? Elle se tapa les joues pour se réconforter, mais…

« Au fait, Chasty, Barbatos ne se joindra-t-il pas à nous pour le dîner ? »

« Pffft !? »

Les mots que sa mère avait lancés depuis l’autre côté de la table avaient fait cracher à Chastille des fragments de viande brûlés — ce qui était censé être un steak. Chastille avait hérité ses yeux écarlates de sa mère. Mais contrairement à sa fille, la mère de Chastille ne comprenait pas le concept de tension. Elle arborait toujours un sourire insouciant, et malgré sa quarantaine, il lui arrivait de se perdre en ville à la poursuite de papillons ou autres. Elle paraissait plus jeune qu’elle ne l’était, mais on pouvait facilement penser que son âge mental était égal ou inférieur à celui de Chastille.

« Qu-Qu-Qu-Qu-Qu’est-ce que tu dis, maman !? »

« Oh là là ! Barbatos n’est-il pas la fée qui prend toujours le thé dans ta chambre ? Tu ne manges pas souvent à la maison, alors tu aurais dû l’emmener. »

La mère de Chastille était une personne très douce et calme, et pour le meilleur ou pour le pire, elle ignorait tout du monde. Un chevalier angélique ne pouvait pas avoir de relation avec un…

« Attends. Comment es-tu au courant de ça ? » demanda Chastille.

« Hm ? Essayais-tu de le cacher ? Oh là là, tu dois faire plus attention. Nos murs sont minces, alors tu devrais au moins baisser le ton. »

« Hwah ? Je pensais que la maison elle-même était correctement construite. »

« C’était le cas, mais les petits termites l’ont rongé et il est tout usé maintenant. Tous les sons sont assez faciles à entendre. »

Chastille se couvrit le visage. Elle n’avait rien fait qui puisse la faire culpabiliser, mais c’était extrêmement gênant qu’on le lui fasse remarquer comme ça.

« Tu aurais pu me le dire si tu m’avais entendu…, » se plaignit-elle.

« Mais tu es toujours en train de bavarder si joyeusement. Je ne voulais pas me mettre en travers de ton chemin… »

À vue de nez, sa mère avait tout entendu depuis le début.

« Je n’ai rien fait d’indécent. »

« C’est bon, c’est bon. Ne t’inquiète pas pour ça. Chasty ma chère, tu as toujours été si dévouée au travail que ta mère s’inquiétait de te voir arrêter d’être une fille. »

« Ce n’est pas… »

Elle avait essayé de le nier, mais n’y était pas parvenue.

Nous ne sortons pas ensemble, mais j’étais si heureuse qu’il ait fêté mon anniversaire avec moi… Ses mains s’étaient naturellement dirigées vers son oreille, touchant la boucle d’oreille qu’il lui avait offerte.

« Et ne portes-tu pas tous les jours ces boucles d’oreilles qu’il t’a offertes ? »

« On m’a dit que les trous se scellent si je ne les porte pas constamment ! »

Il lui avait percé les oreilles pour son anniversaire, mais il s’est avéré que la façon dont Barbatos l’avait fait n’était pas correcte. Vepar était ensuite passé la voir et l’avait correctement désinfectée. C’était vraiment quelqu’un de bien.

Est-il vraiment un homme… ? Chastille lui avait parlé comme s’il s’agissait d’une autre amie féminine sans vraiment y penser, mais avait éprouvé des sentiments mitigés après coup lorsqu’elle s’était souvenue qu’il s’agissait d’un homme.

Non, je ne serai jamais aussi féminine. Sois réaliste. Elle secoua la tête pour éloigner ces désirs disgracieux comme celui de vouloir lui ressembler, puis remarqua que sa mère avait dit quelque chose d’étrange tout à l’heure.

« Maman, qu’est-ce que tu entends par fée ? » demanda Chastille.

« Veux-tu parler de Barbatos ? Tu as refusé de me dire son nom, mais je me suis dit que ce ne serait pas bien de demander. Sais-tu qu’il m’aide de temps en temps quand je fais tomber les assiettes ? C’est pour ça que j’ai cru qu’une fée vivait soudainement dans la maison. »

Sa mère rit. Tout comme sa fille, elle était plutôt maladroite. C’est en partie à cause d’elle que la maison était en si mauvais état. Cependant, sa maladresse était d’une autre dimension que celle de Chastille.

« Ah. »

Comme pour le prouver, elle renversa le moulin à poivre. Chastille le faisait elle-même assez souvent… non, juste de temps en temps. Cependant, la maladresse de sa mère ne s’arrêtait pas là.

« Ah, ah, ah ? »

Le moulin à poivre était tombé sur une fourchette, la faisant basculer dans les airs au-dessus de la table. La fourchette heurta ensuite un vase à fleurs et le renversa. Le vase tomba de la table, juste au-dessus d’un rat qui se baladait sur le sol. Le rat fit alors un bond de côté sous le choc, puis s’enfuit et heurté l’étagère, faisant tomber un cadre photo. Le cadre se heurta à une épée décorative sur le mur, brisant le loquet qui le retenait. Chastille et sa mère regardent, hébétées, l’épée décorative s’écraser sur le sol avec un bruit strident, et d’autres objets s’éparpiller.

Cependant, alors même qu’elles croyaient que c’était enfin terminé, elles remarquèrent qu’un ornement en laiton qui ornait l’étagère avait maintenant été envoyé dans les airs. Il se heurta au lustre au-dessus de la table comme s’il y était aspiré, produisant un autre bruit désagréable. La chaîne d’événements provoquée par le renversement d’un moulin à poivre était presque artistique, s’achevant avec la destruction du lustre.

« Oh là là ! »

« Pourquoi ? »

Chastille cria quand le lustre s’écroula sur elles, quand l’ombre à ses pieds frétilla.

« Hé… Ta mère n’est-elle pas maudite ? »

Le lustre s’arrêta en plein vol juste avant de s’écraser contre la table. Barbatos sortit son visage pâle de l’ombre, oubliant la tension gênante qui l’avait empêché de parler.

« Ne parle pas de ma mère comme si c’était un mauvais présage », lui répondit Chastille en chuchotant. « Mais merci de m’avoir sauvée. »

« Regarde-moi dans les yeux et essaie de répéter la première partie. »

Chastille détourna les yeux.

« En tout cas, Chasty, c’est ça ? » ajouta Barbatos avec amusement.

« Argh, c’est, hum… Elle a tendance à donner des surnoms bizarres aux gens. »

« Ce n’est pas bizarre », déclara sa mère d’un ton irrité, en entendant clairement leurs chuchotements. « C’est joli et mignon, n’est-ce pas monsieur la fée ? »

« Fée… ? Me parles-tu ? »

Maintenant qu’elle lui parlait, Barbatos sortit à contrecœur de l’ombre. Naturellement, ses cheveux étaient défaits et il portait sa robe et ses amulettes, montrant clairement qu’il était un sorcier. Il ne portait pas de boucles d’oreilles.

« Oh là là ! Vous êtes terriblement grand, monsieur la fée. Vous vous êtes enfin montré sous votre vrai jour. Vous êtes bien plus cool que ce que le torchon à ragots vous a fait paraître. »

« S-Salut… »

Ne sachant pas trop comment réagir, c’est tout ce que Barbatos avait réussi à dire. La mère de Chastille avait bien sûr vu le torchon à ragots. Elle en avait même orné sa chambre. Chastille aurait vraiment préféré qu’elle ne le fasse pas, mais elle avait obtenu de sa mère qu’elle retire les exemplaires de partout en dehors de sa chambre, alors elle ne pouvait pas insister davantage.

La mère de Chastille tira une chaise de la table, mais elle n’avait pas été utilisée depuis si longtemps qu’elle était couverte de poussière. Elle l’avait balayée d’un revers de main, éparpillant la poussière sur toute la table à manger.

« Hak, hak. Désolée, c’est la seule chaise dont nous disposons. »

« Non, ne faites pas attention à moi… s’il vous plaît. »

« S’il vous plaît… ? »

Chastille était déconcertée par le phénomène bizarre de Barbatos qui se montrait respectueux.

« Ferme-la, Chasty. »

« Pourquoi dois-tu dire des choses comme ça ? Je ne te pardonnerai pas si tu m’appelles ainsi à l’extérieur ! »

« Quoi ? N’est-ce pas bien ? C’est un surnom mignon. »

« Mignon ? C’est… ? »

« Waaaah !? Je n’ai pas dit ça ! »

« Tu viens de le faire ! »

« C’est sûr », intervint la mère de Chastille. « Chasty est mignonne, c’est clair et net. »

« On n’est pas allé aussi loin ! », lui crièrent les deux à l’unisson.

« Non, non, vous deux », dit sa mère, quelque peu troublée par leur comportement. « Les voisins vont vous entendre, alors baissez un peu le ton. »

Réalisant à peine que toute leur conversation puisse être entendue à l’extérieur, Chastille et Barbatos se couvrirent le visage.

« Peut-être devrions-nous aussi donner un surnom à Monsieur la Fée ? » poursuit sa mère, sans une once de timidité dans la voix.

« Non, je n’en ai pas besoin… merci. »

« Voyons… Je suppose que Tossy n’est pas tout à fait juste. Mais Batey ne sonne pas très bien… »

Elle ne l’écoutait pas du tout. Barbatos se tourna vers Chastille avec amertume. Ne me regarde pas, je n’y peux rien. Dès le départ, Chastille n’aurait pas eu autant de mal avec sa mère si elle en était capable.

***

Partie 2

Après avoir réfléchi un peu plus longtemps, la mère de Chastille frappa ses mains l’une contre l’autre comme si elle se souvenait soudainement de quelque chose.

« Ah oui. Toute cette histoire de malédiction n’est peut-être pas vraiment fausse. »

Bien qu’ils soient soulagés qu’elle ait apparemment mis de côté la question du surnom pour l’instant, Chastille et Barbatos n’en croyaient pas leurs oreilles.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Chastille.

« À l’époque où ta mère avait à peu près ton âge, je cassais des vases et je faisais des culbutes sur le sol pratiquement tous les jours. »

« C’est impressionnant », railla Barbatos sans y penser.

« Mais ensuite, sans que je m’en rende compte, les vases ont aussi commencé à casser d’autres choses, liant un événement à un autre. Je pensais que c’était juste mon imagination, mais en y repensant maintenant, n’est-ce pas un peu bizarre ? »

« Je ne sais pas vraiment de quoi me moquer ici, mais je suppose que c’est un peu un soulagement que tu puisses au moins remettre cela en question », déclara Chastille.

« Hé, ce n’est pas là-dessus qu’il faut se concentrer », dit Barbatos en devenant encore plus pâle. « Comprends-tu vraiment ? Si ta mère dit la vérité, ton empotage ne fera qu’empirer. Je ne sais pas si c’est génétique, ou une malédiction, mais à ce rythme, tu vas mourir si je ne te surveille pas. »

« Je ne suis pas une empotée au point d’avoir besoin d’un baby-sitter ! »

« C’est vrai », acquiesça la mère de Chastille. « Ça ne s’appelle pas du baby-sitting, mais une expression d’amour. »

« Qqabqhbpoqehrbopahfdb !? »

L’attaque sans merci avait fait reculer Chastille et Barbatos.

Encore… une malédiction ? Chastille avait été témoin de malédictions qui s’étaient abattues sur Zagan et Stella. Quelque chose de semblable était-il arrivé à la famille Lillqvist ? Si oui, la mort prématurée de son frère y était-elle également liée ? Chastille avait réfléchi à cette question d’un air grave lorsque sa mère frappe à nouveau ses mains l’une contre l’autre.

« Ah oui ! Alors Barry, tu te joins à nous pour le dîner ? »

« Barry… ? Eh bien, peu importe… merci. »

Barbatos se résigna et prit place sur la chaise poussiéreuse. Il prit ensuite un scone — ou le morceau noir qui était censé en être un — et le jeta dans sa bouche.

« Horrible…, » murmura-t-il.

« Quelle impolitesse ! » protesta Chastille.

« Mais vous l’avez quand même mangé ! » dit la mère de Chastille en les observant avec un sourire lumineux.

« Je connais quelqu’un qui me battra pour avoir gaspillé de la nourriture… »

Maintenant que Barbatos était assis, Chastille et sa mère poursuivirent elles aussi leur dîner.

« Au fait, une fois que vous serez mariés, vous vivrez ici ? », demanda la mère de Chastille. « Ou bien tu emménageras avec Barry ? »

« Pffft ! Gah ! Hak ! »

Ils s’étouffèrent tous les deux avec leur nourriture, incapables de répondre à sa question.

Ne dînons plus à la maison.

Le lendemain, Chastille réussit tant bien que mal à se remettre en mode travail. En guise de parenthèse, elle consultera plus tard Zagan au sujet de sa malédiction et on lui répondra : « Ne mets pas ta maladresse sur le compte d’une malédiction. C’est tout simplement ce que tu es. »

 

 

« T’es-tu calmée, Kurosuke ? »

De retour à Aristocrates, dans un coin d’une taverne tard dans la nuit, Kuroka engloutit son verre d’eau tandis que Shax l’appelait avec prévenance. Choquée par le fait qu’il ait joué à lui mordre l’oreille, elle avait perdu toute force dans ses jambes et n’avait pas pu bouger. Se faire monter dessus à cet âge — ce qui lui semblait assez courant maintenant qu’elle y pensait — était extrêmement embarrassant. Ce n’est pas qu’elle n’aimait pas ça, bien sûr. Au contraire, elle avait apprécié, mais la gêne ne s’expliquait pas par la logique.

« Hum, Monsieur Shax… » marmonna Kuroka d’une voix des plus calmes, en se couvrant le visage. « Les filles sont très délicates là-dessus, alors je préférerais que tu sois un peu plus doux. Hum, tu sais, au lit, ça irait, mais… »

« Tu ne peux pas vraiment penser que j’ai fait quelque chose d’indécent !? » hurla Shax, honteux.

Peut-être que Kuroka l’avait mal formulé. Les gens avaient regardé Shax d’un air dubitatif lorsqu’il avait fait du tapage dans la taverne, mais Kuroka n’avait pas eu le sang-froid d’y prêter attention.

Que dois-je faire ? Monsieur Shax est beaucoup trop sûr de lui !

Quand tout cela a-t-il commencé ? Depuis leur visite à Liucaon ? Ou peut-être depuis son entraînement avec Andrealphus ? Non, c’était probablement depuis qu’il était devenu un Archidémon. Jusque-là, il la traitait comme une enfant et ne se retournait pas pour la regarder. Kuroka avait mené une offensive si féroce pour l’amener à avoir une relation, et soudain, il était capable de l’attraper dans ses bras… et même de repousser vigoureusement une offensive de son côté. C’était ce qu’elle avait toujours voulu, mais l’inversion soudaine des positions l’avait fait paniquer et elle ne pouvait pas répondre à ses sentiments.

Quelle triste situation ! Et tu te prétends samouraï Adelhide ?

Cependant, alors que Shax lui caressait la tête en signe d’inquiétude, son cœur battait la chamade et ses pensées n’arrivaient plus à suivre.

« Barman, quelque chose de léger à grignoter et un autre verre d’eau pour elle. »

« Cela arrive tout de suite. »

Shax commanda de la nourriture, tout en caressant la tête de Kuroka. Cette dernière lapa peu à peu l’eau qu’elle avait remplie à nouveau pour se calmer. Son pouls parvint à ralentir quelque peu lorsque Shax lui adressa un sourire.

« Qu’est-ce qu’il y a, Monsieur Shax ? »

« Oh, rien. Je me disais juste que tu étais très mignonne… »

« Mig — !? »

Shax la félicitait beaucoup ces derniers temps. Elle était heureuse, mais tellement ébranlée qu’elle n’arrivait pas à formuler une réponse. À ce rythme, elle capitulerait sans résistance.

« E-Et tu es beaucoup plus cool maintenant ! »

Kuroka passa résolument à l’attaque, portant ses mains à ses joues pour tenter de retenir un sourire. Face à son attaque, Shax cligna des yeux de surprise, puis sourit doucement.

« Imbécile, ne dis pas des choses embarrassantes comme ça. »

Il se gratta la joue en n’affichant aucune timidité, puis il posa sa main sur sa tête.

Maudite soit sa contenance d’adulte !

Elle était bien consciente que ce sang-froid lui faisait palpiter le cœur et rougir les joues.

« Ça va, Kurosuke ? »

Se prosternant sur la table, Kuroka comprit enfin la situation dans laquelle elle se trouvait.

Je n’ai aucun moyen de défense.

Kuroka était le plus grand des samouraïs, capable même de mettre à terre un Archidémon. Le secret de sa force était sa capacité à voir à travers tout et à passer entièrement à l’offensive. C’était un pouvoir qu’elle avait acquis précisément parce qu’elle avait un jour perdu la vue. En lisant tout, de la respiration de son adversaire à la façon dont il s’avance, en passant par la distance qui les sépare, elle était capable de passer à travers les épées et la sorcellerie. Ainsi, la lame qu’elle avait prise pour se venger des sorciers avait été aiguisée jusqu’à atteindre un tranchant terrifiant et imparable.

Son style de combat n’était pas différent lorsqu’il s’agit d’amour. Pour porter un coup décapitant, elle se débarrassait de toute forme de défense et se précipitait, taillant de toutes ses forces en prenant le chemin le plus court et le plus direct possible. Et maintenant qu’elle avait réussi à porter ce coup, Kuroka se tenait sans défense à portée de Shax. Dans ce cas, elle pouvait peut-être se contenter de suivre le mouvement et de s’abandonner à lui…

Mon cœur et mes poumons ne peuvent pas suivre !

Face à une situation où il répondait à n’importe laquelle de ses taquineries, Kuroka n’était pas immunisée contre ses avances.

« Je n’ai pas vraiment l’habitude », dit Shax en lui caressant doucement la tête comme s’il voyait à travers ses pensées. « Mais je suis là pour toi. Ne te mets pas dans tous tes états toute seule. »

« M-Monsieur Shax… »

Est-ce que c’est un homme qui a pris sa résolution ? Sans exagération, c’était peut-être le plus cool que Shax ait jamais regardé dans ses yeux. Et alors qu’elle s’apprêtait à s’appuyer sur son épaule…

« Quelqu’un capable d’esquiver ton attaque n’est pas un adversaire normal, mais à nous deux, nous n’avons même pas perdu contre le vieil homme, tu te souviens ? »

Kuroka n’avait pas compris ce que disait Shax pendant une seconde.

« Argh… »

« Qu’est-ce qui ne va pas, Kurosuke ? »

Ayant compris, elle tapa sa tête contre la table, ce qui lui avait valu une réponse déconcertée.

C’est vrai. Une personne bizarre nous surveillait.

À cause de cela, Shax lui avait mordillé l’oreille. De plus, même s’il s’agissait d’une attaque improvisée, il avait esquivé son couteau lancé. Un sorcier aurait dû avoir le pouvoir d’un ancien candidat Archidémon pour réussir cela, alors qu’un chevalier angélique aurait dû être un archange. La prudence de Shax allait de soi. Il avait l’impression qu’elle était déprimée d’avoir laissé filer un tel adversaire et essayait de la réconforter.

Et ma tête était remplie de pensées fleuries… !

Ressentant maintenant deux fois plus de honte, Kuroka dut faire des efforts importants pour se calmer. Elle était une ancienne élite de l’Église. Elle vida jusqu’à la dernière once d’air dans ses poumons, puis se reconcentra immédiatement.

« Désolée. Je vais bien maintenant », dit-elle.

« Vraiment ? Ton visage est encore rouge. »

« Je vais bien ! » répéta Kuroka en tendant la main vers la nourriture qui est arrivée. « Sur le moment, vu la situation, je ne pouvais pas me retenir. Si l’adversaire s’est quand même enfui, c’est qu’il doit avoir des compétences importantes. »

« C’est vrai. Ton couteau n’avait pas de sang dessus », répondit Shax en posant son couteau sur la table. Il n’y avait pas une seule tache de sang dessus. « Qui penses-tu que c’était ? »

« Voyons… Vu la personne que nous allons rencontrer, ce n’est pas bizarre que quelqu’un nous prenne pour cible. »

Sur ce préambule, Kuroka s’était tu un instant.

Comment expliquer cette sensation… ?

À cet instant, elle avait senti quelque chose d’étrange. En y réfléchissant un peu, elle avait décidé de décrire la situation telle qu’elle était.

« Pour te dire la vérité… Je ne suis pas sûre que nous étions réellement surveillés. »

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

« C’est comme s’il n’y avait aucun signe. Peut-être que c’était juste mon incompréhension… »

Sa voix s’était rapidement éteinte. Elle était si pathétiquement anxieuse.

« Tu n’es pas du genre à lancer un couteau pour un malentendu », dit Shax en secouant la tête. « Quelqu’un devait nous observer. Si tu n’as senti personne, alors qu’est-ce que tu as pu sentir ? »

« Hum, n’est-ce pas parce que tu étais sur le point de m’embrasser ? »

« Ce n’était pas un baiser ! »

Elle avait pensé que ce serait le cas, mais il semblerait que Shax n’avait pas l’intention de l’embrasser sur les lèvres. Kuroka sentit son visage s’échauffer, mais ils avaient une conversation sérieuse en ce moment même.

***

Partie 3

« Je crois que notre observateur a été un peu désarçonné », poursuit Kuroka. « Il a émis un son, et c’est là que j’ai réalisé pour la première fois que nous étions observés. »

« Je vois… »

Après l’avoir mise en mots, Kuroka s’était aperçue qu’elle avait étonnamment peu confiance en son affirmation. Décontenancée comme elle l’était, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle tirait des conclusions hâtives. Et pourtant, Shax semblait examiner attentivement cette information.

« Si tu n’as pas pu le détecter, vaut-il mieux supposer qu’il s’agit d’un sorcier !? »

« Je me le demande… C’est une vieille histoire maintenant, mais je n’ai jamais été capable de sentir la présence de ma mère. Il y a aussi des maîtres comme ça dans la nature. »

« Des maîtres qui peuvent éviter d’être détectés par toi avec ton niveau actuellement de compétences ? Ce n’est pas un exploit humain. »

« Hum, je suis une fille, juste pour que tu saches… »

Elle ne savait pas si elle devait être en colère ou heureuse de ce qu’il venait de dire. Elle savait où il voulait en venir, mais ça lui faisait quand même mal. Le seul archange capable de le faire est Raphaël. C’était impossible même pour Stella et Chastille. Même Zagan et le roi aux yeux d’argent de la deuxième génération auraient du mal à lui cacher leur présence.

« Crois-tu qu’il soit possible d’effacer sa présence en utilisant la sorcellerie ? » demanda Kuroka.

« Il est plus probable que quelqu’un ait utilisé la sorcellerie pour déstabiliser tes sens. Ce n’est pas simple, même pour un ancien candidat Archidémon, mais pas impossible. »

« Je vois… »

Kuroka n’en avait jamais été témoin auparavant, mais c’était techniquement possible.

Cela signifie qu’il peut même s’agir d’un Archidémon…

« Alors peut-être qu’ils sont tous les deux… ? » dit-elle.

« Oui… »

Il y avait un précédent pour qu’un Archidémon manie une épée sacrée — l’homme le plus fort, Andrealphus. Il ne serait pas étrange qu’un autre Archidémon possède une force similaire.

Comme le Seigneur du Meurtre Glasya-Labolas, par exemple…

D’après Zagan, il y avait un Archidémon qui était auparavant un chevalier angélique et qui portait le titre de Saint de l’épée. C’était le subordonné de Marchosias. Vu l’objectif de Kuroka et Shax, il était possible qu’il soit ici pour leur faire obstacle.

« Je ne veux pas dire que nous avons été négligents, mais il semblerait que nous devrions nous concentrer encore plus », déclara Kuroka.

« Oui… mais une chose m’inquiète. »

« Qu’est-ce que c’est ? »

Shax regarda son verre pendant un moment.

« Être secoué en regardant un baiser doit signifier qu’il est plutôt jeune… ou en fait, un enfant, tu ne crois pas ? »

Kuroka avait eu envie de rougir, mais releva ensuite la tête. Elle avait entendu dire que Glasya-Labolas était un vieil homme.

« Quelqu’un qui a les capacités d’égaler un Archidémon et mon père… qui est un enfant ? » dit-elle.

« Je suppose que c’est tiré par les cheveux… »

« Hmmm… Mais si c’est une possibilité, je ne pense pas qu’il faille l’ignorer. »

Même si cela ne semblait pas réaliste, le monde était un endroit où de telles choses se produisaient. Pourtant, même avec leurs têtes réunies, ils avaient trop peu d’indices pour identifier le coupable. Kuroka rumina tout cela alors que Shax semblait soudainement penser à quelque chose.

« Barman, deux hydromels, s’il vous plaît. »

« Cela vient tout de suite ! »

Le barman avait répondu comme s’il veillait sur un jeune couple. Il n’avait aucun moyen de savoir la dangereuse conversation qu’ils étaient en train d’avoir. Shax était en fait l’un des Archidémons, et il utilisait la sorcellerie pour empêcher quiconque d’entendre ce qu’ils disaient. Même si le barman entendait leurs voix, il ne les entendrait que comme s’il s’agissait d’une partie du bruit de fond autour de lui.

« L’hydromel est une sorte de liqueur, n’est-ce pas ? » demanda Kuroka avec curiosité. « Pourquoi en as-tu commandé ? »

« Je ne t’ai pas dit que je t’apprendrais la bonne façon de boire ? », répondit-il avec désinvolture.

« Je suis contente de l’entendre, mais ça ne veut pas dire que tu dois le faire maintenant… »

Kuroka et Shax avaient une mission importante à accomplir. Ils ne pouvaient pas commencer à boire comme ça. Et pourtant, Shax avait l’air étonnamment sérieux.

« C’est précisément parce que ce qui s’annonce est important », déclara-t-il. « J’ai besoin que tu sois dans les meilleures conditions. En fait, je compte sur toi, tu sais ? »

« Bon sang… »

Elle ne pouvait pas refuser quand il le disait comme ça.

Ai-je l’air si troublé par tout cela ?

Un ennemi qu’elle ne pouvait pas détecter était une menace, mais elle ne voulait pas se sentir intimidée par lui. En y réfléchissant, elle s’était rendu compte que ce n’était pas tout à fait exact.

Oh, j’ai compris. C’est pour rattraper ce qui s’est passé avant !

Elle ne savait pas ce qu’il avait essayé de faire, mais le fait qu’il lui ait mordillé l’oreille avait été un accident. Kuroka avait été déstabilisée à cause de cela, alors il essayait de se rattraper. Même à un moment comme celui-ci, Shax essayait de chérir le temps qu’ils passaient ensemble. Kuroka s’en rendit compte et décida de le laisser la gâter.

Le barman déposa les verres devant Kuroka et Shax avec un bruit sourd. Il y avait un liquide doré dedans, rempli à ras bord. Kuroka prit un verre.

« L’hydromel a donc la même couleur que le miel ? », observa-t-elle avec ravissement.

« Ha ha, la plupart des liqueurs distillées sont dorées, » expliqua Shax en faisant tinter son verre contre le sien. « À une mission réussie. »

« Oui. Pour en revenir avec toi en toute sécurité. »

Ils avaient partagé un toast et Kuroka avait porté l’hydromel à ses lèvres.

« Hm ? N’est-ce… pas sucré ? »

La chaleur caractéristique de l’alcool qui s’engouffrait dans sa gorge fut suivie d’une sensation fruitée rafraîchissante. Techniquement, on pouvait dire que c’est sucré, mais c’est différent du miel ou du sucre. La boisson laissait une légère sensation d’aigreur dans sa bouche.

« Eh bien, ça n’a pas le goût du miel », dit Shax en riant et en faisant tourner le liquide dans son verre. « C’est l’une des plus anciennes liqueurs de l’humanité. Après tout, il est facile de commencer à fermenter, puisqu’il suffit de mélanger du miel et de l’eau. »

« Hein ? Est-ce tout ce qu’il faut pour faire de l’alcool ? »

« Oui. Cela dit, elle finira plus faible qu’une bière de ce type, c’est pourquoi celles qui sont vendues par les bars se voient ajouter un peu de levure pour la renforcer. »

Kuroka ne comprenait toujours pas ce qu’était le fort et le faible quand il s’agissait d’alcool, mais elle savait que le fait d’être plus faible était une mauvaise chose.

« De toute façon, la facilité de fabrication est l’argument de vente de l’hydromel », poursuit Shax. « Le miel est aussi très bon pour toi. Il y a longtemps, il était très apprécié en tant que complément alimentaire. Il y a aussi eu une période où la fabrication de ce produit faisait partie de la formation des jeunes mariées. »

« F-Formation des jeunes mariées… ! »

Il l’avait mentionné après avoir parlé de son entrée dans sa famille, ce qui avait fait rougir le visage de Kuroka.

« Ha ha, je ne te dis pas de le faire toi-même, » dit Shax. « Mais tu sais qu’on appelle le premier mois des jeunes mariés la lune de miel ? Ce mot est dérivé de la période pendant laquelle les mariés faisaient de l’hydromel — c’est ce que dit l’histoire. »

Shax se gratta alors timidement la joue et détourna le regard.

« Alors, tu sais…, » commença-t-il en hésitant. « Si je devais partager un vrai verre avec toi, je me suis dit qu’on devrait commencer par ça. »

« Aaah… »

Elle était en train de se dire que tout ce qu’il disait était fluide, ce qui était anormal venant de lui. Il avait probablement préparé ce discours pour cette occasion. Une telle considération rendit Kuroka suffisamment heureuse pour qu’elle pousse un soupir. Savoir qu’il la portait dans son cœur la faisait sourire sans même y penser. Kuroka se couvrit les joues en signe d’agitation, mais il était sans doute trop tard. Il était inutile de sauver les apparences, alors Kuroka s’appuya sur l’épaule de Shax.

« Ces histoires d’alcool sont intéressantes, » dit-elle. « En connais-tu d’autres ? »

« Oui. »

C’était agréable de voir à quel point une telle approche le secouait.

Hmm… Je ne suis pas la seule à perdre.

Alors qu’elle se convaincait de ce fait, Shax commença une autre histoire.

« D’accord. La saveur de l’hydromel change clairement en fonction du type de miel utilisé. »

« Il y a différents types de miel ? »

« Oui ! En vérité, il y en a pas mal. La saveur et le parfum changent en fonction de la fleur dont les abeilles récoltent le nectar. Par exemple, le miel créé à partir de fleurs de pommier sent la pomme.

« Miel de pomme… »

Elle voulait maintenant essayer. Shax observa sa réaction en souriant.

« Celui-ci a un goût similaire à celui du vin blanc, il provient donc probablement d’une fleur de vigne. Bon, on dirait que la saveur ne se traduit apparemment pas toujours directement. »

« Le vin blanc a donc ce goût-là ? »

« C’est tout simplement similaire. Le vin a une grande variété de goût qui lui est propre. J’ai mentionné que l’hydromel était utilisé comme complément alimentaire, tu te souviens ? Ceux-là utilisent naturellement des variétés de miel à haute valeur nutritionnelle. Il y en a parmi eux qui utilisent du sarrasin, qui sont particulièrement haut de gamme. »

« Du sarrasin ? C’est ce qu’on utilise pour faire des nouilles à Liucaon. »

« Hmm, vraiment… ? Eh bien, le miel de sarrasin a une odeur horrible, pour ta gouverne. »

Kuroka avait eu l’air déconcertée par ce fait. Elle ne l’avait jamais vu auparavant, mais on disait que le sarrasin produisait de belles fleurs blanches.

« Est-ce que les fleurs de sarrasin puent ? » demanda-t-elle.

« Oui… C’est un peu comme la bouse. C’est assez mauvais pour masquer toute autre odeur. »

« Wow… »

Elle ne voulait pas imaginer un miel qui sentait la bouse. Kuroka pâlit à cette idée.

« C’est une histoire qui date d’il y a longtemps », dit Shax, amusé par sa réaction. « Le produit qu’ils vendent dans les établissements est différent. Tu ne peux pas le boire tel quel, alors ils utilisent une tonne d’herbes et d’épices pour l’équilibrer. On dirait que cet endroit n’en a pas beaucoup en stock, par contre. »

Regarder Shax s’amuser à raconter des histoires sur des choses que Kuroka ne connaissait pas lui rappelait qu’il était plus âgé et plus mature qu’elle. Elle sentit ses joues s’échauffer lorsqu’elle leva les yeux vers son visage.

L’hydromel… Sera-t-il content si j’en fais… ?

Il lui avait appris tout cela, alors elle voulait en faire une sorte de souvenir. Et tandis que ces pensées lui traversaient l’esprit, elle vida son verre. Il n’y avait pas grand-chose dedans, elle n’était donc pas assez ivre pour que cela pose problème.

« Il est temps », dit Shax en sortant une montre à gousset. « Nous devrions nous mettre en route. »

« D’accord. »

L’expression de Kuroka n’était plus du tout la même, mais un air sinistre s’était dessiné sur son visage.

« Le Marionnettiste Forneus — le fondateur de l’alchimie. »

Le couple était venu dans cette ville pour rencontrer cet Archidémon.

***

Partie 4

« Tu vas… détruire le monde ? »

Sur la terrasse d’un certain restaurant de Kianoides, Néphy avait consulté Zagan au sujet de l’avertissement qu’elle avait reçu. Il doutait de ses oreilles. Il l’avait invitée à manger, voyant que quelque chose la tracassait ces derniers temps, et c’est sur cela qu’elle s’était ouverte.

« C’est ridi… »

Il voulait le nier, mais s’arrêta au milieu de sa phrase.

Attends, est-ce qu’elle veut dire… ?

Néphy avait pâli devant sa réaction.

« Maître Zagan, as-tu une idée de ce que cela peut signifier ? »

« Non… Ce n’est pas possible. »

De plus, il ne pouvait pas en parler à Néphy. Il tenta d’éluder sa question, mais Néphy corrigea sa posture et persistea avec détermination.

« Maître Zagan. S’il te plaît, dis-moi. Je suis prête. »

« Très bien…, » déclara Zagan après un moment d’hésitation. « Ta mignonnerie a peut-être franchi le stade où elle peut détruire le monde. »

L’air se figea.

« Maître Zagan ! » hurla Néphy, ses oreilles tremblèrent et devinrent rouge vif. « Je suis sérieuse ! »

« Et tu crois que je traite ce que tu as à dire comme quelque chose d’autre que du sérieux ? Je suis aussi sérieux que possible. Tu as été plutôt adorable ces derniers temps, bien plus que jamais auparavant. Je ne sais pas combien de fois tu as arrêté mon cœur. Il est fort probable que le choc me fasse accidentellement détruire le monde ! »

« Hwah !? »

Une coupe trônait sur la table entre eux — un parfait bourré de glace et de crème fraîche. Zagan avait créé et vendu l’appareil de sorcellerie permettant de créer des glaces justes pour que Néphy puisse en profiter. C’est donc tout naturellement qu’il se soit rendu dans cette boutique pour essayer de lui faire prendre l’air. Ce n’était vraiment pas l’endroit idéal pour parler du sort du monde. Quoi qu’il en soit, les autres clients les regardaient avec délectation en disant des choses comme « Oh, comme d’habitude » et « C’est donc la fameuse attraction de Kianoides. »

Si Barbatos ou d’autres étaient présents, ils diraient probablement à Zagan qu’il est trop instable émotionnellement, mais malheureusement, la seule personne dans la zone était une mamie, le sang coulant de son nez alors qu’elle marmonnait : « Quel pouvoir d’amour raffiné ! Il n’y a pas de fin ! ». Néphy ne pouvait pas non plus s’empêcher de sourire. Elle posa ses mains sur ses joues et détourna les yeux.

« Maître Zagan… C’est injuste de dire de telles choses en public. »

« Désolé. Pardonne-moi. Je n’ai pas réussi à maîtriser mes émotions fulgurantes. »

« Non, je dois aussi m’excuser. Après tout, c’est moi qui ai insisté pour que tu me le dises. »

Les deux avaient ensuite pris une boule de glace comme pour se calmer.

« Hmm… »

Néphy s’était fendue d’un grand sourire et avait porté une main à sa joue.

Yup ! Le simple fait de voir ce sourire suffit à mettre fin au monde !

Zagan sentait monter en lui une bienveillance qui lui permettait de tout pardonner, même la prédiction désagréable d’Eligor.

Néphy secoua alors la tête, reprenant soudain ses esprits. La façon dont ses cheveux blancs se balançaient lui donnait l’air d’une fée des neiges.

« Attends, ce n’est pas la question », dit-elle. « Je crois que Lady Eligor m’a donné des conseils pour m’aider à préparer l’avenir. Qu’en penses-tu, Maître Zagan ? »

Elle regarda Zagan avec les yeux tournés vers le ciel. Elle était si belle qu’il avait l’impression que son esprit allait s’envoler, peu importe le nombre de fois qu’il verrait cette expression, mais Zagan rassembla la volonté d’un Archidémon et lui répondit d’un signe de tête.

« Je vois. Des conseils, dis-tu ? Les choses changent un peu quand on les considère sous cet angle. »

« Oui. »

Néphy serra les lèvres en regardant fixement Zagan.

Néphy est si belle quand elle agit avec dignité !

Cela ne faisait que renforcer l’idée de Zagan selon laquelle la gentillesse de Néphy le rendrait fou et finirait par détruire le monde, mais il avait déjà évoqué cette théorie.

« Si elle t’a donné des conseils, cela signifie qu’il y a quelque chose que tu es la seule à pouvoir faire », déclara Zagan.

« Quelque chose que je suis la seule à pouvoir faire… ? »

Une seule chose lui était venue à l’esprit.

« Le mysticisme céleste », dirent Néphy et Zagan à l’unisson.

Cependant, Néphy secoua la tête.

« Ma mère est meilleure en mystique céleste, et même Nephteros… »

« Non, tu es la seule à pouvoir manier à la fois un Emblème d’Archidémon et le mysticisme céleste en ce moment. »

« Oh… »

Orias possédait à l’origine l’Emblème de Néphy. Elle avait été l’être qui avait manié à la fois le pouvoir de la mystique céleste et un Archidémon.

Mais elle a scellé son mysticisme céleste en prenant le nom d’Orias.

L’une de ses raisons avait été de cacher son identité, mais pour commencer, Orias était aussi un grand sorcier qui n’avait pas besoin de s’appuyer sur le mysticisme céleste.

« De plus, Orias a mentionné qu’en termes de puissance brute du mysticisme céleste, tu la surpasses de loin. Ton mysticisme céleste devrait être plus fort que le sien. »

Maintenant que les hauts elfes avaient disparu, Néphy était probablement le haut elfe le plus puissant du monde.

« Ce n’est pas possible… »

Néphy avait été choquée par ce fait, et celui qui avait donné suite à cela… n’était pas Zagan.

« La question est de savoir s’il faut sceller ou développer davantage ton mysticisme céleste, hein ? »

Le propriétaire de la voix avait pris une copieuse bouchée de la glace de Néphy.

« Hmm ! C’est trop doux. Serveuse, je prendrai la même chose ! »

Celle qui parlait sans une once de timidité était une fille avec des symboles d’étoiles au fond des yeux. L’Archidémon Asmodée se tenait à leur table, ayant surgi de nulle part.

Elle s’est approchée et je n’ai pas pu la percevoir… ?

Non seulement cela, mais elle l’avait fait dans le propre domaine de Zagan. Asmodée tira une chaise sans rien demander, puis prit place comme si c’était parfaitement naturel. Néphy la regarda avec étonnement.

« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda Zagan.

« Aha, je n’ai pas pu finir de manger quand je suis venue ici avec Foll. »

« Achète-nous-en une nouvelle ! » hurla Zagan en frappant ses mains sur la table et en se levant. « Comment Néphy et moi sommes censés nous nourrir l’un et l’autre après que tu l’aies touché !? »

« Peux-tu ne pas me traiter comme une sorte de bactérie ? Tu me harcèles ? » demanda Asmodée, son sourire posé se tordant. « Ummm, tu es Zagan, c’est ça ? Tu n’as pas l’air de correspondre à la personne dans mes souvenirs. »

Zagan hocha la tête en entendant cela.

Eh bien, je crois que la seule fois où nous avons vraiment parlé, c’était quand elle était Lily.

Il se demandait dans quelle mesure elle se souvenait encore de cette époque, mais il ne pouvait pas nier la possibilité qu’elle ait mal compris quelque chose ici.

« Je ne sais pas ce que tu veux, mais tu devrais surveiller ton ton, » déclara Zagan aussi calmement que possible. « La seule raison pour laquelle je ne te tue pas pour avoir interrompu mon rendez-vous avec Néphy, c’est parce que tu es l’amie de Foll. »

Une telle offense justifiait une bastonnade sans merci, quelle que soit la personne, mais Zagan faisait preuve d’une grande bienveillance en lui accordant un avertissement à la place. C’est un acte de bonté remarquable.

« Oh, je vois », dit Asmodée en poussant un profond soupir de compréhension. « Je suppose que Foll n’est pas là. »

« Hm ? Si tu es ici pour voir Foll, tu n’as qu’à le dire. Je peux la faire venir tout de suite. »

« Aaah, arrête, arrête. Ce n’est pas pour ça que je suis là. »

« Hmph ! As-tu une raison d’être troublée par la présence de Foll ? »

C’est presque comme si elle ne voulait pas entraîner Foll dans quelque chose.

Zagan n’avait pas dit cette partie à haute voix, mais Asmodée avait fait claquer sa langue comme s’il l’avait laissé échapper.

« J’ai un peu l’impression que tu me déstabilises », dit-elle. « Oui, oui, j’irai voir Foll et j’en parlerai avec elle… éventuellement. »

Même si des Archidémons opposés se rencontraient, la seule chose dont ils parlaient était la fille de Zagan. C’était inévitable dans un sens, puisque Zagan considérait Asmodée comme n’étant rien de plus que l’amie de sa fille qui n’était pas honnête avec elle-même.

« C’est bon de te revoir, Lily », déclara Néphy en déplaçant sa chaise pour mieux faire tenir trois personnes autour d’une table. « Foll a été ravie des nouvelles que tu lui as envoyées. »

« Haaah… Tu es tout aussi mauvaise. »

Malgré la gentillesse de Néphy, ce parasite fit la grimace.

« Hmph ! Je ne me soucie pas de cette affaire dans la salle du trésor », dit Zagan. « Si c’est ce qui t’empêche de parler à Foll, alors réconcilie-toi maintenant avec elle. Le fait de voir sa fille se tracasser autant n’est pas amusant pour un parent. »

« Je n’arrête pas de te dire que ce n’est pas le cas », protesta Asmodée alors que son parfait arrivait. « Peux-tu arrêter de me harceler sur ce sujet ? Je veux dire, vous parliez de quelque chose d’assez intéressant, n’est-ce pas ? J’avais un peu envie de participer à cette conversation. Oh, vas-y, prends ça, Néphy. Ton mari fulminait à l’idée d’acheter un produit de remplacement. Je prendrai ta sucrerie à moitié mangée en échange. »

« Il n’est pas encore mon mari… Oh, merci. »

Asmodée échangea rapidement le nouveau parfait avec celui de Néphy, puis récupéra sans hésiter une partie de celui qui avait été à moitié mangé.

Maudite, sois-tu ! C’était censé nous permettre de nous nourrir l’un l’autre !

« Oh, s’il te plaît, ne fais pas attention à moi », déclara Asmodée en souriant à Zagan lorsqu’elle remarqua son regard. « Allez, allez, vous n’étiez pas en train de vous nourrir l’un et l’autre ? N’hésitez pas à continuer. »

Elle disait en gros : « Je vais regarder, alors allez-y, faites-le. »

« On dirait que tu connais ta place », répondit Zagan avec un grognement exagéré. « Je te pardonne ton impudence de tout à l’heure. »

Il préleva un peu de crème fraîche et la présenta devant le visage de Néphy.

« On fait ça maintenant ? »

Néphy était tellement déconcertée qu’elle avait les larmes aux yeux et que ses oreilles tremblaient. Elle avait l’air si adorable que Zagan faillit reculer sous le choc.

Hnnngh ! Sa timidité s’ajoute à sa gentillesse habituelle ! Quelle sublime synergie !

***

Partie 5

Incapable de réprimer complètement son mana, des décharges électriques s’étaient manifestées autour de lui, faisant s’éparpiller dans toutes les directions les clients qui se trouvaient à proximité. Il était quelque peu préoccupé par le fait que certains d’entre eux tenaient des jumelles, mais il se rappela alors avoir vu un panneau à l’entrée qui disait « N’hésitez pas à utiliser ceux-ci », pour une raison ou une autre.

Néphy avait compris qu’elle ne pouvait plus reculer. Elle avait donc retenu ses cheveux blancs qui flottaient dans le vent artificiel et avait approché son visage de la cuillère avec un air déterminé, comme si elle affrontait une tempête.

« Nom ! »

Elle engloutit la cuillère avec enthousiasme.

« C-Comment est-ce… ? »

« T-Très doux… »

Les clients environnants laissèrent échapper des soupirs de soulagement et commencèrent à applaudir.

« Hum… quel genre de spectacle m’offrez-vous ici ? », demanda Asmodée, qui ne savait plus où donner de la tête, incapable de comprendre ce qui se passait.

Zagan eut l’impression de sentir le regard d’une vampire sortie de nulle part qui sous-entendait : « Je comprends ce sentiment à un point douloureux », mais il n’y prêta pas attention.

Maintenant que j’y pense, nous n’avons pas eu le temps de faire ce genre de choses ces derniers temps.

On s’était enfin occupé de Shere Khan, mais avec les conséquences et à cause de cet idiot de Marchosias, il avait été plus occupé que jamais. Grâce aux efforts de ses subordonnés, les choses s’étaient enfin calmées. Il avait pu s’en rendre compte à quel point le temps passé à se prélasser dans le bonheur avec Néphy était précieux. En les regardant de loin, une certaine mamie était émue aux larmes.

« En se donnant en spectacle, ils portent leur puissance amoureuse à un niveau encore plus élevé… Haaah, j’ai gravé cette démonstration dans mon âme, mon seigneur. »

« Je crois que j’ai choisi les mauvaises personnes à consulter…, » marmonna Asmodée, donnant l’impression de vouloir partir. Ce n’est qu’à ce moment-là que Zagan se souvint qu’elle était présente.

« Ah oui, c’est vrai. Avais-tu quelque chose à me demander ? Alors, va y maintenant. »

« Désolé. Est-ce que je peux avoir un peu de temps pour y réfléchir ? » marmonna Asmodée.

Il ne savait pas ce qui lui était arrivé, mais la fille normalement insensible baissait faiblement la tête.

« Une amitié qui commence par un sourire n’est en aucun cas une mauvaise chose. Si elle est liée par ce sourire, alors tu ne peux pas demander plus. »

Le sorcier parlait d’une voix qui n’était ni masculine, ni féminine, ni jeune, ni vieille, ni stridente, ni profonde, ni dure, ni douce. C’était comme si sa voix n’avait aucune caractéristique, tout en étant un mélange de toutes. On aurait dit un homme tout droit sorti d’un opéra. Malgré la fin du printemps, il portait un manteau noir à l’ancienne avec une écharpe nouée autour de son col. Il avait l’air d’avoir une cinquantaine d’années. Il y avait de légères rides sur le visage et ses yeux étaient verts. Il avait des cheveux noirs ondulés fendus de façon parfaitement régulière sur son front, soulignés par des mèches grises. Ses traits ciselés étaient surmontés de petites lunettes à pince-nez sur le bout de son nez. Il tenait une canne à deux mains, toutes deux recouvertes de gants blancs. L’un de ces gants devait cacher un certain Emblème. Un Emblème de l’Archidémon que Shax pouvait sentir.

Le Marionnettiste Forneus — maintenant que Shere Khan avait été vaincu et qu’Andrealphus avait pris sa retraite, il était l’Archidémon le plus âgé. Il était assis en face de Shax, derrière lequel se tenait Kuroka, le visage crispé par la tension. Leur mission était d’obtenir la coopération de cet Archidémon, ou celle de son disciple Furfur.

L’un des objectifs de ce voyage était bien sûr de visiter la maison de Kuroka à Liucaon, mais ils n’y avaient pas consacré un mois entier. Grâce au réseau de renseignements de Liucaon, ils avaient cherché à localiser cet Archidémon. Ils l’avaient localisé il y a quelques jours, et Forneus avait désigné Aristocrates comme lieu de rencontre. Et pourtant, lors de leur rencontre, c’est la première chose qu’il avait dite.

Qu’est-ce que cela signifie ? Veut-il que nous le fassions sourire ?

Cela ne sonnait pas juste, même pour une demande adressée à un jeune Archidémon. Il devait y avoir une autre signification, mais Shax sentait qu’il était inutile d’essayer de comprendre par lui-même.

« Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? » demanda Shax.

« De nos jours, les gens comprennent le prix des marchandises, mais pas leur valeur », répondit Forneus. On aurait dit qu’il marmonnait sans bouger les lèvres.

Est-ce une sorte d’énigme ?

Il ne pouvait pas non plus lire les intentions de Forneus dans son expression. En fait, le regard de l’homme n’était même pas dirigé vers Shax. Il n’était donc pas évident de savoir s’il s’adressait à Shax ou à lui-même. Il était normal que le comportement d’un Archidémon s’écarte de la norme, mais ici, il était même difficile de tenir une simple conversation. C’est alors qu’une certaine idée lui vint à l’esprit.

Le surnom de ce sorcier était maître des marionnettes. Il ne serait pas étrange que l’homme devant eux soit une marionnette. Dans ce cas, il s’agissait peut-être d’un test. Shax croisa les jambes dans l’autre sens et réfléchit encore une fois.

« Je ne peux rien dire pour ma défense si vous m’accusez d’ignorance », déclara Shax. « C’est un fait indubitable que je suis encore un jeune d’une vingtaine d’années. »

Il commença par affirmer les paroles de Forneus et il se heurta à une expression inébranlable et à une énigme de plus.

« Après tout et avant tout, vous possédez une magnifique jeunesse, et cette jeunesse possède sûrement une valeur. »

Shax fronça les sourcils encore plus profondément.

Non. Je ne comprends pas du tout.

Cette fois, il avait reçu un compliment. Cela ne permettait pas de savoir si sa réponse avait été correcte. Shax ne savait plus où donner de la tête quand Kuroka fit soudainement un bruit comme si elle avait réalisé quelque chose.

« Oh. »

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Shax en regardant par-dessus son épaule.

Kuroka réfléchit un peu, puis dit : « Je ne crois pas que ce soit le cas. »

Pour la première fois, les yeux de Forneus avaient bougé.

« Vous ne le ressentez peut-être pas maintenant, mais quand vous vieillirez, quand les rides raviront votre visage, quand des lignes strieront votre front lorsque vous serez plongé dans vos pensées, quand l’agonie sera comme un torchon enflammé sur vos lèvres, vous finirez sûrement par y croire. »

Kuroka hocha la tête en signe de compréhension.

« Qu’est-ce qui se passe, Kurosuke ? » chuchota Shax.

« Il prononce les paroles d’un opéra », répondit Kuroka en chuchotant. « C’est une histoire qui s’appelle Le portrait de Yarg Nirod. C’est assez célèbre. »

C’était apparemment une histoire sur l’amour et la haine d’un sorcier qui avait obtenu l’immortalité. Les oreilles humaines de Kuroka rougirent un peu lorsque Shax approcha son visage pour lui chuchoter, mais elle feignit le sang-froid. Malgré la situation, elle sentit un frisson lui parcourir l’échine à cause de l’agréable sensation de chatouillement contre son oreille.

« Un opéra ? » chuchota Shax après s’être éclairci la gorge. « Pourquoi connais-tu ce genre de choses ? »

Compte tenu de la vie que Kuroka avait menée jusqu’à présent, elle n’aurait pas dû avoir le loisir d’apprécier de telles choses. L’opéra de Liucaon était censé être très différent de celui du continent.

« À l’époque où j’étais du côté obscur de l’Église, l’un de mes collègues m’a recommandé un livre pour tuer le temps lorsque nous n’étions pas en mission. Il était basé sur un opéra. »

Shax hocha la tête en signe de compréhension. Les opéras n’étaient pas très répandus dans la population en général, mais des transcriptions d’opéras circulaient pour les riches. La plupart des riches savaient lire et écrire, alors pour l’Église, qui était capable d’imprimer des livres pour les distribuer en masse, ils représentaient une importante source de revenus. De tels livres étaient également distribués aux églises pour répandre leur contenu. Shax n’avait jamais eu le temps d’en lire, mais lors de son affectation à l’église de Kianoides, il avait vu des patients en lire. Il n’était pas étrange que le côté obscur de l’Église en possède aussi quelques exemplaires.

Quoi qu’il en soit, pourquoi cette conversation détournée ?

Shax réfléchit à la question et se rappela ce dont Andrealphus l’avait mis en garde avant cette mission.

« Forneus est un énergumène d’une tout autre manière que Naberius. La plupart du temps, je n’arrive pas à comprendre ce qu’il dit. Il est apparemment affligé d’une malédiction gênante. »

Plus un sorcier vivait longtemps, plus il avait de chances d’être impliqué dans une malédiction. Même Shere Khan avait fait des recherches sur les malédictions avant que Marchosias ne le rende infirme. Il y avait donc une possibilité qui lui vint à l’esprit.

« Je suppose que… vous ne pouvez rien dire qui n’ait été écrit par d’autres ? »

Si sa bouche n’était pas fonctionnelle, il pouvait écrire des choses. Un Archidémon serait aussi naturellement capable de télépathie. Néanmoins, il avait choisi cette méthode de communication. C’était une bonne supposition.

« Nous souffrons précisément à cause de ce que les cieux nous ont accordé », dit Forneus en tournant ses yeux verts vers Shax. « Nous souffrons plus que tous les autres. »

Il était comique pour un Archidémon de parler de ciel et de dieux, mais il s’agissait vraisemblablement d’une affirmation.

« Je vois… J’aimerais bien avoir un dictionnaire ou quelque chose comme ça », dit Shax, complètement désemparé par cette situation difficile.

« Ce serait bien », acquiesça Kuroka. « Je ne connais pas non plus bien l’opéra… »

« Le fait de suggérer à quelqu’un de lire est soit dénué de sens, soit malveillant, » déclara Forneus solennellement.

Kuroka et Shax avaient échangé un regard.

« Je comprends un peu ça », dit Shax. « Nous n’avons pas besoin d’un dictionnaire ou autre… n’est-ce pas ? »

Forneus ne l’avait ni confirmé ni infirmé. Shax commençait à comprendre comment interagir avec cet homme. Il posa une main sur son genou et redressa son dos.

« Permettez-moi d’aller droit au but », dit-il. « Notre patron — l’Archidémon Zagan — veut votre pouvoir et votre sagesse. Pouvons-nous obtenir votre coopération ? »

Forneus posa ses deux mains sur le haut de sa canne, réfléchit un instant, puis ouvrit la bouche pour parler.

« Le seul malheur est de devoir payer un nombre incalculable de fois pour une seule erreur. En vérité, il faut payer encore et encore. Ce qu’on appelle le destin ne ferme jamais son grand livre à l’humanité. »

Shax et Kuroka furent une fois de plus contraints au silence. Ses paroles ne pouvaient pas être littérales, mais elles étaient tout de même troublantes venant d’un Archidémon.

« Hmm, ça veut dire que vous avez un prix… ? » s’aventura Shax.

Forneus ne répondit rien pendant un moment, apparemment perdu au fond de ses pensées.

« Tout ce que je veux, c’est observer la vie », finit-il par répondre. « Si vous voulez bien, regardons-la ensemble. »

Encore une réponse inintelligible.

« Vous… voulez aller quelque part ? » demanda Shax, dont le visage commençait à se crisper.

Forneus ne montra aucun signe de mouvement.

Si aller quelque part n’est pas le but, alors « observer » est le mot clé ici.

Que voulait-il observer ? L’Archidémon bizarre resta silencieux, ne montrant aucune indication sur la justesse de la réponse de Shax.

Patron. Cette mission me dépasse largement…

Toujours face à l’Archidémon qui ne bougeait pas et ne parlait pas, Shax et Kuroka ne savaient plus trop quoi faire.

***

Partie 6

De retour à Kianoides, dans un restaurant où trois Archidémons étaient réunis, une jeune fille avait fait un regard mélancolique comme si elle en avait assez du monde.

« Est-ce que c’est ce qu’on appelle un sentiment de défaite… ? C’est comme si un vide que je n’avais jamais ressenti auparavant m’écrasait. »

Face à la jeune fille déprimée, Zagan lui asséna sans pitié un nouveau coup.

« Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tu es un sorcier étonnamment ennuyeux. Je pensais que tu avais plus de nerf. »

« À qui penses-tu que c’est la faute !? »

« Hm ? »

On aurait dit qu’elle en voulait à Zagan, mais il n’avait aucune idée de ce qu’elle racontait.

« Haaah… Peu importe. Il était temps de toute façon. »

« Du temps pour quoi ? »

Au moment où Zagan leva un sourcil à ces mots inquiétants…

Zagan et Néphy avaient levé les yeux à l’unisson. Quelque chose comme une tache noire s’étendait sur le ciel ensoleillé.

« Pétale unique du phosphore du ciel. »

Zagan était passé à l’action rapidement et silencieusement. Il claqua du doigt avec désinvolture, lançant une aiguille noire dans les airs et coupant en deux la tache dans le ciel. Ce qui avait tenté de s’extirper du vide avait suffisamment de puissance pour faire frissonner un Archidémon, mais il avait été anéanti sans même avoir eu la chance de se manifester pleinement. Certains des autres clients avaient tout au plus ressenti un frisson, mais ils avaient tous décidé qu’il s’agissait de leur imagination et étaient retournés à leurs repas et à leurs conversations.

« M-Maître Zagan, qu’est-ce que c’était ? » demanda timidement Néphy.

« Probablement un démon », répondit-il simplement.

« Ouais. C’était un gros démon effrayant », acquiesça Asmodée, qui s’était enfin reprise en main et qui s’était remise à manger son parfait.

« Je n’aime pas ça », dit Zagan en lui lançant un regard noir. « Tu savais bien que cette chose apparaîtrait ici, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, duh ! J’étais venue pour en finir avec cette chose. Oh, merci d’avoir fait mon travail à ma place. Tu m’as évité une tonne d’ennuis. »

« N’agis pas de façon aussi éhontée. Tu as pris place ici pour m’imposer ton travail. »

Si Asmodée utilisait sa sorcellerie, elle endommagerait certainement la ville. De plus, un nombre non négligeable de citoyens ici avaient été témoins de Samyaza la dernière fois. Zagan ne pouvait pas permettre à la population impuissante d’être plusieurs fois témoin de démons. Même si leurs corps pouvaient le supporter, leurs esprits ne le feraient pas, alors Zagan n’avait pas eu d’autre choix que de l’éliminer rapidement.

« C’est un malentendu, » protesta Asmodée, les yeux écarquillés tandis que Zagan faisait claquer sa langue. « On ne m’a pas dit où il apparaîtrait exactement, et je ne suis pas assez ignorante pour me déchaîner dans le domaine de quelqu’un d’autre. »

« Hmmm… »

Zagan avait franchement admiré sa réponse.

Elle est incroyable. Bien qu’elle soit si effrontée, je ne sens pas la moindre méchanceté chez elle.

Quelqu’un comme Bifrons s’amuserait de la réaction de l’autre partie tandis qu’un vil sentiment de méchanceté entrerait et sortirait de tout ça. Cependant, Zagan ne sentait rien de tout cela chez cette fille, et ce n’était pas parce qu’elle était douée pour cacher ses émotions. Cette méchante sorcière ne pensait pas du tout que tout cela était de sa faute. C’était la première fois que Zagan était témoin d’une telle audace. C’était pour cela que Béhémot et Léviathan l’appelaient du bout des lèvres un serpent rempli de haine.

Non, ce n’est peut-être pas tout à fait ça.

C’était comme si c’était si naturel pour elle qu’elle s’était résignée à son sort. Zagan n’arrivait pas à déterminer si elle avait toujours été comme ça ou si c’était le résultat d’un quelconque changement.

« Lily, » déclara Néphy alors que Zagan continuait de réfléchir à la question. « Tu viens de dire qu’on ne t’avait rien dit, n’est-ce pas ? Est-ce que tu veux dire… ? »

« Yup. Eligor. Ses prédictions sont plutôt vagues. Elle devrait essayer de courir un peu dans mes bottes pour voir ce que ça fait. »

Asmodée prit une énorme boule de glace et la croqua avec indignation. Son visage s’était alors crispé comme s’il avait été frappé par la foudre.

« Hnnngh ! Aïe, aïe, aïe ! Qu’est-ce que c’est que ce mal de tête… ? »

« Tu es une idiote, » dit Zagan. « Lorsque tu manges trop d’aliments froids à la fois, cela déclenche une réponse excessive du nerf trijumeau, qui à son tour provoque un mal de tête. »

« Waaah… ? Même si je manipule mon flux sanguin… ? »

« Tu ne peux pas l’empêcher si tu ne t’occupes pas aussi des nerfs sensibles. »

C’est peut-être pour cela qu’elle s’est fait prendre par le Gekien de Glasya-Labolas.

La sorcellerie du Seigneur du Meurtre arrêtait la perception du temps d’une autre personne. Plus les sens d’une personne sont aiguisés, plus il est facile pour elle de tomber dans le panneau. Il était l’ennemi naturel de Kuroka à cet égard. Cela dit, cette fille était un Archidémon. Après lui avoir expliqué la cause, elle continua à mâcher tout en marmonnant quelque chose et en tissant sa sorcellerie.

De toute façon, vu qu’elle ne sait pas quelque chose d’aussi basique, elle ne doit pas avoir beaucoup d’expérience dans la dégustation d’un repas.

Son repas avec Foll avait probablement été la première fois qu’elle mangeait de la glace. Et même si ce n’était pas le cas, on pouvait se demander si elle avait déjà pu en savourer le goût. Zagan pouvait voir un peu de lui-même en elle, et peut-être ressentir la moindre affinité avec cette fille.

Asmodée finit par essuyer ses larmes, puis se tourna à nouveau vers Zagan.

« De toute façon, les démons sont assez coriaces pour qu’Eligor et ses semblables aient des problèmes avec eux », dit-elle. « En vaincre un aussi facilement est assez impressionnant. Tu dois être le deuxième plus fort après moi. »

« La confiance en soi est un bon trait de caractère », dit Zagan en haussant un sourcil. « Si tu ne peux même pas croire en toi, personne ne te fera confiance. Cependant, la suffisance est un défaut fatal. »

Comme ces deux-là étaient les deux faces d’une même pièce, ils ne s’entendaient pas du tout. Zagan aurait dû suivre son propre conseil, mais il s’était retrouvé à agir de façon prétentieuse sans s’en rendre compte. C’est pourquoi il avait été sur le point de subir une défaite cuisante contre le démon Samyaza. Puisqu’il s’agissait de l’amie de Foll, Zagan décida de lui donner un avertissement.

« Bon sang, » dit Asmodée en gonflant ses joues. « Et moi qui étais en train de faire l’éloge d’un débutant. Tu n’es pas du tout mignon. »

« Hmph, tu es bien placée pour parler. »

Se souvenant d’une certaine personne qui lui avait déjà dit la même chose, Zagan détourna les yeux.

« Eh bien, je suppose que tu gagnerais probablement dans un match ? » ajouta Asmodée.

« Tu parles comme si tu gagnais en dehors d’un vrai combat. »

En vérité, Zagan n’avait pas remarqué sa présence avant qu’elle ne leur parle. Il y avait aussi probablement des objets parmi le trésor d’Asmodée que Zagan ne pouvait pas dévorer. Elle avait plus de chances de gagner, mais ce n’était pas absolu. Au mieux, ses chances étaient de six contre quatre.

« Ahah, je suis une personne humble. Je ne dirais pas une telle chose. Cependant…, » Asmodée s’était interrompue, haussant les épaules avec désinvolture avant de plisser ses yeux violets. « J’aurais pu tuer Samyaza. »

Zagan se tut à la mention de ce nom. Samyaza était probablement encore en vie. Zagan n’avait pas réussi à vaincre le démon. Il avait réussi à le repousser avec l’aide de Néphy, mais il doutait de pouvoir tuer ce qui était un amalgame de dix mille démons. Il était certain qu’il réapparaîtrait devant lui, alors il avait besoin de puissance pour pouvoir vaincre seul d’ici là. Il ne pouvait pas nier que l’une des raisons pour lesquelles il avait invité Néphy à ce rendez-vous était qu’il se sentait pressé par ce besoin.

« Pourquoi diable connais-tu ce nom ? » demanda finalement Zagan.

« Eh bien, je me suis aussi battue contre lui », dit Asmodée, son calme inébranlable mettant sa force en évidence. « Mais si je l’avais tué, le monde lui-même n’aurait pas pu résister à la force, donc ça aurait été la même chose à la fin. »

De telles paroles étaient bien trop arrogantes, même pour un Archidémon, mais Zagan savait qu’elle disait la vérité. C’est pourquoi il la regarda avec exaspération.

« On ne penserait jamais que de telles paroles viennent d’un Archidémon », lui déclara-t-il. « Tu devrais être capable de contrôler parfaitement ta propre sorcellerie. »

Un sorcier de premier ordre serait capable de déchaîner les feux de l’enfer, brûlant uniquement sa cible sans faire roussir une seule feuille dans les environs. Ce n’était rien de moins que de la négligence pour quelqu’un qui se tenait au sommet de tous les sorciers de causer des dommages collatéraux.

Cela dit, aucun idiot de ce genre n’aurait tenu des centaines d’années en tant qu’Archidémon.

La maîtrise de la sorcellerie par Asmodée devait être sans faille. Quoi qu’il en soit, il y avait quand même de petites ondulations qui pouvaient se répandre après un sort. Si Zagan utilisait plusieurs fois le Phosphore du Ciel au même endroit, la végétation finirait par se flétrir, par exemple. Dans le cas d’Asmodée, ces minuscules ondulations étaient suffisantes pour détruire le monde. Elle savait que Zagan ne la critiquait pas vraiment pour cela, alors elle haussa les épaules sans montrer la moindre honte.

« Ahah, ce n’est pas la peine d’en attendre autant de moi, » dit-elle. « Je n’avais aucune raison d’être aussi gentille avec ce monde. »

Elle pourrait tout aussi bien détruire le monde en voulant vaincre son ennemi. C’était le mode de vie d’Asmodée, qui avait passé ses années à récupérer les gemmes de son peuple. Malgré tout, Zagan resta perplexe face à sa déclaration.

Est-elle au moins consciente qu’elle parle au passé ?

Peut-être que cette fille terrifiante était en train de changer. Peu importe le méchant, cela valait la peine de lui donner une chance de changer ses habitudes. Cette fille avait-elle aussi eu cette chance ? Mais ce n’était pas le moment de lui poser la question.

« Peu importe. Ce n’est pas à moi de pinailler sur tes défauts », lui dit Zagan. Il n’avait pas besoin de lui dire ce qu’il sous-entendait. Cette fois, Asmodée resta silencieux. « Je suppose que tu n’es pas venue ici pour te vanter. Occupe-toi déjà de tes affaires. »

Asmodée avait souri comme si elle avait attendu d’entendre ces mots exacts.

« Zagan. Veux-tu faire un marché avec moi ? »

La plus méchante des Archidémons avait impudemment tranché dans le vif comme un diable qui lui chuchotait à l’oreille.

***

Partie 7

« Ce n’est pas possible… était-ce un démon ? » marmonna un garçon en posant ses mains sur les deux épées qu’il portait à la taille.

« Qu’est-ce qu’il y a, Ain ? » demande Selphy en observant son visage avec confusion.

Bien qu’elle soit une sirène, elle marchait actuellement avec deux jambes humaines. Deux filles et deux garçons marchaient ensemble dans les rues de Kianoides. Il y avait le garçon appelé Ain, Selphy, et Lilith et Furcas, innocemment aligné à un pas derrière eux.

Ain était en train de parcourir le continent afin de se renseigner sur l’époque actuelle. Il utilisait Kianoides comme base d’opérations. Il y retournait tous les quelques jours, et chaque fois, il rencontrait Selphy et ses amis. Aujourd’hui, Ain traversait la ville pour se réapprovisionner en vue de son voyage.

« Non, ce n’est rien », dit-il à Selphy en secouant la tête sous le regard inquiet de la jeune femme. « On dirait que c’était juste mon imagination. »

« Vraiment ? »

Selphy pencha la tête et Ain lui sourit.

Il a disparu avant même de se manifester. Est-ce que c’est l’œuvre de Zagan ?

Bien qu’il n’ait pas eu à jouer un rôle, Ain sentait une sueur poisseuse dans ses paumes. Ce n’était pas un ennemi contre lequel il aurait été désespéré. Les héros d’il y a mille ans auraient probablement pu l’emporter dans un combat singulier contre lui — même si cela leur avait coûté la vie. Le problème, c’est que le démon était apparu en pleine ville.

Il est impossible de prédire où et quand les démons se manifesteront sans la clairvoyance de quelqu’un comme Ipos.

Ipos était l’un des anciens compagnons d’Ain, l’un de ceux que l’on appelait désormais les premiers Archidémons. Elle avait également été ramenée à la vie en tant que Nephilim, mais avait été détruite par le coup de Zagan avant de retrouver son sens de l’identité.

Les démons pouvaient apparaître soudainement n’importe où sans le moindre avertissement. Parfois, ils se manifestent dans des plaines ou des montagnes vides, et comme dans le cas présent, ils pouvaient aussi apparaître en pleine ville. S’ils commençaient à se manifester avec une certaine fréquence, même Zagan ne pourrait pas suivre. Dans ce cas, il est fort probable que les nouveaux amis d’Ain soient exposés au danger.

« Hmmm… »

« Ça n’a pas l’air d’être rien », dit Selphy, l’inquiétude transparaissant sur son visage face à l’expression déprimée d’Ain. « Quelque chose te préoccupe ? Je peux au moins écouter ce qui te préoccupe ? »

« Je suppose que oui…, » dit Ain, prenant sa décision grâce aux paroles de cette gentille fille. « Je me sers de cette ville comme base pour mes voyages, n’est-ce pas ? Eh bien, je commence à me dire que ce serait bien d’avoir un endroit où m’installer. Qu’en penses-tu, Selphy ? »

« Tu vas vivre ici ? » demanda Selphy en souriant largement. « Je suis tout à fait d’accord ! On pourra jouer tous les jours ! »

« Je suis presque sûre qu’Ain ne cherche pas un endroit où vivre pour pouvoir jouer », déclara une voix de derrière, incapable d’en supporter davantage.

« Il sera peut-être difficile de jouer tous les jours, mais je suppose qu’il sera plus facile d’essayer ? » déclara Ain.

« Tu sais que si tu dis des choses comme ça, Selphy va le prendre au sérieux et faire exactement ça, n’est-ce pas ? » dit Lilith.

« Selphy n’est cependant pas le genre de fille à ignorer son propre travail », rétorqua Ain avec un doux sourire.

Lilith le regarda avec exaspération et répondit : « Elle n’abandonne peut-être pas son travail intentionnellement, mais je suis presque sûre qu’elle l’a accidentellement oublié un paquet de fois. »

« Ha ha… Eh bien, tu sais, je l’écris pour ne pas oublier », dit Selphy. « Mais je perds ces notes quelque part et je finis de toute façon par tout oublier. »

Maintenant, Ain ne pouvait plus trouver d’excuses pour la soutenir. Lilith commença à gronder Selphy pour son comportement, et Furcas en profita pour chuchoter à l’oreille d’Ain.

« Hé, Ain. La sensation désagréable de tout à l’heure provenait-elle d’un démon ? »

« Tu l’as remarqué ? » murmura Ain, les yeux écarquillés.

« Oui. J’ai senti un frisson me parcourir l’échine… C’était la même sensation que la dernière fois que je les ai vus. »

Furcas baissa les yeux sur le chasseur séraphique qu’il portait à la hanche. Il avait appartenu à Alshiera, mais elle le lui avait confié. Il ne lui restait qu’une seule balle. Maintenant qu’il avait perdu ses souvenirs d’Archidémon, cette balle était le seul moyen de combat de Furcas.

« Ain, vas-tu te battre contre ces choses ? » demanda-t-il.

« Je ne sais pas encore. Il y a plein de gens forts dans cette ville, y compris Zagan. »

« Mon frère est invincible ! »

Furcas sourit, sa confiance en Zagan étant inconditionnelle. Peut-être que la force d’Ain n’était pas nécessaire dans cette ville. Cependant, il n’y avait pas de seconde chance lorsqu’il s’agissait de démons, alors il voulait être aux côtés de Selphy et de ses amis au cas où quelque chose arriverait.

Peut-être que je suis devenu un lâche.

Ain ne s’était pas considéré comme vaniteux à l’époque, mais il avait perdu en duel contre Asura. Il se trouvait dans une époque située mille ans dans le futur et il ne savait pas qui il était. Cette hésitation se reflétait dans sa lame, mais Asura était censé être dans la même position. Malgré cela, Asura était resté inébranlable. Ain ne possédait pas les pouvoirs des héros d’autrefois dans son état actuel. En d’autres termes, posséder le corps et les souvenirs des forts n’équivalait pas à la force elle-même.

La force du cœur est indispensable.

Il avait parcouru le continent sans aucune destination en tête pour essayer de trouver la réponse à ce dilemme. C’est exactement pour cela qu’il vacillait maintenant.

Je n’ai pas encore trouvé ma réponse. Puis-je vraiment m’arrêter maintenant ?

Rien ne garantissait que son voyage lui apporterait une réponse. Mais s’il s’arrêtait maintenant, il ne trouverait jamais la réponse. Il ne savait pas quoi faire. C’est alors que Selphy fut libérée du sermon de Lilith.

« Alors Ain, veux-tu vivre au Palais de l’Archidémon ? » demanda Selphy.

« Palais de l’Archidémon… »

Honnêtement, il était encore gêné de voir Alshiera. Elle était forte, mais il se doutait que c’était aussi gênant pour elle.

Pourtant, ce n’est pas comme si j’avais beaucoup d’argent sur moi.

Il serait problématique d’acheter ou de louer une maison et de l’entretenir. En cette époque paisible, l’argent était nécessaire pour mettre de la nourriture sur la table. Au cours de ses voyages, il s’était débrouillé en se faisant payer comme garde du corps, mais il n’avait pas de travail qu’il pouvait faire en ville.

La Lucia d’il y a mille ans a vraiment été soutenue par tant de personnes.

Ces liens avaient sûrement conduit à sa force.

Mais dépendre de mon fils pour financer ma vie, c’est vraiment mal !

Ain était différent de la Lucia d’il y a mille ans. C’est ainsi qu’il se voyait, mais ce n’était que son opinion. Zagan avait le droit de le considérer comme un père et de le détester. Tant qu’Ain existait dans ce monde avec le corps et les souvenirs de Lucia, il devait remplir ce rôle. Son moi passé avait été celui qui était mort sans rien laisser derrière lui après avoir conçu ce garçon, après tout.

« Eh bien, peu importe où tu vivras, tu seras toujours Ain », dit Selphy avec un sourire, coupant court à ses pensées. « Je viendrai te voir quoi qu’il arrive. »

« Selphy… Tu es si gentille. »

C’étaient sûrement les mots qu’Ain voulait le plus entendre. Il fut submergé par l’émotion.

« Mais si tu comptes vivre à Kianoides, tu devrais quand même soumettre l’idée à Son Altesse », renchérit Lilith. « C’est son domaine, et ce serait problématique pour lui si tu choisissais un endroit bizarre pour vivre. »

« Je vois… Tu n’as pas tort. »

Honnêtement, Ain était extrêmement opposé à l’idée d’admettre qu’il n’avait nulle part où aller, mais il semblait ne pas pouvoir éviter complètement la conversation.

« Alors, allons voir Monsieur Zagan ! » s’exclama Selphy en tirant sur la main d’Ain.

« Attends, Selphy. Et les courses d’Ain ? » demanda Lilith.

« Ça va aller », lui répondit Ain. « Je ne suis pas pressé. »

Et c’est ainsi qu’Ain avait été traîné au palais de l’Archidémon. Malheureusement, Zagan n’était pas là, et il avait fini par passer un moment délicieusement gênant avec Alshiera, qu’il avait rencontrée par pure coïncidence. Mais c’est une histoire pour une autre fois.

« Zagan. Veux-tu faire un marché avec moi ? »

C’est à ce moment-là que Zagan avait été confronté à un choix. C’était une invitation rare et suspecte, mais sa réponse n’aurait pas pu être plus évidente.

« Non. »

« N’est-ce pas méchant de refuser catégoriquement ? »

« Alors, laisse-moi te demander ceci : quelle partie de notre conversation t’a fait penser que j’accepterais ? »

Chaque mot marmonné par Asmodée était pénible à écouter et elle était aussi méfiante que n’importe qui peut l’être. Son comportement avait été plus que suffisant pour qu’il ne veuille jamais s’impliquer avec elle. Il ne la frappait pas simplement parce qu’elle était l’amie de Foll. Ce n’est pas pour autant qu’elle valait la peine qu’on négocie avec elle.

« Pourquoi es-tu une telle brute ? » demanda Asmodée, les yeux écarquillés comme si elle était blessée par ses paroles. « N’as-tu pas par hasard passé un accord avec mon disciple !? »

« Jette un coup d’œil à Vepar et trouve les différences entre vous deux. Il s’agite pour faire un commerce correct parce qu’il est entouré de gens qui en sont incapables, au premier rang desquels tu te trouves. Je doute de pouvoir conclure un marché valable avec toi. »

« C’est moi qui l’ai élevé pour qu’il soit si droit ! »

Même si elle s’y opposait, elle devait savoir qu’il s’agissait d’un cas d’apprentissage à partir d’un mauvais exemple. Les yeux d’Asmodée se perdirent dans le lointain.

« Si tu comprends, va te perdre et va voir Foll », déclara Zagan.

Pour lui, elle n’était rien de plus qu’un cadeau destiné à améliorer l’humeur de sa fille. C’était un compromis suffisant pour qu’il la laisse partir indemne. Et pourtant, Asmodée devint impudemment arrogante.

« Ahah, es-tu sûr que tu peux être aussi insolent ? » demanda-t-elle. « Je ne te sauverai pas même si tu me supplies de le faire. »

« Si tu fais référence à Samyaza, alors ton aide n’est pas nécessaire. Comment puis-je rendre Néphy heureuse si je suis incapable de m’en occuper moi-même ? »

« Je ne sais pas d’où vient ta confiance, mais il semblerait que tu me comprennes mal ici. »

« Qu’est-ce que tu essaies de dire… ? » demanda Zagan en haussant un sourcil devant son étrange conviction.

« Zagan, ne crois-tu pas qu’un combat est une question de nombre ? »

« Je suis d’accord là-dessus, mais qu’est-ce que… attends, ne me dis pas… »

Un frisson lui parcourt l’échine.

« Ouaip, bingo. À ce rythme, en été, tout le continent sera un festival de démons. »

***

Partie 8

Zagan savait que des démons se manifestaient dans tout le pays. Il avait également compris qu’ils le faisaient à une fréquence qui s’accélérait. Malgré tout, il semblait qu’il n’avait pas le temps de prendre les choses à la légère.

Bon sang ! Est-ce pour cela qu’elle a attendu que les démons apparaissent ?

Si elle s’était présentée en proposant des informations sur les démons, Zagan l’aurait probablement renvoyée sans l’écouter. Cependant, après que Samyaza et plusieurs autres démons aient envahi son domaine, Zagan n’avait pas eu d’autre choix que de s’occuper d’eux.

Maintenant, Asmodée lui proposait un marché, soulignant que les méthodes actuelles de Zagan ne faisaient que gagner du temps. Eh bien, c’était la façon d’un Archidémon de rechercher la victoire, quelles que soient les circonstances. Zagan reconnut qu’Asmodée l’avait dupé. Voyant qu’il avait maintenant l’intention de l’écouter, Asmodée joua avec sa cuillère tout en prenant un air sérieux.

« Zagan, tu es vraiment très fort. Il n’y a pas beaucoup d’Archidémons capables de mettre à terre un démon en un seul coup de poing. Cependant… » Elle s’arrêta et poussa soudainement sa cuillère pour la pointer vers Zagan. « Si cela se produit tous les jours, encore et encore, combien de temps pourras-tu tenir ? »

« Environ sept jours au maximum », répondit Zagan tranquillement.

Ce n’était pas vraiment un problème si plusieurs démons se présentaient en même temps. Zagan avait prouvé depuis longtemps qu’il pouvait en éliminer environ sept simultanément. Le problème, c’était que cela se reproduisait sans cesse. Même contre le Nephilim de Shere Khan, se battre pendant toute une journée avait épuisé son mana. Et ce, alors qu’il n’avait pratiquement pas utilisé de sorcellerie et qu’il les avait fauchés à mains nues. Contre les démons, qu’il devrait utiliser le Phosphore du Ciel pour vaincre, et même avec le mana de l’Emblème de l’Archidémon, il ne pouvait tenir que sept jours au maximum. Et si des démons comme Samyaza apparaissaient, on pouvait se demander s’il pourrait même gagner.

De plus, utiliser le Phosphore du Ciel en permanence poserait un problème. C’était la marque d’un sorcier de première classe de ne pas affecter autre chose que sa cible, mais il ne s’agissait au fond que d’empêcher les effets de se produire. Cela ne signifiait pas isoler complètement les effets de la sorcellerie. Quelle que soit la perfection de son contrôle, chaque utilisation verrait une petite fuite s’échapper à chaque fois. Et avec une accumulation suffisante, elle empiéterait sûrement sur les terres et même sur Zagan lui-même.

« C’est comme ça que ça se passe », dit Asmodée en hochant la tête à sa réponse. « Si nous ne prenons pas des mesures maintenant, même les Archidémons ne pourront pas les gérer. »

Et ils n’avaient que quelques mois au plus avant que cela n’arrive. Zagan envisagea de dire : « Et qu’est-ce que ça peut te faire ? », mais il décida que ce serait de mauvais goût. Si Asmodée s’en fichait vraiment, elle aurait pu résoudre le problème en transformant tout le continent en un trou béant. Le fait qu’elle ne l’ait pas fait signifiait qu’elle serait troublée par la destruction du monde.

« Même si nous continuons à les traiter au hasard, la situation finira par se détériorer », poursuit Asmodée en détournant maladroitement les yeux du regard scrutateur de Zagan. « Il nous faut un moyen d’empêcher les démons de se manifester à un niveau plus fondamental. »

« Si tant est qu’une telle chose pratique existe. »

On croyait que les démons avaient quitté ce monde il y a de nombreuses années. Le monde tel qu’il était aujourd’hui disposait de bien trop peu d’informations sur eux. Il y avait trop de choses inconnues à leur propos pour qu’ils puissent être traités facilement.

Si seulement j’en avais capturé dans l’espace d’Alshiera…

C’était une occasion rare de voir un essaim de démons, mais il avait fallu à Zagan tout ce qui était en son pouvoir pour les tuer. En tout cas, Zagan comprenait maintenant dans quelle position Asmodée s’était retrouvée.

Ce qui signifie que Marchosias prévoit de l’utiliser avant de la tuer.

Asmodée n’était pas le genre de sorcier dont les rênes pouvaient être prises par surprise par un autre. Il était impossible de la contrôler et on ne pouvait pas savoir quand elle deviendrait une traîtresse. Ainsi, l’un des moyens valables de traiter avec elle était de l’utiliser et de la tuer pendant qu’elle était encore une alliée. Mais si c’est Marchosias qui l’avait fait, il devait y avoir plus que cela.

Il y a quelque chose qui vient après sa mort.

Cette fille possédait une bombe sous la forme du trésor de la Collectionneuse. Ce serait un objectif évident, tandis qu’un autre serait les joyaux du cœur des escarboucles en sa possession. Asmodée devait faire quelque chose avant que cela n’arrive. Pourtant, elle ne montra pas le moindre signe d’être acculée au pied du mur. Au contraire, elle souriait de façon provocante.

« Il en existe apparemment un », dit-elle. « Je parle d’un moyen d’arrêter les démons. Enfin, d’après Alshiera, en tout cas. »

« Elle t’a dit ça ? »

C’était la première fois que Zagan en entendait parler. Il ne pouvait pas ignorer tout ce qui venait d’Alshiera.

« Mais la petite Alshiera ne sait pas non plus ce qu’il faut faire exactement », ajouta Asmodée en se croisant les bras et en réfléchissant à la question. « Tout ce qu’elle dit, c’est qu’elle ne peut pas m’en dire plus. »

« Je vois… »

Alshiera était toujours comme ça quand il s’agissait de sujets datant d’il y a mille ans.

Pourtant, si elle a mentionné l’existence d’un moyen, celui-ci doit être impliqué.

En ce qui concerne Azazel, Alshiera ne pouvait pas dire un mot sans réfléchir. Cela suffirait à briser cette barrière, alors elle ne pouvait absolument pas en parler à qui que ce soit.

« Dans ce cas, cela a à voir avec quelque chose d’il y a un millier d’années en arrière, » dit Zagan en hochant la tête alors qu’il cherchait le sens de ces mots. « Et vu la façon dont tu nous en parles, cet indice a un rapport avec les séraphins ? »

Asmodée s’était joint à la conversation à la mention du mysticisme céleste.

« Ahah, c’est bien ce que j’attendais de toi, Zagan », dit Asmodée en tapant dans ses mains. « Sinon, tu ne vaudrais pas la peine qu’on passe un marché avec toi. »

Cette fille gênante était venue pour négocier, mais ne l’avait pas reconnu comme un partenaire digne de ce nom jusqu’à présent. Elle avait probablement l’intention de lui soutirer les informations nécessaires, puis de s’enfuir sans rien donner en retour. Eh bien, si elle était une personne suffisamment honnête pour faire un échange équitable, on ne l’appellerait pas la Collectionneuse et l’Archidémon la plus méchante. Il était tout à fait évident pour un sorcier de poursuivre ses propres intérêts avant tout. Zagan n’avait pas l’intention de lui en vouloir d’agir ainsi. Pourtant, Asmodée tourna un regard dubitatif vers Néphy.

« Hum, pourquoi as-tu l’air si heureuse ? » demanda-t-elle en voyant que les oreilles de Néphy tremblaient fièrement.

« Hwah ? Oh, hum, quand Maître Zagan est reconnu, je ne peux pas m’empêcher de me sentir heureuse… »

« Hmm. Je crois que je comprends », dit Zagan, qui éprouvait beaucoup d’empathie pour elle. « Je suis également heureux chaque fois que tu reçois des éloges, Néphy. »

« Maître Zagan, c’est embarrassant. »

« Hum, si vous faites ça à chaque fois que vous en avez l’occasion, cette conversation n’aboutira à rien », coupa Asmodée, faisant taire complètement Zagan et Néphy. Elle n’avait pas tort. « Eh bien, revenons à nos moutons, d’accord ? » Asmodée secoua la tête pour se recentrer, puis présenta ses cartes une à une. « Il semblerait qu’une énorme épidémie de démons se soit produite il y a mille ans. Alors, ceux qui s’occupaient de la situation à l’époque étaient ce que les gens d’alors appelaient des séraphins. »

C’était l’ancien nom des hauts elfes. C’est logique. Une théorie affirmait que le mysticisme céleste était spécialisé dans le combat. Il ne pouvait y avoir rien d’autre que les démons contre lesquels utiliser une telle puissance. Dans ce cas, cela expliquait aussi pourquoi il avait été jusqu’à présent si efficace contre les démons et le Roi-Démon de boue.

« Mais ils ont été exterminés par le premier roi aux yeux d’argent et Marchosias », déclara Zagan. « Ça ne veut-il pas dire que Marchosias a un indice ? »

« Je n’ai pas vraiment confiance en ce type. Même s’il sait, crois-tu qu’il va donner des informations à quelqu’un qu’il s’apprête à tuer ? Il est évident qu’il va juste débiter un mensonge plausible. »

Que pouvait-il attendre de plus de l’Archidémon le plus détesté ? Elle comprenait très bien sa position.

« Je pourrais peut-être arrêter les démons… ? » dit Néphy alors que tous les regards se tournent vers elle.

« Peut-être », déclara Asmodée. « Alors, ce qui est curieux maintenant, c’est l’oracle d’Eligor. Elle a dit que tu détruirais le monde, non ? »

Les choses commençaient à prendre forme.

« Cela signifie que… je vais échouer ? » demanda Néphy.

Pour l’instant, ils n’avaient aucun indice. C’était faire fausse route que de demander à Néphy de prendre ses responsabilités, mais paradoxalement, cela prouvait que Néphy était la clé de tout.

« Il y a une autre chose qui me dérange », déclara Zagan.

« Quoi ? » demanda Asmodée.

« Samyaza. Il m’a dit : “Je suis venu vérifier le potentiel que j’ai confié à — à travers notre ancienne promesse.” »

Asmodée et Néphy avaient toutes deux fait la grimace.

« Désolée, qu’est-ce que tu viens de dire ? » demanda Asmodée. « Je n’ai pas vraiment pu t’entendre. »

Zagan avait regardé de son côté, et Néphy lui avait répondu par un signe de tête.

Hmmm. On dirait qu’ils ne peuvent pas reconnaître le nom de Salomon.

Jusqu’à ce que Samyaza le mentionne, il n’avait pas du tout été capable de le reconnaître. Il y avait eu un précédent similaire à celui-ci lors d’un rapport de Kuroka.

« C’est apparemment le nom de quelqu’un, mais un puissant sceau… non, une malédiction est placée dessus », expliqua Zagan. « Même si vous l’entendez, vous ne pouvez pas vous en souvenir ou le percevoir. »

« Je ne me souviens pas… ? Hmm, impressionnant, Zagan. C’est peut-être ça. »

« Que dis-tu ? »

« J’allais reprendre les choses dans l’ordre, mais allons droit au but », dit Asmodée en souriant avec complaisance. « Après la disparition des séraphins, quelqu’un a apparemment tenté de sceller tous les démons. C’est sur ce point que je veux rassembler plus d’informations. »

C’est la première fois que Zagan en entendait parler. Asmodée se bourra les joues avec une bouchée de crème glacée. Le fait qu’elle ne montre aucun signe de fonte malgré leur longue conversation était probablement le fruit d’un travail d’une sorcellerie pour maintenir sa température. Zagan s’apprêtait à l’imiter quand soudain, elle poussa sa cuillère vide vers lui.

« Selon Alshiera, cette personne qui a scellé les démons il y a mille ans a vu son nom et son existence effacés du monde. Ahah, n’as-tu pas l’impression que tout se met en place ? »

Zagan n’avait pas pu cacher sa grimace.

Quel genre de réseau d’information possèdent cette femme et son disciple ? Il est impossible qu’Alshiera ait blablaté sur des choses datant d’un millier d’années. Et pourtant, elle est maintenant ici avec ces informations.

Vepar possédait également des informations détaillées que Zagan venait tout juste d’acquérir. Peut-être qu’Asmodée n’avait pas seulement doté son disciple de sorcellerie, mais aussi de techniques de collecte d’informations. Si c’est le cas, cela avait dû être profondément ancré dans son esprit. Observant la réaction de Zagan, Asmodée sourit avec conviction.

« Zagan, tu connais ce nom et celui de la personne qui a disparu, n’est-ce pas ? Peux-tu me dire quel genre de personne c’était ? »

Zagan soupira.

Bon sang, je voulais avoir le contrôle de cette conversation.

Elle avait mis le doigt sur le problème. Il n’y avait pas moyen d’y échapper à ce stade.

« C’est celui qu’on appelle le roi aux yeux d’argent », répondit Zagan avec résignation.

« Hm… ? N’est-ce pas ton surnom ? »

Elle ne semblait pas savoir ce que cela impliquait, mais elle savait qu’Alshiera désignait Zagan ainsi.

« Le premier roi aux yeux d’argent », précisa Zagan. « Je suis apparemment le troisième. »

« Veux-tu dire que c’est ton grand-père ou ta grand-mère ? »

« Il semblerait que oui. »

À en juger par le nom, Salomon était un homme, mais Zagan n’avait rien d’autre sur quoi travailler.

***

Partie 9

« Hmmm…, » marmonna Asmodée, puis elle croisa les bras, plongée dans ses pensées.

« Quelque chose te tracasse ? » demanda Zagan.

« Non, pas vraiment. Je me suis juste dit que je devais enquêter sur Liucaon si c’est le cas. »

Apparemment, elle savait au moins que le roi aux yeux d’argent était un nom dans les légendes de Liucaon.

En d’autres termes, bien qu’elle n’en sache pas plus, elle s’est adressée à moi avec une grande précision.

Il ne savait pas si c’était son instinct qui était à l’œuvre, mais elle avait jeté son dévolu sur une utilisatrice du mystique céleste et le roi aux yeux d’argent qui étaient les plus proches de sceller les démons. Elle avait une vision terrifiante. Elle donnait un aperçu de ses quatre cents ans de vie passés à être détestée par le monde entier. Puisqu’ils étaient arrivés jusqu’ici, il était inutile de se donner des airs.

« Tu ne devrais pas t’attendre grand-chose de Liucaon », dit Zagan en secouant tranquillement la tête. « Les histoires qui y sont racontées sont celles du deuxième roi. »

« Quelle confusion ! » se plaignit Asmodée. « Mais s’ils ont des archives sur le second, peut-être auront-ils aussi quelques indices ? »

« Si tu es si curieuse, va demander à l’homme lui-même. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de la même personne, mais il a au moins les souvenirs de l’homme. »

« Hmm, quelle chance ! »

Asmodée n’avait pas du tout l’air surprise. En fait, il était probable que c’était précisément ce qu’elle voulait.

« Je comprends maintenant », dit Zagan. « Ton véritable but en venant me voir, c’est les Nephilims. »

Demander à ceux qui étaient là il y a mille ans était le meilleur moyen d’en savoir plus sur le passé.

« Ahah, je suis venu te voir parce que je me suis dit que tu saurais. Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas demandé d’informations à ces Nephilims sous ta protection, n’est-ce pas ? »

Cependant, si c’était son but, elle aurait dû aller à Foll. La capitale des opprimés où vivaient désormais les Nephilims était son domaine, après tout. Zagan avait une idée de la raison pour laquelle elle ne l’avait pas fait… ou pourquoi elle ne le pouvait pas.

Mercurius. C’était une arme que Zagan avait donnée à Foll et qui avait la forme d’un diapason. Elle faisait partie de l’héritage de Marchosias, et l’« actuel » Marchosias la recherchait. N’ayant pas réussi à la récupérer, si Asmodée était considéré comme proche de Foll — en tant que Collectionneuse distante de surcroît — peu importe l’imbécile, ils soupçonneraient Foll d’être de mèche avec elle. C’est pourquoi elle ne pouvait pas aller voir Foll.

Si je dois respecter l’amitié de Foll, je ne peux pas prendre cette décision à la légère.

Zagan croisa les jambes, prit une cuillerée de son parfait, puis ouvrit la bouche pour parler.

« Très bien. Je te transmettrai les informations dont je dispose. Si j’obtiens de nouvelles informations relatives aux démons, je les partagerai aussi. »

Asmodée le dévisagea, clignant des yeux de surprise à sa déclaration.

« Tu es accepté terriblement vite, » dit-elle. « Eh bien, je suppose que c’est une bonne chose pour moi. »

« Insatisfaite ? »

« Rien n’est plus effrayant qu’une chose donnée gratuitement. Je suis contente, mais aussi effrayée par ce qui va suivre. »

« Tu t’en es tenu à ton honneur », dit Zagan en secouant la tête. « Je ne fais que répondre en nature. »

Asmodée était sûre de comprendre ce qu’il voulait dire.

« Elle est vraiment aimée, hein ? » dit-elle en détournant les yeux.

« Bien sûr qu’elle l’est. Quel genre de parent n’aime pas son enfant ? »

La déclaration inébranlable de Zagan avait finalement fait naître un sourire sur les lèvres d’Asmodée.

« Eh bien, si elle est traitée aussi chèrement, alors je n’ai pas besoin de m’inquiéter », répondit-elle.

C’était peut-être la première fois qu’elle souriait vraiment devant lui. Asmodée termina son parfait, puis se leva de son siège.

« Cela dit, le fait de venir pour conclure un marché, mais d’obtenir des choses gratuitement n’est pas très agréable », ajouta-t-elle. « La plupart du temps, je m’occuperai des démons pour toi. »

Cette seule phrase avait considérablement changé le teint de Zagan.

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? »

Alors qu’il chargeait par inadvertance ses paroles de mana, la table se brisa sous la pression. Asmodée plissa les yeux et chargea ses propres mots de mana en réponse.

« Ahah, comme c’est malheureux ! J’avais l’impression que nous nous entendions bien. »

Les tempêtes de mana qui s’entrechoquèrent formèrent un vortex et déformèrent l’espace.

 

 

Les deux Archidémons étaient soudain prêts à faire la guerre. Les clients environnants s’étaient dispersés dans toutes les directions. Cependant, il y avait encore quelques imbéciles parmi eux qui restaient assis avec leurs jumelles sorties, supposant que c’était « comme d’habitude ».

« Je te demande ce que tu viens de dire », répéta Zagan en fixant Asmodée dans les yeux.

Sa voix était sévère, mais ne contenait ni hostilité ni haine. Cela troubla quelque peu Asmodée.

« Je m’occupe des démons pour toi ? Est-ce que ça te dérange ? »

Zagan s’était levé d’un coup, les yeux écarquillés.

« Je t’ai mal comprise ! » hurla-t-il du fond du cœur, résistant tant bien que mal à l’envie de lui saisir la main. « Je m’excuse pour mon comportement avant cela. Tu es une sorcière digne de confiance. Si tu as besoin d’aide, alors Néphy et moi ne lésinerons pas sur les moyens pour te fournir de l’aide. »

Comprenant ce qu’il voulait dire, Néphy hochait la tête à plusieurs reprises à côté de lui. La façon dont le bout de ses oreilles pointues rougissait légèrement était si adorable.

« Euh… »

L’inversion complète du traitement avait fait reculer Asmodée, déconcertée.

« En y réfléchissant, chacun de ces salauds à qui j’ai eu affaire m’a toujours apporté des affaires qui ont entravé le temps que je passais avec Néphy. »

Mais qu’en est-il de cette fille ? Elle se proposait galamment de s’occuper des démons qui allaient très probablement interrompre le temps précieux que Zagan passait avec Néphy. Il devait préserver l’existence d’une fille aussi bénéfique. Certes, le fait qu’il soutienne pleinement Vepar dans ses aspirations à vaincre Asmodée tout en disant de telles choses montrait qu’il était vraiment un sorcier égoïste, mais tout de même…

Asmodée s’était tourné vers Néphy avec un regard suppliant pour obtenir des précisions.

« Euh, ce ne sont pas de mauvaises personnes, mais Maître Zagan a effectivement été très occupé à cause d’eux, » expliqua Néphy. « Les choses vont devenir très difficiles pour moi aussi, alors nous sommes ravis de t’entendre dire que tu vas nous aider, Lily. »

Comme on peut s’y attendre de la part de Néphy, elle avait traduit tout ce que Zagan essayait de dire. Asmodée avait dû retenir un mal de tête.

« Ummm, d’accord. D’accord. Chacun son truc, je suppose ? » dit-elle.

« En effet ! J’attends beaucoup de toi », dit Zagan avant de sombrer dans la réflexion. « Oh, c’est vrai. On dirait que tu t’es bien entendue avec le Nephilim Shura. Si tu le souhaites, tu peux l’utiliser comme bon te semble. »

« Oh, je vais passer mon tour. Je travaille toujours en solo, alors les autres ne font que me gêner », dit Asmodée, avant d’incliner la tête avec un regard séducteur. « En plus, ce type a l’air d’avoir des sentiments pour moi. Je me sentirais mal de le désillusionner, alors c’est mieux pour moi de ne pas m’impliquer avec lui. »

Voyant qu’il n’avait aucune chance, Zagan ressentit un peu de sympathie.

Je doute cependant qu’il soit désillusionné.

Cependant, forcer les choses n’apporterait pas de résultat positif. L’attente peut apporter un changement. Il y avait un précédent avec Richard et Nephteros, il valait donc mieux les laisser tranquilles pour l’instant.

« Hmm, maintenant que j’y pense…, » marmonna Zagan, se souvenant de quelque chose à la mention des Nephilims.

« Quoi ? » demanda Asmodée.

« Il est possible que Shere Khan ait su quelque chose à propos du premier roi aux yeux d’argent. »

« Hein ? Kitty l’a fait ? »

« Kitty… ? Oh, tu veux dire Shere Khan. »

Zagan avait sympathisé avec lui intérieurement.

Il a vraiment eu la vie dure…

En y repensant, Shere Khan avait été l’un des rares à avoir une personnalité respectable parmi les Archidémons. Cela avait dû être difficile pour lui d’être entouré de tels excentriques.

« Tout le monde fait une drôle de tête quand j’utilise le surnom de Shere Khan », dit Asmodée, trouvant cela inattendu. « Pourquoi ? »

« Je préfère te demander pourquoi tu penses que les gens ne seraient pas décontenancés par cela. »

« C’est bizarre. En fait, il avait l’air d’aimer ça… »

« Je vois… »

Eh bien, c’était idiot de demander à cette sorcière de comprendre ce que ressentent les autres.

« Oh, tu ne me crois pas du tout, n’est-ce pas ? » dit Asmodée. « Je te dis que c’est vrai. Il a dit que cela lui rappelait son professeur et il était plus content qu’il ne le laissait paraître. »

« Lisette Dantalian… »

Zagan réagit involontairement à ces mots. Selon toute vraisemblance, il avait fait référence à l’Archidémon en chef de deuxième génération, dont la vie et les idéaux avaient été réduits en poussière par Marchosias. Shere Khan avait tenté de la ressusciter. Le résultat avait été Lisette, la fille que Stella avait recueillie et prise en charge comme sa petite sœur.

Marchosias pourrait également les cibler.

Il avait déjà partagé cette information avec Stella, qui était donc sûre de protéger Lisette. Néanmoins, avec Marchosias comme ennemi, il n’y avait aucune garantie. Asmodée devait avoir un intérêt pour ce nom, mais voyant que Zagan ne s’étendait pas, elle en conclut que cela n’avait rien à voir avec les démons et remit la conversation sur les rails.

« Alors ? Pourquoi penses-tu que Kitty connaissait ce roi aux yeux d’argent ? »

« Il a utilisé la même malédiction. »

« Hein ? Sérieusement ? » demanda Asmodée, les yeux écarquillés.

« C’était incomplet par rapport à l’original, mais il a lancé cette malédiction sur Marchosias. À cause de cela, plusieurs de ses facettes ont été effacées du monde. »

Cela comprenait son nom Marc et son statut dans l’Église en tant que pape. Il pouvait y avoir d’autres choses, mais c’était tout ce que Zagan savait personnellement. À cause de cela, l’Église avait passé cinq étranges années avec leur pape absent sans même se poser de questions. Cela dit, contrairement à Salomon, ceux qui entendaient son nom n’oubliaient pas, et une fois connus, ils étaient capables de reconnaître ces aspects normalement. Que la malédiction ait dû être réduite à ce point pour être contrôlé ou qu’il n’ait tout simplement pas réussi à la reproduire entièrement, la version de Shere Khan avait un effet bien plus faible que l’original.

« Mais n’as-tu pas réduit la base de Kitty en cendres ? » demanda Asmodée avec un gémissement.

« C’est ce que j’ai fait. »

Il a eu recours à la pluie de phosphore du ciel des morts en larmes. Absolument tout avait été réduit en poussière et la zone entière avait été transformée en un terrain vague où pas même un seul brin d’herbe ne pousserait pendant des siècles. Même s’il avait eu d’autres bases, Marchosias les aurait détruites il y a cinq ans, il serait donc difficile de trouver des traces. Asmodée resta un moment plongé dans ses pensées, puis sembla se souvenir de quelque chose.

« Oh, Kitty n’avait-il pas un disciple ? »

« Si tu fais référence à Shax, il n’est pas en ville. Il faudra attendre plusieurs jours avant qu’il ne revienne. »

Shax était en train de négocier avec l’Archidémon Forneus. Zagan ne pensait pas qu’il s’agissait d’une tâche simple. De plus, Dexia avait été traitée comme un familier, pas comme un disciple. Il avait déjà confirmé qu’on ne lui avait pas donné d’informations importantes.

« Il ne semble pas qu’on puisse obtenir beaucoup d’indices de sa part », dit Asmodée en haussant les épaules.

« Peut-être pas. Je demanderai quand il sera de retour. »

C’était à peu près toutes les informations que Zagan avait à partager. Asmodée semblait elle aussi satisfaite, et avait retrouvé son habituel sourire frivole.

« Alors utilise-le pour me contacter », dit-elle. « Je te ferai savoir s’il y a des développements de mon côté. »

« Compris. Veille à rester sur tes gardes. »

Asmodée ne faisait pas confiance à Marchosias, et il ne lui faisait pas confiance. Il était sûr de la trahir un jour.

« Ahah, c’est très paternel d’agir ainsi », dit Asmodée, l’air quelque peu étonné. « Eh bien, je suis célèbre pour ne pas savoir quand abandonner, tu sais ? »

Laissant derrière lui cette mystérieuse déclaration, Asmodée s’était évanoui dans les airs en riant.

« Es-tu sûre que tu n’avais pas besoin de lui parler ? » demanda Zagan au siège derrière lui.

Foll et ses accompagnatrices, les jumelles Dexia et Aristella, y avaient pris place.

« Hmm… Je sais que Lily s’inquiète pour moi, alors ça va », dit Foll en faisant tourner sa cuillère dans un verre à parfait.

« Foll… »

Dès l’apparition d’Asmodée, Foll s’était cachée à l’arrière.

Je parie qu’elle évitait le sujet de Foll parce qu’elle le savait.

Leur relation était tellement maladroite, mais c’était le type d’amitié qu’elles partageaient.

« Merci de nous avoir accompagnées, Dexia, Aristella, » dit Foll. « C’était un soulagement ! »

« Petite dame, je vous prie de ne plus faire cela », dit Dexia, l’épuisement se lisant clairement sur son visage. « Vous allez raccourcir mon espérance de vie. »

Pour Dexia, il n’était pas certain qu’Asmodée et Lily soient la même personne. Elle s’était probablement sentie très mal à l’aise lorsque la situation avait atteint un point critique.

Mais elle est restée sur place pour protéger Foll et sa petite sœur, alors elle est digne de ma confiance.

Zagan avait décidé de lui accorder un jour une récompense spéciale.

« Mais sœurette, tu as toi aussi l’air soulagée », dit Aristella.

« Ce n’est pas vrai… »

Mettant de côté leur verre vide, le groupe de Foll disparut à son tour.

***

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, informez-nous en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur Ctrl + Entrée s’il vous plaît. Il est conseillé de se connecter sur un compte avant de le faire.

Laisser un commentaire