Chapitre 4 : Une invitation à manger chinois
Partie 3
En continuant à marcher, nous avions vu les deux femmes sortir de l’appartement. Marie, la fille elfe, tenait un parapluie en plastique, et à côté d’elle se trouvait Kaoruko, la femme de Toru.
J’avais fait un signe de la main et Marie s’était approchée de moi en trottinant. Ses beaux yeux violet pâle étaient visibles sous son bonnet de tricot brun orné d’oreilles d’ours. Elle plia son parapluie dès qu’elle s’approcha et se plaça à côté de moi. Je rentrais toujours à la maison à peu près à la même heure, et nous nous voyions tous les jours. Pourtant, nous ne pouvions pas nous empêcher de sourire. Elle me souhaita la bienvenue à la maison, puis son expression devint triste. À ma grande surprise, les prochains mots qui sortirent de sa bouche furent en elfique.
« Wridra a pleuré. Je me suis sentie si mal pour elle. Elle voulait tellement venir avec nous. Nous devrions lui ramener quelque chose de bon à la maison. »
« Oh non… Je l’avais complètement oubliée », répondis-je.
C’est donc pour cela qu’elle avait parlé en elfique. Nous ne pouvions pas vraiment faire savoir aux autres que nous voulions ramener de la nourriture chinoise pour notre chat affamé. Je regardai Kaoruko et inclinai la tête en guise de salut. En tant que Japonais, la langue des elfes me paraissait tout à fait merveilleuse, presque comme une chanson mystique. Peut-être que le couple pensait la même chose, car je sentais qu’ils nous observaient.
« Ramener quelque chose à la maison ne suffira probablement pas… » avais-je dit à Marie. « Et si on l’invitait bientôt au Japon ? Elle pourrait se réconforter si on l’emmenait manger de bons plats. »
« Oui, bonne idée ! » acquiesça Marie. « Héhé, je suis sûre qu’elle sera de mauvaise humeur même si on l’invite ».
« Elle ne nous refuserait pas pour autant. On voit bien quand elle est excitée par quelque chose, même si elle essaie de le cacher. »
Marie imagina la réaction de Wridra et rit en se serrant le ventre. Elle était très proche de Wridra et semblait excitée à l’idée que son amie lui rende visite sous sa forme humanoïde. Nous ne pouvions pas faire entrer un chat dans un restaurant, c’était donc le seul moyen de nous faire pardonner. Heureusement, nous en avions discuté dans une autre langue, car nous ne pouvions évidemment pas dire aux Ichijo que nous amenions une invitée d’un monde de rêve.
Wridra avait été occupée à élever ses enfants, même si nous pouvions encore l’inviter ici parce qu’elle avait la capacité de créer des clones d’elle-même. Nous l’avions même aidée à se libérer du stress lié à l’éducation des enfants lorsque nous l’avions amenée au Japon pour la première fois. Elle serait donc probablement ravie que nous l’invitions à nouveau.
Kaoruko attendait une pause dans notre conversation. Nous avions entendu une éclaboussure lorsqu’elle marcha sur une flaque d’eau et me regarda fixement. Ses cheveux noirs dansaient doucement juste derrière le lobe de ses oreilles, et le design subtil de ses lunettes lui allait bien en tant que bibliothécaire.
« Bonsoir. Je vois que vous êtes toujours aussi proches. Vous semblez si différent de votre habituelle décontraction quand vous parlez une autre langue », dit-elle en portant une main à sa bouche. On aurait dit qu’elle était surprise qu’un type sans prétention comme moi se mette à parler une langue étrangère avec autant d’aisance.
Marie me jeta un regard froid pour une raison inconnue et déclara : « Tu étais tellement excité à l’idée d’apprendre l’elfique. Tu n’arrêtais pas de me suivre et de me demander de t’apprendre des mots. Je suis sûre que tu étais aussi comme ça avec les hommes-lézards. Tu devrais te rendre compte que ce n’est pas normal. »
Elle n’avait pas tort, mais je croyais rêver à l’époque. En plus, j’avais rarement l’occasion d’étudier la langue des elfes. Ce n’était pas comme si je pouvais simplement aller à l’école, alors j’aurais aimé qu’elle comprenne que je n’avais pas d’autre option.
Kaoruko ne comprenait pas ce que nous disions et se contentait de cligner des yeux. Il va sans dire que peu de gens parlent couramment l’elfique. Je m’étais raclé la gorge, puis j’avais parlé en japonais : « Merci à vous deux de nous avoir invités à dîner ce soir. C’est la deuxième fois que nous venons. Je suis désolé que nous profitions toujours de votre gentillesse. »
« Héhé, ça ne nous dérangerait pas de sortir avec vous deux tous les jours », déclara Kaoruko. J’étais soulagé de voir qu’ils ne se souciaient vraiment pas de notre compagnie et qu’ils l’appréciaient sincèrement. Je devais m’assurer que nous n’en faisions pas trop et qu’ils ne se lassaient pas de nous.
Lorsque Kaoruko avait souri, nous avions commencé à marcher ensemble. Le terrain de la copropriété ressemblait à un parc, et les chemins pavés permettaient de marcher facilement, même lorsqu’il pleuvait. Tandis que les Ichijo ouvraient la marche, de nombreuses voitures passaient, je suppose qu’elles rentraient du travail.
J’avais replié mon parapluie et l’eau coulait sur le sol. L’intérieur du restaurant était orné de dragons et de tigres, et de nombreuses lanternes orange éclairaient l’endroit. C’était un monde complètement différent de l’extérieur, animé par les voix des gens qui savouraient leur repas. Marie appréciait peut-être la nature exotique de cet endroit, car j’avais vu un sourire se dessiner sur son visage.
Comme Toru avait réservé, un employé nous escorta jusqu’à une salle faiblement éclairée. Marie était très curieuse pendant tout ce temps, et je ne pouvais pas la blâmer. Nous pouvions voir la cuisine, où l’on utilisait un wok circulaire pour faire frire les aliments au-dessus d’un feu rugissant. Cela avait dû être un spectacle assez inhabituel pour Marie, car elle me regardait d’une manière adorable tout en serrant mon costume. Bien que nous n’ayons pas encore été assis, j’avais voulu piquer davantage sa curiosité.
« En Chine, on appelle la friture rapide à feu vif bào. Certains des kanji que tu as appris pourraient t’être utiles ce soir. La cuisine chinoise exige de savoir manier le feu, c’est pourquoi de nombreuses méthodes de friture et de cuisson sont écrites en kanji sur le menu », lui avais-je chuchoté à l’oreille.
Les yeux de Marie s’illuminèrent encore plus et son sourire s’élargit. Voyant que j’avais réussi à stimuler sa curiosité, je n’avais pu m’empêcher de sourire. Marie avait l’air agitée et étourdie pendant que nous nous asseyions.
J’avais enlevé mes vêtements d’extérieur et je m’étais assis après les Ichijo. « Excitée ? » avais-je demandé à Marie.
Ses yeux brillants d’améthyste croisèrent les miens et elle répondit : « Oui, très ! J’adore le fait de pouvoir en apprendre plus sur la culture asiatique tout en dînant. »
« Les endroits où les gens se réunissent pour manger sont toujours empreints de culture, et pas seulement dans ce monde. J’aime venir dans ces endroits parce que j’ai l’impression que tu en as pour ton argent quand tu peux apprendre et apprécier la nourriture. Mais je cuisine toujours mes propres repas au Japon, car manger au restaurant peut être coûteux. »
D’après ce qu’il voyait, Marie avait hâte de voir ce que le menu avait à offrir, car elle en avait déjà pris un de la table. Elle me regarda avec exaspération et me parla : « Je ne te comprends pas parfois. Il y a tellement de nourriture délicieuse au Japon. J’ai l’impression que c’est du gâchis. » Son expression me disait qu’elle ne comprenait vraiment pas. Bien sûr, la nourriture ici était bonne, mais un humble employé de bureau comme moi devait faire attention à ses dépenses.
Peu après, j’avais jeté un coup d’œil au menu qu’elle tenait dans sa main. Bien sûr, il était rempli de kanji. Même s’il était difficile à lire pour un Japonais, Marie le regarda d’un air studieux, ce que j’avais trouvé adorable.
J’avais aussi regardé Toru, qui était assis à côté de moi, et je lui avais dit : « Vous connaissez toujours les meilleurs restaurants. »
Toru sortit ses lunettes de sa poche, sourit et fit remarquer : « En matière de nourriture, je suis votre homme. Je suppose que c’est pour ça que mon estomac s’est retrouvé dans cet état. » Il exagéra son rire et se frotta le ventre, ce qui fit rire les filles.
Kaoruko et Marie semblaient plus proches que lors de leur première rencontre, et elles étaient assises physiquement plus près l’une de l’autre que d’habitude à cause de la table circulaire. Actuellement, Kaoruko portait une robe d’une couleur subtile et une longue jupe qui s’accordait avec ses cheveux noirs, longs comme les épaules. Elle était généralement en congé le lundi, et Marie avait pris le chat pour passer du temps avec elle. C’était peut-être pour cela qu’elles semblaient plus être des amies maintenant que de simples voisines.
« Toru paie ce soir, alors s’il vous plaît, mangez autant que vous voulez », nous déclara Kaoruko.
« Ha ha ha, la meilleure façon de manger de la nourriture chinoise est de se goinfrer sans se retenir. Vous avez déjà partagé de la nourriture avec nous, alors considérez que c’est ma façon de vous remercier. »
Maintenant qu’il en parle, j’avais partagé de la nourriture avec Kaoruko quand je cuisinais trop ou quand ma famille m’envoyait des choses de chez elle. Elle nous avait déjà donné plus qu’il n’en fallait en retour, mais Marie et moi nous étions regardés et avions incliné la tête pour les remercier. Il valait mieux accepter leur gentillesse et faire preuve de gratitude dans ces situations. De plus, c’était la première fois que Marie essayait la cuisine chinoise, et je voulais qu’elle en profite pleinement.
J’avais alors remarqué qu’une paire d’yeux violets me fixait. Le menu toujours en main, Marie approcha son visage si près du mien que je pouvais sentir son souffle. « Quel kanji correspond à la méthode de cuisson dont tu as parlé tout à l’heure ? ».
Sa proximité me préoccupait, mais elle était bien plus intéressée par le menu. Je l’avais fixé pendant un certain temps, puis j’avais pointé du doigt les caractères 葱爆羊肉. Honnêtement, je ne savais pas trop comment le lire et je n’avais reconnu que 爆, le kanji pour bào. Je savais aussi que les articles avec 炒, ou chao, dans le nom étaient des plats rapidement frits comme le riz frit. Je lui avais enseigné ces caractères individuellement, et j’avais dû avoir l’impression de lui lire un livre d’images du point de vue des Ichijo.
Toru était tellement émerveillé qu’il en avait oublié de décider quoi commander. « Vos talents d’orateur sont déjà impressionnants, mais vous apprenez aussi le kanji ? Je suis impressionné. Vous n’êtes au Japon que depuis environ six mois, n’est-ce pas ? »
C’était effectivement impressionnant. Marie était intelligente et incroyablement rapide à saisir les choses. Je m’y étais déjà habitué, mais sa vitesse d’apprentissage était choquante pour quiconque ne la connaissait pas bien. Marie compta avec ses doigts et déclara : « Ça fait déjà sept mois ? »
J’avais hoché la tête. Marie vivait au Japon depuis à peu près ça.
« C’est amusant d’apprendre les kanji quand on en comprend le sens, et je pense que ça m’a aidée pour la prononciation. Je ne pense pas que ce soit si terrible une fois qu’on s’y est habitué », dit-elle. Elle m’avait regardé pour voir si j’étais d’accord, mais je n’étais pas de cet avis. Il nous avait fallu des années pour apprendre les kanji. Elle disait cela uniquement parce qu’elle était un génie et que le japonais n’était vraiment pas une langue facile à apprendre. Toru semblait penser la même chose et me lança un regard qui disait qu’il n’arrivait pas à croire qu’elle était si intelligente.
« C’est incroyable », dit-il. « Vous êtes allée à la bibliothèque de Kaoruko, n’est-ce pas ? Je trouve que c’est super. Oui, je suis content. »
Toru semblait sincèrement heureux pour elle, mais quelque chose était étrange dans sa réaction. Il n’était pas seulement content parce qu’il hochait la tête pour lui-même avec un large sourire, comme si son moral avait été remonté. Marie avait aussi l’air confuse, et j’avais l’impression que les paroles de Toru avaient des implications cachées. Je lui avais dit une fois que Marie était une parente éloignée ici dans le cadre d’un programme d’hébergement en famille d’accueil, ce qui donnait l’impression qu’il se doutait que quelque chose d’autre se passait. Mais j’avais peut-être exagéré et j’étais juste sur les nerfs parce qu’il travaillait dans un bureau du gouvernement. J’avais croisé le regard de Marie, qui avait hoché la tête, car nous pensions apparemment la même chose.
merci pour le chapitre