
Monster no Goshujin-sama (LN) – Tome 10
Table des matières
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Chapitre 1 : Tragédie au village de récupération
Lorsque j’avais rencontré Shiran pour la première fois, elle m’avait dit quelque chose alors que nous descendions dans ce mausolée souterrain.
« Même si je ne la verrai plus jamais de mes propres yeux, je veux protéger ma ville natale. Je veux protéger les villages qui partagent son sort. Je veux protéger les camarades qui se battent à mes côtés. »
Telle était la volonté de Shiran, la raison pour laquelle elle risquait sa vie au combat. Et en cet instant même, tout ce qu’elle voulait protéger s’écroulait sous ses yeux.
Les maisons brûlaient et s’effondraient. Les villageois fuyaient pour sauver leur vie. À chaque coup d’épée des hommes en armure, un objet irremplaçable pour Shiran tombait au sol. Elle était déjà instable et l’avait été ces derniers jours. Elle avait souffert et agonisé à cause de son corps de mort vivant, elle avait caché sa déception et son désespoir, et elle avait même regretté d’exister. Pour elle, la situation dans laquelle nous nous trouvions était fatale. L’équilibre émotionnel qu’elle avait à peine maintenu venait d’être rompu de façon décisive.
« Aaaaaargh ! »
Une goule rugit — ou peut-être était-ce le cri de mort d’une prière piétinée — et Shiran bondit loin du siège du conducteur de la manamobile.
« Attends ! Shir — ! » J’avais tendu la main sur un coup de tête, mais je n’avais attrapé que de l’air. « Si vite ? »
Mes yeux s’étaient écarquillés. Shiran était censée être beaucoup plus faible à cause de son manque de mana, et pourtant, elle se déplaçait à une vitesse impossible pour un corps affaibli.
Après avoir touché le sol, Shiran se mit à courir sans attendre. En un clin d’œil, sa silhouette s’estompa, paraissant si petite alors qu’elle se dirigeait tout droit vers le village.
« Je vais la chercher ! » hurla Rose.
Rose avait joué le rôle de garde auprès de Leah et Helena; elle se trouvait donc déjà à l’extérieur de la manamobile. Elle était la seule à pouvoir la poursuivre immédiatement.
« Attends ! » lui criai-je à mon tour.
« Maître ? » demanda-t-elle en s’arrêtant et en se retournant.
« N’y va pas toute seule ! »
Ce serait une chose si nous pouvions la rattraper avant qu’elle n’atteigne le village, mais elle était clairement plus rapide que Rose. Tant que nous ne savions pas ce qui se passait en bas, nous devions faire preuve de prudence. Il fallait faire la part des choses entre ce qu’il fallait abandonner et ce qu’il ne fallait pas.
Je m’étais mordu la lèvre inférieure, mais je n’avais pas eu le temps d’hésiter. Je m’étais rapidement retourné et j’avais soulevé le tissu qui recouvrait la voiture. Comme plus personne ne la contrôlait, la manamobile tremblait puissamment, mais je l’avais ignorée et j’avais attendu que tous les regards à l’intérieur se tournent vers moi.
« Maître ! Qu’est-ce que c’était au juste — ! »
« — Le village est attaqué ! » avais-je crié, coupant la parole à Lily. « Shiran l’a vu. Elle est devenue folle et s’est mise à courrir vers le village ! »
« Pas possible ! »
« Je ne sais pas ce qui se passe, mais nous ne pouvons pas la laisser partir seule. Lily ! Gerbera ! Venez avec moi ! »
« Moi aussi ? » hurla Gerbera sous le choc.
J’avais hoché la tête et j’avais expliqué mon point de vue : « Shiran a perdu tout sens de la raison. Au pire, elle risque de mourir si nous ne l’immobilisons pas. Comme nous ne savons pas qui est l’ennemi, nous devons y aller avec tout ce que nous avons. »
J’avais jeté un coup d’œil à la troupe armée qui attaquait le village. Ils portaient tous des armures assorties. Il s’agissait sans doute de soldats, voire de chevaliers. Je n’avais jamais vu ce modèle auparavant et je ne pouvais donc pas savoir à quelle faction ils étaient affiliés. Cependant, je pouvais dire qu’ils avaient reçu un entraînement formel au combat. De plus, nous ignorions leur nombre.
Emmener uniquement mes serviteurs que l’on peut montrer en public pourrait ne pas suffire cette fois-ci. Il fallait en effet tenir compte de l’unité qui attaquait le village, ainsi que de Shiran qui était devenu fou furieux. J’avais décidé qu’il me fallait mes deux serviteurs les plus puissants pour me préparer au pire.
Je savais parfaitement que cela signifiait révéler nos identités. Je pouvais aisément imaginer les conséquences que cela aurait. Au pire, nous ne pourrions plus rester à Aker et devrions tout recommencer. Cependant, la sécurité de mes compagnons était la chose la plus importante pour moi. Je n’allais pas renoncer à mes priorités.
« Tous les autres se cacheront jusqu’à notre retour. Rose, Ayame et Lobivia, restez ici et protégez Leah et Helena. »
« Je vais — ! » Lobivia avait commencé à dire quelque chose d’un air mécontent, mais en croisant mon regard, elle hocha la tête en fronçant les sourcils. « Si tu le dis… »
« Bonne fille. »
J’avais ébouriffé ses cheveux roux, puis j’avais immédiatement quitté la manamobile.
◆ ◇ ◇
Le temps que je sorte du véhicule, Shiran avait déjà disparu. J’avais donné mes ordres aussi vite que possible et il ne s’était écoulé qu’une vingtaine de secondes depuis son départ; nous n’étions donc pas trop en retard.
Gerbera m’avait soulevé et s’était mise à courir, suivie de près par Lily. Ces deux-là étaient rapides. Je ne les avais pas choisies uniquement pour me préparer au pire. Néanmoins, même elles ne pouvaient pas rattraper Shiran avant qu’elle n’atteigne le village. Je m’y attendais, Shiran s’était enfuie trop vite.
Shiran était déjà présentée comme le chevalier le plus fort des Terres forestières du Nord, parvenant à repousser Juumonji Tatsuya pendant un certain temps. Mais elle était alors au mieux de sa forme et avait bénéficié du soutien des quatre esprits qui lui étaient liés par contrat. Ce n’est qu’avec l’aide magique des esprits qu’elle avait pu montrer assez de force physique pour affronter un tricheur.
Mais maintenant qu’elle avait perdu la raison, elle ne pouvait plus bénéficier de leur soutien. Le fait qu’elle ait malgré tout fait preuve d’une vitesse surhumaine signifiait qu’elle utilisait ses capacités physiques comme une goule, comme un monstre. C’est un problème majeur.
« Nous sommes là ! » avais-je crié.
Nous avions atteint les murs qui entouraient le village. Aucun villageois ne montait la garde dans la tour de guet. À la place, nous avions trouvé deux hommes effondrés devant la porte. Ce n’étaient pas des villageois. Étaient-ils des maraudeurs ? L’un d’eux avait été décapité et l’autre avait une profonde coupure le long de la clavicule. Shiran les avait apparemment abattus. À en juger par la grande quantité de sang qui éclaboussait les lieux, la bataille avait été brève, mais intense. Alors que nous passions devant leurs cadavres, les détails de leurs armures maculées de sang m’apparurent.
« C’est du beau matériel… »
C’était bien mieux que ce que portaient les villageois, qui se contentaient de ce qu’ils avaient sous la main. Leur équipement était uniforme et de la plus haute qualité. Il semblerait que ma précédente supposition, selon laquelle ils constituaient une sorte d’armée ou d’ordre chevaleresque, était la bonne.
Mais qu’est-ce qui se passe ? L’armée royale et l’ordre de la défense nationale constituaient les forces armées d’Aker, mais il était difficile de croire qu’ils s’en prendraient à leurs concitoyens alors qu’ils se battaient pour protéger leur pays.
S’agissait-il donc d’une armée étrangère ? Mais dans ce cas, cela signifiait la guerre avec Aker. Dans ce monde, le Saint Ordre servait à maintenir l’ordre public; même un grand noble comme le marquis Maclaurin pourrait être ruiné pour avoir inutilement attisé les feux du conflit. Alors, qu’est-ce que cela peut bien être ?
Pendant que je réfléchissais, Gerbera et Lily continuaient d’avancer. Les portes étant fermées, elles sautèrent par-dessus les murs pour entrer. La plupart des villages de récupération s’étendaient à mesure qu’ils défrichaient les terres alentour, construisant plusieurs couches de murs défensifs au fur et à mesure de leur expansion, et ce village ne faisait pas exception.
Après avoir franchi le mur extérieur, les champs s’étendirent devant nous. À ce stade, il n’était pas étonnant que les villageois prennent Gerbera pour un monstre et se jettent sur nous. Elle aurait pu se débarrasser de n’importe quel villageois sans difficulté, mais nous restions tout de même prudents.
Mais aucune attaque n’eut lieu. Il n’y avait personne pour travailler dans les champs. Maintenant que j’y pense, je n’avais vu personne autour des champs quand je regardais le village tout à l’heure.
Gerbera, qui me portait toujours dans ses bras, traversa en courant le chemin vide au milieu des champs, suivi de près par Lily. Sur le chemin, nous avions entendu un sifflement. S’agissait-il d’un signal ? Je ne saurais le dire, mais il provenait sans aucun doute de quelqu’un. Je m’étais préparé à ce que nous allions découvrir.
Nous avions alors atteint les murs intérieurs. Il y avait beaucoup de bruit de l’autre côté. J’entendais de nombreuses personnes rugir et crier… puis vint le hurlement des morts : Shiran. Gerbera utilisa ses fils pour franchir le mur d’un seul bond. En regardant par-dessus le mur, j’avais pu voir Shiran enfoncer son épée dans le corps d’un ennemi situé à quelques mètres.
« Aaaaargh ! »
« Gah ! »
Son puissant coup en diagonale repoussa l’épée de l’ennemi et continua en traversant son armure, s’enfonçant profondément dans son torse. L’épée, si bien trempée pour protéger l’humanité, était maintenant teinte en rouge par le sang humain.
Deux autres cadavres en armure gisaient sur le sol. À en juger par la situation, Shiran les avait également tués. Il y avait également beaucoup d’autres corps épars. Ceux-ci ne portaient pas d’armure et n’étaient pas non plus armés. Il s’agissait des villageois qui avaient été attaqués par les maraudeurs. D’après ce que j’avais pu voir, ils étaient plus d’une dizaine. Je ne voulais même pas imaginer le nombre de victimes si la même chose se produisait ailleurs dans le village. Peut-être que le hurlement enragé de Shiran était le reflet de l’indignation des morts.
« Aaaargh ! »
Shiran fit tomber le corps loin de son épée d’un coup de pied, fixant son œil bleu sur sa prochaine cible. Plusieurs des maraudeurs se mirent en formation derrière leurs boucliers. Ils avaient réussi à se mettre en place pendant que trois de leurs camarades devenaient la proie de son arme. On aurait dit qu’ils avaient recours à la magie.
« Il n’y a pas lieu de paniquer ! Restez calmes et faites face à la situation ! » hurla l’un des hommes à l’arrière. Il s’agissait probablement de leur chef.
Gerbera sauta du mur juste au moment où Shiran passait à l’action.
« Aaaaargh ! »
Shiran s’élança sur les hommes en poussant un cri épouvantable. Elle combla la distance qui les séparait en un rien de temps.
« Maintenant ! »
Sur l’ordre de l’officier, un glyphe apparut à l’arrière, dans l’arrière-garde de l’ennemi. Une lumière vive enveloppa le sol sur une large surface. Je n’y sentais aucune agressivité, mais il semblait en être autrement pour Shiran.
« Gah ! ? Grrr… »
Un grognement douloureux s’échappa de ses lèvres. Aucune blessure n’avait suffi à l’arrêter lors de son assaut contre Juumonji Tatsuya, mais pour une raison ou une autre, elle semblait maintenant souffrir d’une horrible agonie. Pourtant, elle n’avait pas cessé d’avancer. Même si ses mouvements étaient ralentis, elle se rapprocha de son adversaire et lui porta un coup d’épée, le laissant entièrement à la merci de son élan.
« Aaaaaargh ! »
L’épée et le bouclier s’entrechoquèrent dans un bruit sourd. L’homme qui avait porté le coup perdit pied et trébucha, mais ce fut tout. Étonnamment, il parvint à arrêter l’attaque de Shiran. Immédiatement, l’un des autres membres de l’avant-garde soutint son camarade chancelant. Leurs mouvements étaient fluides. Shiran avait perdu l’occasion d’effectuer une attaque de suivi. En réalité, les autres membres de l’avant-garde lançaient leur propre contre-attaque.
Shiran esquiva l’une de leurs épées, mais elle dut rompre son équilibre pour y parvenir. Un autre coup visait son cou et elle leva instantanément sa lame pour se défendre. Même avec un mauvais équilibre, la puissance de Shiran était anormalement importante.
« Gaaargh ! »
Néanmoins, le coup la fit reculer.
Mes yeux s’étaient ouverts en grand. « Impossible… »
Les maraudeurs avaient repoussé la charge de Shiran. C’était un exploit extraordinaire. Sentant que son adversaire allait passer à l’offensive, Shiran roula en utilisant son élan et sauta loin d’eux. Elle s’apprêta à charger à nouveau, mais trébucha soudain.
« G-Gaargh… ? »
Elle tomba à genoux et poussa ses deux mains vers le sol. Je me doutais bien de ce qui n’allait pas. Après tout, je l’avais prédit.
« Merde ! Elle n’a plus de mana ! »
La capacité de mana de Shiran était actuellement assez faible. Elle avait utilisé tout son mana d’un seul coup pour faire ressortir une puissance massive, mais elle ne pouvait pas continuer ainsi. Elle s’était peut-être épuisée en utilisant tout le mana dont elle avait besoin pour fonctionner normalement, et elle s’était effondrée sur le sol. Ses ennemis ne laisseraient pas passer cette occasion.
« C’est notre chance ! Achevez-la ! »
Les maraudeurs se rapprochèrent.
« Je ne te laisserai pas faire ! » J’avais crié, libérant le mana que j’avais accumulé sur notre chemin. « Loge Brumeuse ! »
Les hommes me remarquèrent alors, mais il était trop tard. La brume dense qui se déversait de mon corps enveloppa les environs en un instant.
« Qu’est-ce que c’est ? Compagnie ! Repliez-vous ! »
Les hommes se retirèrent prudemment. C’est maintenant à moi d’agir.
« Vas-y ! »
« Trreeee ! »
Asarina s’élança hors de mon gantelet, son long corps s’étirant jusqu’à Shiran tombée au sol qu’elle récupéra.
« D’accord ! » Je l’avais attrapée dans mes bras, puis je l’avais posée par terre. « Tu vas bien ? »
Je l’avais appelée, mais Shiran était restée immobile, comme un vrai cadavre. Elle était inconsciente. Je savais que c’était à cause du manque de mana, mais je ne pouvais rien faire pour l’instant. Une fois Shiran en sécurité, j’avais reporté mon attention sur les maraudeurs.
« Qu’est-ce qu’ils ont, ces gars-là… ? » murmurai-je.
La magie de la loge brumeuse n’était pas seulement un écran de fumée; c’était une magie de perception qui me permettait d’obtenir des informations sur tout ce qui se trouvait à l’intérieur du linceul de brume. La précision des informations obtenues dépendait de la densité du brouillard. Pour l’instant, je l’avais réduite à environ un quart de sa puissance maximale, mais j’avais quand même pu obtenir de nombreuses informations.
La magie m’indiquait que la douce lumière émise par le sol était une magie débilitante destinée à entraver les mouvements des monstres morts-vivants. De plus, l’avant-garde ennemie disposait d’une magie de renforcement de l’arrière-garde qui augmentait ses capacités physiques.
Oui. Le fait que l’avant-garde ait réussi à repousser la charge de Shiran n’était pas uniquement dû à leur coordination, mais aussi au soutien de la magie débilitante et de renforcement de l’arrière-garde. Il n’y avait pas beaucoup de gens capables d’utiliser la magie dans ce monde. Ceux qui pouvaient utiliser la magie débilitante et de renforcement, difficile à mettre en œuvre, étaient extrêmement peu nombreux. Même les chevaliers de l’ Alliance n’avaient pas autant de personnes capables de le faire tout en l’utilisant dans des tactiques de groupe.
J’avais encore révisé à la hausse mon évaluation déjà élevée de la menace qu’ils représentaient. Qui étaient-ils exactement ? Je voulais le savoir, mais je n’avais pas le temps d’y réfléchir. Ayant remarqué l’apparition de la brume, leurs camarades, qui se trouvaient ailleurs dans le village, se rassemblaient à cet endroit. Il serait dangereux qu’ils se mettent tous en formation. La victoire revenait au plus rapide. Je les écraserais ici et maintenant.
« Gerbera ! »
« Haut et clair ! »
J’avais immédiatement déchaîné mon plus grand combattant. Gerbera s’était élancée. La magie débilitante était sans aucun doute une menace, mais elle n’avait aucun effet lorsque la capacité de mana de l’adversaire était bien supérieure. Un tricheur était le seul à pouvoir utiliser cette magie sur la grande araignée blanche des profondeurs. Ce nombre d’ennemis n’était pas une menace pour Gerbera à pleine puissance.
« Quoi !? »
Un frisson soudain m’assaillit. Ma magie de perception sonnait l’alarme dans ma tête à propos d’un seul ennemi. C’était l’homme qui donnait les ordres. Il y avait quelque chose de mauvais en lui. Au moment où ce pressentiment me frappa, juste avant que je puisse avertir Gerbera, ses yeux brillèrent d’une lumière inquiétante.
« Gah ! »
L’instant d’après, Gerbera grogna. Elle dut interrompre sa charge et fit un bond en arrière, parvenant tant bien que mal à revenir à nos côtés.
« Espèce de salaud… Qu’est-ce que tu as fait… ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante.
« Gerbera, quoi ?! »
Dès que j’avais vu son visage, j’en étais resté sans voix. Un motif violet courait sur ses joues et le long de son cou, comme un tatouage. Je pouvais voir qu’il descendait sur tout son corps, interférant avec son mana.
« De la magie débilitante… ? »
Un fardeau terrifiant pesait sur tout son corps, bloquant le flux de mana à l’intérieur. N’importe quelle personne normale en serait probablement morte.
« Non… »
Est-ce vraiment de la magie ? L’homme n’avait pas accumulé de mana, ce qui aurait dû être nécessaire pour un sort de ce niveau. Malgré cela, le sort avait fonctionné sur Gerbera, ce qui prouvait que son effet était absurde. C’était comme si…
« Qui es-tu… ? » demandai-je en jetant un regard à l’homme qui avait lancé cela sur Gerbera.
Il avait les cheveux bruns et les traits délicats. Il était svelte, mais son corps était bien musclé et il portait la même armure lourde que les autres.
« Oh, eh bien, excusez-moi pour ça », répondit-il d’une voix douce, mais la malice qui se cachait derrière ses mots contredisait ses paroles.
« Je m’appelle Travis », dit-il en affichant un sourire élégant, mais qui n’était qu’une façade.
« Commandant de la quatrième compagnie du Saint Ordre, Sire Travis Mortimer, celui qui tuera le misérable chevalier déchu. »
***
Chapitre 2 : Les soucis de la Skanda ~ Point de vue d’Iino Yuna ~
Partie 1
Quelques jours s’étaient écoulés depuis le début de mon voyage pour rendre visite au noble impérial mineur, le vicomte Bann. Je voulais en effet confirmer par moi-même les rumeurs concernant le faux sauveur. Après avoir rencontré le vice-maréchal du Saint Ordre et commandant par intérim de la deuxième compagnie, Gordon Cavill, j’avais fini par travailler avec lui. Mais nous n’étions pas seuls. Cinq autres chevaliers du Saint Ordre nous accompagnaient.
Nous avions réservé une auberge dans un village où nous nous étions arrêtés. Après avoir trouvé ma chambre et changé mes vêtements de voyage, j’étais allée dans la chambre que Gordon et les autres utilisaient. L’un des chevaliers vint me saluer à la porte, puis m’invita à entrer.
« Oh, mademoiselle Iino. Bienvenue. »
Gordon était assis à une table et m’avait accueillie chaleureusement. Avec sa peau foncée, son crâne dégarni et sa forte carrure, il avait l’air quelque peu effrayant, mais il se comportait comme un gentleman. Au début, j’étais un peu tendue quand je lui parlais, mais après quelques jours, toute ma nervosité avait disparu.
En me dirigeant vers la table couverte de cartes et de documents, je lui posai immédiatement des questions sur l’enquête concernant le faux sauveur. La deuxième compagnie de Gordon était composée d’environ quatre cents chevaliers dispersés dans les petits territoires nobles de la région. Ils collaboraient avec les forces locales pour mener l’enquête. Gordon avait ensuite compilé toutes les informations recueillies. Malheureusement, ils n’avaient pas non plus obtenu de résultats satisfaisants aujourd’hui.
« Je suis désolé que nous n’ayons rien pu obtenir d’utile », dit Gordon, les épaules affaissées. Il avait l’air d’un ours déprimé, ce qui était, d’une certaine manière, comique. « Nous avons déjà reçu des informations utiles de votre part, et pourtant nous voici dans cet état. Je ne m’excuserai jamais assez. »
Il faisait référence aux informations que je leur avais fournies sur Kudou Riku. À en juger par la façon dont les monstres avaient anéanti les villages visités par le faux sauveur, je soupçonnais le cerveau de l’attaque du fort de Tilia, le seigneur des ténèbres Kudou Riku, d’y être pour quelque chose. C’est la raison pour laquelle Gordon m’avait demandé de l’aide. J’avais accepté et je lui avais révélé tout ce que je savais, mais uniquement ce dont je disposais. Je n’avais encore rien fait.
« Enquêter sur un faux sauveur n’est pas le genre de chose qui donne des résultats tout de suite », avais-je dit en secouant la tête. « Je sais que vous faites de votre mieux, Sire Gordon. »
Après avoir travaillé avec lui, j’avais découvert que Gordon était un homme très diligent. Il conduisait la manamobile pendant la journée et recueillait des informations à chaque étape. Une fois qu’il avait obtenu les informations des autres chevaliers, il examinait soigneusement chaque détail et les rassemblait. Il donnait également des ordres pertinents à ses subordonnés et prenait soin de contacter fréquemment les petits nobles qui coopéraient avec lui. Même si les chevaliers qui l’accompagnaient l’aidaient chacun dans un domaine différent, la quantité de travail qu’il accomplissait seul était extraordinaire. Il était si dévoué que je m’étais demandé s’il dormait suffisamment.
« Je ne peux pas me plaindre quand vous travaillez si dur », lui dis-je. « En fait, vos efforts sont étonnants. »
« Merci, madame », dit Gordon, son visage rocailleux s’adoucissant un peu, « mais j’ai honte d’être félicité pour cela. Ce que nous faisons est une évidence. C’est notre devoir. Nous ne sommes pas des membres de ce monde, après tout. »
« Hum ? »
Pas des membres de ce monde ? Je n’avais pas compris.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? » lui avais-je demandé.
« Hmm… » Gordon posa sa main sur son menton et réfléchit un instant. Après une courte pause, il poursuivit : « Mademoiselle Iino, connaissez-vous ceux qui ont un sang béni ? »
« Hein ? — Oui, ce sont des descendants de visiteurs, n’est-ce pas ? »
Ce que nous appelons des tricheurs était appelé des bénédictions dans ce monde, c’est pourquoi ils appelaient les descendants des visiteurs « ceux qui ont un sang béni ».
« En vérité, chaque chevalier du Saint Ordre est de sang béni. »
« Hein ? Vraiment ? »
C’était la première fois que j’en entendais parler. Par réflexe, je m’étais tournée vers les subordonnés de Gordon qui m’avaient répondu par un signe de tête.
« Oui, c’est exactement ce que dit le commandant », répondit l’un d’eux.
« Je n’en avais aucune idée… »
Mais maintenant qu’ils l’avaient mentionné, c’était tout à fait logique. Gordon avait la peau foncée, ce qui était atypique dans ce monde. De plus, en y repensant, le maréchal que j’avais vu au fort Ebenus avait lui aussi des traits semblables aux nôtres. Cela s’expliquait par le fait qu’ils étaient les descendants de visiteurs.
« Cela dit, tous les sangs bénis ne peuvent pas devenir chevaliers du Saint Ordre », ajouta le plus jeune chevalier du groupe. « Le Saint Ordre est une force de combat de l’élite destinée à se battre aux côtés des grands sauveurs. On ne peut pas devenir chevalier dans ses rangs sans avoir les compétences nécessaires. En fait, c’est parce que le Saint Ordre emploie une doctrine de la force que seuls ceux qui ont un sang béni, et seulement quelques-uns d’entre eux peuvent le rejoindre. »
Son ton était empreint d’une passion juvénile. Son aura ressemblait à celle de Watanabe, le défunt membre de l’équipe d’exploration.
« Donc, seule une partie de ceux qui ont un sang béni peut devenir chevalier ? » demandai-je, nostalgique à cause de la ressemblance du jeune chevalier avec mon ancien camarade. « J’ai l’impression qu’il y a une contradiction là-dedans. »
« Non, il n’y en a pas », avait-il répondu. « Il semble que vous ne compreniez pas ce que signifie être de sang béni, madame. »
« Est-ce que cela signifie que vous êtes plus que de simples descendants de visiteurs ? »
« Oui, nous le sommes. Ceux qui sont de sang béni héritent de bénédictions grâce à leur lignée. De ce fait, beaucoup excellent dans la manipulation du mana, les tactiques de combat et les aptitudes à la magie, toutes choses généralement nécessaires au combat. On pourrait dire que ce pouvoir est la preuve définitive que nous sommes d’une lignée exaltée ! »
En voyant son subordonné porter la main à sa poitrine avec fierté, Gordon esquissa un sourire ironique.
« Cela dit, je préférerais que vous ne vous mépreniez pas, madame », dit-il. « Notre pouvoir est différent de celui des grands sauveurs. Il ne dépasse pas les limites des habitants de ce monde. Même parmi les chevaliers de l’ Alliance et les chevaliers impériaux, il y a des individus qui, à l’image du chevalier Taureau enragé de la Prairie ou du chevalier le plus fort des Terres forestières du Nord, surpassent le chevalier moyen du Saint Ordre. Mais si l’on exclut ces exceptions, on peut dire que le Saint Ordre est un rassemblement de la plus haute élite. »
Le chevalier le plus fort des Terres forestières du Nord désignait Shiran, qui voyageait actuellement avec Majima. J’avais entendu dire qu’elle avait croisé le fer avec Juumonji, qui excellait dans le combat rapproché en tant que guerrier, même si ce n’était que pour une courte période. Comme on pouvait s’y attendre, tous les chevaliers du Saint Ordre n’avaient pas le même potentiel de combat.
Néanmoins, ils avaient déjà une force plus que suffisante. À titre de comparaison, les membres de la deuxième compagnie des chevaliers impériaux, avec lesquels j’avais voyagé pendant un mois, ne pouvaient affronter les monstres de la Frange qu’en groupes de quatre ou cinq. La troisième compagnie des chevaliers de l’Alliance, plus expérimentée, pouvait apparemment accomplir la même chose avec deux ou trois chevaliers.
Mais qu’en est-il du Saint Ordre ? Selon Gordon, le chevalier moyen ne pouvait pas égaler Shiran, mais celle-ci était une exception. Cela signifiait que la force du chevalier moyen du Saint Ordre dépassait largement celle d’un chevalier de l’Alliance; la force de chacun d’entre eux était donc comparable à celle d’un monstre des Franges.
La première compagnie du Saint Ordre comptait environ six cents chevaliers, la deuxième environ quatre cents, la troisième environ trois cents et la quatrième environ deux cents. À l’instar de la deuxième compagnie de Gordon, chacune d’entre elles fonctionnait comme une organisation pratiquement indépendante, si bien qu’elles ne formaient pas vraiment une grande armée. Pourtant, une seule compagnie possédait un pouvoir considérable.
« C’est incroyable », dis-je avec une admiration sincère.
« Oui, mais ce n’est pas tout », dit le plus jeune chevalier, encore plus fier qu’avant. « Parmi nous, il y en a qui peuvent même reproduire les bénédictions que les sauveurs qui nous ont précédés utilisaient autrefois. »
« Hein ? Voulez-vous dire qu’il y a des gens qui ont des capacités innées ? » demandai-je, un peu plus fortement que prévu.
Possédant moi-même cette capacité inhérente de la Skanda, il ne m’était pas difficile d’imaginer l’ampleur de la chose. Je n’avais pas pu cacher mon choc, ce à quoi le chevalier avait répondu par un grand signe de tête.
« Oui, nous appelons ces personnes les bien-aimés du sang béni. Et pourquoi le cacher ? Notre commandant en est un excellent exemple ! »
« Sire Gordon ? » lui avais-je demandé en le regardant.
« Oui », répondit-il en hochant humblement la tête. « Bien que mes capacités soient bien inférieures à celles de l’original… »
« Qu’est-ce que vous racontez !? » s’exclama le plus jeune des chevaliers. « Sire Gordon Cavill des Ailes Radieuses est l’un des plus éminents parmi les bien-aimés de sang béni, même à travers les âges ! N’êtes-vous pas celui qui est le plus proche des grands sauveurs du passé ? »
***
Partie 2
Gordon avait sans doute la force nécessaire pour faire de telles louanges, mais le jeune chevalier semblait tout de même un peu trop zélé. Peut-être l’idolâtrait-il à ce point. Quant à Gordon, même s’il souriait amèrement, il regardait le jeune homme avec tendresse. Je pouvais voir le lien étroit qui les unissait.
Je fus soulagée de les voir ainsi. Pour commencer, l’une des raisons pour lesquelles j’accompagnais Gordon était de découvrir par moi-même le genre d’organisation qu’était le Saint Ordre. C’est Louis qui m’avait donné de fausses informations sur Majima et l’attaque du fort de Tilia, mais il y avait aussi un chevalier du Saint Ordre avec lui : Travis Mortimer.
Si, à l’époque, il avait fait exprès de me donner de fausses informations, et si le Saint Ordre était impliqué… Dans le contexte actuel, mes soupçons étaient tout à fait raisonnables. Je comptais profiter de cette occasion pour découvrir le genre de personnes que sont les chevaliers du Saint Ordre.
Après les avoir observés, j’avais pu constater qu’ils étaient fiers et qu’ils se consacraient à leurs tâches professionnelles. Je n’aurais jamais pensé qu’ils auraient recours à un acte criminel. Il s’est avéré que j’avais trop réfléchi.
« Hm ? — Y a-t-il un problème, Mlle Iino ? » demanda Gordon d’un air perplexe.
« Non… ce n’est rien », avais-je répondu en secouant la tête. « C’est juste que… Hm, c’est vrai. Je trouve ça incroyable. » J’essayais à moitié de changer de sujet en tentant d’attiser l’intérêt du jeune chevalier. « Les bien-aimés de sang béni, est-ce bien comme ça que vous les appelez ? Il y en a d’autres comme Sire Gordon, n’est-ce pas ? »
« Bien sûr ! » répondit-il joyeusement. « Il y a plusieurs bien-aimés de sang béni dans l’Ordre en ce moment. Parmi eux, ceux qui ont des capacités particulièrement puissantes sont les quatre commandants. »
« Les commandants ? »
J’avais déjà entendu parler de tous les commandants du Saint Ordre : le maréchal du Saint Ordre et commandant de la première compagnie, sir Harrison Addington; le vice-maréchal et commandant de la deuxième compagnie, sir Gordon Cavill; le commandant de la troisième compagnie, lady Vivian Maywood; et enfin, le commandant de la quatrième compagnie, sir Travis Mortimer.
« Oh, je les ai toutes rencontrées, à l’exception de Lady Vivian. »
Sans même le savoir, j’avais rencontré des gens qui avaient hérité d’un pouvoir important, semblable à celui des visiteurs. Cependant, comme le personnel de valeur avait plus d’occasions de rencontrer des visiteurs comme moi, ce n’était pas si étrange.
« Mlle Iino, vous avez rencontré Mortimer ? » me demanda Gordon alors que je réfléchissais à des informations inutiles.
« Hein ? Monsieur Travis ? — Oui, je l’ai rencontré. » Je n’avais pas l’intention de révéler à Gordon que j’avais rencontré Travis avant d’avoir fini de découvrir quel genre d’organisation était le Saint Ordre, mais je m’étais dit que le moment était venu. « J’ai eu l’occasion de le rencontrer dans une ville appelée Serrata, dans le comté de Lorenz. »
Après avoir répondu, j’avais été un peu déconcertée par la réaction de Gordon.
« Est-ce que c’est ainsi... », dit Gordon, son expression devenant rigide.
Même l’air autour des autres chevaliers avait changé. Avant même que je m’en rende compte, une atmosphère étrange s’était installée dans la pièce.
« Alors ? Quel genre de relation entretenez-vous avec Mortimer, mademoiselle Iino ? » demanda Gordon, alors que je restais bouche bée.
Il y avait quelque chose de gênant dans son ton. Qu’est-ce qui se passe ? C’était la première fois que je le voyais agir ainsi, ce qui me troublait d’autant plus. Pourtant, je n’avais pas besoin de cacher quoi que ce soit à propos de sa question.
« Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire par là… Je n’ai eu l’occasion de parler avec lui qu’une seule fois. C’est tout. »
« Je vois. »
J’avais perçu une légère pointe de soulagement dans sa voix. L’anxiété avait commencé à monter en moi.
« Y a-t-il quelque chose qui ne va pas avec Sire Travis ? » avais-je demandé.
« Non… Pas du tout », répondit Gordon en détournant les yeux.
Il avait nié, mais sa façon d’agir disait le contraire. J’avais regardé autour de la pièce. J’avais croisé le regard du jeune chevalier qui avait tant parlé. Il avait visiblement sursauté quand je l’avais fait, alors je lui avais lancé ma question.
« Il y a quelque chose, n’est-ce pas ? »
« Non, ce n’est pas… »
Il n’aurait jamais pensé qu’il serait soumis à un contre-interrogatoire par un sauveur. Son visage jeune et masculin se crispa. J’avais un peu pitié de lui, mais je n’allais pas reculer. Je l’avais fixé pendant quelques secondes. Incapable de supporter la pression, il avait fini par craquer.
« Sire Mortimer est une personne quelque peu problématique. »
« Problématique ? » répétai-je en me renfrognant. « Problématique comment ? »
Face à mon regard belliqueux, Gordon soupira : « Je suppose qu’il n’y a plus moyen de le cacher à ce stade. »
Il y avait donc vraiment quelque chose.
Gordon poussa un autre long soupir, puis dit gravement : « Laissez-moi d’abord clarifier une chose. Nous, les chevaliers, consacrons nos épées aux sauveurs. Il est du devoir d’un chevalier de personnifier les idéaux de justice et de salut des faibles. En comptant notre maréchal, Sire Harrison Addington, de nombreux chevaliers du Saint Ordre incarnent cet idéal. Bien que je sois encore inexpérimenté, je m’efforce de faire de même. Cela vaut aussi pour tous mes subordonnés. »
« Hum… D’accord. Je le sais très bien. »
Après avoir interagi avec eux, je savais que Gordon et ses subordonnés étaient vertueux. Je n’avais pas moi-même parlé au maréchal Harrison, mais en entendant Gordon le décrire en termes élogieux, j’étais certaine qu’il s’agissait d’un homme de bonne moralité.
« Cependant, je ne peux pas affirmer que tous les chevaliers respectent cette norme. »
Je pouvais aussi le comprendre. Pendant mon séjour chez les chevaliers impériaux, j’en avais vu plusieurs qui n’étaient intéressés que par l’ambition et la vanité.
« Malheureusement, même au sein du Saint Ordre, il y a des personnes qui ne sont pas à la hauteur de cet étendard chevaleresque. »
« Et Sire Travis fait partie de ces personnes ? »
« Pour être plus précis, lui et tous ceux qui l’entourent », admit Gordon avec amertume. « Ceux qui possèdent le pouvoir doivent avoir le cœur de le garder sous contrôle. C’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Ceux qui assument ce devoir doivent constamment se mettre à l’épreuve, mais… »
« Est-il différent ? »
« Il a beaucoup d’ambition et, pour l’atteindre, il est prêt à tout. J’ai entendu beaucoup de mauvaises rumeurs à son sujet. Honnêtement, je ne peux pas vraiment dire du bien de son caractère. »
Je m’étais alors souvenue de l’apparence de Travis, qui avait une barbe. Il ne m’avait pas semblé si dangereux… Mais en y repensant, je m’étais souvenue des événements de Serrata. Je m’étais rappelé son sourire élégant lorsqu’il m’avait regardé parler avec Louis. C’était une expression de suffisance qui convenait à son allure. Je me souvenais que quelque chose dans ce sourire m’avait dérangée à l’époque.
À l’époque, j’avais pensé qu’il se moquait peut-être de la justice dont Louis et moi avions fait preuve, mais il y avait peut-être plus de malice derrière ce sourire que je ne l’avais imaginé. Voyant que je m’enfonçais dans mes pensées, l’expression de Gordon s’assombrit.
« Ne vous méprenez pas, mademoiselle Iino. Il y a des égarés dans n’importe quel groupe. »
« Je comprends… mais pourquoi ce genre de personne est-il commandant ? »
« Une personnalité exécrable ne suffit pas à le déchoir de son grade. De plus, les mauvaises rumeurs ne sont que des rumeurs. Issu d’une famille noble, il a l’influence de sa famille et est plutôt rusé; il ne montrera pas facilement ses vraies couleurs. Et puis, c’est vrai qu’il est extrêmement talentueux. »
Gordon laissa échapper un soupir douloureux, puis poursuit :
« Il est le descendant du sauveur qui a jadis vaincu le dragon d’or des ténèbres. Il est connu sous le nom de Sire Travis Mortimer du Saint Regard. En tant que chevalier du Saint Ordre, il est certain qu’il traitera un sauveur avec respect, mais il y a des chances qu’il commette une erreur. Mlle Iino, soyez prudente, s’il vous plaît. »
« Nous vous remercions de l’attention que vous porterez à cette question. »
Même si j’avais imposé un sujet dont il ne voulait pas vraiment parler, Gordon m’avait gentiment prévenue. C’est quelqu’un de bien. Mais peut-être est-il arrivé un peu trop tard. Si Travis avait vraiment été celui qui nous avait fourni de fausses informations en attisant les flammes de l’indignation vertueuse sous nos pieds, j’avais déjà dansé sur son air jusqu’au bout. J’avais ressenti un malaise soudain et j’avais serré les poings.
« Excusez-moi, Sir Gordon. Savez-vous ce qu’il est en train de faire en ce moment même ? »
« Vous voulez savoir ce qu’il prépare ? » demanda Gordon, les yeux écarquillés.
« Pardon ? Chaque compagnie du Saint-Ordre jouit d’une certaine autorité et agit de manière indépendante, alors nous ne savons pas toujours ce que font les autres compagnies… J’ai entendu dire qu’il s’occupait des suites de l’incident au fort de Tilia, mais je ne sais pas ce qu’il fait maintenant. »
« Je vois. »
Dans ce monde, communiquer sur de longues distances n’était pas chose aisée. Il y avait donc de nombreux cas où tout était laissé à la discrétion des agents sur place. Même Gordon, qui enquêtait sur le faux sauveur, s’était vu confier toute l’autorité durant sa mission. Cela signifie que la même chose s’applique à Travis. S’il se déplaçait de façon indépendante pour faire avancer sa carrière…
La déclaration de Gordon selon laquelle Travis était capable de tout faire était restée gravée dans mon esprit.
« Majima… »
Majima se trouvait déjà dans une situation facile à comprendre. Si l’on voulait lui imputer un crime et le faire passer pour un méchant, ce serait assez simple. Pour Travis, qui recherchait la gloire et les honneurs, Majima et son entourage étaient la proie idéale.
Ce n’était qu’une conjecture sans fondement, bien sûr. Je ne savais pas où se trouvait Majima à cet instant ni où se trouvait Travis. Néanmoins, je n’arrivais pas à réfréner ce sentiment qui me serrait la poitrine.
***
Chapitre 3 : Le sauvetage
« Celui qui tuera le misérable chevalier déchu. » J’avais déjà entendu le nom de l’homme qui avait fait cette déclaration : Travis Mortimer. Si ma mémoire était bonne, Iino l’avait rencontré dans la cité commerçante de Serrata. Son apparence correspondait à sa description, il s’agissait donc bien du même homme. De plus, Shiran m’avait déjà parlé du Saint Ordre.
Le Saint Ordre était entièrement composé de chevaliers de sang béni. Parmi eux se trouvaient les Bien-aimés de sang béni, ceux qui avaient hérité en partie des pouvoirs des anciens sauveurs. Travis du Saint Regard en faisait partie, et lorsque j’avais vu la puissance de la malédiction qu’il avait utilisée sur Gerbera, j’avais su avec certitude qu’il s’agissait bien du Saint Regard dont Shiran m’avait parlé.
J’étais également certain d’une autre chose. Je m’étais demandé qui pouvait bien attaquer ce village. L’armée et les chevaliers akériens, aussi appréciés du peuple soient-ils, n’attaqueraient jamais les citoyens qu’ils sont censés protéger. Les forces étrangères ne pouvaient pas non plus attiser inconsidérément les flammes de la guerre. De plus, si la Sainte Église, qui maintient l’ordre public dans le monde entier, considère l’agresseur comme un problème, son Saint Ordre pourrait être ruiné. Cependant, si le Saint Ordre lui-même attaquait, cela poserait un problème.
« Ces caractéristiques, la grande araignée blanche et une fille aux cheveux de lin… Je vois, tu es donc Majima Takahiro. Quelle chance que la répugnante goule Shiran et le méchant dompteur de monstres voyagent encore ensemble. »
En repoussant Gerbera, Travis avait gagné le temps nécessaire pour rassembler ses subordonnés, dispersés dans le village. Entouré de près de cinquante chevaliers, il continua de parler, sa voix devenant de plus en plus forte.
« Pensais-tu pouvoir t’enfuir pour toujours ? Si c’est le cas, je dois te décevoir. Ces sales oreilles pointues ont feint l’ignorance, mais il est impossible qu’elles puissent tromper mes yeux. »
Si le Saint-Ordre avait attaqué ce village, c’était parce qu’il cherchait à tuer Shiran et qu’il soupçonnait ses proches de l’abriter. Mais sa fière déclaration était complètement passée à côté de la plaque.
« Tu es fou…, » avais-je gémit.
J’avais été trop laxiste face à la situation. Je n’aurais jamais pensé que la haine et l’animosité envers un dompteur de monstres et une goule pouvaient être si profondément ancrées qu’elles obscurcissaient la vision de quelqu’un. Mais alors que je continuais à évaluer la situation, le faible sourire de Travis apparut, et j’avais instinctivement su que ce n’était pas le cas. Ce n’était pas une tragédie née de la haine et de l’animosité. Il n’y avait aucune émotion de ce genre dans le comportement de Travis.
« Nous, glorieux chevaliers de la quatrième compagnie, allons prendre vos têtes », cria Travis.
Sa voix sonore et chantante correspondait à son apparence. Il ressemblait presque à un acteur se tenant au sommet de la scène. Il avait qualifié Shiran de goule répugnante et moi de méchant dompteur de monstres, puis il s’était vanté de la façon dont il nous tuerait. Tout dans le ton de Travis témoignait de sa juste cause et de son mépris à notre égard, mais il n’y avait ni haine ni animosité. Tout ce que je pouvais percevoir, c’était une malveillance calculée. Preuve en est, Travis était totalement calme lorsqu’il annonça sa décision.
« Quoique… m’attaquer ici me mettrait dans une situation légèrement désavantageuse », dit-il en abaissant son épée.
« Quoi ? On ne s’y met pas ? » demanda l’un des chevaliers qui avait conduit ici quelques chevaliers éparpillés, le regard acéré.
« Non, Edgar. Nous allons nous replier pour l’instant. »
« Oh, allez. Nous avons enfin trouvé notre putain de proie. »
Edgar pointa son menton dans ma direction. Il avait la langue bien pendue et se comportait de façon belliqueuse, mais je ne percevais aucune haine ni colère en lui. Les autres chevaliers étaient tous pareils, ce qui les rendait encore plus terrifiants. Autrement dit, ce n’était pas la haine des monstres qui avait motivé cette attaque, mais la violence de la pure méchanceté qui avait piétiné le village.
Je m’étais soudainement rappelé le temps que j’avais passé avec les Chevaliers de l’Alliance. Je m’étais souvenu de ce que la commandante m’avait dit un soir, dans un village de récupération. Même parmi les chevaliers, dont le devoir était de brandir leurs épées pour la justice et le salut des faibles, certains étaient désespérément en quête de gloire, d’autres étaient dépravés et d’autres encore assoiffés de sang. Maintenant, je comprends. C’est ainsi que je décrivais les hommes qui se trouvaient devant moi.
« Je ne tolérerai pas l’insubordination, Edgar Guivarch », dit Travis en secouant la tête.
« Je vais faire marche arrière… pour l’instant. »
Le ton de Travis ne laissait place à aucune discussion. Sa voix froide inspirait peut-être la peur à ses subordonnés. Les chevaliers qui regardaient Lily d’un air dégoûté pâlirent. Sans se soucier de savoir si elle était juste, la peur était une forme de commandement valable. Même Edgar, qui avait l’air mécontent, obéit et commença rapidement à battre en retraite. Ils étaient rapides. J’avais seulement eu un aperçu des normes élevées qu’ils appliquaient au renforcement physique par le mana.
« Vous ne vous échapperez pas. » Par réflexe, Gerbera essaya de les poursuivre, mais ils s’y attendaient.
« Ottmar. Marionnettes des anges », dit brièvement Travis.
« Affirmatif », répondit catégoriquement l’un des chevaliers en lançant une sorte de pierre. Au moment où elle toucha le sol, une lumière jaillit dans les airs.
« Hrm ! »
Gerbera cria lorsque vingt humains nus apparurent dans la lumière. Non, Travis les avait appelés les marionnettes des anges. Ils avaient l’air humain, mais ils ne l’étaient pas. Aucun n’avait le moindre poil, ce qui indiquait qu’ils étaient artificiels. Ils n’avaient aucune caractéristique physique distincte, si bien que je ne pouvais pas les distinguer comme étant des hommes ou des femmes. Ils avaient tous le même visage et maniaient une lance.
Les marionnettes des anges pointèrent leurs armes vers l’avant et chargèrent comme un seul homme.
« Encore une fois, ces étranges folies ! »
Gerbera s’arrêta. Elle était sans doute en train de réfléchir à l’attaque mystérieuse dont Travis l’avait frappée. Des motifs violets couraient toujours sur son visage, soulignant son expression vigilante. La prudence l’empêchait d’ignorer ces marionnettes et de poursuivre les chevaliers.
De plus, pour témoigner de la personnalité horrible de Travis, les yeux de verre des marionnettes des anges étaient fixés sur Shiran et moi. Comme Shiran ne pouvait pas bouger, nous devions les intercepter. Heureusement, la charge sinistrement synchronisée n’était pas si rapide.
« Lily, la magie. Gerbera, coupe-leur la route. »
J’étais resté en arrière pour protéger Shiran pendant que Lily s’avançait et lançait une attaque préventive avec de la magie. Ceux qui avaient continué à charger malgré tout avaient été la proie des jambes de Gerbera. Lorsqu’elles avaient été frappées, les marionnettes s’étaient brisées comme de la porcelaine, leurs fragments se dissolvant dans l’air.
Nous étions sur nos gardes, mais ces marionnettes n’étaient apparemment rien d’autre — enfin, elles étaient un peu trop spéciales pour cette tournure de phrase — que des pions jetables. Le temps qu’il nous avait fallu pour les terrasser tous, les chevaliers avaient battu en retraite et étaient maintenant loin.
« Grr… Ils se sont échappés. Devons-nous nous lancer à leur poursuite, mon seigneur ? » demanda Gerbera, semblant sur le point de bondir à tout moment. « Je peux m’occuper de ce groupe. »
Même après avoir affronté le regard sacré de Travis, Gerbera restait inébranlable. Nous avions fait preuve de prudence à cause de l’attaque unique dont Travis avait fait preuve dès le début, mais il ne semblait pas que les autres chevaliers aient des capacités aussi puissantes. Shiran en avait vaincu quatre, même s’il s’agissait d’une attaque surprise; il était donc peu probable que beaucoup d’entre eux soient au niveau de Travis.
Il y avait une cinquantaine de chevaliers. Si c’était tout, Lily et Gerbera pourraient…
Pendant un instant, une envie féroce de me lancer à leur poursuite sans penser aux conséquences m’envahit. Je m’étais même déconcerté par ces pensées. Heureusement, juste avant de passer à l’action, j’avais réussi à me maîtriser.
« Non, ne le fais pas », avais-je dit.
« Pourquoi ? » demanda Gerbera.
« Il y a encore des survivants ici. »
« Mh. »
Gerbera s’en était également rendu compte en observant les villageois tombés au combat. Certains d’entre eux respiraient encore. Grâce à la magie de perception de la brume, j’avais pu compter avec précision le nombre de villageois et leur état. Plusieurs d’entre eux allaient certainement mourir s’ils ne recevaient pas de soins. Pour certains, il était déjà trop tard. Je ne pouvais pas abandonner ces villageois qui avaient été attaqués pour un crime qui n’existait pas. De plus, comme Shiran était inconsciente, quelqu’un devait rester avec elle.
Lily devait soigner les villageois et je devais rester avec Shiran. Gerbera était la seule à pouvoir agir, mais elle était encore sous le choc de l’attaque de Travis; il était donc bien trop risqué de la laisser partir seule. Nous devions donc les laisser en paix. Je sentais que tous les chevaliers quittaient le champ d’action de la loge brumeuse.
« Ils se sont enfuis… », marmonnai-je, impuissant.
« Non, c’est l’inverse, maître. »
« Lily ? »
« Ils ne se sont pas enfuis. Nous les avons chassés. Je suis sûre que cela signifie quelque chose », dit-elle en serrant fermement ma main. « Alors faisons ce que nous pouvons, d’accord ? »
« Tu as raison », avais-je dit après une courte pause.
C’est exactement ce que Lily avait dit. En repoussant les chevaliers qui attaquaient le village, nous pouvions maintenant sauver certains des villageois, même si ce n’était que quelques-uns. Nous avions accompli quelque chose en venant ici, alors nous ne pouvions pas laisser ces vies nous échapper.
Je m’étais mis en marche.
« Lily, commence à soigner les blessés. Gerbera, va appeler les autres. J’utiliserai la brume pour garder un œil au cas où les chevaliers de Travis reviendraient pendant que nous secourons les survivants. »
Après avoir donné mes ordres, je m’étais mis au travail. J’avais utilisé la magie de perception pour localiser les survivants et déterminer l’ordre de priorité de leur traitement. En même temps, j’avais gardé un coin de mon esprit concentré sur la possibilité que le Saint-Ordre ait feint une retraite et revienne. Si c’est le cas…
Pendant un instant, une pulsion vicieuse avait grondé au fond de ma poitrine. Je m’étais rappelé la scène de ces chevaliers, censés protéger le peuple, qui pointaient leurs lames sur les villageois. Mes ongles s’étaient enfoncés dans mes paumes; j’avais inconsciemment serré les poings.
« Maître ? » demanda Lily.
« Ce n’est rien… »
J’avais soupiré pour évacuer la chaleur qui s’accumulait en moi. Pour l’instant, je devais sauver le plus de vies possible. Je m’étais remis au travail, mais la douleur lancinante dans mes paumes ne disparaissait pas.
***
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