Wortenia Senki – Tome 7

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Prologue

Une rancune persistait entre l’humanité et les demi-hommes. Le début de ce fossé n’avait en fait pas commencé il y a si longtemps. Sur cette Terre, en proie à des conflits incessants, il n’y avait pas eu beaucoup de recherches archéologiques. Il était ainsi donc difficile de le discerner. Mais en supposant que l’humanité de ce monde avait évolué de la même manière que celle du monde de Ryoma, on pouvait supposer que la civilisation et l’histoire humaines n’avaient existé que depuis quelques dizaines de milliers d’années.

Au cours de cette période, les deux races ne s’étaient liées que relativement récemment. Leur relation ne correspondait pas à la description banale de deux races rivales dont l’opposition avait été décrétée par le Dieu Créateur lorsque le monde avait été créé.

C’était en fait plutôt le contraire. La vérité était que dès leur première rencontre, les deux races avaient vécu en harmonie et en coexistence. Les demi-hommes utilisaient leurs caractéristiques raciales uniques pour apporter du profit à la société humaine, et bénéficiaient de la présence de l’humanité. On pouvait en dire autant de l’humanité. Bien sûr, cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas d’animosité ou de répulsion entre les deux races, mais cela n’était pas assez répandu pour entraîner des guerres.

Mais un jour, l’équilibre délicat sur lequel reposait cette relation fut soudainement rompu. Cela s’était passé il y a environ quatre cents et quelques douzaines d’années. Deux hommes originaires du monde parallèle de Rearth étaient apparus sur cette terre, et firent dérailler les rouages du destin.

La façon dont ces deux hommes avaient trouvé le chemin vers ce monde n’était pas claire. Peut-être étaient-ils des âmes perdues convoquées à travers les dimensions par un pays ou un autre qui existait à l’époque. Mais, quelles que soient les circonstances, tout avait commencé lorsque ces hommes avaient infiltré l’Église du Dieu de la Lumière — une organisation qui, à l’époque, n’avait d’influence que dans la plus petite partie du continent occidental — et avaient déformé la foi.

Les hommes plaidèrent auprès des gens, leur disant que l’humanité était une race inégalée créée par le Dieu de la Lumière. Que les humains étaient la seule race reconnue par Dieu comme étant les dirigeants de ce monde.

Bien sûr, ils furent incapables de démontrer la véracité de leurs propos. Mais cette idéologie s’était répandue parmi les humains de cette époque comme un narcotique. L’élitisme. La perception qu’ils étaient le peuple élu. Cette façon de penser qu’ils étaient choisis par Dieu, ou une autre force qui transcendait l’humanité. Dans le monde de Ryoma, c’était similaire à la façon dont les Caucasiens se considéraient comme supérieurs et méprisaient les autres peuples, comme les Asiatiques.

Pas une seule âme dans ce monde ne pouvait savoir pourquoi ces deux hommes proposaient une idée aussi dangereuse. Mais peut-être que ce n’était pas aussi contre nature qu’on pourrait le croire. L’idée que cette forme d’élitisme était dangereuse ne s’était répandue dans le peuple qu’au cours du vingtième siècle. Même l’Amérique, qui était stéréotypée comme étant trop obsédée par les droits de l’homme, avait légalisé la discrimination à l’encontre des Afro-Américains et des autres personnes de couleur jusqu’aux années 2000.

Peut-être avaient-ils vraiment ces croyances, ou peut-être avaient-ils d’autres intentions en tête ? Mais, quelles que soient leurs motivations, le résultat était le même. Leurs paroles mielleuses furent prônées à maintes reprises, pour finalement se sublimer en une foi absolue, et elles rendirent l’humanité hautaine et fière de sa position présumée dans le monde.

Et cela conduisit à un soulèvement sans précédent. Une guerre sanglante éclata entre l’humanité et les autres races demi-humaines. Au début, c’était les elfes, puis les nains et les hommes bêtes. En conséquence, la plupart des demi-hommes — qui étaient déjà peu nombreux — disparurent de la surface du continent occidental. Ils se réfugièrent dans des cachettes situées dans les régions inexplorées et non développées du continent, comme la péninsule de Wortenia, se débrouillant tant bien que mal avec leur lignée.

Une bande de terre boisée existait dans la partie nord-est de la péninsule de Wortenia. Caché au centre de cette forêt se trouvait un modeste village isolé. C’était une petite forteresse, gardée par un fossé et une puissante barrière magique. Un petit havre, construit grâce au sacrifice de nombreux habitants du village.

Assis dans la seule salle de conseil construite dans ce village, sept hommes et femmes s’étaient réunis pour discuter de l’avenir immédiat.

« Nelcius… Que fais-tu ? Je sais que tu n’as pas oublié l’injustice que nos ancêtres ont subie des mains de l’humanité… Pourquoi t’opposes-tu à cela ? Tu as aussi participé à la guerre sainte auparavant. », dit l’un des hommes, qui avait une peau blanche et claire et de longs cheveux dorés.

Les traits de son visage étaient assez justes. Et même en ignorant leurs goûts personnels, il n’y avait pas une âme vivante qui le décrirait comme un homme laid. Mais en ce moment, son beau visage était déformé par la colère. Et son grognement rempli de colère et d’animosité fut accueilli par l’accord de ceux qui l’entouraient.

« C’est vrai. On t’appelait autrefois le Démon Fou, mais maintenant tu as l’intention de rester les bras croisés et de laisser cet humain régner sur cette terre ? »

« Pathétique… On dirait que même les plus puissants s’affaiblissent avec l’âge… »

Des mots de dédain et de critique s’élevèrent de tous les coins de la table. Toutes les personnes assises à cette table ronde dirigeaient des regards venimeux vers le mâle aux cheveux argentés appelé Nelcius. Mais lui-même ne semblait montrer aucun signe de déplaisir face à ces regards. Il était soit extrêmement confiant, soit doté d’un caractère effronté et audacieux. Il n’y avait pas la moindre ombre de déplaisir dans ses yeux violets.

C’était un homme de grande taille, bien plus que tous les autres elfes assis à cette table ronde. S’il n’y avait pas eu les traits clairs du visage et les oreilles pointues propres à sa race, on aurait été enclin à penser qu’il était trop grand pour être un elfe. En fait, ce n’était que lorsqu’on lui avait dit qu’il avait le sang des ogres — qui possédaient une force brute inégalée par les humains et les elfes — qu’on l’avait cru pour la première fois.

« Qu’est-ce que je fais… ? »

Nelcius fit écho à la question de l’autre elfe, posant son menton sur son poing en forme de pierre.

« Eh bien, si je dois être tout à fait honnête, je dois admettre que je ne comprends pas bien pourquoi vous êtes tous si obstinés. »

Mais cette attitude ne fit qu’aiguiser les regards de tous. Elle n’était certainement pas bien perçue compte tenu de la situation. C’était une réunion critique qui traitait de la survie de leur race. Agir ainsi alors que tous les autres présents le considéraient avec animosité revenait à se moquer de tous les autres.

Nelcius avait cependant ses raisons. Il était, en fait, assez exaspéré par tous les autres.

Une telle perte de temps… J’aurais mieux fait d’utiliser ce temps pour faire une sieste. Nelcius poussa un soupir, cette pensée lui traversant l’esprit.

L’agitation avait commencé lorsque de jeunes filles elfes enlevées avaient été secourues et ramenées au village par un humain. Au début, ils s’étaient tous réjouis de voir les filles en sécurité, mais cela s’était vite transformé en peur quand ils entendirent ce que les filles avaient à dire.

Avoir trop d’imbéciles est un problème… Mais ce n’est pas comme si je ne comprends pas ce qu’ils ressentent, étant donné ce qui s’est passé dans le passé.

En comptant Nelcius, les sept hommes et femmes réunis ici constituaient les chefs de plusieurs clans d’elfes et d’elfes noirs, et étant donné leur position, ils ne pouvaient pas laisser cet incident ignoré. C’était d’autant plus vrai que certains des chefs ici présents étaient de la génération qui avait connu la guerre sainte d’il y a quatre siècles. Ayant mené une guerre horrible où ils avaient dû affronter des essaims d’humains dans des combats sanglants, ils seraient naturellement extrêmement méfiants envers l’humanité.

Nelcius, cependant, se souciait peu de ces arguments sentimentaux. Faire le meilleur choix possible pour l’avenir de la race elfique était la responsabilité et le rôle de ces chefs.

Nous ne pouvons pas laisser son règne sans contrôle… C’est peut-être vrai. Mais que suggèrent-ils que nous fassions d’autre… ?

La force militaire. Partir en guerre pour défendre Wortenia, leur paradis libéré de la domination humaine, était la première idée qui leur vint à l’esprit. Mais la seule chose qui attendait au bout de ce choix serait une guerre lente et léthargique qui menacerait la pérennité de la race elfique.

La plupart des elfes assis à cette table ne voyaient rien d’autre que l’ennemi devant leurs yeux — Ryoma Mikoshiba. L’homme qui avait vaincu les ignobles pirates et qui avait déclaré posséder les terres de la péninsule de Wortenia. Beaucoup de chefs étaient ardemment en faveur du déclenchement d’une nouvelle guerre sainte, mais Nelcius avait lancé un regard sévère vers eux.

Assurément, ne sont-ils pas… ? Mais ont-ils pensé à ce qui se passerait si nous renversions Ryoma Mikoshiba ?

Pour autant qu’ils le sachent, les forces de Ryoma Mikoshiba n’étaient pas très importantes. Leurs éclaireurs avaient rapporté qu’il n’avait qu’au mieux 500 hommes. Si les sept chefs mettaient leurs forces en commun, ils les dépasseraient en nombre. Chaque clan ayant quelques centaines de guerriers, donc ensemble, leurs forces atteindraient environ deux mille hommes.

Il n’y avait pas non plus de problème en termes d’avantage géographique. Les elfes avaient après tout vécu sur ces terres pendant plusieurs siècles, et personne ne connaissait mieux qu’eux la topographie de la péninsule de Wortenia.

Ainsi, s’ils devaient entrer en guerre contre Ryoma Mikoshiba, leurs chances de victoire n’étaient pas minces. Mais le problème était de savoir ce qui se passerait une fois la guerre terminée. Les humains étaient extrêmement gourmands. Si les elfes tuaient un gouverneur officiellement nommé, le royaume de Rhoadseria déploierait ensuite son armée.

Et même s’ils la repoussaient, une armée internationale alliée viendrait frapper à leur porte, comme lors de la guerre sainte d’il y a quatre siècles. Et Nelcius et les autres chefs ne seraient pas en mesure de s’opposer à une telle force. Même s’ils devaient forcer les femmes et les enfants à se battre, leur nombre total n’atteindrait pas trente mille.

Non, même l’hypothèse d’une victoire dans une guerre contre cet homme est optimiste…

Le camp de Nelcius avait l’avantage numérique et géographique, et à cet égard, il semblait que leurs chances de battre Ryoma étaient bonnes. Mais son intuition de guerrier ayant vécu la guerre sainte essayait de prévenir Nelcius du danger.

Partir en guerre serait une très mauvaise idéeDans ce cas…

Ignorant le regard des autres chefs, le cœur de Nelcius devint plus froid. Après la fin du conseil, Nelcius se retira dans sa chambre et se plongea dans la contemplation. Étant donné que son clan comptait la plus grande population d’elfes et qu’il était connu comme le Démon Fou pour ses prouesses au combat, le refus de Nelcius de se battre n’était pas quelque chose que les autres pouvaient supporter. Sans son aide, choisir d’entrer en guerre totale avec les humains devenait un choix bien trop risqué.

Mais d’un autre côté, selon l’issue des négociations avec Ryoma Mikoshiba, Nelcius risquait de perdre une grande partie de son influence sur les demi-hommes. Le fait qu’il s’occupe des négociations signifiait également qu’il prenait la responsabilité des résultats de ces discussions.

Je suppose que je vais devoir recourir à ça, alors…

À vrai dire, Nelcius lui-même n’était pas très enthousiaste à l’idée de faire ce choix. Mais même s’il ne voulait pas prendre cette décision, il avait reconnu que c’était une décision efficace.

Vu comment tout a commencé, je ne peux ordonner à personne de le faire, sauf à elle. Et si le pire se produit et que nous devons gérer cette situation, c’est la seule qui a les compétences pour le faire dans toutes les tribus de guerriers.

Sa fille bien-aimée, Dilphina. Elle était dotée d’une beauté qui était considérée comme le joyau de l’humanité elfique, et était l’une des plus grandes guerrières de sa tribu, juste derrière son père, Nelcius.

Il y avait, bien sûr, une raison pour laquelle elle avait été capturée et rendue impuissante par les pirates. Tout avait commencé lorsqu’un petit groupe d’enfants s’était aventuré hors du village par curiosité. Et bien qu’ils soient des enfants, leurs corps n’étaient pas très différents de ceux d’un adulte. Les elfes conservaient leur jeunesse bien plus longtemps que les humains. Leur espérance de vie était de mille, voire deux mille ans. Leurs corps se développaient pendant les premières décennies de leur vie, puis conservaient l’apparence d’une personne d’une vingtaine d’années pendant la majeure partie de leur vie.

C’était un trait racial des elfes, et on pensait que cela provenait du fait qu’ils étaient nés avec une plus grande quantité de prana que les humains. Néanmoins, on ne savait pas si c’est vrai.

Quelle qu’en soit la cause, c’était un trait que les humains enviaient beaucoup, car il soulignait ce qu’ils considéraient comme un défaut de leur propre espèce. Ils prétendaient être des formes de vie parfaites bénies par Dieu, et cette différence était la preuve que cette croyance était fausse.

La race des elfes avait néanmoins quelques problèmes spécifiques, mais il y avait deux défauts majeurs. Le premier était que leur taux de fertilité était faible. Les elfes ne pouvaient engendrer des enfants que pendant une période d’accouplement qui avait lieu une fois par an. Peut-être que ce défaut provenait de leur longévité. S’ils avaient eu les mêmes prouesses productives que l’humanité, le continent occidental aurait probablement été contrôlé par les elfes à l’heure actuelle.

Mais le deuxième problème était leur autre défaut majeur. Alors que leurs caractéristiques physiques continuaient à se développer jusqu’à l’âge de cinquante ans, leur développement cognitif était beaucoup plus lent. En termes d’humains, c’était comme avoir des jeunes d’une quinzaine d’années avec la capacité mentale d’un enfant de maternelle ou d’un élève de primaire.

L’intensité de leur curiosité n’avait d’égal que le peu de retenue dont ils faisaient preuve. La période qu’ils avaient passée en tant qu’enfants dans des corps matures allait durer environ un siècle. C’était, bien sûr, le développement naturel de la physiologie d’un elfe, et ce n’était donc normalement pas considéré comme un problème. Mais de temps en temps, ces enfants causaient des problèmes. Et ce cas en était un exemple.

Je ne peux pas les blâmer pour ça… À leur âge, moi aussi j’avais envie de sortir. Mes parents me grondaient souvent pour cela.

L’enfance de Nelcius s’était déroulée avant la guerre sainte, et il n’y avait donc pas beaucoup de restrictions. Mais il se sentait quand même étouffé et s’ennuyait. Il s’aventurait donc souvent hors de la forêt avec ses amis pour partir à l’aventure. Et, comme c’était souvent le cas, elles se terminaient souvent par des réprimandes sévères pour leurs bêtises.

Mais cette fois, les enfants étaient tombés sur des pirates en pleine chasse aux esclaves. Dilphina et ses camarades avaient essayé de sauver ces enfants, mais elles avaient fini par se faire prendre. Et si Ryoma Mikoshiba n’avait pas exterminé les pirates et escorté Dilphina et les autres elfes noirs captifs jusqu’au village demi-humain, Nelcius n’aurait peut-être jamais revu sa fille.

« Excusez-moi, Père. J’ai entendu que vous m’avez appelée. »

Quelques coups avaient été frappés à la porte, et la voix de Dilphina lui était parvenue de derrière la porte.

« Entre », dit Nelcius, incitant Dilphina à ouvrir la porte.

Elle savait probablement ce qu’il allait dire, car Nelcius pouvait voir que son expression était plus raide que d’habitude.

Pardonne-moi…

La vue de cette expression inonda le cœur de Nelcius de culpabilité. En tant que père, il ne détestait rien de plus que de renvoyer sa fille adorée chez les humains. Mais en tant que chef, il ne pouvait pas donner la priorité à sa sécurité ou au bien-être de sa famille sur tous les autres. Nelcius réalisa qu’il plaçait le poids de toute sa race sur les épaules de Dilphina, mais Nelcius n’avait pas d’autre choix.

Poussant un petit soupir, Nelcius fit signe à sa fille d’approcher. Tout cela pour sauvegarder l’avenir de la race elfique…

***

Chapitre 1 : Les nuages de la guerre s’amoncellent

Partie 1

Un unique navire de classe Galion connu sous le nom d’Atalante naviguait sur une mer sereine, se dirigeant vers les régions du nord-est du continent. Il naviguait si vite qu’on ne pouvait que supposer que ses voiles étaient bénies par le vent du dieu. Et si les voiles étaient effectivement bénies par une sorte de vent, ce n’était pas un vent accordé par les dieux.

« Rapport ! Le port de Sirius est visible au nord-est ! », cria l’un des observateurs.

La terre était faiblement visible à l’horizon.

« Compris. Je vais appeler le capitaine Brass », répondit l’un des hommes d’équipage qui descendit sur le pont.

« Hmm, oui, c’est effectivement la ville de Sirius… »

Le capitaine bronzé regarda dans un télescope, confirmant qu’ils étaient presque à la ville portuaire.

« Hey ! Nous sommes presque au port. Commencez les préparatifs pour l’accostage. »

Ne pas avoir à attendre le vent et avoir constamment un vent arrière… Cela fait des voyages rapides, hein ? pensa Brass en refermant son télescope.

Ils avaient quitté la ville de Myspos, à l’extrémité orientale d’Helnesgoula, à la fin du neuvième mois. Et maintenant, quatre jours plus tard, ils étaient arrivés à Sirius. Et s’il était vrai que, contrairement à la dernière fois, ils n’avaient pas navigué le long de la côte, mais avaient choisi de naviguer directement en pleine mer, un voyage aussi court défiait toujours la logique de ce monde.

Je n’étais pas sûr de ce qui allait se passer au début, mais j’ai eu raison d’accepter sa proposition… Je pensais que ce n’était qu’un amateur effronté, mais je suppose que la plaisanterie s’est retournée contre moi cette fois-ci.

Le visage de Brass se tordit en un sourire d’autodérision. C’était arrivé trois nuits avant qu’il ne parte pour ce voyage. Il avait vécu pendant des années comme un homme de la mer, et bien que ce garçon ait été quelque peu respectueux, il lui avait aussi dicté sa route et lui avait demandé de réduire la durée du voyage.

Selon la logique établie, compte tenu du temps qu’il leur faudrait pour attraper le bon vent, le voyage devait durer entre dix jours et quinze jours. Aussi, lorsque Brass s’était entendu dire avec désinvolture de terminer le voyage en une semaine, il avait dû sérieusement douter de la santé mentale de Ryoma Mikoshiba. C’était bien trop ridicule pour être considéré comme la demande frivole d’un amateur. Mais en regardant les faits qui s’alignaient maintenant devant ses yeux, il pouvait comprendre pourquoi il avait fait cette demande.

Brass avait tourné son regard vers le groupe assis à l’arrière du navire. Lors du voyage de retour de Sirius à Myspos, ils avaient tous eu le mal de mer et étaient pratiquement inutiles, mais cette fois-ci, les choses étaient différentes. Ils étaient tous, après tout, jeunes et à peine âgés de quinze ans. Et aucun d’entre eux n’était en plus marin. Ces jeunes gens vêtus d’une armure de cuir noir étaient des soldats au service de la Maison Mikoshiba. Et même s’ils étaient des novices n’ayant aucune expérience de la navigation à bord d’un navire, ils étaient désormais plus importants et plus fiables que les marins les plus expérimentés.

« Comment est le vent, Capitaine Brass ? Devrions-nous le rendre un peu plus fort ? »

L’une des filles du groupe l’interpella, remarquant son regard.

« Non, si on le rend plus fort, il y a des chances que vous déchiriez les voiles. D’ailleurs, nous sommes presque arrivés à Sirius. Gardez la vitesse comme elle est pour le moment. Merci, Mlle Mélissa. »

Bien que la fille soit assez jeune pour passer pour sa fille, Brass l’avait appelée avec le respect qui lui était dû. À bord de ce vaisseau, cette jeune fille et ses compagnons étaient d’une certaine manière encore plus importants que le capitaine lui-même.

« Compris. Alors nous allons garder la vitesse du vent comme ça. »

Mélissa lui adressa un sourire et inclina la tête.

Il la regarda simplement avec de l’affection dans les yeux. Il avait l’impression de regarder sa propre fille… Tous les navires de ce monde étaient soit des voiliers, soit des galères. Chacun avait ses avantages, mais en termes de capacité de transport et d’autonomie, les voiliers étaient préférés comme navires de commerce et de transport. Parmi tous les navires à voiles, la classe des galions offrait la plus grande capacité de chargement.

Sa coque était oblongue et son tirant d’eau était faible, ce qui lui permettait de prendre facilement de la vitesse. Sa grande capacité de chargement en faisait également un navire extrêmement pratique. Mais le galion, comme tous les navires à voiles, avait la faiblesse critique d’être dépendant des caprices du vent pour se déplacer. Il utilisait plusieurs voiles pour naviguer.

Certains voiliers étaient également équipés de rames, mais cela nécessitait d’embarquer des rameurs. Et ces rameurs avaient naturellement besoin de nourriture et d’eau, ce qui signifiait moins de place pour stocker les marchandises. C’était pourquoi les voiles étaient utilisées comme principale force motrice d’un navire à voiles.

Les conditions météo et la direction du vent étaient donc des facteurs importants. Heureusement, ce monde était similaire à Rearth en ce sens que les navires avaient été améliorés de manière à utiliser non seulement des voiles carrées et des voiles avant-arrière, mais aussi un certain nombre de voiles auxiliaires. Celles-ci permettaient aux navires d’avoir un certain degré de mouvement même lorsqu’ils naviguaient avec un vent de face.

Mais même cette solution avait ses limites. Si le vent s’arrêtait complètement et que la mer était totalement calme, un voilier normal sans rames était essentiellement bloqué sur place, bercé par l’eau jusqu’à ce que le vent se remette à souffler. Et puisque le contrôle de la météo était au-delà de ce qu’un homme peut faire, un marin coincé dans cette situation difficile ne pouvait que prier Dieu de l’aider.

Du moins, jusqu’à maintenant…

Ce que Mélissa et ses camarades faisaient n’était pas une tâche difficile. Déclencher une tempête de vent comprimé était la base de la thaumaturgie du vent. La seule différence était qu’au lieu de le relâcher de manière comprimée, ils avaient dispersé le vent progressivement sur une plus grande surface. Il avait très peu de puissance d’attaque, mais le navire n’avait besoin que d’un vent léger pour se déplacer. Une rafale trop forte serait en fait préjudiciable, car elle pourrait déchirer les voiles.

Cela signifiait que l’inexpérience des jeunes soldats était en fait précieuse ici. Et voir leurs sorts être si significatifs et efficaces avait rempli de joie le cœur de Mélissa et de ses camarades, surtout parce qu’ils étaient conscients de leur inexpérience. C’était le moyen idéal de renforcer leur expérience et leur compétence en thaumaturgie.

Le fait qu’on ait besoin d’eux et que l’on compte sur eux avait rempli leurs expressions de confiance. Ils étaient aussi sans doute ravis de revenir à Sirius après un mois de voyage. La plupart des gens redoutaient cet endroit comme une zone neutre maudite, mais la ville de Sirius était, sans aucun doute, une seconde ville natale pour eux.

« Maintenant, écoutez ça ! Mlle Simone nous a demandé de ne rien dire à personne de ce que nous verrons dans cet endroit, compris ?! », cria Brass aux marins, le changeant ainsi de son attitude sereine.

Les marins avaient tous acquiescé aux ordres de leur capitaine et avaient commencé à descendre l’ancre. Ils avaient déjà fait quatre fois le voyage de Myspos à Sirius et en avaient un peu marre qu’on leur dit de se taire encore et encore. Ils comprenaient cependant pourquoi on leur disait de se taire, et ce qui se passerait s’ils ignoraient cet avertissement.

Leur premier voyage à Sirius leur avait laissé une impression saisissante. Le paysage urbain était correctement divisé en secteurs. Les routes étaient larges, spacieuses et pavées de pierre. Les murs étaient assez hauts et entouraient toute la ville.

En soi, cela ne les aurait pas surpris outre mesure. On pouvait trouver des villes de cette taille sur le territoire de n’importe quel autre noble. Mais la surprise venait du fait qu’une telle ville avait été construite sur la péninsule de Wortenia, et en quelques mois seulement.

« Capitaine… Est-ce que mes yeux me jouent des tours ? », demanda l’un des marins à Brass, en se frottant les yeux alors que le paysage urbain de Sirius apparaissait.

Brass ne lui avait pas demandé ce qu’il avait vu. Lui aussi avait du mal à croire ce qu’il voyait.

« Ne t’inquiète pas. Tu vois très bien », avait-il dit.

« Alors c’est réel… », marmonna le marin.

« Oui. La ville devient de plus en plus grande. »

Cela faisait six mois que Brass et son équipage étaient arrivés à Sirius. Elle était juste assez prête pour permettre au port de fonctionner, et avait encore à peu près la taille d’un village de pêcheurs que l’on pouvait trouver n’importe où. Mais chaque fois que le navire de Brass revenait d’un voyage, la ville avait changé. Rien que le port construit le long de la côte avait doublé sa taille d’origine à présent. Non, il correspondait aux installations d’amarrage de Myspos maintenant.

On ne peut pas le dire à quelqu’un d’autre. Et tout le monde se moquerait de nous même si nous le faisions… Ce qui est pire…

Cette pensée avait traversé l’esprit de Brass. Après tout, si c’était n’importe où ailleurs, on pourrait supposer que des dizaines ou des centaines de milliers de personnes avaient été tuées à la tâche au nom de la construction d’un si grand dock, mais on était dans la péninsule de Wortenia. Ce n’était pas une option. Il y a quelques mois, Brass avait transporté un millier d’esclaves de Myspos à Sirius à bord du Merallion — le galion de Simone.

Mais même avec ce nombre en tête, le spectacle qu’il avait sous les yeux ne lui semblait pas plausible. D’autant plus qu’il savait que tous les esclaves qu’il avait amenés étaient de jeunes garçons et filles aux corps sous-développés. Ils avaient été soumis à des abus par leurs esclavagistes et étaient tous extrêmement faibles et émaciés. Ils n’avaient pas l’air d’être capables de travailler. Ils avaient été correctement nourris à bord du vaisseau, mais il était difficile de croire que leur endurance se rétablirait aussi rapidement.

Je comprends pourquoi la petite dame insiste pour que nous gardions sous silence toute cette affaire…

Le regard de Brass s’était tourné vers la poupe, où se trouvait le groupe de Mélissa. Il avait un peu compris l’astuce se cachant derrière ce spectacle incroyable.

« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? J’ai dit allez-y et préparez-vous à jeter l’ancre. »

Refoulant sa curiosité, Brass gronda un groupe de marins qui fixaient l’horizon, bouche bée.

Brass savait très bien que la curiosité était un vilain défaut…

***

Partie 2

Le nom de la ville portuaire de Sirius venait du grec, et cela signifiait « ce qui brûle » ou « ce qui brille. »

Sara avait informé Ryoma : « Maître Ryoma, l’Atalante a accosté après son retour de Myspos. »

« Ok, bien reçu. Ils sont enfin de retour… Le Capitaine Brass a-t-il dit pourquoi ils étaient en retard ? », demanda Ryoma.

Sara répondit à sa question en gardant les yeux sur le morceau de parchemin qu’elle tenait dans ses mains. Dans le monde de Ryoma, le retard ne le dérangerait pas tant que ça, mais dans ce monde, les choses étaient bien différentes. Il pouvait y avoir une raison cachée que Ryoma ne pouvait pas envisager à l’avance.

« Selon le rapport du capitaine Brass, l’équipe de Mélissa a eu le mal de mer pendant le voyage vers Myspos. Au retour, cependant, ils se sont améliorés et ils ont parfaitement rempli leur rôle. »

« Mal de mer, hein ? Et c’est pourquoi ils sont revenus plus tard que prévu… Oui, je suppose que je n’ai pas tenu compte de ça. »

Leur dire de travailler à bord d’un navire sans formation ni avertissement était peut-être imprudent, réalisa Ryoma. Certaines personnes étaient physiquement moins sujettes au mal de mer, mais apparemment les troupes qu’il avait envoyées avec Brass cette fois-ci n’avaient pas cette constitution. Au contraire, il était surpris de constater qu’ils s’étaient améliorés pendant le voyage de retour.

Je suppose que c’était leur première fois sur un bateau. Ils étaient anxieux, et on dit que le mal des transports a beaucoup à voir avec des facteurs psychologiques…

« Il n’y a cependant pas de problème avec la cargaison. Ils ont eu la chance d’avoir du beau temps, et les vagues qui ont secoué le bateau n’ont rien endommagé. »

Si un navire devait traverser une tempête, la cargaison serait souvent endommagée. L’eau pourrait également pénétrer dans la coque et gâcher les marchandises. La chance était cependant de leur côté cette fois-ci.

« Très bien. Pour l’instant, continuez à apporter des armes et des denrées périssables. Les crocs et les peaux des monstres feront toujours l’affaire pour le paiement, non ? »

« Oui, et nous en avons assez pour payer. Mais d’après la lettre de Mlle Simone, les stocks de leurs clients s’épuisent, et elle a demandé si nous pouvions en envoyer un plus grand nombre. Elle paierait le reste avec de l’or, bien sûr. », acquiesça Sara.

Ryoma s’était mis à réfléchir.

« Augmenter le nombre que nous traitons, hein… ? »

Les monstres qui se reproduisaient dans la péninsule de Wortenia étaient tous considérés comme puissants, et en tant que tels, les ingrédients qu’ils récoltaient atteignaient un bon prix sur le marché. Simone était en train de s’installer à Myspos, et même pour elle, les ingrédients importés de Wortenia étaient des marchandises très rentables.

J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour elle, mais…

Normalement, il aurait aimé lui envoyer toutes les peaux et tous les crocs qu’ils avaient, d’autant plus que Simone elle-même était en pleine guerre commerciale avec d’autres marchands rusés. Ils avaient juré de partager les lots de l’autre, et il voulait donc lui donner toute l’aide qu’il pouvait.

Mais la triste réalité était qu’il ne pouvait pas se permettre de vendre moins de ces ingrédients à Epire. Ou plutôt, ce n’était pas qu’il ne pouvait pas le faire, mais plutôt qu’il redoutait le retour de bâton que cela pourrait provoquer. Et une baisse soudaine des quantités vendues pourrait révéler au comte Salzberg le fait qu’il vendait des choses à des marchands en dehors d’Epire.

« Comment se passe l’entraînement ? »

« Cela ne fait pas six mois que nous avons commencé. »

Déployer plus de soldats leur permettrait de chasser plus de monstres, mais s’ils envoyaient des troupes avant que leur entraînement ait atteint un certain point, ils ne feraient que nourrir les monstres au lieu de les chasser.

« Nous allons avoir besoin de Simone pour attendre un peu plus longtemps… Nous n’avons pas le choix. »

Leur approvisionnement ne pouvait pas suivre l’augmentation de la demande.

Mais encore une fois, faire des ventes folles jusqu’à ce que les prix s’effondrent ne serait pas bon non plus… Simone va juste devoir être patiente.

Ryoma hocha la tête une fois pour lui-même. Voyant que Ryoma avait pris une décision, Sara aborda l’autre sujet qui la préoccupait.

« Il y a… en fait quelque chose d’autre. »

« Qu’est-ce que c’est ? Ça ne te ressemble pas d’être aussi timide… », dit Ryoma en fronçant les sourcils.

Chaque fois que Sara parlait comme ça, les bonnes nouvelles ne suivaient jamais. Ce n’était pas de sa faute, bien sûr, mais Ryoma ne pouvait s’empêcher de se crisper.

« Est-ce à propos des demi-hommes ? », demanda Ryoma.

« Non, c’est quelque chose que Mlle Simone a écrit dans sa lettre… », répondit Sara, ce à quoi Ryoma répondit par une inclinaison de la tête.

Le problème le plus important pour Ryoma était celui des demi-hommes. Il avait récemment raccompagné les trois jeunes filles qu’il avait sauvées des pirates jusqu’au chef, ce qui lui avait demandé pas mal de travail.

Dans les romans que Ryoma lisait, un chevalier blanc qui sauvait une jeune fille était assez vite accueilli par ses pairs. La réalité, cependant, n’était pas à la hauteur de la fiction. Cela ne voulait pas dire que les demi-hommes étaient totalement ingrats, mais ils ne faisaient pas non plus confiance à Ryoma Mikoshiba en tant que personnes. En fait, s’attendre à ce qu’ils lui fassent confiance était imprudent.

Leur haine suite à la persécution humaine était profonde et de longue date, et le poids de cette haine liait leurs cœurs. Ils ne voulaient vraiment et honnêtement rien avoir à faire avec l’humanité, et Ryoma avait mis du temps à les convaincre. Les demi-hommes étaient un problème que Ryoma ne pouvait se permettre de négliger en aucune façon. Au pire, il voulait qu’ils maintiennent une position de non-agression mutuelle. Au mieux, il espérait les absorber dans ses forces.

S’il n’y parvenait pas, il n’y avait aucun intérêt à établir une base dans les terres reculées de Wortenia. Tant qu’ils gardaient le contrôle des mers, Epire restait la seule voie d’accès à la péninsule de Wortenia. Ryoma pouvait concentrer ses forces au sud et empêcher l’ennemi d’entrer. C’était le plus grand avantage offert par cette terre en tant que péninsule à l’angle du continent.

Mais tout cela ne signifierait rien si une force qui s’opposait à lui existait dans la péninsule, même si leur opposition n’était pas explicite et directe. Le fait qu’ils n’étaient pas amicaux envers lui était un problème suffisant. Cela signifiait qu’il devrait continuellement garder une sorte de force autour de lui pour protéger Sirius.

Ainsi, lorsque Ryoma avait rendu les filles elfes enlevées aux pirates, il avait fait une proposition à Nelcius, le chef. Il avait suggéré que Nelcius, ainsi que les autres chefs, fassent des visites mensuelles à Sirius où ils dîneraient avec Ryoma. Il espérait que ces rencontres périodiques aideraient à dissiper leur méfiance envers l’humanité.

C’était une solution détournée, certes, mais Ryoma pensait qu’exiger davantage d’eux ferait échouer les négociations sur-le-champ. Leur peur et leur suspicion à l’égard de la race humaine étaient tout simplement très élevées.

En tant que tel, Ryoma était surtout nerveux à propos des demi-hommes. En d’autres termes, il ne pensait à aucun autre problème. Du moins jusqu’à ce qu’il lise la lettre de Simone…

« Il y a des mouvements à Helnesgoula. Certains signes montrent que bientôt une armée de plusieurs dizaines de milliers de personnes marchera à nouveau sur Xarooda… Ugh. »

Lisant la lettre jusqu’au bout, Ryoma fit claquer sa langue et l’écrasa dans ses mains.

Merde, la bête du nord-est sur le point d’intervenir directement maintenant… ?!

La lettre informait Ryoma que le prix des armes comme les épées et les armures augmentait, ainsi que le coût des rations. Cela, ajouté au fait que plusieurs ordres de chevaliers qui étaient stationnés à la frontière ouest pour servir de contrôle au Saint Empire Qwiltantia avaient été déplacés à l’est, signalait qu’une sorte de mouvement était sur le point de se produire dans le mois à venir. La fin de la lettre était la promesse de Simone de continuer à recueillir des informations.

« On dirait que son organisation de renseignement prend forme », commenta Sara.

Le rôle de Simone était de s’occuper du commerce. Elle devait collecter des fonds, acquérir des fournitures, conserver et rassembler des informations sur les mouvements diplomatiques des différentes nations. C’était, en fait, légèrement différent du rôle que Ryoma attendait de Genou, de sa petite-fille Sakuya et du reste du clan Igasaki.

Le rôle de Genou était axé sur le contre-espionnage, d’éliminer les espions qui tentaient de s’infiltrer dans la péninsule, ainsi que de s’occuper des assassins adverses. Le rôle de Simone était de surveiller les mouvements généraux et l’état des affaires des autres puissances du continent, et d’en informer Ryoma.

Famines, pestes, guerres, révoltes. Il y avait toujours des signaux reflétés dans l’économie de marché qui précédaient de tels événements. Le coût des aliments montait en flèche pendant les famines, et le prix des médicaments augmentait pendant les pestes. L’économie d’un pays était une fenêtre sur ses affaires intérieures.

Ainsi, lorsque les prix des rations et des armements augmentaient comme c’était le cas maintenant, on pouvait supposer qu’une opération militaire était en cours. Dans cette optique, il était clair que Simone faisait bien son travail.

« Oui, elle fait du bon travail. »

Ryoma hocha silencieusement la tête.

Mais son regard, contrairement à ses paroles, était sévère. Voyant l’humeur de son maître, Sara écarta les lèvres pour parler.

« C’est un mauvais timing, exact… ? »

Il y a plusieurs mois, la bataille des plaines de Notis avait eu lieu. L’Empire d’O’ltormea avait gagné la bataille, mais l’invasion n’avait pas été encore lancée sur les territoires de Xarooda, car le Royaume d’Helnesgoula avait lancé sa propre invasion de Xarooda.

La seule raison pour laquelle le Royaume de Xarooda n’avait pas été rayé de la carte du continent occidental était qu’O’ltormea redoutait la possibilité d’une invasion simultanée de la bête du nord. Mais si cette lettre disait la vérité, la situation allait bientôt changer.

« Eh bien, je suppose que rien ne changera même si on se plaint… »

L’expression de Ryoma s’était adoucie aux paroles de Sara. Celui-ci haussa les épaules d’un air sardonique.

Une guerre, c’était comme une pierre géante jetée dans une piscine autrement sereine. Le rocher secoue la surface de l’eau, et ses ondulations se propagent dans toutes les directions. De la même manière, une guerre influençait les pays environnants d’une multitude de façons. Ces influences pouvaient être positives ou négatives, mais une chose était sûre : il y aura toujours, certainement, une sorte d’influence ou de changement.

Le problème était que l’on ne pouvait pas dire où et comment ces influences allaient apparaître. Une augmentation du prix courant de certains articles était négligeable, mais Xarooda pouvait demander des renforts à Rhoadseria. Et comment la reine Lupis réagirait-elle si elle devait envoyer des troupes ?

L’option la plus probable serait qu’Helena Steiner prenne la tête de l’armée, mais il était peu probable que les choses se terminent avec elle seules sur le terrain. Au pire, il serait lui-même contraint de partir en guerre. Ce qui était la pire des évolutions possibles pour lui, étant donné qu’il voulait donner la priorité au développement et à la gouvernance de ses terres. Pire encore, il n’y avait aucune garantie que ce n’était pas ce que Lupis et ses partisans complotaient de faire.

J’espère avoir été anxieux sans raison…

Ryoma poussa un autre profond soupir. Il se rendait compte qu’il réfléchissait trop, mais il savait aussi que la réalité était une série de développements inattendus. Il savait qu’il devait se préparer à l’imprévisible si possible.

***

Partie 3

Après avoir reçu le rapport de Boltz selon lequel sa tâche se déroulait bien, je me suis dit que j’allais pouvoir souffler un peu. Je suppose que non, cependant… Sérieusement, c’est un mal de tête après l’autre.

Ryoma fit construire une forteresse aux pieds de la chaîne de montagnes Tilt, qui se trouvait à la base de la péninsule. Boltz était actuellement en charge de la sécurité du territoire, et s’y rendait avec cinquante de leurs meilleures troupes.

Ryoma avait récemment rencontré le comte Salzberg, et la forteresse avait été construite avec son approbation. Sur le papier, il s’agissait d’une installation défensive construite pour stopper la progression des monstres venant de la région au sud d’Epire. La vérité était que le but derrière sa construction était tout à fait opposé. Il s’agissait d’un point de contrôle destiné à empêcher les aventuriers et les espions de pénétrer dans la péninsule.

La présence d’aventuriers n’était normalement pas une nuisance. Ils chassaient des monstres, qui étaient généralement des nuisances et des menaces dangereuses. Mais en ce moment, la chasse aux monstres était l’une des principales industries de Wortenia. Ryoma préférait de loin que ses propres soldats s’occupent des monstres à abattre plutôt que de laisser les aventuriers le faire.

De plus, la péninsule était actuellement confrontée au problème des demi-hommes. Si Ryoma devait entretenir les relations entre son camp et les elfes, il devait faire en sorte qu’ils lui fassent confiance en tant qu’humain, et on ne pouvait pas savoir ce qu’un aventurier errant à Wortenia pourrait faire. Ils pourraient capturer un demi-humain comme l’avaient fait les pirates, et cela porterait un coup fatal à ses tentatives de construire une relation avec Nelcius.

Pour autant que les demi-hommes s’en souciaient, les actes d’un humain étaient le reflet de l’ensemble de la race. Et pour cette raison, Ryoma ne pouvait pas se permettre qu’un aventurier fasse quelque chose de fâcheux. Ainsi, conformément aux intentions de Ryoma, le travail de Boltz avait entraîné une baisse sensible du nombre d’aventuriers accédant à la péninsule. Certains avaient bien essayé d’entrer sans passer par la route, mais Genou et son clan les avaient éliminés efficacement.

Jusqu’à présent, le résultat de leurs efforts semblait bon. Mais si une guerre devait éclater dans un pays voisin, il y avait une chance qu’elle s’étende. Non, ce n’était pas une chance — les feux de la guerre se propageraient. C’était certain. Et ce n’était pas quelque chose dont Ryoma avait besoin en ce moment, alors qu’il était concentré sur le développement de la péninsule de Wortenia.

Pour une personne étrangère aux affaires, il avait probablement l’air d’un héros qui s’était élevé jusqu’à la noblesse malgré son statut de roturier, mais en vérité, il n’était pas si haut placé. En fait, Ryoma était convaincu que la déesse du destin le détestait. En effet, si elle l’avait favorisé, il n’aurait jamais été convoqué dans ce monde.

« Mais les combats n’auront lieu que dans le Royaume de Xarooda. Cela ne devrait pas nous influencer trop directement… », dit Sara, ce à quoi Ryoma sourit amèrement.

Elle avait raison. Il ne faisait aucun doute que la guerre les influencerait d’une manière ou d’une autre, mais même si Xarooda devait demander des renforts à Rhoadseria, la guerre ne devrait pas trop les affecter tant que Ryoma n’était pas chargé d’envoyer ces forces.

Ryoma ne pouvait cependant pas acquiescer à son évaluation. Un sentiment de mauvais augure se développait dans son cœur. Ryoma possédait un petit nombre de troupes. Leur nombre était un peu plus important depuis qu’ils s’étaient regroupés avec le clan de Genou, mais ils n’avaient que quatre cents soldats prêts à combattre. Il faudrait encore un certain temps avant que les esclaves livrés par Simone ne soient utiles.

Mais même si Ryoma supposait que leur entraînement serait terminé à temps, il ne serait toujours pas en mesure de mobiliser plus de mille soldats. Au mieux, il pourrait en rassembler huit cents ou neuf cents. Au pire, il ne pourrait en rassembler que 600. En comparaison, la taille moyenne d’un ordre de chevaliers était de deux mille cinq cents hommes. Les forces disponibles de Ryoma n’atteindraient même pas la moitié de ce chiffre.

Cela dit, ces chiffres correspondaient à ce que le gouverneur d’un seul territoire aurait comme troupes de réserve. Et si l’on considérait qu’ils étaient tous capables de thaumaturgie, ils étaient loin d’être négligeables. En tant que force de défense de son territoire, ils étaient plus que suffisants.

Cependant…

Nous avons besoin de plus d’effectifs, même s’il faut les pousser. Je vais devoir demander à Simone de nous envoyer d’urgence un millier d’esclaves supplémentaires… Et nous devrons aussi accélérer le travail sur cette chose.

L’instinct de survie de Ryoma lui disait que l’effectif actuel de ses troupes le mettait en danger. Et Ryoma obéissait à ces instincts, qui n’avaient fait que s’aiguiser au fur et à mesure qu’il trompait la mort depuis qu’il avait été appelé dans ce monde. Et il savait que sa survie et celle de ses compagnons dépendaient de leur capacité à se préparer.

« Hmm… Genou m’a dit la même chose, mais cette ville est construite de manière assez élaborée. Les tranchées construites le long de la route sont-elles destinées à s’assurer que l’eau de pluie ne soit pas gaspillée ? » demanda Jinnai tout en plissant les yeux et en regardant par la fenêtre.

Le clair de lune éclairait les rues. Il y a quelques jours, Ryoma avait accordé au clan Igasaki un secteur de la ville qui leur appartenait. Cinq hommes et femmes étaient assis autour d’une table, dans un domaine construit au centre de ce secteur. C’était le Conseil des Anciens, qui représentait la volonté du clan Igasaki.

« En effet. C’était l’idée de notre seigneur. La route est construite de façon similaire », dit Genou.

« Malgré sa jeunesse, celui-ci est plein de ressources. »

Gennai hocha la tête.

« C’est un peu rustre, mais c’est une ville fonctionnelle et efficace. Et elle se développe à un rythme effarant », dit Ryuusai d’une voix assez impressionnée.

Le paysage urbain qui s’étendait derrière leur fenêtre semblait changer de jour en jour. Cette ville s’agrandissait continuellement, et rapidement. Et ses développements n’étaient en aucun cas aléatoires. Elle était le fruit de calculs détaillés et d’une planification urbaine prudente.

« Mais elle manque d’élégance. »

Sae avait répondu aux mots de Ryuusai avec un ton taquin.

Fidèle à ses paroles, la cité de Sirius avait été construite en mettant l’accent sur la fonctionnalité, mais en ignorant complètement toute idée d’esthétique. Elle donnait une sorte d’impression artificielle et inorganique. C’était différent des anciennes constructions japonaises, qui utilisaient principalement le bois. Ryoma avait fait construire la plupart des bâtiments en pierre, probablement pour réduire les risques d’incendie. Cela ne faisait que rendre Sirius plus terne et inesthétique.

« Eh bien, nous vivons dans un âge de guerre. L’élégance offre peu d’avantages pratiques », dit Gennai.

« Tu peux dire ça, Gennai, mais repense à la capitale de Kyoto dont grand-mère nous a parlé un jour. N’avons-nous vraiment pas besoin d’une touche d’élégance ? Après tout, il ne faudrait pas que notre seigneur soit considéré comme le gouverneur d’un pays paumé. », dit Ume en le réprimandant légèrement.

L’élégance. Un mot qui impliquait le goût et le raffinement. Le parfum de la culture, ou un sens artistique raffiné. Bien sûr, la brusquerie rustique n’était pas une mauvaise chose en soi, mais elle ne suffisait pas. La culture était un pouvoir. C’était un aspect de la puissance nationale — différent de la puissance militaire, mais toujours crucial. Un aspect important à prendre en compte lors de la construction d’un pays.

« C’est peut-être vrai… Mais ce n’est pas comme si nous avions nous-même une once d’élégance dans notre nom. »

De par la nature même de leur profession, les ninjas n’étaient pas totalement dépourvus de compétences en matière de chant, de danse ou de musique. En se faisant passer pour des ménestrels ou des bardes itinérants, ils avaient une couverture assez souple pour infiltrer d’autres pays. Mais en même temps, ce n’étaient pas vraiment des artistes — c’était des ninjas. Ils n’avaient pas de réelles activités artistiques. Leurs compétences étaient suffisantes pour divertir une oreille d’amateur, mais pas assez bonnes pour retenir l’attention d’un public. Ils n’étaient, au mieux, que légèrement au-dessus de la moyenne en termes de compétences artistiques.

« Gennai, tu devrais peut-être te mettre à la poésie ? Je crois que ta famille a publié une anthologie de poèmes pendant la période Heian ? », dit Ryuusai d’un ton taquin alors que Gennai se grattait maladroitement la tête.

« Hmm. Peut-être que je devrais. »

Gennai avait répondu d’un ton ouvertement sérieux, ce qui avait incité tout le monde à glousser agréablement.

« Mais blague à part, nous devrions en discuter une autre fois. Je pense que poursuivre toute notion d’élégance en ce moment ne servirait qu’à rendre notre seigneur plus anxieux. », continua Ryuusai.

La culture était une source importante de puissance nationale, mais les pays qui s’appuyaient trop sur la richesse culturelle ne faisaient que se conduire à la ruine. Les mots de Ryuusai étaient vrais.

« Notre seigneur montre un grand intérêt pour la culture des demi-hommes. Mais bien sûr, cela dépend de sa capacité à gagner leur confiance. Et cela prendra beaucoup de temps. », dit Genou.

Tout le monde baissa la tête à ces mots.

« Ooh, les demi-hommes… D’après ce que j’ai entendu, ils sont assez méfiants à notre égard ? », demanda Jinnai.

« Oui, tout à fait. »

Genou avait hoché la tête.

Genou se souvenait des expressions de peur et d’hostilité qu’ils leur adressaient. Lorsque les ninjas qu’il avait envoyés en reconnaissance dans la péninsule de Wortenia les avaient rencontrés dans la forêt, les demi-hommes les avaient attaqués sans aucune chance de dialogue. De nombreux ninjas avaient été gravement blessés lors de cet échange.

Escorter les jeunes filles elfes qu’ils avaient sauvées des pirates jusqu’au village avait également demandé beaucoup d’efforts. Mais heureusement — et grâce à des négociations persistantes et incessantes — les relations entre les demi-hommes et le camp de Ryoma s’amélioraient peu à peu, par rapport à l’hostilité ouverte dont ils faisaient preuve au départ. On ne pouvait cependant pas encore parler de relations cordiales.

Le seul point positif était que les gens présents ici ne montraient pas beaucoup d’aversion envers les demi-hommes. La plupart des résidents de Sirius étaient au début de leur adolescence, et les autres étaient des mercenaires. Aucun d’entre eux n’était des croyants dans le Dieu de la Lumière, Meneos. Mais bien sûr, si les demi-hommes se montraient hostiles à leur égard, aucun des résidents de Sirius n’hésiterait à aider à les chasser.

Néanmoins, le fait que son peuple ne soit pas opposé aux demi-hommes pour une raison religieuse était un coup de chance pour Ryoma. Si tout se passait comme Ryoma l’avait prévu, il suffirait d’un peu de temps pour que le fossé entre l’humanité et les demi-hommes soit comblé.

Il ne reste plus qu’à…

Genou avait servi aux côtés de Ryoma depuis la guerre civile rhoadserienne, et il pensait avoir une bonne idée des capacités de ce jeune homme.

« Je crois toujours que mon seigneur est le genre de personne que nos ancêtres recherchaient. Et vous, qu’en dites-vous ? » demanda Genou.

Les cinq autres se turent. C’était le souhait du premier chef du clan Igasaki — le motif pour lequel le clan Igasaki avait affiné ses compétences au cours de la longue période de cinq siècles. Ils avaient erré dans ce monde, sans maître, à la recherche de quelqu’un qui les dirigerait. Parfois, ils étaient rejetés comme des étrangers. D’autres fois, ils étaient carrément persécutés. Mais maintenant, ils avaient enfin trouvé quelqu’un.

Ryoma Mikoshiba.

« Je pense que nous pouvons nous engager avec lui », dit Ryuusai.

« Je suis d’accord avec l’opinion de Ryuusai. Il faut quand même régler le problème qui s’est passé l’autre jour… », approuva Jinnai.

Sae hocha la tête en silence.

« Le moment est peut-être venu de réunir les chefs des familles des branches… Il ne reste plus qu’à voir si notre seigneur sera capable de le faire, je crois que… », murmura Ume.

« Cela, je ne le sais pas. Mais il l’a dit récemment. Il y a des chances qu’il soit capable de le réaliser. »

Tous les cinq tournèrent leurs regards vers un seul katana présenté sur une étagère dans cette même pièce. Cette lame, connue sous le nom de Kikoku — le Démon Gémissant - sommeillait dans l’étreinte de son fourreau blanc. Elle restait silencieuse, attendant l’arrivée de son digne manieur…

*****

À peu près au moment où Ryoma avait reçu la lettre de Simone, un certain Owen Spiegel — Premier ministre d’un certain pays situé à l’extrémité orientale du continent occidental — était entré dans le bureau de son maître. Le but de cette visite était une réunion secrète afin de discuter de la guerre contre l’Empire d’O’ltormea.

« Votre Majesté… J’ai fait les préparatifs conformément à votre précédente lettre… Je suis sûr qu’un messager de Xarooda est en route maintenant », dit Owen.

À ces mots, son interlocuteur vieillissant hocha profondément la tête.

« Et comment va la guerre ? »

« Dix mille hommes menés par Ecclesia Marinelle s’approchent de la frontière de Rhoadseria. »

« Compris. Un travail bien fait, Owen… La route de Xarooda devrait s’ouvrir bientôt. »

« Je n’en suis pas digne, Votre Majesté. »

Owen avait profondément incliné la tête, malgré l’anxiété qui remplissait son expression.

« Mais pensez-vous que la reine acceptera notre appel si facilement ? »

Owen était inquiet au sujet de la nouvelle reine du Royaume de Rhoadseria, Lupis Rhoadserians. À ses yeux, c’était une femme indécise. Et ce, malgré le fait qu’en considérant l’emplacement des pays sur le continent, on pouvait tout de suite voir quel pays serait attaqué ensuite si Xarooda tombait. Dans la plupart des cas, ce serait Rhoadseria qui enverrait des appels à l’aide au Royaume de Myest.

Je comprends que son régime ne soit pas encore stable à cause de la récente guerre civile, et pourtant…

Même en gardant cela à l’esprit, le fait qu’elle n’ait pas rassemblé assez d’influence sur le pays pendant tout ce temps reflétait mal son règne. Et cela ne faisait que rendre douteuses les prouesses militaires qu’on lui prêtait. Même si elle était aussi douée que les rumeurs le prétendaient, c’était un talent complètement gaspillé si elle ne parvenait pas à prendre une décision.

« Bien sûr, je pense qu’il est assez probable qu’elle le fasse. Et vous savez quoi faire alors, oui ? »

« Bien sûr, Votre Majesté. J’ai insisté sur ce point auprès d’Ecclesia, également. Cependant… Êtes-vous sûr que c’est la bonne décision ? »

« Je comprends tes doutes, Owen. Je n’ai moi aussi aucun désir de m’engager dans une guerre inutile. Et pourtant… Même les chevaliers de Xarooda, aussi puissants que les rumeurs le disent, ne pourront pas tenir plus longtemps. Le troisième fils du général Belares est plutôt capable, mais convenez avec moi qu’il est peu probable qu’il surpasse son père. »

Même avec la position avantageuse que leur accordait la topographie de Xarooda, l’écart entre leurs forces et les effectifs de l’Empire d’O’ltormea était bien trop important. Et pour couronner le tout, la perte du général Belares — le héros vanté comme la divinité tutélaire de Xarooda — était un coup trop douloureux.

« Et on ne sait pas non plus quand la mégère du nord pourrait concrétiser ses ambitions. »

La souveraine du royaume d’Helnesgoula, Grindiana Helnecharles, n’était en aucun cas aussi avide et avaricieuse que les rumeurs le laissaient entendre. Owen le savait très bien, pour l’avoir déjà rencontrée face à face. Elle n’était pas assez téméraire pour tenter aveuglément d’étendre son territoire, mais en même temps, elle n’était pas assez naïve pour laisser passer une bataille qu’elle était sûre de pouvoir gagner.

Pour l’instant, les choses peuvent aller dans les deux sens… Mais les choses deviendront certainement beaucoup plus difficiles lorsque le Royaume d’Helnesgoula sera déterminé à détruire Xarooda…

Et quelle route Myest choisira-t-elle alors ? Owen ne pouvait s’empêcher de pousser un lourd soupir.

***

Chapitre 2 : Le messager du territoire voisin

Partie 1

Le château qui surplombait la capitale de Pireas était rempli d’un air lourd et anxiogène. Les bureaucrates de haut rang se précipitaient à leur poste, le visage pâle, et les responsables militaires étaient tous réunis de force dans une salle de conférence, qu’ils soient commandants ou non. Même les chevaliers avaient été appelés à la caserne sans se soucier de savoir s’ils étaient en service ou non et avaient reçu l’ordre de s’assurer que leur équipement était révisé et prêt au combat.

Tout le monde se déplaçait dans le palais à la hâte. La plupart d’entre eux faisaient simplement ce qu’on leur disait, et seuls quelques-uns avaient une idée de la situation. Non… Même eux ne comprenaient pas vraiment ce qui se passait. Alors qu’ils passaient tous devant une certaine série de portes du palais, ils s’étaient éloignés rapidement tout en jetant un regard inquiet à l’entrée de cette pièce. Ces portes en fer hermétiquement fermées…

« Oui… Je comprends ce que dit la lettre, mais… Je ne pense pas que nous puissions nous permettre de faire ça… », dit la reine Lupis avec un profond soupir.

L’explication de Meltina n’avait fait qu’assombrir davantage son humeur. Les visages de toutes les personnes présentes dans cette pièce étaient empreints de chagrin et d’inquiétude. C’était le cas de la reine Lupis et de ses aides, Mikhail et Meltina. La représentante et responsable de l’armée était Helena. Le comte Bergstone était à la tête de plusieurs autres nobles influents qui représentaient les fonctionnaires civils.

« Mais Votre Majesté, ignorer cette demande maintenant signifierait… », intervint Meltina.

« Je le sais… Mais notre pays a-t-il actuellement le pouvoir de faire cela ? », demanda Lupis avec une voix chargée de résignation.

La reine Lupis n’avait pas l’intention d’ignorer cette question. Bien au contraire, sa conclusion était que ce n’était pas une situation qu’ils devaient ignorer. Mais si elle avait le défaut de laisser ses émotions prendre le dessus, elle n’était en aucun cas une idiote. En tant que membre de la famille royale, elle avait reçu la meilleure éducation possible dans ce monde. Tant qu’elle gardait son sang-froid, elle était une souveraine capable de voir la réalité des choses. Et elle voyait bien que le problème que détaillait cette lettre entraînait le Royaume de Rhoadseria dans une situation dont il ne pouvait se sortir.

« Non, c’est impossible… Surtout maintenant, alors que nous devons rester prudents et surveiller les mouvements de la faction des nobles… Cependant… », dit Meltina en hésitant.

« Mais nous ne pouvons pas non plus nous permettre d’ignorer cet appel. Si cette lettre était arrivée peu après que nous ayons réprimé le soulèvement, les choses auraient été différentes, mais la guerre civile dure depuis près d’un an. Il faudra encore du temps pour que notre puissance nationale se rétablisse, bien sûr, mais nous ne pouvons plus utiliser cela comme justification… Et d’ailleurs, cette fois-ci… », poursuivit le comte Bergstone

Le regard du comte Bergstone se posa sur deux lettres posées sur la table. Ayant basculé du côté de la faction de la princesse pendant la guerre civile, le comte Salzberg avait été choisi comme l’un des assistants de la reine Lupis pour ses prouesses politiques supérieures. Il était parfaitement conscient de l’équilibre du pouvoir politique dans le royaume, et était assez sage pour surveiller les autres pays voisins.

S’il avait gagné la confiance de la Reine Lupis, il aurait sûrement été nommé Premier Ministre. Et il pouvait dire que le dilemme que les autres royaumes leur imposaient maintenant était une invitation à entrer dans un labyrinthe sans issue.

Il est probable que, peu importe ce que nous choisissons de faire, les perspectives de ce pays soient sombres… pensa-t-il.

Deux lettres étaient posées devant la Reine Lupis. L’une était une lettre qu’ils recevaient assez régulièrement depuis que l’Empire d’O’ltormea avait lancé son invasion du Royaume de Xarooda. C’était une demande de renforts par le Roi Julianus I, souverain de Xarooda.

Le Royaume de Xarooda avait perdu contre O’ltormea lors de la bataille des plaines de Notis, qui avaient repoussé leur ligne défensive à l’intérieur de leurs territoires. Pour sortir de cette impasse, ils avaient naturellement demandé des renforts à leurs compatriotes de l’est, Myest et Rhoadseria.

O’ltormea régnait sur les régions centrales du continent occidental, possédant un vaste territoire et une population importante. Xarooda seul n’était pas capable de retenir sa puissance militaire. Mais les trois pays constituaient la partie orientale du continent occidental : Rhoadseria, Myest et Xarooda. S’ils s’alliaient, ils auraient été capables de s’opposer à O’ltormea.

Et en effet, lors des guerres passées, une alliance entre les trois avait permis de contenir les ambitions d’O’ltormea. Mais cette alliance n’avait pas été formée par camaraderie ou amitié entre les pays. Les trois pays étaient simplement dans un état de dépendance mutuelle.

Sans Xarooda pour servir de brise-lames, les vagues de la guerre s’abattraient sur Rhoadseria. Et si Rhoadseria tombait, les vagues de la guerre s’abattraient ensuite sur Myest… Et donc, au nom de leur propre intérêt et bien-être, les deux pays avaient dû envoyer des renforts à Xarooda.

Mais au cours de l’année passée, la reine Lupis avait refusé les demandes de renforts de Julianus Ier, car elle avait besoin de stabiliser la puissance nationale et le climat politique de Rhoadseria. Et le fait douloureux était que, même sans tenir compte de cela, Rhoadseria manquait tout simplement de troupes à envoyer.

Le général Albrecht avait tenu le commandement de l’armée pendant des années, et le supprimer signifiait que les ordres des chevaliers devaient être réorganisés. La puissance militaire de Rhoadseria avait donc fortement diminué. Avec l’élimination des chevaliers des familles établies, de nombreux soldats qui avaient été écartés et empêchés d’être promus s’étaient battus pour obtenir les postes vacants. De nombreux chevaliers s’étaient même battus en duel pour les obtenir.

Helena avait travaillé dur pour atténuer cette situation, mais les flammes de l’ambition étaient difficiles à éteindre. Et avec des gens qui les attisaient constamment, il était logique qu’elle ait eu du mal à les éteindre.

Avec tout cela à l’esprit, envoyer leurs troupes à l’étranger avec la faction des nobles qui commençait à s’agiter était effectivement un suicide.

Nous aurions vraiment dû rejeter l’offre de fidélité du comte Gelhart… et l’éliminer à l’époque… Avoir son rang à la cour abaissé ne le dérange pas. Après tout, il a accepté ces termes trop facilement.

Même avec son rang abaissé de comte à vicomte, Gelhart avait une grande influence sur la noblesse. Pire encore, depuis que la princesse Radine avait été officiellement reconnue comme un membre de la famille royale, les nobles mécontents de la reine Lupis commençaient à s’unifier sous sa bannière.

Afin de construire une structure de pouvoir dont elle serait le centre, la reine Lupis avait chassé de nombreux nobles du palais après la fin de la guerre civile. Il était donc naturel qu’ils se tournent vers Gelhart et la princesse Radine. Du point de vue de Lupis, il était logique d’éliminer ceux qui avaient soutenu Gelhart dans le passé. Mais ceux qui avaient été chassés n’allaient pas simplement accepter d’être traités de cette façon.

Tuer Gelhart n’aurait pas dissipé le mécontentement des nobles, mais il aurait été beaucoup plus difficile pour eux de s’unir contre la reine Lupis. Gelhart avait du pouvoir, et la princesse Radine pouvait servir de cause juste. Et maintenant, ils se tenaient comme un obstacle à la Reine Lupis.

Nous aurions dû arrêter cette négociation, même si cela signifiait laisser Mikhail Vanash mourir. Bien que dire cela maintenant n’a pas vraiment d’importance, hein… ?

Le regard du comte Bergstone se tourna vers Mikhail, qui se tenait les bras croisés aux côtés de Meltina. Un sentiment amer emplit son cœur. Une victoire parfaite aurait dû être à leur portée lors de la guerre civile. Si seulement ils n’avaient pas accepté l’offre de fidélité de Gelhart…

Nous n’aurions peut-être pas eu le choix, mais le Seigneur Mikoshiba aurait pu trouver un moyen…

Le comte Bergstone avait parfaitement compris la position dans laquelle ils se trouvaient à l’époque. Il faisait partie de cette réunion, et Helena le lui avait également expliqué. Il n’y avait pas grand-chose à faire. Mais quand même, il ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à Ryoma d’avoir simplement acquiescé et permis à la Reine Lupis d’accepter la proposition de Gelhart.

Il savait que c’était une rancune mal placée, mais le fait était que s’ils avaient refusé Gelhart et exécuté Radine pour usurpation d’identité, la moitié de leurs problèmes actuels n’auraient pas existé. Toutes les forces subversives du pays seraient encore obligées d’obéir à la reine Lupis, du moins en apparence. Et dans ce cas, peut-être auraient-ils pu envoyer des soldats à Xarooda plus tôt.

Au moins, il connaît sa place maintenant. C’est la seule lueur d’espoir ici…

Dans le passé, Mikhail Vanash se contentait de débiter des absurdités sur la chevalerie et la voie du chevalier et ne servait qu’à semer le désordre dans les réunions. Mais aujourd’hui, il avait gardé sa bouche fermée. Cela avait provoqué un petit soupir de la part du comte Bergstone. L’idée que la croissance de Mikhaïl en tant que personne devait se faire au prix de la situation actuelle de Rhoadseria ressemblait à une triste plaisanterie.

Avec cette pensée en tête, le comte Bergstone ramena la conversation à son sujet principal.

« Notre plus gros problème est les agissements de Myest. Ils ont déjà rassemblé leurs renforts le long de notre frontière orientale, ils pourraient donc être en route dès que nous les autoriserons à passer. Et nous ne pouvons pas refuser leur demande, ou ils pourraient nous déclarer la guerre. Et puis, c’est notre dernière chance de sauver Xarooda. »

Le regard de tous fut posé sur la seconde lettre sur la table.

Myest ne reculera pas, quoi qu’il arrive…

Le Comte Bergstone avait facilement remarqué la colère et la résolution que Myest avait au moment où ils écrivirent cette lettre. Il était clair que laisser Xarooda à son sort signifierait qu’O’ltormea déferlerait sur les régions orientales comme une avalanche, et qu’aucun des trois pays ne pourrait s’y opposer seul. En fait, il était surprenant que Myest ait supporté l’attitude de Rhoadseria jusqu’à présent.

« Cette lettre ne le dit pas directement, mais la demande de Myest est claire… Avez-vous l’intention que nous entrions en guerre avec eux, Votre Majesté ? »

Quoi qu’il advienne, ne pas laisser Myest traverser leur territoire n’était pas une option. La question était de savoir s’ils les laisseraient simplement traverser seuls ou s’ils enverraient leurs propres renforts pour les rejoindre.

Non, on n’a pas non plus trop le choix…

Que se passerait-il s’ils laissaient les militaires de Myest traverser sans aider Xarooda eux-mêmes ? Les hostilités n’éclateraient peut-être pas immédiatement contre O’ltormea, mais cela créerait un fossé entre les trois pays — un fossé profond, irréparable.

Un fossé qui pourrait se manifester par une attaque de la Rhoadseria à la fois par l’est et par l’ouest, menant à sa destruction. Ni Xarooda ni Myest ne toléreraient qu’une nation amie ne leur envoie pas d’aide dans une telle situation d’urgence.

« On n’a pas d’autre choix que d’envoyer nos troupes… ? », dit-elle, la voix emplie d’une amertume totale.

Mais ils n’avaient pas d’autre choix.

Elle comprend donc cela… Mais la question demeure…

Le comte Bergstone tourna son regard vers Meltina.

« Combien pouvons-nous en déployer ? »

« Nos forces sont en grande partie réorganisées, grâce aux efforts de Lady Helena… Mais vu l’état du pays, le plus que nous puissions épargner est un seul ordre de chevaliers. Nous pourrions demander aux nobles de nous prêter leurs forces, bien sûr, mais si nous ne devions compter que sur nos propres forces… »

Une vague de découragement s’était installée dans la pièce.

« L’existence du royaume est en jeu, et nous ne pouvons envoyer que deux mille cinq cents hommes… », murmura Le comte Salzberg, choqué.

Il représentait bien les pensées de toutes les personnes présentes.

Cela ne pourrait même pas être vu comme un renforcement venant d’un autre pays. Il leur faudrait au moins cinq mille hommes, et la situation exigeait effectivement dix mille hommes. Bien sûr, ils ne pouvaient pas envoyer tous leurs chevaliers pour cela, mais ils ne pouvaient pas non plus espérer l’aide des nobles.

***

Partie 2

Tout le monde était conscient de l’atmosphère d’agitation qui planait sur Rhoadseria, et surveillait prudemment les mouvements de Gelhart. Dans ce cas, ce n’était cependant pas une question de factions. Le comte Bergstone, le comte Zeleph et les autres nobles alliés de la reine Lupis ne pouvaient pas non plus envoyer de troupes.

En effet, il était évident que s’ils envoyaient les soldats de leur territoire hors du pays, ces territoires seraient incapables de résister et seraient réduits en cendres si une révolte éclatait à nouveau. Si c’était à l’intérieur des territoires du royaume, les choses étaient différentes, mais ils ne pouvaient pas se permettre d’envoyer leurs soldats aider dans la guerre d’un autre pays.

« Les nobles ne bougeront pas. Notre seule autre option est d’enrôler les roturiers, mais… honnêtement, nous ne pouvons probablement pas nous attendre à ce qu’un grand nombre de personnes le veuille. Bien sûr, si nous les menaçons, les choses seront différentes, mais… », dit Meltina.

« Mais cela ne fera que nous faire reculer. »

La reine Lupis secoua la tête et soupira.

Les enrôler leur permettrait de rassembler jusqu’à vingt ou trente mille personnes. Même cent mille n’étaient pas impossibles. Mais les roturiers ayant été conscrits ne valaient pas grand-chose en termes de puissance militaire. Au contraire, ils étaient un handicap.

Le problème était que cette guerre n’était pas une invasion d’un autre pays. Une invasion signifiait qu’ils seraient autorisés à piller les villes et les villages, à violer les femmes et à vendre les villageois survivants comme esclaves.

Mais cette fois, ils envoyaient des renforts. Ils ne seraient pas autorisés à piller et violer à leur guise. Après tout, qui accepterait des renforts qui semaient le chaos dans leur propre pays ? Et même s’ils recevaient de la nourriture et un logement, ce serait le strict minimum. Les choses pourraient changer s’ils prenaient la tête d’un commandant sur le champ de bataille, mais ils ne pouvaient pas se fier à ce genre de coup de chance.

La plupart des soldats recevraient simplement une somme d’argent dérisoire en paiement de leurs services par le gouvernement, et ce sera tout. La récompense ne justifiait pas que l’on mette sa vie en danger. Le moral des soldats serait bas, et ils contesteraient probablement la plupart des ordres qu’on leur donnera.

Le pire scénario possible était que les conscrits mécontents se retournent contre les villes de Xarooda et les pillent. S’il s’agissait d’une courte opération dans un pays voisin, les choses seraient peut-être différentes, mais ils ne pouvaient pas les envoyer en renfort.

« Dans ce cas… Nous devrons envoyer un commandant dont les deux pays seront satisfaits. »

Tout le monde acquiesça aux paroles du comte Zeleph.

Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre cette guerre. Une défaite signifierait que Rhoadseria serait le prochain pays à être menacé par les ambitions d’O’ltormea. En plus de cela, ils devaient accomplir des exploits qui feraient que Xarooda et Myest ne les regardaient pas de haut. S’ils devaient envoyer une poignée de soldats après avoir esquivé leurs demandes de renforts aussi longtemps, les autres pays auraient la pire impression possible de Rhoadseria.

S’ils ne contribuaient pas aux combats de manière importante, Xarooda et Myest ne le leur pardonneraient jamais. Ils exigeraient que Rhoadseria fasse de grandes concessions commerciales pour compenser, en supposant qu’ils ne déclaraient pas carrément la guerre au pays.

« Je vais y aller », dit Helena, écartant les lèvres pour la première fois pendant ce conseil.

La salle entière était devenue silencieuse suite à sa déclaration.

« Es-tu sûre, Helena ? », répondit finalement la reine Lupis après une pause.

Son visage était plein de doutes et de culpabilité. Les seuls renforts qu’ils pouvaient envoyer de manière fiable étaient deux mille cinq cents chevaliers, et ils n’allaient pas simplement sortir et offrir un peu d’aide. Ils devaient accomplir une performance admirable et remporter des victoires retentissantes qui convaincraient les autres pays. Faire cela, c’était, en toute honnêteté et à toutes fins utiles, tirer sciemment la courte paille.

Helena, cependant, n’avait pas hésité.

« Bien sûr, Votre Majesté. »

Helena hocha la tête, ses yeux brillaient d’une forte volonté.

Elle ne reculerait devant rien pour sauver le Royaume de Rhoadseria, et Helena était également la seule personne présente à cette réunion qui pouvait commander les renforts. Ce n’était pas tant une question de capacités d’Helena, mais plutôt de sa renommée et de ses réalisations passées. Meltina et Mikhail étaient également des aides de la reine Lupis, mais leurs noms n’étaient pas connus dans les autres pays.

Si leurs deux mille cinq cents hommes étaient dirigés par un blanc-bec inconnu, personne ne les prendrait au sérieux et cela ne ferait que créer davantage de frictions. Les autres pays seraient, cependant, bien plus accueillants envers la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria.

« Alors nous demanderons à Dame Helena de servir de commandant pour nos renforts. Nous aurons, cependant, besoin d’un commandant en second », dit Meltina après avoir confirmé que tout le monde était d’accord avec l’offre d’Helena.

Les accomplissements d’Helena étaient uniques et légendaires, mais elle ne les avait pas réalisés toute seule. Et puisqu’ils étaient envoyés dans un autre pays, personne ne pouvait dire ce qui pouvait arriver. Ils avaient besoin d’un vice-commandant qui pourrait remplacer Helena si nécessaire.

« Cela va de soi… Nous aurions besoin d’une aide compétente… Mais qui cela devrait-il être ? Le Seigneur Mikhail, ou peut-être Dame Meltina ? Ce sont les deux premiers qui nous viennent à l’esprit parmi les effectifs que nous pouvons actuellement déplacer. Mais pouvons-nous sans risque les faire sortir du royaume pendant un temps extrêmement long ? », demanda le comte Zeleph.

C’était une question naturelle. Il n’y avait pas beaucoup d’officiers militaires connus et importants en Rhoadseria pour le moment, et la plupart d’entre eux avaient des rôles qui les rendaient difficiles à remplacer. Toute force envoyée à Xarooda ne reviendrait que six mois plus tard au plus tôt, et peut-être même des années plus tard, selon la façon dont la guerre se déroule. Ces officiers n’avaient pas le loisir de faire ça.

Pourtant, ils ne pouvaient pas envoyer Helena sur un champ de bataille mortel toute seule. Tout le monde resta silencieux, jusqu’à ce qu’un seul homme prenne enfin la parole.

« Ne pourriez-vous pas demander au Seigneur Mikoshiba ? »

Le son de quelqu’un avalant nerveusement sa respiration résonna dans la pièce bien plus fortement qu’il n’aurait dû. Ce nom était un tabou que tout le monde avait envisagé, mais dont personne n’osait parler. Un silence momentané tomba sur la pièce, qui fut suivie par le cri de colère du comte Bergstone.

« Espèce d’idiot ! Que proposes-tu, Mikhail ? ! As-tu la moindre idée de ce que tu viens de dire ? ! »

Le comte Bergstone lui cria dessus, jetant aux orties toutes les notions de politesse et de cérémonie. Sa colère était claire. Mais personne n’avait jugé le comte Bergstone pour avoir appelé Mikhail directement par son prénom. Les mots de Mikhail étaient simplement si effrontés et inattendus.

Cet idiot… J’avais pensé qu’il serait devenu un peu plus docile après la levée de son assignation à résidence…

En voyant Mikhail tenir sa langue pendant toute la réunion jusqu’ici, le comte Bergstone avait supposé qu’il avait su où était sa place et savait quand ne pas interférer. Cette impression, cependant, semblait avoir été erronée.

« Seigneur Mikhail… Qu’essayez-vous de faire, précisément ? »

Le comte Zeleph expira lentement un profond soupir en tournant un regard interrogateur vers Mikhail.

Ses mots étaient empreints de prudence envers Mikhail.

La majeure partie du territoire de la Rhoadseria était constituée de plaines plates et ouvertes. Leur population était vaste et leurs terres étaient propices à l’agriculture grâce à d’abondantes sources d’eau. Mais d’un autre côté, cela signifiait aussi que la topographie de leur pays avait peu de défenses naturelles. Et lorsqu’il s’agissait de combattre dans des plaines ouvertes, le nombre de troupes de chaque armée était le facteur décisif.

Une fois qu’ils seraient envahis, ils ne pourraient probablement pas attendre de renforts de Myest. Si O’ltormea devait franchir la chaîne de montagnes occidentale qui sert de frontière entre Rhoadseria et Xarooda, le royaume serait probablement écrasé rapidement par la force écrasante de l’Empire.

Donc, au vu de la situation actuelle de Rhoadseria, la suggestion de Mikhail avait du sens. Ses paroles étaient basées sur la situation et la puissance nationale actuelles de Rhoadseria. Même l’atout le plus fort ne valait rien s’il n’était pas joué au moment le plus critique du jeu.

Mais s’ils pouvaient simplement demander de l’aide à Ryoma, ils ne seraient pas dans cette situation critique. Il était naturel que les mots du comte Bergstone soient aussi empreints de ressentiment, car Mikhail Vanash était la cause de leurs problèmes. C’était à cause de sa volonté de gagner des mérites à la guerre qu’ils n’avaient pas pu appréhender Gelhart — ce qui avait mené directement à la position difficile dans laquelle ils se trouvaient.

« Et la conformité du Seigneur Mikoshiba n’a pas d’importance. Nous devons seulement lui donner l’ordre. Et, s’il refuse, nous le traiterons simplement comme n’importe quel hors-la-loi et le tuerons. Quel noble refuserait un ordre royal quand l’existence du royaume est en danger ? »

Il n’y avait aucune trace d’émotion dans la voix de Mikhail. Elle se répercutait froidement, presque mécaniquement dans la pièce.

« C’est absurde… Ta santé mentale t’a-t-elle complètement abandonné ? » dit le comte Bergstone tout en oubliant qu’il était en présence de la reine Lupis.

Mikhail, cependant, le regarda simplement avec une expression qui semblait presque surprise.

« Eh bien… Comte Bergstone, ai-je dit quelque chose d’étrange ? Quel intérêt y a-t-il à garder un noble qui manque de loyauté envers la maison royale ? »

« Que dis-tu ? Si tu prétends que c’est le devoir de la noblesse, alors tu peux aussi bien passer au fil de l’épée la plupart des nobles de ce pays. »

« En effet. Et c’est pourquoi nous devons faire bon usage du Seigneur Mikoshiba. »

Leurs voix s’étaient élevées et elles affichèrent une nette inimitié l’un envers l’autre. La plupart des nobles de Rhoadseria ne faisaient pas preuve d’une loyauté inconditionnelle envers la maison royale. S’ils l’avaient été, ils n’auraient pas été aussi peu coopératifs, même en présence de la bannière qu’était la princesse Radine.

Il en allait de même pour les nobles présents ici. Le comte Bergstone était profondément loyal envers la reine Lupis, bien sûr, mais sa fidélité n’était pas inconditionnelle. Il ne la servait aussi loyalement que parce qu’elle l’avait placé à un poste clé après la fin de la guerre civile. C’était la différence entre recevoir la faveur d’une personne et recevoir un service.

Il y a un an, le comte Bergstone faisait partie de la faction neutre, et avait refusé de prêter son aide à la faction de la princesse malgré les demandes répétées de Meltina. C’était parce que Meltina attendait de lui qu’il l’aide par pure loyauté envers le trône.

L’idée de la loyauté envers le trône avait certainement une résonance agréable, et certains auraient donné leur vie pour cela. Mais la plupart des gens ne le feraient pas. Les gens avaient besoin de savoir que quoi qu’ils fassent, ils en tireront un avantage quelconque.

Mikhail le savait très bien. Presque personne n’avait pris le parti de la Reine Lupis il y a un an… Jusqu’au jour où Ryoma Mikoshiba était apparu.

« Pourquoi êtes-vous si paniqués ? »

Helena coupa dans leur dispute, après l’avoir observée en silence pendant un moment.

« Quoi, tu le demandes ? N’est-ce pas évident ? Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Exécuter le baron Mikoshiba et unifier la volonté des nobles n’est-elle pas notre option la plus rapide ? »

Mikhail fut pris au dépourvu par la question, et laissa involontairement échapper ses véritables intentions. Le regard d’Helena s’était aiguisé.

« Je vois… Donc c’est ce que tu voulais vraiment dire », dit-elle.

« N-Non… »

Le visage de Mikhail se déforma.

« Je n’ai pas… Je n’ai rien dit… »

Ses mots avaient fait prendre conscience à Mikhail qu’il venait de dire quelque chose qu’il valait mieux ne pas dire. Il était vrai que faire de Ryoma un exemple aurait pu unifier le pays. Mais il n’y avait pas besoin de faire de Ryoma une cible spécifique. Il y avait beaucoup d’autres personnes sacrifiables.

***

Partie 3

Et bien qu’il ait qualifié Ryoma d’atout, Mikhail avait suggéré qu’ils ne l’utilisaient pas contre leur ennemi, mais qu’ils s’en débarrassent plutôt pour se faire valoir auprès de leurs autres alliés. Ses paroles et ses intentions étaient manifestement deux choses différentes.

Je le savais… Il en veut toujours au Sieur Mikoshiba…

Le comte Bergstone s’en était immédiatement rendu compte.

À première vue, les affirmations de Mikhail semblaient raisonnables, mais une fois qu’il avait compris ses véritables intentions, il était difficile de ne pas le juger sévèrement.

« Haïs-tu le Seigneur Mikoshiba ? », demanda le comte Bergstone.

« Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez », répondit Mikhail d’un ton posé, en essayant de masquer sa confusion.

Apparemment, il avait choisi de feindre l’ignorance, mais il semblerait qu’il était bien trop tard pour cela. Son attitude d’il y a quelques instants avait clairement montré à toutes les personnes présentes quelles étaient ses intentions. Et pourtant, il essayait de les cacher maintenant.

Le Comte Bergstone répéta la question : « Haïs-tu à ce point le Seigneur Mikoshiba ? Cet échec est entièrement dû de ta faute. Lui en vouloir serait une erreur. »

« Je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire. »

Mikhail répéta cette farce une fois de plus. Mais en le voyant prononcer ces mots une seconde fois, le comte Bergstone avait senti un frisson lui parcourir l’échine.

Ces yeux… !

Ils étaient remplis d’une obscurité profonde, sans fond. Le regard de Mikhail était rempli de flammes de haine et d’obsession. Aussi loin que le Comte Bergstone pouvait voir, le Mikhail Vanash qu’il connaissait n’était pas là. Certes, il avait toujours su qu’il était myope, mais il n’avait jamais vu Mikhail ignorer complètement les apparences et considérer une autre personne avec un antagonisme aussi clair et flagrant.

Le Comte Bergstone pouvait comprendre pourquoi il détestait Ryoma du plus profond de son cœur. Il était peut-être tout à fait naturel pour lui de souhaiter la disparition de cet homme. Mais c’était une rancune injustifiée. Et il ne pouvait pas laisser ces désirs personnels plonger Rhoadseria dans un plus grand chaos.

Je te plains, mais…

Des étincelles jaillirent entre les deux.

« Arrêtez ça ! »

Le cri de la reine Lupis résonna dans la pièce.

« Cela suffit… Je vais donner un décret royal. Tout d’abord, Helena. Contactez le baron Mikoshiba et informez-le qu’il est convoqué de toute urgence à la capitale. Il ne refusera pas forcément, nous allons donc pour l’instant lui expliquer notre situation. Nous pourrons décider de ce qu’il faut faire s’il refuse par la suite… Compris ? »

« Votre Majesté… », murmura Meltina, atterrée.

Mais la reine Lupis donna rapidement ses ordres, ignorant les paroles de son aide. Ils n’avaient pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Malgré les doutes qui la rongeaient, la reine Lupis prit sa décision.

Non… C’était plus que cela. Elle avait senti les regards froids fixés sur Mikhail par tous les autres dans cette pièce, et avait voulu l’en protéger. Ou peut-être était-ce parce qu’elle avait vu sa main atteindre l’épée rengainée à sa taille pendant un instant.

« Informez Xarooda que nous allons leur envoyer des renforts. Dites-leur que cela nous prendra du temps pour nous préparer, et que nos forces partiront dans un mois. Et informez les forces de Myest qui attendent à la frontière qu’elles sont libres de passer. Compris, comte Bergstone ? Nous devrons être prêts dans un mois. »

« Un mois, vous dites… Ce sera difficile. Et vous êtes sûre qu’on doit les laisser entrer ? »

Bien qu’ils partageaient un ennemi commun, les circonstances n’avaient pas changé. Il y avait une chance infime que le groupe de Myest se soit déjà impatientée et ait décidée de supprimer Rhoadseria en premier. À cette fin, il aurait peut-être été plus sage d’attendre que l’armée de Rhoadseria soit prête avant de lui donner la permission de passer.

C’était le raisonnement derrière la question du comte Bergstone, mais la reine Lupis secoua la tête en signe de dénégation.

« Nous n’avons pas le choix. L’impression que les deux pays ont de nous est déjà mauvaise puisque nous n’avons pas bougé jusqu’à présent. Et ne les laisser passer qu’une fois que nous sommes prêts signifierait les laisser attendre trop longtemps… Si Xarooda finit par tomber à cause de cela, ça ne servirait à rien d’envoyer des renforts de toute façon. »

Déplacer une armée prenait du temps, surtout lorsqu’il s’agissait de l’envoyer à l’étranger. Il faudrait préparer des provisions et des armements de rechange. Les craintes du comte Bergstone n’étaient pas infondées, mais ils étaient effectivement à court de temps. Et Xarooda aussi. Le contenu de leur lettre le montrait clairement.

« Est-ce que tout le monde sait ce qu’il doit faire ? », demanda la reine Lupis.

Quelles que soient ses raisons, le monarque avait fait son choix, et ses vassaux ne pouvaient qu’acquiescer.

« « « Par votre volonté, Votre Majesté ! » » »

Tout le monde se leva de son siège et se courba à la taille en signe d’obéissance. Tout cela au nom de la protection du royaume de Rhoadseria.

Alors que le conseil touchait à sa fin, la plupart de ses participants étaient partis, ne laissant que trois personnages dans la pièce.

« Pourquoi as-tu dit cela ? », demanda la reine Lupis.

« En tant que votre vassal, j’ai offert ce que je pensais être la meilleure solution possible », répondit calmement Mikhail, sans une once d’hésitation.

Sa voix était plus froide qu’elle ne l’avait jamais entendue auparavant.

« Est-ce… vraiment l’intégralité de tes intentions ? », demanda-t-elle prudemment.

« Que voulez-vous dire ? Trouvez-vous ma loyauté si difficile à croire ? »

Même avec le regard interrogateur de Lupis sur lui, l’expression de Mikhail ne changea pas.

Il était inébranlable, comme une poupée qui aurait perdu ses émotions.

« Seigneur Mikhail ! Vous ne pouvez pas parler à Sa Majesté de cette façon ! »

Meltina réprimanda son attitude avec colère.

Peut-être était-elle encore irritée par son attitude pendant le conseil, qui aurait bien pu justifier le fait qu’elle devait dégainer sur lui selon les circonstances.

« C’est bon, Meltina. », cependant la reine Lupis l’avait retenue.

« Mais, Votre Majesté ! »

Même si Mikhail était un vassal qui la soutenait depuis de nombreuses années, son attitude ces derniers temps était irrespectueuse. L’ignorer ne ferait qu’affecter grandement l’autorité de Lupis en tant que reine, et c’était quelque chose que Meltina ne pouvait pas permettre. Mais en voyant l’émotion qui remplissait les yeux de la reine Lupis, Meltina ravala ses mots.

« S’il vous plaît… »

Quelle détermination se cachait derrière ces mots ?

« Mes excuses, Votre Majesté. »

Voyant le frisson dans les épaules de la reine Lupis, Meltina inclina la tête et se retira contre le mur. En lui faisant un signe de tête, la reine Lupis s’était retournée vers Mikhail avec un regard triste.

« Eh bien, bon travail aujourd’hui. Tu peux te retirer. »

« Compris. Je vais donc partir. »

Milkhail inclina sa tête et se retourna pour partir. La vue de son dos se retirant disait tout ce qu’il y avait à dire. Une obsession profonde et sombre se tenait dans le cœur de Mikhail Vanash. Deux paires d’yeux attristés l’avaient regardé sortir de la pièce sans broncher.

« Qu’est-ce qui l’a poussé à faire ça… ? »

La reine Lupis murmura une question à laquelle Meltina n’avait pas pu répondre.

La raison était néanmoins claire. Mais ni l’une ni l’autre ne pouvait la formuler avec des mots. Cela briserait le cœur de la reine Lupis comme du verre.

« Vous n’avez rien fait, Votre Majesté. »

Meltina ne pouvait rien dire d’autre.

*****

Dans la chambre attribuée à Mikhail dans le château, deux hommes discutaient, éclairés par une seule lampe posée sur la table. L’un était le propriétaire de cette pièce, et l’autre était une personne qui n’aurait pas dû se trouver dans cette pièce.

« Il semble que l’envoi ait été décidé comme prévu », déclara Akitake Sudou de manière inattendue, suscitant une grimace de Mikhail qui était assis sur le canapé en face de lui.

« Comment sais-tu cela ? Cela n’a pas encore été rendu public. »

La décision d’envoyer des renforts au Royaume de Xarooda avait été prise le midi de ce jour. Les personnes en position d’officier public en avaient été informées, mais l’homme assis devant lui n’occupait pas ce genre de position.

En apparence, la position de Sudou était celle d’un serviteur envoyé par le Vicomte Gelhart pour servir la Princesse Radine. Il aurait peut-être appris cette nouvelle un jour ou l’autre, mais Mikhail aurait dû se méfier si cette nouvelle lui était parvenue le jour même où elle avait été décidée.

Sudou, cependant, sourit simplement en s’amusant des soupçons de Mikhail.

« Vous pouvez tous essayer de cacher la nouvelle, mais plus vous vous efforcez d’obscurcir quelque chose, plus la nouvelle se répand rapidement… Et elle se répand vite, en effet… »

Mikhail s’était moqué de l’attitude condescendante de Sudou.

« Ton ouïe est toujours aussi fine, Sudou », dit-il.

À première vue, cela pouvait sembler être un compliment, mais Mikhail regardait clairement Sudou de haut. Il le voyait comme un vulgaire roturier se faufilant dans le château comme un rat. Il ne l’avait pas exprimé avec des mots, mais la façon dont il regardait Sudou l’indiquait clairement.

« C’est très dur de votre part… Malheureusement, je n’ai pas d’autres talents à offrir. »

Sudou haussa les épaules, ne montrant aucune préoccupation pour le mépris de Mihkail.

« Hmph. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle tu es l’assistant de la princesse Radine… »

Mikhail grimaça avec une pointe d’agacement devant l’attitude pantouflarde de Sudou.

« Ce serait parce que, tout comme vous, Seigneur Mikhail, je suis apprécié pour ma loyauté sans faille envers la maison royale », dit Sudou avec un sourire.

« Balivernes… Tu n’as pas la moindre loyauté pour Rhoadseria. », cracha Mikhail, mécontent.

Quel homme complètement stupide… Tu ne peux même pas garder ton calme sans toute cette bravade, se dit Sudou d’un air moqueur.

La réputation de Mikhail était en chute libre depuis la guerre civile de l’année dernière. À vrai dire, ce n’était pas seulement aussi bas que la position d’une personne pouvait l’être — c’était allé au-delà et directement dans les valeurs négatives, si une telle chose était même possible.

Et ta stupidité t’a fait foncer droit dans le mur… Il ne reste plus qu’à t’achever. J’ai hâte de voir à quel point tu vas t’écraser et brûler…

Étant l’épéiste numéro un de Rhoadseria et le très loyal et proche assistant de la Reine Lupis, le nom de Mikhail Vanash était autrefois associé à la gloire et aux louanges. Sa loyauté était considérée par le royaume comme un trésor. Il n’était pas sans défaut, bien sûr, mais Mikhail était considéré comme un jeune homme digne de confier l’avenir du royaume.

Et tout cela n’était plus qu’une relique. Sa quête du mérite l’avait conduit à se constituer prisonnier de façon honteuse, et à sa libération, il avait été condamné à plusieurs mois d’assignation à résidence. L’opinion que tout le monde avait de lui s’était considérablement dégradée en conséquence.

Après la levée de son assignation à résidence, la reine Lupis avait profité de la réorganisation de son gouvernement pour le nommer capitaine de la Garde royale, ce qui avait suscité l’ire de ses subordonnés et de ses collègues. Il se disait même que la reine Lupis renverrait Helena afin de l’élever au rang de général, ce qui n’avait fait qu’aggraver sa position.

Il était logique pour la reine Lupis de placer des vassaux en qui elle avait confiance à des postes proches d’elle, mais tout le monde ne comprenait pas cela. Pour eux, Mikhail s’attirait les faveurs de la reine tout en agissant activement pour la miner.

***

Partie 4

Et grâce à Sudou qui répandait des rumeurs à l’extérieur du palais, mélangeant habilement vérité et mensonge, la réputation de Mikhail s’effondrait de plus en plus. Ses collègues et subordonnés le méprisaient tandis que les nobles se moquaient de lui. Pour un fier chevalier comme Mikhail, cette situation était un véritable enfer.

S’il était vraiment un idiot, il ne prêterait pas attention à ces opinions. Et s’il était vraiment si vil et méprisable, il ajusterait sa position un peu plus intelligemment. Mais malheureusement, Mikhail Vanash était un homme bien trop simple et honnête. Et c’était parce qu’il pouvait distinguer le bien du mal, qu’il savait comment le monde fonctionnait et qu’il restait fier et honnête malgré cela, qu’il ne pouvait tolérer ce résultat.

Il y avait un fossé entre les idéaux et la réalité, et la plupart des gens qui tombaient dans ce fossé perdaient de vue leur cœur. Pour échapper à la souffrance qu’ils avaient sous les yeux, ils tourmentaient et maudissaient ceux qui les entourent. Sans savoir que cela ne faisait que resserrer encore plus l’étau autour de leur cou…

Et, bien conscient de cela, Sudou avait versé un doux poison dans le cœur de Mikhail. Un poison qui ravagerait davantage son cœur et le priverait de la capacité de raisonner. Et finalement, toute la vérité serait drainée de son cœur, ne laissant que la fiction pratique à utiliser.

« Cela va sans dire. Je ne suis pas de taille face à toi, Seigneur Mikhail, mais la princesse Radine est une fille illégitime. Elle a peut-être été officiellement reconnue comme un membre de la famille royale, mais elle a peu de vassaux qui croient en elle du fond de leur cœur. Ainsi, même un homme humble et modeste comme moi a l’honneur d’avoir sa confiance. »

« Je vois. »

Mikhail avait souri avec satisfaction à la réponse de Sudou.

Le poison dans les mots de Sudou avait chatouillé le sens de la suffisance de Mikhail. Il pouvait le voir à travers la flatterie transparente que l’homme souriant devant ses yeux essayait de lui faire avaler. Mais après avoir été bombardé de mépris et de moqueries par ses subordonnés et ses collègues pendant si longtemps, ces mots étaient la seule source de guérison qui lui restait. Il s’y accrochait, même s’il savait que c’était un mensonge…

« Par ailleurs… J’ai fait cette proposition pendant le conseil, comme tu me l’as dit. Es-tu cependant sûr que c’était sage ? », dit Mikhail tout en prenant un verre plein de vin sur la table et en posant un regard interrogateur sur Sudou.

« Bien sûr. Mes excuses, Seigneur Mikhail, mais avez-vous eu une meilleure idée ? », dit Sudou en acquiesçant calmement à cette question.

Mikhail perdit tous ses mots à la vue de cette attitude confiante.

« Eh bien, non… Mais je ne peux pas imaginer qu’il va simplement obéir sans discuter. »

« Non, il ne le fera probablement pas. Mais dans ce cas, cela vous donnera simplement un prétexte pour le faire exécuter. »

« Oui, je comprends cela. Je l’ai aussi expliqué pendant le conseil. Mais honnêtement, cet homme a une façon d’être extrêmement imprévisible. Qui peut dire ce qu’il pourrait tenter. »

L’affirmation de Mikhail était une analyse plutôt pondérée de la situation. Aussi obsédé qu’il était par sa haine pour Ryoma, il gardait toujours autant de jugement. Ces mots n’avaient cependant fait qu’exaspérer Sudou.

Tu te contredis…

En effet, c’était une contradiction. Il avait dit que Ryoma n’accepterait jamais ces demandes de son plein gré, et qu’il ne savait pas quel genre de complot il pourrait inventer pour se venger d’avoir essayé de le forcer.

Mais même en sachant cela, tu l’as quand même proposé pendant le conseil. À quoi pense cet homme... Je sais que les gens ont tendance à agir de manière imprévisible lorsqu’ils sont au pied du mur, mais… Oh et bien. Il fait une marionnette utile.

Étouffant le rictus moqueur qui menaçait de se dessiner sur son visage, Sudou regarda Mikhail avec un doux sourire. Sudou avait beau être celui qui lui avait ordonné de le faire, la pensée de Mikhail manquait à présent de cohérence et de cohésion. Il ne restait plus que de la tristesse devant la situation dans laquelle il se trouvait et le ressentiment envers Ryoma, qu’il percevait comme la source de ses problèmes.

Impatience, haine, envie, dégoût. Ces émotions faisaient rage dans le cœur de Mikhail, le privant de la capacité de raisonner sainement.

« En soi, ce serait un résultat satisfaisant. Un vassal déloyal serait écarté du parti de Sa Majesté, et ta cote en tant que fidèle serviteur augmenterait. »

« Mais… ! »

« Tu ne dois pas abhorrer les effusions de sang si tu veux faire respecter la justice », souligna Sudou, les yeux brillants d’une lueur dangereuse.

« Mais… est-ce que ça va vraiment se passer aussi facilement ? »

L’expression de Mikhail était remplie d’anxiété.

« Seigneur Mikhail, vous ne devez pas redouter cela. Tout le monde finira par se rendre compte à quel point vous avez raison. Vous ne serez pas en mesure de guider ce pays si vous vous laissez envahir par une culpabilité mesquine. »

Sudou fit taire Mikhail avec des mots puissants.

« Parfois, il faut même être irrationnel si l’on veut défendre son pays. Et le seul qui peut le faire maintenant, c’est vous, Seigneur Mikhail. S’il vous plaît, protégez le Royaume de Rhoadseria. Sauvez Sa Majesté, la Reine Lupis ! »

Une minute passa. Puis une autre. Les regards des deux hommes étaient fixés sur la table.

« Bien… Je vais te faire confiance. »

« Splendide. Alors tout le reste devrait se dérouler comme prévu », dit Sudou avant d’incliner la tête et de quitter la pièce.

Mikhail le regarda partir sans mot dire.

*****

Après avoir quitté la chambre de Mikhail, Sudou se dirigea silencieusement vers sa propre chambre, s’assurant d’éviter les regards indiscrets.

Cela a pris un certain temps pour mettre cela en place… Mais je devrais peut-être le féliciter pour son travail bien fait.

Un sourire sombre se dessina sur les lèvres de Sudou alors qu’il repensait à la conversation qui venait d’avoir lieu. Les gens avaient tendance à ne croire que ce qu’ils voulaient bien croire. Depuis la fin de la guerre civile, les capacités et le caractère de Mikhail avaient été niés par tous ceux qui l’entouraient. Et grâce à cela, les mots d’affirmation de Sudou s’étaient facilement glissés dans son cœur.

Ce qui remplissait le fond du cœur de Mikhail, comme une lie sombre et répugnante, c’était la haine et la rancune envers Ryoma Mikoshiba. Une rancune mal placée, bien sûr. Mais pendant toute cette année, Sudou avait réussi à déformer ces émotions, plaçant cette rancune sans fondement là où le sens de la justice de Mikhail aurait dû se trouver. Son désir d’apporter la justice et de défendre Rhoadseria.

Mais plus il aime son pays et plus il est loyal envers la maison royale, plus cela le ronge… Heh heh, un homme si tragique.

La confiance que la reine Lupis avait mise dans Mikhail s’était retournée contre elle. Plus elle essayait de le couvrir, plus les regards de son entourage faisaient reculer Mikhail et lui faisaient commettre des erreurs. La Reine Lupis l’avait alors à nouveau couvert, complétant ce cercle vicieux. Bien sûr, tout cela était dû à Sudou lui-même qui répandait des rumeurs dans le château.

Un lien entre un seigneur et son vassal peut être dangereux quand il est poussé trop loin…

C’était vraiment ironique. Aussi farouchement loyal qu’il fût, Mikhail n’avait pas le pouvoir de changer ce pays, mais Ryoma Mikoshiba — qui n’avait aucune loyauté envers la reine — était chargé de décider de son sort.

Il ne reste plus qu’à voir comment le jeune M. Mikoshiba va agir… Il est vraiment imprévisible. Mais c’est la troisième fois qu’il se mêle de mes affaires… Il est temps qu’il disparaisse. Maintenant, comment les choses vont-elles se passer… ?

Cela faisait presque deux ans que Ryoma Mikoshiba était arrivé dans ce monde. Il avait tué le thaumaturge de la cour de l’Empire d’O’ltormea, Gaius, et avait interféré dans la guerre civile de Rhoadseria. Et maintenant, il était sur le point d’interférer avec les intentions de Sudou pour la troisième fois.

Nous préférerions qu’il ne participe pas du tout à cette affaire, mais les chances sont faibles. Et donc…

Si on lui demandait s’il voulait participer aux renforts, sa réponse serait probablement non. Mais l’état actuel des choses ne le permettait pas. S’il refusait, Ryoma Mikoshiba serait placé dans une position dangereuse, indépendamment de ce qui pourrait arriver aux forces envoyées. S’il se préparait réellement à rompre et à devenir indépendant avant que la guerre n’éclate, les choses seraient peut-être différentes, mais raisonnablement parlant, c’était impossible.

Dans ce cas, la question n’était pas de savoir s’il allait participer, mais plutôt quelles seraient ses conditions de participation. S’il le faisait en n’attendant rien en retour, ou s’il négociait pour essayer de gagner quelque chose. Étant donné la personnalité de Ryoma et les actions de la Reine Lupis jusqu’à présent, il semblerait probable qu’il poserait une sorte de condition.

Chercherait-il de l’argent, ou plus de territoire… ? Peut-être voudrait-il que son titre de noblesse soit élevé…

Le développement de la péninsule de Wortenia étant toujours en cours, recevoir plus de terres maintenant ferait que l’empêcher de tout gérer correctement. Il serait peut-être capable de gérer les terres directement adjacentes à Wortenia, mais si on lui donnait des terres détachées à gouverner, il ne pourrait pas les surveiller correctement.

Si je me souviens bien, la terre la plus proche de la péninsule est le territoire du comte de Salzberg, Epirus… Mais c’est proche de la frontière avec Xarooda, et le comte a consolidé son contrôle sur les nobles du nord et agit comme leur chef. Même si le ciel devait tomber, ils ne placeraient pas un nouveau Baron à sa place…

Ce qui signifie qu’il devrait choisir entre un titre de noblesse ou de l’or, et étant donné sa personnalité, je ne peux pas imaginer qu’il se soucie d’un titre. Il a probablement l’intention de quitter Rhoadseria à un moment donné, il se soucie donc peu des titres.

La situation aurait peut-être été différente si Ryoma avait eu l’intention de rester à Rhoadseria jusqu’à la fin de ses jours, mais Sudou pensait que c’était hautement improbable. Sudou avait lui-même fait en sorte que cela arrive, mais étant donné la façon dont la reine Lupis avait traité Ryoma après la guerre civile, il était peu probable qu’il souhaite rester dans ce pays.

Dans ce cas, les options étaient assez limitées. Il devait soit essayer de former son propre pays, soit se mettre sous la protection d’un autre pays. Et, quel que soit son choix, un titre de noblesse accordé par la maison royale de Rhoadserian ne vaudrait rien. Et en plus de cela, le développement de la péninsule de Wortenia coûterait une grande quantité d’argent.

Il demandera donc de l’argent… Je me demande combien il exigera.

Le fait de savoir combien il demandera permettra de mieux prévoir ses actions futures.

S’il demande des dizaines de millions, alors cela prendra plus de dix ans. Mais s’il demande plus… Nous devrons peut-être avancer le calendrier de notre côté.

Sudou était absolument bourdonnant d’impatience. Lorsqu’il avait été appelé pour la première fois dans ce monde, il avait déploré la disparité de la qualité de vie, mais il s’était avéré qu’il était en fait plus adapté à ce monde qu’au Japon.

Manipuler les gens… mette en place des complots… Cela l’avait comblé d’une telle manière que sa vie tiède au Japon ne l’avait jamais fait. Surtout dans des moments comme celui-ci, quand ses stratagèmes décidaient de l’issue des guerres. Et d’autant plus quand sa victoire était déjà assurée.

Qu’est-ce qui va donc se passer ensuite… ?

Sudou sourit. C’était le sourire d’un homme confiant dans sa victoire.

***

Chapitre 3 : Le fossé entre les idéaux et la réalité

Partie 1

La ville de Sirius grouillait d’activité et de vie. De nouveaux enfants esclaves avaient été transportés dans la ville au cours des derniers jours, et ils balançaient désespérément leurs épées, pour ne pas lâcher l’heureux destin dans lequel ils étaient tombés. Les enfants qui avaient terminé leurs longs mois d’entraînement et gagné leur liberté travaillaient dur pour construire leur nouvelle ville natale.

Chacun mettait toutes ses forces pour construire cette ville petit à petit. Leur dignité leur avait été volée lorsqu’ils étaient devenus des esclaves, et le fait qu’ils avaient eu la chance de regagner leur respect à force d’efforts les rendait fiers.

Mais ils ne savaient pas que l’ombre de la guerre se rapprochait de plus en plus d’eux depuis le sud-ouest.

Tout comme l’autre jour, une réunion d’urgence avait été convoquée. La présence d’un invité qui n’aurait pas dû être là crispa toutes les personnes assises autour de la table ronde.

« C’est tout… Je souhaite entendre vos opinions. »

Après que Ryoma ait lu à haute voix la lettre qu’Helena lui avait envoyée de la capitale, l’atmosphère de la pièce changea. La date de la lettre indiquait qu’elle avait été écrite il y a trois jours, ce qui signifiait qu’elle était arrivée ici assez rapidement, étant donné la distance entre la capitale et la péninsule de Wortenia. Comme il s’agissait d’un ordre secret de la plus haute importance, elle avait été expédiée via un coureur, qui avait changé de cheval à chaque point de contrôle pour s’assurer d’arriver à destination le plus rapidement possible.

« Tu nous avais déjà dit que ça arriverait, Garçon, mais la façon dont les choses semblent toujours se passer exactement comme tu le dis n’est plus drôle », dit Lione avec un sourire terriblement sardonique sur les lèvres.

Tous les autres semblaient penser la même chose, leurs visages étaient remplis d’étonnement. En vérité, ils n’avaient pas d’autre choix que de rire ironiquement de la situation. La seule personne dans la pièce avec un sourire vraiment posé sur les lèvres était Ryoma.

« L’expansion de la ville est en bonne voie, et j’ai pensé que nous pouvions enfin commencer à mettre les choses en marche… La reine Lupis Rhoadserians a vraiment le chic pour s’immiscer dans nos plans », murmura Genou tout en plissant les yeux et en regardant l’activité tumultueuse à l’extérieur de la fenêtre.

« Je suppose que oui. Mais au final, nous n’avons pas d’autre choix que d’y aller, et c’est mieux s’ils nous appellent. S’ils avaient insisté pour ne pas nous demander de l’aide et s’ils avaient perdu parce qu’ils avaient envoyé leurs renforts sans nous, nous aurions été pris de toute façon dans cette guerre », dit Ryoma en ricanant.

Ses mots étaient aussi affreux qu’ils pouvaient l’être. Il affirmait presque carrément que les personnes en charge du palais étaient terriblement incompétentes. Tout le monde dans la pièce hocha la tête.

« Même avec Dame Helena à leur tête… ? », demanda Genou, ce à quoi Ryoma avait répondu en secouant la tête.

« Ils ne perdraient pas si Helena dirigeait l’armée entière. Et même si elle perdait, les pertes qu’elle subirait ne seraient pas trop importantes. Mais… »

Ryoma tourna son regard vers Lione, comme pour lui demander si elle comprenait.

« Je comprends… Oui, je peux imaginer que ça arrive. »

On disait que trop de cuisiniers pouvaient gâcher le bouillon. En termes simples, cela signifiait que le fait de placer trop de personnes dans une position de leadership faisait basculer les choses dans des directions inattendues. Il était important de discuter au fur et à mesure que les choses évoluaient, en utilisant les opinions de chacun pour corriger les problèmes qui surgissaient. Il s’agissait d’une logique de base que même les enfants étaient capables de comprendre — un mode de pensée efficace et effectivement démocratique.

Mais d’un autre côté, cette méthode n’était pas toujours optimale. Avoir trop de personnes ayant l’autorité d’un commandement absolu pouvait être particulièrement problématique. Malgré ses accomplissements passés qui lui avaient valu le poste de Général de Rhoadseria, la position d’Helena Steiner n’était en aucun cas stable. Non, compte tenu des complots de la reine Lupis, Helena marchait probablement sur des œufs.

Dans cette situation, si Helena était envoyée pour commander les renforts à Xarooda, son autorité serait très faible. Les choses iraient encore bien si son adjoint était coopératif. Mais si on lui confiait un imbécile qui se disputerait avec elle le droit de commander, le pire scénario se produirait et leur armée se diviserait avant même d’avoir engagé l’ennemi.

C’était, bien sûr, le pire résultat imaginable. Les chances que les choses deviennent aussi mauvaises étaient minces, mais même si les choses ne dégénéraient pas en une véritable révolte, le moral des soldats en souffrirait. Et comme ils étaient déjà largement inférieurs à l’armée d’O’ltormea, ce serait un coup fatal.

« Cela signifie que tu dois partir, n’est-ce pas, Garçon ? » demanda Boltz.

« En tout cas, c’est ce que disait la lettre d’Helena, » dit Ryoma en haussant les épaules.

« Il semble que nous ayons tiré la proverbiale courte paille », remarqua Genou.

« Oui, c’est à peu près ça. Et quelle courte paille c’est… ! », soupira Ryoma.

Même quand une demande était faite avec une explication appropriée, on pouvait toujours refuser. Mais ce n’était certainement pas aussi facile, car il y aura des conséquences. Le Royaume de Rhoadseria était essentiellement un navire en perdition. Il n’y avait aucun doute là-dessus. La structure de pouvoir que Lupis était en train de construire allait agir contre elle, notamment à cause de son manque d’esprit de décision.

Il était naturel pour la maison royale de s’attendre à construire une administration dont le monarque serait le centre. Après tout, Hodram et Gelhart avaient volé son autorité aussi longtemps qu’ils l’avaient fait. Mais les idéaux ne s’alignaient pas toujours avec la réalité. Et le problème était la personnalité de Lupis Rhoadserians.

Ce n’est pas une mauvaise personne. Non, je peux même l’appeler une bonne personne, et elle n’est pas non plus idiote. Elle est bien informée et s’occupe de ses sujets. Normalement, elle ferait un bon souverain.

L’évaluation de Ryoma sur Lupis n’était en aucun cas négative. Ses aides, Meltina et Mikhail, avaient leurs défauts, mais étaient des personnes compétentes. Ils étaient loyaux envers la maison royale, et leurs prouesses martiales étaient parmi les meilleures du pays. Ce n’était pas des érudits, mais ils savaient lire et écrire et étaient capables de faire des calculs de base. En tout cas, ils n’étaient pas incompétents.

Mais en fin de compte, son défaut est qu’elle ne se connaît pas assez bien…

Une certaine citation de l’Art de la guerre de Sun Tzu m’était venue à l’esprit.

Si vous connaissez l’ennemi et que vous vous connaissez vous-même, vous n’avez pas à craindre le résultat de cent batailles.

Il s’agissait d’un proverbe bien connu de la plupart des gens, même s’ils n’avaient jamais lu L’art de la guerre, mais il avait une suite.

Si vous vous connaissez vous-même, mais pas l’ennemi, pour chaque victoire remportée vous subirez aussi une défaite. Si vous ne connaissez ni l’ennemi ni vous-même, vous succomberez dans chaque bataille.

En d’autres termes, il était important de recueillir des informations avant la bataille, mais il était également important de se connaître soi-même. En connaissant ces deux aspects, on pouvait gagner. Et une fois que l’on pouvait dire si l’on pouvait gagner une bataille, le reste était facile. Si, par contre, on jugeait qu’on ne pouvait pas gagner, on savait qu’il fallait l’éviter ou chercher un autre moyen de résoudre les choses.

Mais à l’inverse, que se passerait-il si l’on ne maîtrisait ni l’ennemi ni ses propres prouesses ? Cela reviendrait à demander à un amateur de jouer une partie d’échecs les yeux bandés. On perdrait avant même que la bataille ne commence.

Ce qui comptait, c’était de savoir quel genre de personne on était. Quelles étaient ses forces et où se trouvaient ses faiblesses ? Et si Lupis avait compris ses faiblesses, elle n’aurait pas essayé de construire un système politique avec elle au centre.

Le rôle d’un monarque était de prendre des décisions et d’assumer la responsabilité des affaires. Mais si son cœur était bon et chaleureux, cela signifiait aussi qu’elle manquait d’esprit de décision. Ryoma pensait qu’une meilleure forme de gouvernement pour elle serait de renforcer l’autorité du Premier ministre et des autres ministres tout en introduisant un système parlementaire. De cette façon, elle conserverait son droit de veto tout en se conformant aux décisions de ses ministres.

Il y avait bien sûr un risque de despotisme comme dans le cas de Gelhart, mais tant que la garde royale et les chevaliers responsables de la sécurité de la Reine s’assureraient de l’autorité militaire, cela ne poserait pas trop de problèmes. Et en effet, si Lupis avait consulté Ryoma sans recourir à des complots mesquins, il lui aurait dit d’en faire autant.

« Nous ne voulons pas nous laisser entraîner dans cette histoire, mais devons-nous vraiment y aller quoi qu’il arrive ? Je vais être franc, Garçon. Je ne suis pas en faveur de ça. »

Lione parlait aussi légèrement que d’habitude, mais ses yeux étaient sérieux.

Lione et Boltz ne pouvaient pas faire comme si cela ne les concernait pas. À eux deux, ils étaient chargés d’enseigner et d’élever des enfants qui avaient été vendus comme esclaves. Ces enfants seraient ceux qui seraient envoyés en cas de guerre et ceux dont la vie serait mise en danger.

Bien sûr, si c’était pour protéger Sirius, Lione leur ordonnerait de mourir si nécessaire. Mais elle ne pourrait pas se contenter de le faire pour le bien d’un pays aussi stupide que la Rhoadseria.

Lione avait après tout un fort sens du devoir…

Cette femme mercenaire à la crinière rouge avait en fait un tempérament de grande sœur. Elle était à la tête d’un groupe de mercenaires composé presque exclusivement d’hommes rudes, malgré le fait qu’elle soit une femme, ce qui était une preuve de son calibre. Elle était fondamentalement une personne amicale et extrêmement fiable, mais elle avait un défaut majeur.

Elle mettait l’accent sur les obligations de chacun avant tout.

C’était logique à sa façon. Lorsque l’on menait une vie où les combats à mort étaient quotidiens, personne ne voulait confier ses arrières à quelqu’un qui manquait à ses devoirs sociaux. Et c’était pourquoi Lione méprisait profondément Lupis Rhoadserians, qui les avait forcés à s’installer dans cette zone neutre qu’était la péninsule de Wortenia après qu’ils l’aient servie pendant la guerre.

Ce n’était évidemment pas une émotion qu’elle mettait en mots. Elle devait prendre en compte la position de Ryoma, qui était encore en surface un noble qui considérait Lupis comme sa reine. Ryoma pouvait comprendre ses sentiments à travers son expression et ses manières. Mais il ne pouvait pas se permettre de donner la priorité à son opinion cette fois-ci.

« Je suis désolé, Lione, mais je ne peux pas céder sur ce point. J’ai dit que nous avons tiré la courte paille, mais nous ne partons pas en guerre pour Lupis ou Rhoadseria ici. Nous nous battons pour survivre. On ne peut pas éviter ça si on veut continuer à vivre et atteindre une plus grande puissance. »

« Nous faisons cela pour empêcher O’ltormea d’envahir… N’est-ce pas ? », demanda Genou.

Ryoma acquiesça.

« Cela va sans dire, mais si Xarooda tombe, Rhoadseria est le prochain à être sur le billot. Compte tenu de la taille de leurs territoires et de leur puissance nationale, les trois royaumes orientaux ne pourront retenir O’ltormea que s’ils sont unis. Myest et Rhoadseria seuls ne pourront que les ralentir, mais pas les arrêter. »

« J’imagine bien », répondit Lione en secouant la tête.

Elle comprenait également la situation, mais l’idée de sauver Lupis dans le processus ne lui plaisait pas.

« Donc, voici où nous en sommes… Pourtant, je ne vais pas laisser cette femme m’utiliser comme elle le souhaite. Je vais profiter de cette occasion pour la presser à sec », dit Ryoma.

Ses lèvres se retroussèrent vicieusement.

***

Partie 2

C’était effectivement une expression effrayante.

« La presser pour quoi ? De l’argent ? », demanda Lione en regardant Ryoma avec méfiance.

« Non, quelque chose qui a encore plus de valeur que l’argent. La ville est déjà bien développée, il est donc temps de développer Wortenia en profondeur. Nous allons avoir besoin de faire migrer des fermiers et des artisans avec des compétences particulières. Je pense donc leur demander d’envoyer aussi quelques officiers civils. »

Lione et Boltz échangèrent un regard.

« Tu vas donc poser des conditions en échange de la participation aux renforts ? » dit Boltz en penchant la tête.

C’était quelque chose qu’il ne se serait jamais attendu à entendre, depuis le temps qu’il était une épée à louer.

« Oui. Après tout, nous ne pouvons pas compter uniquement sur les esclaves pour renforcer notre population. Aussi grands que nous puissions paraître, cela ne signifiera rien si notre contenu est insuffisant. »

« Je suppose que oui… Nous avons fini d’ériger les murs et de paver les routes, et nous avons des maisons prêtes. Nous sommes prêts à accepter plus de gens quand ils viendront, mais… » dit Boltz, mais ses mots avaient un soupçon de confusion en eux.

En vérité, la population de Sirius était composée du clan Igasaki, des enfants esclaves qu’ils ramenaient de différents endroits, et des mercenaires. C’était donc des soldats, des mercenaires, des ninjas et leurs familles. Certains ninjas étaient forgerons, ce qui facilitait la réparation des équipements, mais en l’absence de fermiers ou de marchands, la ville était plutôt homogène et composée uniquement de soldats. La seule exception était les quelques servantes qu’ils avaient reçues du domaine du comte Salzberg.

Boltz lui-même s’était rendu compte qu’ils ne pourraient pas tenir longtemps comme ça. Ils devaient développer des terres agricoles et créer des industries s’ils voulaient collecter des impôts. La demande de Ryoma n’était donc en aucun cas malavisée. La question qui traversait l’esprit de Boltz, cependant, était : pour quelle raison le faire maintenant ?

La Reine Lupis accepterait-elle même vraiment cela… ?

La vision de Ryoma semblait être à l’opposé.

« Je pense que pour l’instant, elle acceptera nos demandes, même si elles sont un peu exagérées. Même si elle se méfie de notre montée en puissance. »

La capacité d’une personne à voyager dans ce monde était généralement fortement réglementée. La technologie de ce monde n’était pas avancée, et les mains humaines étaient donc absolument nécessaires pour produire des biens. En d’autres termes, le pouvoir et l’autorité d’un gouverneur se traduisaient directement par le nombre de personnes à son actif.

Pour cette raison, les gouverneurs limitaient considérablement la liberté de mouvement de leurs sujets. En d’autres termes, ils pouvaient accepter des personnes venant d’autres territoires, mais ils essayaient de réduire le nombre de personnes quittant leur territoire. Très peu de personnes pouvaient s’éloigner de la terre où elles étaient nées. C’était particulièrement vrai pour les nobles qui avaient pour la plupart des villages peu peuplés comme territoire de domination, et encore plus pour les artisans.

Les technologies ne s’acquéraient pas en un jour, et certaines pouvaient être carrément cachées. Acquérir ces techniques demandait du temps et des fonds, et qui renoncerait aux siens juste pour aider quelqu’un d’autre ?

Mais maintenant, la reine Lupis n’avait plus d’autres options, et elle pourrait très bien accepter des demandes qu’elle n’aurait normalement pas acceptées. En fait, elle était beaucoup plus susceptible de céder à ces demandes que ce qui était lié à l’argent ou à plus de terres.

« Oh, je vois… Tu saisis cette chance pour pousser plus loin le développement de la péninsule », dit Lione, ce à quoi Ryoma répondit par un sourire froid.

« Elle s’est donné la peine de m’inviter. Autant profiter de cette chance pour tirer tout ce que je peux d’elle. »

Pour Ryoma, Lupis n’était rien de plus qu’une proie, un point d’appui pour se propulser en avant dans ce monde. Et avec ce sourire sur les lèvres, il tourna son regard vers le seul homme resté silencieux pendant toute la durée de cette réunion.

« Au fait, Nelcius. As-tu des questions ? », demanda Ryoma.

L’expression de Nelcius fut envahie par la confusion à ces mots, et il se leva de son siège. Sa peau était d’une teinte sombre et bleutée et ses yeux étaient dorés. Ses cheveux argentés brillaient dans la lumière du soleil. Ses traits ciselés étaient clairement beaux et clairs.

Il était comme une sculpture prenant vie — l’image même de ce que les gens percevaient comme étant la race demi-humaine des elfes. La seule exception était son buste massif et musclé, qui ressemblait en tout point à celui de Ryoma lui-même.

« Je n’ai qu’une seule question… Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? », demanda-t-il d’une voix basse et calme.

Il ne semblait avoir qu’une trentaine d’années, mais le son de sa voix était celui d’un individu beaucoup plus âgé. Normalement, il était probablement plus digne et confiant. Mais maintenant, il était seulement confus.

« Est-ce que ça te dérange ? » demanda Ryoma, ce à quoi Nelcius avait répondu en secouant silencieusement la tête.

« Non, je crois que j’ai eu l’honneur d’écouter une conversation très importante… Mais je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi tu as appelé un demi-humain tel que moi à participer à cette réunion. »

La surprise de Nelcius était prévisible. Cette réunion réunissait les personnes se tenant au cœur de la maison noble du baron Mikoshiba, et il était le seul étranger présent. Non… Il n’était pas seulement un étranger. Il était un ennemi potentiel, latent.

Il était vrai que ces derniers jours, il était en pourparlers avec Ryoma concernant l’avenir de Wortenia, ce qui expliquait son séjour à Sirius. Aucun d’entre eux ne voulait que les humains et les demi-humains se battent pour le contrôle de Wortenia, et à cet égard, ils partageaient certainement une vision commune.

Mais d’un autre côté, une telle différence entre deux espèces n’était pas si facile à surmonter.

S’attend-il à ce que nous leur offrions une sorte d’assistance… ?

Nelcius ne pouvait s’empêcher de le soupçonner. Ryoma lui avait simplement souri.

« Oh, ne t’inquiète pas pour ça. Nous n’essayons pas de demander quoi que ce soit à ton peuple. Pour l’instant, je voulais juste que tu sois là. »

« Hein… ? Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Nelcius hocha la tête suite à la déclaration de Ryoma.

Ce n’était pas comme si on lui avait demandé son avis, ou demandé des provisions ou de l’aide. Il avait seulement été invité ici pour pouvoir écouter leur réunion. Nelcius pensait qu’il serait informé d’une quelconque demande, mais ce développement lui semblait terriblement inattendu.

Affrontant le regard suspicieux de Nelcius, Ryoma hocha simplement la tête.

« Observe-nous juste pendant un petit moment… D’accord ? »

Et sur ces mots, Ryoma conclut la réunion.

C’est un homme si étrange… Il ne montre aucun signe de crainte à notre égard. Non, ce n’est pas cet homme qui est étrange, mais plutôt…

Alors que Nelcius se dirigeait vers la chambre dans laquelle il dormait depuis quelques jours, il repensa au conseil auquel il venait d’assister.

Mais pourquoi, en effet, m’a-t-il dit d’être là… ?

Aucune des personnes présentes dans cette pièce ne semblait voir Nelcius avec haine ou dégoût. Et bien qu’ils avaient vu un demi-humain comme lui, pas un seul d’entre eux n’avait déformé son visage avec déplaisir ou ne l’avait regardé avec mépris.

Il l’avait déjà remarqué depuis son arrivée à Sirius, mais les citoyens de cette ville montraient très peu de signes de discrimination envers les demi-humains. Cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de tels sentiments, mais au moins, il n’y avait pas assez de préjugés pour que quelqu’un prenne la vie d’un autre.

Et pendant la fête d’il y a quelques jours, ils m’ont traité assez généreusement…

Ils l’avaient suffisamment bien traité pour réussir à induire l’atmosphère de manger, boire et parler ensemble. Mais au fond de son cœur, Nelcius ne pouvait pas encore se résoudre à croire. Il ne pouvait pas nier le sentiment de découragement qui avait envahi son cœur lorsqu’un des serviteurs lui avait dit qu’il devait assister au conseil ce matin. Ce n’est au fond qu’un humain ordinaire, pensait-il. Mais Ryoma l’avait simplement regardé avec un sourire amical aujourd’hui aussi.

Les elfes et les elfes noirs possédaient un savoir unique dans le domaine de la thaumaturgie. C’était des connaissances transmises depuis des siècles et qui continuaient à être transmises même aujourd’hui, bien des années plus tard. Les elfes étaient nés avec une capacité inhérente à la thaumaturgie qui pouvait leur conférer suffisamment de puissance pour égaler le chevalier moyen. Leurs capacités latentes étaient grandes, et en tant que tel, espérer les utiliser comme soldats semblait être une conclusion naturelle.

Mais la première fois que Nelcius avait rencontré Ryoma Mikoshiba, ce dernier n’avait montré aucun signe de désir pour cette connaissance ou cette force potentielle. Il ne leur avait pas demandé de lui prêter leurs techniques ou de lui envoyer des soldats. Lorsque Ryoma avait sauvé Dilphina des pirates et l’avait raccompagnée au village, il avait seulement demandé à Nelcius de séjourner à Sirius une fois toutes les deux semaines, et rien d’autre.

Au début, il devait seulement venir et rester là un certain temps. Si quelqu’un lui parlait, il ne donnait que des réponses brusques, presque mécaniques. Mais au fur et à mesure de ses visites, il s’était mis à répondre aux blagues, à avoir des échanges et à partager des repas avec les gens là-bas.

À présent, leur accord pour qu’il lui rende visite une fois toutes les deux semaines n’était plus pur formalisme. Les demi-humains avaient reçu une résidence pour les accueillir, et il y avait constamment un groupe de plusieurs d’entre eux qui y vivaient à tout moment. Certains des plus jeunes membres des clans de guerriers — jeunes selon les normes d’elfes, bien sûr, puisqu’ils avaient deux cents ans — avaient entendu parler de la façon dont l’humanité discriminait les elfes, mais n’en avaient jamais vraiment fait l’expérience par eux-mêmes. Et Nelcius avait vu comment leurs interactions avec les humains étaient devenues plus positives et plus affirmées bien plus rapidement qu’il ne l’aurait jamais imaginé.

C’est difficile à croire, mais le rapport de Dilphina le confirme…

Cela faisait quatre cents et quelques dizaines d’années que les demi-humains faisaient la guerre à l’humanité au nom de leur dignité et de la poursuite de leur existence. Même pour les elfes, c’était une longue période. Bien sûr, certains parmi les clans de guerriers considéraient encore les humains avec hostilité et haine. Ils avaient été chassés de leurs magnifiques terres natales et leurs familles avaient été tuées, et ce n’était pas des rancunes qu’ils pouvaient facilement ignorer. Certains chefs des autres clans de guerriers avaient même carrément dénigré Nelcius, le traitant de traître qui avait choisi de se rapprocher des humains.

Je vois… Il m’a convoqué là-bas pour me montrer ça, réalisa Nelcius avec un gémissement. Pour prouver qu’ils n’ont rien à cacher. C’était son intention…

C’était la façon de Ryoma de montrer que les humains avaient l’intention de marcher aux côtés des demi-humains. Et il avait fait cette déclaration non pas avec des mots, mais avec des actions. Nelcius avait l’intention de faire demi-tour et de revenir sur ses pas. Il ne pouvait pas tout laisser aller exactement comme cet homme le disait.

Très bien… Je vais faire ce que tu veux pour l’instant, pensa Nelcius, alors que ses lèvres se retroussaient naturellement vers le haut.

Si rendre la rancune par la rancune était la voie à suivre, alors il était logique de rendre la confiance par la confiance. Nelcius était, après tout, le fier chef d’un clan de guerriers elfes noirs. Il ne pouvait pas oublier sa rancune envers l’humanité.

Mais il ne pouvait pas non plus ignorer le futur qui s’étendait devant lui. S’il était vraiment possible pour l’humanité et les elfes de vivre ensemble, ils pourraient peut-être revenir à la vie qu’ils avaient avant l’ignoble Guerre Sainte. Cette émotion l’avait poussé à aller de l’avant.

***

Partie 3

Environ une semaine après avoir reçu la lettre d’Helena, Ryoma s’était rendu à Pireas, la capitale de Rhoadseria, pour la première fois depuis un an. C’était la première fois qu’il se trouvait dans une grande ville depuis un moment. Bien sûr, la population et le paysage urbain n’égalaient pas les grandes villes qu’il connaissait, comme Tokyo ou Osaka, mais c’était tout de même une métropole selon les normes de ce monde.

Je suppose que c’est bien approprié pour la capitale de la Rhoadseria…

Epirus était chargé de la protection du nord du royaume. C’était une ville-citadelle sous le contrôle direct d’un noble, et sa taille était étonnamment grande. Mais la capitale du royaume, elle, l’éclipsait nettement.

« Toutefois, on ne peut pas dire que l’air soit très sain… »

Dès qu’il avait franchi la première porte, Ryoma fronça les sourcils en regardant la ville. Ses déclarations sur l’air de la ville ne faisaient pas référence à l’odeur de la ville. Bien sûr, si quelqu’un faisait un effort, il pourrait sentir la puanteur de l’eau sale, mais c’était vrai pour toutes les villes de ce monde. Les grandes villes étaient suffisamment bien entretenues pour que la puanteur ne soit pas assez intense pour justifier un commentaire. L’obsession typiquement japonaise pour l’hygiène pouvait le pousser à pinailler, mais honnêtement, l’environnement n’était pas mauvais.

Que voulait dire Ryoma par « l’air », alors ? Il voulait dire l’atmosphère oppressante qui régnait dans les rues de Pireas. Une vingtaine de soldats protégeait Ryoma alors qu’il chevauchait son cheval en direction du château.

« Tout le monde a l’air plutôt agité, n’est-ce pas ? », remarqua Sara.

« Les stands sont aussi plutôt inactifs… » acquiesça Laura.

Les jumelles partageaient les soupçons de Ryoma. Ils regardèrent autour d’eux avec curiosité.

« La question est de savoir ce qui a provoqué tout cela », dit Ryoma, le regard fixé sur la route devant lui.

D’après les souvenirs de Ryoma, après la guerre civile, les rues étaient pleines de gens et les étals du marché sur la place étaient toujours bourdonnants d’activité, les vendeurs lançant toujours des appels pour attirer les clients. Mais aucun d’entre eux n’était à portée de voix maintenant, ce qui signifiait que malgré leur ouverture, les propriétaires des étals avaient peu d’envie de vendre.

Une telle situation ne se serait pas produite sous un régime approprié. Mais quand même, à première vue, les gens se promenaient dans les rues.

Il devrait y avoir certainement plus de fugitifs par ici… Le regard de Ryoma se porta sur une mère et ses enfants accroupis dans l’une des rues secondaires.

« Peut-être que le règne de la reine Lupis ne se passe pas très bien », suggéra Sara.

« C’est possible… », dit Ryoma tout en faisant claquer sa langue et en regardant le château devant lui.

Elle a insisté pour garder l’hégémonie pour elle seule, et voilà où cela mène… Il n’y a aucun moyen de la sauver.

L’idéalisme était nécessaire en politique, et Ryoma n’allait pas le nier. Mais ce qui comptait en fin de compte, ce n’était pas les idéaux, mais les résultats. Les intentions n’avaient pas d’importance. Tant que vous ne pouviez pas les réaliser, elles n’apportaient que du mal.

« Mais je suppose qu’avec ces conditions, obtenir de nouveaux résidents ne devrait pas être trop difficile. »

Les fugitifs étaient ceux qui avaient abandonné leurs maisons et leurs terres. Ils étaient assez similaires aux réfugiés, mais contrairement à ces derniers, qui étaient chassés de leur terre par la guerre ou la pression religieuse, les fugitifs se faisaient voler leur maison ou leur terre pour des raisons financières.

Toutes ces subtilités mises à part, il s’agissait dans les deux cas de personnes qui avaient perdu leur maison et ils n’avaient nulle part où aller, ce qui leur laissait deux choix. Soit ils étaient vendus comme esclaves, soit ils mouraient sur le bord de la route sans personne pour s’occuper d’eux.

Malheureusement, contrairement à la société moderne, les nations n’avaient pas de concept d’aide sociale, et aucune organisation à but non lucratif n’existait pour soutenir les populations affaiblies. Les faibles n’avaient aucun moyen de se sortir de leur détresse, si ce n’était par leurs propres forces. Il était donc fort probable qu’ils acceptent de migrer vers la péninsule de Wortenia, bien qu’il s’agisse d’une terre sauvage et inexploitée.

« La reine Lupis saura se débarrasser des nuisances. Je doute qu’elle se plaigne », nota Laura.

« Oui, c’est en notre faveur. Mais pourquoi les choses ont-elles tellement empiré ? » se demanda Sara à voix haute.

Comme l’avait dit Laura, il était probable que la reine Lupis approuve l’envoi des nombreux fugitifs à Wortenia, puisqu’ils représentaient une menace pour l’ordre public. Lupis préférerait sûrement qu’ils soient envoyés sur la péninsule plutôt que de les voir traîner dans les rues de sa capitale.

Cependant, la question était de savoir pourquoi le nombre de fugitifs avait tant augmenté au cours de l’année dernière. Avoir des fugitifs n’était pas totalement inhabituel. Certains n’avaient pas eu de chance ou avaient fait faillite à cause de dettes de jeu. D’autres tombaient malades et n’étaient pas en mesure de travailler, perdant ainsi leur maison. Il y avait un nombre considérable de ces malheureux dans cette capitale, même il y a un an.

Mais même ainsi, le nombre de fugitifs marchant dans les ruelles était maintenant encore plus important qu’il y a un an. Et les feux de la guerre n’avaient pas encore atteint Rhoadseria. Le nombre de personnes poussées dans les rues était la preuve indiscutable que le régime de la reine Lupis avait des problèmes.

« Peut-être qu’elle a sévi sur les impôts des nobles. Ou peut-être que ce sont les bureaucrates qui sont corrompus… »

Il aurait pu y avoir d’autres raisons, mais la cause la plus probable était que Lupis détenait tout le pouvoir, ce qui signifiait que les choses étaient effectivement moins organisées au niveau micro.

Même au Japon, lorsque l’opposition prenait le pouvoir, les autorités tombaient dans le chaos…

Ryoma s’était souvenu des nouvelles qu’il avait vu les jours précédant sa convocation dans ce monde. À l’époque, les masses encourageaient l’opposition, croyant que leur montée au pouvoir améliorerait les choses. La réalité avait le don de faire voler en éclats un tel idéalisme.

Les réformistes avaient brandi la bannière de leurs idéaux, se heurtant à ceux qui souhaitaient sauvegarder leurs intérêts particuliers. Et les gens dans ces situations avaient le choix entre deux méthodes. Soit ils piétinaient l’autre camp par la force pure pour réaliser leurs idéaux, soit ils rejetaient leurs idéaux et choisissaient la réalité. C’était l’un des effets pervers de la démocratie, où les candidats scandaient des slogans agréables pour gagner le soutien des masses.

Ainsi, il était peut-être évident qu’après quelques années d’exposition à une opposition qui ne savait que débiter des idéaux de manière irresponsable, les gens avaient fini par voter pour le parti au pouvoir précédent.

Mais en laissant de côté la politique japonaise, il était évident en un coup d’œil que le régime de Lupis ne se portait pas bien.

Ils sont plutôt isolés…

Si la capitale du royaume ressemblait à cela, il n’était pas difficile d’imaginer l’état des régions provinciales gouvernées par les nobles. Et cela m’avait fait penser à une certaine question : les mouvements de la princesse Radine. En période d’instabilité politique, il était presque inévitable qu’un rival se dresse pour tenter de briser le statu quo.

Et cela conduirait sûrement à une autre rébellion, que cela dégénère en conflit violent ou que cela se termine simplement par un changement discret de gouvernement. C’était une chose que le Royaume de Rhoadseria, dont le centre était la monarchie, ne pouvait éviter. Lorsque la guerre civile avait pris fin, Ryoma avait prédit que Rhoadseria avait quatre ans pour survivre, mais il s’était avéré que sa durée de vie était encore plus courte que cela.

J’aimerais pouvoir dire que le feu ne s’étendra pas à nos terres, mais… Ce n’est tout simplement pas possible.

Aussi lointaine et négligée que fût Wortenia, elle faisait toujours partie de Rhoadseria. Et comme elle faisait partie du collectif qu’était ce royaume, il n’était pas réaliste de penser que les bouleversements n’auraient pas d’implications pour Wortenia.

Je suppose que je vais devoir laisser Boltz et Genou s’en occuper…

Après avoir reçu la lettre d’Helena, ils avaient déjà discuté de quelques contre-mesures. Normalement, il aurait emmené tous ses aides pour participer aux renforts, mais ils ne pouvaient pas se permettre de laisser Sirius vide. Il avait donc laissé les personnes qu’il pensait les plus aptes à gérer ses affaires internes — Lione, qui avait dirigé le groupe de mercenaires des Lions Rouges pendant des années, et son bras droit, Boltz.

À ce moment-là, Ryoma avait tourné son regard vers Boltz, qui était resté à l’arrière de la file. Il semblait mécontent de ne pas être envoyé au combat, mais Ryoma avait confiance en sa capacité à gérer les affaires internes.

Boltz n’avait pas reçu une éducation correcte, car il était né roturier. Mais il connaissait bien le monde à travers son expérience et avait la sagesse de mettre cette expérience à profit. Ses nombreuses années en tant que mercenaire lui avaient appris à lire, à écrire et à manier les mathématiques de base. Et étant donné la situation, où la plupart de son peuple était composé de guerriers et de brutes, avoir quelqu’un avec la capacité de gérer les affaires internes était rare et précieux.

Le fait que je l’aie rencontré n’est peut-être qu’une coïncidence, mais je lui en suis tout de même reconnaissant…

Ryoma traversa le pont-levis du château à cheval tout en appréciant la chance qu’il avait d’avoir rencontré quelqu’un comme Boltz.

*****

Ils avaient été conduits dans une pièce où ils pouvaient se reposer, et c’était là que Sara avait entrouvert les lèvres pour parler.

« Maître Ryoma… Puis-je dire quelque chose ? »

Elle avait parlé après s’être assurée qu’il n’y avait personne autour d’elle, ce qui impliquait qu’elle ne voulait pas que les autres entendent ça.

« Bien sûr. Qu’est-ce que c’est ? », dit Ryoma en souriant tout en tournant son regard vers Sara.

« Ce n’est rien de trop sérieux… Je me demandais simplement pourquoi tu as refusé l’aide dont Nelcius a parlé », dit-elle.

Elle faisait référence au conseil qu’ils avaient tenu il y a quelques jours. Nelcius était revenu dans la salle du conseil et avait fait une offre très généreuse à Ryoma. Plus précisément, il avait proposé qu’ils envoient de jeunes elfes pour protéger la péninsule afin de rétablir les relations entre les humains et les elfes. Ryoma avait cependant immédiatement refusé l’offre.

Ryoma n’en avait parlé à personne d’autre, mais Sara se trouvait dans la pièce à ce moment-là et avait voulu savoir pourquoi il avait refusé. Elle essaya de trouver une raison elle-même depuis, mais n’avait pas pu trouver de réponse.

« Oh, tu le penses vraiment ? » demanda Ryoma tout en hochant la tête comme s’il était satisfait.

Elle ne pouvait donc pas trouver de réponse toute seule.

Ryoma ne put s’empêcher de réprimer un sourire en imaginant Sara se creuser les méninges pour tenter de comprendre pourquoi il avait refusé.

Néanmoins, je suis content de la voir aborder les choses de cette façon.

Ryoma attendait beaucoup de Sara, et espérait qu’elle, ainsi que sa sœur Laura, deviendraient des aides encore plus compétentes pour lui. Et pour cela, leurs efforts pour réfléchir et trouver des solutions par elles-mêmes étaient indispensables.

« Ce qui te dérange, c’est que j’ai refusé l’offre de Nelcius et que je n’en ai pas parlé aux autres ? »

Ryoma avait confirmé ses doutes.

« Oui, exactement. »

D’après ce que Sara avait entendu de leur échange, la proposition de Nelcius semblait assez attrayante. Laisser les jeunes elfes aider à sécuriser la péninsule et les laisser partager leurs techniques serait une aubaine pour Ryoma en ce moment. Faire migrer les jeunes elfes vers Sirius était en particulier une bonne chose, car cela correspondait aux idéaux de Ryoma.

Tout le monde savait que Ryoma prônait la paix avec les demi-hommes. S’il ne l’avait pas fait, Ryoma aurait déjà lancé une attaque contre les demi-hommes, de la même manière qu’il avait massacré les pirates.

***

Partie 4

Mais Nelcius avait pris la peine de le proposer de lui-même, et Sara ne comprenait pas pourquoi il avait immédiatement refusé. Le fait qu’il refuse en soi n’était pas si inhabituel. Mais elle avait supposé qu’il réfléchirait, demanderait des conseils à elle-même, Laura et Lione, et refuserait peut-être ensuite.

Mais il ne l’avait pas fait. Il avait refusé sans prendre en compte l’avis des autres, et Sara ne savait pas pourquoi.

« C’est simple. C’est parce que Nelcius me testait là-bas. », dit Ryoma comme si la réponse était évidente.

« Te tester… ? »

Sara n’avait pas pu masquer sa confusion.

Rien de ce que Sara avait entendu dans leur échange ne lui donnait l’impression que Ryoma était testé.

« Eh bien, tu vois, il essayait de voir à quel point je suis sérieux dans ma volonté de faire la paix avec les demi-hommes. Pourquoi penses-tu que j’ai appelé Nelcius là-bas ? »

Sara hésita un moment avant de donner sa réponse.

« Pour exprimer… ton désir de négocier la paix entre nous et les demi-hommes ? »

Ryoma acquiesça sans mot dire. Elle comprenait sa pensée sur le sujet.

« Mais si c’est le cas, l’offre de Nelcius n’est-elle pas une aubaine pour cette paix ? »

« Elle l’est… Mais si nous l’acceptions, ce serait nous qui aurions des problèmes. »

« Des problèmes… ? »

L’expression de Sara était teintée de confusion.

Ryoma s’était fendu d’un sourire crispé et avait hoché la tête sans mot dire.

Je suppose qu’il est normal qu’elle ne comprenne pas encore.

C’était une différence d’expérience, ou peut-être de talent. Quoi qu’il en soit, c’était un trait nécessaire pour un souverain. Lupis ne l’avait pas, et était prête à tout perdre pour cela.

« C’est simple. Nous ne montrons aucune aversion envers les demi-hommes, mais cela ne s’applique qu’aux personnes vivant actuellement à Sirius. On ne peut pas dire ce que les nouveaux roturiers qui migrent vers Wortenia pourraient penser ? »

« Eh bien… »

« Et le problème ne concerne pas que nous. »

« C’est-à-dire ? »

« Il y a quelques personnes problématiques au sud. Des gens qui utilisent le nom de Dieu quand ils parlent », dit Ryoma en crachant, la voix chargée de dégoût.

En entendant cela, Sara avait immédiatement compris ce qui dérangeait Ryoma.

« L’Église de la Lumière… », murmura-t-elle.

Dans l’esprit de Sara, des éléments d’information épars s’étaient mis en place comme les pièces d’un puzzle.

Il a raison… Laura et moi venons du continent central, nous ne l’avons donc pas vraiment remarqué, et tous les gens qui travaillent pour Maître Ryoma en ce moment sont d’anciens esclaves et mercenaires. Aucun d’entre nous ne vénère le dieu de la lumière Meneos de manière fanatique. Mais cela ne veut pas dire qu’il en sera de même pour les fermiers ou les paysans qui pourraient migrer vers Wortenia…

Le centre religieux de l’Église de la Lumière se trouvait dans la ville sainte de Meneus, située près de la frontière entre les royaumes du sud et le Saint Empire Qwiltantia. En raison de la grande distance qui l’en sépare, la foi en cette religion était plus relâchée dans les régions du nord et de l’est du continent. Mais il y avait des différences individuelles dans le degré de dévotion de chaque personne, et une dispute religieuse pouvait facilement devenir un soulèvement armé.

Bien sûr, ce n’était que des roturiers et des fermiers, la suppression de tout soulèvement serait donc une chose facile, mais leur mécontentement envers les demi-hommes ne ferait que croître en conséquence.

« De plus, la suggestion de Nelcius n’était de toute façon pas réaliste. Il est certes le chef d’une tribu de guerriers elfes noirs, mais ce n’est pas un dictateur. D’après ce que Dilphina m’a dit, les elfes ont une sorte de système parlementaire. Son opinion seule n’est pas suffisante pour faire agir les demi-hommes dans leur ensemble. »

Nelcius était certainement influent parmi les demi-hommes, mais il ne pouvait pas facilement mobiliser des soldats de son propre chef. Et l’histoire de la persécution des demi-hommes n’allait pas être effacée aussi facilement.

« Les sentiments de Nelcius mis à part, certains des demi-hommes ne peuvent pas se défaire de leur rancune envers les humains. Il faudra du temps pour que nous arrivions vraiment à un compromis. Mais c’est tout aussi vrai de notre côté. »

« Alors la suggestion de Nelcius était… »

« Un test pour voir si je comprenais cette affaire de façon réaliste. Il reconnaît peut-être mon idéal, mais il voulait voir si j’avais la droiture et la volonté de l’atteindre. Si j’avais suivi la suggestion de Nelcius, il ne m’aurait probablement plus jamais cru. »

En voyant Ryoma ponctuer ses paroles d’un petit sourire, Sara avait senti quelque chose de froid glisser le long de son dos.

Cette pensée s’était insinuée dans son esprit : qu’est-ce que cet homme peut voir… ? Un idéal lointain, ou la réalité qui s’offre à lui ?

Ce fut alors que l’on frappa à la porte. Un garde royal vêtu d’une armure complète ouvrit la porte de l’extérieur et s’adressa à Ryoma.

« Excusez-moi, Seigneur. Veuillez vous rendre dans la salle d’audience. »

Apparemment, il était venu pour inviter Ryoma à son audience avec Lupis.

« Allons-y », dit Ryoma en se levant de son siège tout en faisant disparaître le sourire de ses lèvres.

*****

Une atmosphère épaisse et oppressante planait sur la salle d’audience. Les chevaliers qui montaient la garde de part et d’autre du tapis rouge avaient l’expression tendue par la nervosité. Leur anxiété était naturelle — le héros national qui avait mis fin à la guerre civile était sur le point de se retrouver face au souverain qui avait choisi de le bannir.

Étaient également présents dans la salle la garde du palais, les officiers civils, ainsi que des nobles influents. Les regards de tous étaient fixés sur l’homme agenouillé devant la reine et l’aide derrière lui. Ryoma était agenouillé devant le trône, le visage baissé, lorsque la voix de Lupis résonna au-dessus de sa tête avec le bruit de la soie qui bouge.

« Levez votre tête. »

Sa voix était comme le carillon d’une cloche.

Elle est aussi belle que jamais… Même si elle est un peu émaciée… pensa Ryoma en levant les yeux pour contempler la Reine Lupis.

Et elle n’a pas non plus beaucoup changé… pensa-t-il en regardant Meltina, qui se tenait à côté de Lupis et qui était la même que lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois.

« Cela fait trop longtemps, Baron Makoshiba », dit la Reine Lupis.

« Cela fait trop longtemps, Votre Majesté », répondit Ryoma tout en levant la tête avec un sourire serein.

Son expression ne trahissait pas un soupçon de haine, de colère ou de dédain envers la Reine Lupis. Il avait agi avec les manières d’un noble et l’avait regardée avec un sourire amical. En voyant cela, la tension dans la salle d’audience s’était quelque peu relâchée.

Personne ne l’avait exprimé en mots, bien sûr, mais la plupart des hauts gradés avaient compris l’antagonisme qui existait entre la reine Lupis et Ryoma. Ils craignaient que cette audience ne se transforme en un échange amer, mais tout s’était déroulé de manière plus douce et paisible qu’ils ne le pensaient. Leur soulagement était évident.

Mais les mots que la reine Lupis prononça ensuite firent à nouveau se crisper leurs expressions.

« Je crois qu’Helena a expliqué la situation dans sa lettre, alors laissez-moi entrer dans le vif du sujet. Je veux que vous rejoigniez nos renforts à Xarooda en tant qu’aide d’Helena. »

Toutes les personnes présentes avaient retenu leur souffle suite à sa proclamation. Ils s’attendaient à ce qu’elle n’entre dans le vif du sujet qu’après avoir conclu quelques civilités polies, ne serait-ce que pour la forme. Surtout au vu de tout ce qui s’était passé jusqu’à présent. Mais Lupis avait choisi autre chose.

Elle était allée droit au but.

Ce n’était pas une méthode que la noblesse — qui mettait l’accent sur des procédés aussi polis — aurait normalement adoptée. Ryoma, cependant, n’était pas un adepte des formalités inutiles et voyait cela d’un bon œil. Alors que tout le monde autour de lui déglutissait nerveusement, Ryoma répondit avec un sourire calme.

« J’accepte gracieusement. »

Sa réponse était complètement inattendue. Non seulement les gens autour d’eux, mais même la Reine Lupis, qui était celle qui lui avait demandé, ne pouvait contenir sa surprise.

« Vraiment ? Bien sûr, comme nous l’avons déjà dit, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour fournir du matériel et des équipements, mais… »

La reine Lupis s’était remise de son choc et dirigea un regard interrogateur vers Ryoma.

Ils ne me font pas tellement confiance, hein…

Sentant la suspicion dans les regards fixés sur lui, Ryoma fit claquer sa langue intérieurement. Pourtant, cette fois-ci, Ryoma avait tort. Étant donné ses actions dans le passé, il savait évidement ce que les autres pensaient de lui. Les mots qu’il prononça ensuite résonnèrent dans toute la pièce.

« Bien sûr, Votre Majesté. Je répondrai sûrement à vos attentes. »

« Vous êtes sérieux… ? »

Les yeux de la reine Lupis s’étaient remplis d’anxiété.

Son inquiétude était à prévoir. Il s’agissait d’une demande clairement déraisonnable, c’était pourquoi elle avait immédiatement affirmé que leur camp apporterait son aide en termes de fournitures et de matériel. Plus on connaissait Ryoma Mikoshiba, plus il était difficile de croire à cette vision. C’était à la fois à cause de son caractère, et surtout parce que les terres non développées de Wortenia étaient son territoire.

C’était une terre abandonnée par le royaume depuis de nombreuses années, et qui n’avait pas de citoyens chez qui prélever des impôts. D’un point de vue réaliste, il n’avait aucune chance d’avoir des soldats à envoyer en mission après s’être vu imposer ces terres. La plupart des personnes présentes dans cette pièce s’attendaient à ce que Ryoma refuse l’ordre de la reine Lupis. La seule personne qui ne le pensait pas était Helena, qui connaissait Ryoma plus personnellement que les autres et avait une meilleure compréhension de sa personnalité.

« Mais j’ai quelques requêtes à faire, Votre Majesté », dit Ryoma.

Un bourdonnement de chuchotements envahit de nouveau la salle d’audience à ces mots.

Oui, il fallait s’y attendre… pensa Lupis en prenant une profonde inspiration pour calmer son cœur.

Elle semblait calme en apparence, mais elle s’attendait à ce que Ryoma rejette catégoriquement sa demande. Elle fut plutôt surprise par la facilité avec laquelle il accepta, mais Ryoma n’était bien sûr pas si naïf. Son visage, qui semblait plus vieux qu’il ne l’était vraiment, était figé dans un sourire agréable. Son physique était grand et solide, mais il avait l’air tout à fait ordinaire.

Mais Lupis ne savait que trop bien que l’homme devant ses yeux était une bête dangereuse et carnivore.

Il y a seulement un an et demi, le vicomte Gelhart — alors duc — avait présenté Radine comme la fille du roi précédent, son père, et l’avait érigée en bannière. À l’époque, la reine Lupis était essentiellement impuissante. Elle ne disposait que de deux gardes royaux, et n’avait aucune carte ou arme en main qui lui aurait permis d’assurer son contrôle sur la maison royale.

Quatre-vingts pour cent des chevaliers étaient sous le contrôle du général Hodram, et les seuls sur lesquels Lupis pouvait compter pendant des années étaient Mikhail Vanash et Meltina Lecter, les deux responsables de sa sécurité. Sa situation était totalement désespérée.

Mais ce fut alors qu’il était apparu devant elle. Au début, elle se méfiait de Ryoma, pensant qu’il avait été envoyé là dans le cadre d’un stratagème des nobles. Elle avait accepté son offre non pas par confiance, mais simplement par résignation, car si elle ne faisait rien, elle n’avait pas d’avenir. Elle avait espéré qu’il serve à quelque chose, et avait agi entièrement par défaitisme.

Mais après leur première rencontre, Ryoma avait rapidement retourné la situation. Il avait réussi à rallier les nobles de la faction neutre à leur cause. Et après cela, il avait noyé des milliers de soldats en formant une tête de pont le long de la rivière Thèbes, un exploit qui lui vaudra le surnom de « Diable d’Héraklion ».

***

Partie 5

C’était un homme rusé, vicieux, sans cœur, prêt à tout pour atteindre ses objectifs…

Mais malgré ce nom, il avait toujours traité Lupis avec dignité et sincérité. Il ne lui avait jamais menti une seule fois. Dans tous les cas, il était beaucoup plus digne de confiance et fiable que les nobles désinvoltes.

Et pourtant, je l’ai trahi…

En apparence, elle lui avait accordé le statut de noble en récompense de ses exploits pendant la guerre, et lui avait donné la seigneurie de la péninsule de Wortenia. Mais Lupis savait mieux que quiconque que cette action était en fait motivée par sa peur et sa suspicion à son égard.

Lui accorder une terre abandonnée, non développée et sans perspective d’imposition n’était pas un acte d’hospitalité, tant s’en faut. Et c’était, en fait, un secret de polichinelle parmi la classe dirigeante de Rhoadseria.

« Exposez vos conditions. »

Lupis était préparée. C’était à elle de prendre cette décision, et donc d’en porter la responsabilité. Lupis avait décidé d’accepter n’importe quelles conditions tant que cela sauverait son pays, peu importe la douleur qu’elles pourraient apporter.

Elle n’avait plus d’autre moyen de le protéger.

*****

Cette nuit-là, Ryoma se rendit dans la chambre d’Helena. Ils s’étaient assis sur des canapés opposés, leurs regards s’étaient croisés.

« Nous nous rencontrons à nouveau, et plus tôt que je ne le pensais », dit Helena en regardant le visage de Ryoma avec un sourire maternel.

« Oui. J’ai moi aussi été surpris. », dit Ryoma en hochant la tête.

La lampe posée sur la table éclairait le visage d’Helena.

Elle est devenue plus mince…

Alors qu’ils parlaient, Ryoma fixa son regard sur les rides du visage d’Helena. Il ne l’avait vu que de loin dans la salle d’audience et ne l’avait donc pas remarqué, mais apparemment, elle s’était beaucoup dépensée.

« Votre avertissement est-il devenu inutile maintenant ? » dit Helena en faisant référence à la prédiction qu’il lui avait donnée avant leur séparation l’année dernière.

« Oui. Je vais être honnête, Helena, je ne pensais pas que les choses se détérioreraient à ce point… Je ne sais même pas quoi dire… »

Ryoma avait dit ce qu’il pensait sans dissimuler les faits.

C’était Ryoma qui avait demandé Helena de reprendre son poste de général en échange de sa vengeance sur le général Albrecht pour le meurtre de sa famille. Il l’avait placée sur le navire en perdition qu’était le Royaume de Rhoadseria, et il n’allait pas fuir la responsabilité de l’avoir fait.

« Je le savais… Nous aurions dû faire exécuter le Vicomte Gelhart… », murmura Helena dans un soupir.

« Non, en regardant la situation actuelle, même si nous avions abandonné Mikhail et tué le vicomte Gelhart, les choses n’auraient pas changé énormément. », dit Ryoma en secouant la tête.

« N’est-elle pas qualifiée pour être monarque ? »

Le regard d’Helena s’était aiguisé alors qu’elle fixait ses yeux sur Ryoma.

C’était effectivement une calomnie contre le dirigeant du pays. Mais Ryoma ne semblait pourtant pas trop s’en faire.

« Je ne dirais pas qu’elle n’est pas du tout qualifiée, mais je pense qu’elle n’en a pas tout à fait les capacités. Eh bien, si quelqu’un en qui elle pourrait avoir confiance détenait le pouvoir et qu’elle ne devenait qu’une dirigeante symbolique, les choses pourraient être différentes. », déclara Ryoma en haussant les épaules.

Les yeux d’Helena avaient perdu leur acuité, et son expression devint morose. Elle était envahie par le regret.

« Oui… Ce serait mieux à la fois pour ce pays et pour Sa Majesté. Si seulement quelqu’un comme vous pouvait la soutenir… »

C’était les sentiments sincères d’Helena, mais en même temps, ce n’était qu’un fantasme sur lequel on ne pouvait que formuler des hypothèses inutiles. Et bien qu’il ait accompli de grandes choses pendant la guerre civile, Ryoma n’était même pas un citoyen de Rhoadseria. Ce pays faisait une fixation sur les idées de sang et de lignée, les nobles et les chevaliers s’y opposeraient fortement.

Et de la même manière qu’ils étaient obsédés par leur lignée et leur fierté, leurs préjugés excessifs envers les roturiers étaient tout aussi intenses. Certains d’entre eux se considéraient comme des individus privilégiés choisis par Dieu. Et ces gens n’accepteraient jamais un roturier anobli comme l’un des leurs, même à contrecœur.

Ryoma, cependant, était différent. C’était un mercenaire d’origine inconnue. Le Royaume de Rhoadseria lui avait peut-être donné le rang de Baron, mais cela n’avait été fait que pour le tenir à distance et éviter qu’il ne cause des problèmes. Le fait qu’on lui ait donné la péninsule de Wortenia, avec son terrain unique, avait permis de taire leurs plaintes. Normalement, un roturier n’aurait jamais été promu à un tel titre.

Ce pays n’aurait jamais laissé Ryoma prendre un poste de commandement. Helena était également issue d’un milieu roturier, mais dans son cas, elle avait construit ses réalisations sur de nombreuses années et s’était fait de nombreux alliés pour la soutenir. Son nom s’était même répandu dans les pays voisins. Sa position n’était que trop différente de celle de Ryoma.

Tous les faits montraient que ce qu’Helena avait dit était effectivement impossible. Mais elle ne pouvait s’empêcher de se sentir frustrée par tout cela. Le fait que cela ne se réalisera jamais lui faisait mal au cœur.

« Eh bien, assez de ça… »

Celle-ci soupira avec une expression raide et se tourna vers Ryoma.

En fin de compte, ce n’était qu’une succession d’hypothèses. Les regrets ne changeraient rien à la réalité des choses.

Nous devons seulement faire ce que nous pouvons pour le moment.

Car en ce moment même, Rhoadseria était menacée par une grande puissance.

« Alors ? Pourquoi avez-vous demandé ces conditions ? »

Lupis avait accepté tous les termes que Ryoma avait énoncés pendant l’audience. C’était conforme aux attentes, puisque Ryoma avait préparé ces termes pour qu’ils ne soient pas perçus comme oppressants. Le fait qu’elle les ait acceptés sans avoir à consulter les ministres présents à la réunion en était la preuve. On pourrait dire que c’était parce que Ryoma avait revu ses conditions à la baisse, mais ils n’avaient aucun moyen de le savoir.

« Est-ce que quelque chose vous a semblé suspect, Helena ? »

Ryoma avait souri en répondant à sa question par une question.

Son expression ne donnait pas l’impression qu’il y avait une sorte d’intention implicite. Helena en savait cependant plus.

« Suspecte ? Bien sûr que non. Au contraire, vos conditions étaient trop raisonnables. »

Helena avait souligné les deux derniers mots.

« Me reprochez-vous de ne pas avoir été méfiant ? C’est déraisonnable », dit Ryoma avec un sourire devenant ironique.

La réponse de Ryoma était compréhensible. Il pourrait accepter d’être interrogé si quelque chose qu’il faisait paraissait alarmant, mais il ne l’avait pas fait. L’expression d’Helena n’avait cependant pas changé.

« Ryoma… À quoi pensez-vous ? »

Ses yeux étaient sérieux et inébranlables.

Elle n’allait pas reculer avant d’avoir entendu une réponse convaincante.

Eh bien, merde… Je savais bien qu’Helena trouverait cela suspect…

Ryoma ne put s’empêcher d’esquisser un sourire dédaigneux. Il n’y avait pas vraiment d’arrière-pensée derrière tout ça. Il avait simplement fait une offre destinée à augmenter leurs maigres chances de victoire. C’était lui, après tout, qui était sur le point de se rendre sur le champ de bataille et de mettre sa vie en jeu. Et l’armée qu’il dirigeait n’était pas assez forte pour renverser le cours des choses.

Quelques centaines de soldats ne pouvaient espérer influencer un champ de bataille où s’affrontaient plusieurs pays. Le mieux qu’ils pouvaient faire était de profiter d’une ouverture pour porter un coup fatal, mais la force principale serait l’ordre des chevaliers d’Helena ou les renforts de Myest.

En tant que tel, il était logique de diminuer la charge sur Helena. Tout ce qu’il avait fait, c’était rendre les choses légèrement plus avantageuses pour eux, et en tant que prix pour tous les problèmes qu’il aurait à entreprendre, c’était exceptionnellement bon marché.

Je suppose que je dois lui dire. Le fait qu’Helena me soupçonne pourrait me retomber dessus…

Ryoma poussa un petit soupir et demanda.

« Voulez-vous parler des fonds de guerre ? »

Ryoma avait demandé à Lupis le droit de faire migrer les fugitifs et les roturiers ayant des compétences spécialisées — comme les fermiers et les forgerons — de la capitale et des régions environnantes vers la péninsule de Wortenia. Et il avait également demandé un mois pour se préparer.

Lupis avait considéré sa demande de déplacer les roturiers comme étant un peu problématique, mais pas assez pour s’y opposer ou refuser. Mais éloigner les fugitifs aiderait à restaurer l’ordre public dans la capitale, et un mois était un court laps de temps pour se préparer.

Dans ce cas, Helena était préoccupée par le fait que Ryoma ait demandé à Lupis de convertir le soutien qu’elle proposait en une somme dérisoire d’à peine dix mille pièces d’or.

« Ne vous ai-je pas dit que notre côté s’occuperait de l’équipement et des fournitures ? »

Helena tourna un regard interrogateur vers Ryoma.

En toute honnêteté, le fait de prétendre qu’il s’agissait de fonds de guerre ne semblait pas naturel et forcé, et la somme était bien trop faible. Helena savait que Ryoma avait besoin de fonds pour développer Wortenia, mais si c’était le cas, elle préférait qu’il le dise simplement. Tout le monde savait qu’on demandait à Ryoma l’impossible dans cette situation, et personne ne se plaindrait s’il demandait un soutien financier comme condition à sa participation aux renforts.

Il n’était pas nécessaire qu’il demande cette somme à la place des fonds de guerre. Sans compter qu’il serait beaucoup plus facile pour le royaume de lui fournir des fournitures et des équipements, même s’il pouvait y arriver seul.

Le sourire naturel d’Helena, cependant, rencontra simplement un autre sourire.

« Vous avez raison, faire en sorte que le royaume s’occupe des fournitures aurait été plus facile… Mais après avoir vu comment est la capitale, je suis trop anxieux pour me reposer sur eux à ce sujet. »

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? », demanda Helena tout en inclinant la tête.

« Exactement ce que j’ai dit. Sa Majesté n’a pas le contrôle de toute la capitale en ce moment. Pensez-vous que je puisse vraiment lui faire confiance pour rassembler et gérer les fournitures de tout le pays alors qu’elle n’est même pas capable de gérer l’endroit dont elle devrait avoir le contrôle direct ? »

L’expression d’Helena s’était raidie.

« Eh bien, Sa Majesté ne les rassemblera pas elle-même… »

Alors que Ryoma haussait les épaules avec un sourire en coin, Helena sentit quelque chose de froid glisser le long de son échine.

Ce garçon… Il a réalisé tout cela juste en regardant l’état de la capitale ?

Il était vrai que les réformes à Pireas ne se passaient pas bien. Non, elles n’allaient pas seulement mal, elles étaient en fait au point mort. Pireas était traditionnellement dirigé par le capitaine de la garde royale, et n’avait donc pas beaucoup d’interaction avec les nobles et les bureaucrates.

En conséquence, l’intention de Lupis de consolider le pouvoir dans les mains du monarque avait rencontré une résistance de la part de la noblesse et de la bureaucratie, qui craignaient que le pouvoir existant dont ils disposaient soit sur le point d’être grandement limité. De leur point de vue, une novice qui ne connaissait rien à la gouvernance utilisait l’autorité du monarque pour empiéter sur leur domaine.

C’est la seule image qu’ils avaient d’elle.

Si le vicomte Gelhart était mort, peut-être auraient-ils abandonné. Mais il était toujours en vie et soutenait la princesse Radine en tant que membre de la famille royale. Cela signifiait que même avec son rang abaissé de Duc à Vicomte, son pouvoir et son autorité étaient plus grands que jamais.

Pour être exact, il avait effectivement pris la position d’un ministre. Les comtes Zeleph, Bergstone, et d’autres nobles de la faction neutre avaient officiellement pris ces positions après une longue période de déclin. Mais ceux qui suivaient leurs ordres étaient les mêmes bureaucrates de classe moyenne et basse qui travaillaient sous les ordres de Gelhart quand il avait encore le pouvoir. Et s’ils devaient tourner le dos au régime, le pays ne serait pas en mesure de fonctionner correctement.

En fait, depuis que la décision d’envoyer des renforts à Xarooda avait été prise, seuls deux tiers du matériel et des provisions nécessaires avaient été rassemblés dans la capitale. Bien sûr, ils pouvaient s’approvisionner à Xarooda, mais ils ne pouvaient pas compter entièrement sur le pays qui avait besoin de renforts. Il était donc logique de se préparer autant que possible par leurs propres moyens.

Et en plus, les fiers chevaliers de Myest menaient l’avant-garde, avec de grands chariots remplis de fournitures derrière eux. Ils avaient non seulement de la nourriture et du matériel, mais aussi des chevaux supplémentaires et des fournitures médicales pour soigner les soldats blessés afin d’aider l’armée de Xarooda. C’était une démonstration de la puissance financière de Myest, qu’elle devait à la possession de Pherzaad, le plus grand port commercial du continent occidental.

« Ryoma, vous… »

Helena était restée sans voix.

Même à ce jeune âge, l’homme devant elle connaissait les subtilités qui se cachaient derrière une armée. Une armée était essentiellement un être vivant massif. Elle dévorait de grandes quantités de fournitures et d’équipements, et ne produisait rien. Et si elle n’était pas suffisamment nourrie, cette créature devenait folle furieuse. Peu de gens s’en rendaient vraiment compte, même au sein de l’armée. Seules les personnes se trouvant dans les échelons supérieurs le savaient.

Mais malgré sa surprise, une certaine suspicion s’était installée dans le cœur d’Helena.

Mais où… a-t-il l’intention d’obtenir ces fournitures, alors ?

Il ne faisait aucun doute que les fournitures étaient absolument nécessaires. Et on voyait bien que le gouvernement de Rhoadseria ne pouvait pas les fournir. Elle pouvait donc comprendre pourquoi Ryoma avait choisi de les convertir en fonds militaires. Mais toute somme d’argent était inutile si personne ne lui vendait les fournitures dont il avait besoin.

Helena était à la tête d’un ordre de chevaliers, tandis que Ryoma était à la tête de plusieurs centaines de soldats. À eux deux, ils avaient moins de trois mille hommes, mais aucun marchand en ville ne pouvait équiper une telle force.

Ils devaient passer commande auprès d’une entreprise de taille considérable, et aucune entreprise n’accepterait une telle commande pour un premier client. Sans de réelles réalisations à montrer, aucune entreprise n’accepterait leur commande, car fournir une telle armée comportait des risques.

Ryoma, cependant, s’était contenté de rire de ses doutes.

« Oh, ne vous inquiétez pas pour ça. En fait, j’en ai déjà parlé avec eux. Ils ont juste besoin que nous les payions plus tard. », dit Ryoma comme s’il s’agissait vraiment d’une question insignifiante.

« Hein ? »

Helena n’avait pu que gérer cette réponse.

« J’ai déjà arrangé les choses avec une compagnie à Epirus. Même si je dois admettre que c’était juste un coup de chance. Mais de toute façon, ils nous fourniront une demi-année de provisions. »

« Je vois… D’où le mois que vous avez demandé. », dit Helena tout en poussant un profond soupir.

S’inquiéter à ce sujet était inutile…

En fin de compte, c’était vraiment insignifiant. Le jeune homme souriant assis devant elle avait déjà tout préparé avant d’arriver dans la capitale. La seule façon dont cela était possible était qu’il supposait qu’il pourrait être appelé et se préparait.

Ryoma avait choisi de travailler pour ce pays, de sa propre volonté. Et c’était quelque chose dont Helena aurait dû être heureuse. Mais étant donné la façon dont il avait été traité dans le passé, cela n’avait tout simplement aucun sens.

Cela durera-t-il encore combien de temps… Non, ce n’est pas ça. Pourquoi fait-il ça ?

Le doute bouillonnait en Helena, mais elle ne l’avait pas demandé à Ryoma. Quelque chose lui donnait l’impression que si elle le demandait… tout s’écroulerait.

***

Chapitre 4 : Cap à l’ouest

Partie 1

Un groupe de quelque trois cents soldats campait dans les champs à l’extérieur d’Épire. Avec eux se trouvait une centaine d’hommes vêtus de vêtements minables et sales. Les soldats portaient des armures de cuir noir, et leurs visages, bien qu’encore jeunes, scrutaient la zone avec des regards aiguisés.

Une rafale souffla à travers le camp, faisant claquer un drapeau noir portant l’emblème d’un serpent à deux têtes aux écailles d’or et d’argent enroulé autour d’une épée. Le serpent fixait les environs avec des yeux cramoisis et brillants. C’était comme si le drapeau était destiné à intimider quiconque le voyait. Mais tout le monde dans ce camp le regardait avec respect et fierté.

L’épée représentait la puissance et la force, et le serpent à deux têtes qui semblait la protéger représentait la sagesse et la stratégie. Le dessin semblait symboliser leur maître, la terre qu’ils avaient construite de leurs propres mains en était la preuve.

Dix chariots étaient rangés sur le côté sud du camp, et les voix des soldats résonnaient dans leur direction.

« Quarante barils de poisson salé ! »

« Cinquante barils de dattes séchées ! »

« Quarante barils de porc séché ! »

La cargaison était chargée sur les chariots un par un. L’inspection du contenu des barils était une tâche banale et ennuyeuse.

« Je sais que c’est un travail irritant, mais nous avons presque fini. Continuez, tout le monde ! », s’exclama Laura.

Ce à quoi les soldats acquiescèrent sans mot dire et se remirent au travail.

Aux côtés de Laura se trouvait un marchand rondouillard, qui inspectait un parchemin alors que les soldats élevaient la voix.

« On dirait que c’est tout… Mon Dieu, même avec la recommandation du comte Salzberg pour m’encourager, rassembler autant de choses en si peu de temps est impressionnant, si je puis dire. » soupira le marchand, en ayant finalement terminé de vérifier tous les wagons.

Ce marchand avait transporté seul les dix chariots jusqu’au camp, et avait comparé les nombreuses fournitures chargées sur ceux-ci une par une à son livre de comptes. Le marchand ne s’était pas engagé dans un travail physique — sauf pour feuilleter le parchemin, bien sûr — mais la tâche elle-même était d’un ennui mortel. Le marchand était naturellement épuisé, mais cette tâche de deux heures étant enfin terminée, son visage rond rayonnait de soulagement.

Bien sûr, le fait d’avoir effectué une transaction aussi importante signifiait qu’il partait avec les poches nettement plus lourdes. La somme promise pour cela était une somme que ce marchand avisé ne pouvait pas facilement ignorer. Son visage, cependant, pâlit l’instant d’après.

« Oui, nous sommes bien conscients qu’il s’agissait d’une commande importante. Mais c’est pour cela que nous avons payé un supplément, et vos prix étaient déjà assez élevés. »

Laura tourna un regard froid vers le marchand, qui marmonnait pour lui-même en regardant les parchemins dans sa main.

Le résultat de leur inspection avait montré que la quantité et la qualité des marchandises étaient conformes à ce qui avait été promis, mais la facture qu’il avait donnée à Laura indiquait un coût extrêmement élevé. La vérité était que tous les marchands présents ici étaient du genre zélé, de ceux dont il fallait toujours se méfier. Il s’agissait d’hommes d’affaires têtus qui étaient bien plus habitués aux négociations que la plupart des nobles. Ils saisissaient toutes les chances d’augmenter leurs profits, attendant avec une vigilance de prédateur la moindre occasion de le faire.

Et ce marchand, qui souriait à Laura tout en s’agitant et en feuilletant ses parchemins, n’était pas différent. Son sourire amical cachait le fait qu’il n’était pas un saint, et encore moins un naïf.

« Vous plaisantez sûrement. Ce sont les mêmes prix que j’offre au comte Salzberg. »

Le marchand bredouilla ses excuses comme s’il était offensé.

Il était vrai que le fait de mentionner le nom du comte Salzberg aurait normalement fait taire les nobles de rang inférieur. On ne savait pas ce qui pourrait se passer si une agitation éclatait et que la nouvelle parvenait aux oreilles du comte, et la plupart des nobles ne pourraient pas bouger face à cette crainte.

Je te jure… Tout le monde se croit si haut placé et puissant…

Cette farce durait depuis des jours. Au début, il trouvait le spectacle amusant, mais à force de le répéter, il s’en était lassé. Laura poussa un petit soupir. Les fournitures que ce marchand leur avait livrées étaient principalement des aliments conservés, comme du poisson salé et de la viande séchée. Il s’agissait effectivement d’aliments que l’on pouvait trouver dans un foyer ordinaire, et bien que leur nombre soit effectivement important, leur prix ne correspondait pas à la somme indiquée sur la facture.

Ryoma avait augmenté le montant qu’ils paieraient de dix pour cent, en lui disant que cela devrait faire taire les marchands, mais le prix indiqué était cinq fois supérieur au prix du marché. C’était beaucoup, beaucoup trop gourmand. Laura avait vérifié le marché à l’avance, et aurait franchement pu acheter la même quantité à un autre marchand ayant des prix bien plus raisonnables que celui-ci.

Ryoma n’était pas assez stupide pour faire aveuglément confiance à un marchand et se laisser tromper par ses cajoleries. Et à cette fin, Laura n’avait pas hésité un seul instant à interpeller ce marchand rusé.

« Vraiment ? Alors, prenez vos marchandises et partez. Nous trouverons une autre entreprise pour nous approvisionner. »

Ils avaient un besoin urgent d’approvisionnement, mais tout avait ses limites. Ils ne pouvaient pas se permettre de se retirer sur ce point.

« Quoi ?! C’est inacceptable ! On a travaillé dur à la demande du comte Salzberg pour livrer ça, alors nous dire de les reprendre maintenant… Cela va influencer vos futures relations avec le Comte et avec nous. Vous comprenez ça ? »

Apparemment, il pensait que Laura n’était qu’une jeune fille naïve, car il avait essayé de la menacer en utilisant le soutien du comte Salzberg.

Quel homme stupide… !

En temps normal, sa menace aurait fonctionné. Mais il allait regretter ses paroles peu de temps après. Car au moment où il avait élevé la voix contre Laura, une personne inattendue avait pris la parole.

« Qu’est-ce qui se passe ici, exactement ? »

En entendant cette voix, tous deux se retournèrent, et le marchand s’exclama de surprise.

« Quoi ?! »

Le comte Salzberg était apparu derrière lui, accompagné d’un groupe de chevaliers. Apparemment, il était là depuis un certain temps. Les lèvres du comte Salzberg avaient légèrement remué. Apparemment, il réprimait l’envie de rire aux éclats.

« Mon Dieu, si ce n’est pas le comte Salzberg. Nous sommes ravis de vous avoir ici. »

Laura s’était inclinée respectueusement avec un décorum aristocratique sans faille.

« Mm. Je suis venu saluer le Baron Mikoshiba, qui s’apprête à partir en campagne… Je crois avoir envoyé un messager à l’avance pour vous en informer. J’espère qu’il a du temps de prévu pour moi, non ? », demanda le comte Salzberg à Laura avec un ton gracieux et un sourire agréable.

« Le baron est en effet assez occupé par les préparatifs de la marche, mais je doute qu’il refuse lorsqu’il saura que vous avez pris la peine de venir ici, seigneur comte. »

« Je vois… Très bien, amenez-moi à lui, si vous le voulez bien. »

Le comte Salzberg coupa alors ses paroles et tourna son regard vers le marchand désormais très pâle.

« Vous êtes de la compagnie Raphaël ? »

Le ton du comte Salzberg n’était pas particulièrement dur, mais le marchand se raidit sur place comme si le noble venait de prononcer son arrêt de mort. L’économie d’Epire était sous le contrôle du syndicat, et la compagnie Mystel se tenait à sa tête. Et celui qui lui parlait était à la fois le gouverneur d’Epire et le mari de la fille unique de la Compagnie Mystel.

Pour ce marchand effrayé, les mots du Comte Salzberg équivalaient au verdict du juge de la pègre.

« Le Baron Mikoshiba met sa vie en jeu pour Rhoadseria. Je sais que je vous ai demandé beaucoup, mais puis-je vous demander d’être attentif aux circonstances ? »

Ce n’était pas un ordre, mais une demande de considération pour Ryoma. Cependant, le marchand n’était pas stupide au point de ne pas comprendre le sens des mots du Comte Salzberg.

« M-Mes excuses, il semblerait qu’il y ait eu une erreur de calcul… », bégaya le marchand en baissant le prix de façon flagrante.

Le Comte Salzberg n’avait pas eu besoin de dire autre chose. Il savait que ses intentions étaient parfaitement claires.

« Bien. Je me rends compte que j’ai fait travailler les gens de l’Union très dure sur cette affaire, mais c’est pour l’avenir de Rhoadseria. Continuez comme ça. », acquiesça-t-il.

« Bien sûr. Toutes mes excuses pour le dérangement, je vais faire reconfirmer les marchandises tout de suite. »

Le marchand s’excusa et partit.

Il profitera probablement de ce contrôle pour inventer une excuse concernant le nombre ou la qualité des marchandises, et l’utiliser comme prétexte pour réduire le prix.

Ta chance a tourné, pas vrai… ? Laura sourit dans son cœur en regardant le marchand vérifier à nouveau les marchandises, avec des sueurs froides.

Sa tentative de faire du profit avec ces marchandises le conduirait probablement à les vendre à un prix plus bas que d’habitude. Bien sûr, il n’avait jamais imaginé que le comte Salzberg le prendrait au mot, il était donc fort probable que le marchand maudisse plus sa chance que le fait de devoir plus réfléchir à la profondeur de son avidité.

« Alors, allons-y. »

Le comte Salzberg ordonna à Laura de le guider comme si rien ne s’était passé. C’était, après tout, une séquence d’événements sans conséquence pour lui. Il n’avait rien fait de plus que de réprimander un marchand avide.

« Ma parole, vous avez le cœur trop tendre. Même s’ils venaient vous supplier, je ne peux pas croire que vous vous joindriez aux renforts de Xarooda. La vie n’est-elle pas assez dangereuse comme ça ? »

En entrant dans la tente où Laura l’avait escorté, les lèvres du comte Salzberg s’étaient retroussées dès qu’il vit Ryoma. Néanmoins, il souriait toujours, et son ton n’était pas sarcastique. Au contraire, c’était plus proche de la façon dont on pourrait taquiner un ami.

Laura s’était précipitée aux côtés de Ryoma et lui avait chuchoté à l’oreille, après quoi il il répondit sans que ses yeux ne montrent le moindre signe de surprise et lui chuchota quelque chose à l’oreille.

« Cela fait longtemps, Comte Salzberg. Je vous remercie aussi pour votre aide dans cette affaire, » déclara Ryoma tout en inclinant la tête.

Le comte Salzberg l’avait arrêté d’une main levée et s’était assis sur une chaise à proximité. Il était clairement de bonne humeur.

« Oh, arrêtez avec les plaisanteries. Après tout, j’ai fait un sacré profit suite à votre implication dans tout ça. »

« Oh, je ne le pourrais pas. Tout se passe si bien grâce à votre aide, Comte. »

Ryoma avait quand même incliné la tête.

« J’espère que nous pourrons poursuivre cette relation mutuellement bénéfique à l’avenir », déclara le comte Salzberg avec un sourire satisfait.

***

Partie 2

Il fallait s’y attendre. Tout ce que le comte Salzberg avait fait était de contacter son beau-père, le président de la société Mystel, et lui demander de faire en sorte que toutes les sociétés de l’union aident à obtenir les marchandises dont il avait besoin.

Le comte lui-même n’avait pas fait de travail réel, et cela lui avait permis de gagner une bonne somme d’argent. Ryoma lui avait envoyé une somme assez importante pour qu’il agisse en tant qu’intermédiaire, et le syndicat lui avait également versé une somme très intéressante. Ryoma ne savait pas exactement combien le comte Salzberg avait gagné au total grâce à la transaction de fournitures, mais ce n’était probablement pas moins de mille pièces d’or.

Le fait que Ryoma n’essayait pas de demander une faveur suite à cette affaire, même en considérant ce que le comte Salzberg avait gagné, rendait le noble assez satisfait.

Eh bien, c’était ce à quoi je m’attendais. En voyant le sourire satisfait du Comte Salzberg, Ryoma avait réalisé que sa supposition était correcte.

Les gens comme le comte Salzberg avaient tendance à agir selon plusieurs modèles. Le modèle le plus frappant était qu’ils détestaient voir les gens le traiter avec condescendance et attendre de la gratitude en retour. Mais d’un autre côté, ils avaient un sens aigu du devoir et récompensaient leurs bienfaiteurs tant qu’ils restaient modestes. D’une certaine manière, traiter avec lui était très facile. Du moins tant que l’on veillait à ne pas troubler son sens de la fierté.

« Au fait, j’ai entendu dire qu’Helena Steiner était déjà en route pour Xarooda ? »

Le comte Salzberg aborda le sujet de la guerre en se rendant compte que l’atmosphère était assez calme.

Après tout, il était un guerrier à l’origine et s’intéressait de près aux renforts envoyés à Xarooda.

« Oui, y aller plus tard ne laisserait pas une bonne impression à Xarooda et Myest », répondit Ryoma.

Dire que « ça ne laisserait pas une bonne impression » était un euphémisme. Faire traîner les choses en longueur pourrait conduire Myest à déclarer la guerre à Rhoadseria.

« Je dirais que c’est assez compréhensible. Du point de vue de Myest, Xarooda est leur plus grand et plus important bouclier. Le fait qu’ils aient été aussi tolérants pendant un an constitue déjà une grosse surprise. »

« Ils savaient probablement dans quel état se trouve Rhoadseria. De plus, Myest voulait éviter de traverser le territoire de Rhoadseria alors que Sa Majesté n’avait pas encore consolidé son contrôle sur les nobles. »

« Envoyer une expédition est déjà difficile, mais pour un pays au régime aussi instable que le nôtre, c’est d’autant plus difficile… »

Le comte Salzberg avait raison. Déployer une armée pour une expédition serait une tâche difficile, même dans le meilleur des cas. Le simple fait de maintenir le moral des soldats, qui avaient été forcés de quitter leur foyer, était un défi.

Et c’était sans compter toutes les autres préoccupations liées à ce projet, de l’approvisionnement à l’organisation des forces qui garderaient le pays en l’absence de l’armée envoyée, en passant par d’innombrables autres considérations. C’était, en effet, une pile de problèmes qui donnaient mal à la tête.

Et si le pays qu’ils devaient traverser était en proie aux troubles et à l’instabilité politique, l’armée de Myest hésiterait à passer au travers, même si c’était pour sauver Xarooda de son sort.

« Alors qu’avez-vous l’intention de faire ? »

« L’achat des fournitures devrait être terminé dans plusieurs jours. Nous irons ensuite à l’ouest d’Epire et franchirons la frontière avec Xarooda. Après cela, nous prendrons la route vers le sud et nous dirigerons vers la capitale de Xarooda, Peripheria. Puis nous nous regrouperons avec les forces d’Helena. »

« Oui, je suppose que ce serait le choix naturel… Je prie pour que vous ayez de la chance. »

Le comte Salzberg lança un regard quelque peu taquin vers Ryoma, qui avait simplement répondu par un hochement de tête, sans rien ajouter de plus.

Les chanceux survivent, tandis que les malchanceux meurent. Cela était vrai dans ce monde comme dans celui de Ryoma.

*****

Après avoir conclu sa conversation, le comte Salzberg s’apprêtait à quitter le camp avec ses escortes lorsque ses yeux tombèrent sur le drapeau noir flottant au vent.

Hmph. Une épée et un serpent… Le design lui va bien. Et ce serpent lui convient parfaitement. J’ai décidé de parier sur ses stratagèmes, et j’ai hâte de voir où il va aller.

Pour être honnête, le Comte Salzberg ne faisait pas confiance à Ryoma. Il avait simplement utilisé ses relations pour rembourser le profit que Ryoma lui avait apporté. L’approche amicale qu’il avait montrée à Ryoma lors de cette rencontre n’était qu’un mince vernis superficiel. Le Comte Salzberg avait néanmoins compris ceci.

S’il sauve Xarooda, ce sera sûrement une bonne chose. S’il ne le fait pas, je n’ai qu’à rassembler les nobles du nord et négocier avec O’ltormea.

Tant qu’ils insistaient sur l’existence continue de Rhoadseria, les nobles avaient leurs propres moyens d’assurer leur propre survie. Bien sûr, il ne voulait pas avoir à faire face à une invasion d’O’ltormea. Après tout, il n’y avait pas d’argent à se faire dans la guerre, même si aucune arme n’était vraiment croisée. Tout l’argent perdu dans la guerre servirait certainement à faire pression sur ses fonds de divertissement personnels.

Voyons si cet homme a la sagesse du serpent dans cette bannière… et la puissance de cette épée. Cette bannière n’est elle qu’une simple menace vide… c’est quelque chose que j’ai hâte de découvrir.

Un sourire froid se dessina sur les lèvres du Comte Salzberg. Comme s’il regardait un faible luttant de toutes ses forces…

*****

Dix jours s’étaient écoulés depuis la rencontre de Ryoma avec le comte Salzberg. Les soldats se tenaient debout, vêtus d’armures teintées de noir, formant une longue ligne alors qu’ils se dirigeaient vers le sud sur la grande route menant à Peripheria, la capitale de Xarooda. Derrière cette ligne se trouvaient des groupes de chariots débordant de fournitures.

Ils avançaient avec le soleil rouge plongeant sous la chaîne de montagnes comme toile de fond, les faisant ressembler à une horde de diables ensanglantés.

« Hé ! Ces soldats, à quelle armée de nobles appartiennent-ils ?! »

Un homme labourant les champs le long de la route le demanda à sa femme, qui se tenait devant lui, tout en lâchant la charrue. Maintenir la charrue tirée par un cheval était un travail éprouvant, et il en profita pour faire une pause. Frottant ses mains engourdies l’une contre l’autre, l’homme tourna à nouveau son regard vers la route. Ses yeux brûlaient de haine.

Jour après jour… La guerre, la guerre, et encore la guerre… Je vous jure, je ne sais pas ce que ces foutus nobles font ou ce qu’ils sont, mais ça n’a rien à voir avec nous…

Ces émotions firent surface dans le cœur de cet homme, qui vivait chaque jour à la sueur de son front. Pour les fermiers ordinaires, peu importait à qui ils payaient leurs impôts. Au final, tout ce qui comptait était que leur vie et leur subsistance soient assurées. Et en ce moment, Xarooda était proche d’être vaincu par l’Empire d’O’ltormea.

Heureusement, la partie nord de Xarooda avait échappé aux ravages de la guerre jusqu’à présent, mais les flammes du conflit finiront par atteindre cette région également. Et même si elle avait échappé aux influences directes de la guerre, le nord en subissait toujours l’influence.

Au cours de l’année dernière, le coût de la vie dans ce pays avait progressivement augmenté, et les gouverneurs appliquaient des augmentations de taxes spéciales en utilisant la guerre comme prétexte. La vie devenait plus dure.

Je suppose que nous sommes toujours mieux lotis…

Cet homme était propriétaire du terrain sur lequel sa maison était construite, il ne devait donc payer des impôts qu’au gouverneur. En comparaison, les personnes à qui l’on prêtait leur terre devaient payer à leur propriétaire en plus de leurs impôts. L’esprit de l’homme dériva vers l’image de l’homme qui avait dû réduire sa fille à l’esclavage pour pouvoir payer ses impôts.

Elle n’avait que huit ans… Bon sang.

Elle avait des cheveux couleur noisette et de jolis yeux bleus, et pour ses parents, elle était la prunelle de leurs yeux. Si c’était une année ordinaire, une fille comme elle n’aurait jamais été vendue. Mais voilà ce qui avait provoqué ce résultat tragique : leurs récoltes ne poussaient pas bien hors saison, et la guerre avec O’ltormea avait éclaté, obligeant le gouverneur à augmenter les impôts pour couvrir les dépenses de guerre.

J’espère juste que cette foutue guerre se terminera rapidement. Elle n’a de toute façon rien à voir avec nous…

Si ce pays devait être ruiné, il pourrait au moins le faire rapidement. La résistance continue signifiait que les dépenses de guerre ne faisaient qu’augmenter, et ces pertes leur étaient imposées.

Mais bien sûr, le raisonnement de cet homme avait une grosse faille. Si ce pays tombait, et qu’ils devenaient des vassaux, il n’y avait aucune garantie qu’ils soient traités équitablement. Et il était très possible qu’ils soient forcés de payer des taxes encore plus lourdes.

Ce monde n’avait pas de Nations Unies ou de concept de droits de l’homme. Il n’y avait donc aucune raison pour qu’un pays traite équitablement ses vassaux conquis. Même si les nobles de Xarooda agissaient comme cet homme le souhaitait et abandonnaient la résistance contre O’ltormea, l’avenir qui les attendait pouvait très bien être celui d’une exploitation à mort.

Bien sûr, cet homme n’avait pas les connaissances nécessaires pour penser aussi loin. Il ne savait pas comment écrire son propre nom, et ne pouvait même pas compter la monnaie qu’il recevait des colporteurs sans l’aide du chef du village. C’était un simple homme qui sentait que sa petite vie était mise sous pression par des forces extérieures. Tout ce qu’il pouvait faire était de détester ce qui augmentait les taxes qu’il devait payer ce mois-là.

« Hein ? Pourquoi tu te relâches ? Allez, on doit finir ça. »

Remarquant que la charrue marchait au pas parce que son mari l’avait lâchée, la femme cessa de fouetter les deux chevaux et éleva la voix. C’était une femme un peu rude, du genre à porter la fameuse culotte dans la maison.

« Oublie ça une seconde, regarde là-bas ! »

« Regarder quoi ? Nous devons finir ça avant le coucher du soleil, espèce de mufle ! »

Mais en disant cela, elle tourna ses yeux dans la direction du regard de son mari, vers la route.

« D’où vient cette armée ? J’ai un mauvais pressentiment sur ces soldats… »

Noir, noir, noir. De loin, les soldats semblaient enveloppés de noir de haut en bas.

« Oui, as-tu une idée d’où ils viennent ? », demanda le mari.

« Je n’en ai jamais vu de semblables », répondit la femme en frissonnant.

« Moi non plus… Ils n’ont pas l’air d’appartenir à un noble de la région », acquiesça-t-il en murmurant, tout en reportant son regard sur la route.

Une armée qui laissait une impression aussi frappante était inhabituelle. Leur nombre n’était pas terriblement impressionnant, mais peu de nobles dépenseraient de l’argent pour s’assurer que tous leurs soldats soient vêtus d’une armure teintée de la même couleur. Les seuls à pouvoir en faire autant étaient les chevaliers du royaume, ou peut-être la garde royale qui avait prouvé que ses capacités et sa loyauté étaient au-dessus de tout. Ou sinon, seulement les plus grands des nobles.

« Et cette bannière… »

« Est-ce un serpent ? Ces yeux rouges sont troublants… »

Un drapeau noir flottait dans le vent, sur lequel était cousue la marque d’un serpent bicéphale aux écailles d’or et d’argent enroulés autour d’une épée. C’était un dessin plutôt frappant — de ceux que l’on n’oublie jamais après l’avoir vu une fois.

« Dis… Ne devrais-tu pas en parler au chef et lui demander de contacter le gouverneur ? » demanda l’épouse, l’anxiété se lisant dans ses yeux.

« Le chef de village… », murmura-t-il.

***

Partie 3

Sa suggestion était raisonnable. Les régions du nord avaient été épargnées par les combats directs jusqu’à présent, mais Xarooda était toujours en pleine guerre avec O’ltormea. Une armée non identifiée marchant sur leur territoire était trop dangereuse pour qu’ils puissent simplement la négliger.

« Et s’ils finissent par piller notre ville… ? », demanda la femme.

Ce à quoi l’homme ne put que déglutir nerveusement.

C’était une chose à laquelle l’homme avait activement essayé de ne pas penser jusqu’à présent. Et si le feu devait éclater ici cette fois-ci ? Il pouvait imaginer le village recouvert d’une couche de fumée noire. Les habitants gisant sans vie sur le sol, baignant dans des mares de leur propre sang. Les enfants ayant des colliers autour du cou alors qu’ils étaient emmenés en esclavage.

Bon sang ! Les lignes de front n’étaient-elles pas à l’ouest, près de la frontière ?! Ils ne peuvent pas être ici… Mais, attendez… Mais si c’est le cas… ?

Il y avait quelques évadés qui avaient échappé à la guerre et qui avaient trouvé refuge dans certaines familles du village. D’après ce qu’ils avaient dit, le champ de bataille était à l’ouest, près de la frontière avec O’ltormea. Les rumeurs disaient que l’armée de Xarooda était sévèrement repoussée, mais même ainsi, l’ennemi ne devrait pas marcher sur une route du nord comme celle-ci.

Pourtant, il ne pouvait nier la réalité de ce qu’il avait sous les yeux.

« Hé, allons informer le village de ce qui se passe », dit l’homme tout en saisissant les doigts tremblants de sa femme pour mettre de côté leur équipement agricole et se diriger vers le sud.

Ils coupèrent à travers le champ, s’accroupissant pour ne pas être vus par les soldats qui marchaient sur la route. Ils piétinaient le sol qu’il venait de labourer le matin même, mais à ce stade, cela n’avait plus d’importance.

Leur meilleure chance de survivre à une guerre était de se mettre à l’abri tout seuls, mais tous deux vivaient dans un petit village à une courte distance de la route. Tous les habitants du village étaient comme une famille pour eux. Tirant sa femme par le bras, l’homme s’était désespérément précipité vers le village. Ils ne pouvaient tout simplement pas abandonner leur famille…

*****

« Maître Ryoma… Les fermiers. »

Laura rapprocha son cheval de Ryoma et désigna l’une des fermes situées sur le bord de la route. Ryoma y tourna son regard, et vit effectivement des silhouettes noires accroupies qui reculaient et piétinaient les champs en s’enfuyant.

Aaaah, ils détruisent les champs… Sérieusement, nous sommes censés être de votre côté…

Ryoma soupira lourdement. Il avait vu cela se produire maintes et maintes fois depuis qu’il avait quitté Epire.

« Ne les ennuyez pas inutilement… Ils pourraient nous prendre pour des ennemis et se jeter sur nous. »

Les fermiers de ce monde étaient certes faibles par rapport aux chevaliers capables de thaumaturgie martiale. Mais une bêche ou une houe était une arme potentiellement dangereuse, même dans les mains d’un roturier. S’ils chargeaient leurs soldats, les hommes de Ryoma seraient blessés, même s’ils avaient peu de chance d’en mourir.

Et même si c’était eux qui étaient attaqués, blesser la population du pays qu’ils étaient venus aider rendrait leur venue ici inutile. La longue chevauchée avait donné des douleurs aux dos des soldats, et les douleurs occasionnelles avaient mis les nerfs de chacun à rude épreuve. Ryoma ne s’attendait pas à ce que les villages les accueillent à bras ouverts et avec reconnaissances, mais il aurait tellement souhaité qu’ils soient capables d’un peu de considération.

Il aurait aimé pouvoir au moins envoyer leur avant-garde pour les prévenir, mais toute tentative des soldats d’approcher les fermiers se soldait par la fuite de ces derniers. Et si leur unité était trop divisée, il était plus facile pour leurs forces d’être éliminées une à une. Le nord de Xarooda était relativement sûr, mais il était impossible de dire où les combats pourraient éclater.

Il y a quelques jours, les hostilités avaient failli éclater entre eux et une armée mixte organisée par l’un des nobles. Ils avaient pris les forces de Ryoma pour un groupe d’attaque envoyé par l’ennemi. La situation s’était heureusement éclaircie avant que les choses n’en viennent aux mains, mais à vrai dire, toute cette affaire était plutôt décourageante.

« Dans combien de jours arriverons-nous ? »

Ryoma demanda combien de temps il leur resta avant qu’ils n’atteignent Peripheria.

« Environ sept, en se basant sur la distance… Mais il y a un petit problème », répondit Laura.

La carte qu’ils avaient empruntée à Helena avait été faite à des fins militaires, elle était donc relativement précise. Bien sûr, ce monde n’avait pas de satellites artificiels, elle n’était donc pas parfaite. Elle était néanmoins bien plus précise et utile que les cartes utilisées par les civils. Grâce à cette carte, leur marche s’était déroulée relativement bien.

Le visage de Laura s’était assombri alors qu’elle vérifiait sa carte, secouée par son cheval.

« Le chemin d’ici à la capitale est intimement lié au domaine d’un noble mineur. »

« Je suppose que ça montre que les messagers ont merdé à certains endroits, hein… ? », dit Ryoma en grimaçant amèrement.

Suite à leur affrontement avec les forces locales l’autre jour, ils avaient demandé aux nobles d’envoyer des coursiers pour informer les régions voisines qu’ils étaient des renforts de Rhoadseria. Mais comme nous étions en temps de guerre et qu’il n’y avait pas assez de personnes à envoyer, beaucoup de nobles n’avaient pas reçu la nouvelle. Et les nobles plus mineurs — qui n’avaient comme territoires que de petites communautés agricoles à l’écart de la route — étaient les plus susceptibles de ne pas en entendre parler.

Cela faisait cinq jours qu’ils avaient quitté la citadelle d’Epire. C’était une marche assez exigeante, faisant ainsi plus de quarante kilomètres chaque jour. Ils marchaient à quatre kilomètres par heure. Ils avaient donc effectué un trajet de plus de deux cents kilomètres sur une route non pavée — bien qu’elle soit entretenue.

Pour couronner le tout, les rangs que Ryoma dirigeait comprenaient également l’unité logistique qui transportait leurs fournitures et leurs rations. Pour les standards de ce monde, ils marchaient plutôt vite. Étant donné l’ampleur de leurs efforts pour aider l’armée de Xarooda, perdre des hommes à cause d’un malentendu dû à une erreur de communication réduirait leurs efforts à néant.

« Je suppose que je n’ai pas le choix… Très bien, nous allons les poursuivre avec nos chevaux. Mais ne posez pas la main sur eux, compris ? »

Il ne faudrait pas se lancer dans des querelles inutiles ici aussi. Sur l’ordre de Ryoma, quelques-uns des chevaliers qui l’entouraient se détachèrent du groupe et se lancèrent à la poursuite des silhouettes en fuite.

Nous aurions dû aller à Peripheria avec Helena, même si cela signifiait perdre un peu de temps…

Les forces d’Helena les avaient précédés, partant de Pireas vers le Royaume de Xarooda. Leur force avancée avait traversé les villages et les villes qu’ils allaient traverser, évitant ce genre de malentendus.

Normalement, déplacer son armée en même temps que la sienne aurait été le meilleur choix. Mais comme ils devaient transporter leurs provisions avec eux, marcher jusqu’à Pireas aurait fait durer encore plus longtemps leur marche déjà lente.

Nous aurions dû acheter au moins une bannière de Xaroodia avant de partir…

Faire flotter sa bannière signifiait que le nom de Ryoma pourrait se répandre dans les autres pays, changeant la façon dont ils le considéraient à long terme. Mais un groupe de soldats armés marchant à l’improviste avec une bannière inconnue de tous, à l’exception de quelques personnes à Rhoadseria, firent que les nobles la prirent pour une armée ennemie.

Mais la seule chose que Ryoma avait pour prouver son identité était une seule lettre qu’il avait reçue de Lupis. Ses options étaient limitées.

Bon sang, ça va être une sacrée tâche, hein… ?

Ryoma poussa un autre profond soupir.

*****

« Seigneur Baron, Peripheria est en vue. »

Ryoma tourna les yeux dans la direction indiquée par la villageoise, et put effectivement voir ce qui ressemblait à un point gris au-delà des plaines. Au fur et à mesure que ses forces avançaient sur la route, ce point devenait lentement plus clair.

C’était une citadelle inébranlable, entourée de hauts remparts. Mais contrairement à Épire, elle était construite pour être beaucoup plus grande et beaucoup plus solide.

« Ah, père ! »

En voyant son père sortir pour accueillir les soldats en approche avec un groupe d’autres personnes, la villageoise rayonna et fit un signe de la main. C’était peut-être pour le travail, mais elle avait quand même été arrachée à sa famille pendant plusieurs jours. Ryoma esquissa alors un sourire forcé. La fille avait peut-être l’air d’une adulte, mais la voir comme ça la faisait paraître beaucoup plus jeune.

Il a dû beaucoup s’occuper d’elle. Non pas que je puisse lui en vouloir…

Ryoma pensait la même chose des sœurs Malfist derrière eux. Les actions de la fille étaient probablement un signe d’anxiété et de peur. En échange de nourriture et d’un peu d’or, elle devait leur montrer le chemin de Peripheria et servir de médiatrice.

Ces derniers jours, elle avait été exposée à une série d’événements stressants. La fiscalité stricte du temps de guerre rendait leur vie difficile. Elle avait été forcée de le faire, et être engagée par une armée étrangère était un pari évident. Leur excuse était qu’ils étaient une armée envoyée par Rhoadseria, mais leur seul formulaire était un bout de papier remis au chef du village. Ils pouvaient très bien être des soldats O'ltormean se faisant passer pour des soldats alliés.

Et si c’était le cas, les villageois seraient tous exécutés comme traîtres ayant collaboré avec l’ennemi. Ils pourraient insister sur le fait qu’on leur avait menti et qu’on les avait trompés, mais personne ne les écouterait. Être exécuté pour l’exemple rendrait plus facile la gouvernance du pays.

Les villageois étaient tous conscients de cela. Ils n’étaient peut-être pas éduqués ou sages, mais ils le comprenaient à un niveau instinctif.

Néanmoins, elle avait accepté l’offre de Ryoma parce que son village était dans une situation désespérée.

Alors que la distance entre eux diminuait et que l’autre groupe entrait dans le champ de vision de son père, les sourcils de Ryoma se froncèrent au moment où il réalisa que quelque chose n’allait pas.

Que se passe-t-il ? Ce n’est pas comme si nous étions poursuivis par l’ennemi…

L’un des hommes à la tête du groupe avait le visage déformé par la peur. La fille avait probablement remarqué l’expression de son père, car son regard était devenu morose. S’ils étaient poursuivis par des soldats, ils ne s’approcheraient pas si lentement du groupe de Ryoma. Et s’ils étaient suivis par des chevaliers armés.

Ce sont probablement des chevaliers Xaroodiens… Alors de quoi ont-ils peur ?

« Maître Ryoma… »

Sara tourna un regard inquiet vers Ryoma, qui posa une main apaisante sur sa tête.

« On va s’en sortir. Je vous ai toutes les deux avec moi… Je n’ai probablement pas besoin de le dire, mais ne baissez pas vos gardes, d’accord ? », dit-il en la regardant avec un sourire.

Les sœurs Malfist hochèrent la tête.

« Fais attention… » dit Laura.

Ryoma hocha la tête en retour et ordonna à ses forces de s’arrêter. Après tout, s’ils ne connaissaient pas la situation, il était difficile de juger de ce qu’il fallait faire…

Un groupe de soldats à cheval s’était arrêté devant Ryoma.

N’est-ce pas un peu prétentieux…, pensa Ryoma en les regardant.

Ils étaient une centaine, et alors que cette pensée traversait l’esprit de Ryoma, leurs rangs s’étaient séparés à gauche et à droite. Un seul chevalier à cheval traversa le chemin qu’ils avaient dégagé, accompagné de robustes gardes du corps.

L’armure qu’il portait indiquait clairement qu’il s’agissait d’un chevalier de haut rang, et ses gardes du corps portaient également un équipement de haute qualité.

***

Partie 4

On dirait le capitaine d’un ordre de chevaliers, ou une sorte de général… Ryoma rétrécit ses yeux avec méfiance. Pourquoi quelqu’un de si haut rang est-il ici ? Xarooda est-il vraiment en si mauvaise posture ?

On pourrait normalement supposer qu’ils étaient venus saluer Ryoma en tant que renforts venus de loin, mais les regards que les chevaliers fixaient sur son groupe étaient trop durs.

« Êtes-vous les renforts envoyés par Rhoadseria ? », demanda l’homme qui envoya un regard acéré vers Ryoma tandis qu’il amenait son cheval face à lui.

C’était extrêmement discourtois comme salut, surtout lorsqu’il était adressé à quelqu’un qu’il rencontrait pour la première fois, sans parler du fait que ce soit le chef d’une force qui avait beaucoup voyagé pour aider son pays. Ryoma inclina simplement la tête, ne montrant aucune considération pour la grossièreté de cette salutation.

« Je suis un baron du Royaume de Rhoadseria, Ryoma Mikoshiba. Mes hommes et moi sommes des renforts, envoyés par la Reine Lupis Rhoadserians pour vous aider, vous et votre pays, en ces temps de détresse. Nous sollicitons une audience avec votre souverain, Julianus Ier de Xarooda. Le pouvons-nous ? »

La réponse de Ryoma pouvait être qualifiée de parfaitement courtoise. À moins que quelqu’un ne sache le contraire, il n’imaginerait probablement pas que Ryoma était devenu récemment et soudainement un aristocrate. Mais l’homme devant Ryoma avait impitoyablement piétiné la politesse de Ryoma. Il avait simplement enlevé son casque et l’avait remis à l’un de ses assistants.

C’était un homme dans la force de l’âge, aux cheveux blond coupé court. Il avait l’air d’avoir une quarantaine d’années et, bien qu’il soit difficile de le dire alors qu’il était à cheval, il avait apparemment un physique bien bâti. Il était, à toutes fins utiles, un épais mur de chair et de muscles. Ressemblant en cela plus à un singe qu’à un humain, comme un gorille.

« Hmph… Vous n’êtes que cinq cents, à vue de nez… Vous vous appelez des renforts, mais qu’espérez-vous obtenir avec ce nombre ? », se moqua l’homme en tournant un regard acéré vers les soldats derrière Ryoma.

L’homme parla avec un ricanement, des mots de moquerie acérée quittant ses lèvres. Le fait qu’il puisse estimer le nombre de soldats que Ryoma avait amené d’un simple coup d’œil était impressionnant, mais l’attitude autoritaire de l’homme ruinait toute impression positive que ses compétences auraient pu produire. Il n’était en aucun cas une personne avec laquelle Ryoma souhaitait s’associer.

Mais Ryoma se contenta de garder le silence et de sourire, suite à quoi l’homme décida de remuer le couteau dans la plaie.

« Devons-nous en déduire que votre reine, Lupis Rhoadserians, cherche à abandonner Xarooda ? Elle a ignoré nos appels répétés pour des renforts, et quand elle s’est finalement exécutée, elle a envoyé une femme sénile rappelée de sa retraite et un petit chien d’origine inconnue… Il ne me semble pas qu’elle se rende compte de la gravité de notre situation. »

Les mots de l’homme avaient complètement écarté toute notion de dignité. Si Mikhail ou Meltina avaient été là pour entendre ces mots, une guerre aurait sûrement éclaté entre Rhoadseria et Xarooda. Les mots de cet homme étaient, en effet, tout simplement insultants envers Lupis.

Mais Ryoma n’avait pas d’émotions patriotiques envers Rhoadseria ou de respect pour la Reine Lupis, la provocation de l’homme tomba donc dans les oreilles d’un sourd.

« Je vois. Je suppose que la façon dont vous présentez les choses n’est pas trop éloignée de la vérité. Et vous avez même vu que cent cinquante de mes hommes se consacrent uniquement au transport de provisions… C’est un œil très impressionnant et perspicace que vous avez là. Je suppose que vous êtes une sorte d’homme distingué. Me feriez-vous l’honneur de me dire votre nom ? »

Le ton de Ryoma était resté aussi poli et posé qu’auparavant. Selon ce qu’il disait, ce ton pouvait être considéré comme provocateur, mais dans ce cas précis, Ryoma n’avait pas de telles intentions.

L’homme avait simplement froncé les sourcils devant l’attitude de Ryoma.

« N’as-tu aucune notion de la fierté ? », demanda-t-il, exaspéré par le fait que l’intention de Ryoma ne changeait pas.

Aucun guerrier ne tiendrait normalement sa langue face à une telle insulte, et quiconque le ferait serait considéré comme mou. Si c’était Meltina ou Mikhail à la place de Ryoma, ils auraient sûrement dégainé leur épée avec rage, sans se soucier des conséquences. En vérité, exposer son état mental aux autres était un acte stupide.

Seul un idiot expose ses émotions en public !

Dans son esprit, Ryoma s’était moqué de la provocation ouverte de l’homme. L’important était de ne pas montrer à l’autre ses véritables sentiments. C’était précisément lorsque l’on ressentait de la colère ou une soif de sang que l’on devait faire preuve du plus grand respect et de la plus grande dignité. C’était une vérité que Ryoma Mikoshiba avait apprise dans son enfance, une leçon qu’il avait tirée d’un certain incident. Et cette vérité avait montré sa valeur dans ce monde de guerre.

Et d’ailleurs, ce renforcement de Xarooda n’était aux yeux de Ryoma qu’un moyen d’assurer sa survie et celle de ses camarades. Il n’était venu ici que parce qu’il n’avait pas vraiment le choix, et, poussé à l’extrême, Ryoma se fichait pas mal que Xarooda tombe aux mains d’O’ltormea tant que les séquelles ne l’atteignaient pas.

Mais bien sûr, Ryoma n’était pas assez stupide pour le mettre en mots afin que cet homme puisse l’entendre.

« Je peux m’excuser au nom du Royaume de Rhoadseria pour avoir ignoré vos demandes depuis plus d’un an. Mais comprenez que la situation politique de notre pays n’est pas encore tout à fait stabilisée, et j’admets que l’ordre des chevaliers dirigé par Dame Helena ne compte que trois mille hommes. Les appréhensions de votre pays sont claires… Tout ce que nous pouvons faire est de prouver le contraire sur le champ de bataille. »

« Oho. Si c’est ce que tu ressens vraiment, c’est tout à fait admirable… »

Il était difficile de dire s’il croyait les paroles de Ryoma, mais l’homme regardait Ryoma avec curiosité.

C’est vrai, sans preuve, ses paroles n’étaient que de simples platitudes.

« Très bien… Dame Helena participe déjà à un conseil de guerre à Peripheria. »

Bien qu’il soit difficile de dire si l’homme croyait Ryoma, son expression s’était adoucie.

« Vous participerez également au conseil de guerre une fois que votre audience avec Sa Majesté sera terminée. »

Tout est déjà prêt, hein ? Dans ce cas… Le baratin de ce type n’était qu’une comédie… Je pense qu’il est logique qu’ils soient inquiets à notre sujet…

Ils voulaient probablement deviner l’attitude de Ryoma à leur égard en l’insultant soudainement. La façon dont l’audience avec le roi avait été arrangée le prouve.

Et je suppose que les soldats avaient aussi besoin de se défouler… Astucieux.

Ceux qui étaient au cœur du gouvernement avaient probablement réalisé les difficultés dans lesquels se trouvait Rhoadseria, mais un chevalier sur le terrain aurait du mal à comprendre les questions politiques. À cet égard, l’attitude de Ryoma adoucissait quelque peu leurs cœurs endurcis.

« Au fait, je n’ai pas encore eu le temps de me présenter. Je suis Grahalt Henschel, capitaine de la garde royale Xaroodienne. C’est un plaisir. »

Grahalt fit alors faire demi-tour à son cheval. Il fit signe de la main à Ryoma de le suivre tandis qu’il se mettait en route vers Peripheria.

Bon, que va-t-il bien se passer ensuite… ?

Tout en regardant Grahalt avancer, Ryoma fouilla dans sa poche et en sortit les pièces d’or qu’il avait préparées. Il devait encore payer l’homme qui se tenait au bord de la route, ses yeux papillonnants avec anxiété…

*****

Un homme et une femme se tenaient face à face dans l’une des pièces du château de Peripheria. L’un d’eux était une femme âgée avec un doux sourire sur les lèvres. Bien qu’elle se vantait d’accomplissements et de compétences inégalés sur le champ de bataille, l’atmosphère qu’elle dégageait était chaleureuse et sereine.

Elle ne change jamais… Elle est la même qu’à l’époque… Murmura Grahalt pour lui-même en regardant Helena porter une tasse de thé à ses lèvres.

Il avait rencontré pour la première fois la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria peu après être devenu chevalier. Beaucoup de chevaliers de Xarooda avaient été charmés par sa nature candide et son attitude, et même l’approche de son âge d’or n’avait pas diminué son charme. Sa beauté s’était détériorée en vieillissant, bien sûr, mais son charme personnel n’avait fait que s’affiner avec l’âge.

« Alors que pensez-vous de lui, maintenant que vous l’avez vu de vos propres yeux ? »

Bien qu’elle ait une génération de plus que Grahalt, Helena lui parlait avec une dignité polie.

Étant donné l’écart de réalisations et d’expériences entre eux, Grahalt était gêné et mal à l’aise avec ce traitement, mais Helena ne changerait pas son attitude à son égard. En la regardant avec un sourire crispé, Grahalt décrit honnêtement son expression.

« Je l’ai rencontré face à face, comme vous me l’aviez suggéré… Mais à vrai dire, j’ai eu du mal à le juger. »

Il avait réussi à sortir une réponse.

En vérité, il ne comprenait pas assez bien Ryoma pour avoir une impression positive ou négative de lui.

« La chose que je reconnais immédiatement est que sa retenue est admirable. Il n’a pas bronché à mes provocations et a su s’exprimer avec éloquence. À cet égard, il semble capable… Mais les effectifs qu’il dirige sont encore trop faibles. Je ne le vois tout simplement pas changer cette guerre, d’une manière ou d’une autre… Et, de plus… »

Grahalt interrompit un instant ses paroles et dirigea un regard interrogateur vers Helena.

« Les soldats qu’il dirige sont bien trop jeunes, et beaucoup d’entre eux sont des femmes… N’est-ce pas ? »

Helena prononça les mots que Grahalt hésitait à dire, comme si elle les lisait directement dans son esprit.

Grahalt fut frappé par le silence.

« Ne faites pas attention à moi et dites ce que vous pensez », lui dit Helena en souriant innocemment comme un enfant qui avait réussi à faire une farce.

« Vous le saviez déjà ? »

Grahalt s’est gratté les cheveux maladroitement.

« Non, je ne l’ai vu que de loin à l’instant. Après tout, ce garçon dirige une armée qu’il a construite à partir de rien après avoir obtenu la péninsule de Wortenia. »

« En si peu de temps ? »

Elle avait probablement regardé de quelque part Grahalt montrer le camp à Ryoma et ses hommes. C’était la première chose qui lui était venue à l’esprit, mais Grahalt l’avait nié.

Non… N’est-ce pas impossible ?

Pour autant qu’il le sache, Helena n’avait pas mis les pieds en dehors de ce palais depuis qu’elle était arrivée ici. Helena ne répondit pas à son doute, cependant, et changea plutôt de sujet.

« J’avais cependant espéré lui parler avant son audience… » soupira Helena tout en tournant un regard accusateur vers lui.

Helena avait, en effet, reconnu Ryoma comme son bras droit. En fonction de la situation, elle pouvait même lui transférer le commandement des forces rhoadseriennes. Ils avaient rassemblé des informations à l’avance, mais il y avait trop de choses qu’ils ne pouvaient pas apprendre avant d’arriver ici, à Xarooda. Helena savait par expérience que c’était ce genre d’information détaillée et précise qui deviendrait un facteur majeur dans la formation des stratégies.

Et je voulais aussi le consulter sur ce que nous devions faire ensuite…

Ce n’était cependant pas quelque chose que Grahalt pouvait faire. Helena avait ses propres affaires à régler, tandis que Xarooda avait ses propres préoccupations à gérer.

« On n’y peut pas grand-chose. Sa Majesté attend beaucoup des renforts de Rhoadseria… »

***

Partie 5

La position de Xarooda dans la guerre n’était en aucun cas positive. Au cours de l’année dernière, ils avaient seulement résisté à l’invasion d’O’ltormea, et la fatigue de la guerre s’était installée sur leurs territoires et leurs soldats.

Les champs des zones proches des lignes de front avaient été brûlés, les hommes adultes avaient été contraints à la conscription. Les femmes et enfants restants n’avaient eu d’autre choix que de chercher refuge dans les villes voisines. Et bien sûr, les gouverneurs ne pouvaient pas offrir une protection adéquate à tout le monde, obligeant certains à se vendre comme esclaves.

La puissance nationale de Xarooda diminuant de jour en jour, ce dernier avait dû se tourner vers son dernier recours. En ce moment, avec Rhoadseria et Myest qui leur fournissaient des renforts, ils pouvaient frapper la force qui défilait dans leur pays en une bataille décisive.

Bien sûr, il s’agissait d’un pari où l’existence de leur pays était en jeu, mais un pari qui en valait la peine. Du moins, c’était ce que le roi et ses subordonnés — y compris Grahalt — croyaient ardemment.

Mais il y avait un problème majeur ici. Il fallait impérativement savoir si Myest et Rhoadseria seraient prêts à verser du sang pour Xarooda. Normalement, la chute de Xarooda équivaudrait à celle des autres pays de l’Est, mais ils ne pouvaient s’empêcher de douter des gens de Rhoadseria après que leur pays ait ignoré leur demande de renforts aussi longtemps.

C’était pour cette raison que Grahalt avait suivi la recommandation d’Helena et avait donné ce petit spectacle en accueillant Ryoma. Tout cela pour affirmer les véritables intentions de Rhoadseria.

« Et d’ailleurs, si nous avions laissé le Seigneur Mikoshiba vous rencontrer en premier, on ne saurait pas quelles accusations la faction de la réconciliation pourrait essayer de lancer », cracha Grahalt avec haine.

Pour lui, la faction de la réconciliation était des traîtres à la patrie.

« Grahalt… Je comprends ce que vous ressentez, mais vous ne devez pas rejeter aveuglément les revendications de la faction de la réconciliation. »

Helena avait habilement remarqué la légère émotion de Grahalt en prononçant leurs noms, et lui avait parlé comme une mère qui réprimande son enfant.

« Mais… ! »

« Écoutez-moi bien. La faction de la réconciliation n’est pas traîtresse. À leurs yeux, ils font le meilleur choix pour ce pays et pour Sa Majesté Julianus Ier. Même si leurs méthodes diffèrent de celles des chevaliers, ils recherchent la même chose… Non ? »

Alors même qu’elle prononçait ces mots, Helena ne pouvait s’empêcher de rire sardoniquement d’elle-même dans son cœur.

Bien que le fait que leurs pensées soient sans aucune malice soit probablement le plus gros problème ici…

Les bonnes intentions ne menaient pas toujours au meilleur résultat possible. Aussi triste que cela le soit, c’était la réalité de la politique. Mais elle devait apaiser Grahalt, de peur qu’il n’essaie de réaliser sa propre conception de la justice par la force brute.

Une unification par la force militaire. En effet, s’ils écrasaient la faction de la réconciliation par la force militaire, le pays parviendrait à un consensus. Mais cela devrait être leur dernier recours, une fois qu’ils auraient épuisé tous les autres moyens d’action.

« Bien sûr… La survie de Xarooda passe avant tout… »

Grahalt avait réussi à balbutier cette réponse, ignorant les pensées d’Helena.

« Devenir un vassal d’O’ltormea permettrait à la maison royale de Xarooda de survivre, et c’est effectivement un choix… Le prix à payer serait élevé, bien sûr, mais c’est mieux que de tout perdre. C’est normal que certaines personnes pensent ainsi. », dit Helena.

« Et vous pensez que c’est une bonne idée, Dame Helena ? », demanda Grahalt, le visage contorsionné par une agonie amère.

Il ne détestait rien de plus que d’avoir à entendre ces mots sortir des lèvres de la femme qu’il admirait secrètement. Mais cette question était une insulte à la femme connue comme la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria.

« Pourquoi pensez-vous que je suis venue personnellement ici, à la tête de cette armée ? »

Au moment où ces mots quittèrent les lèvres d’Helena, l’atmosphère de la pièce se figea. La lueur dans ses yeux, les expressions sur son visage — tout avait basculé. La seule chose qui n’avait pas changé était le sourire serein sur ses lèvres. Le corps de Grahalt frissonna de terreur.

« M-Mes excuses… Pardonnez-moi d’avoir dit quelque chose d’aussi stupide. »

Rhoadseria ne pouvait pas ignorer le fait que Xarooda soit devenu le vassal d’O’ltormea. S’ils le pouvaient, ils n’auraient pas envoyé Helena Steiner pour cette tâche. Sans rien changer à son expression, Helena continua de parler.

« Bien que je sois rien d’autre qu’une vieille femme sénile appelée à sortir de sa retraite. Votre anxiété est compréhensible. »

Au moment où il avait entendu ces mots, Grahalt sentit quelque chose de froid glisser le long de sa colonne vertébrale.

« Vous avez entendu ça… »

Il ne l’avait dit que lors de sa première rencontre avec Ryoma afin d’évaluer sa réaction, mais il n’avait jamais imaginé qu’Helena l’écoutait. C’était aussi gênant que de découvrir que son patron écoutait dans l’un des box pendant qu’ils faisaient des commérages sur lui avec leurs collègues.

« Oui, aussi sénile et vieille que je sois, mes oreilles et mes yeux fonctionnent toujours aussi bien. »

Ces yeux et ces oreilles ne faisaient certainement pas référence à ses facultés physiques, mais plutôt à ses sources d’information au sein de Xarooda.

Une femme si effrayante…

Beaucoup appelaient Helena la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria, mais sa véritable force ne résidait pas dans ses stratagèmes et tactiques sur le champ de bataille. Personne ne savait comment elle y parvenait, mais elle avait le pouvoir de puiser dans d’innombrables sources d’information sur tout le continent. Et à travers ces divers flux d’informations, elle pouvait extraire tout sujet dont elle avait besoin et construire une hypothèse.

Sur le champ de bataille, elle pouvait certes exhiber la majesté d’un général habile et sage, mais ce n’était qu’une facette d’elle. Grahalt détourna les yeux d’Helena, tournant son regard vers le bas.

« S’il vous plaît, ne plaisantez pas… », réussit-il à balbutier.

Puis il se couvrit le visage, espérant échapper à son regard. Un long silence s’installa dans la pièce.

« Oui, c’était juste une plaisanterie… Bien sûr », dit Helena.

La bouche de Grahalt s’était ouverte, ce à quoi Helena avait couvert sa bouche en ricanant d’amusement.

« C’était mal élevé de votre part… », dit Grahalt en soupirant lourdement et en baissant les épaules.

En voyant cela, Helena ne put s’empêcher de rire aux éclats.

« Si cela suffit à vous choquer, je ne vois pas comment vous allez pouvoir retenir ce garçon. »

À ces mots, Grahalt rétrécit ses yeux et en demanda plus. Il n’était pas assez franc pour ne pas comprendre à quel garçon elle faisait référence.

« Il est vraiment… à ce point ? »

« Eh bien, oui. Parmi les nombreuses personnes que j’ai vues, c’est le cheval indompté le plus indiscipliné de tous. »

« Un cheval indompté… »

« Bien qu’il ait l’esprit d’un serpent ou d’un scorpion. »

Les descriptions qu’elle en avait faites frappèrent Grahalt comme étant contradictoire. Le qualifier de cheval indiscipliné et indompté n’était pas si difficile à comprendre. Le physique de Ryoma était en effet étonnant. Les traits de son visage étaient calmes et amicaux, mais peut-être que sa nature changeait sur le champ de bataille, tout comme celle d’Helena.

Mais l’intelligence d’un scorpion ou d’un serpent ? Il ne sentait rien de tel chez lui.

« Vous ne devez pas le sous-estimer, Grahalt. À moins que vous ne vouliez être mangé vivant. »

« Cela ne ressemble pas à une façon de décrire un de ses alliés. »

Helena le décrivait avec un ton qui correspondait à un général d’un autre pays, ou à un rival politique. Helena avait simplement secoué la tête en silence.

« Ne vous méprenez pas. J’ai confiance en lui, et il croit aussi en moi. Mais, Grahalt… Pour le moment, il ne considère pas votre camp en tant qu’ami ou ennemi. Dans ce cas, vous devriez lui montrer votre gratitude et demander son aide… Parce que s’il vous considère comme ses ennemis, il vous enlèvera tout ce que vous avez. »

Ces mots étaient un avertissement sincère d’Helena à un ami.

« Si cet homme… a vraiment le pouvoir dont vous parlez… À ce moment-là… Nous le ferons. »

Le silence s’était à nouveau installé dans la pièce.

« Bien. Parce que vous le comprendrez bientôt que trop bien… Tout le monde dans ce pays… Vous verrez. »

Helena sourit silencieusement, imaginant le moment où le jeune serpent dévoilera ses crocs…

***

Chapitre 5 : Démonstration de puissance

Partie 1

Un air tendu avait envahi la salle d’audience. Des soldats se tenaient sur les deux côtés du tapis rouge qui s’étendait de l’entrée au trône, immobiles. Derrière eux se tenaient des deux côtés des fonctionnaires civils et des officiers militaires. Beaucoup d’entre eux étaient également des nobles avec des titres.

Les fonctionnaires étaient vêtus de somptueux vêtements de soie, recouverts de fils d’argent et d’or dans lesquels étaient incrustées des pierres précieuses, comme pour symboliser leur autorité. La seule raison pour laquelle cette tenue n’était pas trop voyante était peut-être le sang noble qui coulait dans leurs veines… Malgré le sort de leur pays qui ne tenait qu’à un fil, ils s’efforçaient de conserver leur dignité, aussi vide soit-elle.

C’était tout aussi vrai pour les officiers que pour les chevaliers. Ils étaient bien sûr en armure et portaient leurs épées au fourreau. Mais leurs armures avaient des motifs élaborés, réalisés par des maîtres artisans. Les épées qu’ils portaient ne ressemblaient pas à des armes destinées à être utilisées sur le champ de bataille, mais plutôt à des œuvres d’art à admirer.

Je suppose qu’une apparence trop miteuse ne ferait que baisser le moral des troupes… Je suppose que c’est le genre de personnes avec qui je vais devoir composer…

Tout en reconnaissant dans une certaine mesure leur choix de décoration, Ryoma avait poussé un soupir intérieur. D’après son expérience, depuis qu’il avait été appelé dans ce monde, les nobles qui s’habillaient de vêtements coûteux pour prouver leur position étaient les personnes les plus dangereuses et les plus inutiles de toutes — indépendamment de leurs compétences ou de leur incompétence.

« S’il vous plaît, approchez. »

Un chambellan se tenant à côté de lui chuchota à son oreille, incitant Ryoma à s’avancer vers le trône.

Eh bien, regardez-moi ça…

La salle d’audience était remplie de chevaliers et de nobles, et ils arboraient tous des expressions variées. Excitation, attente, déception, exaspération, moquerie. C’était les cinq principales émotions qui semblaient remplir cette grande salle d’audience. L’excitation et l’attente représentaient environ 30 % de ces émotions, tandis que la déception, l’exaspération et la moquerie constituaient les 70 % restants.

Je suppose qu’ils attendaient des renforts et tout ce qu’ils voient est un gamin sans nom comme moi à la place. Il est donc logique qu’ils soient pessimistes. Une pensée masochiste traversa l’esprit de Ryoma.

Mais malgré cela, il observa calmement son environnement, prenant toutes sortes d’informations.

Ils sont… plus nombreux que je ne le pensais. Je suppose que c’est l’écart d’expérience entre Lupis, qui vient juste de monter sur le trône, et un souverain qui l’a conservé pendant trente ans.

C’était un palais où de nombreux complots et intentions se croisaient et agissaient les uns contre les autres, mais le fait que des gens soient là signifiait que Julianus Ier avait encore de l’influence. S’il était un monarque inexpérimenté comme Lupis, les nobles, avec leur penchant pour l’autopréservation auraient depuis longtemps fui le palais, tout comme l’avaient fait les aristocrates qui ne s’étaient pas rassemblés sous Lupis lorsque la guerre civile avait éclaté.

Contrairement aux chevaliers, qui n’avaient généralement pas de territoires et travaillaient simplement pour des employeurs, les nobles avaient leurs propres terres. Certains étaient plus ou moins fortunés que d’autres, mais ils avaient tous une influence indépendante, ce qui en faisait un groupe puissant.

En tant que tels, même s’ils permettaient un régime autoritaire centralisé sous la direction du roi en temps de paix, si la capacité du roi à gouverner était mise en doute, les nobles se tourneraient immédiatement vers l’autopréservation. Et à cet égard, puisque cela ne s’était pas produit ici, c’était la preuve que Xarooda avait encore de l’espoir en tant que royaume.

Bien sûr, il pouvait y avoir des traîtres qui se cachaient, et la plupart des gens adoptaient une approche attentiste. Mais le fait que les gens étaient prêts à attendre montrait qu’ils croyaient encore que Xarooda avait une chance de sortir victorieux. Même si cette chance n’était que de quelques pourcents, cette possibilité liait le cœur des nobles, leur interdisant de quitter le palais.

S’ils avaient senti que la défaite était imminente, les nobles auraient plongé pour se maintenir à flot, sans se soucier de ce que les autres pouvaient penser d’eux. Et c’était à ce moment-là que le royaume prendrait vraiment fin.

Ce doit vraiment être leur dernière chance… Celui qui a réalisé cela a bien lu la situation. Était-ce Lupis ou Meltina ? Non… C’était peut-être le comte Bergstone… Quoi qu’il en soit, c’est assez ironique.

La pression de Myest avait sûrement contribué, mais au final, ce furent les dirigeants de Rhoadseria qui avaient décidé d’envoyer des renforts à Xarooda malgré les risques. Et alors qu’ils ne voyaient pas les problèmes qui affligeaient leur propre pays, ils avaient su tirer parti de la situation de leur voisin.

Ryoma étouffa le sourire qui tentait de se glisser sur ses lèvres. Et ce fut alors qu’il le sentit. Des regards froids se posèrent sur lui alors qu’il s’approcha du trône.

Ce n’est pas du mépris ou une évaluation… C’est plus proche de la colère et de la soif de sang.

Ryoma tourna ses yeux vers la source de ces regards.

Ça doit être eux… On dirait qu’ils ne m’aiment pas trop.

Il fixa son regard sur ceux qui le dévisageaient, debout près du trône. Il s’agissait de personnes qu’il n’avait jamais rencontrées auparavant, et pourtant, les regards sombres qu’ils lui lançaient ne pouvaient se résumer à de la moquerie ou du mépris. Ils étaient remplis d’une claire inimitié. Leurs tenues étaient plus somptueuses que celles de leur entourage, ce qui impliquait qu’ils étaient d’un rang assez élevé. Et étant donné leur position dans la pièce, ils possédaient probablement un certain pouvoir et une certaine autorité…

La vérité était que le statut social d’une personne n’était pas toujours égal à son pouvoir effectif et à son influence. Certains ducs détenaient des titres qui n’étaient que nominaux et n’offraient aucune influence réelle, tandis qu’il y avait des barons qui avaient la confiance du roi et étaient nommés à des postes importants.

Mais le groupe qui observait Ryoma avec inimitié avait à la fois des positions et du pouvoir.

Tch… Ça va être ennuyeux. Pourquoi rien ne peut-il se passer comme prévu pour une fois… ?!

Cela s’était produit pendant la guerre civile rhodanienne et cela semble devoir se reproduire aujourd’hui, mais d’une manière ou d’une autre, il semblerait que Ryoma soit destiné à avoir toujours les nobles les plus influents et les plus puissants qui s’opposaient à lui.

Le gorille n’est pas là, par contre… je crois qu’il s’appelle Grahalt… ?

Retenant l’envie de soupirer devant son manque de chance, Ryoma chercha Grahalt. Sa position était ce qui l’intéressait le plus pour le moment, et tout sera plus clair en voyant sa position dans cette salle d’audience. Mais Ryoma ne pouvait pas repérer son visage parmi les chevaliers. Il tourna alors son regard vers le trône vide, trouvant Grahalt debout à la gauche du trône. Bien qu’il se tienne près du roi, il était toujours vêtu d’une armure et portait une épée, comme le reste des chevaliers.

Eh bien, wôw… Je suppose que le roi doit vraiment avoir confiance en lui.

Grahalt se tenait debout, comme pour montrer son grand physique, tel un bouclier gardant le trône.

Puisqu’il est si proche du roi… Son attitude de tout à l’heure a dû être suggérée par quelqu’un. Je ne peux pas exclure la possibilité qu’il ait eu l’idée tout seul, mais je suppose que le premier suspect serait Helena…

Ceux qui se tenaient le plus près du trône étaient ceux qui avaient plus d’influence et un statut plus élevé, mais se tenir à côté du trône était différent. Le rang et l’influence ne suffisaient pas pour cela — il fallait avoir la confiance du roi. La garde royale — les protecteurs du roi — était à la fois l’épée et le bouclier du monarque. Le fait que le roi laisse quelqu’un se tenir à ses côtés était la preuve de la grande confiance qu’il avait envers cette personne.

En comparaison, c’était comme si Lupis faisait confiance à Meltina et Mikhail. Et une telle personne avait été envoyée à la périphérie de la capitale pour accueillir Ryoma. Il y avait peu de chance que Julianus I connaisse quelqu’un comme Ryoma, même à un niveau pratique. S’il possédait un réseau d’information lui permettant de connaître Ryoma de près, Xarooda n’aurait jamais été placé dans une telle position d’infériorité.

Quelqu’un a dû conseiller le roi — dans un but précis, bien sûr.

Mais même si c’était l’idée d’Helena, cela n’aurait servi à rien s’il n’avait pas eu la tolérance de l’accepter… Julianus I… je ne devrais pas le sous-estimer.

Ryoma s’agenouilla devant le trône vide et attendit nerveusement l’arrivée du soi-disant roi médiocre…

« Vous avez bien fait de venir ici de loin. »

Une voix sereine finit par parler au-dessus de la tête de Ryoma, en provenance de la direction du trône.

« Oui, votre Majesté ! »

« Allons donc ! Pas besoin de faire de cérémonie. Montrez-moi le visage du jeune héros de Rhoadseria. Vous n’êtes pas de la noblesse de Xarooda, vous pouvez donc être à l’aise. »

Ryoma leva la tête, fixant son regard sur un vieil homme à la barbe blanche et touffue. Il portait un manteau de soie rouge, et sur sa tête reposait une couronne garnie de diamants étincelants. Des rides profondes étaient gravées sur son visage serein, et il regardait Ryoma avec des yeux bleus.

Il n’était pas du tout un homme bien bâti. C’était difficile à dire puisqu’il était assis sur le trône, mais il semblait être de taille moyenne. Mais l’atmosphère qu’il dégageait était, sans aucun doute, celle d’un monarque.

« Je vous salue après votre long voyage. Je suis le roi du royaume de Xarooda, Johann Julianus I. »

Il avait le sang d’une longue lignée royale ininterrompue, et l’acquis certain d’avoir conservé son règne pendant des décennies. Les deux s’étaient mélangés, créant une sorte de pression étrange qui s’était abattue sur Ryoma.

Bon sang… Et ils qualifient Julianus Ier de roi médiocre, je suppose qu’il ne faut vraiment pas se fier aux rumeurs…

Il était vrai que son règne n’avait pas été marqué par de nombreux accomplissements, et que l’homme lui-même ne semblait pas exceller ou être excessivement mauvais en quoi que ce soit. Mais le fait était qu’il avait été capable de conserver les terres dont il avait hérité dans un monde en guerre constante, et c’était peut-être la seule preuve dont Ryoma avait besoin pour savoir qu’il n’était pas un homme médiocre ou moyen.

« Hmm, Dame Helena m’a parlé de vous, mais… oui, je vois », dit Julianus I avec un léger sourire sur les lèvres.

C’était donc bien l’idée d’Helena…

Les paroles du roi avaient confirmé les soupçons de Ryoma. Il y avait un lien profond entre Helena et le roi de Xarooda.

« En ce moment, mon pays est assiégé par l’Empire d’O’ltormea, et a été poussé au point de non-recours », dit Julianus I.

Ryoma acquiesça sans mot dire.

« Cependant, maintenant que nous avons des renforts de Rhoadseria et de Myest, nous avons peut-être une chance de reprendre nos terres. Qu’en dites-vous ? Avons-nous une chance ? », demanda le roi avec curiosité.

« Si je peux me permettre, Votre Majesté, je vous demande de me laisser du temps avant de répondre à cette question. », dit Ryoma en secouant la tête.

La réponse de Ryoma avait provoqué l’agitation de toutes les personnes présentes qui avaient commencé à chuchoter entre elles. Maintenant que Rhoadseria et Myest avaient envoyé leurs renforts, c’était le moment de tout risquer et de passer à l’offensive. C’était ce que la plupart des personnes présentes dans cette salle d’audience attendaient avec impatience.

Mais Ryoma leur avait déconseillé de se jeter inconsidérément dans la bataille. Il était arrivé dans ce pays pour gagner la guerre contre O’ltormea, et apaiser l’anxiété du peuple ou lui remonter le moral était secondaire pour lui.

***

Partie 2

« Oho… Vous pensez que ce n’est pas le moment ? »

« Je ne dirai pas que ce n’est pas le cas, mais je ne dirai pas non plus que ça l’est. Je crois que la bonne marche à suivre est que j’examine d’abord attentivement les informations dont nous disposons, que je me fasse une idée de la situation afin de pouvoir vous donner ensuite une réponse plus éclairée. »

Les chuchotements des nobles s’étaient intensifiés, et l’inimitié dirigée vers Ryoma avait augmenté en intensité. Était-ce par pure animosité, ou peut-être pour une raison quelconque… ?

« Je vois… C’est très prudent de votre part. »

« La frontière entre la bravoure et l’imprudence est mince, Votre Majesté. »

Toutes les personnes présentes dans la pièce avaient été bouleversées par le fait que Ryoma s’était adressé au roi aussi franchement qu’il l’avait fait. Ses yeux s’étaient retournés vers le regard puissant que lui adressait le trône. C’était un regard acéré, comme si l’homme avait essayé de voir à travers son cœur.

L’agitation s’était soudainement éteinte, et le silence s’était installé dans la salle d’audience.

Ses yeux sont inébranlables… Julianus I sentait une forte volonté brûler dans les yeux de Ryoma.

Il n’y voyait que la puissance de l’acier incarnée dans la forme d’un homme.

Quel genre de vie doit-on mener pour porter ces yeux à un si jeune âge… ?

Julianus I avait connu deux autres personnes ayant le même regard acéré que cet homme qui le regardait intensément. L’un d’eux était le défunt général Belares, la divinité tutélaire de Xarooda. L’autre était la déesse blanche de la guerre de Rhoadseria, Helena Steiner. Ils portaient une certaine lumière en eux. Ils avaient confiance en cette lumière, et cela se voyait dans leurs yeux.

« Très bien… Je souhaite que vous me prêtiez votre force, aux côtés de Dame Helena », dit Julianus I, l’intensité de son regard interrogateur faisant place à la sérénité qu’il affichait plus tôt.

« Je ferai tout ce qui est en mon humble pouvoir pour assurer la victoire de Xarooda. »

Ryoma inclina silencieusement la tête en promettant le triomphe au roi.

« Hmm. Nous attendons beaucoup de vous… »

Les mots de Julianus Ier avaient détendu l’air dans la salle d’audience. Les renforts envoyés par Rhoadseria avaient été acceptés. Mais certaines personnes n’étaient pas si heureuses de les accueillir. Lorsque Julianus Ier avait approuvé la réponse de Ryoma avec un sourire, un homme avait franchi la barrière de la garde royale et s’était avancé devant le trône.

« Attendez, Votre Majesté ! »

Julianus I jeta un coup d’œil dans la direction de l’homme et ordonna aux chevaliers qui tentaient de le retenir de le lâcher.

« Qu’y a-t-il, comte Schwartzheim ? »

Le roi regarda l’homme agenouillé devant son trône avec une expression quelque peu amusée, posant son menton sur ses mains alors qu’il lui donnait la permission de parler.

L’homme — le comte Schwartzheim — était vêtu de vêtements de soie décorés de cordes dorées et incrustés de pierres précieuses. Apparemment, il était assez influent au sein du palais. Le fait qu’on lui avait même donné la permission de parler après avoir fait irruption dans la garde royale était une preuve de sa position.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux blonds peignés en arrière et au ventre rond et bombé. Mais ses épaules étaient plus larges que ses 170 centimètres de haut ne le laissaient supposer, et ses avant-bras étaient aussi épais que des rondins. Il était clair qu’il n’était pas seulement un noble influent.

« Si je peux me permettre, j’aimerais dire quelque chose, même si cela peut me valoir votre colère, Votre Majesté », dit-il en baissant la tête.

Pendant qu’il parlait, les regards dirigés vers Ryoma par les nobles à ses côtés devenaient de plus en plus aigus. Haine, colère, envie, dégoût. Des émotions bien trop vives pour être dirigées vers un homme qu’on avait rencontré pour la première fois.

C’est quoi le problème de ces types… ?

N’importe qui serait déconcerté par le fait qu’un étranger le regarde avec une haine flagrante, mais Ryoma avait essayé de supprimer sa confusion. Il ne pouvait pas se permettre de montrer une quelconque faiblesse dans cette salle d’audience, où ceux qui étaient de son côté étaient mêlés à ses ennemis.

Bien sûr, il pouvait se faire passer intentionnellement pour faible afin que les autres le sous-estiment, mais pour l’instant Ryoma avait besoin que les nobles de Xarooda soient absolument en admiration devant lui. Et en tant que tel, il prit soin de maintenir son expression aussi dure que possible.

« Si vous avez une opinion sur mes décisions, dites ce que vous pensez. »

« Je crois que cet homme, Mikoshiba, n’a pas la force que vous attendez de lui, Votre Majesté. Je crois qu’il serait préférable qu’il prenne ses soldats et retourne dans son pays. »

C’était une déclaration tellement provocante et impudique que toutes les personnes présentes dans cette salle d’audience n’avaient pu s’empêcher de commencer à murmurer.

« Ohoh. Vous me dites de renvoyer le seigneur Mikoshiba et ses renforts après le long voyage qu’ils ont fait pour venir ici ? », demanda Julianus I.

« C’est effectivement le cas. »

Le comte Schwartzheim acquiesça, ne montrant aucun signe de honte ou de remords.

« Comte Schwartzheim… Vous réalisez la signification de ce que vous dites ici, oui ? Avez-vous l’intention de creuser un fossé entre notre pays et Rhoadseria ? », dit Julianus Ier avec une voix agréable et presque amusée.

En effet, renvoyer Ryoma maintenant serait un terrible coup diplomatique, mais cela allait sans dire.

« C’est en effet une préoccupation dont je suis conscient. Mais Votre Majesté, vous ne pouvez dire cela que parce que vous n’avez pas vu les soi-disant renforts que cet homme a amenés avec lui. », dit le comte Schwartzheim, faisant taire le tumulte qui remplissait la pièce.

« Dame Helena me dit qu’ils sont tous des élites sélectionnées. »

« Si le général Helena Steiner vous a vraiment dit cela, Votre Majesté, alors je suis triste de dire qu’elle vous a grandement induit en erreur. J’ai vu ses forces, et elles ne sont que de trois cents. Non seulement cela, mais ils sont principalement constitués de filles roturières qui ont à peine l’âge, voire pas du tout. Je ne vois pas ce qu’elles peuvent nous apporter de bon sur le champ de bataille. Au pire, elles seront enlevées par l’ennemi, ce qui diminuera le moral de notre armée. Et puis, après un an de résistance, nos forces n’ont pas beaucoup de réserves à épargner. Puisqu’ils sont inutiles au combat, je propose qu’ils fassent demi-tour et retournent à Rhoadseria. »

La voix du comte Schwartzheim avait résonné dans la salle d’audience. Les renforts de Rhoadseria étaient constitués des 2 500 chevaliers menés par Helena et des trois cents amenés par Ryoma, soit un total de 2 800 soldats. Même si Helena, malgré toutes ses louanges, les commandait, leurs forces étaient bien inférieures aux dix mille élites envoyées par Myest.

Si l’attitude du comte Schwartzheim était excessivement grossière compte tenu du fait qu’il s’adressait à un homme venu de loin pour leur venir en aide, sa position n’était pas totalement erronée. Un allié faible pouvait être un handicap bien plus grand qu’un ennemi puissant, et la guerre dépendait de la façon dont on brisait le cœur des hommes.

En effet, il suffisait parfois de réclamer la vie du général qui dirigeait le champ de bataille, et d’autres fois, il fallait vaincre tous les soldats de l’ennemi. Mais si l’on examinait bien les choses, la raison pour laquelle la défaite d’un général pouvait conclure une guerre venait du fait que la mort d’un chef forçait le cœur des soldats à se briser sous le poids de la réalité. Une guerre était décidée lorsque les soldats d’un camp et leur général commençaient à craindre pour leur vie et prenaient conscience de leur défaite.

Oh… Il sait donc comment fonctionne la guerre. Cet homme n’est pas stupide.

Il avait une raison logique et bien raisonnée de dire ce qu’il avait dit. Ryoma était honnêtement impressionné par l’homme agenouillé à côté de lui. Il avait l’air d’un imbécile hautain, mais les premières impressions étaient trompeuses. Et avec ces préjugés disparus, Ryoma avait commencé à voir les véritables intentions de cet homme.

Il y a deux options ici. Soit il est sérieux, soit il essaie de nous tromper… S’il est sérieux, cet homme est digne de confiance et fiable. Mais s’il trompe le roi, cet homme est un vrai bandit.

Ryoma avait silencieusement regardé le visage du comte Schwartzheim pendant qu’il criait. Comme s’il essayait de scruter son cœur…

Les problèmes qu’il soulignait étaient compréhensibles. Si l’on s’en tenait à la surface des choses, les trois cents soldats de Ryoma ne valent rien, d’autant plus que la plupart de ses soldats étaient des filles du peuple.

Si son armée avait été composée d’hommes robustes, le comte n’aurait peut-être pas élevé la voix à ce point. Normalement, on n’enverrait pas une armée de conscrits pour une telle mission, mais étant donné les problèmes de Rhoadseria, on pouvait être enclin à ravaler sa colère.

Il était compréhensible que, comme ils se remettaient d’une guerre civile, ils n’avaient pas beaucoup de soldats à envoyer à l’étranger… À cet égard, le comte Schwartzheim appréciait le fait que Rhoadseria avait pris la peine d’envoyer 2 500 chevaliers sous le commandement compétent et expérimenté d’Helena.

Mais ce n’était pas le cas de Ryoma et de ses soldats. Une armée de soldats qui n’avait pas l’air d’être d’une quelconque utilité sur le champ de bataille, dirigée par un jeune noble avec peu ou pas de mérite à son nom.

Amener cette populace et l’appeler en renfort… C’est une insulte à Xarooda !

Cette colère s’était enflammée dans son cœur. Du point de vue du comte Schwartzheim, Ryoma avait déguisé des roturiers en soldats et avait essayé de les faire passer pour une armée.

« J’apprécie qu’ils viennent ici et offrent leur aide, mais nous n’avons pas beaucoup de loisirs. Je ne sais pas quelles étaient vos intentions en amenant cette armée ici, mais je vais être franc — elle n’est rien de plus qu’une nuisance pour nous ! Ils ne sont peut-être que trois cents, mais nous n’avons aucune provision à offrir à vos soldats ! »

Ses cris avaient résonné dans la salle d’audience. En effet, il ne fallait pas gaspiller de précieuses provisions pour des soldats inutiles.

« Comte Schwartzheim, ne prenez-vous pas cela trop au sérieux ? »

Grahalt avait tenté de le réprimander pour son emportement.

Grahalt avait déjà porté la même accusation contre Ryoma auparavant, mais c’était dans un cadre informel. Dire tout ce qu’il avait dit pendant une audience, alors que tout le monde écoutait, était excessif. Mais en ce moment, ce niveau de considération de base était au-delà du comte.

« Que dites-vous, Capitaine Henschel ? Pour commencer, à quoi pensiez-vous ? J’ai entendu dire que vous aviez été envoyé pour accueillir cet homme aux abords de la capitale. Si vous le saviez à l’avance, pourquoi ne pas en avoir informé Sa Majesté ? Vous auriez dû repousser cet homme avant même qu’il ne vienne à cette audience ! »

Son argument était solide et ne pouvait être réfuté. Xarooda avait besoin de renforts — pas d’un bagage inutile. Dans cette optique, Grahalt aurait dû forcer cette armée à faire demi-tour. Si cela n’était peut-être pas vrai pour tous les autres nobles, le comte Schwartzheim était prêt à tout risquer pour la pérennité de Xarooda et de sa famille royale. Julianus Ier était peut-être considéré comme un roi médiocre par les autres pays, mais aux yeux du comte Schwartzheim, il était un souverain digne d’être servi.

Sa Majesté n’est en aucun cas médiocre. Il a surmonté d’innombrables crises dans ce monde violent, et a conservé le pays avec respect !

Cette émotion poussa le comte à aller de l’avant. Et pourtant, Julianus Ier n’avait aucune intention d’accepter son conseil.

***

Partie 3

Julianus Ier sourit, il caressa sa barbe tout en parlant.

« Hmm, je comprends vos réticences, comte Schwartzheim… Cependant, je n’ai pas l’intention de demander au Seigneur Mikoshiba de partir. »

Ses paroles inébranlables avaient résonné dans la salle d’audience, faisant à nouveau murmurer toutes les personnes présentes.

« Pourquoi ?! Pourquoi pas ?! »

Le comte Schwartzheim s’était approché du trône, le visage rouge de colère.

« Arrêtez, comte Schwartzheim ! Vous êtes à la limite de l’irrévérence ! »

La carrure massive de Grahalt repoussa le comte.

« Bon sang ! Lâchez-moi ! »

Le comte Schwartzheim se débattait pour se dégager de l’emprise de Grahalt, le visage rougi par l’émotion.

« Votre Majesté, pourquoi ?! »

« Henschel, tout va bien. Lâchez-le », dit calmement Julianus Ier.

Le ton de la voix du roi fit comprendre au comte Schwartzheim la signification de ce qu’il venait de faire. Se jeter sur le trône avec colère pouvait facilement être pris pour une trahison.

« M-Mes excuses, Votre Majesté… Je… »

Le comte Schwartzheim était tombé à genoux, comme s’il se contractait, mais Julianus Ier lui fit signe de se relever.

« Tout va bien. Comme je l’ai dit, vos doutes sont clairs pour moi… », dit-il.

Puis il déplaça ses yeux calmes et amusés vers Ryoma, qui se tenait sur le côté.

« Qu’en dites-vous ? Je crois que toutes les personnes présentes partagent les doutes du Comte Schwartzheim. Aussi gênant que cela puisse vous paraître, voudriez-vous démontrer votre force, et celle de vos soldats ? »

Ayant gardé la bouche fermée en observant tout ce qui s’était déroulé jusqu’à présent, Ryoma entrouvrit les lèvres pour parler.

« Vous me demandez de combattre quelqu’un ? », demanda-t-il.

Les lèvres de Julianus I se retroussèrent en un sourire légèrement vicieux et provocateur.

Oh, je vois… C’est un peu agaçant d’avoir été mené par le bout du nez, mais peu importe. J’aurais eu besoin de faire ça tôt ou tard. Je devrais probablement me réjouir que les choses aillent plus vite…

Il n’avait pas fait tout ce chemin juste pour renforcer la défense de Xarooda. Maintenant qu’il avait obtenu le contrôle de la péninsule de Wortenia, il avait besoin de renommée pour faire ses prochains pas. Et gagner cette renommée était, à toutes fins utiles, son objectif principal ici.

Obtenir cette réputation nécessiterait un sacrifice. Plus le sang coulera, plus le nom de Ryoma Mikoshiba résonnera dans tout le continent occidental.

« En effet. Les doutes du comte Schwartzheim sont-ils fondés ? »

« Pas du tout. Les soldats de mon armée vont prouver leur force devant vous tous. »

« Alors c’est décidé. Nous pouvons organiser le défi dès ce soir. »

Au son de ces mots, l’expression de Ryoma s’était déformée. C’était le sourire d’un carnivore qui se léchait les babines à la vue d’une proie. Mais avec son visage baissé devant le trône, personne dans la salle d’audience ne pouvait voir le rictus vicieux qui envahissait les traits de Ryoma…

Les terrains de manœuvre étaient éclairés par des feux de joie alors qu’un grand nombre de nobles et de membres de la royauté se rassemblaient dans cette zone, habituellement peuplée uniquement de soldats.

« Ils ont tous du temps à perdre, hein ? » se moqua Ryoma tout en jetant un coup d’œil aux curieux rassemblés autour pour observer.

« Tu ne peux pas leur en vouloir. Tu ne trouveras pas un tel spectacle en plein milieu d’une guerre. Et il n’y a pas qu’eux. Je suis moi aussi curieuse de voir comment ça se passe. », le réprimanda Helena qui se tenait à ses côtés.

Ils ne s’étaient pas beaucoup rencontrés depuis la fin de la guerre civile rhoadserienne, mais il n’y avait pas le moindre soupçon d’aliénation ou de gêne entre eux. Pour quiconque les regardait de côté, ils étaient l’image même d’une gentille grand-mère et de son petit-fils.

« Je te jure, Dame Helena, tu donnes l’impression que cela n’a rien à voir avec toi… »

Ryoma haussa les épaules avec un sourire sardonique.

Helena avait simplement souri paisiblement.

« Mais bien sûr. C’est une chance de voir ta force, et la puissance de tes soldats. À cet égard, ce n’est pas mon problème. », dit-elle.

« C’est bien, mais Xarooda a l’air plutôt sérieux à ce sujet… », dit Ryoma, en tournant son regard vers le groupe situé à l’opposé du champ de manœuvre.

Un combat en présence du roi était sur le point d’avoir lieu, entre la Garde du Monarque Xarooda et les soldats du Baron Mikoshiba. Normalement, les deux camps avaient limité les armes qu’ils étaient autorisés à utiliser, afin d’éviter que toute mauvaise volonté ne vienne perturber le match.

Cette fois, cependant, leur adversaire avait insisté pour que le match soit plus proche d’une véritable bataille, et donc aucune limitation n’avait été imposée sur les armes. Ils étaient vêtus d’armures de plaques et armés de lances dégainées. L’éclat terne de leurs lames montrait clairement que la bataille qui les attendait n’était pas un match d’entraînement.

« Te connaissant, je crois que tu as une chance de gagner, mais ne sois pas imprudent. Xarooda est connu pour avoir une lance et un bouclier pour repousser ses ennemis, et ils sont sans aucun doute cette lance… Et ils ont parfaitement l’intention de te tuer, toi et tes soldats, corrects ? »

À un moment donné, le sourire avait disparu des lèvres d’Helena. À sa place se trouvait une volonté d’acier. L’expression qu’elle arborait donnait l’impression que c’était elle qui était sur le point de se lancer sur le champ de bataille.

« Tu n’as pas à t’inquiéter autant. Tu crois que j’accepterais un combat dans lequel je ne suis pas sûr de gagner ? », dit Ryoma en lui adressant un regard taquin.

Helena soupira et secoua la tête.

« Ce n’est pas une blague. Je te connais, bien sûr, et je sais que tu as vaincu à toi seul Kael Iruna, l’un des plus grands épéistes de Rhoadseria. Tu es sûrement capable, mais je ne sais pas ce que valent ces enfants. Ce n’est pas trop tard, Ryoma. Je sais que tu as des mercenaires entraînés parmi tes soldats. Qu’ils prennent leur place… Et si tu ne peux pas te retirer, laisse-moi m’en occuper. Je trouverai une solution. »

Ryoma sourit simplement et garda le silence à sa suggestion. Helena n’était que le général des renforts, et même elle ne pourrait pas étouffer cette situation maintenant qu’elle était allée si loin. Même avec son lien avec Julianus I, elle n’exerçait pas une grande influence sur les nobles et les chevaliers de Xarooda. Au pire, elle pourrait même enfoncer davantage la position déjà difficile de Rhoadseria.

Mais même en sachant cela, Helena ne pouvait pas simplement rester sans rien dire, sans confirmer cela avec Ryoma. Ses yeux se tournèrent vers le groupe qui se tenait derrière eux. Et tout ce qu’elle pouvait voir était de jeunes soldats. On ne pouvait même pas dire qu’ils étaient inexpérimentés, ils étaient simplement jeunes. Et il n’y avait pas que des garçons, mais aussi des filles.

Bien sûr, la façon dont ils tenaient et entretenaient leurs armes correspondait à celle d’un mercenaire expérimenté, mais quand il s’agissait d’une véritable confrontation de lames, les choses pouvaient s’avérer très différentes.

Sur de nombreux champs de bataille, Helena avait vu les corps de jeunes enfants. Des soldats roturiers enrôlés, des jeunes fils de familles de chevaliers distingués. La faucheuse descendait pour saluer tout le monde de la même manière sur le champ de bataille — quel que soit leur statut social ou leur âge. C’était une réalité inéluctable.

Et donc, Helena ne souhaitait pas du tout voir les corps des enfants éparpillés sur le champ de bataille.

En fin de compte, ce n’est qu’au nom de mon autosatisfaction… Une pensée coupable traversa l’esprit d’Helena.

Et cette pensée ne pouvait être sans rapport avec le fait qu’elle avait perdu sa propre fille dans une lutte de pouvoir.

« Nous allons maintenant commencer le match », s’exclama le vieux noble qui servait d’arbitre, sa voix faisant taire tous les chuchotements.

« Baron Ryoma Mikoshiba du Royaume de Rhoadseria, et Capitaine de la Garde du Monarque Xaroodian, Seigneur Orson Greed. Tous les deux, approchez du centre du terrain. »

« Oh, ils m’appellent… Je reviens vite », dit Ryoma avec un sourire en coin.

Le match était un combat de groupe de cinq contre cinq. Le Comte Schwartzheim voulait voir leurs capacités en combat de groupe plutôt que leurs prouesses martiales personnelles. Il semblerait que le Comte n’aimait pas beaucoup Ryoma. Et comme Grahalt n’avait pas rapporté la vérité sur les troupes de Ryoma à Julianus I, il avait insisté pour que Ryoma affronte la garde du monarque et non la garde royale. De son point de vue, Grahalt et sa garde royale risquaient de gâcher le match intentionnellement.

« Ça ira. Oh, pourquoi ne pas faire un pari sur qui va gagner ? Tu pourrais faire une fortune. En fait, j’ai déjà placé mes paris… Oh, mais garde le secret », chuchota Ryoma à Helena

Il fit ensuite un signe de la main aux soldats afin qu’ils s’avancent.

Des paris… ? Ma parole, ce garçon…

Apparemment, Ryoma jouait dans les coulisses avec les nobles de Xarooda. Cela semblait assez audacieux étant donné que la survie du royaume était en jeu, mais les gens stupides n’étaient jamais en manque, où que l’on aille. Cela dit, même Helena devait admettre que c’était peut-être inévitable, les gens ne pouvaient pas tenir longtemps sans un exutoire pour le stress constant.

Il n’est pas du genre à changer d’avis sur mes mots… Mais quand même, d’où vient cette confiance ?

Helena ne pouvait s’empêcher de se poser cette question en voyant le sourire confiant de Ryoma. Pourquoi était-il si sûr de gagner ce match ? Un spectateur qui pariait pourrait sembler irrespectueux, mais Helena ne pouvait pas vraiment leur reprocher de le faire. Mais Ryoma pariant sur lui-même apparaissait comme extrêmement effronté.

A-t-il une raison de croire qu’il gagnerait… ?

Ryoma était doté d’un intellect et d’une ingéniosité aussi tranchants qu’une lame de glace. C’était un tranchant qu’Helena ne connaissait que trop bien, car c’était grâce à lui qu’elle avait obtenu la vengeance qu’elle cherchait depuis tant d’années…

Deux émotions contradictoires s’affrontaient dans le cœur d’Helena. Son cœur de guerrière aspirait à voir les compétences des soldats que Ryoma avait élevés. Mais son côté maternel lui faisait mal à l’idée de voir des enfants mourir. Les deux choses qu’elle avait dites à Ryoma plus tôt étaient ses sentiments sincères.

Je crois en toi, Ryoma… pensa Helena en regardant le dos de Ryoma avec à la fois de l’attente et du chagrin.

***

Partie 4

« Les deux camps sont-ils prêts maintenant ? », demanda l’homme vieillissant aux cheveux blancs choisi comme arbitre à Ryoma et Greed.

Ce vieil homme se vantait souvent de ses jours de jeunesse et des actes héroïques qu’il avait autrefois accomplis, et s’était donc désigné pour servir d’arbitre. En vérité, cependant, il était moins un arbitre qu’un animateur et un hôte du duel, ainsi qu’un témoin. Une fois le combat commencé, un vieil homme comme lui serait impuissant à arrêter un chevalier pleinement armé.

Le fait d’avoir un arbitre seulement pour la forme était peut-être une tentative des nobles de maintenir l’apparence d’un match équitable. En vérité, ils ne pouvaient voir ce qui allait se passer que comme un massacre unilatéral, et c’était leur manière de le rendre moins horrible.

« Bien sûr », répondit sèchement Greed en hochant la tête, dirigeant un regard de mépris froid vers Ryoma.

Il était évident qu’il était mécontent de cette bataille. Son regard semblait se demander pourquoi la Garde du Monarque, la lance du royaume, devait combattre un groupe d’enfants. La plupart des personnes présentes sur ce champ de manœuvre se souciaient peu de savoir qui gagnait ou perdait. C’était une bataille entre des chevaliers robustes et armés et une bande d’enfants. Ces derniers étaient armés de solides armures de cuir et de vraies armes, mais la différence entre leurs physiques était flagrante.

Les arts martiaux modernes divisaient les combats en catégories de poids, car la triste réalité était qu’un poids et une taille supérieurs rendaient plus fort. Le judo insistait souvent sur le fait que la souplesse était plus puissante que le muscle, mais la vérité était que dans la plupart des cas, le plus grand et le plus fort l’emportait sur le plus petit et le plus faible.

La cupidité, bien sûr, ne connaissait rien aux arts martiaux modernes, mais même dans des mondes différents, les gens pensaient aux mêmes choses. C’était, à toutes fins utiles, un match qu’il était prêt à gagner. Et puisque sa victoire était acquise, se donner la peine de se battre lui semblait une perte de temps.

Pourtant, il savait qu’il ne fallait pas laisser transparaître cette pensée. C’était un match qui se déroulait sous les yeux du roi xaroodien, Julianus I. Aussi mécontent qu’il soit, il ne pouvait pas se permettre de paraître démotivé devant le roi.

« Oui, nous sommes prêts quand vous voulez », répondit Ryoma avec un sourire si calme qu’il fit tressaillir les sourcils bien dessinés de Greed.

« Très bien. Que les deux camps s’avancent, alors… Ne vous en voulez pas l’un à l’autre, quel que soit le résultat de cette bataille ! Compris ? »

L’arbitre poussa Ryoma et Greed à s’avancer.

Apparemment, il voulait qu’ils se serrent la main avant le combat.

« À un combat loyal », dit Ryoma en tendant sa main droite à Greed.

L’homme, cependant, s’était simplement moqué de Ryoma, s’était retourné et s’était éloigné.

« H-Hey, Capitaine Greed, où allez-vous ? »

Le vieux noble éleva la voix, surpris par l’attitude de Greed.

Quelles que soient les raisons de ce dernier, ses actions défiaient la bienséance et la politesse.

« Mes excuses, mais je n’ai pas l’intention de me lier d’amitié avec un adversaire avant un match.… J’encaisserai les reproches plus tard », cracha Greed en tournant le dos et en s’approchant de ses subordonnés.

« Quel ennui ! On dirait qu’il me déteste », marmonna Ryoma en déplaçant sa main droite tendue pour se gratter maladroitement la joue.

Son expression, cependant, ne semblait pas dérangée le moins du monde.

« Cet avide… On dirait qu’il est excité avant le match. Ne pensez pas du mal de lui, Monsieur Mikoshiba. »

« Oui, c’est logique étant donné sa position. D’ailleurs, je peux comprendre qu’il soit mécontent d’avoir reçu l’ordre d’être notre adversaire aussi subitement. Ne vous inquiétez pas pour ça, vieil homme. », dit Ryoma au vieux noble de manière réconfortante.

Il s’était ensuite retourné avec un sourire posé et était reparti. En vérité, Ryoma ne pouvait pas se soucier de l’attitude de Greed. Après tout, il n’était rien de plus qu’une proie amenée devant lui.

« Maintenant, le festin commence… J’espère que tu feras au moins bonne figure. »

Un doux murmure s’échappa des lèvres de Ryoma.

*****

Le silence s’était installé sur le champ de manœuvre. Kevin pouvait à peine distinguer le bruit d’une faible respiration autour de lui. Ils se trouvaient dans un endroit de près de cent mètres de côté. Tout autour se tenaient d’innombrables nobles et chevaliers de haut rang. Il n’y avait pas de sièges comme dans le Colisée de Rome, seulement du sol et des cailloux.

Cet endroit est grand… Nous serions désavantagés dans un combat normal… pensa Kevin, les yeux tournés vers les chevaliers qui se tenaient à cinquante mètres de là, attendant le signal du départ.

Une bataille commençait par l’évaluation de la différence de force entre son propre camp et l’adversaire. La citation de l’Art de la guerre de Sun Tzu : « Si tu connais l’ennemi et que tu te connais toi-même, tu n’as pas à craindre le résultat de cent batailles », n’était en aucun cas exagérée. C’était une ligne de conduite naturelle pour ceux qui se préparaient à partir au combat.

Ainsi, comme il l’avait toujours fait, Kevin observa les cinq chevaliers alignés de l’autre côté. Il n’était encore qu’au milieu de l’adolescence et, comparés à lui, ils mesuraient 170 centimètres, avec des corps volumineux et larges. En termes de physique pur, le match semblait décidé.

Il en allait de même pour leur équipement. Les chevaliers portaient de lourdes armures d’acier, et leurs têtes étaient couvertes de casques. Les lances qu’ils tenaient dans leurs mains faisaient trois mètres de long. En comparaison, Kevin et ses amis n’étaient protégés que par l’armure de cuir que leur avait accordée Ryoma et un bouclier de fer.

Bien sûr, cette armure — faite de la peau de monstres empilés les uns sur les autres — n’était en aucun cas très inférieure à une armure en acier. Mais cette armure de cuir mettait l’accent sur la mobilité, et par conséquent l’armure de métal, dont les articulations étaient également protégées, offrait certainement une meilleure défense. Choisir une armure légère qui favorisait la mobilité n’était pas une erreur sur le terrain montagneux de Xarooda, mais dans un affrontement direct de force brute, cela les désavantageait.

Kevin était bien conscient que ses lèvres étaient sèches à cause du suspense. Son pouls battait comme un tambour dans ses oreilles, et ses hanches donnaient l’impression de picoter. Il avait l’impression qu’un insecte les traversait — un insecte appelé terreur. L’émotion la plus familière de toutes qui semblait toujours s’insinuer avant un combat.

Kevin lécha ses lèvres sèches en serrant son épée de fer personnelle, jetant un coup d’œil à ses camarades. Leurs expressions étaient aussi serrées que les siennes.

Ils ressentent tous la même chose… Mais qui peut nous en vouloir ? Après tout, ce n’est que notre deuxième fois…

Ils étaient terrorisés avant un match à mort. La peur de se faire enlever la vie leur tenaillait le cœur — tout comme la peur de prendre la vie de leurs ennemis. Même lorsqu’ils avaient combattu les pirates — une bataille qui ressemblait à une sorte de vengeance pour ces enfants — ils étaient encore secoués par la terreur.

Mais Kevin n’avait pas nié la peur. Il l’avait transformée en force. La peur n’était en aucun cas une faiblesse, et il savait qu’elle pouvait en fait être transformée en pouvoir. Cela faisait des mois, et Kevin avait survécu à d’innombrables batailles contre les monstres qui infestaient la péninsule de Wortenia. Il faisait partie des forces envoyées dans les voyages à travers les mers agitées vers Myspos. La peur était son plus proche allié, son arme pour survivre.

N’y pense pas. Notre côté est plus faible… Si on hésite, ils nous tueront sans hésiter.

Sur le papier, ce n’était qu’un match, mais ce qui les attendait était une véritable bataille avec leurs vies en jeu. Le vainqueur sera désigné lorsqu’un des deux camps mourra ou lorsque l’arbitre décidera qu’ils n’ont plus envie de se battre. Il n’y avait pas de rounds ou de points, seulement la question de savoir quel côté était vaincue.

Si l’on devait quantifier la force des chevaliers à cent, Kevin et ses camarades n’auraient que soixante, ou soixante-dix au mieux. Si on devait demander qui était le plus fort et qui était le plus faible, le groupe de Kevin serait considéré comme faible.

Mais force et faiblesse n’étaient pas toujours ce qui décidait du résultat.

C’est la même chose que d’habitude. On doit juste se battre comme les instructeurs nous l’ont appris… Afin que nous puissions survivre à cela.

La vie dans la péninsule de Wortenia avait déjà transformé le corps de Kevin en celui d’un animal à forme humaine. Tout ce dont il avait besoin était de faire agir ce corps selon sa volonté, et de laisser cette terreur supprimer tout sens de raisonnement et d’éthique en lui.

« Faisons cela. Comme d’habitude… »

Un petit murmure s’échappa des lèvres de Kevin, et ses camarades acquiescèrent sans mot dire.

La peur de Kevin s’était sublimée en une soif de sang qui parcourait son corps. Le prana qu’ils avaient gagné en tuant les monstres de Wortenia déferlait comme un flot violent des chakras de leur périnée, se déversant dans son chakra muladhara et conférant à leurs corps une force surhumaine. Leur esprit de combat avait atteint ses limites, comme la corde d’un arc…

« Commencez ! »

La voix de l’ancien arbitre déchira le silence.

« Léon et Rina, allez à droite. Annette, va à ma gauche. Mélissa ! Fais comme moi ! »

Après avoir été officiellement admis comme soldats, ils avaient été organisés en pelotons de cinq. Le peloton de Kevin avait depuis surmonté d’innombrables épreuves, enracinant ces tactiques dans leur corps. Au signal de Kevin, lui et trois autres s’étaient lancés dans l’action comme les flèches d’un arc.

Bien sûr, leur vitesse était dans les limites humaines. Les quatre avaient fait le tour des deux côtés, en dessinant des arcs de cercle. La seule à rester derrière et à faire face aux chevaliers était Mélissa.

« Quoi ? Au final, ils se précipitent comme des gamins… Idiots. Se séparer ne fait que consolider votre défaite. », s’était moqué l’un des chevaliers.

Ils furent surpris de les voir s’élancer en avant dès que le signal fut donné, mais même regroupés, un groupe d’enfants incapables de thaumaturgie ne représentait pas une menace. Ils n’étaient vêtus que d’armures légères, on savait donc clairement qui allait dans un affrontement direct. C’était du moins la perception commune des chevaliers.

La seule chance de victoire des enfants reposait sur le fait qu’ils agissent tous les cinq comme un seul homme pour former une défense solide et attendre l’occasion de frapper.

« Hey… Le capitaine a dit de ne pas nous retenir, mais… Je ne peux pas dire que j’aime ça. Finissons-en rapidement avec eux », dit le chef de section.

Les autres acquiescèrent et serrèrent leurs lances avec force. Ils n’hésiteraient pas à tuer si on le leur ordonnait, mais ils n’aiment pas tuer.

Au moins, nous pouvons nous assurer qu’ils meurent sans souffrance…

C’était probablement une hypocrisie mesquine, mais c’était leurs vrais sentiments. Les chevaliers avaient brandi leurs lances en regardant les enfants charger vers eux. Ils n’avaient pas l’intention d’utiliser la thaumaturgie martiale. Mais ils allaient payer un prix élevé pour cette décision…

« Mélissa, fais-le ! »

Le cri de Kevin résonna dans le champ de manœuvre.

Au moment où il le fit, la vitesse de déplacement des enfants s’accéléra, et ils couvrirent les vingt mètres qui les séparaient des soldats en un instant.

« Vent furieux, souffle des esprits, obéis à ma prière et enveloppe la terre ! »

Mélissa, qui était restée derrière, commença à chanter.

« Qu-Quoi ? ! De la thaumaturgie verbale ? ! »

« Pas bon, défendez-vous ! »

En voyant Mélissa commencer son chant, les chevaliers s’empressèrent de faire couler du prana dans leurs chakras et ils brandirent le manche de leur lance pour se protéger. Normalement, les sorts défensifs appliqués à leurs boucliers devaient les protéger, mais comme ils avaient sous-estimé leur ennemi, ils avaient négligé de les activer. Malgré cela, leur thaumaturgie martiale aurait normalement dû suffire à renforcer leurs défenses.

Enfin, normalement…

Mélissa termina son chant et tendit son corps comme un arc.

« Vague de vent ! »

***

Partie 5

Elle balança ensuite sa main vers le bas comme si elle avait lancé quelque chose, frôlant à peine le dessus du sol avant de l’élever dans le ciel. Le sort qu’elle venait d’utiliser était considéré comme un sort de thaumaturgie verbale de bas niveau. Il n’était généralement pas mortel, et tout ce qu’il faisait était de libérer une vague de vent sur une grande surface. Il libérait le vent, mais sans le comprimer. Il était donc facile à acquérir.

Mais le prix à payer pour cette facilité, bien sûr, était qu’il n’avait pas la force nécessaire pour être utile en combat. En termes de sensation, c’était comme une légère rafale qui aurait tout au plus, obligé la personne à se protéger le visage avec la main.

Les chevaliers savaient quel sort elle utilisait, et ils avaient simplement ricané avec dédain. Mais ils ne savaient pas que son objectif était ailleurs. Le coup de vent effleura le sol en se dirigeant vers les chevaliers, soulevant la poussière dans l’air — formant un rideau de sable et de poussière.

« Merde ! Mes yeux ! »

La fumée et les poussières dans le vent bloquaient le champ de vision des chevaliers. Leurs visages étaient couverts par des casques intégraux qui limitaient déjà leur champ de vision, faisant en sorte qu’ils furent incapables de résister. Et alors qu’ils restaient là, aveuglés, les épées de Kevin et des trois autres enfants s’étaient abattues sur eux.

Kevin et les autres avaient mis de côté toute notion de discrétion, exposant la force physique accrue que leur conférait leur thaumaturgie martiale.

« Quoi ?! C’est impossible ! Comment des gamins comme eux peuvent-ils utiliser la thaumaturgie martiale ?! »

« Mais qui sont-ils ?! », s’étaient exclamés les soldats tout en brandissant leurs lances pour résister.

Mais comme les chevaliers étaient frappés de surprise, ils agitaient leurs armes maladroitement, sans aucun signe des poussées raffinées et entraînées qu’ils montraient habituellement. Et pour Kevin et les autres, qui avaient survécu maintes fois à des monstres sauvages, un adversaire qui lançait des attaques maladroites sans la moindre trace de soif de sang était comme une cible facile.

Kevin esquiva le coup de lance en s’éloignant et abattit son épée sur les doigts du chevalier qui tenaient son arme. Aussi bien armé que le chevalier puisse être, en raison de l’anatomie humaine, les zones articulées comme les doigts devaient être légèrement blindées. Si quelqu’un recouvrait complètement ses doigts de plaques de métal, il ne serait pas capable de saisir quoi que ce soit.

« Gaaaaah ! Cette petite merde a juste… Aaah, mes doigts ! »

La lame de Kevin avait coupé le long du manche de la lance, tranchant les doigts du chevalier. Normalement, le chevalier n’aurait pas élevé la voix dans un cri aussi pathétique, mais il n’était absolument pas préparé à ça.

« Mais qu’est-ce qui se passe, ce ne sont pas de simples gamins ?! », chuchota l’un des chevaliers, choqué, en regardant son camarade s’accroupir de douleur.

Ils étaient beaucoup trop sans défense, vu qu’ils étaient en plein combat. Et les ennemis qui leur fonçaient dessus n’étaient pas assez stupides pour ignorer une ouverture aussi claire. Kevin frappa de toutes ses forces le chevalier stupéfait, visant l’articulation de son genou. La sensation d’une brindille sèche qui craquait se répercuta dans la main de Kevin.

Mais les choses n’allaient pas s’arrêter là. Alors que le soldat s’accroupissait sur place pour tenter de réfréner la douleur, Annette s’élança derrière lui et balança son épée vers sa tête sans défense. La lame balaya en diagonale son casque. Si Ryoma ne leur avait pas demandé à l’avance de ne pas tuer leurs adversaires inutilement, Annette lui aurait sûrement tranché la tête. Cependant, sa force était encore renforcée par la thaumaturgie martiale, et le coup avait suffisamment de force pour assommer le robuste soldat. Et en effet, le soldat avait pris le coup et s’était effondré mollement sur le sol.

*****

« Je vois. Alors c’est pour ça. C’est pour ça qu’il était si confiant… »

Helena, qui regardait le match avec Julianus I et Grahalt, murmura de surprise.

L’échange qui se déroulait sous leurs yeux rendait évidents le niveau et la qualité des soldats que Ryoma avait entraînés.

« Impossible… Comment des enfants peuvent-ils être capables de thaumaturgie ? C’est impossible, ce sont des roturiers », marmonna Grahalt, l’expression abasourdie.

« Grahalt, ne vois-tu pas ce qui se passe sous nos yeux », Helena lui lance un regard froid.

« Admets-le. Tu ne voudrais pas que je doute de ta valeur en tant que capitaine de la garde royale. »

Grahalt devint rouge de honte. Un homme qui ne pouvait pas admettre la réalité devant ses yeux n’était pas digne de commander les autres.

« M-Mes excuses, ma conduite était honteuse… S’il vous plaît, pardonnez-moi. »

Grahalt baissa alors la tête précipitamment.

« Hmm, donc tous les soldats qu’il a amenés sont au niveau de ceux qui se battent là-bas. Dans ce cas… Ils sont une force avec laquelle il faut compter », murmura Julianus I tout en caressant sa barbe blanche.

« Votre Majesté, vous ne voulez pas dire que chacun de ces trois cents soldats… ?! »

Grahalt secoua la tête, incrédule.

Son hypothèse n’était pas fausse — selon les normes de ce monde, le territoire de Ryoma aurait dû être limité dans le nombre de soldats qu’il pouvait soutenir. Grahalt lui-même pensait que l’estimation de Schwartzheim était correcte. Des rumeurs concernant la péninsule de Wortenia étaient également parvenues à Xarooda, et ils savaient que ces terres non développées ne rapporteraient aucun profit. Et sans impôts, on ne pouvait pas entretenir une armée.

« Et pourtant, nous n’avons aucune raison de penser que ces soldats sont les seuls à posséder de telles compétences. Sans tenir compte de la façon dont ils ont acquis la thaumaturgie en tant que roturiers, si ces cinq-là ont pu l’apprendre, il n’y a aucune raison pour que le reste d’entre eux n’en soit pas capable. N’est-il pas logique de supposer que les trois cents soldats du Seigneur Mikoshiba ont acquis ce pouvoir ? Bien sûr, il pourrait s’agir d’un bluff, destiné à nous faire croire qu’ils sont tous aussi doués. », déclara Julianus I, les lèvres retroussées par intérêt.

Le roi regardait le match se dérouler non pas avec les yeux d’un gentil vieillard, mais avec les yeux aiguisés d’un aigle ayant détecté sa proie.

« C’est absurde… Cela ne peut pas arriver… »

Orson Greed n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait.

C’était un brave soldat qui avait combattu sur le champ de bataille depuis sa jeunesse, mais maintenant ce murmure s’échappait de ses lèvres. Il avait remarqué qu’à un moment donné, son poing serré dégoulinait de sueur. Xarooda était loué comme une puissance militaire qui avait tenu en échec l’Empire d’O’ltormea pendant de nombreuses années, et la Garde Royale était composée de la fine fleur de ses soldats. Les soldats élus pour le match étaient également les membres les plus certifiés de la Garde Royale.

Bien sûr, Orson n’avait pas envoyé ses hommes les plus qualifiés parce qu’il pensait que les forces de renfort étaient inférieures, mais c’était tous des soldats très talentueux et extrêmement expérimentés. Il était persuadé qu’ils feraient plus que jeu égal avec n’importe quelle armée capable de tenir son rang sur le continent occidental.

Mais ces puissants soldats dont il était si fier étaient mis à genoux par l’assaut de ces jeunes bêtes adolescentes.

« Ce n’est pas possible… Comment des enfants ordinaires ont-ils pu acquérir la thaumaturgie à un tel âge… ? », s’exclama l’une des personnes qui observaient le combat, ce à quoi les personnes qui l’entouraient acquiescèrent.

Cette surprise était à prévoir. N’importe qui pouvait acquérir la thaumaturgie avec un entraînement suffisant, mais les roturiers avaient rarement la chance de l’apprendre. Il y avait deux méthodes pour obtenir la thaumaturgie. La première consistait à voler la vie de nombreuses autres créatures vivantes jusqu’à ce que le prana de son corps atteigne naturellement ses chakras, ou à recevoir l’enseignement d’un professeur qui avait déjà acquis la thaumaturgie.

Un tel professeur n’était cependant pas facile à trouver. La principale raison était le coût de l’apprentissage de la thaumaturgie. Dans son ensemble, la thaumaturgie était une arme puissante, un bouclier et un art de la guérison qui était, à toutes fins utiles, un symbole de statut social. Toutes les personnes ayant appris la thaumaturgie n’étaient pas des nobles, bien sûr, mais tous les nobles devaient avoir appris à l’utiliser.

Au cœur de cette pensée se trouvait l’influence de la croyance élitiste selon laquelle ceux qui avaient obtenu la thaumaturgie étaient choisis par les dieux. Une technique aussi précieuse ne pouvait donc être enseignée facilement. Et si l’on mettait de côté la question de l’implication des dieux dans cette affaire, il était réaliste de penser que ceux qui avaient acquis la thaumaturgie n’avaient pas besoin de vivre sans emploi. Les roturiers pouvaient travailler pour la maison royale en tant que chevaliers, et si leurs services à la guerre étaient suffisamment distingués, ils pouvaient même accéder à la noblesse.

Même s’ils ne choisissaient pas de devenir des chevaliers au service de la couronne, ils pouvaient devenir des aventuriers ou des mercenaires, gagnant suffisamment pour mener une vie aisée. La thaumaturgie était une technique qui permettait de gagner de l’argent facilement, et qui pouvait changer complètement la vie d’un homme. Et quelque chose d’aussi précieux ne pouvait pas être acquis aussi facilement.

Si un roturier cherchait un professeur de thaumaturgie, il aurait du mal à en trouver un, à moins d’avoir un lien de parenté avec lui. Et même s’il en trouvait un, tout professeur exigerait une grosse somme d’argent pour ses services. Dans certains cas, les professeurs s’intéressaient à un étudiant en raison de son potentiel, mais il s’agissait d’exceptions heureuses et rares.

Ainsi, la plupart des roturiers qui acquéraient la thaumaturgie ne le faisaient inévitablement que par la première méthode, ils devenaient des aventuriers ou des mercenaires, et acquéraient suffisamment de prana en combattant pour forcer naturellement leurs chakras à fonctionner.

Mais contrairement à tous les autres spectateurs, qui étaient choqués à l’idée même que les enfants utilisent la thaumaturgie, Greed avait remarqué avec justesse quelque chose que Kevin et les autres enfants avaient en commun et que les autres ne pouvaient pas déceler.

Comment cela peut-il être… ? Ils utilisent parfaitement la thaumaturgie à un tel âge… Mais la façon dont ils sont organisés… Cela demande beaucoup d’entraînement et d’expérience en combat réel…

La thaumaturgie était une technique puissante, et la manier pouvait donc être difficile. Les chevaliers avaient tendance à surestimer la force que leur procurait la thaumaturgie martiale et à défier leurs ennemis seuls. Le spectacle d’un chevalier solitaire battu par plusieurs soldats n’était en fait pas si inhabituel.

La quantité de prana que le corps humain pouvait contenir diffère d’une personne à l’autre, mais personne ne pouvait en posséder des quantités infinies. De la même manière qu’une voiture consommait de l’essence pour se déplacer, la thaumaturgie consommait du prana pour conférer des pouvoirs surhumains à ses utilisateurs, et si quelqu’un venait à manquer de prana, il serait incapable d’utiliser ces pouvoirs.

Et sans la thaumaturgie, un chevalier n’était que légèrement plus fort qu’un roturier. Ainsi, même les chevaliers — qui étaient considérés comme des armées d’un seul homme — ne pouvaient espérer gagner et revenir vivants en fonçant seuls dans les lignes ennemies.

Et pourtant, il y avait toujours des gens parmi les chevaliers qui chargeaient imprudemment, et la raison en était que la thaumaturgie était tout simplement une technique puissante. Elle avait une façon de séduire ceux qui l’utilisaient.

***

Partie 6

Mais Kevin et les autres enfants n’avaient pas seulement acquis le pouvoir de la thaumaturgie afin de le manier en solitaire, ils avaient continué à se battre comme une seule unité, se couvrant mutuellement. Alors que l’endurance des chevaliers de la Garde du monarque xaroodien était lentement et sûrement entamée, les enfants attendaient avec impatience l’occasion de porter le coup de grâce.

C’est mauvais… À ce rythme, les enfants vont gagner en les poussant par le nombre. Je dois arrêter cette bataille ici…

Les mains de Greed tremblaient de façon incontrôlable tandis qu’il regardait la bataille pencher clairement en faveur des enfants. En termes de compétences et d’aptitudes individuelles, les chevaliers xaroodiens étaient supérieurs. Mais leur négligence les rendait vulnérables à une attaque-surprise. L’un d’entre eux avait eu les doigts coupés, le rendant incapable de tenir une arme. Un autre avait été frappé à la tête et avait perdu connaissance.

Le match était déjà décidé.

Le groupe de Kevin agissait en parfaite coordination, et la différence de nombre de cinq à trois leur permettait de surmonter cette différence de compétence et de force.

Mais… céder maintenant signifierait se rendre à ces enfants…

Le fait que le coup d’Annette ait seulement assommé le chevalier sans le tuer signifiait que les enfants n’avaient pas l’intention de tuer leurs adversaires. Mais ils n’hésitaient pas à les mutiler, comme en témoignent les doigts coupés du premier chevalier.

Alors il leur a dit de ne pas les tuer… De les envoyer en enfer… Quel culot !

Maintenant que le match était pratiquement joué, il savait que sa priorité était de s’assurer que les corps de ses soldats restaient intacts. Mais Greed savait ce que perdre ce match signifiait, et il ne pouvait donc pas renoncer au match pour garder ses hommes en sécurité.

« Votre Majesté… »

Le regard de Greed se tourna vers le seul homme qui pouvait le sortir de cette impasse.

*****

« Melissa ! Nous n’avons pas besoin du grand mouvement. Écoutez, gardez juste l’ennemi coincé et épuisez-le, comme d’habitude ! Annette, couvre-moi. Nous pourrons les achever une fois qu’ils seront complètement épuisés ! »

Kevin lança des instructions en succession rapide tout en gardant son épée fixée en direction du chevalier devant lui. Leur attaque-surprise initiale avait laissé deux des chevaliers de Xarooda hors service. Les deux forces avaient reculé et se regardaient fixement. Les chevaliers avaient adopté une formation défensive autour de leur camarade qui avait été assommé par Annette.

À ce stade, ils ne sous-estimaient plus les enfants comme de simples roturiers. Ils avaient essayé de s’appuyer sur les défenses de leurs armures de plaque tout en cherchant un moyen d’attaque. Pendant ce temps, le groupe de cinq de Kevin coinçait progressivement ses adversaires en utilisant une tactique d’attaques prudentes et répétées de type « frappe et court ».

« Capitaine, à ce rythme, nous allons perdre ! », cria l’un des chevaliers en repoussant désespérément une autre attaque sauvage du groupe de Kevin.

« Nous n’avons pas le choix, nous devons les charger et espérer en éliminer le plus possible avant de tomber ! »

Le capitaine resta silencieux. La même pensée lui avait traversé l’esprit.

Il a raison. Si nous voulons gagner, il faut le faire maintenant…

Chaque coup des enfants était léger, mais leurs attaques étaient nombreuses et rapides. Les chevaliers étaient ballottés et leur endurance diminuait, et s’ils pouvaient rester sur la défensive, il y avait une limite au temps que cela pouvait durer.

Cela leur laissait deux options. Ils pouvaient soit admettre vaillamment leur défaite, soit mourir d’une mort honorable en embrassant leur honneur de chevalier…

Ils savaient très bien que, puisque ce n’était pas un vrai champ de bataille, admettre leur défaite pouvait garantir leur survie. Mais même si ce n’était pas leur volonté, c’était un match où l’on attendait d’eux qu’ils tuent leurs adversaires. Aucun d’entre eux n’avait pensé à compter sur le format du match pour survivre juste parce qu’ils avaient fini par être du côté des perdants.

Agir ainsi serait trop pathétique de leur part. Et même si personne d’autre ne le savait, leur propre cœur le saurait. Et faire ce choix ruinerait la réputation de Xarooda en tant que puissance militaire, faisant d’eux la risée de leurs voisins.

« Allons-y ! », cria le capitaine.

L’un des chevaliers, qui avait bloqué un coup de l’épée de Léon, hocha la tête en signe de compréhension. Le capitaine ne pouvait pas voir son expression derrière le casque, mais il savait d’une certaine manière que le sourire pur d’un homme résolu à mourir était sur ses lèvres.

Pardonnez-moi, vous tous… Nous avons tiré à la courte paille… Mais même si nous ne sommes pas capables de gagner, nous ne partirons pas perdants.

Même si les honneurs de la victoire ne leur reviendront pas, c’était un match à mort. Le capitaine se sentait coupable d’avoir impliqué ses hommes dans une bataille aussi insignifiante. Et pourtant, ils ne pouvaient pas ternir le nom de Xarooda. Ils conserveraient leur honneur de chevalier même si cela devait leur coûter la vie, sinon ils auraient vraiment perdu tous leurs moyens d’arrêter l’invasion d’O’ltormea.

Mais au moment où les chevaliers s’apprêtaient à se lancer tête baissée dans une charge suicidaire, Grahalt fit irruption dans l’arène entre eux, son épée dégainée et brandie. Et alors qu’il le faisait, la voix de Julianus Ier résonna sur le champ de manœuvre.

« Ça suffit ! C’est assez. »

Les acclamations et les railleries venant du public s’éteignirent aussitôt, et le silence s’installa. Grahalt se tenait de manière imposante entre le groupe de Kevin et les chevaliers tandis que Julianus Ier se levait de son trône et les regardait de haut. Les regards de l’assistance se promènent sans cesse entre les deux côtés de la bataille.

« V-Votre Majesté, que dites-vous ?! »

Le cri du vieil arbitre déchira le silence, son visage rougissant.

« Le match n’est pas encore décidé ! »

« Non, il est inutile de continuer comme ça. Tout combat supplémentaire ne ferait qu’entraîner des pertes, et cela ne ferait que créer un fossé entre nos deux camps. Les soldats du Seigneur Mikoshiba se sont battus au même niveau que nos chevaliers. N’est-ce pas tout ce que nous avons besoin de savoir ? », dit Julianus Ier.

Si l’on considérait la raison pour laquelle ce combat avait été proposé, le jugement de Julianus Ier était correct. Normalement, des soldats venus aider leur voisin ne devraient pas avoir à faire leurs preuves en mettant leur vie en jeu dans un combat à mort.

Mais les réactions des nobles et des chevaliers qui surveillaient ce combat étaient mitigées. Certains hochaient la tête en signe d’accord, tandis que d’autres déploraient que perdre contre de tels enfants était une honte. Mais le plus mécontent de tous était le vieux noble qui servait d’arbitre.

« Votre Majesté, cela va blesser la fierté des chevaliers de Xarooda ! N’est-ce pas, Capitaine Greed ? ! » cria le vieux noble tout en se tournant vers Greed pour obtenir son soutien.

Ryoma fronça les sourcils. Ce comportement était bien loin de la position neutre qu’un arbitre était censé avoir.

« Non. Mes excuses, mais je pense aussi que laisser cette bataille se poursuivre plus longtemps serait inutile. », dit Greed en secouant la tête.

« Quoi ?! Et vous vous prétendez capitaine de la glorieuse Garde du Monarque ? ! Ayez honte de vous ! », s’exclama le vieux noble avec indignation.

Les épaules de Greed tremblèrent au son de ce cri. Il n’était pas non plus satisfait de cette situation. Mais s’il n’hésiterait pas à ordonner à ses subordonnés de mourir s’il s’agissait d’une bataille pour le sort du pays, il ne pouvait pas le faire dans un duel comme celui-ci.

« Assez, arrêtez ça. C’est mon ordre en tant que roi. Ce combat se termine par un match nul. Personne ne gagne, et personne ne perd. Vous devez tous considérer le résultat comme tel… Monsieur Mikoshiba, cela vous convient-il ? », dit Julianus Ier avec force.

À ces mots, tous les yeux des spectateurs s’étaient tournés vers Ryoma, qui s’était frayé un chemin dans le public.

« Bien sûr. Que vous ayez permis à mes hommes de s’entraîner avec les habiles chevaliers de Xarooda est un grand honneur pour nous. Nous espérons seulement que notre force pourra vous aider temporairement, Votre Majesté. », dit Ryoma en se mettant à genoux.

« Hmm. Je crois qu’après avoir vu ce match, plus personne ne regardera vos soldats comme un fardeau inutile. Je vous demande de rester, et de prêter vos services à ce pays… Il n’y a pas d’objections ? »

Julianus I déclara et regarda autour de lui d’un air vif.

Personne ne pouvait s’opposer à une déclaration aussi claire du roi. Tout le monde s’était tu, refoulant tout mécontentement ou grognement.

On dirait que tout s’est terminé à peu près comme je l’avais prévu… Je me sens mal pour Helena, car elle a parié sur notre victoire, mais elle devra me pardonner pour cela.

Ryoma avait parié sur sa propre victoire pour souligner que ce match était vraiment sérieux, et Helena avait été prise au piège, mais Ryoma avait supposé que le match se terminerait par un match nul.

Ce vieil homme est cependant assez impressionnant… Si c’est le genre de personne que les autres pays appellent un roi médiocre, cela prouve que les rumeurs ne valent rien.

Le plan initial de Ryoma était de proposer le match à Julianus I, mais le roi avait pris sa décision avant. Cela signifiait que Julianus Ier savait ce que signifiait la défaite des chevaliers xaroodiens face aux soldats de Ryoma. Et sans même le révéler, il avait fait en sorte que la bataille se termine par un match nul.

C’était une impressionnante démonstration de sournoiserie. Soit les autres pays savaient très mal juger les caractères, soit il avait gardé ses crocs cachés pendant de nombreuses années…

Oui, Lupis n’est pas de taille contre lui… Et le vieil homme l’a aussi remarqué.

Il avait remarqué la présence du dard venimeux qui avait été injecté dans son pays.

La tête toujours baissée, Ryoma jeta des regards furtifs autour de lui. La première personne sur laquelle son regard se posa fut le vieux noble qui servait d’arbitre. Ryoma ne savait pas s’il parlait comme il le faisait parce que la responsabilité qui lui avait été confiée en tant qu’arbitre l’incitait à le faire, mais il fallait beaucoup de culot pour s’opposer directement au roi.

Et les mots qu’il avait prononcés pouvaient avoir deux significations.

Alors… Quelle raison a-t-il d’argumenter contre son roi ?

C’était soit des mots innocents prononcés par amour pour le pays, soit des mots malveillants…

Les lèvres de Ryoma s’étaient retroussées en un sourire cruel.

***

Épilogue

Une fois le match terminé, le public commença à sortir du champ de manœuvre. Ils repensaient tous au match de ce soir-là, se prélassant dans la lueur de ce qu’ils avaient vu. Ainsi, aucun d’entre eux n’avait remarqué la silhouette encapuchonnée qui s’éloignait, après avoir surveillé le champ de manœuvre depuis un arbre situé à une courte distance.

Ce sont donc les soldats de cet homme…

Dilphina repensa au match qu’elle venait de regarder. Le courage d’affronter sans broncher un adversaire qui était bien plus fort que soi. Une façon d’utiliser la thaumaturgie qui permettait de surmonter l’écart de compétences. Et une confiance et une coopération entre cinq personnes.

Ce match avait démontré toutes ces capacités. En tant que guerrière elle-même, Dilphina ne pouvait s’empêcher de les admirer. Mais alors qu’elle voulait faire l’éloge de ce match en tant que guerrière, son statut de fille de chef ne lui laissait pas le loisir de le faire librement.

Je sers cet homme à la demande de mon père, mais…

Son père, Nelcius, lui avait demandé de servir aux côtés de Ryoma afin de connaître ses intentions et, le cas échéant, de le tuer. Et Dilphina n’oublierait jamais l’expression de Nelcius quand il lui avait dit de le faire, même si elle devait sacrifier sa propre vie pour cela.

Un parent ordonnant à son enfant de commettre un meurtre même au prix de sa propre vie. On pouvait imaginer la peine et la tristesse que cela avait dû apporter à Nelcius. Mais c’était parce qu’elle savait cela que Dilphina avait refusé de trahir les attentes de son père.

Si les choses se résument à un assassinat, je devrais percer un réseau défensif composé de ce genre de soldats…

Heureusement, aucune raison qui aurait forcé Nelcius à ordonner l’assassinat de Ryoma n’était apparue, mais il y avait toujours une chance que cela se produise. Ils étaient restés à Sirius et avaient obtenu beaucoup d’informations, mais c’était la première fois que Dilphina voyait les soldats entraînés par Ryoma en combat réel. Elle avait entendu des rumeurs, mais ce qu’elle venait de voir sous ces yeux était bien différent de ce qu’on lui avait raconté.

Bien sûr, Dilphina était elle-même la fille de l’infâme Démon Fou Nelcius, et la plus forte guerrière de sa tribu. Pendant deux cent cinquante ans, elle avait combattu les monstres qui infestaient la péninsule de Wortenia. Et à cet égard, les soldats de Ryoma, avec leurs quelques mois d’entraînement, ne feraient pas le poids face à elle.

Mais ils avaient une volonté et une foi inébranlable. Ils se battraient sans doute pour défendre Ryoma Mikoshiba, même au prix de leur propre vie. Et l’on disait que les soldats les plus forts du monde étaient ceux qui étaient résolus à donner leur vie. Un cœur qui ne se brisait pas était la plus grande force de toutes, et même Dilphina aurait du mal à percer un assaut frontal contre de tels soldats.

Dans ce cas…

Si un assaut frontal est hors de question, il restait un dernier choix.

Heureusement, cet homme ne semble pas trop se méfier de moi…

Lorsque Dilphina était revenue à Sirius après que Ryoma l’ait sauvée des pirates et ramenée au village, Ryoma l’avait simplement regardée avec une expression quelque peu confuse, mais n’avait rien dit de particulier. Et quand elle avait demandé à l’escorter dans cette expédition, il l’avait simplement avertie de cacher son identité d’elfe aux autres et l’avait autorisée à venir.

Dilphina ne savait pas quelles étaient ses intentions, mais elle savait que cet homme lui prêtait une attention particulière.

Je devrais peut-être coucher avec lui une fois… J’ai entendu dire que les humains trouvaient notre apparence attirante…

En vérité, l’idée que ces humains répugnants la trouvaient attirante lui donnait la nausée. Les elfes étaient appelés des joyaux vivants et étaient vendus à des prix élevés parmi les humains. Et Dilphina était considérée comme incroyablement belle par les elfes. Si elle offrait son corps, aucun homme vivant ne refuserait.

Partager sa chambre à coucher devrait me permettre de l’assassiner facilement…

Avec cette pensée en tête, Dilphina s’était enfuie dans la nuit noire, sans que personne ne se rende compte de son ombre…

Ainsi, Ryoma Mikoshiba, arrivé en renfort de Rhoadseria, se préparait à plonger dans la guerre contre l’Empire d’O’ltormea aux côtés des chevaliers de Rhoadseria.

***

Bonus : Le malaise de Dilphina

Le soleil commençait à percer l’horizon.

Réveillée par son sommeil, Dilphina se leva de son lit. Ramassant sa lance, qui reposait à côté de son lit, elle se rendit, comme chaque matin, dans le jardin à l’arrière de sa résidence. L’eau froide qu’elle puisa dans son puits servit à raviver rapidement son esprit, engourdi par la somnolence, pour le rendre plus clair.

C’est froid, et agréable…

Son champ de vision, qui était encore brumeux à cause de la torpeur, devenait progressivement clair et distinct. En levant les yeux, un ciel clair dépourvu de nuages se reflétait dans ses yeux. Un autre jour commençait, aussi ordinaire que les autres.

Le temps est beau aujourd’hui. J’aurais aimé aller à la chasse, et pourtant…

Se souvenant de la diminution de leurs réserves de nourriture et des inquiétudes de son père à ce sujet, les beaux traits de Dilphina se fronçèrent. Dilphina était la plus habile guerrière et chasseuse de ce village après son père, Nelcius.

Non, étant donné que Nelcius avait pour mission de gérer le village en tant que chef, on pouvait dire que la chasse et la sécurité du village étaient sa responsabilité en tant que deuxième plus forte. Et à cet égard, le plus gros problème auquel Dilphina était confrontée était la présence des pirates qui faisaient de la péninsule de Wortenia leur repaire.

Le vrai problème n’était pas tant leur présence en soi, mais le fait que jusqu’à présent, personne n’osait s’approcher des régions du nord-est de la péninsule de Wortenia, et les pirates avaient commencé à y envoyer des gens régulièrement.

Est-ce que quelque chose s’est produit pour qu’ils fassent cela… ?

Elle en avait discuté avec Nelcius à plusieurs reprises au cours des derniers mois, mais ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord. La présence des pirates sur la péninsule était loin d’être récente. Pour une elfe de longue vie comme Dilphina, cela ne semblait pas si long, mais cela faisait plusieurs décennies. Et pendant tout ce temps, les pirates n’avaient pas osé s’aventurer dans les profondeurs de Wortenia.

Pendant longtemps, les pirates et les demi-hommes avaient vécu en parfaite ségrégation. Mais cet accord tacite commençait à s’effriter.

Leur but ici était clair, bien sûr. Ils n’étaient pas différents des vauriens qui se faisaient appeler « aventuriers », qui bravaient de temps à autre les profondeurs de Wortenia à la recherche d’un moyen rapide de faire un gros profit.

Ils recherchaient le corps des elfes.

Ils disent que nous sommes des « beautés »

C’était ainsi que les humains décrivaient les elfes. Mais cette soi-disant « beauté » ne leur avait apporté que des désagréments.

Que se passera-t-il si je ne vais pas à la chasse… ?

À cause des monstres féroces qui rôdaient sur les terres de Wortenia, l’agriculture était difficile. Leur village possédait une barrière qui leur avait été transmise depuis les temps anciens pour éloigner les créatures, mais elle ne couvrait qu’une zone limitée.

La plupart de leur nourriture provenait des petits champs qu’ils arrivaient à peine à cultiver près de leurs résidences, des fruits des arbres qui poussaient dans les forêts et de la chasse occasionnelle. Bien sûr, ils avaient des réserves de nourriture, mais s’ils ne les reconstituaient pas, ils mourraient de faim.

Les jeunes sont aussi de plus en plus frustrés…

Au nom de la sécurité des villageois, Nelcius avait usé de son autorité de chef pour interdire strictement toute sortie en dehors de l’enceinte du village. Compte tenu de la situation, c’était une mesure nécessaire. Mais tous les elfes vivant dans le village n’étaient pas capables de comprendre cela, surtout ceux dont le corps avait mûri, mais dont l’esprit était encore jeune et infantile.

Au début, les jeunes comprenaient et restaient dociles, mais ils pouvaient s’impatienter à tout moment.

Eh bien… Je ne pense pas que mon père va rester les bras croisés…

Dilphina sortit de ses pensées et prit sa lance. Elle s’accroupit ensuite, adoptant sa position de combat habituelle. Ses mouvements étaient lents au début, mais ils étaient ensuite devenus plus rapides. À chaque coup de lance, les doutes se dissipaient dans le cœur de Dilphina.

Son père, Nelcius, était un guerrier qui avait combattu lors d’une guerre sainte il y avait plus de quatre siècles, lorsqu’il avait reçu le nom de Démon Fou. La seule chose dont Dilphina était vraiment capable était d’affiner la lance qu’il lui avait transmise pour tuer leurs ennemis…

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Illustrations

 

Fin du tome.

 

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