Le Maître de Ragnarok et la Bénédiction d’Einherjar – Tome 9

***

Prologue

C’était un rêve.

Skáviðr avait immédiatement compris ce fait.

Il faisait le rêve d’un jour lointain, un rêve né de ses sentiments de regret.

« Je t’ai eu ! » Avec un cri fougueux, un jeune homme aux cheveux d’or agita une épée en bois pour répondre à l’attaque de son adversaire, un autre garçon de son âge. Son swing avait fait dévier l’épée de l’autre garçon de sa trajectoire.

En appliquant une force à un angle perpendiculaire au vecteur de l’attaque de son adversaire, il l’avait élégamment détournée.

C’était la technique du saule, que Skáviðr avait mis dix ans à concevoir et à maîtriser seul. Pourtant, ce jeune homme d’une quinzaine d’années avait été capable de l’imiter si facilement.

C’était étonnant de voir un tel talent chez quelqu’un de son âge.

Et les arts martiaux n’étaient pas le seul domaine dans lequel le jeune homme excellait. Il était capable d’absorber toutes les connaissances et techniques des autres et de les faire siennes, sans aucune difficulté.

Finalement, il avait commencé à faire preuve d’une capacité extraordinaire dans les études politiques, militaires et religieuses, ainsi que dans divers autres domaines. Il n’avait pas fallu longtemps à Skáviðr pour voir dans le jeune prodige le futur espoir du Clan du Loup.

Et Skáviðr ne s’était pas empêché de marteler ses propres connaissances et techniques, tout ce qu’il savait, au garçon.

Et il l’avait fait en lui disant : « Tu seras celui qui sauvera le Clan du Loup en ces temps difficiles. »

Mais en y repensant maintenant, il y avait des choses bien plus importantes qu’il aurait dû lui apprendre.

Plutôt que d’enseigner au garçon un large assortiment de choses parce qu’il pouvait facilement les apprendre toutes, il aurait dû consacrer beaucoup plus de temps à lui enseigner les principes fondamentaux qui devraient les sous-tendre.

Et plus que tout, il aurait dû s’efforcer de former le cœur du jeune homme.

Si seulement il l’avait fait, peut-être que tous deux vivraient maintenant dans un présent très différent.

***

Chapitre 1 : Acte 1

Partie 1

Jörgen, le second du Clan du Loup, poussa un cri de protestation affligé. « S’il vous plaît, arrêtez, Mère ! Une personne telle que vous n’a pas besoin de se déranger personnellement comme cela ! Si vous donniez des ordres à certains ouvriers, je suis sûr qu’ils vous aideraient de toutes les façons possibles… »

Il avait le vertige rien qu’en regardant la scène devant lui.

Cela se passait à Iárnviðr, la capitale du Clan du Loup, une nation qui était devenue assez puissante pour exercer un contrôle sur une grande partie de la partie occidentale d’Yggdrasil.

Dans le jardin arrière du palais, la jeune femme qui allait devenir l’unique épouse du chef de clan utilisait une petite faucille pour désherber elle-même le jardin.

C’était suffisant pour presque faire tomber Jörgen à ses pieds.

« Hein ? » demanda la jeune femme. « Mais est-ce que j’ai vraiment le droit de donner des ordres comme ça ? Tout le monde a déjà du travail à faire, alors les interrompre pour ça serait un peu… »

Sa réponse était incroyablement humble et passait complètement à côté du sujet. C’était comme si elle n’avait aucune conscience de son statut d’épouse du patriarche du clan.

« S’il vous plaît, ne vous inquiétez pas de ces choses, et sentez-vous libre de donner tous les ordres que vous voulez, » dit Jörgen faiblement.

« Hmm… Je ne sais pas. Je pense toujours que ce n’est pas une bonne chose. Si je commence à interrompre librement le travail des autres comme ça, juste parce que je suis la femme du patriarche, cela pourrait affecter leur capacité à accomplir leurs propres tâches. Si j’agissais de manière égoïste, cela finirait par nuire à la réputation de Yuu-kun. »

« … ! » Jörgen reprit son souffle, son étonnement étant encore plus grand qu’avant.

Ses remarques étaient quelque chose qu’il souhaitait pouvoir rejouer pour les épouses des autres capitaines de clan de haut rang, qui donnaient des ordres aux gens autour d’eux comme si c’était une évidence.

Jörgen avait supposé qu’elle n’avait pas conscience de son statut d’épouse du patriarche, mais c’était Jörgen lui-même qui s’était trompé.

« Je crois que c’est une merveilleuse façon de penser, » dit-il enfin. « Alors, que pensez-vous de ceci ? Je vais utiliser ma position de commandant en second pour faire une demande aux personnes actuellement inoccupées, et vous prêter temporairement leurs services. Qu’en pensez-vous ? »

Le second était chargé d’assumer toutes les responsabilités et l’autorité du chef de clan lorsque le patriarche ne pouvait être présent.

Si quelqu’un de sa position donnait un ordre officiel à ses soldats, cela maintenait la chaîne de commandement, et il n’y aurait aucun problème en termes d’interruption de leurs tâches.

« Hum, est-ce vraiment bien ? » La jeune femme avait encore l’air d’y réfléchir avec hésitation.

C’était incroyable de voir à quel point elle était modeste.

Jörgen ne put s’empêcher d’émettre un petit rire. « Il y a sûrement des gens qui trouveraient étrange et inadmissible que l’épouse du patriarche soit couverte de saleté et de sueur. Cela pourrait également affecter la dignité symbolique de Père. S’il vous plaît, je vous demande d’accéder à ma requête et de faire appel à mes hommes. »

Jörgen s’était dit qu’en reformulant sa demande en son nom propre, elle serait plus encline à accepter. C’était un calcul qui venait de sa grande expérience de la vie.

« Ah ! C’est bon, je comprends ! » dit Mitsuki avec soulagement. « Pour être honnête, ça m’aiderait vraiment. On dirait que ce travail était trop important pour qu’une fille le termine toute seule. »

« Oh, non, je devrais vous remercier d’avoir accepté d’accéder à ma demande. Au fait, qu’est-ce que… »

Bang-bang ! Ba-ba-ba-ba-bang !

La question de Jörgen fut coupée lorsque des bruits incroyablement forts éclatèrent, résonnant partout dans le palais.

Les bruits étaient si forts qu’ils avaient continué à résonner pendant des secondes.

D’une partie du palais s’élevait un panache de fumée noire.

« Qu’est-ce qui se passe ? » Jörgen avait crié.

+

C’était le début de l’été de l’année 205 du calendrier impérial d’Yggdrasil, et le Clan de la Corne et le Clan de la Panthère étaient en guerre. Les trois mille soldats du Clan de la Corne s’opposaient aux dix mille soldats du Clan de la Panthère, avec la rivière Körmt entre eux.

Après s’être regardé fixement pendant un certain temps, le Clan de la Panthère avait fait le premier pas.

Leur patriarche, Hveðrungr, avait personnellement pris trois mille cavaliers et les avait menés en tant qu’unité détachée, traversant la rivière à un endroit différent, puis il avait assailli les forces du Clan de la Corne depuis leur flanc.

C’était une attaque-surprise, mais elle n’avait pas réussi à vaincre les forces du Clan de la Corne, dont les préparatifs préalables leur avaient permis d’employer la défense du « mur de chariots ». Cependant, Hveðrungr n’était pas du genre à rester les bras croisés face à un si petit revers.

Il mena son unité détachée pour encercler la capitale du Clan de la Corne, Fólkvangr, et ainsi couper la route d’approvisionnement de son ennemi, dans un plan visant à l’affamer.

Pendant ce temps, le Clan de la Corne, dont les réserves étaient coupées et la nourriture en voie d’épuisement, était à court d’options.

« … Et c’est ainsi que les choses se présentent. » Le commandant de l’armée du Clan de la Corne, Haugspori, termina son explication de la situation actuelle et s’inclina profondément. « Je suis vraiment désolé pour cette situation. »

Il était normalement un homme à l’attitude très informelle et désinvolte, allant même jusqu’à maintenir son attitude sarcastique avec son patriarche, Linéa. Mais à présent, il avait les sourcils froncés et son visage était assez sérieux et troublé.

Après tout, il ne serait pas exagéré de dire que ce conflit déterminerait le sort même du Clan de la Corne.

Et pourtant, il semblait qu’il n’y avait pas de bonne ligne de conduite à adopter. Avec cette pression qui lui pesait si lourdement, il n’avait pas le sang-froid nécessaire pour agir avec désinvolture.

« Non, tu t’es bien débrouillé pour leur tenir tête aussi longtemps sans craquer, » dit le jeune homme aux cheveux noirs assis en face de Haugspori. « Grâce à cela, j’ai réussi à arriver ici à temps. »

Et il laissa échapper un long soupir de soulagement.

C’était le patriarche du Clan du Loup, Suoh Yuuto.

Il était devenu patriarche à l’âge de quinze ans, et en seulement deux ans, il avait reconstruit le Clan du Loup alors qu’il était dans un état de quasi-destruction afin qu’il devienne l’une des nations les plus puissantes de tout Yggdrasil. Il était un homme rare et phénoménal, un grand héros.

Ces deux derniers mois, personne ne l’avait vu, et des rumeurs avaient circulé sur sa mort. Mais il était là, vivant et en chair et en os, et semblait en parfaite santé.

La mère jurée de Haugspori, Linéa, patriarche du Clan de la Corne, serait sûrement ravie d’entendre la nouvelle.

« Très bien, alors…, » Yuuto regarda l’homme droit dans les yeux. « Haugspori, désolé, mais, me laisserais-tu prendre le commandement de tes forces ? »

Selon la hiérarchie établie par le Serment du Calice, Haugspori était l’enfant juré de Linéa, qui était la petite sœur jurée de Yuuto. Yuuto serait donc comme son oncle.

Cela signifiait que Yuuto était quelqu’un au-dessus de lui dans le statut qu’il devait respecter, mais il était aussi d’un clan différent — la « famille », mais pas sa famille.

La seule personne à laquelle Haugspori avait réellement prêté serment d’allégeance était son patriarche Linéa, et elle lui avait personnellement confié le commandement de cette armée. Lui demander de simplement remettre ce commandement était déraisonnable, et il n’avait aucune raison valable d’obtempérer.

Pourtant…

« D’accord. » Haugspori avait accepté sans hésiter.

La survie même de son clan était en jeu, il n’était pas assez fou pour s’accrocher aux pensées quant à sa réputation ou pour sauver la face dans ce genre de crise.

Mais surtout, c’était une chance rare de voir de près cet homme incroyable diriger une armée — le commandant habile qui avait renversé les chances dans de nombreuses batailles où il avait été en infériorité numérique.

Ayant vécu sur le champ de bataille, c’était une occasion que Haugspori ne pouvait pas laisser passer.

« Alors, qu’est-ce que vous comptez faire ? » poursuit-il.

« Hm ? Oh, c’est vrai, » dit Yuuto. « Je devrais vous en parler, à toi et aux soldats, aussi… Félicia. »

« Oui, Grand Frère, qu’est-ce qu’il y a ? » L’adjudante de Yuuto, qui se tenait à proximité, répondit d’une voix pleine de révérence.

Haugspori avait eu de nombreuses liaisons avec d’innombrables belles femmes, il était le plus grand coureur de jupons du Clan de la Corne, de réputation et de son propre aveu. Pourtant, la vue de cette femme le prit tellement au dépourvu qu’il déglutit nerveusement. C’était une femme d’une beauté sensuelle et d’une séduction incomparable.

Et son regard vers Yuuto était rempli de passion et de chaleur — on pouvait dire en un coup d’œil à quel point elle ressentait quelque chose pour lui.

« Peux-tu m’apporter une des longues cordes avec les bâtons rouges attachés dessus qui se trouve dans nos bagages ? » demanda Yuuto.

« Oui, tout de suite ! » La voluptueuse femme répondit vivement et courut vers un de leurs chevaux, revenant avec l’objet en question. « Voilà, Grand Frère. »

« Hm, merci. »

« Tee hee ! ♥. » Elle répondit à ce simple mot de remerciement en gloussant bassement, l’air positivement ravi.

Félicia du Clan du Loup était une guerrière Einherjar maniant la rune Skírnir, le Serviteur sans expression. Elle était habile sur le champ de bataille et en dehors, et elle était même capable d’utiliser des sorts de magie seiðr. Ses talents étaient bien connus, même parmi les membres du Clan de la Corne.

Une femme aussi distinguée venait de recevoir un ordre qui conviendrait mieux à un simple serviteur. Pourtant, plutôt que d’avoir l’air mécontente, elle semblait positivement ravie d’obéir.

Avec ce simple échange, Haugspori avait pu constater à quel point ce Yuuto était un grand seigneur.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Haugspori en regardant la chaîne de bâtons rouges.

« Il s’agit de quelque chose que j’ai ramené de mon pays natal, mon arme secrète contre le Clan de la Panthère. Pour commencer, nous allons l’utiliser contre leurs forces sur la rive opposée de la rivière. Nous allons les anéantir. »

« Ah… ! » Haugspori sursauta et sentit un frisson lui parcourir l’échine en réponse à la déclaration calme, mais ferme de Yuuto. Il serra les dents pour les empêcher de claquer.

À première vue, il ressemble juste à un garçon faible, avait-il réfléchi.

Yuuto était grand et maigre, mais il n’avait pas l’air très fort.

Quelqu’un d’aussi expérimenté que Haugspori pouvait dire, rien qu’en regardant la démarche d’une personne, quel niveau de combat elle avait atteint. Même en étant généreux, ce jeune homme semblait seulement un peu plus fort qu’un novice.

Et pourtant…

J’ai tellement peur que ma bouche est sèche. Voilà donc l’aura de celui qu’on appelle le « Lion » ! Haugspori trouvait ce garçon, tellement plus jeune que lui, effrayant d’une manière insupportable.

Ce n’était pas non plus comme s’il y avait une quelconque intention hostile pointée sur lui directement. Tout ce que le jeune homme avait fait était de montrer pour ainsi dire un petit aperçu de ses « crocs », et c’était comme si la température ambiante avait baissé de deux ou trois degrés.

Haugspori avait rencontré le jeune homme une fois auparavant, au cours de l’hiver précédent, alors qu’il accompagnait Linéa. Comparé à cette époque, il semblait que l’aura qui l’entourait était beaucoup plus lourde, et aiguisée à un niveau bien plus tranchant.

En d’autres termes, il était encore en pleine croissance.

C’était une pensée plutôt effrayante.

***

Partie 2

« J’ai un rapport, madame. Les forces du Clan de la Corne qui campaient sur la rive opposée ont commencé à se retirer. »

« Il le fond donc maintenant. » Sigyn avait répondu aux nouvelles de sa vigie avec un sourire froid. « Oui, je me suis dit qu’il était temps qu’ils le fassent. »

Sigyn était l’épouse de l’actuel patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr. Elle était également leur précédent dirigeant, une femme patriarche qui avait réussi à tenir ensemble et à contrôler un clan d’hommes rudes et turbulents, ce qui était un témoignage de sa grandeur en tant que chef.

En raison de l’incident au cours duquel Yuuto avait été renvoyé dans sa patrie au-delà des cieux, sa relation conjugale avec Hveðrungr était devenue plutôt froide et morte. Cependant, sa capacité à diriger et le respect que lui portaient les membres du Clan de la Panthère étaient tels qu’elle avait reçu le commandement des sept mille hommes de l’armée principale du Clan de la Panthère.

« Je savais que c’était l’option qu’ils choisiraient, » avait-elle fait remarquer dans son souffle.

L’approvisionnement du Clan de la Corne depuis sa capitale étant coupé, tout ce qui les attendait s’ils restaient sur place était la mort par famine.

Dans cette situation, il y avait généralement deux voies à suivre pour obtenir plus de nourriture. La première consistait à chasser l’unité détachée des troupes du Clan de la Panthère qui encerclait leur capitale, leur permettant ainsi de se réapprovisionner sur place. La seconde était de réquisitionner de la nourriture et des fournitures dans les villages voisins.

S’ils avaient opté pour la seconde solution, ils n’auraient pas brisé leur formation, puisqu’ils auraient pu envoyer de petits groupes de soldats pour se procurer les marchandises. Le fait que toute leur force soit en mouvement signifiait qu’ils avaient choisi la première solution.

Leur patriarche était une femme qui tenait beaucoup à ses citoyens. Cette information était parvenue jusqu’aux oreilles de Sigyn.

Le commandant de l’armée du Clan de la Corne agissait probablement par respect pour cette position.

L’ennemi agissait exactement selon les prédictions de Sigyn et faisait exactement ce qu’elle voulait.

Sigyn se leva, ses longs cheveux argentés et soyeux se balançant, et cria l’ordre à ses troupes. « D’accord, c’est notre chance ! Nous allons traverser la rivière d’un seul coup ! »

La traversée d’un grand fleuve est l’une des situations les plus dangereuses sur le plan militaire.

Maintenant que les forces du Clan de la Corne s’étaient retirées, elle pouvait faire traverser la rivière à son armée et pénétrer sur leur territoire sans subir de pertes.

Il n’y avait aucun moyen pour elle de laisser passer cette chance.

Cependant, c’était parce qu’elle ne pouvait pas imaginer cela que sa pensée en ce moment était exactement ce que Yuuto voulait.

 

+

« Ahh, bonjour, bonjour, c’est Kristina. Père, tu m’entends ? » La voix de Kristina avait appelé.

« Ouais, fort et clair, » répondit Yuuto avec satisfaction. « Ça a l’air parfait. »

La voix de la fille jurée de Yuuto, Kristina, sortait d’un émetteur-récepteur de poche, ou « talkie-walkie », qu’il tenait à l’oreille.

C’était l’un des nombreux outils qu’il avait apportés lors de son retour à Yggdrasil depuis le monde moderne.

Naturellement, il avait acheté un grand stock de batteries pour ces appareils, ainsi que des chargeurs de batterie à énergie solaire.

Grâce à ces éléments, il lui était désormais possible de contacter des personnes sur une assez longue distance.

Par ailleurs, il s’agissait d’un modèle non fabriqué au Japon. Au Japon, il était strictement interdit par la loi aux gens ordinaires d’utiliser ces choses, mais il n’y avait aucune restriction de ce genre dans les lois que Yuuto avait établies pour sa propre nation.

« L’armée du Clan de la Panthère a commencé à traverser la rivière, » rapporta Kristina.

« Je vois. Continue à les surveiller de près. Contacte-moi à nouveau quand environ trois quarts d’entre eux auront traversé. »

« Compris. » La voix de Kristina avait été coupée par un son statique et désagréable.

« Haha… ce truc est bien trop pratique. » Ramenant le talkie-walkie de son oreille, Yuuto laissa échapper un rire sec.

Dans le monde d’Yggdrasil, les méthodes les plus courantes pour communiquer des informations sur le champ de bataille consistaient à envoyer un messager ou à faire sonner un gong ou un cor de guerre.

Un messager pouvait relayer les détails, mais il n’y avait aucun moyen de contourner le temps que cela prenait.

L’utilisation de signaux sonores pour communiquer était assez proche du temps réel en termes de vitesse, mais il y avait une forte limite au volume d’informations que vous pouviez envoyer, et celles-ci étaient également communiquées à l’ennemi.

Cependant, avec un outil comme cet émetteur-récepteur portable, il était désormais possible de donner des informations détaillées à quelqu’un de très éloigné, immédiatement, et de le faire secrètement.

Yuuto était jeune, mais il avait vécu sa part de batailles. Il savait à quel point cet outil lui donnait un avantage effrayant, et même en étant celui qui l’avait apporté ici, il se retrouvait à frissonner devant les implications.

« Quand même, je suis content. On dirait qu’on les a bien attirés dehors. » Yuuto avait poussé un soupir de soulagement.

Si, par hasard, l’ennemi n’avait pas commencé à bouger dans la journée, les choses seraient devenues beaucoup plus difficiles.

Yuuto savait qu’une fois que le Clan de la Panthère aurait appris son retour dans ce monde, et la retraite du Clan de la Foudre de Gimlé, ils seraient naturellement beaucoup plus prudents et méfiants.

Cependant, la méthode la plus rapide de transmission d’informations du Clan de la Panthère était un message remis en main propre par l’un de leurs soldats à cheval.

Ils n’avaient pas de système postal en place qu’ils pouvaient utiliser. Par conséquent, en tenant compte de la distance totale, les informations précieuses mettraient jusqu’à demain au plus tôt pour parvenir à leurs troupes.

En d’autres termes, la retraite actuelle donnait l’impression au Clan de la Panthère que le Clan de la Corne était à court d’options, jouant ainsi en plein dans leurs plans, mais cette ruse ne serait efficace qu’aujourd’hui.

Debout à proximité, Haugspori expira d’admiration et se mit à hocher la tête pensivement. « Ainsi, en agissant délibérément selon les plans de notre ennemi, nous pouvons à notre tour le faire réagir comme nous le prévoyons. C’est très instructif, monsieur. »

« Je ne fais que suivre des principes de base, c’est tout, » répondit Yuuto en regardant au loin en direction de la rivière Körmt.

En effet, du point de vue de Yuuto, sa stratégie était digne d’un manuel scolaire — tout droit sortie d’un manuel en fait. Il ne la considérait pas comme particulièrement étonnante ou intelligente.

Une ligne de Sun Tzu était : « Avec le gain, déplace-les, avec les hommes, attends-les. »

En langage plus moderne, cela signifiait qu’en faisant miroiter la perspective d’un gain ou d’un avantage clair, on pouvait inciter l’ennemi à agir, et qu’une fois qu’il avait bougé, il fallait être prêt et attendre avec des soldats pour l’attaquer.

En résumé, en éloignant délibérément ses forces de la rivière Körmt, Yuuto avait tendu un « appât » au Clan de la Panthère sous la forme d’avantages considérables : ils pouvaient maintenant traverser le grand fleuve sans subir de pertes, et ils pouvaient poursuivre les troupes du Clan de la Corne qui battaient en retraite et les attaquer par-derrière.

« Ok, ce qui reste c’est… Félicia, tu as fini de mettre les soldats en place, n’est-ce pas ? »

« Oui, Grand Frère, comme tu l’as ordonné. »

« Tout de même, ce choix de placement de troupes va-t-il vraiment bien aller ? » demande Haugspori, les sourcils profondément froncés. « On pourrait dire que ça laisse la formation principale avec un manque de protection inquiétant… oh, mais je ne veux pas dire que je doute de votre jugement, mon oncle. »

C’était une bataille où le destin du Clan de la Corne était en jeu. L’homme avait confiance en Yuuto, mais bien sûr, cela ne suffirait pas à effacer son appréhension.

« Tu peux être tranquille, » répondit fermement Yuuto. « “Beaucoup de calculs mènent à la victoire, et peu de calculs à la défaite”. Je ne commence pas un combat sans avoir un plan gagnant. »

Il semblait avoir une grande confiance en lui.

« Heehee, » Félicia gloussa.

« Hm ? Qu’est-ce qu’il y a, Félicia ? » Yuuto lui lança un regard suspicieux.

Félicia haussa légèrement les épaules et répondit : « Oh, c’est juste que… Je me disais que cela faisait si longtemps que je n’avais pas ressenti ce sentiment de sécurité. »

« Ohhh, je vois exactement ce que tu veux dire, Félicia, » déclara Sigrun en hochant la tête. « Rien que le fait que Père soit ici avec nous, c’est comme si nous ne pouvions pas perdre. »

Le visage de Félicia s’était transformé en un large sourire en entendant ses propres sentiments confirmés si exactement. « Oui, oui, exactement ! En revanche, lorsque Grand Frère a disparu à Gashina, j’ai eu l’impression que le sol s’était dérobé sous mes pieds… »

« En effet. Et maintenant, nous faisons face à une force de cavalerie deux fois plus nombreuse que nous, et pourtant, elle ne semble pas du tout être une menace. »

« Hé, allez, vous deux, c’est un peu trop complaisant, » objecta Yuuto. « Je n’ai rien de spécial ou d’extraordinaire, alors ne vous laissez pas emporter. Ne baissez pas votre garde ! »

Il fronça les sourcils en réprimandant vertement les deux filles.

C’était un moment charnière juste avant de lancer leur attaque, et elles manquaient bien trop de la tension nécessaire. Un seul instant d’inattention peut être fatal sur le champ de bataille. En tant que commandant, il devait le leur rappeler.

Ces deux-là étaient des combattantes chevronnées. Yuuto s’était dit qu’une remarque rapide suffirait et qu’elles se ressaisiraient tout de suite.

Cependant, elles avaient semblé ne pas comprendre le sens de sa remarque et elles avaient réagi à une autre partie de celle-ci.

« Non, grand frère, dire que tu n’as rien de spécial n’est tout simplement pas correct ! » s’écria Félicia. « Comme je te le dis toujours, tu es un homme d’une grandeur exceptionnelle. Ces deux derniers mois en ont été le rappel le plus douloureux. »

« Je déteste aller à l’encontre de tes paroles, Père, mais je dois être d’accord avec Félicia sur ce point. Je pense que toi, Père, tu es le seul dans tout le pays qui aurait pu faire reculer ce Steinþórr d’un simple geste, alors que je n’ai pas pu l’arrêter, même en le combattant avec tout ce que j’avais. »

« Ahh, oui… Je me souviens que mon corps tremblait lorsque cela s’est produit, » soupira Félicia.

« Le mien aussi, » répliqua Sigrun. « J’étais tellement émue de savoir que j’avais l’honneur d’appeler cet homme Père, que je me suis mise à genoux et j’ai baissé la tête. »

Les deux filles avaient fermé les yeux et semblaient être absorbées à rejouer dans leur esprit des scènes de l’événement.

Yuuto s’était souvenu trop tard que les deux femmes avaient cette mauvaise habitude de ne pouvoir s’arrêter de le féliciter une fois qu’elles avaient commencé.

Et il semblait que c’était deux fois plus grave que d’habitude aujourd’hui. Peut-être que leur envie de le féliciter s’était accumulée pendant qu’il était absent d’Yggdrasil depuis deux mois.

C’était quelque chose qu’il aurait pu traiter comme les bouffonneries habituelles si elles étaient de retour sur le territoire du Clan du Loup, mais elles étaient ici sur les terres d’un autre clan pour affaires. Ça commençait à devenir embarrassant.

« Hé. Vous deux…, » Yuuto avait voulu les arrêter avec plus de force, mais il avait été interrompu par Haugspori.

« Vous avez repoussé le Tigre Assoiffé de Combats, Dólgþrasir, d’un… seul geste… !? » Haugspori fixait Yuuto bouche bée, les yeux écarquillés par le choc, comme s’il venait de recevoir un coup de marteau sur la tête. Il tremblait.

« Non, ce n’était pas moi, c’était ce truc que j’ai utilisé appelé la “Forteresse vide”. Ce n’est pas comme si j’avais fait fuir cet idiot en le regardant fixement. »

« Cependant, cela signifie toujours que vous l’avez poussé à battre en retraite, n’est-ce pas ? »

« Hum, eh bien, je suppose que oui, » dit Yuuto. « Si je ne l’avais pas fait, je ne serais pas exactement là à t’aider en ce moment. »

« Vous avez affronté ce monstre et vous avez gagné trois fois maintenant. C’est un exploit plus qu’étonnant, assez pour parler de lui-même. Et on dirait que la troisième fois a été une victoire facile. »

« … Argh, ce serait juste une douleur d’essayer de mieux l’expliquer à ce stade. » Yuuto poussa un soupir de résignation.

***

Partie 3

La « stratégie de la forteresse vide » était un acte de tromperie psychologique de haut niveau, et la mettre en œuvre était loin d’être aussi facile que Haugspori le pensait clairement. Mais en ce moment, les forces du Clan de la Panthère avançaient sur leur position, et il n’y avait pas de temps à perdre à expliquer des choses qui n’avaient aucun rapport avec la bataille en cours.

Haugspori poursuit. « Et plus que tout, les célèbres “Mánagarmr” et “Gullviðrúlfr”, le Loup d’argent le plus fort et le Loup doré le plus sage, vous témoignent une admiration totale. Il semble que je n’ai rien à craindre après tout. Ha ha ha ! »

« Non, écoute, il faut vraiment que tu gardes la tête froide, » protesta Yuuto. « On est sur le point de se battre, là. »

Haugspori continua à rire bruyamment, et Yuuto s’affaissa, dépité. Il se demanda s’il ne valait pas mieux qu’il leur crie sérieusement dessus pour s’assurer qu’ils ont compris.

Alors qu’il était en train d’y penser, un signal statique avait été émis par le haut-parleur du talkie-walkie.

« Père, » annonça la voix de Kristina. « Je crois qu’il est temps. »

Quand il s’agit d’informations, la vitesse est primordiale. C’était d’autant plus vrai sur le champ de bataille.

Comme prévu, Kristina comprenait cela. Normalement, elle était du genre à aimer plaisanter un peu avant d’en venir au fait, mais dans des moments comme celui-ci, elle gardait tout brièvement.

« C’est bon ! » Yuuto ordonna alors. « À toutes les troupes, faites demi-tour ! Nous allons anéantir le Clan de la Panthère ! »

 

+

« Oh, par tous les dieux ! On dirait qu’ils ont déjà perdu tout bon sens, » murmura Sigyn pour elle-même avec un mélange de stupéfaction, de dédain et de pitié en apercevant l’ennemi qui réapparaissait devant elle.

Ses forces avaient déjà terminé leur traversée de la rivière Körmt.

Si l’ennemi avait voulu l’attaquer, il aurait dû le faire pendant que ses troupes étaient en train de traverser. S’ils avaient voulu s’éloigner d’elle, alors ils auraient dû continuer à fuir à toute vitesse.

L’attaquer après qu’elle ait traversé était le comble de la bêtise.

Peut-être qu’au cours de leur retraite, ils avaient reconsidéré la situation et décidé qu’ils ne pouvaient tout simplement pas lui permettre d’amener ses forces de leur côté de la rivière. C’était un exemple d’indécision, la marque d’un commandant stupide.

Haugspori, du Clan de la Corne, était connu même dans le Clan de la Panthère pour sa grande maîtrise de l’arc, et il avait gravi les échelons jusqu’au poste d’assistant du commandant en second alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années, il était donc censé être quelqu’un de remarquable. Apparemment, il ne fallait pas se fier aux ouï-dire.

Les gens révèlent leur vraie valeur plus clairement quand ils étaient acculés dans un coin. Plus que probablement, ce Haugspori avait été mentalement usé par les conditions difficiles qu’il avait endurées jusqu’à présent.

En fin de compte, c’était l’étendue de son courage.

« Hm… maintenant, que dois-je faire ? » Sigyn réfléchit un moment.

L’ennemi était peut-être confus, mais il disposait toujours de la puissante tactique de la forteresse de wagons. À en juger par les résultats passés, si elle devait les charger sans réfléchir, elle ne ferait que subir de plus grandes pertes.

« La chose la plus propice à faire ici est de se retirer et de rejoindre le groupe de Rungr, » avait-elle décidé.

Faire entrer sept mille cavaliers sains et saufs dans le territoire du Clan de la Corne était après tout déjà un excellent accomplissement.

Pour une armée d’infanterie normale, se retirer du champ de bataille avec l’ennemi juste devant elle était incroyablement dangereux, car cela signifiait une forte probabilité que l’ennemi attaque lors de la poursuite. Mais l’armée du Clan de la Panthère était composée, pour la plupart, de cavaliers expérimentés, dont la vitesse et la mobilité étaient les plus grandes de tout Yggdrasil.

De plus, ils pouvaient tirer en arrière avec leurs arcs, attaquer à distance tout en se repliant. Ils allaient sûrement s’échapper de la zone avec facilité.

« Dame Sigyn, des forces ennemies sont également repérées à gauche et à droite ! » Un messager l’avait appelée.

« Oh là là, je ne m’attendais pas à ça. » Contrairement à ses paroles, le ton de Sigyn était encore plein de confiance.

Elle avait déjà confirmé que l’ennemi avait moins de la moitié de ses effectifs au total. Ils étaient déjà moins nombreux, et ils avaient encore divisé leurs forces en trois groupes. C’était suffisant pour qu’elle s’interroge sur leur santé mentale.

Même leur plan d’embuscade avait échoué, puisqu’elle avait appris leur emplacement avant qu’ils n’aient eu la chance de lancer une attaque.

C’était une préparation complètement bâclée.

Sigyn concentra son regard sur le groupe d’ennemis sur la droite en parlant. « Nous allons commencer par écraser les groupes en embuscade un par un, puis… huuuh !? » Elle laissa échapper un cri de surprise.

Mais cela n’avait duré qu’une seconde.

L’expression de Sigyn était redevenue normale, puis elle avait confirmé l’état du groupe ennemi à sa gauche également.

Après quelques secondes, elle avait porté une main à sa bouche. « Pfft. Heheheh… Ahahahaha ! »

Assise sur son cheval, Sigyn avait éclaté de rire. C’était un spectacle tellement hilarant à ses yeux.

Les groupes ennemis de chaque côté d’elle utilisaient le mur de wagons, la défense de chaque groupe étant disposée vers l’avant en direction de ses troupes.

Il n’y avait probablement que cinq cents wagons au total, mais leurs chariots renforcés offraient une incroyable puissance défensive. Il était impossible de percer ces fortifications avec une attaque normale.

Il y avait des murs de wagons à la gauche et à la droite de Sigyn, derrière elle se trouvait la rivière Körmt, et devant elle se trouvait la force principale du Clan de la Corne — à première vue, il semblait que le Clan de la Panthère avait perdu toute chance de s’échapper.

Cependant…

« Alors comment allez-vous protéger votre force principale ? » dit Sigyn avec un sourire en coin.

L’ennemi avait divisé ses chariots pour renforcer les défenses des groupes détachés à sa gauche et à sa droite. Il n’y avait aucun doute que cela signifiait qu’ils avaient laissé leur force principale avec beaucoup moins de chariots pour les protéger.

S’ils n’étaient pas entièrement équipés pour se défendre contre la cavalerie, alors les deux mille misérables troupes d’infanterie ne feraient pas le poids face aux sept mille cavaliers du Clan de la Panthère.

De plus, la tactique de la forteresse de wagons consistait fondamentalement à tenir le terrain contre l’ennemi et à lui tirer dessus lorsqu’il attaquait.

En d’autres termes, même si le Clan de la Panthère était encerclé maintenant, il n’y avait aucune chance que les groupes à sa gauche et à sa droite se rapprochent pour attaquer. Cela nécessiterait après tout de sacrifier les défenses fournies par les chariots lorsqu’ils étaient verrouillés en place. Il n’y avait rien à craindre.

« On dirait qu’ils sont vraiment confus, » murmura Sigyn.

L’ennemi s’était tellement préoccupé d’essayer d’éliminer les moyens de fuite de son camp qu’il avait oublié le plus important : ils devaient être capables de la vaincre.

Peut-être s’étaient-ils convaincus d’avoir été choisis par les dieux pour être victorieux dans cette bataille. Si les dieux étaient de leur côté, alors bien sûr, ils ne pouvaient pas être vaincus.

Il est certain que la seule chose qui pourrait renverser la situation désespérée et sans espoir du Clan de la Corne en ce moment serait un miracle divin.

Cependant, en tant que praticienne de la magie seiðr, Sigyn pouvait être certaine d’une chose. Les dieux n’étaient pas assez gentils pour montrer une telle faveur aux humains.

Les miracles étaient un événement rare lié au bon vouloir des dieux. C’est pourquoi c’était des miracles.

Sigyn avança une main, et cria à ses guerriers. « À toutes les troupes, chargez ! Attaquez les troupes du Clan de la Corne sur notre front, et mettez-les en pièces ! »

Elle était pleine de confiance à ce moment-là, absolument sûre de sa victoire.

Bien sûr, elle n’avait aucun moyen à ce moment-là de connaître la vérité.

Au plus profond des rangs des commandants de l’armée du Clan de la Corne se cachait un jeune homme qui était semblable à un dieu de la guerre dans les esprits révérencieux de son peuple.

Lorsque la bataille commença, l’air était devenu bruyant avec le sifflement d’un volume massif de flèches coupant l’air, tirées par les troupes du Clan de la Corne.

Haugspori était, après tout, un maître archer. Il était logique qu’il ait rassemblé un certain nombre d’autres archers talentueux comme subordonnés dans son armée.

Les cavaliers du Clan de la Panthère étaient également d’excellents archers, mais les arcs de plus petite taille qu’ils utilisaient à cheval ne pouvaient pas atteindre l’ennemi à cette distance. En effet, s’ils y parvenaient, ce serait un exploit stupéfiant.

Cela dit, la masse de flèches perdait beaucoup de vitesse en traversant une si longue distance. Les combattants d’élite du Clan de la Panthère pouvaient utiliser leurs gantelets ou leurs épées courtes pour les dévier facilement.

En fait, tout ceci était en accord avec les prédictions de Sigyn. Il n’y avait pas eu de vraies pertes à proprement parler.

Ou plutôt, cela avait été le cas jusqu’à maintenant.

Bang ! Ba-bang ! Ba-ba-ba-ba-ba-ba-bang !!

Tout à coup, elle avait été entourée d’un bruit qu’elle n’avait jamais entendu auparavant, un son terrible qui lui faisait mal aux oreilles.

Ce n’était pas seulement du bruit.

Dans tous les rangs du Clan de la Panthère, il y avait des éclats de feu qui volaient dans tous les sens.

Les chevaux s’étaient mis à hennir, alors que les soldats du Clan de la Panthère se mettaient à crier.

« Aïe, ça brûle ! Qu’est-ce que c’est que ça !? Uwaah !!! »

« Wh-whoaaa, c-calme-toi ! Calme-toi, ma fille ! Eeek ! »

« Des serpents faits de feu !? Non, n’approchez pas, n’approchez pas ! Wôw ! Guaagh ! »

Ce qui ressemblait à des serpents rouge vif enroulés autour de flèches avait atterri parmi le Clan de la Panthère et avait commencé à cracher de la lumière, du feu et du bruit, s’agitant sauvagement et s’enroulant autour des jambes des chevaux.

Les chevaux sont, par nature, des créatures très facilement effrayées. Et, naturellement, ces choses terrifiantes qui crachaient du feu, de la lumière et du son étaient quelque chose qu’aucun des chevaux n’avait jamais rencontré auparavant.

Même les magnifiques chevaux élevés dans les vastes plaines de Miðgarðr, réputés pour leur courage supérieur à la moyenne, ne pouvaient s’empêcher d’être pris d’une panique frénétique.

Ils se cabraient, rejetant leurs cavaliers.

Pire encore, ils tentaient désespérément de fuir l’endroit, se heurtant les uns aux autres dans leur panique.

Ils avaient également percuté les soldats à pied, les envoyant voler.

Quelques dizaines de secondes seulement après le lancement des premières flèches, les troupes du Clan de la Panthère étaient plongées dans un état de pandémonium total.

Et ce n’était pas tout.

Alors que les serpents de feu semblaient commencer à se calmer, comme s’ils avaient été calculés pour ce moment, une deuxième vague de flèches avait atterri au milieu d’eux.

Bang ! Ba-bang ! Ba-ba-ba-ba-ba-ba-bang !!

Les bruits d’explosion, les éclairs de lumière et les éclats de feu recommencèrent sans remords, entraînant les soldats et les chevaux dans un nouveau chaos.

« Rrrraaaaaggghhh !!! » C’est alors que les troupes du Clan de la Corne poussèrent un énorme cri de guerre et chargèrent.

L’armée du Clan de la Panthère, chevaux et cavaliers confondus, était déjà frappée de peur face à cette étrange diablerie qu’ils n’avaient jamais rencontrée auparavant, et ils n’étaient pas en état de se battre.

Même s’ils voulaient fuir, les murs des wagons bloquaient les deux flancs, et la rivière Körmt était dans leur dos.

Réaliser qu’ils n’avaient nulle part où aller n’avait fait qu’attiser la peur dans le cœur des combattants du Clan de la Panthère.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? » L’assurance de Sigyn s’était évanouie, elle était pâle comme un fantôme et jetait des regards pressés dans tous les sens.

Elle était tellement perplexe devant la situation insondable qui se déroulait autour d’elle qu’elle avait oublié de continuer à donner des ordres à ses troupes.

Bien sûr, même si elle avait essayé de le faire, personne n’y aurait répondu.

Ce n’était plus une bataille entre deux armées.

Le massacre de l’armée du Clan de la Panthère avait commencé.

***

Partie 4

Le pétard : Type primitif de feu d’artifice fabriqué en enfermant un mélange incendiaire, tel que la poudre à canon, à l’intérieur d’un petit tube fait de bambou, de papier épais ou de matériaux similaires, qui peut ensuite être allumé à l’aide d’une mèche et exploser en produisant de la lumière et du son.

C’était l’un des objets que Yuuto avait ramené à Yggdrasil du monde moderne.

Au Japon, les pétards étaient des objets destinés à l’amusement et, s’ils pouvaient faire un peu de mal, ils n’avaient pas la force létale d’une arme.

Cependant, contrairement aux autres types de feux d’artifice, au lieu de créer une jolie explosion de couleurs vives, ils étaient destinés à faire un bruit incroyablement fort.

Pour être francs, ils ne serviraient à rien de plus qu’un bluff.

Cela étant dit, on peut toujours citer l’exemple historique japonais de la célèbre bataille de Nagashino : selon une théorie, la véritable cause de la victoire d’Oda Nobunaga n’était pas l’utilisation de tirs de volée à trois niveaux avec les fusils dont il disposait. La théorie était plutôt qu’au lieu des balles elles-mêmes, le son terrible produit par les fusils terrifia les chevaux de l’ennemi, ce qui fut la cause de leur défaite.

On raconte que lors des invasions mongoles au Japon, les samouraïs qui se défendaient et leurs chevaux avaient été terriblement surpris et effrayés par les armes à poudre utilisées par les Mongols.

Bien sûr, la première forme de poudre à canon avait été inventée au 9e siècle en Chine, donc selon les normes d’Yggdrasil, c’était encore quelque chose qui se trouvait dans plus de deux mille ans dans le futur.

Il n’y avait tout simplement aucune chance pour que ces gens aient eu une connaissance préalable des explosifs, et donc une grande quantité de pétards jetés au milieu d’eux provoquerait une confusion que même un général habile et charismatique ne pourrait pas apaiser.

Cela vaut doublement pour l’armée du Clan de la Panthère, composée uniquement de combattants à cheval.

« Sonnez tous les gongs de guerre, et continuez à frapper ! » Yuuto avait élevé la voix, aboyant des ordres en une succession rapide. « Dites à toutes les unités de crier encore plus fort ! Nous allons profiter de cet élan et les balayer tous en même temps ! »

Avec cinq cents soldats envoyés de chaque côté pour flanquer l’ennemi à gauche et à droite, la formation principale du Clan de la Corne comptait actuellement deux mille hommes.

L’armée du Clan de la Panthère devant eux comptait sept mille hommes, soit plus de trois fois leur force.

Pour l’instant, les forces du Clan de la Corne avaient un avantage écrasant, grâce à la peur et à la panique qui s’emparaient de leurs ennemis, mais elles seraient rapidement repoussées si les troupes du Clan de la Panthère reprenaient le contrôle d’elles-mêmes, grâce à cette différence de nombre.

Afin d’éviter cela, le Clan de la Corne devait mettre le plus de pression possible sur l’ennemi, en lui ôtant toute chance de reprendre son souffle et ses esprits.

Si cette question n’était pas réglée immédiatement, d’un seul coup, le Clan de la Corne n’aurait aucun moyen de remporter la victoire.

À l’âge de seize ans, Yuuto avait déjà vécu un grand nombre de batailles et était devenu un commandant vétéran. Il n’allait pas manquer un moment aussi critique.

« Uurrraaaaaaghhh !!! » Les troupes du Clan de la Corne poussèrent un rugissement encore plus fort et déchirèrent le Clan de la Panthère.

Du haut de son char, Yuuto pouvait voir les cadavres des soldats du Clan de la Panthère éparpillés sur le sol.

En regardant le visage des soldats morts, on pouvait deviner leur état d’esprit dans leurs derniers instants.

Aucun de ces visages n’était celui d’un guerrier. Chacun d’entre eux était figé dans une expression tordue de peur.

Ces visages avaient montré que, même si les soldats du Clan de la Panthère étaient une force compétente, considérée comme l’une des plus fortes de tout Yggdrasil, ils n’étaient rien de plus qu’une foule indisciplinée qui avait oublié comment utiliser ses armes et ses chevaux.

En revanche, le Clan de la Corne sous le commandement de Yuuto était une armée se déplaçant avec une seule volonté unie. Peu importe que cette force ennemie soit trois fois plus nombreuse que la leur ou dix fois plus nombreuse, elle n’était plus une menace pour eux.

Alors que les soldats du Clan de la Panthère couraient dans tous les sens pour tenter de fuir, ils étaient massacrés par le Clan de la Corne de manière totalement inégale. Cela avait continué pendant un certain temps.

Lorsqu’ils avaient compris que leur seule chance de survie était de jeter leurs armes et de lever leurs mains vides en signe de reddition, plus de la moitié d’entre eux étaient déjà morts.

« Bon, comment vais-je m’y prendre avec eux ? » murmura Yuuto pour lui-même. Posant son menton dans sa main, le coude sur le rebord du char, il poussa un gros soupir.

Il n’avait pas encore obtenu un compte rendu des chiffres exacts, mais il était évident que ses prisonniers capturés étaient plus nombreux que ses propres troupes. C’était un cas inhabituel pour lui, et il était un peu perplexe sur la meilleure façon de le gérer.

Il s’était assuré d’être sur ses gardes pour éviter qu’ils ne feignent de se rendre afin de lancer une attaque furtive. Mais, en regardant leurs visages pâles et leurs yeux sans vie, il était clair qu’ils n’étaient que des coquilles de leur ancien moi, vidés de toute volonté de se battre, et il avait donc décidé de les emmener en captivité.

Un petit groupe essayant de faire prisonniers un groupe beaucoup plus important, cela signifiait qu’il y avait de nombreuses chances pour que certains d’entre eux s’enfuient, mais personne n’avait tenté de s’échapper alors même qu’ils n’étaient pas attachés. Cela montrait à quel point les combattants du Clan de la Panthère étaient épuisés.

« Je préférerais certainement éviter de les tuer, mais…, » Yuuto s’interrompit, les sourcils profondément froncés.

Tous ces captifs étaient des combattants d’une incroyable habileté, des maîtres des techniques équestres qu’aucun autre clan d’Yggdrasil ne pouvait égaler, surpassant même les plus grands soldats du Clan du Loup, l’unité d’élite des forces spéciales de Múspell dirigée par Sigrun. S’il pouvait les mettre de son côté, ils seraient ses alliés les plus forts et les plus fiables.

Bien sûr, peu de gens pardonneraient à ceux qui avaient tiré l’épée contre leur patrie et leur peuple.

Même si certains d’entre eux acceptaient de se soumettre au clan de Yuuto, il ne pouvait pas être sûr qu’ils ne le trahiraient pas, et il avait donc peur d’intégrer un grand nombre d’entre eux dans ses forces de combat.

D’un autre côté, il n’était pas réaliste d’essayer de se déplacer avec un groupe de captifs plus nombreux que ses propres forces, et encore moins de tenter de combattre l’ennemi dans cet état.

Même maintenant, la capitale du clan de la Corne, Fólkvangr, était toujours encerclée par l’ennemi, et il devait s’y rendre au plus vite, il ne pouvait donc certainement pas se permettre de prendre son temps pour ramener d’abord les prisonniers sur le territoire du Clan du Loup.

Il fallait donc les tuer. Il n’était pas nécessaire de les tuer tous, mais suffisamment pour ramener leur nombre à un niveau qu’il pouvait raisonnablement gérer et contrôler. C’était un choix valable, dans un sens, car c’était une pratique qui avait lieu depuis des temps immémoriaux.

Plus que tout, il fallait tenir compte de la grave pénurie de nourriture. Les choses étaient déjà très tendues, et maintenant ils avaient deux fois plus de bouches à nourrir. Cela ne ferait qu’empirer les choses.

« Tch, il n’y a vraiment pas d’autre moyen ? » Yuuto fit claquer sa langue en signe de frustration, serrant les poings en regardant dehors avec une expression sinistre.

Lorsqu’il avait pris la décision de revenir dans ce monde, il s’était également résigné à être prêt à devenir aussi féroce et impitoyable qu’un démon s’il le fallait. Mais il ne s’attendait pas à devoir faire un tel choix si tôt après son retour.

« Suis-je mis à l’épreuve ? Par le destin, ou par quelque chose d’autre ? » Yuuto avait serré les dents si fort que ses molaires avaient commencé à lui faire mal.

S’il était le Yuuto d’avant son renvoi dans le monde moderne, il n’aurait jamais pu se permettre d’envisager l’option de tuer des prisonniers, des gens qui ne se défendaient pas.

Mais maintenant…

Maintenant qu’il connaissait la vérité sur Yggdrasil…

« Père, bonne nouvelle, bonne nouvelle ! » Une jeune voix joyeuse s’était soudain élevée, douce et déplacée sur un champ de bataille, détruisant en un instant la tension du moment.

« Hein !? » Surpris, Yuuto s’était retourné.

Un visage souriant, aussi lumineux qu’un tournesol, qui n’avait pas sa place sur un champ de bataille, était apparu. Il s’agissait d’une adorable jeune fille de douze ou treize ans, dont les cheveux étaient attachés en une queue de cheval sur le côté droit.

La fille s’appelait Albertina, et c’était la sœur jumelle de Kristina, la fille en mission de reconnaissance qui avait communiqué avec Yuuto sur l’émetteur-récepteur.

Albertina était une Einherjar avec la rune Hræsvelgr, la provocatrice des vents, et elle avait un talent naturel pour l’assassinat, mais en temps normal, elle était une petite fille innocente et insouciante.

« Quelle est la bonne nouvelle ? » Yuuto demanda, bien que dans son esprit, il supposait déjà qu’il s’agissait d’une chose insignifiante, comme le fait qu’elle avait trouvé certains de ses aliments préférés dans les fournitures prises aux troupes du Clan de la Panthère.

Il avait trouvé ses attentes contredites, dans le bon sens du terme.

« Mon père du Clan de la Griffe se dirige par ici avec mille cinq cents de ses soldats. On dirait qu’il sera en mesure de nous rejoindre demain. »

« Ah ! Sérieusement !? » Yuuto sursauta, et il avait saisi les épaules d’Albertina en l’interrogeant, la secouant d’avant en arrière avec excitation.

« Ouais, sérieusement. Sérieusement… Oooghh ! » Albertina répéta sa réponse à Yuuto, étourdie par les secousses de sa tête.

Yuuto réalisa qu’il avait dû perdre son sang-froid devant une si grande nouvelle en la secouant de toutes ses forces.

Il se reprocha de ne pas avoir été plus doux avec elle. Elle était physiquement adaptée pour se déplacer à grande vitesse, sa spécialité, mais à part cela, elle avait le corps d’une fille typique de son âge.

« Oh, mais pourquoi est-ce toi qui es ici, Al ? » demanda Félicia, en inclinant la tête sur le côté d’un air perplexe.

C’était presque toujours le rôle de Kristina d’apporter ce genre de rapports de renseignement à Yuuto.

« Kris est partie travailler en ce moment, alors je suis venue à sa place. »

« Ahh, d’accord, » répondit Yuuto en hochant la tête.

Kristina était au milieu d’une mission de reconnaissance — en d’autres termes, elle utilisait actuellement sa capacité à effacer sa présence, et il serait presque impossible pour quiconque de la trouver. Même les propres subordonnés-espions de Kristina auraient sûrement jugé plus facile d’aller chercher Albertina dans les rangs de l’armée du Clan de la Corne.

« Il est tout de même surprenant que Botvid ait envoyé des renforts aussi rapidement, » fit remarquer Sigrun.

Le patriarche du Clan de la Griffe, Botvid, était connu pour être un serpent rusé et astucieux, à tel point qu’on l’avait surnommé la Vipère de Bifröst.

Yuuto avait entendu des histoires de l’époque avant qu’il ne soit le patriarche du Clan du Loup, quand ils avaient goûté à beaucoup de souffrances provoquées par les mains de Botvid.

Yuuto avait supposé que le Botvid, prudent et calculateur, ne ferait pas un geste pour l’aider alors que le Clan du Loup semblait encore en situation de désavantage.

Il n’aurait jamais imaginé que cet homme lui viendrait en aide maintenant, avant même que la nouvelle ne lui parvienne de la grande victoire qui venait de se produire. C’était une heureuse erreur de calcul.

« C’est vrai, mais… si le Clan de la Griffe vient, alors les choses s’arrangeront. » Yuuto avait de nouveau serré les poings, mais cette fois, c’est avec un sentiment de triomphe.

S’il confiait aux troupes du Clan de la Griffe la mission d’escorter les prisonniers jusqu’au territoire du Clan du Loup, il pourrait emmener toute la force du Clan de la Corne avec lui pour aller libérer Fólkvangr.

***

Partie 5

Botvid était le même homme qui avait à l’origine trompé le précédent patriarche du Clan du Loup et volé une grande partie du territoire du Clan du Loup, et qui avait ensuite amadoué plusieurs des petits clans environnants pour qu’ils lui viennent en aide et se battent pour lui. En d’autres termes, il avait un don incroyable pour utiliser les autres à son avantage.

Il s’agissait d’un nombre énorme de prisonniers, et il y avait donc une chance assez raisonnable que des problèmes surviennent pendant leur transport. Ce serait une tâche difficile, mais il y avait peu d’hommes plus aptes à le faire.

Et, tout comme les mauvaises nouvelles arrivent rarement seules, il en allait de même pour les bonnes nouvelles.

« Mon oncle, nous avons trouvé quelqu’un de très important parmi les prisonniers ! » Haugspori, qui avait été chargé de sécuriser et de superviser les prisonniers, était revenu en courant aux côtés de Yuuto, très excité.

« Important ? » demanda Yuuto.

« Oui. C’est la femme du patriarche actuel du Clan de la Panthère, Hveðrungr, et aussi leur patriarche précédent : Sigyn. »

 

Yuuto n’avait pas pu s’empêcher de regarder avec des yeux écarquillés la belle femme qui s’était présentée devant lui.

Dans l’esprit de Yuuto, lorsqu’il s’agissait de beauté, Sigrun et Félicia étaient les deux pinacles de toutes les personnes qu’il connaissait, mais cette femme était en fait à égalité avec elles.

Comme Félicia, la femme portait une tenue qui révélait beaucoup de peau et semblait assez provocante.

Peut-être que cela avait quelque chose à voir avec le fait qu’elles pratiquaient toutes les deux la magie seiðr.

Son corps était encore plus voluptueux que celui de Félicia, et ses bras étant étroitement liés derrière son dos, elle semblait encore plus érotique.

Haugspori et les différents capitaines du Clan de la Corne qui lui étaient subordonnés étaient également réunis dans la grande tente du pavillon.

Une vague de murmures et de mouvements se répandit parmi eux au moment où la femme fut amenée, et on pouvait voir que plusieurs des hommes rougissaient.

Cependant, cela n’avait rien à voir avec le regard écarquillé de Yuuto.

C’était beaucoup plus simple que ça : il connaissait son visage.

C’était la première fois qu’il la voyait en personne, mais il l’avait « vue » deux fois maintenant, dans les moments juste avant que le sort de Fimbulvetr l’affecte.

Elle ressemblait alors exactement à ce qu’elle est maintenant.

« Feh. Alors vous êtes vraiment revenu, n’est-ce pas ? » La belle femme, Sigyn, cracha les mots avec amertume en apercevant Yuuto.

Le ton de sa voix était beaucoup plus grossier que ce que l’on pouvait deviner à son apparence.

Étant donné qu’elle avait été le précédent patriarche du Clan de la Panthère, elle devait être une chef capable de contrôler les hommes sauvages et turbulents de son clan. Bien sûr, elle devrait être bien plus qu’un joli visage.

« Alors quel genre de tour avez-vous utilisé, hein ? » demanda-t-elle. « Après tout, il n’y a aucune chance que cette fille là-bas soit capable de briser mon sort. »

En disant cela, Sigyn avait jeté un coup d’œil à Félicia, qui se tenait aux côtés de Yuuto.

En fait, c’est exactement ce qu’elle disait : l’incantation de la Gleipnir de Félicia avait été facilement repoussée par le Fimbulvetr de Sigyn.

« J’ai reçu un peu d’aide d’un utilisateur de seiðr avec des runes jumelles, » déclara froidement Yuuto.

« … Quoi ? » La réponse avait laissé Sigyn temporairement abasourdie.

C’était naturel, bien sûr. Il n’y avait qu’une seule personne dans Yggdrasil connue pour avoir deux runes autres que Steinþórr, et c’était le Þjóðann, la Divine Impératrice.

L’idée qu’un personnage aussi prestigieux soit personnellement impliqué dans cette affaire était complètement hors de portée de Sigyn.

« Wôw, dire que vous aviez des relations comme ça, hein ? » dit-elle enfin. « Vous êtes un gars effrayant. Mais êtes-vous vraiment d’accord avec ça ? Vous êtes allé briser mon sort par la force brute. Je dirais que ça veut dire que vous ne pourrez probablement plus jamais retourner dans votre pays natal. »

« J’étais prêt à accepter cela, » répondit Yuuto sans aucune hésitation.

En effet, c’est une chose à laquelle il avait fait face lorsqu’il avait pris la décision de revenir dans ce monde. À ce stade, ce n’était plus quelque chose sur lequel son esprit avait besoin de s’attarder, même un peu.

« Oh, d’accord, » dit-elle. « Alors, qu’allez-vous faire de moi ? Allez-vous essayer de faire de moi un otage contre Rungr ? Désolée de vous l’apprendre, mais en ce moment, lui et moi sommes en froid. Je ne serai d’aucune utilité dans vos négociations. »

Sigyn avait lancé un regard perçant à Yuuto, puis avait émis un « Héhé » moqueur, se moquant de lui.

Yuuto la regarda fixement, avec son visage sans émotion et en clignant des yeux, comme s’il était perplexe. Il avait ensuite émis un petit éclat de rire.

« Qu’est-ce qui est si drôle, hein ? » avait-elle demandé.

« Ah, non, mes excuses. » Yuuto s’était empressé de réprimer son rire.

C’était exactement comme Sigyn l’avait dit. Elle était, après tout, le patriarche précédent, et à la fois l’épouse et le parent juré du Chalice actuel. Il était tout à fait naturel de considérer d’abord sa valeur potentielle en tant qu’otage.

Mais bien que cela puisse être naturel, du point de vue de Yuuto, cette pensée était complètement fausse.

Elle était capable de défaire la Gleipnir de Félicia, et cela faisait d’elle une carte maîtresse que Yuuto voulait avoir dans sa poche si le moment était venu. Et il serait donc complètement absurde d’envisager de l’utiliser comme monnaie d’échange, pour éventuellement la rendre au Clan de la Panthère.

Yuuto s’était retourné et avait donné un ordre. « Traitez cette femme avec soin et respect, et raccompagnez-la à Iárnviðr. Une attention et un respect appropriés sont nécessaires. »

 

« Qu… quoi !? Dis-le encore une fois ! » La voix de Hveðrungr s’élevait jusqu’à un cri sous l’effet de la surprise, et son corps tremblait.

Ce n’est pas qu’il n’avait pas entendu ce qui venait de lui être rapporté. Plutôt, le rapport semblait impossible, bien trop impossible pour être vrai, et son esprit essayait de le rejeter.

Cependant, la réalité est une maîtresse cruelle et insensible.

« Oui, monsieur, » déclara le soldat du Clan de la Panthère, nerveux. « La formation principale de sept mille hommes sous le commandement de Lady Sigyn a été attaquée par le Clan de la Corne avec des serpents de feu, et ils ont été anéantis, monsieur. »

« J’ai peur d’avoir bien entendu, après tout. Anéantis !? Que veux-tu dire par “anéantie” ? » Hveðrungr hurla de rage sur le soldat en face de lui.

Ce soldat du Clan de la Panthère recroquevillé avait l’air de s’être longuement battu, avec des blessures à peine soignées sur tout le corps, et on pourrait dire qu’il est cruel de l’interroger d’une manière aussi dure, mais dans cette situation particulière, on ne pouvait pas faire grand-chose pour éviter cela.

« Exactement ça, monsieur, anéanti, » dit-il en tremblant. « Moi y compris, je pense que moins de cent soldats ont réussi à s’échapper. »

« Rgh... ! Alors pourquoi les choses se sont-elles retrouvées dans un état aussi stupide !!? » pressa Hveðrungr.

Si son clan avait simplement perdu la bataille, ce serait au moins dans le domaine de la logique.

Une bataille de campagne est une question d’élan. Une fois que les choses penchent fortement en faveur d’un camp, le combat est essentiellement terminé, et le camp perdant se retire rapidement.

C’est grâce à cette pratique que, même en subissant une grande défaite, on ne perdait qu’environ vingt à trente pour cent de ses forces, et même si les pertes étaient beaucoup plus importantes que la moyenne, elles n’étaient toujours que de l’ordre de cinquante à soixante pour cent, au maximum.

Hveðrungr n’avait jamais entendu parler d’un camp perdant plus de quatre-vingt-dix pour cent de ses hommes en une seule bataille.

« L’ennemi a bloqué nos côtés gauche et droit avec ses “murs de wagons”, et a utilisé la rivière Körmt derrière nous pour couper notre retraite. Une fois que nous n’avions plus nulle part où fuir, ils nous lançaient ces serpents de feu, et nous ne pouvions même pas essayer de nous défendre à ce moment-là. »

« Qu’est-ce que ça veut dire ? Que sont ces “serpents de feu” ? » Les cris de Hveðrungr étaient devenus plus aigus.

Il n’était pas un homme très patient pour commencer. Rien de ce qu’il avait entendu jusqu’à présent n’avait de sens, et cela l’avait rendu fou.

« C’était des sortes de bâtons attachés ensemble qui faisaient un bruit, une lumière et un feu terribles, monsieur. Ils se déplaçaient et se tordaient sur le sol comme des serpents, et les chevaux étaient si terrifiés que nous ne pouvions pas du tout les contrôler… »

« Grrrgh, ils avaient donc quelque chose comme ça avec eux… mais où l’ont-ils eu !!? »

« Hum, monsieur, à ce propos, c’est peut-être juste ma vision des choses, mais quand les troupes du Clan de la Corne nous ont chargés, j’ai vu un adolescent aux cheveux noirs parmi eux. »

« Quoi !? » Hveðrungr était resté sans voix. Mais en même temps, tout semblait avoir un sens.

Cette situation qui semblait défier toute logique du monde — c’était quelque chose qui ne pouvait jamais arriver, à moins qu’il ne soit impliqué.

Ces soi-disant serpents de feu étaient vraiment quelque chose que cet homme utiliserait.

« Pourquoi !? Jusqu’à quel point comptes-tu te mettre en travers de ma conquête, Yuuto !?? » s’écria Hveðrungr d’une voix imbibée de rancœur, et serra fortement les dents.

Yuuto était la némésis maudite de Hveðrungr, pour qui toute la haine de son cœur ne semblait pas encore suffisante. Hveðrungr avait longtemps désiré, par-dessus tout, avoir la chance de tordre le cou de Yuuto de ses propres mains.

En apprenant que Sigyn avait forcé Yuuto à retourner à son époque, Hveðrungr avait été furieux, et s’était même demandé s’il pouvait trouver un moyen de ramener le jeune homme dans ce monde.

Après avoir appris que c’était impossible, il avait abandonné et s’était résigné à un objectif secondaire : conquérir et régner sur toutes les terres des régions de Myrkviðr et Álfheimr.

Et il avait été si proche, vraiment à quelques pas de ce but, seulement pour se le faire arracher si complètement et totalement !

Pire encore, il ne pouvait pas accepter le fait que cela se soit passé hors de sa vue, sous le commandement de quelqu’un d’autre.

Non, il ne pouvait pas accepter que ce conflit ait déjà été décidé avant même qu’il ait eu la chance de combattre directement son ennemi.

« Que devons-nous faire maintenant, Père ? » Narfi, debout aux côtés de Hveðrungr, avait abordé la question d’un air inquiet.

Narfi était l’un des généraux vétérans du Clan de la Panthère, un Einherjar avec la rune Skinfaxi, la crinière brillante.

Le féroce guerrier général Váli avait été tué au combat, et maintenant que la situation de Sigyn était inconnue, Narfi était le seul conseiller proche de Hveðrungr.

« Maintenant qu’ils ont vaincu la division de Dame Sigyn, l’armée du Clan de la Corne va sûrement continuer sur sa lancée et presser l’attaque, » poursuivit l’homme. « Et s’ils possèdent une nouvelle arme aussi redoutable, alors j’ai le regret de dire que nos chances de victoire contre eux sont… »

« Tais-toi ! » Hveðrungr perdit son sang-froid et coupa Narfi d’un cri de colère. Pour l’instant, les paroles de son général de confiance ne faisaient que grincer à ses oreilles.

Il était resté là un moment, s’efforçant de réprimer sa colère, avec des respirations profondes, comme le halètement d’une bête sauvage agitée.

Enfin, il sembla retrouver un peu de sang-froid et répondit d’une voix tendue : « Je sais ! Bien sûr que je le sais ! »

Il serra son visage couvert d’un masque dans une main pendant qu’il parlait.

C’était une situation difficile à accepter pour lui, mais en ce moment, il ne pouvait pas se permettre de se perdre dans ses émotions.

« … Nous battons en retraite, » déclara enfin Hveðrungr.

C’était une décision amère à prendre, après être allé si loin contre le Clan de la Corne.

Cependant, comme Narfi l’avait dit, la nouvelle arme mystérieuse de l’ennemi était redoutable, lui ayant permis d’éradiquer une force de sept mille soldats du Clan de la Panthère.

La division détachée de Hveðrungr n’en avait que trois mille.

Il ne connaissait toujours pas les détails de cette arme « serpents de feu », et en plus de cela, l’ennemi avait toujours sa tactique du mur de wagons, une défense à toute épreuve contre une cavalerie comme la sienne.

Si Hveðrungr se perdait parfois dans ses émotions violentes à l’égard de Yuuto, au fond de lui, il était une personne calculatrice qui appréciait la logique solide.

Finalement, il n’était pas assez téméraire pour tenter sa chance dans une telle situation.

 

Pshht.

Alors que Yuuto se dirigeait avec ses forces vers Fólkvangr, l’émetteur-récepteur portatif à côté de lui avait soudainement émis un signal statique.

Il l’avait porté à son oreille. « Qu’y a-t-il, Kris ? Le Clan de la Panthère prépare-t-il quelque chose ? »

Yuuto avait chargé Kristina de poursuivre sa reconnaissance, cette fois dans la région de Fólkvangr.

Elle s’était un peu plainte, disant : « Tu ne devrais pas faire travailler une enfant si durement. » Mais se faufiler dans les rangs d’une armée de combattants d’élite à cheval n’était pas à la portée d’un espion ordinaire.

Elle était l’Einherjar de Veðrfölnir, le Silencieux des Vents, capable de se rendre pratiquement invisible. Il n’y avait personne de vivant mieux adapté à cette tâche qu’elle.

« Oui, Père, » répondit Kristina à travers l’émetteur-récepteur. « Les forces du Clan de la Panthère ont commencé à se déplacer vers le sud. Leur but est probablement de traverser la rivière Körmt et de se retirer dans le territoire du Clan de la Foudre. »

« Donc ils fuient. Eh bien, c’est ce à quoi je m’attendais. » Yuuto s’était appuyé sur le rebord du chariot.

Yuuto connaissait Hveðrungr — ou plutôt Loptr — comme un homme aux manières douces et aux propos aimables, mais qui était très rusé et calculateur en coulisses.

Il n’était tout simplement pas du genre à apprendre la terrible nouvelle de la perte d’une force entière, sept mille de ses hommes, et à se mettre lui-même et le reste de son armée en danger.

« Cela fait de cette victoire une victoire complète et incontestée pour nous, » dit Kristina. « Impressionnant comme toujours, Père. »

« Non, on n’a pas encore fini, » Yuuto avait répondu à l’éloge par un ferme démenti.

Jusqu’à présent, l’armée du Clan de la Panthère s’était targuée non seulement d’une mobilité supérieure dans son ensemble, mais aussi de sa capacité à utiliser sa technique fétiche, le Tir parthe, pour tuer ses poursuivants tout en se retirant en toute sécurité. Pour cette raison, Yuuto n’avait fait que les repousser chaque fois, se gardant bien de les poursuivre par la suite.

Peut-être y avait-il un autre facteur : au fond de lui, Yuuto voulait éviter de se battre contre le frère aîné qu’il respectait tant. Cependant, il ne pouvait plus se permettre le luxe de tels sentiments.

« Si on continue à les laisser nous attaquer quand ils veulent, ils vont nous épuiser, » dit Yuuto. « Cette fois, nous allons les combattre. »

***

Chapitre 2 : Acte 2

Partie 1

« Plus que sept jours avant la prochaine pleine lune… »

Au cœur de Fólkvangr, le palais de Sessrúmnir, l’aube trouva Linéa dans son bureau, au terme d’une nuit sans sommeil.

Elle avait une quinzaine d’années, encore une jeune fille, mais elle était aussi le patriarche du Clan de la Corne, la souveraine de sa nation et la chef de la famille clanique formée par les liens du Serment du Calice.

Et malgré l’inexpérience que sa jeunesse pouvait laisser supposer, elle possédait de véritables compétences politiques et administratives, et était animée d’un véritable amour pour son peuple. Les citoyens de Fólkvangr la considéraient comme une souveraine vraiment grande et bienveillante.

Sa belle apparence était un facteur supplémentaire de sa popularité, mais ce matin, elle avait des poches sombres sous les yeux et son visage était moins coloré.

Elle avait joint ses mains sur le bureau et avait froncé les sourcils avec amertume. « C’est tellement pathétique, » se murmura-t-elle. « J’en ai tellement marre de mon propre manque de courage. »

Cela faisait une semaine que le Clan de la Panthère avait établi son siège autour de la ville de Fólkvangr.

La quasi-totalité de ses hommes disponibles avait déjà été envoyée combattre dans la bataille de la rivière Körmt, et il ne restait donc plus que quelque cinq cents soldats réguliers dans la ville.

Cela dit, Fólkvangr était une ville forteresse protégée par des murs hauts et épais, et elle avait la coopération de nombreux soldats volontaires parmi les habitants de la ville. Une force ennemie de seulement trois mille hommes ne serait pas capable de leur faire du mal tout de suite.

Quant à l’arme connue sous le nom de « trébuchet » qui avait causé tant de destruction contre les villes du Clan de la Corne pendant la guerre il y a six mois, il n’y avait aucune crainte qu’elle soit construite ici, car les plaines autour de Fólkvangr n’avaient pas les ressources en bois nécessaires pour les construire.

La récolte de blé venait également de se terminer, ce qui signifie qu’il y avait plus qu’assez de nourriture stockée pour nourrir chaque citoyen pendant trois mois.

En bref, il n’y avait pas à s’inquiéter de la chute de la ville elle-même.

Pourtant, malgré cela, Linéa se trouvait sur les nerfs, incapable de trouver le sommeil.

La guerre de siège était fondamentalement une longue bataille d’attente, une bataille pour user l’esprit de l’ennemi. Bien qu’elle ait compris le problème, Linéa était encore tombée dans un cercle vicieux, où plus elle ressentait la pression qu’elle devait dormir, plus il lui était difficile de s’endormir.

« Je suis un tel gâchis, je ne pourrais jamais affronter le Grand Frère comme ça, » murmure-t-elle pour elle-même.

Son grand frère juré était normalement facile à vivre, et semblait peu fiable, mais quand les choses se gâtaient, il faisait preuve d’un courage incroyable.

S’il était là, il serait sûrement capable de résister à cette situation sans problème, tout en fredonnant. Linéa ne pouvait s’empêcher de se comparer à lui, et se sentait alors humiliée et inférieure.

« Eh bien, si je peux parler en tant que femme, je suis certainement d’accord pour dire que votre visage, tel qu’il est en ce moment, n’est pas quelque chose que vous voudriez montrer à Père. »

« Hein !? » Linéa avait levé les yeux, surprise par cette voix soudaine. Il n’aurait dû y avoir personne d’autre dans le bureau en ce moment.

Devant elle, comme si elle était apparue de nulle part, se tenait une jeune fille familière, qui gloussait et lançait à Linéa un sourire vantard.

« Kristina !? » cria Linéa.

Linéa avait rencontré cette fille plusieurs fois maintenant, à la fois à Gimlé et à Iárnviðr. Elle était la fille par naissance de Botvid, le patriarche du Clan de la Griffe, et était devenue une subordonnée directe de Yuuto, servant de chef de ses espions.

« Comment êtes-vous entrés ici ? La ville est complètement encerclée par le Clan de la Panthère… »

« Oh, cela a déjà été réglé. Je suis sûre que vous allez recevoir un rapport à ce sujet d’une seconde à l’autre. »

Comme si c’était le moment, un garde du palais s’était précipité dans le bureau depuis son poste voisin pour annoncer la nouvelle. « Dame Patriarche ! Le Clan de la Panthère a commencé à battre en retraite ! »

Linéa s’était retrouvée à lâcher un soupir.

Il était un peu triste que l’espion d’un autre clan vienne lui apporter un rapport plus rapidement que ses propres messagers.

Apporter un rapport des vigies sur les murs extérieurs de Fólkvangr à Linéa dans son bureau nécessitait de le faire passer par de multiples intermédiaires en cours de route.

En effet, permettre à un membre de rang inférieur du clan de faire irruption pour voir le patriarche sur un coup de tête serait un manque de respect et pourrait porter atteinte à la dignité de la fonction.

Linéa comprenait que ce genre de méthodes cérémonielles était en partie la raison pour laquelle les hautes fonctions conservaient leur pouvoir symbolique, mais lorsqu’elle était confrontée à une situation de guerre dans laquelle chaque instant comptait, elle pouvait voir à quel point il était problématique que ses messages arrivent si lentement.

Ce système pouvait encore être amélioré, mais pour l’instant, Linéa avait mis de côté cette pensée et elle s’était concentrée sur l’importance des détails du rapport.

« Pourquoi battent-ils en retraite ? Dites-moi ce qui s’est passé. »

« Oui, madame. Bien que les détails ne soient pas encore clairs quant à la raison, ce dont nous sommes certains, c’est que les forces du Clan de la Panthère qui entourent la ville lèvent le camp et ont commencé à se déplacer vers le sud. »

« C’est parce que la force principale de sept mille soldats du Clan de la Panthère a été anéantie, » ajouta Kristina. « Je suis sûre qu’à ce moment-là, ils ont compris qu’ils n’avaient aucune chance de gagner. »

« Sept mille… anéantis !? » Linéa ne pouvait que répéter comme un perroquet les mots de Kristina.

C’était incroyable, un vrai coup de tonnerre.

Une fois que l’ennemi avait encerclé sa ville, Linéa avait perdu tout contact avec les trois mille soldats du Clan de la Corne qu’elle avait envoyés sur la rive nord de la rivière Körmt, et elle n’avait aucune idée de ce qui leur arrivait.

Elle avait été informée à l’avance que le Clan de la Panthère envahissait avec dix mille soldats, et la force détachée entourant Fólkvangr était d’environ trois mille, elle avait donc supposé que son armée était toujours engagée dans la bataille avec le corps principal de l’ennemi de sept mille. Elle s’était, bien sûr, inquiétée pour eux.

Linéa avait supposé que l’éradication de l’ennemi signifiait que ses propres troupes étaient en sécurité, du moins pour l’instant, et s’autorisa à ressentir un sentiment de soulagement.

Mais ça…

Si cette énorme force de sept mille hommes avait été forcée à battre en retraite, ce serait une chose, mais être anéantie ? C’était complètement au-delà des limites du bon sens…

« Ce n’est pas possible ! » Une secousse avait traversé l’esprit de Linéa, quelque chose de semblable à un éclair d’inspiration. Son cerveau, embrouillé par son long manque de sommeil, se mit à fonctionner frénétiquement.

Elle connaissait quelqu’un, quelqu’un qui semblait toujours faire des choses en dehors des limites du bon sens avec facilité, et qui réalisait l’impossible.

Et il y avait un autre indice vital.

Quand Kristina était entrée dans la pièce, elle avait dit : « Je suis certainement d’accord que votre visage, tel qu’il est maintenant, n’est pas quelque chose que vous voulez montrer à Père. »

« Grand frère est revenu, n’est-ce pas ? » Linéa avait claqué ses mains contre le bureau en se levant en sursaut.

Elle l’avait formulé comme une question, mais sa voix trahissait le fait qu’elle était déjà presque certaine de la réponse.

Bien sûr, elle avait déjà eu vent du projet de Yuuto de retourner à Yggdrasil, sachant que cela devait se produire au plus tôt la nuit de la prochaine pleine lune.

Mais, encore une fois, c’était quelqu’un qui avait l’habitude d’enfreindre les règles du bon sens. Il devait avoir fait quelque chose pour plier les règles en sa faveur.

« Oui, » répondit Kristina avec un hochement de tête ferme, et aussi un sourire sincèrement heureux, ce qui était un peu rare pour elle.

« Ah… ! » Linéa haleta, et sentit une chaleur intense monter dans sa poitrine.

La chaleur s’était répandue dans ses yeux en un instant, et elle avait éclaté en sanglots.

« Ah, ahhh… je vois ! Donc G-G-Grand Frère, il… il est revenu ! »

Linéa était à peine capable de former les mots à travers ses sanglots.

Pleurer devant d’autres personnes comme cela était une démonstration de vulnérabilité et de faiblesse, quelque chose qu’un patriarche ne devrait jamais faire.

Cependant, les larmes continuaient à couler, et elle ne pouvait rien faire pour les arrêter.

« Oh, honnêtement, sangloter comme ça ne va-t-il pas rendre votre visage encore plus moche ? » demanda Kristina.

« Fermez-la ! Ngh… G-Grand Frère, est-il en bonne santé ? » ajouta Linéa, en reniflant, mais avec une voix un peu plus maîtrisée.

« Oui, il va très bien. En fait, je dirais qu’il n’a fait que devenir plus fort et plus imposant qu’il ne l’était auparavant. »

« … Je vois ! » Un sourire se dessina sur le visage de Linéa comme une fleur qui s’épanouissait au soleil, et elle hocha joyeusement la tête à plusieurs reprises.

Cela serait mentir que de dire qu’il n’y avait pas eu une partie d’elle, au fond d’elle-même, qui soupçonnait que Yuuto était réellement mort, murmurant ces doutes à son esprit dans ses moments de faiblesse.

Bien sûr, elle avait toujours nié ces doutes avec obstination, mais elle s’était toujours inquiétée pour lui.

S’il était non seulement vivant, mais en bonne santé, alors il ne pouvait y avoir de nouvelles plus joyeuses pour elle.

« Je suis contente. Je suis tellement, tellement contente. » Une fois de plus, de grosses larmes avaient commencé à couler des yeux de Linéa.

Cette fois, Kristina n’avait pas fait de remarques taquines.

 

 

+++

« Devez-vous rentrer directement chez vous, mon oncle ? » supplia Haugspori. « Ne pourriez-vous pas d’abord venir dans notre ville, ne serait-ce que pour un petit moment ? Notre princesse… c’est-à-dire Dame Linéa, s’est tant inquiétée pour vous, et je suis sûr qu’elle serait ravie de vous voir. »

Yuuto esquissa un sourire en coin lorsque l’homme tenta de le supplier, mais il secoua lentement la tête. « Hé, j’aimerais bien la revoir, moi aussi. Mais j’ai quitté Iárnviðr immédiatement après mon retour dans ce monde, sans même me laisser le temps de rétablir la situation là-bas. Je dois rentrer et saluer mon peuple comme il se doit, le plus vite possible. »

Yuuto avait pris la décision de partir en campagne contre l’ensemble du Clan de la Panthère, et c’était très bien, mais s’il se lançait contre eux maintenant, sans les préparations adéquates, il pouvait facilement les voir retourner la situation contre lui.

Dans ce cas, il devait d’abord retourner à Iárnviðr.

De plus, il y avait beaucoup de gens qui attendaient avec impatience le retour de Yuuto à Iárnviðr.

Yuuto tenait à Linéa comme à sa petite sœur jurée, et il l’avait pensé quand il avait dit qu’il voulait la voir, mais elle était d’un autre clan.

Aussi difficile que cela puisse être parfois, faire passer sa propre famille clanique immédiate en premier était l’un des aspects nécessaires de sa position.

Haugspori semblait sentir la ferme résolution de Yuuto sur la question, car il poussa un profond soupir et sembla se retirer. « Je vois. C’est dommage. »

« Désolé. Mais je ne manquerai pas de l’inviter à Iárnviðr dans un avenir proche. Dis-lui que j’ai hâte de passer un vrai moment à discuter avec elle à ce moment-là. »

« Oui, monsieur. Je ne manquerai pas de le lui dire. »

« Très bien, alors. Au revoir. » Yuuto avait fait un signe de la main en guise d’au revoir.

Félicia, qui partageait une selle avec lui, avait réagi au signal et avait fait tourner leur cheval pour partir.

« Monsieur, encore une fois, laissez-moi vous remercier d’avoir sauvé le Clan de la Corne ! » Haugspori avait crié vers eux. « J’ai pu voir de près les compétences de commandement d’un vrai dieu de la guerre, et je porterai ce souvenir avec fierté pour le reste de mes jours ! S’il vous plaît, faites attention sur le chemin du retour ! »

Sa voix était excitée, et il tenait un poing serré sur sa poitrine, comme s’il était en train de se remémorer ses souvenirs.

Haugspori n’était pas un homme très sérieux, et cette façon de faire était donc un peu rare pour lui.

Cela montrait peut-être à quel point la bataille précédente l’avait marqué.

Après que Yuuto et Félicia aient été sur la route pendant un peu de temps, elle avait pris la parole.

« On dirait que même Haugspori a fini par t’admirer profondément, Grand Frère. »

« Ouais, eh bien, je suis sûr que l’image qu’il a de moi serait brisée s’il savait que je ne sais même pas monter à cheval, » répondit Yuuto, et il avait émis un petit rire d’autodérision.

Yuuto n’était toujours pas capable de monter à cheval tout seul, et donc il partageait un cheval avec Félicia, qu’elle contrôlait.

On ne pouvait pas s’éloigner plus de l’image d’un commandant digne.

***

Partie 2

Cependant, Félicia semblait avoir un tout autre avis. « Oh, c’est loin d’être le cas ! Je pense qu’une chose aussi insignifiante ne ferait guère de différence à ce stade. Personne d’autre que toi n’aurait pu réussir l’exploit d’anéantir une force de sept mille combattants experts. »

« Cependant, c’était presque entièrement grâce aux pétards. »

« Tu es bien trop modeste, Grand Frère. Après tout, n’est-ce pas toi qui as apporté ces objets ici ? »

« Oui, mais ce n’est pas comme si je les avais inventés, ou même fabriqués. Et d’ailleurs… si j’avais eu la volonté de le faire plus tôt, je n’aurais pas eu besoin d’en apporter. »

« Hm ? Qu’est-ce que tu veux dire ? »

« Je veux dire la poudre à canon… c’est comme ça qu’on l’appelle d’où je viens, le truc dans les pétards qui provoque l’explosion. Tu vois, je sais déjà ce dont on a besoin pour la fabriquer, et j’ai même obtenu les matières premières il y a environ un an. » Yuuto fronça les sourcils. « Mais je ne l’ai jamais mélangé et utilisé pour fabriquer des armes. Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout, » finit-il avec amertume.

Dans l’esprit de Yuuto, le mot « poudre à canon » évoquait immédiatement des images d’armes à feu.

Il savait déjà qu’Yggdrasil était un endroit sur Terre, dans un passé lointain. C’était exactement la raison pour laquelle il avait été si hésitant : il était réfractaire à l’idée d’introduire des armes aussi terribles, si tôt dans l’histoire de son monde.

S’il envisageait de quitter cette époque un jour, serait-il d’accord pour laisser derrière lui le terrible héritage de l’introduction de la guerre par les armes à feu ?

C’était ces pensées qui l’avaient fait hésiter.

Compte tenu du fait qu’il avait déjà introduit dans ce monde de multiples technologies du futur susceptibles de changer l’histoire, ce raisonnement aurait pu sembler un peu hypocrite. Mais malgré cela, la poudre à canon était l’une des dernières limites qu’il n’avait pas voulu franchir.

« Si j’avais donné à Ingrid l’ordre de fabriquer de la poudre à canon plus tôt, nous ne nous serions jamais retrouvés dans ce genre de situation, » poursuivit Yuuto.

Une fois qu’il avait pris la décision que Mitsuki et lui iraient tous deux à Yggdrasil pour de bon, il avait immédiatement donné à Ingrid l’ordre de commencer la production. Mais même pour un artisan de génie comme Ingrid, un mois ne suffirait pas pour mettre au point la production et la fabrication de la poudre à canon elle-même et des armes qui l’utiliseraient.

Le résultat de ce retard était que le Clan du Loup avait fait face à la plus grande menace pour sa sécurité depuis que Yuuto avait pris le pouvoir. Ils avaient perdu un grand nombre de vies précieuses dans cette lutte, y compris Olof, le gouverneur de Gimlé et le quatrième officier du clan.

Et tout ça parce que Yuuto avait hésité à utiliser de la poudre à canon. Parce qu’il avait manqué de détermination.

Son regret était incommensurable.

« Grand frère, tu es trop dur avec toi-même, » déclara Félicia. « C’est de notre faute si nous nous sommes retrouvés dans une telle crise, car nous n’avions pas la force de nous protéger. Et à cause de cela, nous avons même dû te convoquer dans ce monde pour nous sauver… »

« Hey. Ne sois pas stupide. » Yuuto avait donné à Félicia un léger coup sur l’arrière de sa tête avec une main. « Je voulais revenir dans ce monde. Bien sûr, c’était en partie parce que vous étiez tous en danger, mais c’était aussi parce que je voulais être avec vous tous à nouveau… Oh, ça me fait penser à quelque chose. Il y a quelque chose que je voulais te dire spécifiquement, une fois que je serais revenu. »

« Pour moi ? » Félicia avait légèrement incliné la tête.

Yuuto avait pu communiquer avec Félicia en utilisant son smartphone, même pendant la période où il était dans le monde moderne.

Félicia semblait perplexe quant à ce qu’il avait exactement à dire et qui devait attendre jusqu’à maintenant. Il semblait qu’elle n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être.

Yuuto n’avait pas pu s’empêcher de trouver cela un peu humoristique, et il avait souri. Puis, il s’était penché en avant et avait posé son front contre le dos de Félicia.

« Félicia, merci de m’avoir amené dans ce monde. Je t’en suis reconnaissant, du fond du cœur. »

« … Hein ? » Pendant un moment, Félicia avait semblé stupéfaite, comme si elle ne comprenait pas les mots qu’elle avait entendus, mais elle avait vite compris leur véritable signification. Des larmes avaient perlé dans ses yeux, puis elles avaient commencé à couler.

Yuuto avait habituellement tendance à paniquer à la vue d’une fille qui pleurait, mais Félicia était quelqu’un qui était à ses côtés depuis trois ans maintenant. Il s’attendait à cette réaction.

Alors, Yuuto avait posé une main sur sa tête et avait continué à parler. « C’est quelque chose qui t’a fait du mal pendant tout ce temps, n’est-ce pas ? Écoute, tu n’as plus à te sentir coupable, d’accord ? »

« … D’accord ! Merci, merci beaucoup… ! »

« Hé, c’est moi qui te remercie en ce moment. »

« C’est vrai… »

Pendant un certain temps après, jusqu’à ce que Félicia se soit calmée et que ses larmes aient cessé, Yuuto avait continué à lui caresser doucement la tête en silence.

 

« Oh, l’eau va entrer par là, alors s’il vous plaît, dégagez cette partie ! » Mitsuki demanda ça.

« Oui, madame ! » Les ouvriers répondaient chaleureusement, à gorge déployée, à ses instructions.

Grâce à la puissance des personnes travaillant en nombre, le jardin de la cour avait été débarrassé de toutes les mauvaises herbes qui l’avaient envahi, lui donnant un aspect remarquablement différent.

Dans une zone de la taille d’un grand étang, une dizaine d’ouvriers travaillent ensemble pour retourner la terre et la tasser en motte, l’entourant sur quatre côtés.

« Ohh… » Mitsuki avait entendu la voix d’un homme derrière elle, apparemment impressionné par le travail.

Elle s’était retournée pour voir un homme à l’air dur, debout, qui observait le processus.

C’était Jörgen, le commandant en second du Clan du Loup.

Mitsuki avait appris qu’il était le type d’homme qui avait l’air effrayant à l’extérieur, mais une fois qu’on le connaissait, il était plutôt gentil et bienveillant et faisait attention aux autres.

C’est pourquoi, en le voyant, Mitsuki avait immédiatement souri et l’avait salué joyeusement.

« Oh, Jörgen, bonjour ! Que pensez-vous de la peur que nous avons eue hier, hein ? »

« Oui, en effet, » répondit Jörgen. « Cette maudite Ingrid, elle m’a vraiment donné un choc. » Il secoua la tête et soupira.

Les deux individus faisaient référence aux événements de la veille, lorsqu’une forte explosion avait interrompu leur conversation.

Au début, on avait craint qu’il s’agisse d’une attaque ennemie, ou qu’une partie de la structure du palais se soit effondrée. Le palais avait été pris de panique pendant un moment, mais il s’est avéré que ce n’était rien de plus qu’une expérience ratée par l’un des leurs. C’était une sacrée fausse alerte.

« Alors, comment ça se passe avec votre projet ici ? » demanda Jörgen.

« Oh, ça se passe très bien. Grâce à vous qui m’avez fourni tant de travailleurs formidables pour m’aider, ça avance très vite ! Merci beaucoup. »

« C’est merveilleux à entendre. Je suis heureux de pouvoir vous aider. »

« Vous avez vraiment été d’une grande aide. Au fait, étiez-vous peut-être ici pour me demander quelque chose ? »

« Ha ha ha, rien de majeur, vraiment », avait-il dit. « En tant que personne qui vous a donné ces hommes, je voulais juste passer pour vérifier et m’assurer qu’ils faisaient un travail correct, et faire une belle promenade pendant que j’y étais. »

« Tout le monde fait un excellent travail ! Ils travaillent vraiment dur ! » Mitsuki s’était penchée en avant et avait serré les deux poings devant elle pour insister sur ce point, presque frénétiquement.

Toutes les personnes travaillant pour elle en ce moment étaient des membres de rang inférieur de la faction de Jörgen. S’il obtenait une bonne opinion d’eux ici, cela pourrait être de bon augure pour leurs perspectives dans le clan.

Ce projet prenait déjà forme en une seule journée, et ce grâce au dévouement et à l’assiduité de ces hommes, alors Mitsuki voulait faire de son mieux pour eux.

En voyant cette réponse intense de Mitsuki, les yeux de Jörgen s’étaient élargis, puis il lui avait souri chaleureusement. « Vraiment ? C’est merveilleux à entendre. On dirait que tout va bien. »

« C’est le cas ! » Mitsuki plaça une main sur sa poitrine et soupira de soulagement. Si Jörgen souriait, cela voulait dire qu’il n’avait pas une mauvaise opinion des ouvriers.

« Oh, ça me rappelle quelque chose, » dit Jörgen avec désinvolture, en regardant la terre travaillée. « Je voulais vous demander hier, mais je n’en ai pas eu l’occasion. Que faites-vous exactement ici ? »

« C’est une rizière, » répondit Mitsuki.

« Une “rizière”, c’est ça ? » répondit Jörgen, puis s’arrêta une seconde. « Hm… Je vois, alors vous avez l’intention de créer un bassin d’eau pour jouer, non ? »

La réponse de Jörgen était si surprenante que Mitsuki n’avait pu s’empêcher de le fixer avec des yeux ronds pendant un moment. « Hein ? »

Elle avait ensuite éclaté de rire.

« Pfft ! Ahahaha ! Jörgen, vous avez toujours un visage si sévère, mais vous êtes en fait un sacré farceur, n’est-ce pas ? »

« Un farceur ? » répéta Jörgen. « Je vous assure que j’étais tout à fait sérieux, mais je suppose que je me suis tout simplement trompé. »

« Oh, je suis désolée. Je n’aurais pas dû rire comme ça. » Mitsuki s’était empressée d’incliner profondément la tête pour s’excuser.

Elle avait réalisé ce qui s’était passé. Elle avait oublié qu’il s’agissait du monde d’Yggdrasil. Dans l’ensemble, Yggdrasil ne recevait pas une quantité particulièrement importante de pluie. Ce n’était pas le genre d’endroit qui se prêtait bien à la culture du riz. Et donc, il était compréhensible que Jörgen ne sache pas ce qu’était une rizière.

Mitsuki avait également compris pourquoi il avait pu avoir l’idée que c’était un bassin d’eau pour jouer.

Elle ne pouvait pas parler la langue d’Yggdrasil, et elle avait compensé cela en utilisant la magie du chant Galdr. Le sort appelé « Connexions » rendait la conversation possible entre deux personnes parlant des langues différentes.

C’était un sort très pratique, mais il fonctionnait en transmettant l’image contenue dans l’esprit de l’orateur correspondant aux mots qu’il prononçait.

Lorsque Mitsuki avait dit « rizière » il y a un instant, l’image dans son esprit avait été celle d’une rizière fraîchement labourée et inondée, avant que les plants de riz ne soient plantés et ne poussent.

Si une personne n’ayant aucune connaissance en la matière voyait cette image, il serait certainement logique qu’elle l’interprète comme une piscine de loisirs. Ou plutôt, cela pourrait bien être la seule conclusion raisonnable à tirer.

Cela avait vraiment fait comprendre à Mitsuki que cet endroit était très différent du Japon à bien des égards.

« Ne vous inquiétez pas pour ça, » dit Jörgen. « Vivre dans un pays inconnu doit parfois être éprouvant. Si ma remarque a pu vous faire rire, alors elle valait la peine d’être faite. »

Les mots de Jörgen semblaient venir du cœur, sans aucune ironie.

Cet homme était en effet très différent de ce que son extérieur dur suggérait : c’était une personne attentionnée et prévenante. Mitsuki avait l’impression de pouvoir comprendre pourquoi Yuuto lui avait confié le poste de commandant en second.

« Maintenant, » poursuit Jörgen, « si je peux revenir au sujet initial, à quoi cela va-t-il servir exactement ? »

« Oh, euh, c’est utilisé pour faire pousser du riz, » répondit Mitsuki. « Yuu-kun est japonais, après tout, alors j’ai pensé qu’il aurait peut-être envie de manger du riz. Je veux dire, j’ai aussi envie d’en manger parfois. »

« Ahh, maintenant que vous le dites, c’était quelque chose dont Père se plaignait de temps en temps, » dit Jörgen. « Il marmonnait des choses comme, “Je veux tellement manger du riz… !”. »

Mitsuki hocha la tête. « Exact. Et quand il est rentré au Japon, il ne parlait que de la façon dont c’était délicieux. »

En fait, Yuuto avait été si ému par une boule de riz provenant d’un magasin de proximité que cela avait été un peu choquant pour elle.

On avait souvent dit que le riz faisait partie de l’âme du peuple japonais, mais peut-être n’était-ce pas si loin.

***

Partie 3

« Je vois, et c’est donc pour cela que vous vouliez la construire, » dit Jörgen.

« Bien. J’aimerais aussi trouver un moyen de faire de la soupe miso et de la sauce soja. Après tout, je suis la seule à connaître les saveurs du pays de Yuu-kun. Si je veux qu’il les goûte, alors c’est à moi de faire en sorte que ça arrive. » Mitsuki avait ponctué sa déclaration en frappant du poing sur sa poitrine.

Yuuto allait continuer en tant que patriarche, un dirigeant qui devait porter le fardeau de la vie et de l’avenir de tant de personnes. Cela allait sûrement être très dur pour lui.

La nourriture était la base de tout le reste dans la vie. Si vous pouviez manger des aliments délicieux, cela vous donnait de la force.

« Bwa hah hah hah ! » Jörgen avait laissé échapper un grand rire franc, puis il avait hoché la tête avec satisfaction. « Père est sûrement l’homme le plus heureux de tout Yggdrasil, d’être béni par une épouse aussi généreuse et dévouée. Je souhaiterais même échanger ma propre femme contre vous ! »

« Oh, vraiment ? Réalisez-vous que si vous dites des choses comme ça, votre épouse va vous tuer ? Et je pense que mon propre mari n’aimerait pas non plus entendre ça. » Mitsuki avait gloussé.

« Ahh, et bien, c’est beaucoup trop effrayant pour moi. J’abandonne tout de suite ce genre de conversation. » Jörgen avait fait un haussement d’épaules.

Il était évident que ces deux-là étaient devenus totalement à l’aise et ouverts l’un envers l’autre.

À ce moment-là, un soldat avait couru sur les lieux en criant. « Commandant en second ! Commandant en second, monsieur ! Oh, et ma Dame est là, elle aussi. C’est bien que je vous trouve tous les deux ensemble. »

Comme Jörgen n’était pas à son bureau, l’homme avait dû le chercher.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Jörgen.

Le soldat avait repris son souffle avant de poursuivre. « À l’instant, nous avons reçu un pigeon messager de Fólkvangr. Père a complètement détruit l’armée principale de sept mille soldats du Clan de la Panthère qui campaient le long de la rivière Körmt ! Il a capturé trois mille soldats vivants et en a fait des prisonniers ! »

« Ohhh ! Comme prévu du Père ! » s’exclama Jörgen avec un soupir d’admiration.

Il était clairement joyeux de la nouvelle, et sans la moindre trace de doute que tout cela était vrai. Pour lui, il était évident que Yuuto pouvait accomplir un tel exploit.

Cela avait donné à Mitsuki un petit aperçu de l’importance de Yuuto dans ce monde.

Le soldat poursuit. « Il y a plus : à la suite de cette victoire, la force de trois mille soldats du Clan de la Panthère qui encerclait Fólkvangr a commencé à battre en retraite. »

« Oh-ho, alors cela signifie que la menace restante pour la sécurité du Clan du Loup a enfin été dissipée. » Jörgen prit une grande inspiration et laissa échapper une longue expiration de soulagement.

C’était lui qui avait été chargé de diriger le Clan du Loup en tant que commandant en chef pendant l’absence de Yuuto. La pression causée par cette responsabilité avait dû peser lourdement sur lui.

« Euh ! Alors, cela signifie-t-il que Yuu-kun est en sécurité, et qu’il va revenir à Iárnviðr ? » demanda Mitsuki.

« Oui, » répondit Jörgen. « Bien sûr qu’il va bien et qu’il revient. Après tout, Père est le seul et unique vrai seigneur d’Iárnviðr. »

« Oh, d’accord. Merci mon Dieu…, » Mitsuki avait placé une main sur sa poitrine et avait soupiré de soulagement.

Après trois longues années de séparation, elle avait enfin retrouvé son ami d’enfance, pour être à nouveau séparée de lui par les barrières du temps et de l’espace. Et, alors qu’elle avait finalement réussi à les surmonter, le champ de bataille l’avait à nouveau éloigné d’elle.

En plus de cela, il avait quitté la ville en toute hâte, ce qui signifiait que la situation de la guerre était vraiment mauvaise.

Contrairement à Jörgen, Mitsuki ne savait rien du Yuuto d’Yggdrasil, si ce n’est par des bribes de ouï-dire et des récits de seconde main. Parfois, elle avait vu des choses qui lui donnaient un petit aperçu, mais la plupart du temps, l’image qu’elle avait de lui était celle de son ami d’enfance, un « garçon parfaitement normal ». Elle s’était donc inquiétée à mort pour lui.

« Je suppose que cela règle l’un de mes plus gros soucis, » dit-elle. « Mais… »

Mitsuki était maintenant d’autant plus préoccupée par l’un de ses autres plus grands soucis :

L’absence de la fille qui avait fourni les conseils et fourni d’énormes efforts pour permettre le retour de Yuuto, et qui ressemblait à Mitsuki en apparence : Sigrdrífa, le Þjóðann, ou « impératrice divine », du Saint Empire Ásgarðr.

Elle et Mitsuki partageaient une connexion mystérieuse, leur permettant de se parler dans leurs rêves. Mais depuis le rituel d’invocation qui avait ramené Yuuto, Mitsuki n’avait plus été en mesure de le faire.

Pendant le rituel lui-même, Mitsuki avait vu quelque chose d’étrange lui arriver : le bras droit de sa forme spirituelle s’était dissous comme de la brume dans l’air.

Mitsuki ne pouvait qu’espérer qu’elle aille bien.

Pour l’instant, c’était vraiment tout ce qu’elle pouvait faire.

+

Dans l’obscurité profonde de la nuit, Hárbarth marchait seul dans un couloir silencieux.

Son œil droit était fermé, et une vieille cicatrice de combat descendait le long de la paupière en une ligne verticale distincte. Son visage était creusé de plusieurs couches de rides profondes, qui témoignaient de sa longue et riche vie. Ses cheveux et la longue barbe de son menton étaient entièrement blancs.

Il avait au moins soixante-dix ans, peut-être même quatre-vingts, mais son dos était parfaitement droit et il marchait d’un pas vigoureux.

Cet homme était actuellement le patriarche du Clan de la Lance, l’une des dix nations les plus puissantes d’Yggdrasil, et en même temps, il occupait la position de grand prêtre du Saint Empire Ásgarðr, plaçant une quantité vraiment énorme de pouvoir politique entre ses seules mains.

Il était en effet l’image même de l’expression « s’épanouir dans la vieillesse ».

« Cette situation était un peu en dehors de mes attentes, » murmura Hárbarth pour lui-même, et passa une porte au fond du sanctuaire sacré, le hörgr, dans la pièce au-delà.

C’était la chambre à coucher du maître du hörgr — en fait, le souverain même du Saint Empire Ásgarðr. Ce n’était donc pas un endroit où même le grand prêtre de l’empire pouvait être autorisé à entrer avec autant de désinvolture, mais le vieil homme n’y faisait pas attention.

C’est parce qu’il n’y avait plus personne dans le gouvernement impérial qui osait le défier.

« Maintenant, que faire exactement de toi… ? » murmura le vieil homme en regardant la jeune fille aux cheveux blancs allongée à ses pieds.

Elle était habillée d’une tenue luxueuse et ornementée.

Ses cheveux blancs étaient différents de ceux de Hárbarth, étant sa couleur naturelle et non le produit délavé de l’âge. Les siens étaient magnifiquement soyeux et semblaient presque translucides.

Sa peau aussi était d’un blanc pur comme la neige, et ses traits étaient tout à fait charmants. Même sa silhouette tranquille et endormie avait l’air divine.

Sigrdrífa, la divine impératrice.

Officiellement, elle était la souveraine de l’empire, la souveraine légitime de toutes les terres d’Yggdrasil. Et elle était la fiancée de Hárbarth, qui devait l’épouser à l’automne de cette année.

Sa future épouse avait apparemment succombé à une sorte de maladie, et était dans le coma depuis trois jours.

Elle avait été une fille maladive dès le départ, et rester au lit n’était pas un événement rare pour elle, mais ne pas se réveiller pendant trois jours d’affilée était certainement une première.

« Après tout ce qu’il lui a fallu pour venir ici, ce serait un problème si elle devait mourir maintenant, » se dit Hárbarth en fronçant les sourcils.

Il avait beau l’épouser, il n’y avait pas d’amour en jeu. Ce n’était rien de plus qu’un mariage politique, et pour Hárbarth cette fille n’était rien de plus que quelque chose dont il avait besoin pour réaliser ses ambitions.

Il pourrait même la remplacer, après un certain temps.

Le facteur essentiel qui désignait le Þjóðann était les runes jumelles qui étaient héritées par la lignée impériale, portées par une seule personne à la fois. Hárbarth avait mené des recherches approfondies sur la lignée et l’histoire des précédents empereurs et impératrices divins, et avait réussi à découvrir la véritable nature de la transmission des runes jumelles.

La première règle était que le détenteur actuel des runes pouvait les accorder directement à un successeur. Tant que leur lien de sang n’était pas trop éloigné, l’échange pouvait se faire sans problème. Cela avait été prouvé par le Þjóðann d’il y a six générations.

La deuxième règle concernait ce qui se passait lorsque le porteur actuel des runes jumelles quittait ce monde sans choisir de successeur.

Lorsque cela se produisait, les runes apparaissaient sur la personne la plus jeune parmi celles qui étaient les plus proches par le sang du détenteur précédent.

En d’autres termes, si le pire devait arriver à cette fille Rífa, les runes devraient logiquement passer à son jeune cousin Tiwaz, l’actuel chef de la maison Jarl, l’une des trois grandes familles nobles de l’empire.

Hárbarth avait depuis longtemps comploté pour prendre à ce stade le contrôle de la Maison Jarl, donc si Tiwaz devait monter sur le trône en tant que prochain Empereur Divin, Hárbarth n’aurait aucun problème à manipuler le garçon comme sa marionnette.

Il était censé être un garçon extrêmement calme et velléitaire, et il serait probablement beaucoup plus facile à contrôler que Rífa, qui était un garçon manqué et se rebellait souvent contre la volonté de Hárbarth.

En effet, il n’y aurait pas de problèmes immédiats avec cet arrangement. Cependant…

« Si je dois avoir un réceptacle pour ma volonté, je préfère après tout que ce soit quelqu’un qui porte mon sang. »

Hárbarth avait donné naissance à deux fils et une fille, mais il avait déjà perdu ses deux fils, l’un à cause de la maladie et l’autre à cause de la guerre.

Quant à sa fille restante, il l’avait mariée au commandant en second du Clan de la Lance, et elle l’avait béni de quatre petits-enfants, mais tous étaient des garçons. Malheureusement, cela ne lui laissait aucun héritier de sang féminin qu’il aurait pu marier à Tiwaz.

S’il devait créer un futur Þjóðann portant sa lignée, il avait besoin de Rífa.

Cela dit, si elle restait dans cet état comateux, il était clair qu’elle allait bientôt dépérir et périr.

Alors que Hárbarth réfléchissait à ses options, une voix l’avait interrompu, résonnant dans sa tête.

« Monsieur. »

C’était la voix du prêtre impérial Alexis, qui était l’« œil » de Hárbarth à l’extérieur.

Alexis était un Einherjar de la rune Gnævar, le Voyageur des Cieux, qui lui permettait de converser instantanément avec quelqu’un d’autre sur n’importe quelle distance, en utilisant des miroirs spéciaux appariés.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Hárbarth, semblant interroger l’air vide.

« Monsieur, euh, c’est un peu désagréable à annoncer, mais le “Ténébreux” est retourné au Clan du Loup. »

« Quoi ? » Le seul œil valide de Hárbarth s’était ouvert en grand.

Sigyn était connue comme la sorcière de Miðgarðr, l’une des trois plus grandes utilisatrices de sorts magiques seiðr dans tout le pays d’Yggdrasil.

Il était difficile d’imaginer que quelqu’un dans ce monde aurait pu briser le sort de Sigyn, un sort dans lequel elle avait versé chaque once de sa vitalité et de son esprit.

Et pourtant, allongée ici, devant Hárbarth, se trouvait peut-être la seule fille qui aurait pu le faire.

« Est-ce la cause de tout cela ? » s’était-il demandé à haute voix.

Si c’était le cas, pas mal de choses auraient un sens.

Rífa avait secrètement quitté la capitale impériale pour voyager au cours de l’hiver précédent, et avait séjourné à Iárnviðr pendant un certain temps. Hárbarth avait entendu dire qu’elle était devenue une amie intime de Yuuto.

Peut-être que son lien avec lui lui avait donné une raison de prêter ses pouvoirs pour aider à son retour.

« Chaque fois, tu ne cesses de me causer des ennuis. » Hárbarth avait craché les mots avec amertume.

Il avait travaillé si dur pour préserver la gloire de l’empire, élaborant des plans en secret, des plans qui avaient réussi, seulement pour que la divine impératrice elle-même les réduise en pièces.

Au moment de sa fuite et de ses voyages secrets, Hárbarth avait décidé de fermer les yeux et de la laisser partir pour lui permettre un dernier accès d’égoïsme avant le mariage. Elle était, dans le pire des cas, remplaçable. Mais de voir maintenant qu’elle lui avait rendu sa gracieuseté d’une telle manière lui donnait des frissons de colère.

« Monsieur, que devons-nous faire ? »

« Hahhh… » Les sourcils profondément froncés, Hárbarth laissa échapper un grand et long soupir.

Le retour du garçon était bien sûr au-delà de ses prédictions, mais ce qui était encore plus surprenant était ce qui s’était passé avec le Clan de la Foudre et le Clan de la Panthère. Les deux clans étaient eux-mêmes comptés parmi les dix plus grandes nations d’Yggdrasil, et pourtant, même après avoir formé une alliance, tous deux avaient été facilement écartés de leur campagne d’invasion. C’était un résultat qu’il n’aurait jamais pu imaginer, même dans ses rêves.

Il semblait que le « Ténèbreux » avait amassé un pouvoir bien plus grand que ce que même Hárbarth avait imaginé.

Enfin, il était devenu trop puissant pour être contrôlé.

Inquiet de l’effet que ses actions pourraient avoir sur la confiance dans l’autorité de l’empire, Hárbarth avait jusqu’à présent cherché à faire avancer ses plans pour effacer le garçon en secret. Mais maintenant, il semblait qu’il n’y avait plus de place pour se soucier de sauver les apparences.

« Hmm, oui… » Hárbarth jeta un coup d’œil à la jeune fille gisant inconsciente sous lui, et les coins de sa bouche se retroussèrent en un rictus.

« Je suppose que cette fille est exactement ce dont nous avons besoin. Utilisons-la pleinement. »

***

Chapitre 3 : Acte 3

Partie 1

« Sieg Patriarche ! »

Lorsque le groupe de Yuuto avait franchi les portes, le bruit des acclamations les avait frappés, se répercutant jusqu’à leurs os.

C’était comme une onde de choc, un mur de son, et cela les avait presque fait tomber de leur cheval.

Ils s’efforcèrent de garder une posture droite alors qu’ils s’engageaient dans la rue principale menant au palais, qui était pleine à craquer de monde.

« Bienvenue chez vous, Seigneur Patriarche ! »

« J’avais la foi que vous reviendriez à la maison pour nous ! »

« Tant que vous êtes notre chef, le Clan du Loup est en sécurité ! »

« Oh, merci, oh, merci aux cieux… »

Divers cris individuels parvenaient à leurs oreilles, et pendant ce temps les cris de « Sieg Patriarche ! » me frappaient de tous les côtés.

Du haut de leur cheval, ils pouvaient voir des gens au visage rouge à force de crier à tue-tête, des gens complètement mouillés à force de pleurer, des gens agitant des bannières du Clan du Loup avec ferveur, des gens aux mains jointes en prière.

La seule chose qu’ils avaient tous en commun, c’est qu’ils étaient inondés de joie pure du fond du cœur.

« C’est toujours assez fou quand je reviens d’une bataille, » dit Yuuto, « mais aujourd’hui, c’est d’un tout autre niveau. »

Pourtant, son expérience de cette situation avait joué. Il s’était assuré de supprimer et de dissimuler son malaise, et avait joué le rôle d’un seigneur débordant de confiance à l’excès, souriant et saluant la foule.

« Naturellement, » dit Félicia, « Car nous avons été repoussés par nos ennemis pendant tout ce temps. Les citoyens ont dû être terriblement inquiets de ce qui allait leur arriver. »

Elle avait également conservé son sourire et avait salué la foule bruyante.

Il est vrai que, bien que les hauts gradés du Clan du Loup aient essayé de contrôler le flux d’informations, on pouvait plus facilement arrêter un feu de forêt qu’une rumeur, et les mauvaises nouvelles s’étaient répandues par l’intermédiaire des marchands et des artistes, ainsi que d’autres voyageurs, à travers le pays.

Depuis que Yuuto avait disparu à la bataille de Gashina, les forces du Clan du Loup avaient été forcées de s’engager dans un conflit qui n’était pas du tout en leur faveur, et cette information avait sûrement atteint le peuple d’Iárnviðr.

Dès que le palais avait annoncé au peuple que Yuuto était revenu de sa « terre au-delà des cieux », il n’avait fallu que quelques jours pour que les rapports de ses victoires arrivent les uns après les autres.

Compte tenu de cela, la jubilation fébrile des citoyens était logique.

Yuuto, quant à lui, aurait aimé rentrer au palais en courant, mais il devait montrer aux gens que leur souverain était vivant et en bonne santé, leur projeter avec confiance que le Clan du Loup allait s’en sortir, et balayer leurs dernières inquiétudes. C’était son devoir en tant que patriarche.

Le groupe de Yuuto avait lentement remonté l’artère principale, répondant aux acclamations et saluant la foule jusqu’à ce que, après un certain temps, ils atteignent les portes du palais.

Il y avait là une fille familière, que Yuuto connaissait depuis ses débuts.

« Bienvenue à la maison, Yuu-kun, » déclara Mitsuki.

Sa vue lui était si familière, et pourtant, d’une certaine manière, la voir lui semblait nouveau et différent.

Il pouvait déjà sentir une grande chaleur monter dans sa poitrine.

« Hé, Mitsuki, je suis rentré. C’est bon d’être de retour. »

« Mm-hm ! ♪ »

C’était une salutation normale et simple. Mais ils étaient ensemble, se regardant dans les yeux, échangeant cette salutation en personne.

En ce moment, c’était le plus grand bonheur du monde pour lui.

+

« Au cours des deux derniers mois, je sais que mon absence a été un fardeau extraordinaire pour vous tous, » déclara Yuuto. « J’en suis vraiment désolé. Mais, en même temps, je me sens si fier. Bravo à vous tous ! Dans les moments difficiles, vous avez tenu bon. Notre victoire cette fois-ci n’a été possible que grâce à votre combat acharné. Ce soir, nous célébrons. Oubliez les formalités. Buvez, criez, chantez et dansez toute la nuit ! »

« Yeaaaah !!! » La salle du sanctuaire, au sommet de la tour sacrée Hliðskjálf, éclatait dans de bruyantes acclamations.

Comme il était habituel pour le retour de Yuuto d’une campagne de guerre, ce fut un festin pour célébrer la victoire du clan.

Yuuto était épuisé après avoir fait tant de voyages en si peu de temps, et honnêtement, il voulait retourner dans ses quartiers privés et dormir comme une pierre pour la première fois en deux mois. Mais ce serait ignorer les personnes importantes de son clan réunies ici aujourd’hui, qui avaient passé chaque jour à attendre son retour, alors il ne pouvait pas faire cela.

Il se forçait à ignorer sa fatigue et à assister à la fête.

Yuuto leva son verre. « Et maintenant ! Levons nos coupes pour porter un toast à la victoire du Clan du Loup. Sant — . »

« Non, non, Père, ça ne va pas du tout, » intervint précipitamment Jörgen, la réprimande du commandant en second coupant Yuuto au moment où il allait finir son toast.

Hein ? Yuuto s’était posé des questions, et il jeta un coup d’œil à la foule rassemblée dans le hall du sanctuaire, pour voir que beaucoup d’entre eux hochaient la tête en semblant être d’accord avec Jörgen.

Il se demandait ce qu’il avait bien pu faire de mal, mais il n’arrivait pas à trouver la réponse.

Après un moment, Jörgen ajouta : « Alors, avec votre permission, monsieur, je vais m’en occuper. »

Il s’était éclairci la gorge, s’était avancé pour se tenir à côté de Yuuto, et s’était adressé à la foule.

« Un toast ! À la victoire du Clan du Loup, mais avant tout, au retour de notre grand héros et patriarche bien-aimé, le seigneur Suoh-Yuuto ! … À la vôtre ! »

« Santé !!! » Avec ce cri à l’unisson, d’innombrables tasses furent levées bien haut, et le son de leur entrechoquement résonna dans toute la salle.

Ah, je vois, j’ai oublié de célébrer mon propre retour à la maison. Yuuto avait finalement compris. Il avait pris l’habitude de s’ignorer en tant qu’individu afin de donner la priorité à son rôle public de seigneur du clan, et il n’avait donc pas réalisé qu’il avait oublié cette partie.

On vient de me retirer mon gros toast, pensa-t-il avec un rire ironique, mais en même temps, cela le rendait vraiment heureux de réaliser que tout le monde était aussi heureux de son retour.

Pour Yuuto, c’était vraiment comme si Iárnviðr, et non le Japon, était devenue son lieu de retour, sa vraie maison.

Alors que Yuuto s’était assis sur son siège après avoir terminé son rôle cérémoniel, Mitsuki s’était penchée vers lui pour lui parler, en ricanant. « Bon travail là-bas ! Tee hee, tu as fait un discours plutôt cool. »

Les épaules de Yuuto s’étaient affaissées. « Est-ce du sarcasme ? Jörgen a dû le reprendre à la fin, là. »

« À la fin, oui. Mais je pense que j’ai pu voir un peu à quoi ressemble “Yuu-kun le patriarche”. Je le pensais quand je disais que tu avais l’air cool. Je… hum. Ça m’a fait tomber amoureuse de toi encore une fois. »

« Oh, vraiment ? Ok. Eh bien, Mitsuki, tu devrais savoir que tu es assez incroyable dans cette tenue. »

« Eh, vraiment ? Eheheh ! Merci. » Un léger rougissement colora les joues de Mitsuki, et elle rit timidement.

À Iárnviðr, des vêtements provenant du Japon seraient considérés comme bien trop étranges. Comme le dit le proverbe, « Quand on est à Rome, on fait comme les Romains. »

Mitsuki portait une nouvelle tenue maintenant, et si l’on devait choisir un exemple pour la comparaison, de toutes les autres filles, elle ressemblait le plus à la tenue que portait Ingrid.

C’était le genre de vêtement porté par la plupart des femmes d’Yggdrasil, avec un design simple semblable à une tunique ou un poncho.

Naturellement, comme il était porté par la femme du patriarche, la qualité des coutures et des matériaux utilisés était d’un niveau bien supérieur à celui d’une tenue standard bon marché. Et en particulier, la pièce ressemblant à un cardigan qui ornait ses épaules était magnifiquement brodée de fil d’or.

Les mots de Yuuto n’étaient pas de vaines louanges, il pensait vraiment qu’elle était très belle dans cette tenue. Voir la fille qu’il aimait dans un nouveau look pour la première fois comme ça était un régal pour les yeux.

« Ohh, si tu me fixes autant, tu vas me mettre dans l’embarras. » Mitsuki gloussa. « Oh, c’est vrai ! Je me suis souvenue qu’il y avait quelque chose que je voulais te donner comme récompense, Yuu-kun, pour être rentré sain et sauf à la maison. »

« Une récompense ? »

« Oui, attends juste une minute, d’accord ? » Sur ce, Mitsuki s’était approchée et avait ramassé un objet qui était placé à côté d’elle : un récipient en métal noir légèrement long et de forme ovale.

Au début, Yuuto avait pensé qu’il s’agissait peut-être d’une boîte à lunch de style japonais, mais là encore, c’était bien trop peu raffiné et ordinaire pour une fille comme Mitsuki.

Alors que Yuuto le regardait en se demandant ce que cela pouvait être, Mitsuki avait utilisé un chiffon pour retirer le couvercle du récipient.

« Wôwaa !!! » Yuuto avait poussé un cri d’étonnement dès qu’il avait vu ce qu’il y avait à l’intérieur, oubliant complètement qu’il était en public.

L’intérieur du récipient était rempli d’innombrables petits grains blancs, d’où s’échappait une vapeur.

C’était du riz. Peu importe comment on le regardait, c’était du riz.

« Mi-Mitsuki, t-tu, ce… »

« Oui, j’ai apporté juste un petit peu de riz blanc ici. Tu ne pourras pas en manger tous les jours ou quoi que ce soit, mais tu peux au moins le faire pour les occasions spéciales comme aujourd’hui. Vas-y et mange ! ♥, »

Mitsuki avait utilisé une cuillère en bois pour prélever un peu de riz dans un petit bol en porcelaine blanche qu’elle avait dû apporter avec elle du Japon. Elle avait tendu le bol à Yuuto.

Yuuto avait instinctivement dégluti par anticipation.

« Merci. Itadakimasu ! » Yuuto tenait toujours le bol de riz dans sa main gauche, il avait donc exécuté la prière de manière informelle avec sa main droite, puis il s’était mis directement à table, enfournant le riz frais et chaud dans sa bouche avec ses baguettes.

Le goût s’était répandu dans sa bouche, un goût nostalgique qu’il avait toujours connu depuis l’enfance.

« Ahhhhh ! Je le savais, un Japonais doit manger de ces trucs, sinon la vie n’est pas la même ! » s’exclama Yuuto en parlant la bouche pleine et en frappant son bras libre contre sa cuisse.

Il était une machine, engloutissant une bouchée de riz, puis attrapant quelques plats d’accompagnement avec ses baguettes, puis mettant encore plus de riz dans sa bouche.

Le bol de Yuuto avait été vide en un clin d’œil, et c’est à ce moment-là qu’une question lui était venue à l’esprit.

« Mais hé, comment as-tu fait pour cuisiner ce truc ? Ce n’est pas comme si tu pouvais utiliser un cuiseur à riz ici. »

« J’ai utilisé la marmite d’une gamelle — tu sais, celles qu’on utilise en camping en plein air. Avant de venir dans ce monde, j’ai secrètement passé du temps à apprendre à faire cuire du riz sur un feu de camp devant ma maison. Je me suis beaucoup entraînée. »

« Wôw, merci beaucoup ! »

« Et aussi, en ce moment, j’ai quelques subordonnés de Jörgen qui m’aident à installer une rizière. J’ai aussi apporté quelques plants de riz, aussi. »

« Sérieusement !? » Yuuto n’avait pas pu s’empêcher de se pencher vers Mitsuki avec excitation.

« Oui. Mais il n’y en a vraiment que quelques-uns. Et le climat ici n’a pas beaucoup de précipitations. Je ne pense pas que nous serons en mesure de faire pousser quoi que ce soit d’important. »

« Mais je serais reconnaissant pour même un petit peu ! »

Cela signifie que, même si ce n’est que de temps en temps, Yuuto pourrait se réjouir de manger du riz à partir de maintenant.

***

Partie 2

Mais les surprises ne s’étaient pas arrêtées là.

« Et j’ai aussi apporté de la base de kōji avec moi, donc je vais essayer de faire de la sauce soja et du miso à un moment donné. »

« Mitsuki ! Tu es la meilleure !!! » Incapable de se retenir davantage, Yuuto l’avait pris dans ses bras.

Il était si heureux qu’il avait cru qu’il allait pleurer.

Mitsuki était après tout excellente en cuisine. Il n’y avait aucun doute dans l’esprit de Yuuto qu’elle serait capable de recréer pour lui, ici dans ce monde, les saveurs adorées de son ancienne patrie, l’une après l’autre.

On dit souvent que le chemin vers le cœur d’un homme passe par son estomac, et c’est maintenant qu’il réalise à quel point ce dicton est sage et vrai.

Au moins, Yuuto avait l’impression qu’il ne pourrait plus jamais quitter les côtés de Mitsuki. Elle avait fermement saisi son estomac, et son cœur.

« Mais si tu prévoyais tout ça, tu aurais pu me le dire pendant que nous étions encore tous les deux au Japon, » dit Yuuto.

« Hee hee, je voulais te faire une surprise. »

« Eh bien, tu as réussi ton coup. »

Pendant leurs préparatifs au Japon, Yuuto avait, pour la plupart, décidé de ne pas s’occuper de ce que Mitsuki avait décidé d’emporter.

On dit souvent que les femmes achètent et emportent trop de choses, et de plus, il y avait sûrement des sous-vêtements et des produits féminins qu’elle ne voulait pas qu’un homme voie.

Yuuto lui-même avait été totalement concentré sur le fait d’apporter des choses qui seraient utiles pour aider le Clan du Loup dans le futur, et donc même s’il avait vraiment voulu manger du riz, il avait mis ces désirs personnels en dernier.

S’étant résigné à ne plus jamais pouvoir goûter au riz, il était d’autant plus heureux de pouvoir savourer les aliments de son pays natal ici, à Yggdrasil.

C’était juste ce qu’il pouvait attendre de Mitsuki, qui le connaissait mieux que quiconque. En ce moment, elle lui avait donné le plus beau cadeau qu’il pouvait recevoir.

« Content de voir que vous vous entendez si bien ! » Une voix maussade les appela d’une position plus haute.

En levant les yeux, Yuuto avait vu Ingrid, avec un visage maussade à l’image de sa voix, qui le regardait fixement, les joues gonflées.

Il ne comprenait pas vraiment. C’était une occasion heureuse, alors pourquoi avait-elle l’air si contrariée ?

« Yo, Ingrid, ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, » avait-il dit.

« Bien sûr, je te le renvoie. »

« C’est quoi ton problème ? Tu as l’air aigri. N’es-tu même pas heureuse de revoir ton vieil ami après deux longs mois ? Je suis certainement heureux de te voir. »

« Eh bien, oui, je suis bien sûr heureuse de te voir. C’est juste sacrément dur de te voir faire les yeux doux à une autre fille comme ça ! »

« Hm ? Qu’est-ce que c’était ? Tu marmonnes. Parle plus fort, je ne peux pas… »

Mitsuki l’avait coupé. « Très bien, Yuu-kun, tu ne peux pas tourmenter une fille comme ça. »

« Aïe ! Aïe-Aïe-Aïe ! » Yuuto avait crié de douleur quand Mitsuki avait soudainement attrapé son lobe d’oreille et l’avait tiré vers le bas.

Mais Mitsuki ne semblait pas prêter attention à Yuuto, et s’adressait plutôt à Ingrid. « Je pensais ce que j’ai dit avant. Ça ne me dérange vraiment pas, d’accord ? »

« Je ne pense pas avoir la moindre chance, » marmonna Ingrid. « Pas contre vous. »

« Bien sûr, je n’ai pas l’intention d’abandonner la position de numéro une. » Mitsuki avait fait un sourire gentil, presque maternel.

Cependant, pour une raison inconnue, lorsque Yuuto avait vu cette expression, il avait senti un frisson lui parcourir l’échine.

« Ha ha, très bien, alors, » dit Ingrid d’un air plus satisfait. « Je crois que je vais viser la troisième ou la quatrième place. »

« N’est-ce pas un peu modeste ? » demanda Mitsuki.

« Hahaha ! Eh bien, pour moi, il semble que la lutte pour la deuxième place va être chaude, voyez-vous. » Ingrid avait fait un sourire en coin et avait haussé les épaules.

Pendant ce temps, Yuuto n’avait pas la moindre idée de ce dont elles parlaient toutes les deux.

Il avait l’impression d’être le seul à être mis à l’écart, et ça le dérangeait. On aurait dit qu’elles parlaient de lui, alors il avait décidé de demander…

« Euh ? Qu’est-ce que vous faites toutes les deux — aaauugh ! Aïe !! » Il avait été forcé de recommencer à pleurer de douleur quand Mitsuki l’avait tiré par l’oreille encore plus fort.

Mitsuki soupira, plaçant sa main libre contre sa joue. « Honnêtement, Yuu-kun, tu es vraiment désemparé quand il s’agit de ce truc. »

Même si elle l’avait réprimandé, elle n’avait pas relâché sa pression sur l’oreille de Yuuto.

« Qu’est-ce que tu veux dire par “ce truc” ? … Ohh ! Attends, c’est à propos de cette histoire de concubine officiellement reconnue ? » Enfin, le cerveau de Yuuto avait fini par rassembler les pièces du puzzle.

Alors qu’il les reliait, cela lui avait soudainement fait prendre conscience d’une autre chose. Il jeta un coup d’œil dans la direction d’Ingrid.

Lorsque ses yeux avaient rencontré ceux d’Ingrid, son visage avait rougi en un instant.

Yuuto était plutôt ignorant en ce qui concerne les relations homme-femme, ce dont il était bien conscient. Mais même Yuuto n’était pas assez ignorant pour ne pas comprendre ce que cela signifiait.

« Euh, donc, ça veut dire que, tu, euh, tu sais ? » Yuuto avait essayé de le lui demander directement.

Il avait fait en sorte que sa formulation soit très vague et indirecte, par mesure de sécurité. Il ne pouvait pas s’empêcher de le faire instinctivement. Pour Yuuto, Ingrid était une bonne amie, et il ne voulait pas détruire la relation qu’ils avaient.

Ingrid avait hésité un moment, puis avait semblé rassembler sa détermination et lui avait répondu. « … Oui, c’est vrai. Désolée !? »

Elle le faisait en regardant de l’autre côté, le visage encore rouge comme une betterave.

« O-oh, » dit Yuuto. « N-Non, c’est moi qui suis en faute. Je, euh, n’ai pas remarqué. »

« N-Non, écoute, c’est bon. Je sais, c’est juste une n-nuisance, pour quelqu’un comme moi de… »

« N-non, ce n’est pas du tout une nuisance, c’est juste que, eh bien, j’ai Mitsuki, et… »

« Yuu-kun, tu n’as vraiment pas à t’inquiéter pour moi, d’accord ? » déclara Mitsuki.

« Non, mais ce n’est pas… »

« H-hey, j’ai compris que ce n’est pas juste pour toi non plus, Yuuto, de t’imposer ça tout d’un coup, » déclara Ingrid. « Maintenant que tu sais que c’est comme ça, on va en rester là pour l’instant ! Oh, et au fait, j’ai fini de fabriquer la chose dont nous avons discuté. À plus tard ! »

Après avoir dit cette dernière partie rapidement et sans reprendre son souffle, Ingrid s’était enfuie comme le vent, laissant un whoosh ! dans son sillage.

Elle était déjà une fille très timide au départ. Elle n’avait pas dû supporter plus longtemps cette atmosphère teintée de romantisme.

« Euhh, alors… qu’est-ce que je suis censé faire à ce sujet ? » s’aventura Yuuto.

« Je pense que tu ne devrais pas me poser cette question, n’est-ce pas ? » répliqua Mitsuki.

« O-Oui, tu as raison. » Un peu de sueur froide coulait le long de la joue de Yuuto.

Il était peut-être censé courir après Ingrid dans cette situation, mais avec Mitsuki juste à côté de lui, faire cela serait plus que difficile.

Et il n’avait toujours pas parlé correctement à la plupart des invités de la fête. En tant que patriarche, il serait irresponsable pour une figure centrale comme lui de fuir la fête.

Il se sentait vraiment coupable, mais il décida que le choix le plus sûr était d’attendre et d’arranger les choses avec elle plus tard.

 

 

« Tout le monde, s’il vous plaît, écoutez-moi ! » Après que la fête ait battu son plein pendant un certain temps, Yuuto s’était levé de son siège et avait haussé la voix pour appeler les invités.

Avec seulement ces quelques mots, le bruit tapageur qui remplissait le hörgr s’était immédiatement tu, comme si le temps avait été arrêté.

Yuuto avait attendu que les yeux de tous soient rassemblés sur lui avant d’ouvrir à nouveau la bouche.

« La célébration de ce soir va bientôt se terminer, et pour finir, il y a quelque chose que je veux vous dire à tous. »

Il parlait d’un ton solennel. C’était quelque chose qu’il devait absolument annoncer en public, une façon pour lui de tracer une ligne claire entre le passé et le futur.

Dans cette salle se trouvaient tous les officiers du Clan du Loup et d’autres personnages importants.

C’était juste la bonne occasion de le faire.

« Comme vous le savez tous, je ne suis pas de ce monde, » dit Yuuto. « Je viens du Japon, un pays très, très lointain. »

Cela semble ridicule même à mes propres oreilles, pensa Yuuto, mais il n’y avait pas de bavardage parmi la foule rassemblée dans le hörgr.

Même s’ils avaient tous bu, ils étaient restés là à écouter Yuuto avec toute leur attention.

« Si je suis honnête avec vous, j’ai passé la plupart des trois dernières années à souhaiter tout le temps pouvoir retourner dans le monde d’où je viens, » poursuivit Yuuto. « Je ne suis pas venu à Yggdrasil parce que je le voulais. Et je ne suis pas devenu votre patriarche parce que je le voulais. J’ai juste été entraîné par le cours des événements. Ce n’est pas arrivé par ma propre volonté. »

Assise à l’opposé de Mitsuki, Félicia posa une question à Yuuto en souriant doucement. « Et maintenant, est-ce le cas ? »

Elle était l’une des personnes à qui il avait déjà donné la réponse.

Elle connaissait la réponse, et avait choisi d’interjeter la question à ce moment précis. Comme on pouvait s’y attendre de la part de son adjointe de confiance, elle accentuait son discours avec un timing parfait.

Yuuto hocha la tête une fois, alors qu’une lumière vive et volontaire brillait dans ses yeux.

« C’est vrai ! Tout est différent maintenant. Je suis venu ici de mon plein gré ! Je suis venu ici pour de bon, pour vivre et mourir à vos côtés ! »

« Yeaaaahhh !! » Une tempête d’acclamations bruyantes avait éclaté.

En regardant autour de lui, Yuuto avait vu que même si Félicia l’avait su à l’avance, elle pleurait en souriant.

Sigrun, elle aussi, avait des larmes qui coulaient silencieusement de ses yeux fermés.

Jörgen penchait la tête en arrière pour prendre une longue gorgée de sa tasse. De petites larmes étaient visibles au coin de ses yeux.

Même le vieux Bruno, le chef des anciens du clan, qui s’était autrefois opposé à la montée sur le trône de Yuuto, regardait avec un grand sourire et agitait ses poings en l’air avec enthousiasme.

Yuuto avait attendu que tout le monde se calme, puis il avait recommencé à parler.

« Pendant les deux mois de mon absence, la vie de nombreux membres de notre famille nous a été enlevée. En tant que père de mon peuple, je ne peux pas pardonner cela. Vos ennemis sont les miens, et mes ennemis sont les vôtres. »

Yuuto s’était arrêté là, et avait lentement fermé les yeux.

***

Partie 3

Il prit une profonde inspiration, puis ouvrit en grand les yeux, utilisant sa main droite pour déplacer le manteau qui pendait de ses épaules.

Il fit surgir son esprit combatif hors de lui, et une aura de commandement s’était développée autour de lui alors qu’il criait : « Et donc, qu’on le sache ici et maintenant, je déclare que nous allons vaincre définitivement le Clan de la Panthère ! »

« Tu étais comme une personne totalement différente là-bas ! C’était un peu effrayant ! » déclara Mitsuki avec excitation, fixant le vide devant elle comme si elle se représentait la scène de tout à l’heure.

Le soleil était déjà complètement couché, la fête était terminée, mais la bombe que Yuuto avait lâchée avec son discours à la fin avait plongé la salle de rituel dans un chaos tapageur.

Même maintenant, Yuuto pouvait entendre des bribes de voix des personnes encore là-haut, discutant de la conquête du Clan de la Panthère avec une grande ferveur.

Bien qu’il en ait eu envie, Yuuto n’avait pas la force de rester avec tout le monde plus longtemps, il avait donc rapidement pris congé.

Maintenant, il marchait avec Mitsuki dans l’un des couloirs du palais.

Sigrun était devant eux, et Félicia derrière eux, ils étaient donc protégés contre tout assaillant potentiel.

« C’est mieux de céder et d’aller jusqu’au bout quand il s’agit de ce genre de choses, » déclara Yuuto. « En plus, ce n’est pas comme si tout ça était faux. »

En effet, bien qu’aucun d’entre eux ne soit lié à Yuuto par le sang, il ressentait de la colère à l’idée que l’on prenne la vie de ses enfants et petits-enfants jurés. En ce sens, bien que son discours ait pu être un peu militant, il était également compréhensible quant à la raison.

« Eh bien, la partie “céder et aller jusqu’au bout” est cependant ce qui est le plus difficile, » déclara Mitsuki. « Au moins, pour les gens normaux. »

« Je ne sais pas… il me semble que tu aies toi-même fait un bout de chemin, mais peut-être d’une manière différente de la mienne. »

« Quoi, non, ce n’est pas vrai ! Je suis normale, tout à fait normale ! »

« C’est quoi cette blague de se dire normal ? » demanda Yuuto.

« Hmph ! Tu es la seule personne qui puisse dire ça, Yuu-kun. »

« J’ai entendu tous les autres dire que tu es une “femme vraiment digne d’être l’épouse d’un seigneur”, tu sais. »

En effet, Yuuto avait été honnêtement assez surpris de voir combien de personnes à la fête montraient un respect si évident envers Mitsuki dans leurs interactions avec elle.

Bien sûr, n’importe qui devrait traiter la femme d’un patriarche avec civilité, du moins en apparence. Cependant, Yuuto avait acquis suffisamment d’expérience à ce stade pour être capable de dire quand quelqu’un était seulement poli et respectueux pour la forme.

D’après ce que Yuuto avait pu voir, tout le monde semblait avoir une véritable admiration pour Mitsuki.

Le fait qu’elle soit connue pour posséder des runes jumelles, le plus rare des dons surnaturels, y était probablement pour quelque chose, mais il était tout de même impressionnant qu’elle inspire autant de respect alors qu’elle n’était ici que depuis un mois.

La réputation de Yuuto avait chuté comme une pierre au fond de la rivière dès son propre premier mois à Yggdrasil, et il était passé du nom de l’enfant de la victoire, Gleipsieg, à celui de Sköll, le dévoreur de bénédictions. Yuuto ne pouvait s’empêcher d’être un peu jaloux de cette différence.

« Père, Mère. » Sigrun était sortie de la chambre de Félicia, puis elle s’était mise au garde-à-vous et s’était adressée à Yuuto et Mitsuki. « J’ai fini de vérifier votre chambre, ainsi que celle de Félicia. Il n’y a pas eu d’intrus. Soyez tranquilles, et passez une bonne nuit de sommeil. »

« Euh ? » Un son de surprise s’était échappé des lèvres de Yuuto.

Il avait l’impression d’avoir entendu quelque chose de faux dans ce qu’elle avait dit, quelque chose qu’il ne devait pas ignorer.

« Maintenant, je vais prendre congé. » Mais avant que Yuuto ait pu exprimer ses soupçons, Sigrun avait incliné la tête et s’était éloignée d’un pas rapide.

Yuuto et Mitsuki se tenaient là, un étrange silence entre eux.

Yuuto ne pouvait pas laisser ça durer éternellement. « Au fait, les deux seules chambres présentes ici sont celle de Félicia et la mienne. D’ailleurs, où est la tienne ? »

Il avait placé son dernier espoir dans cette question.

« Eh bien, je suis ta femme, » dit Mitsuki. « C’est normal que nous partagions une chambre et dormions ensemble. »

Yuuto avait anticipé cette réponse, mais elle l’avait quand même laissé sans voix.

Bien sûr, son lit était inutilement large, un patriarche de clan ne pouvait pas se permettre d’avoir de maigres meubles. Il pouvait accueillir non seulement deux, mais trois personnes confortablement.

Cependant, ce n’était pas le problème ici.

« Bon, écoute, » dit Yuuto. « Je suis un homme, et tu es une femme. Tu comprends ça, hein ? »

« Yuu-kun, qu’est-ce que tu dis ? C’est la raison pour laquelle nous avons pu nous marier en premier lieu. »

« Non, écoute ! Comprends-tu ce que cela signifie pour un homme et une femme de partager le même lit !? »

Yuuto était un jeune homme dans son adolescence, après tout.

Il se caractérisait par une retenue à toute épreuve, mais s’il devait partager une chambre avec cette fille qu’il aimait, même lui n’était pas sûr de pouvoir s’en détacher.

« Je… Je sais cela. » Mitsuki avait parlé d’un ton hésitant en baissant les yeux, le visage aussi rouge qu’une pomme. « C’est… c’est pourquoi je suis venue ici avec toi. »

« Ah… ! » Aussi lent que soit Yuuto dans ce domaine, même lui était capable de comprendre la détermination de Mitsuki.

C’est vrai, ils allaient être mari et femme à partir de maintenant. Il n’y avait rien d’étrange à ce qu’ils couchent ensemble.

Yuuto était également prêt à assumer la responsabilité que cela impliquait. Il y était prêt depuis le moment où il avait décidé de l’emmener avec lui dans ce pays non civilisé, sans possibilité de retour au Japon.

Mais même ainsi, Yuuto s’était constamment dit qu’il devait prendre les choses au sérieux avec elle, et il avait donc pensé qu’il devait essayer de garder les choses pures entre eux, au moins jusqu’à ce qu’ils aient eu leur cérémonie de mariage officielle.

Mais maintenant que Mitsuki est allée si loin, lui faire honte en la rejetant serait la mort de son honneur en tant qu’homme.

« Es-tu… vraiment sûre de toi ? » dit-il lentement.

« … Oui. » Avec un hochement de tête, Mitsuki avait légèrement serré la main de Yuuto.

Et, d’une toute petite voix à peine audible, elle avait ajouté : « Je suis peut-être inexpérimentée, mais s’il te plaît, prends bien soin de moi, maintenant et pour toujours. »

 

+

Chirp chirp. Chirp chirp chirp.

Yuuto avait été réveillé par le bruit des moineaux qui passaient par la fenêtre ensoleillée.

« Le matin, hein…, » marmonna-t-il, et il se redressa.

Le haut de son corps était nu.

Après plusieurs jours de voyage et l’épuisement de ses forces la nuit dernière, il avait dû s’endormir juste après, dans un état de vide béat.

« Bonjour, Yuu-kun. » Une voix légèrement embarrassée était venue de juste à côté de lui.

Yuuto s’était retourné et il avait vu Mitsuki, utilisant une couverture pour tout couvrir jusqu’à la moitié inférieure de son visage, le regardant la tête proche du lit.

En la voyant, il avait compris que c’était réel. Donc la nuit dernière n’était pas juste un rêve.

« Hé, bonjour, » dit-il. « Alors, euh… vas-tu… bien ? »

« Donc l’accouchement est…, » Mitsuki commença à parler.

« Un accouchement !? » Yuuto n’avait pas pu s’empêcher de la couper d’un cri, sa voix se brisant.

 

 

Bien sûr, il ne pouvait pas dire que cela n’avait aucun rapport avec la conversation, mais c’était quand même tellement inattendu d’en parler maintenant, et donc c’était normal qu’il soit surpris.

« Oui, apparemment l’accouchement est aussi mauvais que d’essayer de faire passer une pastèque par une de ses narines. »

« Hm ? D’accord…, » Yuuto hocha la tête pour qu’elle continue, mais il ne comprenait pas vraiment où elle voulait en venir.

« La nuit dernière a fait aussi mal qu’une pomme. »

« Je suis tellement, tellement désolé !!! » Yuuto s’était levé d’un bond, puis il s’était agenouillé pour s’excuser, tête baissée, sur place.

L’expérience n’avait été que du plaisir pour lui, alors naturellement il était rempli de culpabilité.

« Hum, je suis désolé pour ça, » dit-il désespérément.

« On a toujours l’impression qu’il y a quelque chose là-dedans. »

« Arghh... Je suis vraiment désolé. »

« Non, c’est bon. C’est plus comme, “Yuu-kun est vraiment encore là”. Ce genre de sentiment. Ça fait mal, mais ça me rend aussi heureuse. »

« Je… Je vois, » balbutia Yuuto.

« Alors, ne t’excuse pas. » Souriant doucement, Mitsuki avait tendu une main et avait caressé le menton de Yuuto.

Son visage lui paraissait si beau, si doux et adorable, qu’il se sentait à nouveau attiré vers elle…

Une voix comme une cloche et un léger coup à leur porte les avaient interrompus. « Grand Frère, Grande Soeur Mitsuki, puis-je maintenant entrer ? »

En un clin d’œil, Yuuto et Mitsuki avaient été tirés de leur propre petit monde et étaient revenus à la réalité.

« Attends un peu ! » Yuuto cria. « Mitsuki, des vêtements ! »

« O-Okay ! »

Les deux amoureux s’étaient empressés de récupérer leurs vêtements épars de la veille et avaient commencé à s’habiller, mais ils étaient si agités qu’ils avaient eu du mal à le faire.

Le temps qu’ils aient terminé et que Yuuto ouvre la porte pour laisser Félicia entrer dans la pièce, Yuuto et Mitsuki avaient l’air complètement épuisés.

En voyant cela, Félicia laissa échapper un petit sourire, mais elle reprit rapidement son expression sérieuse, et s’adressa à eux.

« Même si ça me fait mal de devoir m’interposer entre vous deux en ce moment, il y a une montagne de travail qui attend d’être fait. »

***

Partie 4

Yuuto retourna à son bureau habituel pour la première fois en deux mois, pour le trouver pratiquement enseveli sous des piles de paperasse.

Et, malheureusement, il n’y avait que du papier. Si c’était des tablettes d’argile, des piles de cette taille ne seraient pas un volume de travail particulièrement intimidant. Il était évident que cela n’allait pas être terminé en un jour, et cela rendait la chose un peu accablante.

« Eh bien, tout cela peut attendre pour l’instant, » soupira-t-il. « Il y a quelque chose d’autre dont nous devons nous occuper d’abord. »

« Concernant l’assujettissement du Clan de la Panthère, c’est bien ça ? » demanda Félicia avec une expression raide.

Le patriarche du Clan de la Panthère était un homme appelé Hveðrungr, mais son vrai nom était Loptr, et il avait autrefois été le commandant en second du Clan du Loup. Il était également le grand frère biologique de Félicia. C’était sûrement compliqué pour elle.

« Oui. » Yuuto acquiesça, et se dirigea à grandes enjambées vers le bureau, où il s’assit sur sa chaise familière.

Ce fauteuil était celui qu’il avait fait construire par l’un des meilleurs artisans du Clan du Loup, mais franchement, le fauteuil bon marché qu’il avait utilisé à l’époque moderne était toujours plus confortable.

Malgré tout, il avait utilisé celui-là pendant deux années entières. Il y était attaché à ce point. Rien qu’en s’asseyant dessus, Yuuto s’était senti naturellement capable de passer à l’état d’esprit d’un patriarche de clan.

« Ok, » commença-t-il. « D’abord, une proclamation écrite aux patriarches des clans sous notre sphère de protection, pour les pousser à rejoindre la campagne. »

Le Clan de la Panthère avait peut-être perdu sept mille soldats à la rivière Körmt, mais selon des estimations prudentes, il disposait encore d’environ cinq mille cavaliers d’élite.

Ce n’était pas très sûr pour le Clan du Loup d’aller les chercher tout seul.

Après l’énorme défaite du Clan du Loup à Gashina, tous les clans subsidiaires, à l’exception du Clan de la Corne, étaient restés silencieux sur la touche, attendant pour ainsi dire de voir de quel côté le vent soufflait. Mais avec le retour de Yuuto et la série de victoires récentes, ces clans devraient maintenant être enclins à montrer leur allégeance une fois de plus.

« Bien. Je vais préparer une tablette d’argile, » dit Félicia. Elle avait pris un récipient sur une étagère à proximité et l’avait ouvert.

À l’intérieur, il y avait un tas d’argile mou.

Même dans le Japon moderne, nombreux sont ceux qui considèrent les documents écrits à la main comme plus authentiques et plus précieux que ceux produits sur un ordinateur puis imprimés. Et dans les décennies précédentes, les formulaires officiels ne pouvaient pas être écrits avec un stylo à bille. Seule l’écriture au stylo plume était reconnue comme valide.

Le papier avait été introduit à Yggdrasil, mais il y a moins de deux ans. Les coutumes précédentes étaient encore bien ancrées, et pour un document officiel, seule une tablette d’argile pouvait être considérée comme correcte et authentique. Et pas seulement une tablette séchée au soleil, mais une tablette cuite dans un four approprié, et scellée dans un second récipient d’argile cuit.

« Très bien, il suffit de le pétrir comme ça, et… » Félicia prit la tablette molle qu’elle avait récupérée et, avec des mouvements rapides, la moula dans la forme rectangulaire et la longueur appropriées.

« Très bien, » dit Félicia, parlant à voix haute pendant qu’elle écrit. « “Informez votre seigneur patriarche. Moi, Suoh-Yuuto, patriarche du Clan du Loup, je parle ainsi”… »

Le stylet de Félicia s’était déplacé en douceur tandis qu’elle inscrivait les lettres sur la tablette. Son expérience et sa familiarité avec ce travail transparaissaient dans la façon dont ses mains bougeaient avec un niveau incroyable de dextérité et d’habileté.

Elle avait terminé, et avait regardé Yuuto. « Très bien, la tablette est préparée. Je t’en prie, vas-y. »

« Bien. Voyons voir… “Dans un mois, le Clan du Loup mènera une campagne pour soumettre le Clan de la Panthère. Et donc, je vous demande à tous d’envoyer aussi des soldats”. »

« Très bien. » Félicia avait inscrit les mots, en terminant par : « … “envoyez aussi des soldats.” C’est fait. Y a-t-il quelque chose à ajouter ? »

« Hm, et aussi… d’accord, dans le message à Linné, dis-lui de venir à Iárnviðr tout de suite. Pour tous les autres, ajoute quelque chose comme : “Vous avez renoncé à vos Vœux du Calice, et je choisis de vous pardonner juste pour cette fois. Mais laissez-moi vous dire clairement que cela ne se reproduira pas une deuxième fois.” »

Alors qu’il dictait la dernière partie, les coins de la bouche de Yuuto s’étaient relevés en un sourire légèrement coquin.

Si l’on pouvait voir l’expression de Yuuto et ne rien savoir d’autre, elle semblerait sûrement typique d’un jeune homme de son âge. Cependant, le contenu et le sens de ses paroles étaient assez éloignés de l’impression que le sourire seul pourrait suggérer.

L’expression de Félicia s’était raidie.

« C’est… un message assez sévère, » avait-elle fait remarquer.

« D’après Le Prince de Machiavel, ce qu’un grand souverain doit craindre par-dessus tout, c’est d’être méprisé par les autres. Un manque de respect. Il est préférable pour lui d’être craint, mais pas au point d’être méprisé. Pense au type d’individu qui se laisserait aller parce qu’il a un patron gentil. Ce même type ferait certainement ce qu’on lui dit si quelqu’un d’effrayant quand il est en colère lui donne un ordre, non ? »

« … Oui, tu as raison. Et un tel argument est tout à fait persuasif quand il vient de quelqu’un qui est vraiment terrifiant quand il est en colère. »

« Pardon ? Tu ne parlerais pas de moi, n’est-ce pas ? » répliqua Yuuto, comme s’il était vraiment contrarié par ses paroles.

Cela avait suscité un rire amusé de Félicia. « Je me surprends toujours à penser, Grand Frère, que tu ne te vois pas tel que tu es. »

« Non, non, je joue juste mon rôle. Jouer ! Tu devrais maintenant le savoir. »

« Grand Frère, si ce que tu fais est de la comédie, alors cela ferait de toi un trompeur qui fait même honte à Botvid. »

« … Héhé. Je vois que tu réponds maintenant. » Yuuto avait émis un petit rire ironique et un petit soupir.

Il avait l’impression que Félicia n’était pas du tout réservée avec lui, ce qui était plutôt rare pour elle.

Jusqu’à présent, Félicia avait toujours mis un peu de distance émotionnelle entre elle et Yuuto, peut-être à cause des sentiments de culpabilité qu’elle nourrissait pour l’avoir initialement convoquée à Yggdrasil.

Mais maintenant que ces sentiments avaient été résolus, son côté naturellement enjoué était devenu plus proéminent. C’était un bon développement.

« Hum… ? Qu’est-ce qu’il y a, Grand Frère ? » demanda Félicia. « Pourquoi fixes-tu mon visage et pourquoi souris-tu, tout d’un coup ? »

« Hm ? Oh, je me disais juste que tu es d’une grande beauté, » dit Yuuto, qui avait décidé de lui faire quelques remarques amusantes.

« Si tu me dis des choses comme ça, je dirai à Grande Soeur Mitsuki de te gronder. »

« C’est bien. Il se trouve que ma femme a l’esprit assez large. »

« Oh, mon Dieu ! Je suis jalouse… En fait, je suis vraiment jalouse. »

« Hein ? »

Avant que Yuuto puisse réagir, sa tête avait été tirée dans une étreinte.

La sensation du corps doux et voluptueux de Félicia avait assailli ses sens.

« Attends, Félicia !? »

« Je suis heureuse pour toi et Dame Mitsuki, et je vous souhaite des bénédictions du fond du cœur, mais je ressens un peu… non, pas mal… de “frustration”, tu sais ? Même moi, je suis un peu jalouse, de vous voir si heureux ensemble. »

Comme pour symboliser la force de ses sentiments, les bras de Félicia avaient serré Yuuto plus étroitement contre elle.

« Euh… hmm… » Yuuto était incapable de donner une réponse cohérente.

Félicia avait gloussé, sa voix était parvenue jusqu’aux oreilles de Yuuto. « Teehee. Juste une petite blague. »

« Ça n’avait pas l’air d’être une blague selon moi ! »

« Qui peut le dire ? Eh bien, en tout cas, Grand Frère, je vais céder à Dame Mitsuki le privilège de se tenir à tes côtés en public. Mais j’espère que tu comprends que le droit d’être à tes côtés sur le champ de bataille, et dans ce bureau, est quelque chose que je n’abandonnerai jamais. »

« Oui, je comprends, » répondit Yuuto en souriant. « Et je n’ai pas l’intention d’avoir quelqu’un d’autre que toi comme adjuvant. En parlant de ça, il y a quelque chose pour laquelle j’ai besoin de ton avis, en tant que confident le plus fiable. »

Il posa ses coudes sur le bureau, les mains jointes. Ses mots impliquaient que c’était quelque chose d’important. Et ses yeux étaient complètement sérieux.

Félicia avait repris sa place à ses côtés et avait répondu : « Je t’en prie, vas-y. »

« J’ai déterminé que nous devions un peu plus renforcer les liens, la coopération entre nous et les clans subsidiaires. Ce qui se passe maintenant en est un bon exemple. Ce n’est encore qu’une idée dans ma tête, mais… »

+

Au cours de la rédaction d’un certain nombre de documents importants (sous la dictée de Félicia, qui est celle qui les avait réellement rédigés), de la convocation de personnes dans son bureau et de la transmission d’ordres, la matinée avait filé en un rien de temps.

Malgré le fait que Yuuto travaillait aussi assidûment que jamais, la montagne de papiers sur son bureau n’avait pas du tout diminué. C’était un peu décourageant.

Pourtant, d’une certaine manière, il n’y avait rien à faire.

Tout le travail que Yuuto avait effectué durant la matinée était lié aux préparatifs de la campagne visant à abattre le Clan de la Panthère, et les piles de documents qui attendaient encore devant lui n’avaient absolument rien à voir avec cela.

« Au moins, cela met de l’ordre dans nos stratégies anti-Clan de la Panthère pour le moment, » soupira-t-il. « Cependant, il y a toujours le problème du clan de la foudre. »

Appuyant son poids contre le dossier de sa chaise, Yuuto laissa échapper une longue expiration et leva les yeux, fixant l’espace vide au-dessus de lui.

Il y a six mois, l’armée du Clan du Loup avait utilisé la tactique du « mur de chariots » pour battre les forces du Clan de la Panthère à la bataille de Náströnd. Mais alors qu’ils se préparaient à poursuivre leur ennemi en retraite, ils avaient appris que le Clan de la Foudre semblait préparer sa propre armée à se déplacer, mettant le Clan du Loup dans une situation où ils n’avaient pas d’autre choix que de se retirer.

S’ils devaient envoyer toutes leurs forces après le Clan de la Panthère cette fois-ci, il y avait de fortes chances que le Clan de la Foudre saisisse cette ouverture pour les envahir.

Cela dit, s’ils consacraient trop de troupes à contrer le Clan de la Foudre, ils manqueront de forces à utiliser dans la campagne contre le Clan de la Panthère.

La façon la moins risquée de faire les choses était probablement que Yuuto se mette à Gimlé pour garder Steinþórr sous contrôle, tout en laissant le commandement de la force d’invasion à Sigrun ou Skáviðr… mais, au final, Yuuto avait aussi envie de régler personnellement les choses avec son frère juré.

« Passer en revue les prisonniers du Clan de la Panthère que nous avons capturés et engager certains d’entre eux comme mercenaires pour lutter contre le Clan de la Foudre ne semble pas être une mauvaise idée, » dit-il.

Ils ne pouvaient pas être amenés à se battre contre le Clan de la Panthère, car il y aurait des problèmes s’ils changeaient à nouveau de camp, mais les utiliser contre le Clan de la Foudre était un choix assez réaliste.

Les clans nomades avaient tendance à avoir des personnes guidées par des principes rationalistes, et il y avait eu de nombreux cas de clans agricoles sédentaires qui avaient engagé des personnes issues de clans nomades comme mercenaires pour les utiliser les uns contre les autres.

***

Partie 5

Il y en avait sûrement beaucoup qui accepteraient d’être engagés, pour autant que les récompenses soient suffisamment satisfaisantes.

Leurs prisonniers ne laissaient rien à désirer en termes de force et d’habileté sur le terrain, mais la véritable inconnue était de savoir combien d’entre eux allaient réellement jurer fidélité au Clan du Loup.

En marmonnant pour lui-même, Yuuto s’était levé et s’était dirigé vers un mur de la pièce, qui était entièrement recouvert de cartes. « Pendant que nous attaquons le Clan de la Panthère, si le Clan du Sabot ou le Clan du Vent prenaient l’attention du Clan de la Foudre, cela faciliterait grandement les choses… »

Le Clan de la Foudre partageait ses frontières avec le Clan du Sabot et le Clan du Loup au nord, ainsi qu’avec le Clan du Vent au sud.

À l’ouest se trouvait la mer, et son côté oriental était bordé par les montagnes Þrúðvangr, qui empêchaient les invasions ennemies venant de cette direction.

Ainsi, bien que le Clan de la Foudre soit expansif en termes de territoire total qu’il contrôle, il pouvait concentrer sa puissance militaire uniquement au nord et au sud. La géographie leur permettait d’envahir facilement les autres, mais aussi de se protéger.

Et malheureusement, les choses n’étaient pas si optimistes concernant les Clans du Sabot et du Vent. Tous deux avaient autrefois été comptés parmi les dix nations les plus puissantes du pays, mais le Clan du Sabot s’était récemment vu arracher plus de la moitié de son territoire par le Clan de la Panthère.

Quant au Clan du Vent, Yuuto savait qu’il avait été contraint à une situation plutôt médiocre en raison d’une invasion par son voisin plus au sud, le Clan de la Flamme, et que sa force s’était considérablement affaiblie.

Il ne semblait pas que ces deux clans soient assez forts pour égaler le Clan de la Foudre.

« Oh, il y a quelque chose que j’ai oublié de te dire, Grand Frère, » dit Félicia. « Il y a un mois, le Clan du Vent a été complètement envahi et détruit par l’invasion du Clan de la Flamme. »

« Quoi !? » Yuuto s’était retourné pour lui faire face.

La dernière chose qu’il avait entendue était que le Clan de la Flamme et le Clan du Vent étaient en guerre, et que le Clan de la Flamme avait l’avantage dans le conflit. Il n’avait pas entendu une seule chose sur la destruction du Clan du Vent.

Cependant, d’une certaine manière, c’était une chose de plus qui ne pouvait être évitée.

Pendant le séjour de Yuuto au Japon, sa seule option pour communiquer avec Yggdrasil avait été avec Félicia, en utilisant le smartphone qu’il avait laissé derrière lui.

La batterie solaire qu’il utilisait ne pouvait l’alimenter qu’une trentaine de minutes par jour tout au plus, et avec le danger constant que courait son clan, bien sûr, la grande majorité de ces communications avaient nécessairement porté sur les clans de la Panthère et de la Foudre.

Pourtant, penser qu’un tel incident s’était produit à son insu…

C’était un choc total.

« Nous n’avons nous-mêmes appris la nouvelle qu’il y a une semaine environ, » dit Félicia. « Nous avons vérifié auprès d’un certain nombre de marchands ambulants qui sont venus du sud, et nous pouvons donc supposer que c’est vrai. »

« Je vois. » Yuuto avait mis une main sur sa bouche, et avait réfléchi en silence pendant un moment.

L’une des dix grandes nations d’Yggdrasil, le Clan de la Flamme, venait d’écraser un voisin tout aussi puissant et de prendre tout son territoire. Cela signifiait qu’il était désormais un clan dont la force nationale était supérieure à celle du Clan du Loup. Peut-être même faisait-il maintenant partie des trois nations les plus fortes du royaume.

On pouvait difficilement demander un meilleur adversaire pour le guerrier sans égal qu’était Steinþórr.

« Très bien, envoyons un émissaire au Clan de la Flamme, avec le message que je voudrais très certainement prêter le serment du Calice de la Fraternité avec leur patriarche, à parts égales, » dit Yuuto. « Dans les Trente-six stratagèmes, le numéro vingt-trois : “Se lier d’amitié avec un État lointain, frapper un État voisin.” »

+

Tape ! Tape !

« J’arrive, » répondit Félicia au léger coup frappé à sa porte, et l’ouvrit.

Dans l’obscurité qui régnait sur le seuil de sa porte, la lumière de sa lampe éclairait le visage de son visiteur.

C’était Sigrun.

« Bienvenue, » dit Félicia. « Je suis désolée de t’appeler ici au milieu de la nuit de cette façon. »

« Ce n’est pas un problème. Après tout, tu as dit que c’était à propos de Père. Peu importe l’heure ou le lieu, je me précipiterai toujours pour aider. »

« Merci. Je t’en prie, entre. »

« Bien sûr. »

À la réponse sèche de Sigrun, Félicia s’était écartée et l’avait fait entrer dans la pièce.

Sigrun avait été invitée ici de nombreuses fois auparavant, et elle se dirigea vers le lit au centre de la pièce et s’assit avec autant de familiarité que si c’était sa propre chambre.

« Oh, Grand Frère et Grande Sœur sont actuellement occupés à créer un héritier dans la pièce d’à côté, alors nous devrons être silencieuse, » ajouta Félicia.

« Hm. J’ai compris. »

« … Cela te donne-t-il matière à penser ? »

« C’est vrai. Je suis sûre que si c’est l’enfant de Père, il sera en bonne santé et talentueux. C’est une autre chose à laquelle on peut s’attendre dans le futur. » Sigrun avait hoché la tête plusieurs fois, visiblement sûre d’elle.

« Erm, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je veux dire… n’as-tu pas eu une sensation d’oppression, de douleur dans ta poitrine ? »

« Non, pas vraiment. Je ne souffre d’aucune maladie à ce que je sache. Quoi, trouves-tu que je ne suis pas dans mon assiette ? »

« Non. Non, tu sembles vraiment être la même que d’habitude. » Félicia avait laissé échapper un long soupir.

Elle ne doutait pas que les sentiments de Sigrun pour Yuuto étaient purs et vrais.

Ce que Félicia se demandait, c’était si ces sentiments pouvaient ne pas être simplement ceux d’un guerrier loyal, mais aussi ceux d’une femme envers un homme. Ses déclarations étaient une façon d’aller à la pêche à la réponse. Mais à en juger par la réaction de Sigrun, Félicia était complètement à côté de la plaque.

Honnêtement, elle avait trouvé que c’était un peu décevant.

« Pourtant, j’envie beaucoup Mère, » dit Sigrun. « Moi aussi, j’aimerais porter un jour un des enfants de Père. »

« Qu… !? » Les yeux de Félicia avaient failli sortir de sa tête en entendant cela. C’était comme si elle avait vu une attaque la manquer, pour apprendre qu’il s’agissait d’une feinte après que le vrai coup l’ait frappée à l’arrière de la tête.

Sigrun avait dû remarquer l’étrange expression sur le visage de Félicia, car elle fixait Félicia, perplexe et clignant des yeux.

« Hm ? Ce que j’ai dit était-il vraiment si étrange ? Oh, bien sûr, nous aurons la question de la campagne contre le Clan de la Panthère pendant un certain temps, et le fait que je devienne incapable de combattre serait un vrai problème, donc je prévois d’attendre que les choses se soient un peu plus calmées d’abord. »

« … Depuis quand veux-tu des enfants ? Tu n’as jamais eu l’air de t’y intéresser. »

« Eh bien, oui, je n’ai aucun intérêt pour le mariage ou autre, mais j’aimerais certainement porter l’enfant de Père. Mère a déjà déclaré qu’elle le permettrait, après tout. »

« … Je vois. Cela doit être agréable pour quelqu’un de simple comme toi. » La tête de Félicia s’était affaissée et elle avait posé une paume sur son front.

Sigrun avait un cœur si simple que Félicia en était jalouse.

Bien sûr, Mitsuki avait dit qu’elle tolérerait la présence d’autres femmes dans le tableau, mais seulement tolérer, cela ne signifiait-il pas qu’au fond d’elle-même, elle trouvait l’idée désagréable ? Et compte tenu de la singularité de l’amour de Yuuto pour Mitsuki, faire un geste ne lui causerait-il pas des problèmes ?

C’était le genre de questions compliquées dans lesquelles Félicia s’était engouffrée, et maintenant elle avait l’impression d’avoir l’air d’une idiote pour s’en préoccuper autant.

« Mais tu as raison, » dit-elle enfin à Sigrun. « Peut-être que suivre simplement ces sentiments dans mon cœur est le mieux, n’est-ce pas ? »

« Je ne comprends pas vraiment ce que tu veux dire, mais est-ce que c’est ce dont tu voulais discuter ? » demanda Sigrun sans ambages.

« Ah, non, j’ai bien peur que nous nous soyons éloignées du sujet, » répondit Félicia. « Je vais en parler maintenant. Mais avant de commencer, veux-tu du thé ? »

« Non. Dépêche-toi et va droit au but. »

« Bien. » Félicia avait hoché la tête et s’était assise à côté de Sigrun.

Elle n’avait pas rencontré les yeux de Sigrun, mais avait plutôt regardé dans le vide.

« Dis-moi, quelle est ton impression sur le Grand Frère depuis qu’il est revenu parmi nous ? »

« Mon impression ? »

« J’ai l’impression qu’il y a quelque chose en lui qui est différent d’avant. Ne le sens-tu pas toi aussi ? »

Sigrun était silencieuse, avec un regard difficile et pensif. Peut-être que la question lui avait fait penser à quelque chose.

« C’est vrai, c’est comme si l’air qui l’entoure était beaucoup plus lourd et tranchant qu’avant, » dit-elle enfin. « Je pensais que c’était dû à sa nouvelle détermination, à sa conviction de vivre et de mourir avec le Clan du Loup… mais il semble que tu aies une idée différente. »

« Je pense que tu as aussi raison, bien sûr, » dit Félicia. « Mais ça me semble aussi être du désespoir, comme si quelque chose le forçait à agir avec une grande hâte. »

« Hmm. »

« Cette campagne visant à subjuguer le Clan de la Panthère en est un exemple particulièrement frappant, » dit Félicia. « Le grand frère que j’ai connu jusqu’à présent n’aurait pas choisi de commencer dans un mois seulement. Au minimum, il se préparerait pendant une demi-année, s’assurant doublement de ses préparatifs et s’assurant d’abord que nous sommes sur des bases absolument solides. »

« Je vois ce que tu veux dire, » dit Sigrun. « Maintenant que tu le dis, il y a aussi ce que nous avons fait lors de notre dernière bataille contre le Clan de la Panthère : nous avons d’abord coupé tout moyen de fuite avant de les éradiquer complètement. À l’époque, j’étais simplement submergée par l’admiration, pensant : “Je ne peux pas croire que la tactique du ‘pêcheur et du bandit’ puisse être appliquée de cette façon !”. Mais jusqu’à présent, même si Père avait pensé à de telles tactiques, je ne pense pas qu’il aurait choisi de les employer. »

« Oui. Avant maintenant, Grand Frère n’aurait pas voulu de tueries inutiles, et je crois donc qu’il se serait contenté de pouvoir les chasser. »

« Hmm… »

« Jusqu’à présent, Grand Frère ne s’est battu que dans le but premier de nous défendre, » dit Félicia. « Mais maintenant, depuis son retour, il me semble qu’il soit prêt à attaquer les autres de manière proactive. »

« Ne se pourrait-il pas que le fait de s’engager à vivre dans Yggdrasil ait également éveillé l’ambition de Père ? Il abrite en lui un incroyable esprit de conquérant, après tout. »

« Je serais heureuse si ce n’était que ça. » Félicia avait expiré profondément.

Il n’y aurait rien de mieux que de savoir que ses inquiétudes étaient injustifiées.

« Cependant, » poursuit-elle, « Si ce sentiment que j’ai n’est pas erroné, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui peut bien exercer une telle pression sur le Grand Frère, le forçant à se dépêcher ainsi. »

« En d’autres termes, tu es blessée par le fait que, bien que tu sois la confidente le plus fiable de Père, il ne t’a pas parlé de ce problème ? »

« N-Non, ce n’est pas vrai ! » s’exclame Félicia. « Umm, eh bien, non, je suppose que c’est vrai que le fait qu’il ait eu la gentillesse de m’appeler sa plus proche confidente et qu’il ait ensuite gardé ce secret a pu me rendre un peu malheureuse — juste un peu, remarque ! Mais en réalité, je suis surtout inquiète pour lui ! »

« Dans ce cas, tout ce que nous avons à faire est de continuer à le soutenir. S’il ne nous a pas parlé du problème, c’est que nous ne sommes pas encore assez fiables pour le mériter. Si nous le soutenons loyalement du mieux que nous pouvons, il finira certainement par nous mettre au courant. » Sigrun finit de parler et rit un peu.

Face à un tel argument formulé avec tant de facilité et d’assurance, Félicia n’avait pu s’empêcher de répondre par un sourire.

Certaines choses n’avaient jamais changé…

« Ça doit être bien d’être simple comme toi. »

***

Chapitre 4 : Acte 4

Partie 1

« Tu vas créer un nouveau clan ? » Linéa répéta ces mots à Yuuto avec un regard perplexe.

Elle se trouvait dans une pièce du palais d’Iárnviðr avec un groupe que l’on pourrait appeler le cercle intime de confiance de Yuuto : Jörgen, Skáviðr, Félicia, Sigrun, Ingrid, Albertina, et Kristina.

Après avoir été appelée ici par le Clan de la Corne, elle n’avait pu échanger qu’un bref salut avec Yuuto avant d’être conduite dans cette pièce. Linéa avait espéré avoir des retrouvailles plus sincères avec lui, alors personnellement, elle se sentait un peu déçue.

Pourtant, il était là, à lui parler en personne.

En soi, c’était suffisant pour rendre Linéa incroyablement heureuse.

À l’exception de Félicia, toutes les personnes présentes dans la pièce étaient aussi ouvertement surprises par la déclaration de Yuuto. Apparemment, c’était aussi la première fois qu’ils entendaient parler de ça.

Yuuto hocha la tête depuis sa position sur un siège surélevé en bout de table. « Exact, je pense que nous devrons faire quelque chose comme ça si nous voulons forger un sentiment d’unité plus fort entre le Clan du Loup et ses alliés subsidiaires. »

Il poursuit :

« Si on reste comme on est, avec juste le Clan du Loup, on ne pourra pas se débarrasser du sentiment que nous sommes tous séparés. Pour chaque clan, ils ne font que nous suivre parce qu’ils n’ont pas le choix, au final, ils sont toujours le Clan de la Griffes, le Clan de la Cendre, etc. Et comme ce qui s’est passé cette fois-ci, quand les choses se gâteront, ils feront passer leurs propres clans en premier. Je ne peux pas laisser cela se produire tout le temps. »

« C’est vrai. » Jörgen acquiesça lourdement à la remarque de Yuuto.

En effet, celui qui avait le plus ressenti la douleur de cette situation au sein du Clan du Loup était, sans l’ombre d’un doute, Jörgen, le commandant en second qui avait assumé toutes les responsabilités de Yuuto en son absence.

S’il y avait eu un soutien et des renforts des autres clans, la situation militaire aurait été au moins un peu plus favorable.

Ses mots étaient simples, mais ils portaient le poids des sentiments de cette expérience.

« Et c’est exactement pourquoi, en prenant ce groupe de clans, ce que vous pourriez appeler maintenant l’Alliance des Clans du Loup, et en le reformant sous un nouveau nom, nous pouvons lui donner un plus grand sens de l’unité. C’est ce que je pense. »

« Je vois, » dit Linéa. Elle avait mis une main sur sa bouche et avait froncé les sourcils. « Mais n’est-ce pas simplement changer le nom et rien de plus ? Même si le Clan du Loup se nomme autrement, je doute que cela engendre un quelconque sentiment de loyauté ou de communauté de la part des autres. »

Du point de vue personnel, Linéa se sentait incroyablement redevable au Clan du Loup, et était prête à recevoir des ordres de leur part. Mais si on lui demandait quel était son véritable clan, elle devrait répondre que c’était le Clan de la Corne. Elle ne pourrait pas changer ce sentiment juste parce que le Clan du Loup avait changé pour un nom moins familier.

Le Clan du Loup était en fort déclin dans la période précédant l’arrivée de Yuuto au pouvoir, mais dans le passé, le Clan du Loup avait été une nation puissante qui régnait sur toute la région de Bifröst.

En y réfléchissant, on pourrait dire qu’un changement de nom ne pourrait qu’affaiblir le respect et la crainte inspirés par le nom original.

« Ah, non, non, » dit Yuuto. « Je ne vais pas changer le nom du Clan du Loup. Je vais seulement créer un nouveau clan. »

« D’accord… » Linéa n’avait pas bien compris et n’avait donné qu’une vague réponse.

L’acte de « création d’un nouveau clan » signifiait habituellement la création d’un clan secondaire plus petit, subsidiaire au clan principal. Cela ne semblait pas avoir de lien avec un plan visant à rendre le Clan du Loup et ses alliés actuels plus unifiés.

Avant que Linéa ne puisse trouver la réponse, Yuuto avait continué à parler.

« Et, cela m’amène à toi, Linéa. Je veux te demander d’être le commandant en second de ce nouveau clan. »

« Eh ? Huuuuuh !? » Linéa ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise. « N-Non, mais, dans mon rôle de patriarche du Clan de la Corne, je… »

Elle avait un respect et une admiration sincères pour Yuuto, et elle était aussi très heureuse qu’il lui ait fait cette offre, mais bien sûr elle ne pouvait pas choisir une voie qui signifierait l’abandon de son propre clan.

Yuuto avait balayé sa remarque d’un geste de la main et d’un petit rire ironique.

« Non, tu n’as pas besoin d’arrêter ce que tu fais. C’est bon si tu restes aussi comme patriarche du Clan de la Corne. Oh, bien sûr, Jörgen, je veux au fait que tu sois l’assistant du second du clan. Ah, et je veux aussi que tu reprennes le poste de patriarche du Clan du Loup. »

« Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit !? » La surprise de Jörgen l’avait fait éclater en sanglots. Sa mâchoire semblait sur le point de tomber, il fixait Yuuto comme si le monde entier avait soudainement basculé.

Cette réaction ne pouvait cependant pas être évitée. Le Clan du Loup n’était à l’heure actuelle rien sans Yuuto. La crise la plus récente n’avait fait que le prouver.

Il n’y avait aucune chance que son abdication du trône soit une bonne idée.

Jörgen et Sigrun s’étaient levés de leurs sièges et avaient crié si fort que des crachats avaient volé, suppliant Yuuto pour le convaincre.

« P-Père ! Il est encore trop tôt pour que tu prennes ta retraite ! » cria Jörgen désespérément. « Tu n’as même pas encore atteint vingt ans ! »

« O-Oui, c’est vrai, Père ! Tu dois continuer à diriger le Clan du Loup pendant encore trente ans ! » s’écria Sigrun.

À proximité, Félicia laissa échapper un sourire et quelques rires — elle semblait trouver cela amusant.

Félicia était la conseillère la plus proche et la plus loyale de Yuuto. La femme qui devrait logiquement le supplier de reconsidérer sa décision ne parlait pas.

Avec ça, Linéa avait pu relier tous les points ensemble.

« En d’autres termes, » ajouta-t-elle, « tu n’as pas l’intention de créer un clan secondaire sous le Clan du Loup, mais un clan principal au-dessus ? Et toi, Grand Frère, je suppose que tu seras le patriarche de ce nouveau clan. »

« Correct. » Les coins de la bouche de Yuuto s’étaient recourbés en un sourire.

Kris avait ensuite pris la parole. « Alors, dois-je supposer que ses officiers aux postes supérieurs seront des patriarches de nos clans subsidiaires ? »

« Excellent, Kris, » dit Yuuto. « Comme prévu, tu as vite compris. »

Elles étaient toutes les deux des penseuses exemplaires pour être capables de saisir ses intentions en si peu de temps.

« Je vois… c’est donc ça qui se passe. » Un air de compréhension se répandit sur le visage de Skáviðr.

Pendant ce temps, contrairement à eux trois, le sourcil de Jörgen restait toujours froncé de suspicion. « Alors, qu’est-ce que cela signifie, exactement ? »

Jörgen n’était bien sûr pas un homme sans talent, loin de là, cependant, probablement en raison de son âge, il était un peu étroit dans sa façon de penser, et avait du mal à suivre une discussion sur des concepts complètement nouveaux.

Kris leva un doigt et expliqua. « Ce que cela signifie, c’est que, plutôt que d’attribuer la position de numéro deux dans le nouveau clan à un membre de grande valeur de l’ancien Clan du Loup comme toi, Jörgen, Linéa y sera placée à la place. Le but est de remplir la majorité des postes supérieurs avec des personnes issues des clans subsidiaires. Cela signifie que le Clan du Loup lui-même ne pourra pas être aussi contrôlant envers les autres clans filiaux qu’il l’a été jusqu’à présent. »

« Cela ne sonne pas vraiment bien à mes oreilles, » répondit Jörgen.

« Mais cela augmenterait leur sentiment d’appartenance au nouveau clan, » répondit Kristina. « En plaçant Lady Linéa comme second, les membres des autres clans penseront probablement que le Seigneur Suoh-Yuuto ne se contente pas de faire passer le Clan du Loup en premier, mais qu’il accorde aussi ses faveurs aux personnes des autres clans en fonction de leurs mérites. Afin d’obtenir un statut et un pouvoir pour eux-mêmes dans le nouveau clan, ils agiront instinctivement avec beaucoup plus de loyauté envers nous. »

« Hmm. » Jörgen avait réfléchi. « Je vois. Toute cette histoire commence enfin à avoir un sens pour moi. » Toujours en fronçant les sourcils, Jörgen tourna son regard vers Yuuto. « Mais cela ne veut-il pas dire que les membres du Clan du Loup auront du mal à l’accepter ? »

Dans l’ensemble, il semblait que ce plan conduirait à un plus grand sentiment de compétition et d’unité au sein du nouveau clan. Mais des politiques audacieuses et révolutionnaires de ce genre étaient sûres de susciter le ressentiment de ceux qui avaient déjà le monopole du statut et du pouvoir avec le statu quo.

En d’autres termes, les membres du Clan du Loup avaient pu se sentir supérieurs aux membres des autres clans, et ils n’aimeraient pas que cela change. Il y en aurait probablement beaucoup qui protesteraient, demandant pourquoi les gens des autres clans étaient mieux traités qu’eux.

Yuuto acquiesça. « J’espérais équilibrer un peu les choses en nommant plusieurs de mes subordonnés directs parmi les membres du Clan du Loup. Pour commencer, cela inclut tous ceux qui sont ici maintenant. »

« Je vois. C’est pourquoi tu les as également appelés ici, » dit Jörgen, en jetant un coup d’œil sur un côté de la pièce.

Sigrun, Ingrid et Albertina, remarquant que Jörgen les regardait, lui répondirent par un regard perplexe.

Toutes les trois sont complètement inconscientes lorsqu’il s’agissait de politique. Elles avaient écouté tranquillement la conversation, mais ce n’était que du charabia pour elles.

« Oui, heureusement, mes enfants dans ce clan ont déjà beaucoup d’accomplissements à leur nom. » Yuuto avait fait un sourire malicieux. « Je suis sûr que ça ne donnera pas l’impression que je suis trop partial. »

Jörgen répondit par une profonde inspiration, suivie d’un soupir de résignation. « Je comprends, Père. Je pense qu’il y aura encore du mécontentement dans le Clan du Loup, mais je ferai ce que je peux pour le garder sous contrôle. »

« Ha ha ! Désolé de te donner toujours le travail le plus difficile. Mais je savais que tu dirais oui. En fait, en premier lieu, c’est grâce à toi que je me suis dit que je pouvais proposer la mise en place de ce plan. »

« Mon Dieu, » dit Jörgen avec un soupir, « il semble que l’expérience t’ait rendu meilleur pour flatter les gens afin de servir tes fins, Père. »

« Hé, mais franchement, c’est ce que je ressens vraiment en ce moment. » Yuuto haussa les épaules et fit un sourire en coin.

Il pouvait être difficile de s’en rendre compte à cause du visage et de la carrure de Jörgen, mais c’est en fait un homme très attentif aux détails et aux besoins des autres.

La raison pour laquelle Yuuto avait pu mettre en place tant de nouvelles réformes révolutionnaires au sein du Clan du Loup était que Jörgen agissait toujours en coulisses, arrangeant les choses avec les parties impliquées et s’assurant de leur adhésion.

Yuuto croyait fermement que cet homme serait capable d’arranger les choses alors qu’ils s’engageaient sur la nouvelle voie instable qui s’offrait à eux.

« Eh bien, Père, comment comptes-tu appeler ce nouveau clan ? » demanda Jörgen, semblant réaliser seulement maintenant qu’ils étaient allés si loin sans entendre le nom.

La bouche de Yuuto s’était recourbée en un sourire.

***

Partie 2

Il n’avait jamais eu qu’un seul nom potentiel en tête. Il n’y avait pas de nom plus approprié qu’il pouvait donner à son clan.

D’un air affecté et majestueux, il avait prononcé le nom à haute voix.

« Le Clan de l’Acier. »

 

Dès que la réunion s’était terminée, Yuuto avait appelé l’une des jumelles qui s’apprêtaient à partir.

« Kristina, juste une seconde. »

La queue de cheval sur le côté gauche de sa tête tourna en rond dans l’air tandis qu’elle se retournait pour lui faire face. Même ce simple mouvement avait un air d’élégance. C’était probablement parce qu’elle avait reçu un entraînement intensif en tant que fille du patriarche du Clan de la Griffe.

Yuuto avait décidé de ne pas penser à l’autre jumelle.

« Qu’est-ce qu’il y a, Père ? » demande Kristina. « Oh, si c’est à propos des rapports de renseignement du temps où tu étais absent, je les ai compilés et laissés sur ton bureau. »

« J’y jetterai un coup d’œil plus tard. Ce dont j’avais hâte de te parler, c’est des Vindálfs. Comment se porte notre joyeuse bande ? »

« Ahh, eux. » Kristina haussa les sourcils et lança à Yuuto un sourire malicieux. « Pour l’instant, je dirais qu’une dizaine d’entre eux sont au point de pouvoir faire une performance satisfaisante devant une foule. »

« Hmm, dix… »

« Cela ne fait que six mois que nous les avons établis, après tout. La plupart d’entre eux ne sont pas encore assez entraînés pour être utilisés. »

« Eh bien, dix devraient suffire pour mes besoins. J’aimerais les mettre au travail. »

« Vas-tu leur faire exécuter quelques danses lors de la cérémonie de départ de ton armée ? »

Le nom des Vindálfs signifiait « la Bande des Elfes du Vent » dans la langue d’Yggdrasil. Il s’agissait d’une troupe d’artistes entraînés, une organisation que Yuuto avait ordonné à Kristina de créer à peu près en même temps qu’il avait établi les installations de l’école connue sous le nom de « Maison des Tablettes ».

La troupe était principalement composée de veuves, d’orphelins de guerre et autres. Pour l’instant, l’accent était mis sur l’apprentissage de diverses techniques de spectacle et, à terme, l’objectif était de les faire se produire dans le grand amphithéâtre circulaire actuellement en construction dans un quartier de la ville.

Il s’agissait d’une politique qui aiderait un groupe de personnes en situation de grande pauvreté, tout en offrant une nouvelle source de divertissement aux citoyens, d’une pierre deux coups.

Bien sûr, c’était la raison publique de leur existence.

« Non, pas ça, » dit Yuuto. « Je veux demander l’autre type de travail. »

« Oh, vraiment ? » Une lumière dangereuse brilla dans les yeux de Kristina. « Où dois-je les envoyer ? »

Le véritable but des Vindálfs était de les envoyer dans d’autres pays, pour recueillir secrètement des informations.

L’idée lui était venue d’une légende de l’histoire du Japon. On raconte que, pendant la période Sengoku, le célèbre seigneur et général Takeda Shingen avait ordonné la création d’un groupe secret d’espionnes connues sous le nom d’aruki miko, ou « jeunes filles des sanctuaires errantes ». Yuuto avait donné une tournure à ce vieux conte dans le style d’Yggdrasil.

Les talents de Kristina n’avaient pas besoin d’être mentionnés, bien sûr, et ses subordonnés directs étaient tous des espions exceptionnels également, mais son groupe était issu d’une petite faction du Clan de la Griffe, qui était dès le départ un petit clan. En termes de nombre, ils n’étaient tout simplement pas assez nombreux pour voyager et enquêter sur tous les pays voisins du Clan du Loup.

La vieille maxime est toujours vraie : celui qui contrôle l’information contrôle le conflit.

La troupe de spectacles pourrait être utilisée comme une façade pour étendre considérablement le réseau de collecte de renseignements de Yuuto. Il travaillait sur ce plan depuis un certain temps maintenant.

« À la capitale impériale, Glaðsheimr, » répondit Yuuto. « Je veux qu’ils enquêtent sur Rífa dès que possible. C’est extrêmement urgent. »

La nuit précédente, Mitsuki lui avait raconté comment, depuis le rituel d’invocation qui avait ramené Yuuto, elle avait perdu tout contact avec Rífa.

Mitsuki semblait être sérieusement inquiète que quelque chose de mal lui soit arrivé.

En plus des inquiétudes de Mitsuki, Yuuto avait une grande dette personnelle envers Rífa pour l’avoir ramené à Yggdrasil. Il ne pouvait pas l’ignorer.

« Bien sûr, c’est suffisamment important pour que je préfère t’y envoyer toi-même, si je le pouvais, » ajouta Yuuto.

Cependant, avec le début de la grande campagne contre le Clan de la Panthère qui approche à grands pas, il ne pouvait pas se permettre de renvoyer Kristina.

Il y aurait des dizaines de milliers de vies en jeu dans les batailles à venir. Il devait faire passer ça en premier.

« Je suis vraiment désolée de trahir tes attentes à mon égard, Père, mais même moi, je préférerais ne pas tenter de me faufiler dans le palais de Valaskjálf. » Kristina avait fait cette déclaration très platement, et cela avait fait que Yuuto avait cligné des yeux de surprise.

« Je ne me serais jamais attendu à ce qu’une boule de pure curiosité comme toi dise quelque chose comme ça, » avait-il dit.

La jeune fille était très fière d’être une experte en collecte de renseignements.

Le fait qu’elle abandonne un défi sans même essayer était tellement hors de son caractère que Yuuto se demandait s’il devait s’attendre à une tempête de neige estivale demain.

Kristina avait compris son incrédulité et avait baissé les épaules en expliquant.

« Le grand prêtre impérial Hárbarth vit dans la capitale, et il est si connu pour son regard aiguisé que cela lui a valu le surnom de Skilfingr, le Guetteur d’en haut. Une fois dans le passé, je lui ai échappé de justesse. » Kristina murmura la dernière partie avec un air de mécontentement, il semblait que c’était un souvenir qu’elle ne voulait pas se rappeler.

« Wow… » Yuuto avait murmuré avec admiration.

Kristina était l’Einherjar de Veðrfölnir, le Silencieux des Vents, et il n’y avait personne de mieux qu’elle pour dissimuler sa présence. Si elle mettait toute sa puissance à s’échapper inaperçue, il était impossible de la suivre, même pour l’ancien et l’actuel Mánagarmr du Clan du Loup, experts en détection de présence.

Ce grand prêtre devait être vraiment dangereux s’il avait été capable de mettre quelqu’un comme Kristina dans les cordes.

Yuuto poussa un grand soupir. « Haaah, ce monde est juste plein de monstres surpuissants ! »

« Et je suis certaine que tu es parmi eux, et peut-être dans les trois premiers, » avait répondu Kristina, avec un air exaspéré.

La remarque avait un peu piqué Yuuto, car il sentait qu’elle n’était pas méritée, mais s’il discutait de cela maintenant, ils seraient sûrement détournés du sujet.

« Eh bien, si cet endroit est si dangereux, envoyer les Vindálfs pourrait être une mauvaise idée. »

Les membres en question étaient devenus assez compétents pour se déployer en moins de six mois, ils étaient donc certainement très talentueux, mais ils étaient loin d’être aussi bons que la petite renarde en face de lui.

Si Kristina s’était échappée de cet endroit de justesse avec sa vie, il enverrait pratiquement les autres à la mort.

« Au contraire, je pense que c’est justement le genre de travail pour lequel la bande est faite. Si la cible est difficile à infiltrer, il suffit d’entrer correctement par les portes d’entrée. »

Yuuto avait compris ce qu’elle voulait dire, et avait claqué des doigts. « Ha ! Je vois ce que tu veux dire. »

Il avait entraîné les Vindálfs à exécuter des chansons, des danses et des tours de magie du Japon moderne. Ce sont des choses qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs, et qui attiraient l’attention et la curiosité.

Yuuto était sûr qu’il pouvait s’attendre à ce qu’un fonctionnaire impérial se prenne d’affection pour eux et les invite officiellement au palais en tant qu’invités.

« Très bien alors, je compte sur toi pour y arriver. »

« Compris. Ce sera fait. » Avec une petite révérence, Kristina quitta la pièce.

Après l’avoir regardée partir, Yuuto était resté seul, ses poings se serrant et se desserrant.

« Je t’en prie, sois saine et sauve, Rífa… »

 

Ce qui attendait Yuuto ensuite n’était rien d’autre qu’un flux constant de travail de bureau.

D’ordinaire, son second Jörgen s’occupait du travail du patriarche lorsqu’il devait s’absenter, mais bien sûr, il y avait des décisions que seul le patriarche lui-même était apte à prendre, ou des procédures que le patriarche devait au moins vérifier personnellement, et d’autres papiers de ce genre.

Comme il avait été absent pendant deux mois, cela avait donné lieu à un volume de travail impensable.

Il demandait à Félicia de lui lire document après document à haute voix, après quoi il apposait son tampon et lui demandait de lire le suivant, d’apposer son tampon, et ainsi de suite. S’il y avait des points qui semblaient peu clairs ou douteux, il faisait venir la personne responsable afin de pouvoir en discuter avec elle avant de prendre sa décision.

Cela avait continué, jour après jour.

Une fois ce retard comblé, il lui restait le travail de bureau quotidien, auquel s’ajoutait le travail de planification et d’organisation pour la création du Clan de l’Acier. Il n’y avait pas de fin au travail qui devait être fait.

Au fil des jours, Yuuto avait commencé à perdre la notion du temps… jusqu’au jour où un visiteur était arrivé.

Les invités et les visiteurs arrivaient pour voir le patriarche Yuuto tous les jours, bien sûr.

Cependant, lorsque ce visiteur était arrivé, Yuuto s’était levé de sa chaise si rapidement qu’il avait failli la renverser.

« Olof !? » cria Yuuto.

En effet, son visiteur ressemblait remarquablement à Olof, l’ancien grand général et gouverneur de Yuuto, qui était mort honorablement au combat à Gashina.

Cependant, bien que la ressemblance soit là, c’était une personne complètement différente.

Pour commencer, son âge était clairement différent. Olof était un homme d’âge moyen qui, à première vue, semblait avoir une quarantaine d’années. (En réalité, il n’avait qu’une trentaine d’années. C’était une indication de la façon dont l’homme avait lui-même travaillé dur). Mais l’homme en face de Yuuto maintenant n’avait probablement qu’une vingtaine d’années.

Cependant, il pouvait encore voir les traits d’Olof fortement dans le visage de cet homme.

Le jeune homme se présenta, se tenant droit au garde-à-vous. « Monseigneur, je suis le fils d’Olof par la naissance, Sviðurr. »

Sa voix rappelait aussi fortement celle d’Olof. Il semblerait que les traits de famille soient forts entre le père et le fils.

« Je vois… Le garçon d’Olof. » Yuuto avait senti les coins de ses yeux s’échauffer.

« Oui, Seigneur Patriarche. Je viens d’être choisi comme capitaine de la famille Olof, je suis donc venu me présenter à vous, comme il se doit. »

« Bien bien, » dit Yuuto, réagissant avec intérêt. Il faillit dire : « Plutôt impressionnant pour quelqu’un de si jeune, » mais il ravala les mots plutôt que de les dire à haute voix. Il était après tout lui-même encore plus jeune.

Pourtant, c’était vraiment une réussite impressionnante.

La famille Olof était l’une des factions du Clan du Loup, et en termes de nombre, elle était juste derrière la famille Jörgen. Bien sûr, avec autant d’hommes, il y aurait nécessairement beaucoup de talents prometteurs dans ses rangs. Ainsi, le fait qu’un jeune homme d’une vingtaine d’années seulement soit choisi comme capitaine en disait long sur ses compétences et son potentiel.

***

Partie 3

Peut-être que le grand talent de son père lui avait également été transmis.

« Je vois. » Yuuto acquiesça. « J’espère que tu vas tout donner. »

« Oui, Monsieur ! Je vais travailler jusqu’à l’os et reprendre le fardeau que mon père a laissé derrière lui. »

« Bien. J’ai hâte de voir ça. » Yuuto avait fait une pause pendant un moment. « … Hé, Sviðurr. »

« Oui, monsieur ? »

« Ton père — il a agi sans crainte pour lui-même, et ce faisant, a protégé la vie de tant de nos compagnons du Clan du Loup. C’était un vrai héros. Mais même avant cela… il n’était pas du genre à briller dans des combats tape-à-l’œil sur le champ de bataille, mais il s’est toujours avancé pour faire le travail difficile que d’autres hommes auraient refusé ou négligé. Pour moi, il a toujours été un homme puissant, que l’on trouve rarement dans ce monde. »

Les mots de Yuuto n’étaient pas destinés à louer Olof pour le bien de son fils. C’était vraiment ce que Yuuto ressentait pour lui.

Ce fait avait dû atteindre Sviðurr, car le visage du jeune homme s’était tordu alors qu’il luttait pour réprimer l’envie de pleurer.

Le jeune homme releva la tête pour cacher ses yeux et s’écria : « Monsieur ! Je crois que mon père doit sûrement se réjouir sur son siège au Valhalla, en entendant ces mots de son patriarche ! »

« Je vois, » dit doucement Yuuto.

En fait, Yuuto s’était résolu à recevoir la condamnation du fils survivant d’Olof. Il aurait pu blâmer Yuuto, en disant que si seulement il n’avait pas disparu au milieu d’une bataille importante, Olof serait peut-être encore en vie.

Au lieu de cela, Yuuto avait senti qu’avec ça, il avait gagné un peu de tranquillité d’esprit.

Il posa une main sur l’épaule de Sviðurr. « Deviens un aussi grand homme que l’était ton père. J’ai de grands espoirs pour toi. »

« Oui, monsieur ! » La réponse de Sviðurr avait été immédiate et sa voix claire.

Olof avait été un homme très réservé et posé, mais il semblait que son fils était plein de passion et de vigueur.

Peut-être qu’Olof était simplement devenu l’homme que Yuuto connaissait après que des années d’expérience l’aient adouci, et qu’il avait été ce genre d’homme fougueux dans sa jeunesse.

Dans ce cas, il y avait beaucoup à attendre de l’avenir de ce jeune homme.

 

 

« Haaaah... Ha !! » Avec un cri fougueux, Yuuto donna un coup rapide avec sa lame.

L’épée en bois dans ses mains avait volé en arc de cercle vers le bas, toute sa force se trouvant derrière le coup.

Son adversaire était un homme mince, à l’allure inquiétante, aux joues fines et au regard perçant.

Si un étranger ignorant venait à voir cette scène, il pourrait peut-être penser à tort que le patriarche du Clan du Loup se défendait contre un sinistre assassin.

Bien sûr, l’homme n’était pas un assassin, mais un fier membre du Clan du Loup, en fait, l’assistant du commandant en second.

Il était également le précédent détenteur du titre appartenant au plus fort du Clan du Loup : le Mánagarmr.

Actuellement, il était chargé d’être le gouverneur de la ville et de la région de Gimlé, mais aujourd’hui, il était à Iárnviðr pour affaires, et Yuuto lui avait donc demandé de l’accompagner dans l’entraînement à l’épée.

D’un petit pas rapide, Skáviðr ramena sa jambe en arrière et fit pivoter son corps sur le côté, esquivant proprement la frappe vers le bas de Yuuto.

« Hup ! … Ah ! » Yuuto avait commencé à enchaîner avec une frappe horizontale balayée, mais il avait soudainement stoppé net son mouvement.

La lame de l’épée en bois de Skáviðr était contre son cou.

« Haah... » Yuuto soupira. « Alors ça fait dix défaites complètes d’affilée. Franchement, Skáviðr, tu es vraiment fort. » Il poussa un petit rire sec et se laissa tomber sur le sol.

Dernièrement, Yuuto n’avait été complètement absorbé par rien d’autre que du travail de bureau, mais il était du genre à aimer faire des activités physiques comme celle-ci. Rester assis à un bureau tout le temps était étouffant pour lui.

Le fait d’être pleinement actif comme ça, et de transpirer un peu de temps en temps, était rafraîchissant.

« Tu t’es aussi beaucoup amélioré, Maître, » dit Skáviðr. « Tel que tu es maintenant, je pense que tu aurais peu de chance de perdre contre un soldat moyen. En particulier, ton dernier coup était très bon. »

« Ah, vraiment ? Eh bien, si tu le dis, alors je le croirai. Tous les autres évitent toujours de me combattre sérieusement. » Yuuto gloussa de nouveau, en affaissant ses épaules.

En raison de sa position de patriarche, lorsqu’il s’agissait d’entraînement au combat, les autres se retenaient contre lui.

Son confident le plus fidèle en était l’exemple le plus frappant. « Même si ce n’est qu’une épée en bois, je ne pourrai jamais porter une arme contre toi, Grand Frère ! » criait Félicia.

Des combattants comme Sigrun et Jörgen étaient cependant à peu près les mêmes. Ils avaient considéré que Yuuto serait frustré s’il perdait, et bien qu’ils ne soient pas restés là à lui donner la victoire, ils n’avaient pas non plus fait d’effort sérieux pour l’attaquer.

À cause de cela, Yuuto ne pouvait pas savoir où se situaient ses niveaux actuels de force et de compétence.

C’est pourquoi il avait choisi cet homme pour l’aider. Skáviðr était connu pour ne montrer aucune pitié, et pour ne pas mâcher ses mots, bons ou mauvais.

« Mais je suppose que j’ai encore un long chemin à parcourir, » poursuivit Yuuto. « À la fin, je n’ai même pas pu voir ton attaque arriver. »

L’épée de Skáviðr était contre son cou avant même qu’il ne s’en rende compte.

Et ce, malgré le fait qu’il était complètement concentré sur chaque mouvement de Skáviðr, afin de ne rien manquer.

« Oui, eh bien, dans ce cas, on ne peut rien y faire. En fait, je dirais que le fait que tu n’aies pas vu l’attaque venir est la preuve que tu as grandi. »

« Hein ? » dit Yuuto.

« Plutôt que de l’expliquer avec des mots, il serait préférable de te le démontrer. Tante Félicia, si tu veux bien. »

« Ah, oui ! » Félicia fut surprise d’être appelée si soudainement, et répondit d’une voix aiguë.

« Affronte-moi lors de quelques passes d’armes, » déclara Skáviðr. « Cela devrait être une bonne expérience d’apprentissage pour toi aussi. »

Avec une telle demande, directement de l’ancien Mánagarmr, Félicia pouvait difficilement dire non.

Elle avait pris sa propre épée d’entraînement en bois et avait fait face à Skáviðr.

Les résultats de leurs matchs étaient sans appel : dans les cinq cas, Skáviðr avait remporté la victoire sans difficulté. Et ce, sans même lui permettre d’échanger plusieurs coups avec elle. Chaque combat avait été réglé au premier coup.

« Ohh... ohh... » Félicia était à quatre pattes et pendait la tête en signe de misère. « C’est tout à fait honteux… Je suis censée être la protectrice de Grand Frère… »

Sans expression, Skáviðr reposa son épée de bois contre son épaule et lui adressa la parole. « C’est vrai. Ton corps s’est affaibli depuis la dernière fois que je t’ai vu combattre. Aider le Maître dans son travail est certes important, mais ta mission de le garder physiquement l’est tout autant. Ne néglige pas ton entraînement de routine. »

« O-oui, je vais faire de mon mieux pour m’améliorer… » Félicia avait répondu avec un ton de voix rauque et frustré, les poings serrés.

Il semblerait que ses pertes dévastatrices à son égard aient entaché sa fierté de garde du corps de Yuuto.

Skáviðr acquiesça une fois, puis tourna son regard vers Yuuto. « Maître, comme tu l’as vu, même Tante Félicia n’a pratiquement rien vu des attaques, il n’y a donc pas lieu de s’en inquiéter outre mesure. »

Pour Yuuto, il semblait qu’en échange de le faire se sentir mieux, cela avait à la place fait se sentir Félicia terriblement bouleversée, mais il avait décidé de ne pas insister davantage sur ce point.

Il n’y avait pas lieu de discuter de ce qui avait déjà eu lieu.

« Quand même, quel genre d’astuce as-tu utilisée pour faire ça ? » demanda Yuuto.

Les attaques de Skáviðr étaient vraiment rapides, mais Yuuto était toujours capable de les suivre des yeux en regardant les combats. Elles n’étaient pas trop rapides pour être vues. En termes de vitesse pure, les attaques de Sigrun étaient encore plus rapides.

Et Félicia était une Einherjar, loin d’être une faible combattante. En fait, elle était la cinquième plus forte combattante du Clan du Loup à l’heure actuelle.

Il était donc difficile d’imaginer que même elle ne pouvait pas réagir du tout à la vitesse des attaques de Skáviðr.

Après tout, Félicia pouvait même supporter cinq ou dix échanges de coups avec Sigrun dans un match d’entraînement. Et pourtant, juste là, sous ses yeux, ses réponses aux attaques de Skáviðr avaient toutes été tardives.

Plutôt que ses frappes soient trop rapides, c’est plutôt la capacité de Félicia à le combattre qui avait été perturbée.

C’était comme un tour de magie.

Cependant, Skáviðr avait secoué la tête. « Ce n’est pas une ruse. Il n’y a aucun secret, aucune tromperie en jeu. »

« Comment peux-tu dire qu’il n’y a pas de tour du tout !!? » protesta Félicia en se redressant.

Elle avait connu une telle défaite lors de leurs matchs, qu’elle ne pouvait probablement pas accepter le fait qu’il n’y avait pas d’astuce cachée pour l’expliquer.

« Je peux dire qu’il n’y en a pas parce qu’il n’y en a pas. En fait, c’est parce qu’il n’y a pas d’artifice que vous ne pouvez pas percevoir les attaques. »

« Quoi ? » Félicia pencha la tête sur le côté, comme si elle venait d’entendre une énigme.

« Franchement, tante Félicia, » dit Skáviðr. « Tu as beaucoup de talent, mais à cause de cela, tu as tendance à négliger tes fondamentaux. Pratiquez l’obéissance totale à la Voie, rompez avec elle, laissez-la derrière vous, mais n’oubliez pas son origine. »

« Ah, » dit Yuuto en reconnaissant la citation. « Tu parles des étapes de maîtrise “obéir, briser, transcender”. »

Il se rappela comment, une fois auparavant, il avait abordé le sujet et le poème avec Skáviðr alors qu’ils étaient tous deux en train de discuter.

« Obéir, rompre, transcender » était un concept philosophique japonais connu sous le nom de shu-ha-ri dans la langue de Yuuto, et cette façon de penser en trois étapes était appliquée aux arts martiaux, ainsi qu’à de nombreux autres domaines dans lesquels un étudiant travaillait pour atteindre la maîtrise.

Au cours de la première étape, l’élève devait obéir aux enseignements du maître et de l’art, en acceptant les « formes » et les règles rigides sans poser de questions et en s’efforçant de reproduire intégralement les techniques qui lui étaient enseignées.

Bien qu’il s’agisse de la première étape, elle est également considérée comme la plus difficile.

Chaque personne avait ses propres opinions et sa propre façon de penser, après tout, et elle pouvait ne pas trouver certains aspects de l’enseignement satisfaisants. Le plus important est que l’étudiant fasse le vide dans son esprit et qu’il prenne simplement connaissance de l’enseignement.

***

Partie 4

L’étape suivante, « rompre », désigne le fait de sortir des formes rigides, de s’écarter des règles telles qu’elles sont écrites.

L’esprit de chaque personne fonctionne de manière différente. Il existe des différences dans la constitution physique, l’environnement dans lequel on vit, les points forts et les points faibles de la personne. Chacun de ces éléments joue un rôle. L’étape du « rompre » consistait à changer des choses dans la pratique de leur art, à expérimenter comment mieux correspondre à l’individualité de l’étudiant.

La troisième étape, « transcender », consistait à ne pas se contenter d’expérimenter en s’écartant de la forme appropriée, mais à abandonner complètement les règles et la forme. L’étudiant passe à un niveau supérieur de compréhension, où sa pratique de l’art mène au développement d’un style complètement nouveau et organique.

Il avait été dit que quiconque atteint ce stade peut être appelé à juste titre un maître à part entière.

Après avoir reçu une brève explication du concept de la part de Yuuto, Félicia avait hoché vigoureusement la tête, comme si elle avait eu une révélation. « Je vois. C’est ce qu’on attendait de toi, Grand Frère. Tu en sais tellement ! »

Yuuto poursuivit, revenant sur le sujet du poème que Skáviðr avait cité. Et donc, à la fin du poème, il vous dit que même après avoir atteint le stade de la « transcendance » où vous laissez tout derrière vous, vous ne devez jamais oublier « l’origine » — en d’autres termes, les principes fondamentaux. Ce poème avait été laissé par l’un des grands maîtres de l’histoire de son art, et il était vraiment applicable.

Par ailleurs, le poème original que Yuuto avait appris était attribué à Sen no Rikyu, le grand maître qui avait perfectionné l’art japonais de la cérémonie du thé.

« J’ai trouvé que les mots avaient une profondeur de sens incroyable, » déclara Skáviðr. « La technique que j’ai utilisée tout à l’heure, celle que vous avez qualifiée de “truc”, est quelque chose que je n’ai pu maîtriser qu’après avoir réfléchi au message derrière le poème. »

Skáviðr avait croisé les bras, en hochant la tête pour lui-même.

Yuuto n’avait honnêtement aucune idée de la manière dont le vieux poème japonais, aussi sage soit-il, pouvait être relié à cette nouvelle technique.

Peut-être était-ce une de ces choses que seul un autre maître de l’épée pouvait comprendre.

Yuuto avait décidé de le voir comme ça pour le moment.

+

« Yuuto est toujours en vie, n’est-ce pas ? » marmonna Hveðrungr d’une voix froide, assis à la table, la tête appuyée sur un bras.

Il était dans la capitale du Clan de la Foudre, Bilskírnir, dans une pièce du palais du patriarche.

Après que les forces du Clan de la Panthère se soient retirées de la région de Fólkvangr, elles avaient retraversé la rivière Körmt, et maintenant les troupes étaient cantonnées dans cette ville.

En revanche, le jeune homme aux cheveux roux assis en face de lui avait répondu de manière plutôt joyeuse. « Oui, je l’ai vu de mes propres yeux. Pas d’erreur, c’était bien lui. »

C’était Steinþórr, le patriarche du Clan de la Foudre.

Guerrier d’une force inégalée et commandant d’un courage sans peur, il était craint à la fois à l’intérieur de ses frontières et dans les terres au-delà de son autre nom : Dólgþrasir, le « Tigre assoiffé de combats ».

Il avait prêté un serment de fraternité à parts égales avec Hveðrungr.

« Es-tu sûr que ce n’était pas quelqu’un d’autre ? » demanda Hveðrungr.

« Dès que je l’ai vu, j’ai eu un frisson dans le dos. Je ne pense pas qu’un imposteur déguisé puisse avoir ce niveau de présence puissante. »

« Ha ! » Hveðrungr laissa échapper un rire, accompagné d’un ricanement plutôt dérisoire.

Sentant ce manque de respect, l’attitude joyeuse de Steinþórr était devenue plus sombre.

« Qu’est-ce qui est si drôle ? » demanda-t-il, les yeux plissés.

« “Le Dólgþrasir n’est plus ce qu’il était. Il a suffi d’un regard perçant de Suoh-Yuuto pour qu’il s’en aille.” Ce ne sont pas mes mots, tu sais. En ce moment, les gens de Bilskírnir ne parlent que de ça. »

« … Ah, oui, ça. » Steinþórr poussa un soupir amer. Il était rare de voir une telle expression de sa part. « Je parie que les rumeurs ont commencé parmi les soldats. Je n’y peux rien si c’est ce à quoi ça ressemblait pour eux. »

« Que s’est-il passé ? » demanda Hveðrungr.

« Il s’est montré en haut des murs de la ville, puis les portes de la ville se sont ouvertes, comme s’il nous demandait juste d’entrer. Peu importe comment on voit ça, c’est clairement un piège, non ? »

« Il a ouvert les portes ? » demanda Hveðrungr avec incrédulité.

Cela semblait en effet tout à fait suspect. Pour une ville attaquée par une armée ennemie, une telle action serait normalement rien de moins que suicidaire.

« Oui, » dit Steinþórr. « Je n’avais pas le cerveau pour comprendre ce qu’il complotait réellement, mais même maintenant, je ne pense pas que mon choix de l’époque était une erreur. Tu vois, après que nous nous soyons retirés à Gashina et que nous ayons attendu un peu, les rapports sont arrivés à propos du fait qu’une force de sept mille troupes du Clan de la Panthère avait été totalement écrasée à la rivière Körmt. Si j’avais chargé dans cette ville, cela aurait pu arriver à mes gars. »

En terminant sa phrase, Steinþórr se pencha en arrière et but sa coupe de vin d’un trait. Il fit claquer la coupe d’argent sur la table avec un bruit sec, et s’essuya grossièrement la bouche avec son autre main.

« Quoi qu’il en soit, » poursuivit-il, « cela semblait être le bon moment pour arrêter, et je suis donc revenu ici, dans la capitale. Et c’est là que j’ai eu vent d’une rumeur qui circulait. »

« Oh ? »

« Le bruit court que le Clan du Loup va partir en guerre en force, afin de soumettre le Clan de la Panthère. »

« Hmph, sûrement rien de plus qu’une rumeur, » Hveðrungr ricana. « Comme s’ils pouvaient avoir la force de faire une telle chose. »

Hveðrungr avait peut-être raillé et parlé avec audace, mais il ne s’était pas rendu compte que sa propre voix vacillait légèrement.

Il ne l’aurait sûrement jamais admis, mais à ce moment-là, il était effrayé.

Il avait eu peur que Yuuto vienne pour lui.

Bien que Steinþórr n’ait pas senti la peur intérieure de Hveðrungr, ses mots suivants étaient néanmoins rassurants.

« Eh bien, toi et moi sommes des frères de Calice maintenant, et aussi des alliés qui ont combattu le même ennemi. De plus, je te suis redevable pour toute l’aide que tu m’as apportée auparavant. Si cette rumeur s’avère être vraie, je peux au moins te fournir quelques renforts quand tu en auras besoin. »

La formulation était si évidente qu’elle cherchait à obtenir la gratitude de Hveðrungr que son premier réflexe fut de rejeter l’offre. Mais il avait décidé de simplement l’accepter.

« … Tu as mes remerciements. »

En ce moment, le Clan du Loup était une menace bien trop inquiétante.

Pire encore, il venait de perdre 7000 de ses soldats d’élite.

La force de ce guerrier roux, qui à lui seul valait mille hommes sur le champ de bataille, était une force sur laquelle Hveðrungr savait qu’il pouvait compter.

Cependant, Hveðrungr n’était pas au courant d’un certain fait :

Ailleurs, Yuuto avait déjà commencé à prendre des mesures pour lier les mains de Steinþórr.

+

Blíkjanda-Böl.

C’était le nom de la capitale du Clan de la Flamme, la puissante nation qui contrôlait les vastes terres le long du grand fleuve Gjöll, qui divisait les régions de Vanaheimr et Helheim.

Au cœur de la ville se trouvait le palais du Clan de la Flamme, où résidait leur patriarche.

Pour le Clan du Loup et les nations environnantes, il était courant de construire le palais de la capitale en briques cuites au four. Mais peut-être en raison des abondantes ressources en bois de cette région, le palais avait été construit principalement en bois.

Ses murs extérieurs étaient recouverts d’une couche de plâtre durci qui lui donnait une belle et brillante couleur blanche.

« Maintenant, je me demande quel genre d’homme est le patriarche du Clan de la Flamme, » dit Ginnar, en attendant l’arrivée du patriarche dans la salle d’audience.

Ginnar était un ancien commerçant qui avait voyagé dans tous les pays de l’empire. Yuuto avait vu la valeur de son expérience, et l’avait pris dans le Clan du Loup comme son subordonné juré.

Bien qu’il soit un nouveau venu dans le Clan du Loup, sa perspicacité en matière d’économie et de finance avait donné de bons résultats, et il commençait à se distinguer comme un talent montant dans les rangs du clan.

De plus, grâce à son expérience professionnelle passée, il était habile à la fois dans la conversation éloquente et dans les nuances de lecture entre les lignes, et il n’était donc pas rare qu’il soit envoyé dans d’autres clans en tant qu’envoyé diplomatique, comme c’était le cas maintenant.

« Même s’il n’est pas à la hauteur de Père, j’espère au moins que c’est quelqu’un d’assez impressionnant pour être digne de tout ça. Eh bien, je suppose que nous verrons bien. » Ginnar gardait le visage baissé et se disait tout cela à voix basse, pour que personne ne puisse entendre.

Bien sûr, l’homme auquel il faisait référence était le patriarche du grand Clan de la Flamme, l’un des dix clans les plus puissants du royaume, et qui avait réussi à détruire le Clan du Vent, autrefois un clan du même rang. Naturellement, il ne pouvait pas être un homme ordinaire.

Cependant, cette mission consistait à lui faire accepter de contrer la force du guerrier sans égal Steinþórr. « Plus qu’ordinaire » n’allait pas être suffisant pour être à la hauteur de la tâche.

Un jeune homme à l’apparence incroyablement belle avait émergé du fond de la salle, et avait élevé la voix en s’écriant : « Notre Seigneur Patriarche vous honore maintenant de sa présence ! »

En entendant la déclaration du garçon, Ginnar s’était agenouillé et avait frappé le sol de ses deux poings, puis s’était prosterné.

Ce n’était pas quelque chose qu’il avait l’habitude de faire, mais il savait que dans le Clan de la Flamme, c’était la façon appropriée de montrer du respect à ceux qui avaient la plus haute autorité, et il avait donc obéi à la coutume.

« Alors il fait enfin son entrée, » se murmura Ginnar pour lui-même. Sa tête était baissée, il ne pouvait donc pas voir, mais devant lui, il pouvait entendre les bruits de pas sur le parquet.

Il sentit la présence de quelqu’un qui marchait tranquillement dans l’espace devant lui.

À cet instant, le visage de Ginnar s’était soudainement couvert d’une sueur froide qui semblait s’écouler de lui.

En tant que marchand ambulant, il avait vu sa part de situations délicates. Il lui faudrait plus d’une main pour compter le nombre de fois où il avait sérieusement pensé que sa vie pouvait prendre fin. Il avait également rencontré personnellement un certain nombre de patriarches de clans, en plus de Yuuto. Il n’était pas le genre d’homme à se crisper de peur dans ce genre de situation.

Et pourtant, malgré tout cela, son corps tremblait de façon incontrôlable et ne voulait pas s’arrêter.

Ses dents claquaient bruyamment, et ne s’arrêtaient pas.

Pourquoi cela arrive-t-il ? Ginnar cria intérieurement, et alors que la confusion tourbillonnait dans son esprit, il entendit un son lourd provenant d’un endroit proche.

Il semblerait que le patriarche du Clan de la Flamme ait pris place sur le trône.

« J’ai entendu dire que vous êtes un envoyé du Clan du Loup, » dit l’homme. « Vous avez donc beaucoup voyagé. Je vous salue. »

***

Partie 5

À l’instant où Ginnar entendit la voix de l’homme, un grand frisson le parcourut, une sensation terrible comme si tout le sang de son corps s’était transformé en glace.

La voix de l’homme était calme et posée. Il n’y avait pas de colère dans son ton, pas d’acuité. En fait, on pourrait même dire qu’elle était amicale.

Et pourtant.

Et pourtant, cette voix portait une pression et un poids si intimidants, équivalents à la voix du père juré de Ginnar, Yuuto, dans ses moments de colère.

« O-Oui, mon seigneur, » balbutia Ginnar. « Je suis Ginnar, fils juré du patriarche du Clan du Loup, le seigneur Suoh-Yuuto. »

Ginnar ne leva pas la tête pendant qu’il parlait — en fait, il était si effrayé qu’il ne pouvait pas le faire. Il ne pouvait que fixer la flaque croissante de sa propre sueur sur le sol pendant qu’il se présentait, la voix tremblante.

« Hm, est-ce ainsi ? » La réponse du patriarche était sèche et désintéressée.

Bien sûr, en ce moment, le Clan de la Flamme était en pleine expansion de son pouvoir déjà formidable. Il était naturel que le seigneur d’une telle nation ne s’intéresse pas au nom d’un simple individu d’un clan étranger lointain.

Mais Ginnar pourrait difficilement servir de diplomate s’il suffisait d’un tel traitement pour le dissuader de sa mission.

Il fit appel à sa volonté et prononça sa déclaration préparée.

« C’est un grand honneur, et je suis vraiment reconnaissant de recevoir cette audience malgré la nature soudaine de mon arrivée. À la place de mon père, je suis venu avec des cadeaux pour le patriarche du Clan de la Flamme. S’il vous plaît, accordez-moi la faveur de les examiner pour vous-même. »

Toujours sans lever la tête, Ginnar tendit la main vers une grande boîte en bois à côté de lui et la fit glisser vers l’avant.

« Hm, est-ce ainsi ? Toi. » Le patriarche semblait s’adresser directement à quelqu’un.

« Oui, monseigneur ! » répondit une jeune voix. Était-ce le garçon qui avait annoncé l’arrivée du patriarche il y a un instant ?

Le jeune avait couru du côté de Ginnar et avait pris la boîte.

Ginnar avait alors entendu le bruit de l’ouverture de la boîte.

« Oh, c’est de la vaisselle faite de biidoro. C’est la première fois que je vois de telles choses dans cet endroit. »

Le patriarche du Clan de la Flamme semblait enfin manifester un peu d’intérêt pour sa voix. Cependant, le cadeau ne l’avait pas ému autant que Ginnar l’avait espéré.

De plus, les objets qu’il examinait étaient des objets en verre, pas des biidoros, mais Ginnar n’avait pas eu le courage de parler et de le corriger.

« Hm ? La courbe de cette lame, pourrait-elle être... Ohhh ! C’est vraiment un katana ! Et plutôt bien fait, en plus. Je n’aurais jamais imaginé voir un tel objet dans ces contrées ! »

Apparemment, l’objet suivant que le patriarche avait pris en main était l’une des épées spéciales connues sous le nom de nihontou.

Yuuto voulait absolument échanger un Serment du Calice avec le Clan de la Flamme, pour le bien de leurs plans. Il ne voulait pas se retenir en exprimant son respect à l’autre partie, et il avait donc choisi d’inclure cette épée également.

Cette décision semblait avoir été la bonne.

Les objets en verre avaient été quelque peu nouveaux pour le patriarche, mais n’avaient pas fait pencher son cœur au-delà de cela. Pourtant, il semblait être très excité par le nihontou.

« J’ai reçu un très beau cadeau, » dit le patriarche. « Dites à votre père que je le remercie. Maintenant que vous avez apporté de si beaux objets, que voulez-vous demander ? Vous êtes venu dans le but de faire une demande, oui ? »

« Oui, monseigneur. Mon père souhaite échanger le Serment du Calice avec vous, sur un pied d’égalité. Je vous demande humblement d’y réfléchir. »

Normalement, Ginnar n’irait pas directement à la demande dans ces situations. Au lieu de cela, il apprécierait l’échange de plaisanteries diplomatiques pour tenter d’obtenir des conditions plus favorables pour l’arrangement. Cependant, il n’avait pas la capacité de parler ainsi en ce moment.

Les instincts qu’il avait aiguisés au fil des ans lui disaient de ne pas s’inquiéter.

Ils lui avaient dit que, face à cet homme, toute tentative de négociation intelligente ne ferait que lui exploser au visage.

« Hm, est-ce ainsi ? » Le patriarche avait réfléchi. « Ran, qu’en penses-tu ? »

La voix d’un jeune homme avait répondu à la requête du patriarche. « Monsieur, le Clan du Loup prévoit de partir en campagne pour conquérir la grande nation occidentale, le Clan de la Panthère. Pendant ce temps, ils auront besoin d’un moyen de restreindre les mouvements du Clan de la Foudre, qui est lié par un serment de fraternité au Clan de la Panthère. Je présume qu’il veut emprunter notre force à cette fin. »

« Oui, ça me semble correct, » dit le patriarche. « Que pensez-vous de cela ? » ajouta-t-il, et Ginnar sentit le regard de l’homme se poser sur lui.

Il avait l’impression d’être une grenouille sous le regard d’un serpent, il ne pouvait pas bouger, ni parler.

Ils avaient complètement compris les intentions du Clan du Loup.

Et ce n’était pas tout.

L’annonce officielle de la campagne contre le Clan de la Panthère avait été faite le jour avant que Ginnar ne quitte Iárnviðr.

Pour entrer sur le territoire du Clan de la Flamme, il fallait d’abord traverser le territoire du Clan de la Foudre, aussi Ginnar avait-il voyagé à pied pour éviter d’attirer l’attention, mais même ainsi, cela ne faisait que dix jours depuis l’annonce.

Ce serait une chose si ces gens avaient une technologie avancée comme le Clan du Loup, mais en supposant qu’ils ne l’aient pas, comment auraient-ils pu obtenir des informations sur le lointain Clan du Loup en si peu de temps ?

Malgré le manque d’intérêt qu’il avait semblé avoir au début, ce patriarche était clairement un homme rusé.

« Il semblerait donc que vous ne soyez pas en désaccord, » déclara le patriarche. « Hmm, eh bien, ainsi soit-il. L’ennemi de l’ennemi est mon allié, et cela nous sera bénéfique à nous aussi. »

« Alors, vous allez… ! »

« Oui. Considérez cela comme un remerciement pour un cadeau si nostalgique. Une fois que vous serez tous partis à la conquête du Clan de la Panthère, nous enverrons nos propres soldats pour attirer l’attention du Clan de la Foudre. Je suis également prêt à envisager l’échange du Serment du Calice, mais… Je voudrais décider de son équilibre après l’avoir rencontré par moi-même. »

« Vous voulez vous-même le rencontrer, monseigneur ? » demanda Ginnar.

« En effet. Je verrai par moi-même s’il est digne de partager un serment sur un pied d’égalité avec moi. »

Soudain, l’air semblait devenir beaucoup plus lourd. Il se pressait sur Ginnar, aussi lourd que du plomb.

Son front avait été écrasé contre le sol.

Il ne pouvait pas respirer normalement, comme si ses poumons ne voulaient pas prendre l’air.

La pression et la présence pure que Ginnar avait ressenties de la part du patriarche du Clan de la Flamme jusqu’à ce point avaient déjà été si terrifiantes, mais à l’instant où il avait fait cette remarque finale pleine d’entrain, tout cela avait semblé se multiplier en force.

Et malgré toute la puissance qu’il dégageait maintenant, il avait l’impression qu’il avait encore beaucoup plus en lui. C’était comme regarder dans un puits sans fond, inconnaissable.

« Alors, est-ce tout ce dont vous aviez besoin ? » demanda le patriarche. « Ce fut un échange fructueux. Dites au patriarche du Clan du Loup que je me réjouis de nos relations à partir de maintenant. »

 

+

Après avoir mis fin à l’audience avec l’envoyé, le patriarche du Clan de la Flamme se dirigeait vers ses quartiers lorsqu’une voix l’avait interpellé par-derrière.

« Maître. »

« Ran, » répondit le patriarche sans se retourner ni ralentir le rythme de sa marche. « Je suppose que tu veux poser des questions sur l’affaire du Calice ? »

« Oui, Monsieur. C’est exactement comme vous le supposez. » Le jeune homme connu sous le nom de Ran s’était mis au pas derrière son patriarche.

C’était un homme d’une vingtaine d’années, et d’apparence si fine que beaucoup l’auraient pris pour une femme.

Que ce soit par coïncidence ou en raison des goûts personnels du patriarche, le jeune page de tout à l’heure était également assez beau, mais la beauté de Ran était d’un tout autre niveau.

« Oui, je suppose qu’en tant que mon second, tu serais concerné, n’est-ce pas ? » demanda le patriarche.

« Oui. Si je ne me trompe pas, nos plans étaient d’échanger le Serment du Calice avec le Clan de la Foudre, pas avec le Clan du Loup. Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce que vous avez fait ? »

Ran avait gardé le silence pendant l’échange, car il n’aurait pas été correct de désapprouver son patriarche en public, mais en vérité, le Clan de la Flamme avait peu à gagner en acceptant de combattre le Clan de la Foudre.

Ils n’avaient pas besoin des terres situées à l’ouest du continent à ce stade. Ils pouvaient échanger le serment du Calice avec le Clan de la Foudre pour empêcher l’invasion, et avec cette crainte d’une attaque de leur arrière éliminée, ils pouvaient avancer vers la région centrale d’Yggdrasil, et ainsi prendre les rênes de ce royaume dans son ensemble.

C’était l’essentiel de leurs plans.

Et donc, après avoir vu ces plans pliés en deux grâces à un caprice, n’importe quel commandant en second aurait du mal à résister à la remise en question du choix.

Le patriarche du Clan de la Flamme secoua un rire jubilatoire. « Keh heh heh, cela signifie seulement que moi aussi, je suis un enfant de l’Homme inconstant. »

Il prit dans ses mains l’épée que l’envoyé du Clan du Loup lui avait donnée. Il la dégaina et plaça sa lame à la lumière, la regardant avec un sourire nostalgique.

« En mettant de côté toute l’affaire du Calice, j’ai simplement pensé que j’aimerais partager un verre avec ce patriarche du Clan du Loup. Tout cela n’est qu’un rêve, en fin de compte. Pourquoi ne pas faire un détour et s’amuser un peu ? Après tout, il semble que j’aurai peut-être l’occasion de parler aussi avec lui de notre patrie. »

***

Chapitre 5 : Acte 5

Partie 1

En raison de la course effrénée pour suivre le travail de chaque jour, le mois avait filé en un rien de temps.

Enfin, la campagne du Clan du Loup pour subjuguer le Clan de la Panthère allait commencer demain. Dans la ville de Gimlé, un grand groupe était rassemblé dans le sanctuaire religieux, le hörgr. Il y avait des officiers supérieurs du Clan du Loup comme Jörgen et Skáviðr, ainsi que des patriarches comme Linéa et Botvid des clans subsidiaires.

Ils étaient tous vêtus de tenues de cérémonie bien différentes de celles qu’ils portaient au combat. C’était un spectacle magnifique.

Yuuto portait également une tenue complètement différente, nouvellement créée pour cette cérémonie.

Comme toujours, il avait fait un grand usage de la couleur noire, mais il avait également inclus un design brillant sur la zone de la poitrine où se trouvaient deux épées croisées, ce qui était le symbole du clan de l’acier.

Sa cape incorporait la fourrure du grand Garmr que Sigrun avait vaincu pendant l’hiver, ce qui en faisait un objet approprié pour le seigneur qui allait régner sur six clans.

Mitsuki, assise à côté de lui, portait une tenue d’une beauté époustouflante.

Apparemment, elle l’avait aussi portée pendant le rituel d’invocation de Yuuto à Yggdrasil, mais à l’époque, il avait été si pressé par le temps qu’il avait dû immédiatement quitter le hörgr pour se mettre en route pour Gimlé, et donc il ne s’en souvenait pas vraiment.

En la regardant maintenant, elle ressemblait à une princesse sortie d’un livre de contes. Bien qu’en réalité, elle était plutôt une reine maintenant.

C’était un peu tard, mais Yuuto avait regardé la silhouette de celle qu’il aimait le plus, habillée de neuf, et il s’était senti satisfait de la regarder comme ça…

C’est alors qu’un grand homme d’âge moyen avec une courte barbe prit la parole pour commencer la cérémonie.

« Tout le monde, je suis désolé de vous avoir fait attendre. Par la présente, j’annonce à tous ceux qui se sont rassemblés que j’aurai l’honneur de diriger la première cérémonie du calice du clan de l’acier, la cérémonie qui lie les parents, les enfants et les frères et sœurs par le serment sacré du calice. Je suis Alexis, et je jouerai le rôle de médiateur pour ce rite. Je suis très reconnaissant de faire votre connaissance, et j’offre humblement mes services. »

C’était un homme familier pour tout le monde ici, car il était le prêtre impérial et le représentant de la région occidentale d’Yggdrasil.

« Je demande humblement à toutes les personnes présentes que, jusqu’à ce que ces rites de rapprochement entre parents, enfants et frères et sœurs se terminent en toute sécurité, vous soyez tous priés de coopérer pleinement… Maintenant, commençons la cérémonie du calice. »

La voix d’Alexis résonnait dans l’air silencieux de la salle du sanctuaire.

Comme on pouvait s’y attendre de la part de quelqu’un qui avait l’habitude de cette cérémonie, il progressa en douceur dans son discours difficile, sans bégayer ni trébucher une seule fois.

« J’annonce à tous ceux qui sont présents : Bien que je sache que ce n’est pas nécessaire, je vais vérifier le vin sacré une fois de plus. »

Alexis souleva en douceur un pichet en argent, fit un geste comme s’il coupait le haut du pichet avec sa main, puis versa l’alcool qu’il contenait dans deux récipients.

L’une d’entre elles était une tasse à boire standard, mais l’autre était un énorme calice qui semblait assez grand pour que cela couvre la majeure partie du visage d’une personne si on y buvait.

Alexis prit la plus petite tasse et la plaça devant sa bouche.

« En effet, c’est un alcool de qualité. Maintenant, je m’adresse au Seigneur Suoh-Yuuto, qui deviendra le parent. »

Alexis reposa la petite tasse maintenant vide sur le petit support, et se retourna pour appeler Yuuto.

La tension dans l’air était devenue plus forte.

Certaines personnes avaient dégluti de manière audible, peut-être à cause de la forte pression exercée.

Dans ses premiers jours, Yuuto avait lui-même trouvé cette atmosphère solennelle péniblement difficile à supporter. Cependant, cela ne l’affectait plus du tout maintenant.

« Oui, » avait-il répondu naturellement et avec facilité.

Auparavant, il aurait essayé de répondre d’une voix grave, afin de faire preuve d’autorité et de ne pas se mettre dans l’embarras. Mais maintenant, il n’avait plus besoin de ce genre de choses. Il était à l’aise avec lui-même tel qu’il était.

« En partageant le Calice avec chacune de ces personnes, vous deviendrez leur parent, ou leur grand frère, aux yeux des dieux des cieux, » entonna Alexis. « Si c’est vraiment votre volonté que vous veilliez l’un sur l’autre dans les moments de bien-être comme dans les moments de maladie, dans les moments de joie comme dans les moments de tristesse, dans les moments de richesse comme dans les moments de pauvreté, alors s’il vous plaît, buvez profondément de ce Calice. Montrez à ceux qui deviendront vos enfants et vos jeunes frères et sœurs le vin sacré qu’ils doivent boire. Vous pouvez continuer ! »

Yuuto avait souri ironiquement au discours affecté du prêtre.

Comme toujours, cela ressemblait tellement au discours prononcé lors des vœux d’un mariage japonais.

Il jeta un rapide coup d’œil à Mitsuki, et il vit qu’elle faisait un visage choqué qui semblait dire, « Quoi !? »

Il sourit un peu à cela, puis prit le grand calice à deux mains. Comme prévu, il était assez lourd.

Il but une gorgée et la remisa sur le support.

« Je vais maintenant recevoir le calice de votre part, et partager son contenu. » Alexis s’approcha d’un second support qui contenait un grand nombre de petites coupes, et une par une, il les plongea dans le grand calice pour les remplir de l’alcool qu’il contenait.

Les subordonnés d’Alexis avaient ensuite rassemblé les gobelets remplis et les avaient pris pour les distribuer au groupe de personnes qui se tenaient en ligne au centre du hörgr.

Une fois qu’Alexis avait confirmé que toutes les tasses avaient été distribuées, il prit une profonde inspiration, puis il continua.

« En tant que médiateur, j’offre ces mots à ceux qui détiennent maintenant le Calice. Au moment où vous boirez dans ce calice, vous deviendrez le subordonné du seigneur Suoh-Yuuto, le premier patriarche du clan de l’acier. Vous deviendrez son enfant juré, son petit frère ou sa petite sœur. À partir de ce moment, votre père, ou votre frère aîné, vous devrez le servir, lui et son clan, loyalement et sans faillir. Si vous êtes vraiment préparé à ce vœu, alors montrez votre détermination. Buvez le reste du contenu de votre calice, et laissez cette détermination prospérer à jamais en vous… Vous pouvez continuer ! »

Au signal d’Alexis, tout le monde dans la file avait levé sa tasse et avait bu son contenu d’un trait.

Et c’est ainsi qu’Yggdrasil vit naître un nouveau clan, le clan de l’Acier, avec Gimlé comme capitale.

+

Peu de temps après, les citoyens de ses territoires avaient commencé à désigner le chef du clan de l’acier par un nouveau terme, afin de le distinguer symboliquement des patriarches de clan qui lui étaient inférieurs.

Ils avaient commencé à l’appeler le « Grand Seigneur », Leginák.

+

« Ouf ! Voilà qui est au moins réglé. » Dans une petite pièce à l’écart de la salle du sanctuaire, Yuuto retira sa cape et la jeta grossièrement sur le côté.

On approchait déjà du début de la saison estivale. La fourrure du garmr faisait une splendide cape, mais il faisait trop chaud là-dedans.

« Tu as fait des merveilles, Grand Frère. » En attrapant la cape de fourrure dans ses bras, Félicia avait offert quelques paroles aimables en reconnaissance de l’effort de Yuuto.

« À propos de ça, » dit Yuuto.

« Pardon ? »

« Es-tu vraiment d’accord pour rester une petite sœur ? »

La hiérarchie actuelle du clan de l’acier était la suivante :

+

Patriarche, Suoh Yuuto

Mère du clan, Shimoya Mitsuki.

Chef des subalternes, Félicia

Premier rang, commandant en second, Linéa, patriarche du Clan de la Corne.

Deuxième rang, assistant du patriarche du Clan du Loup, Jörgen.

Troisième rang, patriarche du Clan de la Griffe, Botvid.

Quatrième rang, patriarche du Clan du Frêne Douglas.

Cinquième rang, patriarche du Clan des Chiens de Montagne Fundinn.

Sixième rang, le patriarche du Clan du Blé, Lágastaf.

Septième rang, chef des officiers subalternes, Skáviðr

Huitième rang, officier junior, Ingrid

Neuvième rang, officier junior, Sigrun

Dixième rang, officier junior, Albertina

Dixième rang, officier junior, Kristina

+

Techniquement, en tant que Chef des Subordonnés, Félicia était « au-dessus » des enfants subordonnés du clan en termes de déférence qu’ils devaient lui montrer, mais elle n’avait pas non plus d’autorité politique réelle à ce poste. On pourrait appeler cela un rang honorifique, éloigné de l’échelle du pouvoir.

Dans le système clanique d’Yggdrasil, la succession et le rang tournaient essentiellement autour du parent et des enfants jurés.

En tant que sœur cadette assermentée du patriarche, Félicia lui était affiliée, mais n’avait pas le droit d’être candidate à la succession, elle n’avait donc aucun « avenir ».

À l’époque où ils étaient encore dans le Clan du Loup, elle était restée comme jeune sœur à cause de ses sentiments de culpabilité, à la fois pour avoir invoqué Yuuto dans Yggdrasil contre sa volonté, et parce que son frère biologique Loptr avait tué le précédent patriarche du Clan du Loup, Fárbauti.

Mais maintenant, Yuuto était de retour à Yggdrasil de sa propre volonté, et l’incident avec Loptr remontait à plus de deux ans.

Yuuto pensait que Félicia avait fait plus qu’assez pour expier sa culpabilité, et donc en formant le clan de l’acier, il avait essayé d’en faire sa fille jurée.

« Si je deviens ton enfant juré, je deviendrai trop importante pour mon propre bien, je manquerais à mes devoirs d’adjuvante, Grand Frère. » Avec ces mots, elle avait refusé catégoriquement son offre.

« Franchement, je n’arrive pas à te croire. J’étais prêt à te récompenser pour tout ce que tu as fait, et j’avais même prévu de te faire diriger ton propre clan dans le futur. » Yuuto bouda un peu, visiblement un peu abattu par le fait que ses plans soient tombés à l’eau.

Félicia gloussa. « Grand Frère, si je peux me permettre, ce sont des faveurs que je n’ai jamais vraiment demandées ou dont je n’ai pas besoin. »

« Tu as vraiment préparé ta réponse. »

« Je n’ai qu’un seul souhait, le même que toujours. C’est d’être toujours à tes côtés, Grand Frère. Je ne demande rien d’autre. »

« Haah, d’accord. Bien, » déclara Yuuto avec un soupir. Il s’affala contre sa chaise et reposa son menton sur un bras.

Elle était vraiment complètement dépourvue d’ambition.

« Je pense que ta volonté dans cette affaire est absolument noble, tante Félicia. » Kristina ajouta ces mots élogieux, en plaçant une main sur sa poitrine comme si elle était émue.

***

Partie 2

Si l’on en croit les normes habituelles de cette fille, dans ce genre de situation, elle avait ensuite l’intention de dire ou de faire quelque chose de désagréable.

Félicia avait l’air un peu mal à l’aise et affichait une expression réservée.

Cependant, les prochains mots sortant de la bouche de Kristina étaient encore suffisants pour percer complètement la garde de Félicia.

« Après tout, les gens du Clan du Loup vont t’appeler “Grande tante Félicia” à partir de maintenant ! »

Félicia avait été tellement prise par surprise que le souffle qu’elle retenait inconsciemment avait éclaté avec un grand « Pffft ! »

Apparemment, elle n’avait même pas considéré cet aspect des choses. Pour quelqu’un comme Félicia, qui se souciait de son âge, une telle forme de nommage pouvait être considérée comme injustement cruelle.

« Ne la taquine pas trop avec ça, Kris, d’accord ? » Yuuto tapota une fois la tête de Kristina, lui donnant un léger avertissement, juste au cas où.

Si Félicia était de mauvaise humeur, alors les choses pourraient rapidement devenir problématiques.

En tant que personne ayant passé tant de temps avec elle, Yuuto voulait éviter cela à tout prix.

« P-Père ! » Linéa avait l’air timide en essayant de s’adresser à Yuuto. « Eh bien, c’est certainement différent de s’adresser à toi de cette façon. »

Linéa, elle aussi, était habillée et maquillée pour l’occasion, et était incroyablement jolie.

« Oui, mais maintenant, nous ne sommes plus de simples parents, » répondit Yuuto. « Nous sommes une vraie famille. Faisons de notre mieux. »

Avant, Linéa avait toujours été techniquement un « frère ou une sœur extérieur(e) » parce qu’elle venait d’un autre clan.

Mais maintenant, avec les nouveaux serments qui avaient été prêtés lors de cette cérémonie, elle faisait partie du même clan de l’acier que Yuuto.

Personnellement, Yuuto l’avait déjà considérée comme aussi proche que la famille immédiate, il était donc heureux que les choses se soient passées ainsi.

« En ce qui concerne les plans pour la ville, nous pouvons utiliser la forteresse existante comme quartier général pour l’instant, mais nous devons bien sûr nous atteler rapidement à la construction d’un palais de clan, » poursuivit Linéa. « En l’état actuel des choses, je pense que c’est un quartier général bien trop simple pour un clan qui règne sur six autres clans. Et notre tour Hliðskjálf devrait être au moins deux fois plus haute que celle-ci. »

En parlant, Linéa s’était rapprochée de la fenêtre et avait regardé la tour sacrée toute proche.

Yuuto avait proclamé Gimlé comme capitale du clan de l’Acier en même temps que le clan était officiellement formé.

Iárnviðr était une ville dans laquelle Yuuto avait passé trois ans maintenant, depuis son arrivée à Yggdrasil, il y était donc très attaché. Mais Iárnviðr était la capitale du Clan du Loup. Il y aurait de nombreux problèmes s’il déclarait la même ville comme étant la capitale du clan de l’acier, aussi s’était-il forcé à contrecœur à choisir un autre endroit.

À l’heure actuelle, Gimlé était une ville plus grande et plus peuplée qu’Iárnviðr.

Elle était également au centre d’une grande région de terres agricoles fertiles, connue localement sous le nom d’Iðavöllr, « les champs brillants ».

C’était une capitale tout à fait appropriée pour une grande nation comme le Clan de l’Acier, qui avait la juridiction sur un large territoire.

Yuuto se gratta l’arrière de la tête, un peu méfiant à l’égard de cette idée. « On n’a cependant pas vraiment besoin de faire des choses aussi extravagantes. En plus, c’est cher à faire. »

Au fond, c’était un homme qui s’enorgueillissait d’une efficacité pure et simple.

S’il y avait assez d’argent à dépenser pour les apparences, il préférerait le dépenser pour améliorer la productivité du pays.

« Bien sûr, nous n’aurons pas besoin de faire quoi que ce soit de plus voyant que nécessaire, » dit Linéa. « Cependant, dans l’état actuel des choses, on sera suffisamment à l’étroit pour que cela affecte le travail quotidien des gens. Et comme pour l’Hliðskjálf, le laisser trop court affectera le niveau de confiance et de révérence que les gens ont pour le clan de l’acier. »

« D’accord, j’ai compris, » dit Yuuto en lui faisant un signe de la main. « Très bien, je te laisse donc ce genre de choses. »

Linéa avait des compétences administratives qui surpassaient même celles de Jörgen. Si elle disait que quelque chose était nécessaire, alors il valait mieux faire confiance à son jugement.

Les personnes moyennement compétentes avaient tendance à avoir du mal à confier des tâches aux autres, et préfèrent s’occuper elles-mêmes des choses. Ce genre d’attitude pouvait fonctionner dans une très petite organisation, mais à une échelle beaucoup plus grande, elle s’effondrait.

Yuuto avait compris le concept d’utiliser la bonne personne pour la bonne tâche —, et de lui faire vraiment confiance pour qu’elle s’en occupe toute seule.

Ce n’était pas une compétence tape-à-l’œil, en fait, certains pourraient dire que c’était une partie très ordinaire et peu impressionnante de l’organisation. Mais en tant que chef d’une organisation de très grande envergure, il était essentiel pour le rôle de Yuuto qu’il possède déjà une telle compétence.

« Les téléphones se connectent ici aussi ? » demanda Mitsuki, l’air un peu inquiet.

Elle utilisait son téléphone pour rester en contact avec ses parents, donc pour elle c’était un des points les plus nécessaires.

C’était aussi le cas pour Yuuto. Pouvoir accéder à des informations et faire des recherches sur Internet était littéralement une bouée de sauvetage par moments, et il ne pouvait donc pas se permettre de laisser passer cet avantage.

« Oui, il n’y a aucun problème avec ça, » avait-il dit.

Environ un demi-mois plus tôt, Yuuto avait emmené le miroir divin d’Iárnviðr à la tour Hliðskjálf de Gimlé, et y avait mené une expérience. Il avait pu se connecter à Internet normalement et également passer des appels.

Il semblerait qu’indépendamment de l’emplacement physique ici, le facteur clé de la communication était d’avoir le « miroir apparié » au miroir divin dans le Japon de l’ère moderne.

« Alors, d’accord, » dit Mitsuki. « Je vais aller de l’avant et l’essayer ce soir. »

« Très bien, assure-toi de transmettre mes salutations à tes parents. »

« Je le ferai, et je leur dirai que nous nous entendons bien, nous aussi. »

« … Était-ce censé être une attaque contre moi ? »

« Hein ? Comment ça pourrait l’être ? » Mitsuki regarda Yuuto d’un air absent.

Il semblait qu’elle n’avait pas vraiment compris le sens de sa question.

Yuuto avait ri faiblement pendant un moment avant d’expliquer.

« Ha ha ha… Tu sais, ce dernier mois, j’ai été tellement occupé que je n’ai pas pu passer beaucoup de temps avec toi. Et à partir de demain, je dois partir à la conquête du Clan de la Panthère. Je me disais justement que j’avais mal agi envers toi. »

« Non, c’est bon. Yuu-kun, je comprends que tu sois occupé en ce moment. » Mitsuki avait ri, en faisant un signe de la main à Yuuto.

Elle était vraiment une femme formidable.

Pour le bien de Yuuto, elle avait été prête à abandonner sa patrie, à se séparer de sa famille, et à venir ici avec lui, et pourtant il finissait toujours par la laisser seule parfois. Il se sentait tellement coupable.

Et donc, il avait pris une décision ferme.

« Quand cette campagne sera terminée, et que je reviendrai… nous aurons une vraie cérémonie de mariage. »

« Hein ? » Une fois de plus, Mitsuki l’avait regardé avec une expression vide et perplexe.

Mais cela n’avait duré qu’un instant, après quoi elle avait éclaté en un large sourire, rempli de joie.

« D’accord ! » Avec de grosses larmes coulant sur ses joues souriantes, Mitsuki avait embrassé Yuuto.

 

+

C’était le lendemain de la cérémonie d’établissement officiel du clan de l’acier. Devant les portes de la ville de Gimlé, six mille soldats étaient rassemblés, attendant tous avec impatience l’ordre de départ.

Une autre force de quatre mille personnes devait les rejoindre à Fólkvangr, puis trois mille autres les rejoindraient depuis la ville de Myrkviðr, située à la frontière occidentale, où ils se trouvaient actuellement.

Au total, il s’agirait d’une armée géante de treize mille hommes. Bien que les forces de Yuuto aient subi un certain nombre de pertes au cours des deux derniers mois, elles avaient même réussi à dépasser les chiffres qu’elles avaient apportés à la bataille de Gashina.

Au cours de la deuxième bataille de la rivière Élivágar, il y a un mois, un simple regard de Yuuto avait repoussé l’invasion du Tigre affamé de batailles, puis il y avait eu sa victoire à la rivière Körmt, si unilatérale qu’elle était une première historique.

En un rien de temps, les récits enthousiastes s’étaient répandus de personne en personne, et maintenant les clans de la grande région savaient tous que Suoh-Yuuto le « dieu de la guerre » était vivant et en bonne santé.

Ainsi, pour regagner l’honneur qu’ils avaient perdu en n’envoyant pas d’aide, ou pour gagner les faveurs de Yuuto pour l’avenir, ou encore pour obtenir un plus grand statut au sein du nouveau clan de l’acier, les différents clans subsidiaires avaient tous envoyé à Yuuto de nombreux soldats.

De plus, depuis que la campagne de soumission du Clan de la Panthère avait été annoncée publiquement et à grande échelle, un grand nombre de combattants individuels affluaient de partout, demandant à rejoindre le Clan de l’Acier dans l’espoir de devenir riche ou de se faire un nom sous une bannière gagnante.

La plupart des candidats étaient la vulgaire racaille habituelle, mais il y avait quelques exceptions prometteuses.

Par exemple, un Einherjar qui avait autrefois dirigé une bande de bandits campant sur les pentes du mont Éljúðnir.

« Hein, alors tu es vraiment vivant, » Sigrun l’avait salué.

« Héhé. Cela fait longtemps, Dame Sigrun. Pardonnez-moi pour ce qui s’est passé à l’époque. J’ai changé mes habitudes et je suis devenu honnête. »

L’ancien chef des bandits avait redressé les épaules et avait poursuivi.

« Je m’appelle Hildegard, du village de Zaltz ! Ce printemps, j’ai été bénie par notre déesse mère Angrboða avec la rune d’Úlfhéðinn, la peau de loup, et je suis donc venue ici pour utiliser mes pouvoirs au maximum sous la bannière de notre grand seigneur, Leginák Suoh-Yuuto ! »

L’ancien chef des bandits n’était pas la seule recrue prometteuse : il y avait aussi une jeune fille qui venait de s’éveiller à ses capacités runiques en tant qu’Einherjar.

Le flux des demandes d’adhésion ne montrait toujours aucun signe d’arrêt, et il y avait donc de fortes chances que la taille totale de l’armée augmente encore après le début de la campagne.

Yuuto se serait contenté d’atteindre un repère de dix mille, il avait donc été heureux de découvrir que le nombre dépassait ses estimations.

« Tout cela est dû à ton prestige, Père, » lui avait expliqué Linéa.

Pour protéger les frontières de son territoire, il avait assigné au nouveau patriarche du Clan du Loup, Jörgen, et au chef des subordonnés du clan de la corne, Rasmus, deux mille soldats chacun. Ensuite, il avait engagé deux mille cavaliers du Clan de la Panthère parmi les prisonniers qu’il avait capturés, pour les utiliser comme réserves.

***

Partie 3

Hier, il avait reçu un message de Ginnar par pigeon voyageur, indiquant que le Clan de la Flamme avait déplacé ses troupes à la frontière avec le Clan de la Foudre.

Avec cela, les préparatifs pour gérer le Clan de la Foudre étaient terminés.

Quant aux affaires domestiques de son clan pendant qu’il était à la guerre, Yuuto avait Linéa et Jörgen pour s’occuper des choses, il n’avait donc pas à s’inquiéter.

Plus rien ne le retenait, il pouvait maintenant concentrer toutes ses pensées uniquement sur le combat contre le Clan de la Panthère.

« Très bien. Je vais y aller maintenant. » Yuuto avait fait un signe de la main, comme s’il allait juste faire une petite course.

Le visage de Mitsuki, cependant, était resté sérieux.

Il n’y avait aucun doute qu’elle était inquiète pour lui. C’est pourquoi Yuuto avait essayé de faire passer les choses pour des choses sans importance, mais il semblait que cela n’avait pas eu d’effet.

Mitsuki avait levé les yeux vers lui, des larmes commençant à couler dans ses yeux.

« Prends… soin de toi, d’accord ? » dit-elle en s’étranglant un peu.

« Je le ferai. Ne t’inquiète pas, » lui assura Yuuto. « Ici, je suis connu comme… un dieu de la guerre, tu sais ? »

Yuuto avait fait un clin d’œil et sa bouche s’était recourbée en un sourire en coin, et il avait attrapé l’air avec sa cape alors qu’il se tournait pour grimper sur la plateforme surélevée derrière lui.

Il balaya du regard la masse des guerriers rassemblés devant lui.

Ils avaient tous l’air excités et prêts à y aller. Yuuto pouvait voir qu’ils étaient tous convaincus qu’ils ne pouvaient pas perdre. Ils étaient prêts à aller chercher la victoire de leurs propres mains, cela se lisait sur leurs visages.

Yuuto prit une longue et profonde inspiration, puis haussa la voix pour les appeler.

« Guerriers d’élite du clan de l’acier ! Je suis votre patriarche, Suoh Yuuto ! »

« Yeeaaaaahhhh !! » Un chœur d’acclamations avait éclaté dans la foule.

Les ondes sonores avaient traversé le corps de Yuuto, se répercutant jusqu’à son cœur. Il leva son bras gauche, et fit un mouvement de descente avec sa main. C’était un geste qui demandait le silence.

Le vacarme de la foule s’était rapidement calmé, et Yuuto avait continué.

« Nous ne sommes plus divisés par nos clans individuels. Sous la bannière de ce clan de l’acier, nous ne faisons plus qu’un ! À partir de ce jour, nous devons avancer de manière solidaire, en travaillant pour nous soutenir mutuellement. Les batailles qui nous attendent sont la meilleure occasion de renforcer les liens de cette nouvelle union ! Combattons ensemble, dos à dos, et éradiquons nos ennemis ! »

Yuuto avait fait une pause et avait levé sa main droite, qui tenait un bâton dont le sommet était modelé d’après une armure.

La tête du bâton avait balayé vers le bas, pointant vers l’avant, et Yuuto avait crié à pleins poumons.

« À toutes les troupes, allez-y ! »

 

+

« S-Sire, j’ai un rapport ! » Le messager du Clan de la Panthère s’était écrié, faisant irruption pour interrompre le dîner de son patriarche. « L’armée du Clan du Loup a commencé à marcher vers l’ouest ! On nous dit que des soldats se rassemblent également à Fólkvangr et Myrkviðr, et on estime qu’ils sont plus de dix mille en tout ! »

« Dix… !? » Hveðrungr était tellement choqué qu’il laissa tomber la cuillère de sa main. « Ne sois pas absurde ! Comment ont-ils pu réussir à rassembler autant de troupes !!? »

Pour autant que Hveðrungr le sache, le Clan du Loup avait beaucoup souffert de son énorme défaite à la bataille de Gashina, ainsi que des pertes dues à sa défaite et à sa retraite à la deuxième bataille de la rivière Élivágar.

Il avait estimé que l’armée dans cette campagne contre le Clan de la Panthère ne compterait que six ou sept mille hommes, et qu’ils ne dépasseraient pas dans tous les cas les huit mille.

La nouvelle qu’ils venaient avec presque le double du nombre qu’il avait prévu avait laissé Hveðrungr ébranlé.

« Grrrgggh… ! » Hveðrungr grogna, et se mordit fortement l’ongle du pouce en signe de frustration.

La perte de sept mille combattants d’élite du Clan de la Panthère lors de la précédente bataille à la rivière Körmt était un gros problème. Il avait envoyé des renforts de la région de Miðgarðr, mais même avec ceux-ci, il n’avait que six mille cavaliers au total.

En plus de cette énorme différence de nombre, l’ennemi avait sa tactique du mur de wagon, ainsi que cette nouvelle arme, les « serpents de feu ».

Avec une armée aussi nombreuse, l’ennemi aurait sûrement des difficultés à maintenir ses lignes d’approvisionnement, de sorte que se retrancher dans la ville et se défendre contre un siège serait normalement une option.

Mais l’ennemi avait aussi les moyens d’utiliser l’atout majeur des armes de siège, le trébuchet, incroyablement destructeur.

Myrkviðr, la ville située à l’ouest du territoire du Clan de la Corne, était entourée d’abondantes forêts, et il n’y aurait donc aucune pénurie de bois utilisable pour eux.

Hveðrungr devait admettre que la situation ne se présentait pas bien pour lui.

Le messager continua son rapport. « De plus, il y a quelques jours, le patriarche du Clan du Loup Suoh-Yuuto a donné le poste de patriarche à son ancien second, Jörgen, et… »

« Quoi !? » cria Hveðrungr.

Les gens sont des créatures qui, souvent, ne comprennent pas complètement ce qu’on leur dit si cela va trop loin de ce qu’ils sont prêts à entendre.

C’était le cas de Hveðrungr à ce moment-là.

« Le rapport dit qu’il a établi son propre nouveau clan, le Clan de l’Acier, avec lui-même comme patriarche, et a placé tous ses clans affiliés, y compris son propre ancien Clan du Loup, comme des filiales enfants en dessous de lui ! » poursuit le messager.

« Le “Clan de l’Acier”, dis-tu ? » Sous son masque, les sourcils de Hveðrungr s’étaient froncés.

Comme il l’avait rappelé, l’acier était le composant clé du nihontou.

C’était aussi la première chose que Yuuto avait créée après son arrivée à Yggdrasil, et l’une des forces motrices derrière l’avancement du Clan du Loup là où il était maintenant.

Je vois, pensa Hveðrungr. Dans ce sens, c’est peut-être le nom le plus approprié pour le propre clan du garçon.

« Rat voleur de trône, » Hveðrungr cracha avec irritation. « Alors, tu as finalement montré ta vraie nature avide, n’est-ce pas ? »

Le Clan du Loup était un clan avec plus de cent ans d’histoire et de fierté. Son nom était porteur de sens et de prestige. Et pourtant, cet enfant, ce moins que rien, prenait ce précieux nom qu’il avait hérité de son prédécesseur, et le plaçait sous sa propre création. Peut-être était-ce le désir de gloire personnelle de ce garçon, mais c’était une honteuse démonstration d’arrogance.

Jörgen et Skáviðr s’étaient eux aussi dégradés en pardonnant un acte aussi despotique. Apparemment, leur clan n’était Loup que de nom, car ils avaient sombré pour ne plus être que les chiens domestiqués par Yuuto. Pour Hveðrungr, c’était déplorable.

Sigyn était en faute ici, aussi. Il avait laissé sept mille soldats d’élite sous sa responsabilité, et elle les avait perdus. Maintenant, à cause d’elle, il était dans cette situation. Il pourrait la tuer une centaine de fois, ça ne serait pas suffisant.

De cette façon, Hveðrungr s’attarda sur une cible haineuse après l’autre, les maudissant toutes avec un ressentiment sincère.

Il devait continuer à le faire, sinon il entendrait le murmure au fond de son esprit. La voix du diable qui disait :

Le choix de l’ancien patriarche du Clan du Loup, Fárbauti, était le bon, après tout.

Quelqu’un comme toi n’a pas ce qu’il faut pour vaincre Yuuto.

Il est bien plus grand que toi.

Il ne pourrait jamais, jamais reconnaître de telles choses.

S’il les reconnaissait, il renierait tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent, tout ce qu’il était.

Et donc il devait le couvrir de haine.

Avec la lumière de la folie dans les yeux, comme s’il se poussait lui-même pour aller de l’avant, Hveðrungr avait crié d’une voix proche du hurlement :

« Ne crois pas que tu puisses rester longtemps aussi imbu de toi-même, Yuuto ! Vas-y, viens, je te frapperai quand tu le feras. Cette fois, je gagnerai, et je prouverai que j’avais raison depuis le début ! »

***

Chapitre 6 : Acte 6

Partie 1

Dix jours s’étaient écoulés depuis le départ de l’armée du clan de l’acier de Gimlé.

Ils avaient fini de se joindre à la force de trois mille hommes à Myrkviðr, et campaient maintenant sur les terres du plateau dégagé un peu plus à l’ouest.

Devant eux se trouvaient de hautes falaises abruptes, au milieu desquelles passait un étroit col.

Jusqu’à présent, ce passage à travers les falaises avait été la zone tampon entre le Clan du Loup et le Clan de la Panthère.

La guerre était fondamentalement menée avec la force du nombre.

Il était difficile de faire passer une grande armée par un passage aussi étroit, et si l’ennemi était prêt et attendait à l’entrée de l’autre côté, on serait effectivement dépassé en nombre, quoi qu’il arrive.

Aucun des deux camps n’aurait ainsi la possibilité de conclure, et ils seraient donc dans une impasse.

« Eh bien, maintenant que nous avons ces pétards, ça va être un jeu d’enfant ! » déclara Haugspori, avec une attitude insouciante.

L’heure de la rencontre avec l’ennemi approchant, les commandants avaient convoqué un conseil de guerre pour décider de la voie stratégique à suivre.

« Uhh…, » Yuuto s’exclama maladroitement.

Il comprenait pourquoi Haugspori se sentait ainsi. Après tout, les pétards avaient semé la panique dans sept mille troupes ennemies en un instant, menant ses forces à une grande victoire comme il n’y en avait jamais eu auparavant.

Après cela, on pourrait penser que les utiliser revient à garantir une victoire.

Yuuto n’aimait pas l’idée de jeter de l’eau froide sur son optimisme, mais c’était quelque chose dont il devait parler.

« En fait, il n’en reste presque plus. »

« Hein ? » La mâchoire de Haugspori s’était ouverte en grande.

Il semblait qu’il avait tellement compté sur eux que, pendant un moment, il n’avait pas pu comprendre ce que Yuuto venait de dire.

Au bout d’un moment, le déclic s’était produit, et il avait crié : « Qu-Qu-Quoi ? Qu’est-ce qui se passe !? »

« Nous n’avons pas fabriqué ces choses ici, » répondit Yuuto. « Je les ai apportés avec moi de mon pays natal, le Japon. Il n’y en avait donc qu’un nombre limité, vous voyez, et nous en avons utilisé la plupart à la rivière Körmt. »

Pour faire paniquer sept mille soldats, il fallait une quantité suffisamment importante de pétards pour faire le travail.

Il avait superposé trois grands sacs en plastique, puis les avait remplis du plus grand nombre possible avant de rentrer, il y en avait donc eu une bonne quantité. Mais, s’il ne les avait utilisés qu’avec parcimonie, cela aurait causé le risque de permettre à l’ennemi de retrouver un peu de son sang-froid. Il avait donc décidé qu’il valait mieux pécher par excès en les utilisant.

« Leur conception est assez simple, mais sans matériaux modernes, nous aurions besoin de bambou, et ce n’est pas quelque chose que nous pouvons obtenir dans les terres du clan de l’acier. »

« Attendez, alors qu’est-ce qu’on va faire !? » glapit Haugspori.

« Ne vous inquiétez pas, j’ai préparé autre chose que nous pouvons utiliser à la place. Félicia. »

« Bien ! » La belle adjointe de Yuuto répondit comme si elle était prête et attendait son signal, et posa doucement un objet en terre cuite sur la table.

Il était rond, et un peu plus gros que le poing d’un homme.

Il y avait un endroit sur l’objet rond où il semblait y avoir un trou scellé avec du papier mélangé à de l’argile, avec une ficelle qui en sortait.

« Nous utilisons des récipients en céramique au lieu de bambou. Cependant, le processus de base pour fabriquer ces choses est à peu près le même que pour les pétards, et nous pouvons les utiliser de la même manière, » dit Yuuto. « Mon peuple a appelé cette arme le tetsuhau lorsqu’il l’a rencontrée pour la première fois. C’est un type d’arme appelé bombe. »

C’était un tetsuhau — le nom japonais d’une arme explosive vieille de plusieurs siècles, écrit avec les caractères chinois pour « brûler » et « fer ».

La prononciation de ce nom et les caractères chinois utilisés ressemblent fortement au nom japonais des premières armes à feu à mèche, mais leur utilisation et leur conception sont différentes.

Le Japon avait appris à connaître cette arme explosive à l’époque des invasions mongoles au XIIIe siècle.

Les Mongols et les Chinois les avaient appelés zhèntiānléi, un nom souvent traduit en anglais par « thunder crash bomb ».

Il s’agissait d’une sorte de grenade prémoderne, créée en prenant un obus rond en céramique d’environ vingt centimètres de diamètre et en le remplissant de poudre à canon, avec des morceaux de fer et de verre tranchants. Il suffisait ensuite d’allumer la mèche et de la lancer sur l’ennemi.

Leur fonction de base était d’utiliser le bruit fort de l’explosion pour créer la peur et le choc chez les soldats ennemis et leurs chevaux, et ils ne possédaient pas une énorme force létale. Cependant, elle en avait suffisamment pour être également considérée comme une arme dangereuse dans ce sens.

L’incident avec les bruits d’explosions qui avait créé une telle agitation à Iárnviðr un mois auparavant avait été causé par une série d’expériences avec ces bombes.

« Il n’y avait pas de pénurie de matières premières, donc nous avons réussi à préparer une assez bonne quantité de ces choses, » expliqua Yuuto.

La poudre à canon nécessitait trois ingrédients : du charbon de bois, du soufre et du salpêtre.

Le charbon de bois et le soufre étaient relativement faciles à obtenir dans le territoire montagneux du Clan du Loup.

Le principal obstacle était le salpêtre, mais il se trouve que la méthode japonaise de production artificielle de ce produit (inventée vers la fin de la période Sengoku) était déjà connue des habitants d’Yggdrasil.

Le salpêtre était déjà largement utilisé ici — comme pommade médicinale.

Traditionnellement, l’onguent était fabriqué en mélangeant du salpêtre avec d’autres ingrédients reconnus médicalement, tels que du lait, de la poudre de peau de serpent ou de carapace de tortue, de la cannelle, du myrte, du thym, de l’écorce de saule, des figues, des poires, des dattes ou du vin.

Apparemment, il était aussi parfois mélangé à de la bière et pris comme médicament oral.

Normalement, la production d’un lot de salpêtre artificiel est un processus qui prend environ deux ans, mais grâce à sa grande disponibilité ici, ils avaient pu en rassembler suffisamment pour répondre à leurs besoins pour cette campagne.

Sérieusement, cette pommade était vraiment incroyable.

Haugspori avait lentement, timidement, ramassé la bombe, semblant toujours avoir peur qu’elle explose inopinément. « Hmm… Mais quand même, ça ne va-t-il pas être un peu trop lourd ? »

Il l’avait pris dans une main et avait testé son poids.

« Si vous essayez de vous approcher suffisamment de l’ennemi pour le lancer et le toucher, vous recevrez des flèches qui vous tomberont dessus tout le temps. »

Les pétards étaient beaucoup plus petits et plus légers, et leur forme les rendait faciles à attacher aux flèches.

Les hommes de Haugspori étaient tous des maîtres de l’arc et donc, même avec le poids supplémentaire sur les flèches, ils avaient été capables de les tirer sur l’ennemi à bonne distance.

Cependant, quelque chose comme ça ne pouvait pas être attaché à une flèche, naturellement, et même si c’était possible, son poids ferait que les flèches voleraient à une distance bien plus courte que celles de l’ennemi.

« J’ai déjà aussi un plan pour ça, » dit Yuuto. « C’est pour ça que j’ai fait ces bombes aussi petites qu’elles le sont. Si je ne l’avais pas fait, elles n’auraient pas tenu. »

Haugspori regarda Yuuto d’un air perplexe. « Tenir, monsieur ? Tenir sur quoi ? »

Les lèvres de Yuuto s’étaient retroussées en un sourire malicieux.

« Sur notre autre nouvelle arme. »

 

+

Une fois la réunion stratégique terminée, les forces du clan de l’acier avaient repris leur marche vers l’ouest.

Alors que l’armée commençait à avancer dans le passage étroit entre les falaises, l’unité des forces spéciales montée par Sigrun ouvrait la voie, en tête de la formation.

Yuuto avait prédit que les forces restantes du Clan de la Panthère n’auraient que la moitié des forces du clan de l’acier, et les informations provenant des rapports de Kristina semblaient le confirmer.

Cependant, le fait de combattre dans un environnement étroit limitait le nombre de soldats qui pouvaient engager l’ennemi en même temps.

De plus, les cavaliers du Clan de la Panthère étaient tous des guerriers compétents et puissants.

Cela ferait de ce col étroit la topographie parfaite pour que leur petite force puisse combattre l’armée plus massive du Clan de l’Acier.

« Crois-tu qu’ils vont venir ? » demanda Bömburr.

« Ils viendront, » répondit sèchement Sigrun à son vice-capitaine.

Le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr, était en fait le grand frère biologique de Félicia, Loptr. Comme Sigrun et Félicia s’entendaient comme larrons en foire depuis leur enfance, Sigrun avait appris à connaître l’homme.

Il était souvent perçu comme insouciant et même un peu stupide par moments, mais il était exceptionnellement doué pour discerner les faiblesses de ses adversaires, et il les frappait sans faute.

Il n’était pas du genre à laisser le clan de l’acier passer sans encombre par ce passage étroit.

« Et cela signifie que nous serons ceux qui gagneront le titre de “Première Lance” pour avoir été les premiers du Clan de l’Acier à rencontrer l’ennemi dans cette guerre, » poursuivit-elle. « On ne peut demander un plus grand honneur. »

Les joues de Sigrun rougissaient légèrement en disant cela, ce qui était plutôt rare pour quelqu’un qui avait habituellement un visage de pierre.

« Oh… je vois. » Bömburr soupira, avec un air troublé sur le visage.

Bömburr avait encore une trentaine d’années, mais ses cheveux avaient déjà reculé jusqu’au sommet de son crâne, et son corps n’était pas aussi mince et musclé que celui de certains de ses pairs, si bien qu’il ressemblait à n’importe quel homme d’âge moyen, terne et sans particularité. Cette apparence physique semblait seulement amplifier l’air de mélancolie qui se dégageait de lui maintenant.

« Quoi ? As-tu peur d’eux ? » demanda Sigrun.

« Oui, je dirais que c’est le cas. » Bömburr rapprocha son cheval de celui de Sigrun et baissa la voix pour qu’elle seule puisse l’entendre. « Je veux dire, ils sont tous meilleurs que nous avec l’arc et les chevaux, n’est-ce pas ? »

« C’est vrai, » reconnut Sigrun sans hésiter.

Elle et son unité étaient passées du Clan du Loup au Clan de l’Acier, mais elles se savaient également les plus fortes combattantes de ce nouveau clan, et en étaient fières.

Selon toute vraisemblance, ils étaient les seuls du Clan de l’Acier à pouvoir affronter les soldats de haut niveau du Clan de la Panthère et à avoir une réelle chance de gagner.

Cependant, une chance réelle était encore le maximum qu’ils pouvaient avoir.

Si, par exemple, un des soldats moyens du Clan de la Panthère et un membre des forces spéciales de Múspell devaient se battre en un contre un, les chances que le soldat des forces spéciales gagne étaient d’environ une sur cinq. C’est dire à quel point la différence d’expertise de combat était grande entre eux.

« Mais ce ne sera pas un problème, » poursuit Sigrun. « Nous avons ceci. »

Elle avait alors brandi une arbalète, l’une des armes qui avaient bien servi le Clan du Loup lors de nombreuses batailles.

Il y avait quelques différences clés entre cette arbalète et celles qu’ils avaient utilisées auparavant.

D’abord, elle était un peu plus grande.

Deuxièmement — et c’est la plus grande différence —, la munition fixée à la crosse de l’arbalète n’était pas un carreau standard, mais une version miniaturisée de la nouvelle bombe à poudre.

« Je suppose que tout le monde a pris l’habitude de les utiliser ? » demanda Sigrun.

« Eh bien, oui, ils l’ont fait, » répondit Bömburr. « Ce n’était pas très difficile, après tout. »

Il avait fait cette déclaration avec nonchalance, malgré le fait que, normalement, un arc de cette taille devrait demander tellement de force pour tirer la corde que même Sigrun aurait du mal à le faire.

***

Partie 2

« Apparemment, ces choses étaient très difficiles à fabriquer, » dit Sigrun. « En fait, ce sont eux, plutôt que la poudre à canon, qui ont demandé le plus de temps. »

Soudain, Sigrun s’interrompit, prépara son arbalète et cria : « Tout le monde, préparez-vous au combat ! Le Clan de la Panthère est là ! »

Elle avait repéré les silhouettes de quelques dizaines de cavaliers au loin devant elle, alignée en cinq colonnes et chargeant dans cette direction.

Avec seulement ce nombre limité, ils n’attaquaient certainement pas dans le but de vaincre les forces de Sigrun.

Ils utilisaient leurs chevaux exceptionnellement rapides pour mener un assaut préventif, puis se repliaient avec agilité avant que leurs adversaires ne puissent récupérer et contrer. Ils se retourneraient alors et tireraient des flèches en arrière sur les ennemis qui les poursuivraient.

C’était sûrement leur intention. En tant que clan de cavaliers nomades, la tactique du « hit-and-run » était leur spécialité.

Sigrun elle-même avait pratiqué la même stratégie contre l’armée du Clan du Sabot, sous le nom de code « Schema B : Mongole. »

« Hmph, ils pensaient donc vraiment qu’une tactique aussi usée continuerait à fonctionner, non seulement contre nous, mais aussi contre Père ? » demanda-t-elle avec dérision. « Escouade de Cranequin ! Allumez les fusées ! »

Alors que Sigrun criait l’ordre, elle alluma la mèche de sa propre bombe… en utilisant un briquet moderne.

La mèche avait rapidement brûlé, et avec un sifflement, le feu s’était transféré sur le papier inflammable de la bombe.

« Feu !!! » cria-t-elle en tirant sur le levier de détente de son arbalète. Le loquet s’abaissa, et la corde claqua, lançant la bombe avec une force incroyable.

Elle était encore loin de la portée des flèches de ses ennemis, ces maîtres avérés de l’arc, le Clan de la Panthère. Et pourtant, sa bombe avait facilement franchi la distance avant d’atteindre sa cible.

Bang !

Elle avait éclaté en fragments avec un bruit de concussion déchirant les oreilles.

Les chevaux des ennemis poussèrent des cris stridents et plusieurs d’entre eux se cabrèrent sur leurs pattes arrière ou se mirent à sauter dans tous les sens, terrorisés.

Une courte seconde plus tard, la volée de bombes lâchée par les hommes de Sigrun avait également frappé, et le chaos s’était rapidement répandu.

En plus du bruit terrible, les fragments de métal et de verre contenus dans les bombes avaient été enfoncés dans la chair des chevaux. Ce n’était pas suffisant pour créer des blessures mortelles, mais cela provoquait une douleur incroyable, ce qui les rendait naturellement encore plus incontrôlables.

Le Clan de la Panthère était le meilleur d’Yggdrasil en matière de maniement des chevaux, mais même eux ne pouvaient rien faire pour calmer les animaux dans cet état.

« Chaaarge ! » cria Sigrun.

Et c’est alors que ses forces spéciales, toujours en formation et en parfaite coordination, avaient donné l’assaut.

Ce n’était même plus un vrai affrontement.

En un clin d’œil, ses combattants avaient abattu la plupart des ennemis, à l’exception de quelques-uns qui avaient réussi à fuir pour sauver leur vie. C’était incontestablement une victoire totale.

Cependant, Sigrun n’avait même pas esquissé un sourire et elle s’était retournée pour s’adresser à ses soldats avec sévérité.

« Ne baissez pas votre garde. Cela pourrait être suivi d’une deuxième et d’une troisième vague d’attaques. Rechargez vos armes ! »

En criant cela, elle avait placé un autre explosif sur la crosse de son arbalète.

Elle avait ensuite fouillé dans le sac à outils fixé à l’arrière de son cheval et en avait sorti un objet plat et circulaire en fer, avec des encoches dentelées tout autour de son bord.

Elle le fixa à un endroit de la crosse, puis sortit un deuxième objet en fer plat, fin et long, mais avec le même genre d’encoches dentelées sur son bord. Elle avait accroché une de ses extrémités à la corde de l’arbalète, et avait ajusté les encoches de son autre extrémité dans les encoches du disque métallique sur la crosse.

Avec cela, l’installation était complète.

Sigrun, saisissant la poignée attachée au disque, elle la tourna en rond, faisant tourner le disque comme on le ferait avec une petite meule.

Dès que le disque avait commencé à tourner, la longue plaque de métal qui y était attachée avait commencé à tirer la corde de l’arbalète avec facilité.

Et ce, malgré le fait que la corde semblait si lourde que même un homme adulte ne parviendrait pas à la tirer.

Il s’agissait de l’arbalète cranequin, qui avait été largement utilisée en Europe au cours du treizième siècle.

Le disque cranté était un engrenage, et il formait un ensemble avec la plaque métallique plus longue, appelé « crémaillère et pignon ». En les utilisant en tandem, on pouvait tirer parti du principe de l’effet de levier mécanique et tirer une corde d’arc avec un poids de traction très élevé en utilisant seulement une petite force.

Dans le monde d’Yggdrasil, où les arcs simples étaient encore la norme, cette technologie offrait un avantage considérable en termes de force et de portée des projectiles.

Il permettait même l’utilisation de munitions comme ces mini-bombes basées sur le tetsuhau, beaucoup plus lourdes que les flèches ou les carreaux standard, et elles pouvaient toujours être tirées hors de portée de l’ennemi.

Ces arbalètes n’avaient qu’un seul inconvénient, un inconvénient rédhibitoire, qui était qu’il fallait environ cinquante secondes pour préparer et tirer un coup. Dans ce laps de temps, un des archers du Clan de la Panthère pouvait tirer dix flèches avec son arc standard.

Cependant, on pouvait aussi avoir son premier tir d’arbalète préchargé et prêt avant le début de la bataille. Associées aux munitions explosives qui servaient à faire paniquer et à désorienter l’ennemi, les deux armes comblaient les lacunes de l’autre, tout en renforçant ses forces. C’était la combinaison parfaite.

C’était la véritable forme de l’arme secrète contre le Clan de la Panthère que Yuuto avait chargé Ingrid de préparer.

+

« Je vois, c’est donc ça… » Hveðrungr murmura amèrement en regardant cette scène du haut d’une des hautes falaises, où il avait observé la bataille du début à la fin.

Lorsqu’il avait reçu un rapport sur les « serpents de feu » écrasant une force de sept mille combattants du Clan de la Panthère, il n’avait pas été capable de se représenter ce qu’ils étaient. Il avait donc décidé de voir par lui-même en utilisant quelques pions jetables : il avait choisi quelques soldats connus pour avoir des problèmes d’insubordination, et les avait jetés sur l’ennemi pour voir ce qui se passait.

Debout aux côtés de Hveðrungr, Narfi déglutit. « Une arme redoutable… plus que je n’aurais jamais pu l’imaginer, » dit-il, la voix tremblante.

Il était le type de personne qui mettait toujours un point d’honneur à se présenter comme calme et imperturbable, mais son beau visage était tendu par une peur visible.

« C’est vrai. » Hveðrungr avait été obligé d’accepter, même s’il détestait cela.

Sur la base de ce qu’il avait entendu en seconde main, les rapports avaient semblé si absurdes qu’il n’avait pas pu écarter le soupçon que les choses avaient été grandement exagérées par peur.

Cependant, maintenant qu’il l’avait vu de ses propres yeux, c’était vraiment une arme tout aussi terrifiante que ce qu’on lui avait dit.

La description d’un serpent de feu se tordant sur le sol n’avait toujours pas de sens, mais c’était probablement parce que l’arme avait été modifiée et améliorée encore plus au cours du dernier mois.

« Que devons-nous faire, monsieur ? » balbutia Narfi. « Nous ne pouvons même pas nous battre avec une telle arme utilisée contre nous. »

« Grrrhh… » Un grognement douloureux fut tout ce qui s’échappa des lèvres de Hveðrungr.

Hveðrungr était un homme doté d’un grand sens de l’observation, qui pouvait constater sur place les faiblesses de son adversaire, et pourtant, même lui ne parvenait pas à trouver une contre-stratégie appropriée dans cette situation.

Les soldats humains pourraient être informés des propriétés de l’arme, et il devrait donc être possible de supprimer sa capacité à provoquer la panique chez les gens.

Mais de telles explications seraient perdues pour les chevaux.

On pourrait peut-être les entraîner à s’y habituer progressivement, mais pour cela, il faudrait qu’il ait sa propre réserve d’armes, ce qu’il n’avait pas.

Pire encore, il pouvait tirer des munitions bien au-delà de la portée des flèches de son propre clan.

Pour dire les choses franchement, c’était bien au-delà de ses capacités à gérer.

S’il y avait quelqu’un qui pouvait renverser cette situation désespérée, c’était le frère juré de Hveðrungr, Steinþórr, le monstre connu sous le nom de Tigre Assoiffé de Combats, qui avait toujours réussi à défier le bon sens.

Mais Steinþórr était actuellement occupé à traiter avec le Clan de la Flamme, qui avait déplacé ses soldats à la frontière du Clan de la Foudre.

« Cet imbécile a dit qu’il m’enverrait des renforts, et pourtant, le moment venu, il s’avère qu’il est complètement inutile, » cracha Hveðrungr avec mépris.

Il avait fourni au Clan de la Foudre des fonds de guerre ainsi que du fer transformé, coopérant avec eux et les aidant à renforcer considérablement leur armée, et pourtant leur patriarche se révélait être un homme aussi ingrat et infidèle.

Pourquoi devrait-il se soucier de l’ennemi au sud ? Steinþórr aurait dû ignorer quelque chose de si peu important, et venir au secours de son frère de sang. N’était-ce pas là tout le but du Serment du Calice !?

Mais toutes les malédictions égocentriques de Hveðrungr sur les autres ne changeraient rien à la situation sur le terrain ici.

À ce rythme, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre que son ennemi se rapproche de lui.

Il ne pouvait pas supporter l’idée de ça.

Perdre contre Yuuto sans même pouvoir se défendre était la seule chose que sa fierté ne pouvait pas permettre. Il devait y avoir quelque chose ! Quelque chose qui marcherait !

Hveðrungr se creusait désespérément les méninges pour trouver une réponse…

« Ah… ! »

Et comme si un éclair d’inspiration avait frappé son cerveau, ça lui était venu.

C’était une idée qui ressemblait vraiment au murmure du diable.

Une stratégie impardonnable, bestiale et répugnante.

Cependant, Hveðrungr n’avait pas reculé devant elle.

Les yeux derrière son masque s’étaient remplis d’une sombre folie, et ça lui avait donné une voix.

« Brûlez-les. »

« Quoi ? Brûler quoi, monsieur ? » demanda Narfi, la voix tremblante.

Il ne savait pas ce que son patriarche voulait dire par là, mais il sentait un étrange sentiment de danger dans la voix de Hveðrungr.

Les lèvres de Hveðrungr s’étaient retroussées en un rictus cruel et narquois. « Brûlez les villages, les villes et les forts sur notre territoire, tous. Brûlez tout, sauf les gens ! »

***

Partie 3

« On a finalement réussi à passer, hein ? » En sortant du col, Yuuto avait poussé un soupir de soulagement, mais il avait froncé les sourcils. « J’aimerais dire que cela signifie que nous pouvons nous détendre pour le moment, mais le fait qu’il n’y ait eu qu’une seule attaque est en fait assez troublant. »

Ce col étroit avait été le terrain parfait pour que le Clan de la Panthère puisse combattre sans se soucier de leur désavantage numérique. Le fait d’être autorisé à le franchir si facilement avait fait soupçonner à Yuuto que quelque chose se tramait.

« Peut-être cela montre-t-il simplement que les bombes étaient efficaces ? » suggéra Félicia.

« Hmm… » Yuuto avait continué à avoir l’air troublé.

Il y avait la stratégie de la forteresse vide à Gimlé, l’utilisation de pétards à la rivière Körmt, l’accord secret avec le puissant Clan de la Flamme au sud, la formation réussie du Clan de l’Acier, la coordination de cette campagne contre le Clan de la Panthère, et maintenant ce passage relativement sûr à travers les falaises à la frontière. Tout semblait aller beaucoup trop bien.

Un malheur arrive rarement seul, et de même, lorsque les choses vont dans votre sens, les bonnes choses ont tendance à s’empiler les unes sur les autres. Ce genre d’élan fait partie de la vie.

Alors, peut-être qu’après toutes les douleurs et les luttes qui ont précédé, c’était le retour du balancier dans l’autre sens.

Cependant, Yuuto ne pouvait pas se débarrasser du mauvais sentiment qu’il avait.

D’après ses expériences passées, lorsque les choses allaient clairement dans son sens, cela signifiait qu’un piège inattendu l’attendait quelque part devant lui.

C’était le cas autrefois, lorsqu’il était tellement absorbé par son propre succès, sans se soucier des émotions de ceux qui l’entouraient, et qu’il avait poussé Loptr à la jalousie, à la folie et au meurtre.

*bsssh !*

Il y avait eu un fort bruit statique provenant de son émetteur-récepteur portatif, suivit d’une voix familière.

« Père… voici Kristina. »

Sa voix tremblait légèrement.

« Qu’est-ce qui ne va pas !? » demanda Yuuto, son visage changeant déjà de couleur.

Kristina était une fille qui agissait toujours de manière stoïque, et qui ne laissait jamais les autres lire ses vrais sentiments. En d’autres termes, quelque chose devait être arrivé pour la secouer assez pour être ouvertement émotionnel.

« Le village… où nous avions prévu d’installer notre camp aujourd’hui… est en feu ! »

 

+

« C’est… ! » Face à la scène qui se déroulait devant lui, Yuuto ne trouvait plus de mots. Il était simplement resté debout, le regard fixe.

Félicia se couvrait la bouche de ses deux mains et tremblait, de grosses larmes perlant dans ses yeux. « Une telle cruauté… qu’as-tu fait, mon frère... »

Les énormes flammes du brasier se balançaient, dégageant des vagues de chaleur qui brûlaient la peau.

Ce n’était pas seulement un ou deux bâtiments, le village entier brûlait.

Et ce n’était pas tout. Des feux avaient également été allumés dans tous les champs et forêts entourant le village.

Les feux qui se déchaînaient semblaient presque vivants, comme un serpent de flammes qui se tordait.

« Il n’y a pas qu’ici, » rapporte Kristina, la mine renfrognée. « Tous les villages de cette région ont été incendiés de la même manière. »

Yuuto avait pu voir que même elle était devenue pâle.

Elle était humaine, après tout. Il était impossible que le fait d’être témoin d’une scène aussi horrible ne soit pas choquant pour elle.

« J’ai moi-même brûlé un village, alors je sais que je n’ai pas de quoi parler, » dit Yuuto. « Mais quand même, c’est horrible. »

« Ce n’est pas vrai, Grand Frère ! » s’exclama Félicia. « C’est complètement différent de Vánagandr. Tu as donné aux gens de ce village ta protection et des soins, n’est-ce pas ? »

Félicia avait jeté un regard douloureux sur certaines des personnes qui avaient échappé au village en feu.

L’un d’eux était complètement couvert de suie, tandis qu’un autre avait des brûlures sur tout le corps. Une mère tenait dans ses bras son bébé, tous deux pleurant.

Yuuto pouvait entendre les sons des gémissements et des pleurs venant de partout, et il avait l’impression que ça lui transperçait la poitrine.

Il ne pensait pas être capable d’oublier ces cris d’agonie de sitôt.

C’était vraiment comme une scène proverbiale de l’enfer.

« Le pillage et la destruction en territoire ennemi est quelque chose que je pourrais au moins comprendre. » La voix de Skáviðr tremblait de fureur. « Mais comment a-t-il pu faire cela aux gens de sa propre nation, ceux qu’il avait le devoir de protéger ? »

Skáviðr était toujours si froid et détaché dans tout ce qu’il traitait, c’était la première fois que Yuuto le voyait si ouvertement en colère.

C’était l’homme qui était devenu l’exécuteur de la peine capitale, assumant un rôle qui allait le faire détester, tout cela pour protéger la paix et l’ordre dans sa nation.

Et lorsque Hveðrungr était encore connu sous le nom de Loptr, Skáviðr avait été son professeur d’arts martiaux.

Mais peut-être que ces choses l’avaient rendu encore plus impossible à pardonner.

« A-t-il finalement perdu la tête !? » s’écria Skáviðr en frappant du poing sur le sol, comme s’il ne pouvait exprimer son indignation autrement.

Yuuto s’était senti aussi profondément affecté que les autres. Mais plus que de la colère, il était traversé par un sentiment de dégoût froid.

« Non, il n’est pas fou, » dit Yuuto. « En fait, il m’impressionne… même si ça me rend malade. Cet enfoiré a vu clair dans ma faiblesse, et m’a frappé là parfaitement où cela fait mal. »

« Que… veux-tu dire ? » demanda Skáviðr.

Yuuto avait fait une grimace de dégoût, et avait répondu : « Maintenant, ces gens n’ont nulle part où vivre. Rien à manger. Leurs champs, et même les forêts, ont tous été brûlés, il n’y a rien qu’ils puissent faire. Les autres villages voisins sont tous pareils. Cela signifie que nous sommes les seuls à pouvoir les sauver. »

« Ah… ! Était-ce son objectif… ? » Le visage de Skáviðr avait été rougi par la colère, mais il s’était rapidement vidé de sa couleur.

« Oui, très probablement, » répondit Yuuto.

Lorsqu’une armée part en guerre, un défi extrêmement important consiste à savoir si et comment elle peut se procurer suffisamment de nourriture.

Transporter des provisions de chez soi jusqu’en territoire ennemi coûtait beaucoup de temps et d’efforts. Comme Yuuto ne voulait pas faire de mal aux habitants locaux, même en territoire ennemi, il stockait toujours une quantité suffisante de nourriture avant de partir en guerre. Mais pour la majeure partie d’Yggdrasil, la pratique courante lors d’une guerre d’invasion était de se procurer de la nourriture localement, à partir de la terre et des habitants.

Si Yuuto voulait sauver ces gens, il devait faire exactement le contraire : distribuer les vivres qu’il avait apportés.

Yuuto grogna et se mordit la lèvre inférieure en signe de frustration. « Si nous aidons tous les réfugiés, il n’y aura jamais assez de nourriture pour nous. »

Lorsqu’il avait entendu la vérité de Saya Takao, Yuuto s’était résolu à devenir un démon sans cœur si nécessaire, sans pitié pour ses ennemis.

Mais face à ces innocents qui avaient perdu leur maison et n’avaient rien à manger, il ne pouvait se résoudre à les abandonner à leur sort, même s’il ne s’agissait pas de ses propres compatriotes.

Hveðrungr avait compris cela à propos de Yuuto, et avait donc choisi ce mode d’action violent.

« Il est allé trop loin, » dit Skáviðr. « Ne se soucie-t-il pas du tout de la façon dont les gens vont percevoir des actes aussi méprisables ? »

« Mais c’est aussi efficace, » répondit platement Yuuto.

C’était la stratégie dite de la « terre brûlée ».

Une nation qui se défend contre une invasion peut choisir de brûler et de détruire ses propres villages et villes, ses pâturages, ses forêts, ses puits et ses réserves de nourriture — tout ce qui pourrait être utilisé par l’ennemi. Ce faisant, elle laissait les envahisseurs sans possibilité de se procurer de la nourriture, du carburant ou un logement.

L’armée du clan de l’acier avait apporté ses propres réserves de nourriture dans la marche, mais pour les autres fournitures, comme le bois de chauffage, ils avaient prévu de se les procurer dans la région.

Sans feu de camp, ils ne pourraient pas faire cuire la nourriture qu’ils avaient apportée.

L’eau était une autre chose qu’ils s’attendaient à pouvoir réapprovisionner localement pendant leur voyage, mais vu la situation, Yuuto ne pouvait pas écarter la possibilité que les puits aient tous été empoisonnés.

Sans bâtiments, ils devraient tous camper dehors, et ils devraient le faire sans arbres.

Les arbres leur auraient donné un minimum de protection contre les éléments, mais sans eux, les soldats auraient vu leur fatigue augmenter fortement.

Et puis il y avait les réfugiés. Selon toute vraisemblance, plus le clan de l’acier progressait, plus ses ennemis détruisaient leur propre territoire, déplaçant encore plus de personnes.

Cela ferait peser un fardeau de plus en plus lourd sur les ressources du clan de l’acier.

Il n’y avait aucun doute que cela ralentirait aussi leur avance.

Expire… inspire… expire… Yuuto avait pris plusieurs longues et profondes respirations.

Le Yuuto de plusieurs mois auparavant aurait décidé de prendre ces réfugiés et de se retirer, empêchant ainsi plus de destruction.

Mais le Yuuto ici présent avait une raison pour laquelle il ne pouvait pas se permettre de reculer.

« D’accord, Grand Frère, » dit Yuuto. « Amène-toi. Je vais jouer à ton jeu. Félicia, donne à manger à ces villageois, et dis-leur de se diriger vers Myrkviðr. Et puis envoie un message par pigeon voyageur à Linéa ! Dis-lui de continuer à envoyer de la nourriture par ici, par charrettes ! »

 

+

« Keh heh heh, petit enfant naïf. » Hveðrungr gloussa de satisfaction à l’annonce que le clan de l’acier distribuait de la nourriture aux déplacés.

C’est exactement ce à quoi il s’attendait.

Celui qui se tenait au-dessus des autres en tant que leur seigneur devait, parfois, prendre des décisions impitoyables.

Se laisser influencer par la compassion pouvait conduire à une décision qui tue cinq ou dix fois plus de personnes qu’elle n’en sauve.

De même, il y avait eu des actions qui avaient semblé barbares et cruelles à la grande majorité des gens, mais qui avaient abouti à un résultat où le plus grand nombre de vies avaient été protégées.

La stratégie de la terre brûlée de Hveðrungr avait été mise en place parce que, après mûre réflexion, c’était la stratégie qui entraînerait le moins de pertes parmi ses propres soldats, et la seule qui lui donnait une chance de victoire.

C’était aussi une ligne de conduite que Yuuto n’aurait sûrement jamais pu imiter s’il avait été à la place de Hveðrungr. Il serait resté bloqué, incapable de franchir une telle ligne.

Même avec toutes ses connaissances tirées de la terre au-delà des cieux, c’était la limite de Yuuto en tant qu’homme.

« Pourtant, tu continues à avancer, » murmura Hveðrungr. « Cela, au moins, est un peu inattendu. »

Le Yuuto que Hveðrungr connaissait aurait probablement reculé après avoir réalisé qu’en avançant davantage, il ferait plus de victimes parmi la population.

Montrer de l’intérêt même pour les sujets de l’ennemi était un niveau ridicule de gentillesse, mais c’était juste le genre d’homme qu’il était.

Le fait qu’il continuait à avancer signifiait que peut-être deux ans de service en tant que patriarche avaient finalement commencé à déteindre sur lui.

« Eh bien, heureusement pour moi, cela joue exactement en ma faveur. » Hveðrungr avait gloussé.

Si Yuuto s’était retiré, la menace immédiate pour Hveðrungr serait passée, mais il n’aurait eu que de lourdes pertes dans son camp.

Il devait au moins faire quelques dégâts en retour, ou rien de tout cela ne vaudrait la peine.

***

Partie 4

Le clan de l’acier avait continué son avancée.

Et sans aucun état d’âme, Hveðrungr avait poursuivi sa stratégie impartiale consistant à brûler tous les villages en amont de la route d’invasion du clan de l’acier.

Le clan de l’acier, lui aussi, avait continué à accueillir les réfugiés.

Même après avoir distribué de la nourriture à tout le monde, l’armée d’invasion avait réussi à se maintenir en vie, ce qui montrait à quel point ils avaient préparé leurs provisions avant de lancer leur campagne.

D’après les renseignements fournis par les espions de Hveðrungr, la personne réponsable de la logistique était le patriarche du Clan de la Corne, Linéa, qui était également devenu le commandant en second du Clan de l’Acier.

Parmi le Clan du Loup, Jörgen était le plus doué dans ce domaine, mais même lui aurait dû avoir du mal à tout préparer lui-même en un mois seulement. Cette fille Linéa était assez impressionnante pour quelqu’un de si jeune.

Enfin, le Clan de l’Acier s’était rapproché à deux jours de marche de la forteresse de Hveðrungr dans la ville de Nóatún, l’ancienne capitale du Clan du Sabot.

C’est alors qu’un rapport de très bon augure était arrivé sur le bureau de Hveðrungr, via son général, Narfi.

« Nous avons de nouvelles informations d’un de nos espions sous couverture, monsieur, » dit Narfi. « Aujourd’hui, une très grande cargaison de fournitures a été expédiée de Myrkviðr par une caravane de chariots. »

« Héhé, et voilà. Je savais que s’ils continuaient à distribuer leur propre nourriture comme des cadeaux, ils allaient atteindre la limite de leur stock. »

Hveðrungr avait serré son poing triomphalement.

En mêlant plusieurs de ses espions parmi les réfugiés, il avait réussi à les intégrer dans le campement du clan de l’acier.

« Vous semblez très heureux, monsieur, » commenta Narfi.

« Oh, je le suis. Avec ça, je peux porter un coup décisif au clan de l’acier. »

« Euh… Monsieur ? S’ils reçoivent plus de provisions, ne vont-ils pas encore plus empiéter sur notre territoire ? Avez-vous peut-être l’intention de brûler aussi Nóatún ? »

L’expression de Narfi était raide quand il avait demandé cela. Il n’avait probablement pas été capable d’accepter ses doutes quant à l’idée de mettre le feu au territoire de son propre clan.

Narfi était connu comme l’un des esprits les plus vifs du Clan de la Panthère, et Hveðrungr en était venu à compter sur lui pour beaucoup de choses, mais apparemment c’était la limite de sa pensée. Apparemment, il n’avait aucune réelle compréhension de la stratégie.

Cependant, si même cet homme était prêt à exprimer ses doutes, cela signifiait qu’il devait déjà y avoir un certain nombre de personnes dans le Clan de la Panthère qui avaient des doutes sur Hveðrungr. Il devait régler ce conflit le plus tôt possible.

« Ton rapport signifie que les choses se sont mises en place avant que je finisse par avoir besoin de brûler la ville. C’est pourquoi je suis soulagé. »

« Je ne comprends pas, monsieur, » dit Narfi. « Pourquoi le réapprovisionnement du clan de l’acier signifie-t-il que nous pouvons leur porter un coup décisif ? »

« Hmph. Pourquoi penses-tu que j’ai attendu si longtemps avant de les combattre, nous faisant reculer et les attirant si loin sur nos terres ? C’était pour étirer leurs lignes d’approvisionnement. »

En effet, tout avait été mis en place pour créer cette situation.

Cette opération allait probablement diminuer le soutien de Hveðrungr au sein du Clan de la Panthère. Cependant, il ne s’en souciait pas.

Avec ça, il pourrait marquer un coup contre Yuuto.

C’était la seule pensée de Hveðrungr en ce moment.

Il avait désigné un point sur la carte étalée sur son bureau, puis avait tracé une ligne vers l’ouest à partir de ce point.

« Leur ligne de ravitaillement s’étend à travers les terres du Clan de la Panthère, sans villes ou forts pour servir de points de contrôle sûrs. Nous avons aussi l’avantage du territoire. Frapper leur point faible ne sera pas une mince affaire. »

« Oh ! Je comprends maintenant ! » Enfin, la compréhension était apparue dans les yeux de Narfi.

Idiot, pensa Hveðrungr avec amertume.

Mais en vérité, il aurait été injuste de reprocher à Narfi son ignorance.

Hveðrungr n’avait aucun moyen de le savoir, mais dans l’histoire écrite, la première utilisation de la stratégie de la terre brûlée avait été faite par les Scythes au sixième siècle avant J.-C., contre les armées envahissantes de Darius Ier, le quatrième roi perse de l’empire achéménide.

Plutôt que Narfi soit dense, la vision stratégique de Hveðrungr était si grande qu’il avait employé une stratégie militaire de près de mille ans en avance sur son temps.

« Si nous saisissons leurs approvisionnements maintenant, ils seront isolés en territoire ennemi et n’auront plus rien pour leurs soldats, » ricana Hveðrungr. « Leur armée de dix mille hommes est bien plus nombreuse que la nôtre, mais maintenant ce grand nombre va devenir un nœud coulant autour de leur propre cou ! »

Les gens avaient besoin de manger pour survivre. Plus il y avait de gens, plus il fallait de nourriture pour les nourrir.

Alors, que se passerait-il si les réserves de nourriture de l’ennemi touchaient le fond ? Tout d’abord, il y aurait indubitablement de petits combats pour le peu qui reste.

Ceux-ci finiront par devenir plus violents et émeutiers, et la chaîne de commandement se brisera, les privant de leur pouvoir en tant qu’armée unifiée.

Si le Clan de la Panthère attaquait à ce moment, les écraser serait aussi facile que de prendre un bonbon à un bébé.

Il est certain qu’ils n’auraient aucune chance de gagner une bataille frontale en ce moment, grâce à la défense du mur de wagons du clan de l’acier et à leurs armes de serpents de feu.

Cependant, d’autres stratégies étaient disponibles.

Hveðrungr pouvait affaiblir l’armée de son adversaire sans jamais le combattre directement.

« Maintenant, allons-y, Narfi, » dit-il avec satisfaction. « Nous sommes sur le point de donner à ces imbéciles un goût d’enfer ! »

 

+

« Ils sont là, » se murmurait Hveðrungr. Il était accroupi dans un fourré, se tenant parfaitement immobile.

Le Clan de l’Acier était déjà passé par cette zone, et elle était donc sous leur contrôle. D’un autre côté, comme tous les forts et autres structures avaient été brûlés au préalable, il n’y avait pas de postes de surveillance gardés. Il n’avait pas été très difficile d’infiltrer la zone avec une petite force.

C’était un autre mouvement rendu possible par la grande mobilité des cavaliers du Clan de la Panthère.

Pour l’instant, cependant, Hveðrungr était à pied, les chevaux de son unité étant gardés hors de vue à une courte distance.

Il regarda à l’extérieur de sa cachette. Loin devant lui, un groupe de soldats armés marchait en formation ordonnée.

Un autre homme caché dans le fourré à côté de Hveðrungr prit la parole.

« Monsieur, je reconnais l’homme au premier rang, » dit-il en louchant sur les soldats éloignés. « Il dirigeait les forces du Clan de la Corne à la rivière Körmt. Je crois que son nom est Haugspori. »

À cette distance, Hveðrungr ne pouvait pas du tout distinguer ces hommes.

Le soldat du Clan de la Panthère à côté de lui en ce moment n’était qu’un combattant ordinaire issu des rangs, sans accomplissement particulièrement remarquable. Mais même ainsi, comme le reste de ses frères nomades, il avait passé sa vie à vivre dans les vastes steppes herbeuses, des milliers de matins et de soirs passés à regarder le soleil se lever et se coucher sur un horizon lointain et dégagé.

Sa vision à longue portée était quelque chose que Hveðrungr, né et élevé dans une ville, ne pouvait espérer égaler.

Si cet homme avait dit que le soldat ennemi à l’avant de la ligne était Haugspori, alors ce devait être le cas.

« Oho, alors il semble que nous ayons la bonne cible, » Hveðrungr sourit.

Il savait, grâce à des informations antérieures, que le patriarche du Clan de la Corne était la personne chargée de diriger la logistique du clan de l’Acier.

Il y avait de fortes chances que Haugspori, l’assistant du commandant en second du Clan de la Corne, ait été chargé des soldats qui gardaient le train d’approvisionnement en chariots.

En fait, il pouvait voir d’ici que ces soldats du Clan de la Corne agissaient très prudemment, scrutant la zone autour d’eux en marchant.

« Le voilà, monsieur, le train d’approvisionnement en chevaux de bât. Il y en a un bon paquet ! »

« Je vois ! Alors c’est exactement comme l’ont dit nos renseignements. Très bien, allez envoyer un message à Narfi tout de suite ! » ordonna Hveðrungr.

« Oui, Monsieur ! » Toujours accroupi, le soldat du Clan de la Panthère s’éloigna rapidement, mais silencieusement à travers les broussailles.

Hveðrungr était resté accroupi, immobile et attendant. Après un court moment, les choses s’étaient mises en marche.

« Attaque ennemie ! Attaque ennemie ! » Des cris retentirent dans les rangs du Clan de la Corne, et la tension les traversa comme un souffle de vent.

Les soldats avaient préparé leurs arbalètes. Hveðrungr se tourna pour regarder dans la direction qu’ils visaient, et vit une escouade de plusieurs centaines de cavaliers se diriger vers eux, soulevant la poussière tandis que leurs chevaux chargeaient.

Naturellement, cette escouade était dirigée par Narfi, qui avait reçu le message que Hveðrungr avait envoyé juste avant.

« Ne paniquez pas, messieurs ! » Haugspori cria. « Le Clan de la Panthère n’est plus une menace pour nous. Unités Cranequin, en position ! Allumez les fusées ! »

À la suite des ordres de Haugspori, ses soldats avaient sorti de petits objets portatifs, qu’ils semblaient presser avec leurs pouces — produisant une flamme instantanément.

Hveðrungr n’avait aucune idée de ce qui venait de se passer.

Au cours de la bataille précédente, il avait été tellement concentré sur l’observation de ce qui arrivait à ses propres soldats qu’il n’avait pas remarqué ce qui se passait alors.

Il était de notoriété publique que pour allumer un feu, il fallait d’abord créer une braise, ce qui nécessitait les bons outils et un peu de temps. Être capable de créer du feu à partir de rien, d’une simple pression du pouce, semblait relever de la sorcellerie.

Sans aucun doute, ça devait être quelque chose de Yuuto.

Si seulement j’avais un outil comme le sien, qui me permettrait d’accéder à un stock de connaissances aussi illimité que le sien…

Hveðrungr avait l’impression de devenir fou de jalousie.

« Feuuuuuuuuu ! »

L’une après l’autre, les arbalètes des soldats avaient tiré leurs munitions rondes en céramique.

Les projectiles avaient volé sur une distance terrifiante, atteignant les cavaliers de Narfi alors qu’ils étaient encore très loin.

Bang ! Ban-ban-ba-ba-ba-ba-ba-bang !

Ils avaient explosé en une succession rapide, produisant une cacophonie qui semblait déchirer l’air.

Le bruit était insupportable aux oreilles de Hveðrungr, même à grande distance, alors il savait que cela devait être bien pire pour les personnes qui y étaient confrontées de près.

En effet, c’était suffisant pour que la charge de Narfi s’arrête complètement.

Les chevaux se débarrassaient en ce moment de leurs cavaliers, ou essayaient de se détacher et de courir dans des directions aléatoires. C’était un spectacle honteux à voir.

« L’ennemi est confus ! » déclara Haugspori. « Combattant de mêlée, charrrrrrge ! »

« Yaaaaahhh !! » Les fantassins du Clan de la Corne poussèrent un cri de guerre, préparèrent leurs lances et coururent en avant.

À la rivière Körmt et dans le col frontalier, cette tactique avait laissé les cavaliers du Clan de la Panthère impuissants à se défendre, mais maintenant ils savaient d’avance que les serpents de feu rendraient leurs chevaux inutilisables. Ils savaient aussi que les serpents de feu n’étaient pas assez puissants pour causer des blessures mortelles.

En partageant ces connaissances, ils avaient fait en sorte que les cavaliers eux-mêmes ne soient plus pris de panique.

La bande de cavaliers de Narfi descendit rapidement, prépara ses arcs et tira. Les flèches s’étaient envolées dans l’air.

***

Partie 5

« Gwah ! »

« Gyaahh ! »

Plusieurs soldats du Clan de la Corne avaient crié lorsque les flèches avaient frappé leur cible.

Cependant, il s’agissait toujours d’une bataille avec des nombres très inégaux.

L’escorte de ravitaillement du Clan de la Corne comptait au moins un millier d’hommes. L’escouade du Clan de la Panthère, en revanche, n’en comptait qu’environ deux cents, car ils avaient besoin de rester peu nombreux pour ne pas être repérés avant leur attaque-surprise.

Les combattants du Clan de la Corne pressèrent le pas, ignorant les flèches qui pleuvaient sur eux, et les combattants du Clan de la Panthère se retournèrent précipitamment et commencèrent à fuir.

« Chassez-les ! Poursuivez-les ! »

« Faites-le ! Descendez-les ! »

« Tuez-les ! »

Les soldats du Clan de la Corne avaient commencé à crier vigoureusement, s’encourageant les uns les autres, et ils avaient commencé à les poursuivre.

Lorsque la promesse de la victoire obscurcit la vision d’une personne, le premier instinct est de poursuivre un ennemi en fuite. C’était un phénomène extrêmement courant sur le champ de bataille.

Tout se passait comme prévu.

Hveðrungr était impressionné par les soldats du Clan de la Panthère. Même sans leurs chevaux, ils avaient toujours un excellent sens de la tactique du « hit-and-run ».

Selon toute apparence, ils semblaient simplement fuir parce qu’ils étaient dépassés par la force de leur ennemi. C’était une belle performance.

« Très bien, le moment est venu ! Tout le monde, suivez-moi ! » cria Hveðrungr en se levant de sa cachette dans le fourré et en courant vers l’avant.

Trois cents de ses meilleurs soldats, triés sur le volet, couraient juste derrière lui à pied.

S’ils ne pouvaient pas utiliser leurs chevaux, ils pouvaient simplement se battre sans eux. Comme cela avait été démontré il y a un instant, le Clan de la Panthère était des combattants d’une habileté magistrale, et être à pied ne changeait rien à cela.

Le son des cris frénétiques de Haugspori résonna au loin. « Gah ! Une embuscade !? Tout le monde, revenez ! Revenez ici ! »

Il était déjà trop tard.

Une fois qu’une formation serrée de soldats s’était mise en mouvement à plein régime, il n’était pas facile de les arrêter. Pire, ils avaient encore des ennemis qui fuyaient juste devant eux. Ils étaient toujours poussés par l’envie de continuer la poursuite.

L’air paniqué, les soldats qui avaient été laissés derrière s’étaient empressés de préparer leurs épées pour protéger les chevaux.

Cependant, presque tout le monde était parti à la poursuite du groupe de Narfi, et ils étaient clairement en sous-effectif maintenant.

« W-waaugh ! »

« Grh ! Protégez les chevaux et les charrettes ! »

« Ha ha ha ha ! Hors de mon chemin ! » s’esclaffa Hveðrungr.

En prononçant ces mots, il avait abattu les défenseurs d’un coup de lame chacun, et lui et son escouade d’attaque avaient pris contact avec le train de ravitaillement.

Il s’était rapidement attaqué aux arbalétriers d’avant, les tuant et prenant leurs serpents de feu. S’il pouvait les ramener et les étudier, il pourrait reproduire la technologie et la faire sienne.

« Très bien, allumez le feu ! » avait-il crié, donnant l’ordre à son assistant.

Avec une telle quantité de cargaison, tout voler serait naturellement trop difficile à gérer. En particulier, Haugspori reviendrait et les rattraperait pendant qu’ils tenteraient de la transporter.

Donc, dans ce cas, la seule option était de le brûler.

La nourriture était une ressource précieuse dans le monde d’Yggdrasil, et la détruire était donc un acte sacrilège, mais Hveðrungr était résolu.

Il avait ricané bruyamment. « Ha ha ha ha ha ! Je t’ai eu cette fois, Yuuto. C’est ma victoire ! »

Il ne restait plus qu’à allumer plusieurs feux dans la cargaison. Une fois leurs provisions détruites, l’armée du clan de l’acier serait bloquée en plein territoire ennemi. Hveðrungr n’aurait plus qu’à regarder et attendre qu’ils se détruisent eux-mêmes.

L’assistant de Hveðrungr avait sorti la tige de bois et l’arc utilisé pour allumer une braise, avait enroulé la corde autour de la tige et s’était mis au travail.

Hveðrungr se tenait au-dessus de l’homme pendant qu’il travaillait, gardant un œil attentif sur ce qui l’entourait… et soudain, il ressentit un étrange frisson.

Ça venait du sixième sens qu’il avait aiguisé en survivant à tant de contacts avec la mort.

Il avait senti l’intention meurtrière de quelqu’un, et il s’était précipité pour faire face à la direction d’où il l’avait sentie.

Il y avait eu un bruit de tissu fouettant l’air, alors que le grand drap couvrant le cheval et le chariot s’était envolé dans les airs.

Les deux choses que Hveðrungr vit ensuite furent des cheveux argentés brillants qui captaient la lumière du soleil, et le flash argenté de la lumière qui se reflétait sur une lame alors qu’elle s’abattait sur lui.

« Nrrgh ! » Avec un grognement, Hveðrungr bougea par réflexe dans cette fraction de seconde, bloquant l’attaque avec sa propre lame nihontou.

« Gwaah ! »

« Gyaah ! »

Des cris de mort avaient retenti juste à côté de lui.

Certains de ses hommes avaient été abattus, incapables de réagir à temps aux autres membres de l’unité des forces spéciales de Sigrun qui étaient sortis de leur cachette en même temps qu’elle.

« Aviez-vous prévu que je ferais ça !? » cria Hveðrungr.

Son épée contre l’épée de Sigrun, son visage près du sien, Hveðrungr lui cria dessus, sa bouche se tordant de rage.

« Bien sûr que oui, » dit froidement Sigrun. « Laisse-moi te dire ce que Père a dit de toi : “Hveðrungr trouve immédiatement la faiblesse de son adversaire, et il ne manque jamais de la frapper.” »

« Grrrghh !! »

« Et maintenant ! Il est temps que je te rembourse pour la honte que j’ai subie lors de notre dernière bataille ! »

+

« Le Clan de la Panthère a attaqué comme tu l’avais prévu, Père, » avait rapporté Kristina par le biais de l’émetteur-récepteur. « Actuellement, les forces spéciales de Múspell sont engagées dans un combat contre eux. J’ai également confirmé la présence d’un homme masqué. Je crois que c’est le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr ! »

Yuuto avait serré les poings. « Je vois ! Alors, très bien ! On va se dépêcher par là aussi ! »

Il semblerait que Rungr soit tombé dans son piège.

« Avec le gain maintenu, déplacez-les, avec des hommes prêts, attendez-les. »

C’était la phrase de Sun Tzu que Yuuto avait appliquée lors de sa bataille à la rivière Körmt, et elle décrivait le type de stratégie qu’il maîtrisait le mieux.

Ce jour-là, il y a deux ans, lorsque Loptr avait commis son horrible crime, Yuuto avait appris de la manière la plus douloureuse qui soit combien il était important de prendre en compte les sentiments des autres, et les conséquences de ne pas le faire.

L’expérience du regret amer au début de sa croissance en tant que jeune homme restera à jamais dans son cœur comme une force d’autodiscipline.

Depuis lors, il avait pris l’habitude de toujours essayer de s’imaginer à la place des autres et de considérer les choses de leur point de vue.

Comme il avait continué à pratiquer cela avec assiduité au cours des deux années suivantes, cela n’avait pas seulement contribué à former son sens de l’équilibre entre les besoins et les désirs des gens en tant qu’administrateur et homme d’État. Elle lui avait également permis d’améliorer ses compétences en tant que commandant militaire, en cultivant en lui le pouvoir de prédire les pensées et les motivations de ses adversaires à un niveau stupéfiant.

Si l’on utilise la stratégie de la terre brûlée contre un ennemi envahisseur et que celui-ci poursuit son avancée, la prochaine action appropriée contre cet ennemi serait de couper ses lignes de ravitaillement étirées et de l’affamer. C’est la théorie militaire standard, glanée à partir d’exemples historiques.

Dans l’exemple de Darius Ier envahissant les Scythes en Europe, cette stratégie avait conduit à ce que Darius Ier soit contraint d’interrompre son invasion et de se retirer, alors qu’il disposait d’une armée des dizaines de fois plus nombreuse que celle des Scythes.

Yuuto avait rapidement tiré la conclusion que Hveðrungr visait le même résultat.

S’il comprenait ce que son adversaire voulait faire, et ce qu’il souhaitait gagner, alors le reste était simple. Comme dans les enseignements de Sun Tzu, tout ce qu’il avait à faire était de tendre un piège, et d’attendre.

En l’occurrence, son ennemi s’en prendrait au train de ravitaillement, aussi Yuuto avait-il ordonné à Sigrun et à ses forces spéciales de se cacher parmi les chevaux et les marchandises.

Bien sûr, si vous voulez tromper vos ennemis, vous devez commencer par tromper vos alliés.

Yuuto avait divulgué de fausses informations (pas trop largement, pour que ça ne soit pas trop évident) qui désignaient ce train de chevaux comme étant celui avec la nourriture. Il avait fait cela pour que la fausse information tombe dans les mains des espions qu’il pensait être mêlé aux réfugiés.

Il était juste reconnaissant qu’ils semblent avoir mordu à l’hameçon.

« Quand même, penser que le commandant en chef participerait personnellement à une mission aussi dangereuse… Je suis stupéfait qu’il ait pu faire ça. » La voix de Kristina dans l’émetteur-récepteur était stupéfaite, mais pas impressionnée.

Son père biologique et son père juré étaient tous deux des patriarches de clan, et tous deux étaient des hommes qui donnaient calmement des ordres depuis l’arrière.

Quant à elle, si Kristina s’est aventurée en territoire ennemi lors de ses missions, si elle se sentait en danger, elle se retirait immédiatement, et elle ne tentait pas d’infiltrations qu’elle jugeait impossibles.

Ainsi, pour elle, le choix d’action de Hveðrungr dans ce cas avait dû sembler assez imprudent. Après tout, il aurait pu confier l’attaque entièrement à ses subordonnés.

« Être capable de diriger soi-même depuis les premières lignes est aussi une qualité importante chez un commandant, » dit Yuuto. « Mais dans son cas, c’est plutôt parce qu’au bout du compte, il ne peut pas faire confiance à d’autres personnes. »

C’était un autre domaine où Yuuto et lui étaient complètement opposés.

Lors de son arrivée à Yggdrasil, Yuuto n’avait rien pu faire. Il avait donc appris à ne pas avoir de problème à respecter les autres qui pouvaient faire ce qu’il ne pouvait pas faire, ou à compter sur eux pour l’aider.

D’un autre côté, Hveðrungr était un homme qui pouvait faire à peu près tout. Peu importe ce que c’était, il pouvait trouver comment le faire mieux que la plupart des autres personnes.

À cause de cela, il s’était habitué à l’idée que le résultat serait toujours plus fiable s’il faisait quelque chose lui-même plutôt que de le laisser aux autres. Cette façon de penser était désormais ancrée en lui et, par conséquent, plus la tâche était importante pour lui, plus il se sentait obligé de la faire lui-même.

C’est pourquoi, quand Yuuto avait été nommé patriarche, Loptr était entré dans une telle rage.

C’est pourquoi, lors de la bataille de Náströnd, il avait personnellement mené le petit groupe de quelques dizaines de cavaliers pour percer les défenses de Yuuto.

C’est pourquoi, lors de la récente bataille de la rivière Körmt, il avait pris la tête de la petite force qui avait traversé la rivière pour attaquer le flanc du Clan de la Corne.

C’est pourquoi, lorsqu’il avait encerclé la ville de Fólkvangr, il avait personnellement dirigé la force qui l’avait fait.

Et donc, cette fois…

« Cette bataille déterminera le cours de la guerre, donc je savais qu’il se joindrait certainement à l’attaque lui-même, » dit Yuuto. « Maintenant, Grand Frère, c’est échec et mat ! »

***

Partie 6

« Ah ! » cria Sigrun.

« Khh ! » Hveðrungr avait réussi à bloquer son coup d’épée diagonal avec sa propre lame. L’impact avait envoyé une sensation de picotement dans ses mains.

« Haaaaah ! »

Sigrun enchaîna avec une attaque si rapide qu’à ses yeux, elle semblait laisser dans son sillage des images de lumière argentée.

« Graaagh ! »

Hveðrungr avait réussi à s’en défendre, mais il n’avait pu dissimuler la détresse qu’il ressentait.

Elle était si rapide. Rapide, et pourtant chacune de ses attaques était lourde et puissante.

Mais surtout, son maniement de l’épée ne souffrait d’aucune hésitation. Chaque coup était véritable et sans hésitation.

Elle semblait être une personne complètement différente de la dernière fois qu’il l’avait affrontée.

Hveðrungr avait assisté Sigrun dans son entraînement à l’épée de nombreuses fois lorsqu’elle était plus jeune. Il avait une connaissance approfondie de son style de maniement de l’épée, sans parler des particularités de sa forme qui lui étaient propres.

Pourtant, même en dépit de cela, c’est lui qui avait été dominé en ce moment.

En y repensant maintenant, à Gashina, ils s’étaient affrontés juste après que Yuuto ait été banni de force dans son monde d’origine. Sigrun avait dû être terriblement secouée.

Peut-être qu’il ne l’avait pas affrontée dans toute sa force.

Il n’avait jamais imaginé que la fille deviendrait une combattante aussi puissante !

« Ha ! » Hveðrungr déplaça le centre de force derrière son swing, essayant de faire dévier l’attaque de Sigrun.

« Hmph ! » Sigrun sentit le changement, et ajusta de façon magistrale l’angle de la force derrière son swing, essayant plutôt de déséquilibrer Hveðrungr.

Même quand il avait essayé d’utiliser la technique du saule sur elle, elle l’avait contré.

« Rrrgh, sois maudite, petite fille stupide ! Ne sois pas insolente ! » cria Hveðrungr.

S’il restait sur la défensive, alors elle le coincerait. Il prit donc tous les risques en se jetant en pleine offensive.

Il déclencha une furieuse série de quatre attaques.

La première frappe avait été celle de Skáviðr.

La deuxième frappe venait de Váli, l’ancien général du Clan de la Panthère.

Le troisième était celui de Jörgen.

Le quatrième était de Narfi, son général compétent et son aide.

C’était la technique ultime de Hveðrungr, l’épée des mille illusions. À chaque coup, il transformait sa technique d’épée en celle d’une personne différente, reproduisant leurs styles et leurs particularités personnels. Cela pouvait rendre l’adversaire perplexe et créer une ouverture dans sa garde.

C’était un exploit spectaculaire, rendu possible uniquement grâce à sa capacité à voler sans vergogne les techniques des autres, à condition de les avoir vues au moins une fois.

Il l’avait utilisé sur Sigrun lors de leur précédente bataille, et cela lui avait permis de lui infliger une blessure à la main.

Ça marchait aussi cette fois. Même si Sigrun était devenue très impressionnante, elle avait du mal à suivre le rythme d’une épée qui se transformait à chaque attaque. Elle avait besoin de tout ce qu’elle pouvait rassembler pour se défendre contre ses attaques, et la dynamique de leur combat s’inversa.

Cependant, Hveðrungr savait qu’il ne pouvait pas prendre son temps. S’il était dans un piège tendu par ses ennemis, alors il devait sortir d’ici tout de suite. Il n’avait pas le luxe de pouvoir se battre à loisir, il devait en finir maintenant.

« Ça arrive ! ᛈᚻᚨᚾᛏᛟᛞ ! » Hveðrungr avait lancé le sort Galdr « Mirage » en se jetant sur elle avec une attaque de poussée à pleine puissance.

Ce sort affecterait les sens de Sigrun, faisant apparaître la pointe de son épée comme floue et divisée en deux.

À cet instant, l’attention de Hveðrungr fut soudainement attirée par les yeux de Sigrun, qui se rétrécirent légèrement.

Instantanément, il sentit tous les poils de son corps se hérisser.

D’un simple mouvement de tête, Sigrun esquiva facilement l’attaque mortelle, ignorant complètement l’illusion créée par le Mirage, et s’élança en avant.

« Khh ! » Sans réfléchir, Hveðrungr avait fait un bond en arrière.

Il ne l’avait pas fait parce qu’il savait ce qui allait arriver. Il n’avait fait qu’obéir au sixième sens en lui, car il sonnait l’alarme plus fort que jamais.

« Haaah !! » La lumière argentée de la lame de Sigrun avait été projetée en avant.

C’était à une vitesse incomparable à tout ce qui existait auparavant.

Aussi habile qu’il soit, Hveðrungr n’avait pas pu réagir à temps.

« Agh… !? » Hveðrungr avait senti une douleur se propager dans sa poitrine.

Mais ce n’était que faible douleur. D’une manière ou d’une autre, il s’en était sorti avec une simple éraflure. S’il avait été un tant soit peu plus lent à sauter en arrière, il serait sûrement en deux morceaux maintenant.

Il vit que Sigrun avait déjà terminé son coup d’épée, et qu’elle ramenait sa main pour en déclencher un second.

« Merde !!! » Sans se soucier de l’honneur ou de la honte, Hveðrungr se retourna sur ses talons et se mit à courir.

En ce moment, il y avait quelque chose d’anormal chez Sigrun. L’air qui l’entourait était aussi tranchant qu’un croc de bête — non, aussi tranchant que le bord d’un nihontou, un bord qui pouvait couper le fer. S’il continuait à la combattre, il allait perdre.

Il en était certain.

« Ah ! Arrête ! » cria Sigrun, et le poursuivit.

Cependant, Hveðrungr n’était pas prêt à s’arrêter pour elle juste parce qu’elle l’exigeait. En fait, pour l’instant, le plus important pour lui n’était pas de tuer Sigrun, mais de s’échapper de cet endroit.

« C’est un piège ! Retirez-vous ! Retirez-vous !! » Rungr avait crié à ses hommes en courant.

Les soldats du Clan de la Corne qui semblaient lui barrer la route tombèrent rapidement sur sa lame, et il ne s’arrêta pas de courir.

« Je ne te laisserai pas t’échapper ! » cria Sigrun, courant après Hveðrungr à une vitesse incroyable.

Comme on pouvait s’y attendre de la part d’un Einherjar aux capacités toutes spécialisées dans le combat, elle était à tous les coups plus capable physiquement que lui. À ce rythme, elle allait le rattraper en un rien de temps.

Hveðrungr avait rapidement fouillé dans son sac à la hanche et en avait sorti l’arme du serpent de feu qu’il avait collecté plus tôt pour ses recherches.

Il s’était retourné et l’avait jeté sur Sigrun.

S’il avait eu une pensée rationnelle, il se serait souvenu qu’il fallait d’abord y mettre le feu, mais peut-être que l’image des choses qui explosaient lui avait fait une trop forte impression.

Et pourtant, il s’est avéré que la chance était de son côté.

Sigrun savait ce qu’on lui lançait, et elle avait réagi en faisant un bond en arrière pour s’en éloigner. Il semblait qu’elle aussi avait été imprégnée d’une forte impression en voyant les explosions.

L’autre chance pour Hveðrungr était qu’il ne l’avait pas jeté directement sur elle, mais sur le sol à ses pieds. Il l’avait fait uniquement parce qu’il était si pressé qu’il n’avait pas eu le temps de la viser soigneusement.

Bang ! En heurtant le sol, la force de l’impact et la chaleur de la friction avaient fait exploser le serpent de feu.

Sigrun avait fait un bond en dehors de la trajectoire, elle n’avait donc pas été blessée, mais cela l’avait arrêtée temporairement.

Dans le peu de temps qui lui avait été accordé, Hveðrungr avait réussi à se rendre à l’endroit où il avait mis son cheval, et il avait ainsi échappé au champ de bataille avec sa vie ce jour-là.

+

« Je vois…, » dit Yuuto. « Alors Hveðrungr s’est enfui. »

« P-Père, s’il te plaît pardonne-moi ! C’est parce que je n’étais pas assez forte…, » la voix consternée de Sigrun était transmise par l’émetteur-récepteur.

Apparemment, elle était sur le point de vaincre Hveðrungr, mais il lui avait échappé.

C’était extrêmement décevant, mais c’était aussi un résultat qui entrait dans le cadre des prédictions de Yuuto.

« Non, c’est bon. Ce n’est pas un gars facile à battre, après tout, même pour toi. Ne te sens pas mal à l’aise. »

« M-Mais… »

« Ne t’inquiète pas. Nous allons l’attraper. Si nous le laissons retourner à la base, il pourrait après tout commencer à brûler d’autres villes et villages. »La voix de Yuuto était devenue basse et froide, et la lumière de la détermination brûlait dans ses yeux.

La pression qui se dégageait de lui était si forte que Sigrun pouvait même la sentir à travers l’émetteur-récepteur, et elle déglutit.

« Run, prends les forces spéciales et continue la chasse à Hveðrungr, » ordonna Yuuto.

« Oui, Père ! Ce sera fait ! » Avec cette vive réponse, Sigrun avait mis fin à la communication.

Yuuto se tourna rapidement vers son adjuvante. « Félicia ! Tu as entendu la situation. Boucle toutes les routes menant à Nóatún. Je suppose que les équipes de recherches sont déjà réunies ? Nous allons parcourir toute cette zone, fouiller chaque recoin. Nous allons mettre un terme à tout ça ici même ! »

+

Hveðrungr pouvait entendre les cris de colère des soldats qui le poursuivaient, venant de derrière lui.

« C’est Hveðrungr ! Après lui ! Après lui ! »

« Si on l’attrape, on peut avoir tout ce qu’on veut comme récompense ! »

« Arrêtez-vous là — ! »

Il essayait de retourner à Nóatún avec sa petite équipe de cavaliers lorsqu’ils avaient rencontré une patrouille du Clan de l’Acier, et avaient été obligés de faire demi-tour et de revenir par le chemin d’origine.

C’était déjà la cinquième fois qu’ils rencontraient une patrouille ennemie.

Les cavaliers du Clan de la Panthère étaient plus mobiles, et ils avaient pu distancer leurs ennemis. Mais maintenant, ils n’avaient plus de flèches, et en continuant à courir, leurs trois cents cavaliers initiaux s’étaient séparés et dispersés, le groupe de Hveðrungr n’était plus qu’un dixième de cette taille.

« Ce misérable, m’a-t-il fait danser à sa guise pendant tout ce temps… !? » Hveðrungr avait craché les mots, tremblant d’une fureur indignée.

Le réseau de patrouilles de recherche à sa recherche s’était manifesté beaucoup trop rapidement. Il était évident qu’ils avaient été préparés.

Cela ne pouvait que signifier que les plans de Hveðrungr avaient été complètement prédits.

Yuuto avait toujours vaincu Hveðrungr que grâce aux connaissances de son monde au-delà des cieux — c’est ce que Hveðrungr avait toujours pensé.

Et pourtant, Hveðrungr, qui devrait être supérieur en matière de stratégie militaire, avait été complètement surclassé. Il avait joué le jeu de Yuuto pendant tout ce temps.

Et maintenant, il courait et se cachait pathétiquement.

Il ne pouvait y avoir de plus grande humiliation.

« Ah… ! Je t’ai trouvé, Hveðrungr ! » Une jeune guerrière aux cheveux argentés était apparue à cheval devant lui.

« Tch, bon sang ! C’est Sigrun ! » Hveðrungr tira ses rênes et fit tourner son cheval brusquement vers la droite.

Il éperonna le cheval à toute vitesse, mais elle resta juste derrière lui, refusant de se laisser distancer.

Tous les soldats qu’il avait croisés jusqu’à présent étaient à pied, il n’avait donc pas été trop difficile de leur échapper, mais son cheval la mettait sur un pied d’égalité avec lui.

Elle était la personne la plus gênante qui aurait pu le repérer.

« Grrgh, pas encore ! Je n’ai pas encore perdu ! Je vais trouver un moyen de passer à travers ce filet, et retourner la situation ! »

Tout en criant ces mots pour s’encourager, Hveðrungr continuait à éperonner son cheval, concentré sur la seule pensée de s’échapper.

***

Partie 7

« Glug, glug, glug ! Ouf ! » Hveðrungr plongea son visage dans l’eau du ruisseau, buvant à satiété, puis se rassit sur le sol et s’essuya la bouche avec un bras.

La stratégie de la terre brûlée de Hveðrungr s’était retournée contre lui. Il avait eu beaucoup de mal à atteindre une source d’eau potable.

Cet endroit était très éloigné de la route d’invasion initiale du Clan de l’Acier, et Hveðrungr avait été obligé de faire presque tout le chemin jusqu’ici sans rien manger ni boire.

Sa soif étanchée, il avait sorti les deux dernières tranches de viande séchée qu’il avait gardées et les avait englouties.

« Je devrais enfin avoir un moment de paix maintenant. » Hveðrungr tapota son estomac, qui n’était plus vide, et se leva.

Il n’y avait personne d’autre autour.

Aucun poursuivant ennemi, et aucun membre du Clan de la Panthère. Il était seul.

Un groupe qui voyageait ensemble se distinguait, et en particulier, les gens du Clan nomade de la Panthère s’habillaient d’une manière unique qui les rendait encore plus reconnaissables. Ayant déterminé que ses alliés entraveraient sa fuite, Hveðrungr les avait abandonnés.

Quant à son cheval, il l’aurait également fait remarquer, et il s’en était donc aussi débarrassé.

Dans la région d’Álfheimr, les gens qui pouvaient monter à cheval étaient rares. Être vu à cheval serait laisser derrière soi des preuves qui faciliteraient sa traque.

Il avait enlevé son masque de fer, donné un masque de rechange à l’un de ses subordonnés, et envoyé cet homme dans une autre direction pour servir de leurre.

Il s’était enfin libéré de ses poursuivants, et il l’avait fait en abandonnant tout ce qui faisait de lui le patriarche du Clan de la Panthère. C’était assez ironique.

« Maintenant, il est temps de partir. » Hveðrungr commença à marcher vers le nord-est.

Les routes vers l’ouest, vers la forteresse du Clan de la Panthère à Nóatún, étaient toutes fermées. S’il devait rester dans la zone voisine, à l’affût d’une ouverture pour passer à travers le filet des patrouilles, elles se refermeraient sur lui au fil du temps, et il finirait tout simplement par être capturé.

Mais ils ne devaient pas encore être capables d’encercler complètement la zone qui se trouvait dans la direction opposée. C’est ce qui avait motivé la décision de Hveðrungr de se diriger vers l’est.

Il se trouve qu’il n’avait pas vu de poursuivants depuis hier.

Ce serait une route très longue et indirecte, mais il devrait pouvoir continuer jusqu’à ce qu’il puisse atteindre les montagnes Himinbjörg, puis traverser les montagnes vers le nord, dans la patrie du Clan de la Panthère.

Essayer de traverser les montagnes dans un pays rude, loin de toute route, était une tâche difficile et ardue, mais il était déjà passé par là une fois auparavant, lorsqu’il avait fui le Clan du Loup après avoir tué son précédent patriarche, Fárbauti. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

« Heh ! Heh heh heh ! On dirait que tu n’étais pas capable de le prévoir ! C’est vrai, oui, finalement, ce qui s’est passé avant n’était qu’un… »

Avant que Hveðrungr ne puisse en dire plus, il aperçut une silhouette devant lui et s’éloigna.

C’était un homme qui, si vous deviez décrire son apparence en un mot, serait le mieux adapté par le mot « sinistre ».

Il était grand, mais osseux et mince, avec des joues creuses et un visage qui semblait pâle et malade. Et pourtant, les yeux de l’homme dégageaient une lumière vive, son regard perçant comme celui d’un faucon.

Il dégageait un air dangereux et sinistre, comme si la faucheuse avait revêtu des habits pour se promener dans le monde des vivants.

Hveðrungr connaissait cet homme.

En effet, il ne le connaissait que trop bien.

C’est l’homme même qui avait autrefois enseigné à Hveðrungr les principes fondamentaux du combat.

C’était quelqu’un dont Hveðrungr avait autrefois admiré la force et il s’était efforcé d’en acquérir la force.

« Skáviðr…, » avait-il chuchoté.

Il s’agissait de l’homme autrefois salué comme le plus fort guerrier de tout le Clan du Loup, l’ancien détenteur du titre de Mánagarmr.

 

 

« Comment… as-tu su que j’étais ici ? » Hveðrungr se plaignit.

En demandant cela, il avait sorti son masque de fer et l’avait replacé sur son visage.

Il ne faisait pas ça pour cacher son identité, bien sûr. En effet, faire cela revenait à la révéler.

Cependant, ce masque était important pour Hveðrungr, comme un symbole de qui il était maintenant. C’était la preuve qu’il n’était pas le même homme que l’idiot crédule qui avait fait confiance à Yuuto, et qui avait été complètement trompé.

En tant que Hveðrungr, il avait jeté le nom de Loptr, et le visage qui allait avec. Il n’avait pas l’intention de porter le visage de Loptr devant quelqu’un du Clan du Loup, entre tous.

« Je savais que c’était le chemin le plus probable que tu emprunterais pour essayer de retourner au Clan de la Panthère, » dit Skáviðr.

Hveðrungr avait fait claquer sa langue avec amertume. « Tch. Je vois. Je suppose que je n’en attendais pas moins de mon vieux professeur. »

En tant que jeune frère assermenté de Skáviðr, et en tant qu’élève, Hveðrungr avait partagé un toit et des repas avec lui pendant trois années entières. Après cela, quand il avait commencé à se distinguer et à gravir les échelons, ils avaient combattu ensemble comme des amis et des camarades, se confiant l’un à l’autre au combat pour le bien du Clan du Loup.

Ils se connaissaient suffisamment pour comprendre comment l’autre pouvait penser et agir.

« Héhé, comme toujours, ton sens de la justice ne correspond pas à ton apparence, » dit Hveðrungr. « Je suppose que la raison pour laquelle tu n’as pas amené d’hommes et es venu ici seul est que tu veux être celui qui “s’occupe” de ton étudiant décevant, de tes propres mains ? »

« C’est ça. » Skáviðr fit glisser son épée hors du fourreau à sa taille. « C’est ma responsabilité en tant qu’ancien professeur. Je suis ici pour te donner une bonne leçon. »

Hveðrungr s’était moqué de l’autre. « Hmph. Mais peux-tu le faire ? Je pense que je vais te battre comme je l’ai fait à Náströnd. »

En souriant, il avait dégainé et positionné sa propre lame.

Immédiatement, leur environnement avait été rempli de la tension de leur esprit combatif, l’air étant devenu épais et lourd.

Peut-être parce qu’ils avaient senti cette tension, les oiseaux dans les arbres environnants avaient tous soudainement pris leur envol en même temps.

Et, comme si c’était le signal pour commencer…

Kiiiin ! Deux éclairs de lumière argentée scintillèrent alors que les deux lames de métal se rejoignaient.

Dans l’espace entre les deux hommes, leurs épées volaient dans tous les sens, s’entrechoquant et dansant plusieurs fois en un clin d’œil.

Mais après dix échanges, la balance de la bataille avait clairement penché en faveur d’un camp.

C’était Skáviðr qui gagnait.

« Ngh ! Rrgh !? Quel est ce sentiment étrange ? » Poussé vers l’arrière, Hveðrungr grogna de frustration.

Il ne pouvait pas du tout le comprendre.

Sa garde était parfaite, et il était complètement concentré sur son adversaire, mais il n’arrivait pas à lire les mouvements initiaux des attaques de son adversaire. Il ne les voyait pas, en quelque sorte.

Pour cette raison, ses réactions à ces attaques étaient toutes légèrement retardées, et il était constamment en retard sur l’initiative.

Cependant… après dix autres échanges, Hveðrungr avait réussi à trouver la réponse.

« Alors c’est ça ! » s’était-il écrié.

Il fallait s’y attendre de la part de Hveðrungr, dont le sens de l’observation était plus développé que la plupart des gens.

Un combattant novice avait tendance à regarder et à se concentrer sur l’arme de son adversaire. Mais face à des adversaires dépassant un certain niveau de compétence, il devenait impossible de continuer à se battre de cette façon.

Si l’on ne réagit qu’après avoir vu le mouvement de l’épée de l’ennemi, les réflexes d’un humain ne sont tout simplement pas assez rapides pour réagir à temps.

Ainsi, on apprend à lire l’intention de tuer de l’ennemi, ses yeux, sa respiration, le mouvement de ses épaules et de ses pieds, et bien d’autres indices subtils. Tous ces éléments se produisent avant le mouvement de l’arme.

Lire ces mouvements initiaux ou préparatoires, et y répondre était ce qui définissait un combat entre combattants expérimentés.

Et donc, ce qui était surprenant chez Skáviðr, c’est que ses mouvements ne contenaient pas ces indications initiales.

Pour être plus précis, ils n’avaient pas tous été éliminés complètement. Mais ils étaient extrêmement subtils, et peu nombreux. C’est pourquoi Hveðrungr n’avait pas pu lire les départs de ses attaques.

Mais même si Hveðrungr en connaissait maintenant le secret, il ne pouvait toujours pas la contrer. C’était une technique tellement exaspérante à affronter.

Si exaspérant, en fait, qu’il valait la peine de le prendre et de l’utiliser pour lui-même.

« Maintenant que je l’ai compris, il m’appartient ! » En criant cela, Hveðrungr avait commencé à imiter parfaitement le style d’épée de Skáviðr.

La rune Alþiófr de Hveðrungr, Bouffon des Mille Illusions, avait la capacité de voler les techniques des autres.

Maintenant, nous sommes sur un pied d’égalité, pensa Hveðrungr avec un sourire tordu, mais ce n’est qu’un instant plus tard que son visage souriant se figea sous le choc.

« Hoh ! » Avec une forte expiration, Skáviðr utilisa la Technique du Saule pour faire dévier l’attaque de Hveðrungr.

Hveðrungr avait réussi à s’en rendre compte et à réagir à la dernière seconde, relâchant la force derrière son attaque pour éviter que le haut de son corps ne soit déséquilibré. Mais l’estafilade qui suivit faillit le surprendre et lui glaça le sang.

Il s’était rapidement baissé et avait évité l’attaque, mais celle-ci lui avait arraché quelques mèches de cheveux.

« Alors que dis-tu de ça ! » Hveðrungr copia une nouvelle fois le style d’épée de Skáviðr, utilisant une copie exacte de la frappe balayée qui venait d’être utilisée contre lui.

Skáviðr l’avait facilement esquivée.

L’attaque balayée avait également créé une minuscule ouverture, et il avait été contré. Hveðrungr avait senti un éclair de douleur chaude dans son épaule gauche.

Ce n’était qu’une coupure superficielle, et ce n’était pas assez pour affecter sa capacité à se battre, mais son esprit était assez agité et confus.

Comme s’il était capable de lire cet état d’esprit, Skáviðr s’était moqué de lui. « Même avec tes capacités, tu ne peux pas me voler ça. »

« Quoi !? » Hveðrungr était déconcerté par cette affirmation. Mais, en fait, Skáviðr avait réussi à voir à travers chacune des attaques de Hveðrungr.

Si Hveðrungr avait copié la technique à la perfection, alors même un maître de l’épée comme Skáviðr aurait dû montrer une baisse de sa vitesse de réaction. Mais il ne l’avait pas fait, pas du tout.

« Je suis sûr que tu as déjà compris, mais cette technique n’est rien d’autre que l’effacement des mouvements initiaux d’une personne avant une attaque, » dit Skáviðr. « Après ma défaite contre toi, il y a six mois, j’ai passé mon temps devant un miroir, à me regarder balancer l’épée, à trouver les bizarreries et à travailler pour les éliminer, encore et encore. »

Skáviðr avait dit tout cela comme si c’était simple, mais en réalité, cela avait dû être un travail qui avait exigé un niveau de persévérance impressionnant.

Les « bizarreries » de son style de combat persistaient précisément parce qu’il était difficile de s’en débarrasser.

Si l’on se concentre uniquement sur l’élimination d’une bizarrerie, sans conviction, cela ne fera qu’en créer une nouvelle, différente. Cela deviendrait un jeu sans fin de chat et de souris.

Bien sûr, si l’on consacrait du temps et des efforts à les éliminer progressivement au fil du temps, elles diminueraient certainement. Mais c’est un effort qui prendrait des années.

Combien de fois Skáviðr aurait-il dû brandir l’épée devant le miroir pour atteindre cet état ? C’était impossible à imaginer.

***

Partie 8

« Mon style de combat est quelque chose que j’ai développé, et il est en accord avec mon propre corps, » dit Skáviðr. « Toi et moi avons des tailles différentes, des corpulences différentes. Même si tu imites les mêmes mouvements que moi, cela ne suffira pas à effacer tes propres mouvements initiaux. Pas tant que tu n’auras pas harmonisé les mouvements dans une forme idéale qui correspond à ton propre corps, bien sûr. »

Sa conférence terminée, Skáviðr avait positionné son épée devant lui.

Les deux hommes n’avaient aucun moyen de le savoir, mais dans les anciennes écoles traditionnelles japonaises d’arts martiaux, ce que Skáviðr avait décrit était connu sous des termes tels que mubyoushi (« vide de rythme ») ou shukuchi (« rétrécissement de la terre »), et c’était l’une des plus hautes classes de techniques ésotériques.

C’était quelque chose que l’on ne pouvait atteindre qu’en pratiquant les principes de base encore et encore, une technique ultime qui était, au fond, une application des principes de base.

« Grhh ! Dans ce cas, prends ça ! » cria Hveðrungr en brandissant à nouveau son épée.

Mis au pied du mur, il ne pouvait compter que sur sa propre technique : l’épée des mille illusions.

Il libérerait les styles d’épée de chaque personne qu’il avait volée, un concept complètement opposé à la technique de Skáviðr.

À chaque utilisation de cette capacité, il mélangeait l’ordre dans lequel il libérait les attaques copiées.

C’était comme une illusion toujours changeante à sa disposition, quelque chose qui aurait dû être impossible à prévoir. Cependant, ce n’était pas le cas.

Skáviðr ricana. « Hmph ! Peut-être que ça va dérouter quelqu’un de jeune et de moins expérimenté, comme Sigrun, mais tu devrais savoir combien de batailles j’ai survécu, et combien de fois j’ai trompé la mort. Une petite ruse comme celle-là ne marchera pas sur moi. »

Et comme il l’avait affirmé, il avait facilement géré chacune des attaques de Hveðrungr.

Il les avait repoussés. Il les avait déviés. Il les avait évités.

Il avait même vu le coup d’épée combiné au sort de Mirage, et s’était enfin approché de Hveðrungr.

La taille de Skáviðr se retourna, la puissance de ses muscles se tordant pour prendre forme et déclencher un dernier coup horizontal.

Je vais mourir maintenant.

Cette pensée résonnait au fond du cœur de Hveðrungr, et il y croyait.

Cependant, l’attaque de Skáviðr avait soudainement commencé à sembler plus lente.

La couleur semblait disparaître de la vision de Hveðrungr, tout devenant gris comme de la cendre.

Il avait entendu dire que lorsqu’une personne était sur le point de mourir, le monde semblait ralentir pour elle.

Il pensait que c’était ce qui se passait maintenant.

Cependant, en même temps, il avait aussi réalisé que c’était une opportunité.

La mort l’attendait s’il ne faisait rien. Mais s’il pouvait profiter de ce temps qui passait lentement, peut-être pourrait-il faire quelque chose.

En guise de test, Hveðrungr avait tenté de déplacer sa lame pour intercepter la trajectoire de l’attaque de Skáviðr, pour la faire dévier de sa trajectoire.

Son corps ne bougeait pas comme il le voulait.

Il se sentait lourd et léthargique, comme s’il essayait de se déplacer sous l’eau ou dans la boue.

Mais il se déplaçait toujours plus vite que Skáviðr.

Clang !

Le son du métal sur le métal avait résonné, et les deux lames s’étaient repoussées l’une et l’autre.

Hveðrungr avait arraché sa vie des mâchoires de la mort.

Pourtant, le danger n’était pas passé.

Skáviðr renouvela la prise de son épée et s’apprêta à porter un puissant coup aérien.

Lentement, Hveðrungr déplaça sa propre épée pour s’aligner avec l’attaque, et la dévia.

« Ghh… !? » Skáviðr avait haleté et l’avait regardé en état de choc.

Après tout, la seule façon pour Hveðrungr de dévier ses attaques était de pouvoir les lire.

La confiance calme de l’instant précédent avait complètement disparu.

Pour Hveðrungr, voir Skáviðr sous cet aspect était merveilleux. Un rire sauvage avait jailli du fond de son être.

« Keh heh heh ! Ha ha ha ha ha ha ! Je peux les voir ! Je peux lire tes attaques comme le dos de ma main ! »

La rune Alþiófr de Hveðrungr, Bouffon des mille illusions, pouvait voler n’importe quelle technique.

Ce qu’il utilisait maintenant était la technique de Sigrun : le royaume de la vitesse divine.

+

« Ha ! » Skáviðr s’était élancé en avant, déclenchant une puissante attaque de poussée.

En l’observant au ralenti, Hveðrungr n’avait pu s’empêcher d’être impressionné à sa vue.

Ce n’était pas seulement le coup d’épée lui-même, mais aussi les mouvements de la fente, même dans son état actuel, Hveðrungr pouvait à peine voir les mouvements initiaux devant eux.

Cependant, ce n’était plus un problème du tout maintenant.

En l’état actuel des choses, il pouvait maintenant réagir aux attaques après le mouvement de l’épée, tout en arrivant à temps.

Hveðrungr se tourna sur le côté pour esquiver le coup, et fit un grand pas en avant, l’amenant à proximité de son adversaire. C’était quelque chose qu’il ne pouvait faire que parce qu’il pouvait maintenant lire tous les mouvements de Skáviðr.

« Hoh ! » Il expira, et fit glisser son épée dans l’air lourd du temps ralenti, comme s’il la guidait dans l’eau.

Du point de vue de Hveðrungr, ses mouvements semblaient également lents, mais ce n’était pas vrai du tout.

En fait, cette attaque était probablement le mouvement le plus rapide que Hveðrungr ait jamais effectué dans sa vie.

« Khh ! » Skáviðr grimaça et fit un bond désespéré en arrière.

Hveðrungr avait senti une résistance à la pointe de son épée, mais elle n’était que légère. Apparemment, il n’avait réussi à couper Skáviðr que superficiellement.

Honnêtement, Skáviðr était étonnant de pouvoir même réagir à temps à Hveðrungr dans cet état. Il semblait que « Mánagarmr » était plus qu’un simple titre pour la galerie.

Avec un regard noir, Skáviðr fit claquer sa langue et s’adressa à Hveðrungr. « Tch, ton temps de réaction et tes mouvements sont devenus beaucoup plus rapides tout d’un coup. Je vois, ça doit être la technique de Sigrun, celle qu’elle appelle le “Royaume de la Vitesse Divine”. » Il avait craché les mots avec frustration.

« Hmm. » En entendant cela, les pièces s’assemblèrent enfin pour Hveðrungr.

En repensant à la bataille de la veille, Sigrun avait également montré une augmentation anormale de sa vitesse.

Elle avait dû entrer dans le même état que celui dans lequel il se trouvait maintenant.

Il n’aurait jamais deviné que sa rune Alþiófr pouvait lui voler sa technique sans même qu’il en soit conscient. Il la remercia silencieusement.

« Héhé, mes propres talents m’effraient parfois, » Hveðrungr sourit.

« … C’est vrai. Ils sont effrayants, en effet. Il aurait mieux valu que je me méfie davantage d’eux. »

« C’est trop tard pour ça maintenant ! » cria Hveðrungr, et frappant du pied le sol, il s’élança vers l’avant, déclenchant un balayage horizontal.

Skáviðr ne put que la bloquer, il semblait qu’elle ait été trop rapide pour qu’il puisse réagir à temps pour utiliser la Technique du Saule.

Hveðrungr ramena sa lame pour enchaîner avec une frappe diagonale du haut.

Encore une fois, Skáviðr avait réussi de justesse à la dévier.

Cela laissait l’estomac de Skáviðr ouvert, alors Hveðrungr y avait ajouté un coup de pied.

Skáviðr avait réagi en utilisant son coude pour bloquer, mais le coup était plus fort. Il avait été repoussé en arrière, perdant sa base solide en se jetant en arrière.

Hveðrungr avait suivi avec une autre frappe horizontale.

Skáviðr tenait son épée verticalement, et réussit de justesse à arrêter le coup de front.

« Heh heh heh ! Tu es plutôt difficile à tuer ! Mais combien de temps vas-tu tenir !? » Avec un rire moqueur, Hveðrungr continuait ses attaques sans pause.

Une frappe vers le bas depuis le haut, et un autre balayage horizontal.

Une frappe diagonale ascendante du côté gauche, se transformant en un autre coup arqué par-dessus l’épaule.

Pourtant, malgré ce torrent furieux d’attaques qui l’assaillait, Skáviðr lui riait au nez.

« Héhé. Et je me demande combien de temps tu vas pouvoir tenir ? J’ai entendu quelque chose d’intéressant de la part de Sigrun. Apparemment, ton corps ne peut pas supporter de bouger à cette vitesse pendant très longtemps. »

« Quoi !? » Hveðrungr avait été trop excité par cette capacité pour le remarquer auparavant, mais en effet, chaque fois qu’il balançait son épée, il ressentait une douleur dans les bras et le dos.

Son corps lui-même était incapable de suivre la vitesse qu’il lui imposait, et il s’épuisait.

Il semblait qu’il devrait régler ce combat tout de suite.

« Haaaaaah ! » Avec un grand cri, Hveðrungr libéra l’épée des mille illusions, se déplaçant aussi vite que le royaume de la vitesse divine le permettait.

Un ! Deux ! Trois !

Quatre ! Cinq ! Six !

Sept ! Huit ! Neuf !

Il s’agissait d’une combinaison de neuf coups avec chaque once de sa force et de sa concentration derrière chaque coup, délivré à une vitesse encore plus grande que tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent.

« Ngh ! Hah ! Khh ! Hoh ! Toh ! » Skáviðr, cependant, avait réussi à bloquer chacun d’entre eux.

« Comment !? » cria Hveðrungr, incrédule.

C’était impossible !

Skáviðr n’était pas dans le royaume de la vitesse divine, c’était clair. Alors comment avait-il été capable de réagir à toutes les attaques ?

« C’est vrai, tu es rapide en ce moment, » dit Skáviðr. « Mais tu n’es pas aussi rapide que le Tigre Assoiffé de Combats, Dólgþrasir. »

Il est vrai qu’une fois que l’on s’est habitué à voir quelque chose se déplacer à une vitesse incroyable, par la suite, même quelque chose se déplaçant très vite ne semble pas aussi écrasant. Cela semblait être le phénomène que Skáviðr décrivait.

Hveðrungr comprenait la logique, mais même ainsi, il devait y avoir une limite à ce que son ennemi pouvait supporter. Il était beaucoup plus rapide que lui en ce moment, et il n’était pas logique que le Skáviðr, plus lent, puisse continuer à bloquer ses attaques.

« Et encore une chose : tu es doué pour trouver les failles dans les défenses des gens, leurs faiblesses, » dit Skáviðr. « Mais tu n’as pas affiné ton propre noyau, ta force personnelle. La façon dont tu bouges ton corps au combat, la façon dont tu balances ton épée, tout cela est encore vert. Tu gâches cette incroyable vitesse que tu as. Tu ne seras pas capable de me battre. »

« Grrh ! »

« Ceux qui ont des talents naturels peuvent apprendre à faire les choses facilement, ils ont donc aussi l’habitude de ne pas pratiquer leurs fondamentaux, » dit Skáviðr. « Tes talents sont en effet effrayants. Et c’est toi qui aurais dû t’en méfier davantage. »

« Tais-toi !!! » hurla Hveðrungr d’une voix stridente, et fit tournoyer sa lame.

Mais Skáviðr avait esquivé le coup sans effort. « Ramène tes bras plus serrés sur les côtés ! »

« Gaagh ! » En grognant, Hveðrungr avait mis toute sa force dans un nouveau coup.

Kiiin ! Le bruit du métal résonna dans l’air.

« Tu n’as pas assez entraîné le bas de ton corps ! C’est pour ça que tes coups ne sont pas assez puissants ! »

« Khh… ! » Hveðrungr avait trébuché en arrière. Lorsque son attaque avait été bloquée, il avait eu l’impression de frapper un solide rocher.

Même avec le royaume de la vitesse divine, c’est tout ce qu’il pouvait faire.

Ne pourrait-il jamais espérer être à la hauteur de cet homme, quoi qu’il fasse ?

Ce doute avait commencé à le consumer.

Dans des moments comme celui-ci, c’est l’entraînement quotidien et assidu des principes fondamentaux qui soutenait le plus le cœur d’un épéiste.

L’efficacité entraînée par le nombre de fois où il avait pratiqué ses mouvements chaque jour. L’endurance qu’il avait acquise par l’exercice. C’était ce qui faisait la différence quand tout le reste était inutile.

***

Partie 9

Mais Hveðrungr n’avait pas ces choses pour le soutenir. Tout ce qu’il avait avait été pris à quelqu’un d’autre.

Le doute avait grandi en lui et avait donné lieu à une hésitation, et cette hésitation avait perturbé sa concentration.

« Ngh !? » Soudain, tout le corps de Hveðrungr était aussi lourd que de la pierre.

Le royaume de la vitesse divine avait cédé.

Le fait d’avoir été poussé au bord de la mort avait forcé sa concentration au-delà de ses limites et lui avait permis d’entrer dans cet état. Mais avec sa concentration perturbée par le doute, il ne pouvait plus la maintenir.

« Ngh... agh... »

Le prix à payer pour cette incroyable augmentation de sa vitesse était une douleur intense et une perte de force dans tout son corps, qui l’avaient envahi en même temps. Ses jambes tremblaient et il ne pouvait plus rester debout, tombant à genoux.

Même à ce moment-là, il n’avait pas pu se tenir debout, et il était tombé en avant sur ses bras.

Avec son ennemi juste en face de lui, il savait que c’était plus que dangereux. Il avait essayé de se forcer à se relever, mais son corps ne répondait pas.

Et à ce moment-là, Hveðrungr avait compris que c’était la fin pour lui.

« Donc, au final, le pouvoir que j’ai volé aux autres n’était rien de plus qu’un faux bon marché…, » avait-il murmuré.

Aussi têtu qu’il soit, même Hveðrungr ne pouvait s’empêcher de penser ainsi maintenant.

En deux ans à peine, le garçon Yuuto, qui ne connaissait rien à la stratégie militaire, l’avait complètement dépassé, et toutes les compétences qu’il avait accumulées avec l’épée avaient été impitoyablement écrasées.

Skáviðr secoua légèrement la tête.

« Imiter les autres n’est pas en soi une mauvaise chose. En fait, pour un débutant, c’est la chose la plus importante à faire. Mais ce que tu as fait, c’est te contenter de cela. Tu as négligé de prendre ce que tu avais copié et d’en faire une partie de toi-même, en l’utilisant pour ajouter à ce que tu es et te rendre plus fort. C’est ce qui te rend différent de Maître Yuuto, et c’est pourquoi tu as perdu. »

« Hmph, je n’ai pas besoin de t’entendre faire la morale. Dépêche-toi de me tuer. »

« … C’est vrai. J’aimerais te dire : “Que nous nous retrouvions au Valhalla”, mais avec les péchés que tu as commis, tu n’y iras pas. »

« Ah ! Tu ajoutes l’insulte à la blessure, je vois. » Hveðrungr avait émis un petit rire fatigué et autodérisoire.

En le regardant de haut, Skáviðr avait levé sa lame dans les airs.

« Adieu, mon décevant étudiant, » dit-il d’un ton froid et détaché, et il abattit l’épée…

Clap clap clap ! « Très bien, ça suffit maintenant ! »

Il avait été interrompu par la voix d’une jeune fille et des applaudissements. C’était une voix enfantine qui ne semblait pas à sa place sur un champ de bataille.

La lame de Skáviðr s’était arrêtée juste avant d’atteindre le cou de Hveðrungr.

« Kristina. » Sans bouger et en tenant son épée exactement à l’endroit où elle s’arrêtait, seuls les yeux de Skáviðr se tournèrent pour fixer la jeune fille qui était arrivée.

Derrière elle, il y avait plusieurs dizaines de soldats.

Apparemment, le fait que Hveðrungr se dirigeait vers les montagnes était quelque chose que Yuuto avait également prédit. C’était vraiment une défaite totale.

« “Vous pouvez le prendre mort ou vif. Cependant, si c’est possible, ramenez-le moi vivant.” Je crois que c’étaient les ordres de Père, oui ? »

« … Oui, ça l’était. »

La jeune fille leva un doigt et désigna Skáviðr. « Et pour quelqu’un comme toi qui est le visage même de la loi, tourner le dos aux ordres de Père te causerait certainement des problèmes, n’est-ce pas ? »

« Tch. » Skáviðr fit claquer sa langue en signe d’irritation et retira son épée du cou de Hveðrungr. Cependant, même en le faisant, Hveðrungr pouvait sentir l’attention de l’homme dirigé vers lui, prêt à réagir s’il faisait quoi que ce soit.

Ce niveau de maîtrise, même en dehors du combat, était plus impressionnant que jamais.

« Maintenant, tout le monde, si vous voulez bien. » La jeune fille avait claqué des doigts, et les soldats derrière elle avaient couru et ils s’étaient accrochés à Hveðrungr en groupe.

Ils l’avaient brutalement forcé à s’allonger sur le sol et avaient commencé à l’attacher.

Il n’avait plus la force de se défendre, mais ils avaient gardé cinq hommes sur lui.

Pendant ce temps, Hveðrungr avait capté la conversation entre Skáviðr et la jeune fille, leurs voix lui étant transmises par le vent.

« Tu m’en dois une, d’accord ? »

« … Pour m’avoir empêché de le tuer ? » demanda Skáviðr.

« Non. Pour t’avoir permis de faire quelque chose d’aussi imprudent que de le poursuivre tout seul. »

« Tu as raison. Je t’en dois une. »

+

« Hé, lève-toi ! » Quelqu’un avait secoué violemment le corps de Hveðrungr, qui avait ouvert les yeux. Il avait dû perdre conscience à un moment donné. Peut-être était-ce un effet secondaire de l’intense tension exercée sur son corps par l’utilisation du Royaume de la Vitesse Divine.

Apparemment, après avoir été ligoté, il avait été jeté dans un chariot tiré par des chevaux.

En tant que patriarche du Clan de la Panthère, il avait passé ses nuits à dormir dans un lit luxueux et magnifiquement décoré, et pourtant, quelques jours plus tard, voilà à quel point il était tombé. Hveðrungr ne pouvait s’empêcher de rire de lui-même.

« Qu’est-ce qui te fait rire ? » cria le soldat. « Allez, lève-toi ! »

« Ghh… » Lorsque le soldat l’avait forcé à se redresser, une douleur intense avait traversé tout le corps de Hveðrungr. Cela aussi devait être les effets du royaume de la vitesse divine.

Ainsi, alors qu’il avait certainement permis une augmentation drastique des capacités de combat, il semblerait que l’on doive payer un prix approprié pour cela.

« Descends, » ordonna le soldat. « Le patriarche t’attend. »

Hveðrungr avait fait ce qu’on lui avait dit, traînant ses jambes sur le bord arrière ouvert du chariot et se laissant tomber sur le sol.

Il pouvait bouger un peu son corps maintenant, peut-être grâce au fait qu’il avait dormi un peu. Cependant, ce n’était qu’un peu, il n’était pas en état de se battre.

De plus, le haut de son corps était complètement attaché par des couches de cordes.

Les soldats du Clan de l’Acier étaient également tout autour de lui, les yeux rivés sur lui.

Hveðrungr n’était pas assez fou pour penser à opposer une quelconque résistance.

Le soldat tira sur la corde attachée autour de lui, le tirant vers une grande tente pavillon, couverte et entourée de grands draps de tissu blanc.

L’un des draps était tiré vers le haut, il passa dessous et entra dans la tente, où étaient rassemblés un groupe d’hommes, et tous ces hommes étaient nettement plus distingués et redoutables que le soldat moyen.

Ils étaient probablement les généraux de l’armée du clan de l’acier.

Plusieurs d’entre eux avaient des visages que Hveðrungr avait reconnus.

Au fond de la foule, assis sur une chaise, le menton appuyé contre une main, se trouvait un jeune homme aux cheveux noirs, qui le regardait fixement.

À l’instant où les yeux de Hveðrungr rencontrèrent les siens, il sentit son corps frissonner de façon incontrôlable.

Même s’il était plus jeune que tous les autres, le jeune homme possédait une présence dominante et une aura intimidante qui les éclipsait tous.

Hveðrungr n’avait pas pu cacher sa surprise en réalisant qu’il s’agissait de Yuuto.

« Alors, vous êtes Hveðrungr ? » dit Yuuto, d’une voix basse et froide, en le regardant fixement.

C’est impossible que tu ne le saches pas. Pourquoi est-ce que tu me le demandes ? Cette question avait traversé l’esprit de Hveðrungr, mais il était tellement submergé par la différence chez Yuuto qu’il ne pouvait pas parler.

Yuuto souleva son menton de sa main. Se redressant, il leva trois doigts.

« Vous avez commis trois grands péchés. Le premier : ravager les belles terres de mon clan subordonné, le Clan de la Corne. Le deuxième : tuer mon fils Olof à Gashina, ainsi que de nombreux autres membres de ma famille. Le troisième : mettre le feu à vos propres terres, brûler ce que vous étiez censé protéger. »

Au fur et à mesure que Yuuto énumérait chaque accusation, il ferma un doigt, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.

Il regarda ensuite Hveðrungr avec un feu glacial dans les yeux, et il proclama :

« Le prix de vos péchés est la mort. »

« Ah ! » Une belle femme aux cheveux dorés qui se tenait à proximité haleta, et son visage devint pâle.

C’était Félicia, la jeune sœur biologique de Hveðrungr. Il semblerait que le choc d’entendre sa propre chair et son sang recevoir la sentence de mort était difficile à supporter.

Cependant, elle n’avait pas protesté. Se mordant la lèvre inférieure, elle détourna discrètement son visage du regard de Hveðrungr. Il semblait qu’elle s’était préparée à cela.

Hveðrungr était très déçu de voir que la dernière fois qu’il voyait son visage était dans la tristesse. Cependant, il était quand même content d’avoir pu la voir une dernière fois avant de mourir.

À cet instant, Hveðrungr avait préparé son cœur à la mort.

Yuuto déplia son index, le brandissant à nouveau. « C’est ce que je préférerais dire, mais vous m’êtes plus utile vivant. »

« Hmph ! Te laisses-tu influencer par la compassion pour un vieil ami ? » Hveðrungr ricana. « Je pensais que tu avais grandi, mais tu es après tout toujours aussi doux. »

« Vieil ami ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire. »

Yuuto avait ignoré les paroles de Hveðrungr, et avait préféré regarder à sa droite.

« Skáviðr ! » avait-il crié.

« Oui, monsieur ! »

« Tu as bien fait de le capturer vivant. Je vais maintenant te récompenser pour cela, ainsi que pour tout le travail loyal que tu as accompli jusqu’à présent. Je t’accorde le Clan de la Panthère. »

Skáviðr sursauta, les yeux écarquillés. « Voulez-vous m’installer comme patriarche ? »

Skáviðr était normalement une personne très calme et imperturbable, donc à en juger par sa réaction, Yuuto n’avait pas dû lui en parler avant.

« C’est exact, » dit Yuuto. « Par chance, nous avons l’actuel patriarche du Clan de la Panthère ici même, et son prédécesseur à Gimlé. Cela devrait suffire à faire une demande légitime pour le poste, non ? »

La bouche de Yuuto s’était recourbée en un sourire diabolique quand il avait dit cela.

Si quelqu’un tuait un patriarche pour prendre sa place, c’était une usurpation par meurtre. Cela ne servait pas de preuve de la légitimité du pouvoir, et les membres du clan seraient sûrement réticents à obéir aux prétentions du nouveau patriarche.

Cependant, si on maintenait le patriarche en vie et qu’on lui prenait le clan, c’était une abdication forcée.

Bien sûr, il s’agissait toujours d’une prise de pouvoir par la force, et il y aurait toujours des membres du clan qui s’y opposeraient, prétendant que le Serment du Calice qui accordait le poste au nouveau patriarche était nul et non avenu. Mais cette méthode était tout de même beaucoup plus légitime politiquement que la précédente.

Si l’ancien patriarche du Clan de la Panthère était également en captivité au sein du Clan de l’Acier, cela rendrait la chose encore plus efficace.

Yuuto leva le poing et le serra avec force.

« Ce dont j’ai besoin maintenant, c’est de pouvoir. Assez de pouvoir pour régner sur tout Yggdrasil. Les combattants montés du Clan de la Panthère sont un pas vers ce but, et je dois les avoir pour moi. »

« … !! » Des halètements sans paroles se firent entendre dans toute la pièce, comme si une onde de choc avait traversé les personnes rassemblées là.

C’était parfaitement compréhensible, car à ce moment-là, Yuuto venait de proclamer son intention de conquérir le royaume.

« Keh ! Keh heh heh ! AHAHAHAHAHAHA !!! » Hveðrungr n’avait pas pu s’empêcher d’éclater de rire.

Sa voix avait résonné bien au-delà des murs de la tente.

« Qu’est-ce qui te fait rire ? Qu’est-ce qui est si drôle, hein !? » cria l’un des généraux de la foule, mais Hveðrungr ne lui prêta pas attention.

Comment pourrait-il ne pas rire de ça ?

La déclaration de Yuuto était un grand discours, suffisamment pour qu’on ne puisse que la considérer que comme une vantardise irréaliste. Et pourtant, Hveðrungr avait aussi perçu dans ses paroles la détermination pure et simple, indiquant qu’il avait la volonté d’assumer la difficulté et la responsabilité que sa proclamation ne manquerait pas de lui apporter.

Il avait maintenant l’attitude digne d’un seigneur juste et légitime, mais aussi l’aura redoutable d’un conquérant. Avec ces deux qualités en équilibre, il avait la présence dominante d’un souverain suprême se tenant en dessus de tous.

Était-ce la même personne que ce petit garçon inutile et naïf d’avant ?

C’était une personne totalement différente.

En seulement deux ans, il avait tellement grandi. Hveðrungr se demandait combien de temps il avait dû passer à travailler pour améliorer son corps, son esprit et son âme pendant cette période.

Comparé à Hveðrungr, qui s’était accroché à une force empruntée sans jamais la faire sienne, Yuuto était à un niveau différent en tant que personne.

Pendant tout ce temps, Hveðrungr l’avait considéré comme un petit voleur sournois. Non, il s’était forcé à penser à Yuuto de cette façon.

Mais il semblerait que le chat errant que sa petite sœur avait ramené à la maison se soit avéré être un véritable lion.

Cette vérité avait fini par lui sauter aux yeux.

Peu importe combien il avait lutté, il n’avait jamais été capable de se mesurer à Yuuto. Et maintenant, Hveðrungr réalisait qu’il voulait observer et voir jusqu’où ce jeune homme pouvait aller.

« Très bien, alors, je vous donne le Clan de la Panthère, » annonça Hveðrungr. « Utilisez-le comme bon vous semble. »

Il avait déclaré cela avec une expression qui semblait presque rafraîchie, comme si un esprit maléfique qui le possédait jusqu’à maintenant l’avait finalement quitté.

Il souriait, mais c’était un sourire joyeux, le même que celui que l’homme connu sous le nom de Loptr avait l’habitude de porter.

***

Épilogue

Le patriarche du Clan de la Panthère, Hveðrungr, avait été capturé.

Et le Clan de l’Acier avait installé l’enfant subordonné de son patriarche, Skáviðr, comme nouveau patriarche du Clan de la Panthère.

La nouvelle s’était répandue rapidement dans toute la région d’Álfheimr.

À cause de cela, le Clan de la Panthère s’était divisé en deux factions.

La première faction était centrée sur Narfi, acceptant de prêter allégeance à Skáviðr et au Clan de l’Acier au-dessus de lui.

La deuxième faction avait déclaré qu’elle ne s’engagerait pas envers un usurpateur et était partie pour retourner dans sa patrie à Miðgarðr.

L’ancienne capitale du Clan du Sabot, Nóatún, avait été libérée sans effusion de sang.

Avec cela, Yuuto avait enfin l’impression que les choses allaient se calmer pour un moment, mais juste au moment où il pensait cela, Skáviðr s’était approché de lui et avait demandé : « Maître, serais-tu prêt à partager un verre avec moi, pour fêter mon accession au rang de patriarche ? »

Yuuto ne pouvait pas légitimement le refuser.

« Félicitations pour ton nouveau poste, » déclara Yuuto. « Tu as tant fait pour moi au fil des ans. Je suis heureux d’avoir enfin pu te récompenser comme il se doit. »

« Ha ha ! Deux ans à servir comme patriarche t’ont certainement appris à plaisanter, maître. Je pense qu’essayer de tenir ensemble les ruffians sauvages du Clan de la Panthère va être une épreuve. Sans compter que la reconstruction des villages incendiés sur leur territoire va représenter beaucoup de travail. »

« Hé, je sais que tu seras capable de le faire. Si je ne le pensais pas, je ne t’aurais pas choisi. »

« Jörgen l’a déjà dit, mais tu es vraiment devenu un flatteur talentueux. »

« C’est ce que je ressens vraiment, » gloussa Yuuto.

Ayant fini de bavarder, Skáviðr avait finalement abordé le sujet qu’il voulait vraiment aborder.

« Au fait, j’ai entendu dire que tu allais confier à tante Félicia la responsabilité de veiller sur Loptr. »

Yuuto avait poussé un long soupir, puis il avait fixé Skáviðr du regard et avait dit : « N’utilise pas ce nom. »

Ils étaient dans les quartiers de repos du patriarche, et il n’y avait personne à part eux deux, mais le fait que Hveðrungr soit Loptr était top secret. Il n’y avait aucun mal à être aussi prudent qu’il était humainement possible.

« Ainsi, cela signifie-t-il que le meurtre de notre… excuse-moi, de l’ancien patriarche du Clan du Loup, Fárbauti… n’est pas un crime dont il devra répondre ? » Skáviðr avait regardé Yuuto droit dans les yeux.

Le patriarche du Clan du Loup avant Yuuto, Fárbauti, avait été la seule personne à qui Yuuto avait accepté de promettre sa loyauté en tant que parent juré. Il avait également été le père juré de Skáviðr.

Selon les coutumes du Calice, assassiner son parent juré était le plus grand crime de tous, et impardonnable. Laisser ce crime impuni irait à l’encontre de l’honneur et de la justice que l’on exige d’eux en tant qu’enfants jurés.

Les épaules de Yuuto s’étaient affaissées. « Non, “Je t’en prie, ne lui en tiens pas rigueur.” C’est ce que mon prédécesseur… ce que Père m’a demandé dans son dernier souffle. Nous ne pouvons pas ignorer les dernières volontés des défunts, n’est-ce pas ? Et puis… ces trois dernières années, une certaine adjudante a toujours été à mes côtés, et je ne veux pas la faire pleurer. »

« Héhé, tu as beaucoup grandi pendant ces mois d’absence, mais on dirait que cette partie de toi au cœur tendre est toujours intacte. Je suis un peu soulagé. » Skáviðr lui avait adressé un petit sourire chaleureux.

Yuuto avait répondu par un petit rire ironique et avait demandé : « Es-tu sûr que tu es soulagé à ce sujet ? »

« Oui, » répondit Skáviðr, « Après tout, je suis assez attaché à cette partie de toi. »

« Je vais juste ajouter ceci pour que ce soit clair, » dit Yuuto, « Mais la plus grande raison est que j’ai besoin de la cavalerie du Clan de la Panthère, d’accord ? J’ai besoin de puissance plus que tout en ce moment. »

Yuuto avait détourné ses yeux de Skáviðr, et il avait regardé au loin.

Un souvenir refaisait surface dans son esprit, un souvenir de la période où il était coincé au Japon, et où il avait eu une conversation avec Saya Takao. Une conversation qu’il ne pourrait jamais oublier, même s’il le voulait.

C’est au cours de cette conversation qu’il avait appris la vérité sur Yggdrasil.

◇ ◇ ◇

« Non… ce n’est pas possible… » La voix de Yuuto avait tremblé. Il ne pouvait pas se résoudre à croire ce que Saya venait de lui dire sur ce qu’était réellement Yggdrasil.

Le nom qu’elle lui avait donné était un nom qu’il avait déjà entendu plusieurs fois.

Et il connaissait aussi son destin.

« C’est quoi ta preuve !? » cria Yuuto. « As-tu quelque chose de concluant pour prouver que c’est vrai !? »

Yuuto n’avait pas pu s’empêcher d’élever la voix pendant qu’il l’interrogeait. Il voulait trouver un moyen de rejeter son annonce.

Il ne pouvait pas se laisser croire ça sans le remettre en question. Non, il ne voulait pas le croire.

Si ce que Saya avait dit est vrai, alors Yggdrasil était destiné à…

Saya avait interrompu ses pensées. « Eh bien, c’est une conjecture basée sur ton témoignage et celui de Mitsuki-chan, donc ce n’est pas assez pour une preuve concluante, mais… »

« Alors il y a une possibilité que tu te trompes ! » s’écria Yuuto.

« Bien sûr qu’il y a une chance, je ne peux pas le nier. Cependant, si nous suivons cette théorie, elle explique beaucoup de choses. Par exemple, pourquoi la position des étoiles t’indique où se trouve l’endroit sur Terre dans le passé, alors que la topographie du terrain ne correspond à aucune carte. Et pourquoi, malgré le fait que tu aies apporté tant d’informations et de technologies futures dans le passé, rien de tout cela ne s’est jamais répandu dans les autres parties du monde. »

Yuuto n’avait rien dit. Bien sûr, cette dernière partie était quelque chose qui lui trottait dans la tête depuis un long moment.

Après avoir été renvoyé à l’ère moderne, il avait cherché sur Internet des informations sur toutes les technologies du futur qu’il avait développées à Yggdrasil.

Le processus d’affinage du fer, les techniques de soufflage du verre, la phalange et l’étrier. Le système de rotation des cultures de Norfolk et le trébuchet. Mais pour chaque exemple, rien n’avait changé depuis le moment où il avait accédé pour la première fois aux informations sur son smartphone à Yggdrasil.

Si Yggdrasil était vraiment quelque part sur la Terre à une époque passée, alors quand Yuuto avait apporté une telle connaissance du futur dans le passé, cela aurait dû causer une sorte de changement dans l’histoire.

Mais si la théorie de Saya était correcte, elle expliquerait cette contradiction. Et ça expliquerait pourquoi il n’y avait pas de zone géographique correspondante sur une carte moderne.

« Je vais tout expliquer dans l’ordre, d’accord ? » dit Saya. « Tu te rappelles quand je te parlais tout à l’heure, et que j’ai soudain réalisé quelque chose et que je suis sortie en courant du restaurant ? »

« O-oui, je le sais. Si je me souviens bien, tu lisais quelque chose à propos des Alpes… »

« C’est vrai, les Alpes ont fini par être une clé importante pour résoudre le mystère d’Yggdrasil. »

« Hein ? Qu’est-ce que tu veux dire ? » Yuuto était confus. Il savait déjà, en vérifiant les cartes, que la géographie d’Yggdrasil ne correspondait à aucune zone de la région des Alpes.

Et, d’après les dires de Saya sur la vraie nature d’Yggdrasil, les Alpes étaient physiquement loin, aussi. En fait, il devrait y avoir un océan entre eux.

« Dans les anciennes langues celtiques, le mot “alp” signifie “montagne”, » dit Saya. « Il y a un autre mot dans la langue d’Yggdrasil qui, j’en suis sûre, est lié à ce mot. Peux-tu penser à des mots avec des sons similaires ? »

Yuuto avait réfléchi un moment. « Semblable ? … C’est “Álf”, peut-être ? »

C’était sa meilleure supposition, mais il n’était pas si sûr.

Ça sonnait peut-être un peu pareil, mais il ne pensait pas non plus que c’était si proche. Mais il ne pouvait pas non plus penser à d’autres mots qui l’étaient.

Saya avait hoché la tête. « C’est exact. Et il y a ce métal spécial et rare appelé “álfkipfer”, non ? Celui qui se traduit par “cuivre elfique” et qui ne peut être extrait que des trois grandes chaînes de montagnes appelées le “Toit d’Yggdrasil”, n’est-ce pas ? Et puis il y a les elfes que l’on voit tout le temps dans les jeux fantastiques et autres. Il existe une théorie selon laquelle le mot “elfe”, ou “álf” avant lui, descendrait du mot “alp”. »

Yuuto avait hoché la tête, ne comprenant toujours pas encore la logique.

« Cela signifie que le nom “álfkipfer” a pu voyager à travers le pays, se déformer au fil du temps et devenir un mot qui signifie “cuivre de montagne” ailleurs. Je pense qu’il y a une bonne chance que ce soit ce qui s’est passé. »

« … Il s’est déformé en voyageant ? » Yuuto avait répété les mots à Saya comme une question, et elle avait hoché la tête.

« Oui, je n’ai jamais entendu le mot “álfkipfer” jusqu’à présent, mais il y a un mot que je connais qui signifie “cuivre de montagne”, un mot qui est enregistré dans les textes grecs anciens. Il s’agit de oreikhalkos. »

« D’accord…, » dit Yuuto. Il ne pouvait pas proposer autre chose que cette vague réponse. La discussion devenait de plus en plus académique, et il n’était pas sûr que son esprit soit capable de suivre encore longtemps.

Il ne reconnaissait pas non plus le mot oreikhalkos.

Cependant, il avait écarquillé les yeux à ce que Saya avait ensuite dit.

« Eh bien, il existe une version plus moderne de ce mot qu’un Japonais d’aujourd’hui comme toi connaîtrait probablement beaucoup mieux : orichalque. »

« Hein !? » Bien sûr, Yuuto avait déjà entendu ce mot auparavant. Il apparaissait dans de nombreux jeux, livres et bandes dessinées sur le thème de la fantasy.

Dans la plupart des histoires dans lesquelles il apparaissait, c’était un minerai légendaire, rare et puissant.

« Le philosophe grec antique Platon en a parlé dans son œuvre Critias. Il a écrit : “Tout ce qui en reste maintenant est son nom, mais à l’époque, c’était bien plus qu’un nom, car on pouvait l’extraire dans toute l’île. On l’appelait oreikhalkos, et à cette époque, c’était le métal le plus précieux de tous, après l’or.” Je paraphrase, mais tu comprends. Et il a donné un nom à cette île-pays, comme tu le sais… »

Saya s’était arrêtée, et avait pris une petite inspiration.

Elle avait regardé Yuuto droit dans les yeux, puis elle avait prononcé son nom.

Le nom de l’île qui, selon la légende, avait été détruite en une nuit et avait sombré dans la mer lors d’une terrible catastrophe naturelle.

« Atlantis. »

 

À suivre…

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Illustrations

Fin du tome.

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Un commentaire :

  1. amateur_d_aeroplanes

    Merci. Nouvel arc avec pour but la domination de l’empire ?

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