Mushoku Tensei (LN) – Tome 5

Table des matières

***

Chapitre 1 : Le Saint Pays de Millis

Partie 1

Je m’appelle Rudeus Greyrat.

J’étais un adulte dans ma vie précédente, mais dans mon incarnation actuelle, j’étais un joli garçon de onze ans. La magie était mon domaine d’expertise. Je pouvais lancer des sorts personnalisés sans avoir besoin d’une incantation, un tour qui m’avait valu une certaine notoriété.

Il y avait environ un an et demi, une catastrophe magique de grande envergure m’avait téléporté dans un endroit amical connu sous le nom de Continent Démon. Malheureusement, le Continent Démon se trouvait à l’autre bout de la planète par rapport à ma patrie, la région de Fittoa du Royaume d’Asura. Pour y retourner, il fallait faire la moitié du tour du monde.

J’étais rapidement devenu un aventurier et j’avais commencé le long et difficile voyage de retour.

Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis lors. Durant ce temps, j’avais traversé le Continent Démon… et maintenant, j’avais aussi traversé la Grande Forêt.

◇ ◇ ◇

Millishion est la capitale du saint pays de Millis. En s’y approchant par la route de la Sainte Épée, les voyageurs ont une vue spectaculaire de la ville dans son ensemble.

Tout d’abord, vos yeux seront attirés par le Gran Lake, un plan d’eau d’un bleu éclatant, alimenté par la rivière Nicolaus, qui descend des montagnes de la Wyrm Bleu. Au centre même du lac, le grand Palais blanc semble flotter au-dessus de ses eaux.

Plus loin sur les rives du Nicolaus, vous apercevrez deux autres points de repère caractéristiques : la cathédrale dorée et rayonnante de la ville et le siège en argent brillant de la guilde des aventuriers.

La ville qui entoure ces bâtiments remarquables est disposée aussi soigneusement que les carrés sur une feuille de papier quadrillé. Sur ses bords extérieurs, vous remarquerez sept tours imposantes, avec de vastes plaines vertes s’étendant au-delà.

C’est un endroit non seulement riche en majesté, mais aussi en parfaite harmonie avec la nature. Aucune autre ville au monde n’est presque aussi belle.

Extrait de « Errer dans le monde »

par l’aventurier Bloody Kant

 

C’était le genre de ville que l’on s’attendait à trouver dans un monde imaginaire. Je n’avais jamais vu une grande métropole avec autant de bleu et de vert auparavant, et les rues étaient disposées en une grille magnifiquement propre qui rappelait Sapporo ou le vieil Edo. Cette vue m’avait ému d’une manière que je n’avais jamais ressentie à Rikarisu. C’était magnifique.

« Oh wôw… »

La fille assise à côté de moi — qui avait actuellement la bouche et les yeux grands ouverts à cette vue — s’appelait Éris. Éris Boreas Greyrat, pour être précis. C’était la petite-fille de Sauros, seigneur de Fittoa. Pendant un certain temps, j’avais été son tuteur personnel.

Éris était de nature extrêmement féroce. Elle faisait généralement ce que je lui disais, mais c’était le genre de fille qui frapperait un Président au visage s’il l’énervait suffisamment. Mais la seule mention des voiliers suffisait à la faire craquer. Elle était sujette à un terrible mal de mer.

« Hmmm. »

Le type à la peau claire et au crâne rasé, qui regardait également la ville avec admiration, était notre compagnon démoniaque Ruijerd Superdia. On ne pouvait pas le dire pour le moment, mais sa couleur naturelle de cheveux était une nuance vive d’émeraude. C’était un trait qu’il avait en commun avec tous les autres membres de la tristement célèbre race des Superds. Pour la plupart des gens dans ce monde, les démons aux cheveux verts étaient synonymes de mort et de destruction. Mais si Ruijerd pouvait être dangereux et impulsif par moments, il était en fait un vieux monsieur gentil avec un faible pour les enfants, Éris et moi en particulier.

Je n’avais jamais pensé que ces deux-là étaient des gens particulièrement romantiques, mais apparemment ils pouvaient reconnaître une belle chose quand elle les frappait au visage.

« C’est vraiment magnifique, pas vrai ? »

Le dernier membre de notre petit groupe était un homme nommé Geese, qui ressemblait beaucoup à un singe. Geese était un aventurier de métier et un bon à rien dans l’âme, le genre de type qui s’était fait jeter en prison pour avoir triché au jeu. Il n’était pas membre de notre groupe, mais il avait demandé à nous accompagner à Millis, donc nous avions voyagé ensemble depuis la Grande Forêt.

Je lui aurais bien demandé pourquoi il se vantait de cet endroit comme s’il l’avait construit, mais c’était compréhensible maintenant que je pouvais la voir. J’aurais fait exactement la même chose à sa place.

« Oui, c’est certainement quelque chose. Mais ce lac est énorme… ça ne cause-t-il pas toutes sortes de maux de tête pendant la saison des pluies ? »

J’étais honnêtement juste à contre-courant. Je ne voulais pas qu’il devienne trop suffisant. Pourtant, je me posais vraiment des questions à ce sujet. Ce lac était au centre même de la ville, et dans la Grande Forêt juste au nord d’ici, il y avait trois mois de pluies torrentielles d’affilée chaque année. Cela devait sûrement avoir un impact sur la météo des environs également.

« Heh. J’ai entendu dire que c’était effectivement une vraie nuisance à l’époque. Mais maintenant, ils ont le contrôle total sur le temps, grâce à ces sept tours magiques. Sinon, ils n’auront jamais laissé construire un château au milieu d’un lac. As-tu remarqué qu’il n’y a aucune sorte de mur extérieur ? C’est parce que les tours la protègent avec une barrière magique. », répondit Geese.

« Sans blague. Donc, il faudrait d’abord abattre ces tours si vous vouliez capturer la ville, hein ? »

« Euh, ne plaisante pas avec ça. Les Saints Chevaliers te jetteraient en prison s’ils entendaient ça. »

« Entendu. Je ferai attention. »

Geese poursuivi en expliquant que tant que les sept tours étaient debout, la capitale était à l’abri des catastrophes naturelles et même des épidémies. Je ne pouvais pas imaginer comment cela fonctionnait, mais cela me semblait très pratique.

« Allez ! Allons-y ! »

Poussé par une Éris excitée, notre chariot recommença à rouler.

La ville de Millishion était divisée en quatre districts.

Au nord se trouvait le District résidentiel, où la plupart des blocs étaient bordés de maisons familiales. Il y avait quelques différences entre les zones où vivaient les gens ordinaires et celles où résidaient les familles de nobles et de chevaliers, mais pratiquement chaque bâtiment de ce district était des maisons ordinaires.

À l’est, vous aviez le quartier commercial, où se trouvaient la plupart des grandes entreprises de la ville. On y trouvait quelques magasins de détail, mais il s’agissait généralement de petites entreprises. Le quartier était surtout dominé par des entreprises plus importantes. C’était là que se trouvaient les forgerons et les salles de vente aux enchères de Millishion.

Au sud se trouvait le district des aventuriers, avec le siège de la guilde en son centre. Il était rempli d’auberges, de bars et de magasins destinés aux professionnels en quête de fortune. Il y avait aussi quelques salles de jeu et des bidonvilles où vivaient des aventuriers ratés, alors il fallait faire attention à soi. Pour une raison quelconque, le marché aux esclaves de la ville était situé ici plutôt que dans le quartier commercial.

À l’ouest se trouvait le District divin, où vivaient de nombreux membres de l’église de Millis. On y trouvait l’énorme cathédrale de la ville, ainsi qu’un cimetière spacieux. Les Saints Chevaliers de Millis y avaient également leur siège.

Alors que nous nous approchions des portes, Geese nous avait expliqué tout cela avec des détails surprenants.

Nous avions fini par tourner autour de la périphérie de Millishion avant d’entrer dans le quartier des aventuriers. Selon Geese, les étrangers qui entraient par un autre district étaient généralement considérés avec une certaine suspicion et soumis à des inspections plus longues. Cette ville avait d’après les rumeurs quelques bizarreries gênantes.

Au moment où nous avions franchi les portes, nous nous étions retrouvés dans le chaos.

Millishion était magnifique de loin, c’est sûr, mais elle ne semblait pas si différente des autres villes à l’intérieur. Il y avait des écuries et des auberges bon marché regroupées près de l’entrée de la ville. Un peu plus loin, des marchands qui tenaient des étals en plein air vendaient leurs marchandises à la foule en faisant du bruit. Je pouvais voir des armureries encore plus loin sur l’avenue centrale. Il y avait sans doute des auberges un peu plus belles dans les rues secondaires plus tranquilles. De plus, le brillant quartier général de la guilde argentée était assez grand pour être visible depuis les portes.

Tout d’abord, nous avions déposé notre chariot dans une écurie voisine. Il s’était avéré qu’ils étaient prêts à livrer nos bagages à l’auberge de notre choix sans frais supplémentaires. Cela n’avait jamais été une option dans aucune autre ville que nous avions visitée, mais dans une grande ville comme celle-ci, je suppose qu’il fallait se distinguer de la foule si l’on voulait survivre en tant qu’entreprise.

Une fois que nous avions quitté l’écurie, Geese s’était tourné vers nous et avait fait une annonce abrupte.

« Très bien alors, les amis ! Je sais où je vais ensuite, alors je suppose que c’est l’heure des adieux ! »

« Hein ? Tu pars déjà ? »

C’était un peu surprenant. Je m’attendais à ce qu’il nous accompagne au moins à l’auberge.

« Qu’est-ce qu’il y a, patron ? Je vais te manquer ? »

« Eh bien, oui. Bien sûr. »

Je savais que Geese était très taquin, mais j’avais répondu honnêtement. Nous ne nous connaissions pas depuis longtemps, mais ce n’était pas un mauvais garçon. Un compagnon de voyage avec qui on s’entendait bien était une chose précieuse lors de longs voyages comme celui-ci. Il avait rendu ma vie beaucoup moins stressante pendant un certain temps.

Sans compter qu’avec son départ, nos repas allaient être beaucoup moins savoureux à partir de maintenant. C’était vraiment nul.

« Ah, ne sois pas triste, patron. On va probablement se croiser en ville un de ces jours ? »

Avec un petit haussement d’épaules, Geese s’était penché et m’avait tapoté la tête. Mais alors qu’il se retournait pour partir, Éris lui bloquait le chemin.

« Écoute, Geese ! »

Elle avait pris sa position caractéristique, les bras pliés et le menton en l’air.

« Tu ferais mieux de m’apprendre à cuisiner la prochaine fois, compris ? »

« La réponse est toujours non, ma petite dame. Tu parles d’une persistance… »

En se grattant l’arrière de la tête, Geese passa devant Éris, puis jeta un coup d’œil vers Ruijerd.

« Hé, toi aussi prends soin de toi, chef ! »

« Bonne chance à toi aussi. Ne fais pas trop de bêtises, d’accord ? »

« Oui, entendu. »

Avec un petit salut, Geese était finalement parti dans la foule. C’était un adieu décontracté. Vous n’auriez jamais pu savoir que nous avions passé deux mois entiers sur la route ensemble.

« Oh, c’est vrai. Une dernière chose, patron ! »

Juste avant qu’il ne disparaisse, le visage familier du singe s’était retourné vers moi pendant un moment.

« N’oublie pas de t’arrêter bientôt à la Guilde des Aventuriers, d’accord ? »

« … Hm ? Euh, bien sûr ! »

Nous irions éventuellement à la guilde, car nous aurions besoin de gagner un peu d’argent. Mais pourquoi en parlait-il maintenant ?

Je n’avais pas eu l’occasion de poser de questions complémentaires. Dès qu’il entendit ma réponse, Geese avait disparu dans la foule.

***

Partie 2

Notre priorité immédiate pour le moment était de trouver une auberge. C’était toujours notre priorité lorsque nous arrivions dans une nouvelle ville.

La plupart des auberges de Millishion semblaient être situées à une certaine distance des avenues principales, nous avions donc fini par errer dans les rues secondaires pendant un certain temps jusqu’à ce que nous en ayons trouvé un petit groupe. Après un rapide coup d’œil, je m’étais installé dans un endroit appelé Auberge du Lever du Jour. L’endroit n’était pas trop proche des rues principales de la ville, mais il était à bonne distance des bidonvilles. La zone semblait assez sûre. Il offrait toutes les commodités que je recherchais, et semblait avoir un prix permettant d’attirer les aventuriers de rang C ou B. Le principal inconvénient était qu’il ne semblait pas y avoir beaucoup de luminosité, mais je pouvais vivre avec cela.

Une fois que nous avions notre chambre, l’étape suivante consistait à déballer nos affaires et à nous organiser, après quoi nous allions visiter les lieux les plus importants de la ville, en particulier la guilde locale. Si nous avions le temps, nous ferions aussi un peu de tourisme, puis nous retournerions à notre auberge pour une réunion d’équipe. C’était notre routine habituelle à ce moment-là, en tout cas.

« On n’aurait pas pu s’installer dans un endroit moins cher ? », demande Éris, en regardant l’auberge d’un air interrogateur.

Je devais admettre qu’elle avait raison, surtout que je la sermonnais toujours, elle et Ruijerd, sur la nécessité de faire attention à notre argent. Mais pour l’instant, nous avions une certaine marge de manœuvre financière. Nous avions été bien payés pour les trois mois que nous avions passés à monter la garde à Doldia, et le chef guerrier bestial, Gyes, nous avait aussi donné une belle somme d’argent. Ces fonds s’élevaient à un peu plus de sept pièces d’or Millis. Nous devions éventuellement gagner plus d’argent ici, mais à court terme, nous pouvions nous permettre une vie un peu plus luxueuse.

« Ça ne peut pas faire de mal de se revaloriser de temps en temps, non ? »

Parfois, il était agréable de dormir dans un lit beaucoup plus moelleux.

Un rapide coup d’œil sur Éris me fit penser qu’elle n’était pas entièrement convaincue. J’avais quand même ouvert la porte de notre chambre.

C’était un petit espace propre et bien rangé. J’avais apprécié le fait qu’ils nous aient déjà fourni une table et des chaises dans le coin le plus éloigné. La porte avait une serrure fonctionnelle, et les fenêtres étaient munies de volets. Ce n’était pas tout à fait comparable aux hôtels d’affaires au Japon, mais selon les normes de ce monde, elle faisait certainement partie des auberges les plus agréables.

Maintenant que nous avions atteint notre chambre, nous avions quelques petites choses à régler.

Tout d’abord, notre équipement avait besoin d’un entretien régulier. Ensuite, nous devions faire l’inventaire de nos biens consommables et noter tout ce qui nous manquait. Ensuite, il fallait faire les lits, laver les draps, et faire un peu de balayage et de nettoyage général. Tout cela était devenu une routine pour nous trois, nous nous étions donc mis au travail sans échanger de mots.

Quand nous avions terminé, le soleil se couchait déjà et il faisait nuit dehors. C’était logique, puisque nous n’avions atteint Millishion qu’en début d’après-midi. Nous n’allions donc pas avoir le temps de passer à la Guilde aujourd’hui… non pas que cela ait trop d’importance.

Après un dîner rapide au bar à côté de l’auberge, nous étions tous les trois remontés dans notre chambre. Une fois que nous nous étions installés en cercle sur le sol, je m’étais éclairci la gorge et j’avais commencé les discussions.

« Très bien, je déclare ouverte cette réunion de l’équipe de Dead End. C’est notre première réunion depuis que nous avons atteint la capitale de Millis ! Faisons en sorte que ce soit une réunion mémorable ! »

J’avais dû dire « Applaudissements, s’il vous plaît » et taper dans les mains plusieurs fois avant qu’Éris et Ruijerd ne suivent avec hésitation. Honnêtement. Ces deux-là n’avaient jamais manqué de me décevoir.

« Bon… Nous sommes enfin arrivés jusqu’ici, les amis. C’est un véritable exploit. »

Il y avait une réelle émotion dans ma voix lorsque j’avais dit ces mots. Il avait fallu beaucoup de temps et d’efforts pour en arriver là. Nous avions passé plus d’un an sur le Continent Démon, et quatre bons mois dans la Grande Forêt. Nous avions enfin atteint la région du monde où résidait l’humanité. La partie la plus dangereuse de notre voyage était maintenant derrière nous. À partir de là, les routes seront bien entretenues, et le terrain sera en grande partie beau et plat. Comparé à ce que nous avions vécu auparavant, ce devrait être du gâteau.

Bien sûr, en termes de distance, nous avions encore un très long voyage devant nous. La distance entre Asura et Millis représentait environ un quart de la circonférence de la planète. Même si les routes étaient belles, nous n’allions pas y arriver en une semaine. En fait, nous avions probablement encore une bonne année de voyage devant nous.

Compte tenu de cela, notre plus gros problème à long terme serait probablement de nature financière.

« Pour l’instant, je pense que nous devrions rester dans cette ville pendant un certain temps pour économiser un peu d’argent. »

« Pourquoi ? », demanda Éris en fronçant les sourcils.

C’était une question raisonnable. J’avais essayé de répondre aussi clairement que possible.

« Eh bien, nous avons bien traversé le Continent Démon et la Grande Forêt, mais les choses ont tendance à être beaucoup plus chères en territoire humain. »

J’avais repensé à l’étude de marché que j’avais réalisée en venant ici. Je n’avais jamais eu l’occasion de faire des recherches à Port Zant, mais je m’étais quand même souvenu de ce qui se passait dans les différentes parties du Continent Démon et dans la petite ville où nous nous étions arrêtés après les montagnes de la Wyverne Bleue. Presque tout était plus cher à Millis et dans le royaume d’Asura. Le tarif de nuit de cette auberge aurait été complètement ahurissant par rapport aux standards du Continent Démon.

L’humanité était évidemment une bande de rapaces. Nous nous souciions beaucoup plus de l’argent que toutes les autres races.

« La valeur de la monnaie Millis est très élevée. Et à ma connaissance seules les pièces d’Asura ont plus de valeur. Cela signifie que tout est cher ici, mais cela signifie aussi que les emplois à la Guilde locale seront très bien payés. Au lieu de nous arrêter une semaine dans chaque ville comme nous l’avions fait sur le Continent Démon, je pense qu’il est plus efficace pour nous de rester ici pendant environ un mois et d’économiser beaucoup d’argent d’un seul coup. »

Une fois que nous aurons une belle pile de pièces Millis de valeur dans nos poches, le reste du voyage se déroulerait beaucoup plus facilement. Elles nous aideraient beaucoup à traverser les régions sud du continent central.

« D’abord, on ne sait pas combien ils vont faire payer un Superd pour son passage sur le bateau vers le continent central », avais-je dit.

Éris fit une grimace au mot « bateau ». Notre précédent voyage en mer avait été un misérable souvenir pour elle. Je me sentais bien sûr très différent. Mes souvenirs de l’avoir réconfortée alors qu’elle avait le mal de mer avaient continué à être une source de grand plaisir.

« Tout bien considéré, je pense que nous devrions nous concentrer sur le fait de gagner de l’argent à Millishion pendant un certain temps, puis aller directement au Royaume d’Asura. Nous ne pourrons peut-être pas faire grand-chose pour améliorer la réputation des Superds pendant un certain temps, mais… ça te va, Ruijerd ? »

« Bien sûr », répondit Ruijerd, en hochant légèrement la tête.

Je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’il fasse une objection. À ce moment-là, je l’aidais parce que je le voulais.

Personnellement, j’aurais été heureux de m’installer ici pendant un certain temps et de faire un réel effort pour changer l’opinion du public sur son peuple. Six mois ou un an de travail assidu dans une grande ville comme celle-ci pourrait avoir un impact considérable.

Cela dit, nous avions déjà passé un an et demi à nous rendre jusqu’ici. Je ne voulais pas faire durer ce voyage marathon encore plus longtemps que nécessaire. Je voulais dire, j’avais « disparu » depuis dix-huit mois maintenant, non ? Paul et Zenith étaient probablement très inquiets.

Je me demandais ce qu’ils faisaient en ce moment… Oh, oups. Je n’ai jamais eu le temps de leur envoyer une lettre.

J’en avais toujours eu l’intention, mais les événements conspiraient constamment pour me distraire. Ça avait dû m’échapper une demi-douzaine de fois maintenant. Eh bien, je peux bien le faire maintenant…

« Très bien. Faisons de demain un jour de repos, d’accord ? »

Ce n’était pas un concept nouveau pour nous. J’avais déjà annoncé plusieurs fois des « jours de repos ». Au début, c’était par souci pour Éris, mais à un moment donné, j’avais commencé à les appeler principalement pour mon propre bien. La jeune fille ne montrait aucun signe de fatigue, et Ruijerd était l’homme le plus coriace que je connaisse. J’étais sans aucun doute la mauviette de cette bande.

Bien sûr, j’étais beaucoup plus fort que je ne l’avais jamais été dans ma vie précédente, mais je ne pouvais pas tenir la chandelle à ces deux-là. J’étais quand même au moins au niveau d’un aventurier typique. L’épuisement physique n’était généralement pas un problème.

Par contre, l’épuisement mental? C’était une autre histoire. D’une part, j’avais encore des complexes à tuer des êtres vivants. Plus on abattait des monstres, plus le stress s’accumulait en moi.

Mais je n’appelais pas ce jour-là « jour de repos » à cause de la fatigue. Je voulais juste m’assurer que je n’oublierais pas d’écrire cette lettre. Si nous passions la journée de demain à rassembler des informations, à vérifier la liste des quêtes de la Guilde et à nous occuper de toutes les autres choses de notre liste à faire, cela allait encore me sortir de l’esprit. Cette fois-ci, j’allais prendre une journée pour m’occuper enfin de tout ça.

« Tu te sens encore mal, Rudeus ? »

« Non, celui-ci est un peu différent. J’ai besoin de prendre du temps pour écrire une lettre. »

« Une lettre ? »

J’avais fait un signe de tête à Éris.

« On devrait faire savoir à tout le monde à la maison qu’on va bien, non ? »

« Hmm… c’est vrai. Je suppose que je vais te laisser faire. »

« Oui, je m’en occupe. »

Demain, j’allais enfin y arriver. Je prendrais mon temps, je repenserais à l’époque où j’étais au village de Buena et j’écrirais à Paul et à Sylphie.

Lorsqu’il m’avait envoyé pour servir de tuteur à Éris, Paul m’avait averti de ne pas lui envoyer de lettres… mais dans ces circonstances, cela ne le dérangerait sûrement pas.

Les chances qu’une lettre leur parvienne n’étaient pas si bonnes, bien sûr. Lorsque Roxy et moi correspondions entre Asura et Shirone, nous avions l’impression qu’une lettre sur sept passait, et nous devions donc toujours envoyer plusieurs copies du même message. Il faudrait que je fasse de même cette fois-ci aussi.

« Au fait, qu’est-ce que vous allez faire tous les deux ? », avais-je demandé.

Éris avait répondu rapidement et énergiquement.

« Je vais aller tuer des gobelins ! »

« Des gobelins ? »

Attendez, attendez. Des gobelins ? Est-ce les gobelins que je connais ? Comme… des types jaune-vert, qui mesurait la moitié d’un homme normal, avec des massues grossières ? Ceux qui figurent toujours en bonne place dans les jeux pornos ayant des thèmes fantaisie ?

« Oui. J’ai vu quelqu’un près de moi qui a dit qu’il y en a beaucoup qui surgissent par ici. C’est exactement le genre de choses auxquelles les aventuriers devraient faire face, non ? »

Éris répondit avec joie.

Pour être parfaitement honnête, j’avais entendu parler d’eux pendant notre voyage. Dans ce monde, les gobelins étaient essentiellement considérés comme une sorte de vermine. Ils se reproduisaient rapidement et causaient toutes sortes de problèmes aux gens. Ils étaient assez intelligents pour communiquer verbalement, on pourrait donc techniquement les classer dans la catégorie des démons, mais la grande majorité d’entre eux vivaient comme des animaux sauvages. Donc, quand leur nombre commençait à échapper à tout contrôle, ils étaient généralement exterminés.

***

Partie 3

« Très bien. Ruijerd, tu peux aller avec elle et… »

« Oh, allez ! Je peux m’occuper de quelques gobelins tout seul ! »

Éris m’interrompit avec indignation. L’expression de son visage laissait penser qu’elle était plus qu’un peu offensée.

Qu’est-ce que j’étais censé faire ici ?

Éris était une combattante très compétente. Et les gobelins étaient des monstres classés E. Ce n’était pas vraiment un ennemi redoutable. Ils ne vivaient pas sur le Continent Démon, donc je n’en avais jamais vu, mais d’après ce que j’avais entendu, même un enfant qui avait appris les bases du maniement de l’épée pouvait les maîtriser sans problème.

Lui faire emmener notre garde du corps pourrait paraître comme de la surprotection. Après tout, Éris pouvait très bien se défendre contre les monstres de classe B... mais quand même. Quand une aventurière se fait battre par un gobelin, n’allait-elle par finir par devenir une esclave sexuelle, non ? Je ne connaissais pas grand-chose au sujet des gobelins de ce monde, mais c’était vraiment leur affaire dans le mien. Et je veux dire, si j’étais le Gobelin chanceux qui avait réussi à assommer Éris, je me sentirais certainement en droit de le faire.

Si quelque chose d’aussi terrible arrivait à Éris au moment où je la quittais des yeux, je ne pourrais plus jamais me présenter devant Ghislaine ou Philip…

 

 

« Tout va bien, Rudeus. Laisse-la s’occuper de ça toute seule. », dit Ruijerd en me sortant de ma rêverie.

C’était inhabituel. Normalement, il restait en dehors de ce genre de disputes. Depuis un an et demi, Ruijerd donnait à Éris des leçons sur la façon de combattre toutes sortes de monstres et d’ennemis. Ses méthodes pédagogiques étaient un peu trop obscures pour que je puisse les suivre, mais il était clair qu’elle avait beaucoup appris de lui. S’il était convaincu qu’elle pouvait le faire, tout allait probablement bien se passer.

« Très bien. Ne sois pas négligente juste parce qu’ils sont faibles, Éris. »

« Ouais, je sais ! »

« Assure-toi que tu es aussi bien préparée avant de partir. »

« Bien sûr ! »

« Si les choses deviennent dangereuses, il suffit de faire demi-tour et de s’enfuir, d’accord ? »

« Bien, bien ! Entendu ! »

« Et si le pire devait arriver, il suffit d’attraper le petit salaud par la main et de crier “Ce gobelin est un agresseur !” au sommet de ta… »

« Oh, ça suffit ! Je peux m’occuper de l’extermination de quelques gobelins, Rudeus ! »

Oups. Maintenant, j’avais réussi à la mettre en colère.

Pour être honnête, j’étais encore un peu anxieux à ce sujet, mais je devais me fier au jugement de notre ancien combattant.

« Dans ce cas, je n’en dirai pas plus. Bonne chance, Éris. »

« Merci. Ne t’inquiète pas, je m’en occupe ! », dit-elle en hochant la tête de satisfaction.

« Et toi, Ruijerd ? Que feras-tu demain ? »

« Je pense que je vais aller saluer l’une de mes connaissances. »

C’était la première fois que je l’entendais utiliser le mot « connaissance ».

« Vraiment ? Je ne savais pas que tu… en avais, en fait. »

« Bien sûr que oui. »

D’après ce que je savais de son histoire, Ruijerd avait erré seul dans la nature pendant un certain temps… mais après cinq cents ans, je suppose qu’il avait probablement rencontré quelques personnes par hasard. Il semblait juste un peu étrange qu’une de ces personnes vive ici, à Millishion. Mais c’était une ville immense, alors peut-être que c’était logique d’un point de vue statistique.

« Quel genre de personne est-il ? »

« C’est un guerrier. »

Ah. Probablement quelqu’un qu’il avait sauvé dans les plaines du Continent Démon à l’époque, hein ? Eh bien, d’une manière ou d’une autre, je n’allais pas m’en mêler. Je n’étais pas le père de Ruijerd et je n’avais pas ressenti le besoin de l’interroger sur les personnes avec qui il traînait pendant son temps libre.

 

◇ ◇ ◇

Le lendemain matin, Éris et Ruijerd étaient partis faire leurs courses respectives, j’étais donc allé en ville pour acheter du papier, des stylos et de l’encre. Je m’étais dit que je pourrais en profiter pour me promener un peu dans les étals en plein air jusqu’à ce que j’aie une idée précise de ce que coûtent la plupart des choses à Millis.

Il s’était avéré que la nourriture était en fait un peu moins chère que sur le Continent Démon. Naturellement, la sélection était aussi beaucoup, beaucoup plus vaste. Il y avait beaucoup de viande et de poisson frais, et ils avaient même une belle gamme de légumes.

Mais la plus grande surprise, c’était les œufs. Il y en avait beaucoup, ils étaient tous fraîchement pondus, et ils étaient incroyablement bon marché. J’avais déjà vu des œufs en vente plusieurs fois sur le Continent Démon, mais ils étaient pondus par des monstres plutôt que par des oiseaux. L’idée était de les faire éclore, de laisser la petite créature se laisser s’amadouer, puis de la dresser comme vous le souhaitiez. Naturellement, personne ne mangeait ces choses. Elles étaient bien trop chères pour être transformées en omelette.

Les poulets étaient d’ailleurs une race vivant dans ce monde. Quelques personnes les avaient élevés dans le village de Buena et, d’après ce que l’on voit, la volaille était également une industrie importante à Millis.

Tout d’un coup, je mourais d’envie de manger à nouveau des œufs sur du riz. Je sais, je sais… c’était des choses assez basiques. Mais allez ! C’est un repas nutritionnellement complet en soi !

Malheureusement, alors que j’avais beaucoup d’œufs à ma disposition en ce moment, il ne semblait pas y avoir de riz ou de sauce soja pour les accompagner. Le pain était apparemment la pierre angulaire du régime de Millis, tout comme il l’était à Asura.

Le riz existait dans ce monde, même s’il n’était pas en vente sur le marché ici. C’était l’aliment de base dans les régions du nord et de l’est du continent central, et Roxy avait mentionné un jour qu’il était également disponible dans le royaume de Shirone. Ils l’utilisaient surtout comme base pour des plats tels que le riz frit ou de la paella, avec beaucoup de viande, de légumes et de fruits de mer. Malheureusement, il semblerait qu’ils ne pratiquaient pas l’élevage de volaille à Shirone, et les œufs étaient donc censés être une denrée rare. Peut-être que le climat n’était pas propice à l’élevage des poulets.

Quant à la sauce de soja, je n’avais jamais rien vu de tel dans ce monde. Une fois, j’avais remarqué quelque chose qui ressemblait beaucoup à une graine de soja en feuilletant un dictionnaire de plantes, mais il était possible que personne n’ait encore essayé de les faire fermenter et de les transformer en sauce.

Non, non. Je ne peux pas tomber dans le pessimisme ! Il y avait des œufs et du riz ici, n’est-ce pas ? Dans ce cas, il devait y avoir aussi de la sauce soja quelque part. Il fallait juste que je cherche bien.

Un jour, je rassemblerais tous les ingrédients et je réaliserais mon rêve. Même si les œufs n’étaient plus mangeables, la magie de désintoxication pouvait très bien gérer une petite intoxication alimentaire.

Une fois que j’avais terminé mon enquête rapide sur le marché local et que j’avais acheté un ensemble de papeterie de base, j’avais commencé à retourner vers l’auberge tout en essayant de trouver exactement ce qu’il fallait mettre dans cette lettre.

C’était la première fois que j’écrivais à Paul ou Sylphie. Devrais-je commencer par mes années chez les Boreas… ? Non, l’important était de leur faire savoir que j’étais en sécurité. Il valait mieux commencer par notre téléportation sur le Continent Démon.

En y repensant, j’avais beaucoup de choses à leur raconter. J’avais commencé à voyager avec un guerrier superd légendaire, rencontré la Grande Impératrice des Démons, et même passer trois mois entiers dans un village appartenant à la race bestiale.

Hmm. Est-ce qu’ils allaient croire tout ça ?

Évidemment, je leur dirais de toute façon la vérité. Mais il semblerait peu probable que quelqu’un chez moi croie à mon histoire d’Œil démoniaque reçu de Kishirika Kishirisu elle-même.

En parlant de race bestiale… Ce serait bien de savoir si Ghislaine allait bien. Elle avait probablement été emmenée dans un coin du monde au hasard. En supposant qu’elle n’ait pas été jetée au milieu d’un volcan, j’étais certain qu’elle était en sécurité. Cette femme était après tout une force de la nature.

Mais de toute façon, combien d’autres personnes avaient été téléportées ? Le mur de lumière venait de la Citadelle de Roa, il semblerait donc possible que tout le monde dans le domaine de Boreas ait subi le même sort qu’Éris et moi. Hmm. Il y aurait donc Philip, Sauros, Hilda, Alphonse le majordome… mais aussi toutes les servantes. J’avais l’impression que le vieux Sauros pouvait très bien se débrouiller dans la vie, peu importe où il se retrouvait, mais quand même…

« Oui, ce n’est que maintenant que je me fais du souci… »

En me murmurant à moi-même, j’avais tourné dans une petite rue latérale. Il s’était avéré que Millishion en avait plusieurs. De loin, le plan de la ville avait l’air propre et net, mais à mesure que les vieux bâtiments étaient démolis et remplacés, de petites ruelles miteuses comme celle-ci avaient tendance à s’ouvrir entre elles.

Bien sûr, tout était toujours aligné comme une grille, de sorte que vous n’aviez pas à craindre de vous perdre dans un labyrinthe sinueux. C’était pourquoi j’avais décidé de prendre un chemin différent pour revenir à l’auberge. Cela ne pouvait pas faire de mal d’explorer un peu les rues de la ville. Si j’avais de la chance, je pourrais tomber sur une charmante petite ruelle d’amoureux ou quelque chose comme ça. Notre rousse avait une personnalité un peu violente, mais il semblerait qu’elle était capable d’apprécier un peu la beauté de temps en temps. Et si nous restions dans cette ville un mois entier, nous aurions probablement le temps pour un « rendez-vous » ou deux. Je pourrais me gagner quelques points d’affection en prime si je trouvais des endroits sympas pour l’emmener.

Juste au moment où je me perdais dans mes pensées, j’avais remarqué un groupe d’environ cinq hommes qui se dirigeaient rapidement vers moi depuis l’autre côté de l’allée. Au premier coup d’œil, ils ne ressemblaient pas à des aventuriers, mais plutôt à de vulgaires bagarreurs de rue. Leurs tenues semblaient destinées à intimider. C’était probablement juste une bande de gamins turbulents. C’était quand même un peu grossier de se disperser dans une petite ruelle exiguë comme celle-ci. Le piéton poli laissait toujours de la place pour quelqu’un qui se dirigeait dans l’autre sens. Un enfant comme moi n’avait pas besoin de tant d’espace, c’est vrai, mais à ce rythme, nous allions nous croiser. Ils devraient vraiment s’approcher de moi en file indienne et détourner les yeux de…

« Bouge-toi, gamin ! »

Je m’étais instantanément appuyé contre le mur de l’allée.

Ne vous méprenez pas. Je voulais juste éviter toute querelle inutile. Je voulais dire, ils semblaient très pressés ! Et je ne l’étais pas. Ce n’était pas comme si je m’étais écarté de leur chemin parce qu’ils avaient l’air un peu effrayants. Vraiment, je vous le promets ! Je n’ai pas peur des délinquants ! Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer.

Pensez-y quand même. On ne pouvait pas juger un livre à sa couverture, hein ? Ils avaient l’air d’une bande de racailles de rue, mais pour ce que j’en savais, l’un d’entre eux pouvait bien être en fait un célèbre maître épéiste.

Si j’avais été trop confiant et que je m’étais opposé à leur impolitesse, je me serais peut-être fait découper en morceaux par le Noble de la Fureur, ou quelque chose comme ça. Je voulais dire, c’était un monde où une petite fille sur le point de mourir de faim dans la rue pouvait se révéler être une grande impératrice démoniaque, non ? Il n’y avait aucune raison de se battre pour rien.

***

Partie 4

C’était du moins ma conclusion initiale. Mais alors qu’ils me dépassaient, j’avais remarqué que deux types au milieu du groupe portaient un sac en toile de jute. Et il y avait une petite main qui en sortait. On aurait dit qu’ils ne transportaient rien de moins qu’un enfant dans un sac.

Encore des ravisseurs ?

Ce monde en avait suffisamment, si ce n’est plus. Les criminels enlevaient toujours les enfants dès qu’ils en avaient l’occasion. Ce n’était pas non plus un problème régional, cela se produisait partout, du Royaume d’Asura au Continent Démon, dans la Grande Forêt et dans Saint Pays de Millis.

D’après ce que m’avait dit Geese, le kidnapping était une activité très rentable. Le monde était pour l’essentiel en paix à l’heure actuelle, à l’exception de quelques conflits mineurs ici et là. Quelques esclaves arrivaient sur le marché en provenance des régions du centre et du nord du continent central, mais c’était à peu près tout. Et beaucoup, beaucoup de gens voulaient des esclaves. C’était particulièrement vrai dans les pays riches comme Millis et Asura, où les classes supérieures riches cherchaient constamment à acheter des gens. Au fond, l’offre n’était tout simplement pas suffisante pour répondre à la demande. Les victimes d’enlèvements se vendaient cher sur le marché, et tant que cela était vrai, le problème n’allait jamais disparaître. Pour éliminer complètement cette pratique, il faudrait apparemment déclencher une ou deux guerres massives.

En tout cas… que faire maintenant ?

Vu le nombre d’hommes, il s’agissait probablement d’un crime prémédité. Il ne serait pas surprenant que l’enfant dans ce sac soit le fils ou la fille d’une personne relativement importante dans cette région.

Pour être honnête, je ne voulais pas vraiment être mêlé à ça. La dernière fois que j’avais sauvé des enfants d’un gang de kidnappeurs, j’avais fini par être pris pour l’un des criminels et jeté dans une cellule de prison. Et c’était il y a quelques mois seulement, donc le souvenir était encore douloureusement frais.

Alors, allais-je laisser l’enfant à son sort ?

Non, non. Bien sûr que non. Il y aura certainement toujours des kidnappeurs dans la nature. Et cela me rappelait des souvenirs désagréables. Mais rien de tout cela ne justifiait le fait de n’avoir rien vu.

La première règle de l’équipe Dead End était « Ne jamais abandonner un enfant en péril ». Et la deuxième règle de l’équipe Dead End était « Ne jamais, jamais abandonner un enfant en péril. »

Dead End était une équipe de bons gars. Nous avions tenu bon face au mal, nous avions sauvé des enfants dès que nous en avions eu l’occasion. Et petit à petit, nous avions changer l’opinion des gens sur Ruijerd et les Superds.

Je m’étais retourné et j’avais tranquillement suivi les cinq hommes avec le sac en toile de jute.

◇ ◇ ◇

Mes compétences en matière de dissimulation s’étaient apparemment améliorées à un moment donné. Je suppose que suivre Éris et compagnie à Doldia était une bonne chose. Les ravisseurs étaient arrivés et entrèrent dans leur destination, un entrepôt indéfinissable, sans même un regard dans ma direction. C’était un groupe assez négligent. Pour commencer, ils avaient évidemment besoin d’améliorer leur perception.

L’entrepôt en question était situé dans un coin tranquille du quartier des aventuriers, encore plus éloigné de la foule que l’auberge où nous étions hébergés. On ne pouvait pas voir cet endroit depuis la rue, le seul moyen d’y accéder était de se faufiler dans une ruelle étroite. Il était impossible d’y accéder en calèche. Il n’était même pas possible d’en sortir quelque chose de volumineux. Je m’étais demandé pourquoi diable quelqu’un mettrait un entrepôt dans un endroit aussi inaccessible. L’entrepôt avait probablement été construit quelque temps avant les bâtiments qui l’entouraient maintenant. Parfois, les urbanistes pouvaient vraiment vous entuber, hein ?

Non pas que cela ait vraiment de l’importance. Une fois que j’avais eu la certitude que le groupe ne faisait pas que passer, je m’étais déplacé à l’arrière du bâtiment et j’utilisais la magie de terre pour faire flotter le sol, ce qui m’avait permis de me glisser dans le bâtiment par une fenêtre relativement haute. Je m’étais abaissé sur le sol, je m’étais glissé sur une pile de boîtes en bois, je m’étais caché à l’intérieur, puis j’avais regardé avec précaution pour connaître la configuration du terrain.

Les cinq ravisseurs se tenaient de l’autre côté de l’entrepôt mal éclairé, ils étaient en train de discuter. D’après ce que j’avais pu comprendre, ils avaient beaucoup d’amis qui buvaient dans le bar d’à côté, et quelqu’un devait aller les informer que le « travail » était en cours.

J’avais deux options de base à ce moment-là. Je pouvais essayer d’éliminer ces cinq-là avant qu’ils n’amènent toute la bande ici, ou je pouvais rester sur place, regarder attentivement le visage de leurs copains, et me faufiler avec le gamin quand j’en avais l’occasion. Cette dernière approche m’avait semblé beaucoup plus attrayante, j’avais donc décidé de m’installer dans ma boîte et de me mettre à l’aise.

Qu’est-ce qu’il y avait dans ce truc, d’ailleurs ? En raison du mauvais éclairage, je n’avais pas vraiment pu voir son contenu. Quoi qu’il en soit, ils étaient certainement faits de tissu. Mais ils étaient trop petits pour être des chemises ou des pantalons. Et pour une raison quelconque, être allongé dans une pile de ces vêtements me donnait une étrange sensation de tranquillité.

J’avais tendu la main et j’en avais attrapé un. Sa forme et sa texture m’étaient familières, un morceau de tissu soigneusement cousu, avec une certaine profondeur et trois trous distincts. Dans une section particulière, le tissu était deux fois plus épais. J’avais cru sentir une teinte de puissante énergie mystique lorsque j’avais touché ce morceau.

« Wow ! Attendez, c’est une culotte ! »

« Qui est là !? »

O-oh merde, ils m’ont entendu ! Merde… Je ne m’attendais pas à ce qu’ils posent un piège aussi diabolique !

« C’est quoi ce bordel ? Il y a quelqu’un dans les boîtes ? »

« Montre-toi ! »

« Hé, va le dire au patron ! On a besoin de tout le monde ici ! »

Eh bien, ce n’était vraiment pas bon. Pendant que j’étais assis, ils appelaient déjà la cavalerie. Il était clairement temps de changer les plans. Je devais juste prendre le gamin maintenant et m’enfuir rapidement, non ? Ça semblait être la meilleure option. Attendez, non… ils verraient mon visage.

Ah, à quoi je pensais ? J’avais un masque parfaitement adapté sous la main.

Woooo ! Je suis un morceau d’extase brûlant, bébé !

Je plaisante.

Pendant un moment, j’avais envisagé de me déshabiller pour mieux cacher mon identité, mais je m’étais ensuite souvenu que je ne le portais même pas. Je n’avais pas non plus mon bâton. Après tout, je venais de faire des courses.

Très bien. Allons-y !

« Wow ! »

« Il porte une culotte sur la tête, mec… »

« Quel monstre… ! »

Les hommes avaient été momentanément abasourdis par mon apparition soudaine et dramatique. J’en avais profité pour me lancer dans un monologue.

« Ecoutez-moi, mécréants cupides ! Comment osez-vous arracher des enfants innocents à leur famille ? Honte à vous ! Honte à vous ! Les gens appellent ça… un kidnapping ! »

Le public n’avait pas semblé apprécier mon spectacle de Rom Stol. Peut-être qu’ils ne connaissaient pas ce vieux animé rempli de mécha.

« Qui diable es-tu censé être ? »

« Je suis le Ruijerd de la Dead End ! »

« Quoi ? Dead End ? »

Oh merde ! J’ai foiré ! Je m’étais présenté de cette façon par pure habitude, alors les mots m’avaient échappé de la bouche. C’était un cas où je n’aurais vraiment rien dû dire.

Désolé, Ruijerd ! À partir d’aujourd’hui, tu es un gars bizarre qui sauve des enfants en portant une culotte sur la tête ! Mais ne t’inquiète pas. Je sauverai l’enfant, quel qu’en soit le prix !

« Malédiction, sales kidnappeurs ! À cause de vous, un homme innocent vient d’être gravement calomnié ! Votre méchanceté ne restera pas impunie ! »

« Écoute, petit, va jouer au héros ailleurs ! On n’est pas… »

« Je ne suis pas venu ici pour parler, imbécile ! Attaque de l’aube ! »

« Gurgh ! »

J’avais coupé court à la conversation en lançant un sort de Canon de pierre. C’était toujours agréable de pouvoir lancer quelques attaques préventives. C’était en fait la même approche que celle que j’avais utilisée pour sauver la Grande Impératrice des Démons de ce vieux pédo sale au Port Venteux.

« Prenez ça ! Et ça ! »

« Guh ! »

« Blagh ! »

En un clin d’œil, j’avais assommé les quatre hommes qui étaient restés dans l’entrepôt. Une fois qu’ils étaient tous à terre, je m’étais dépêché de venir voir leur prisonnier.

« Vas-tu bien, jeune homme ? ! Hmm. On dirait qu’il est inconscient… »

J’avais l’impression d’avoir déjà vu ce garçon quelque part. Il y avait en fait quelque chose… de vraiment familier chez lui. Mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Bizarre.

Eh bien, peu importe. Ce n’était pas le moment d’y penser. Il fallait que je sorte d’ici avant que le reste du gang n’arrive… Mais alors même que cette pensée me traversait l’esprit, toute une foule d’hommes était apparue à la porte de l’entrepôt.

« Wow ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Il les a fait tomber tous les quatre ! »

« Le gamin sait comment se battre ! Faites venir le capitaine ici, pronto ! »

« Sais-tu qu’il a beaucoup bu aujourd’hui ? »

« C’est toujours un sacré combattant, même quand il est bourré ! »

Deux hommes avaient fait demi-tour et s’étaient enfuis, sans doute pour chercher leur « capitaine ». Il me restait encore plus de dix personnes à gérer, et je devais maintenant supposer que d’autres renforts allaient arriver.

Ce n’était pas bon. Ce n’était pas bon du tout. Peut-être que j’aurais vraiment dû regarder ailleurs… ou attendre jusqu’à demain, quand j’aurais pu convaincre Ruijerd de m’aider. Charger en solo était définitivement une erreur. À ce stade, ma seule option était de faire tomber tout le gang.

« Quel genre de monstre est ce gars ? Il porte une culotte sur la tête… »

« Attendez, il était là pour voler nos sous-vêtements !? »

« Oh mon Dieu ! C’est une sorte de pervers sexuel !? »

Maintenant que j’avais regardé de plus près, il y avait aussi quelques femmes dans le groupe. Désolé, Ruijerd. Sérieusement… je t’en dois une.

En m’excusant une dernière fois auprès de l’homme que j’avais si profondément blessé, je m’étais concentré sur la tâche à accomplir. Heureusement, ces voyous n’avaient rien de spécial. Ils n’avaient pas cessé de se ruer sur moi en ligne droite, alors il était assez facile de tirer avec le canon de pierre avant qu’ils ne s’approchent trop. Ils n’étaient pas assez rapides pour esquiver ma magie, et un seul coup suffisait à en faire tomber la plupart d’entre eux. Aucun d’entre eux n’était même armé. Il n’y avait pas de magiciens à craindre non plus. Tout se passait mieux que prévu jusqu’à présent.

« Merde, on ne peut même pas s’approcher… »

« Mais qu’est-ce qu’il a ce gamin !? Est-ce qu’il utilise une sorte d’objet magique !? »

« Pourquoi le capitaine prend-il autant de temps !? »

Le temps que j’en assomme peut-être la moitié, les autres avaient commencé à s’agiter visiblement. Après tout, peut-être que je serais capable de m’en sortir sans trop de problèmes.

« Le capitaine sera bientôt là, tout le monde ! Nous devons juste tenir jusque-là ! »

Eh bien, tant pis pour ça.

***

Partie 5

Deux femmes étaient apparues dans l’entrée de l’entrepôt. L’une d’elles était une guerrière vêtue d’une armure de type bikini, l’autre était une magicienne en robe. Il n’avait pas fallu longtemps pour que cette vague de renforts arrive, mais je suppose que ce n’était pas surprenant. Toute leur bande était apparemment en train de boire juste à côté.

La femme guerrière montrait beaucoup de peau, pour une raison quelconque. Je n’avais pas vu un seul combattant sur le Continent des Démons habillé de façon aussi sommaire. Elle se distinguait encore plus du magicien, qui portait une tenue parfaitement ordinaire.

Mince ! Qui est cette femme ? ! Je ne peux pas… détacher… mon regard !

« Je vais l’occuper, Shierra ! Couvre-moi ! »

« Bien ! »

La dame en bikini dégaina l’épée à sa taille et se précipita vers moi. Pendant ce temps, la magicienne en robe à l’arrière pris son bâton et… oh, merde. Les seins de la dame en bikini se balançaient comme des fous à chaque pas. Ne les laisse pas se balancer aussi vigoureusement, ma fille ! Ils vont se libérer !

C’était vraiment bizarre. Au moins, on s’attendrait à ce que l’armure du bikini maintienne la poitrine fermement en place pour ne pas causer de problèmes au combat. Toute sa tenue semblait ne servir à rien de pratique.

Oh mec, regardez-moi ça ! A droite… à gauche… à droite ! Ils se rapprochaient, se balançaient d’avant en arrière… Pendant un moment, ils s’étaient affaissés, puis avaient rebondi vers ma…

« Hiyaaaa ! »

Tout à coup, j’avais remarqué que cette dame en bikini balançait son épée directement sur mon visage.

« Gaah ! »

En tombant par réflexe en arrière, j’avais réussi à éviter le coup d’un cheveu. C’était moins une ! Bon sang. Cette fille se bat salement !

Est-ce qu’elle portait ce truc pour faire diversion ? !

À ce moment, j’avais remarqué une faible voix qui marmonnait quelque chose à l’autre bout de la pièce.

« — Converge où tu veux et fais jaillir un seul et pur courant de cette voix — »

Oh merde. C’était une incantation magique ! Quelqu’un était sur le point de me tirer une boule d’eau !

En réfléchissant vite, j’avais tendu la main dans la direction de la magicienne. Le sort que j’avais choisi cette fois-ci était Mur de pierre. La meilleure façon de conjurer un sort magique à base d’eau était de mettre sur son chemin du sable et de la terre bien absorbants.

Alors que je me dépêchais de lancer le sort, j’avais rapidement jeté un coup d’œil par-dessus et j’avais trouvé la magicienne qui pointait son bâton droit sur moi, sur le point de lancer son attaque.

Au moment même où elle lançait sa Boule d’eau, mon Mur de pierre s’était élevé à sa rencontre. Le projectile à grande vitesse se heurta contre lui en faisant une grande explosion, plutôt qu’un éclaboussement. L’eau avait été pulvérisée dans toutes les directions dans tout l’entrepôt.

« Quoi !? Qu’est-ce que c’était !? »

D’après ce que j’entendais, la magicienne était assez agitée, alors j’avais tourné mon attention vers la dame en bikini.

« Ah… ! »

La force de son attaque avait laissé ses seins se balancer sauvagement dans les airs. Il semblerait qu’ils étaient sur le point de se libérer. Je pouvais presque… les voir !

« Hyaaaaaaa ! »

Rappelé à la réalité au dernier moment par son cri de guerre perçant, j’avais réussi à me mettre à nouveau en sécurité. Cette fois, j’avais mis un peu plus de distance entre nous avant de sauter.

La dame en bikini me fixa du regard, son épée toujours contre le sol où elle avait frappé.

« Arrête de te faufiler comme un cafard, petit pervers ! »

Tout en parlant, elle avait de nouveau levé son arme, la maintenant fermement au-dessus de la taille. Elle semblait avoir renoncé à me submerger par la vitesse et l’agressivité. Au lieu de cela, elle avait commencé à réduire la distance entre nous, lentement mais sûrement.

En suivant son exemple, j’avais reculé d’un pas vers… Ooh. Quand elle avait tendu son épée comme ça, le haut de ses bras avait poussé ses obus ensemble. C’était un décolleté impressionnant…

Argh ! Allez ! Arrête de tomber dans son piège, idiot !

Je ne pouvais pas garder les yeux sur sa satanée épée. Comment pouvais-je me battre dans cet état ?

Pour être honnête, ni la guerrière ni sa copine magicienne n’étaient particulièrement douées. Mais à ce rythme, je n’allais jamais les faire tomber. Que Dieu me vienne en aide si elle devait souffrir d’un dysfonctionnement critique au niveau de sa garde-robe. Je serais probablement coupé en morceaux instantanément.

Comment avaient-elles appris ma seule et unique faiblesse ? ! Qui m’a vendu, bon sang ? !

OK, calme-toi.

Je ne faisais que m’amuser jusqu’ici, c’était aussi simple que ça. Ce n’était pas une tactique délibérée de sa part. La question était… qu’est-ce que j’allais faire à ce sujet ? Si je voulais en faire un combat loyal, il fallait qu’elle se couvre la poitrine d’une manière ou d’une autre. Et d’ailleurs, son derrière agréablement bombé aussi. Comment pouvais-je la manipuler pour qu’elle mette de vrais vêtements ?

Peut-être que je pourrais dire quelque chose pour essayer de la mettre dans l’embarras… Hmm, non. Si elle avait choisi cette tenue délibérément, cette approche pourrait se retourner contre elle.

« Gasp ! »

Bien sûr ! Maintenant, j’avais compris !

Connaissez-vous tous l’histoire du vent du nord et du soleil ?

Il était une fois, le vent du nord et le soleil qui s’affrontaient pour savoir lequel d’entre eux pouvait obliger un certain voyageur à se déshabiller. Le vent du nord essayait de faire tomber ses vêtements par des rafales froides et perçantes, mais le voyageur se contentait d’empiler des couches supplémentaires de vêtements à la place. Le soleil, cependant, ne faisait que le réchauffer jusqu’à ce qu’elle commence à enlever ses vêtements de son plein gré.

En d’autres termes, si je faisais des choses bien chaudes maintenant, elle se déshabillerait complètement…

Non, non, non ! C’est exactement ce que nous ne voulons pas, vous vous souvenez ? !

C’est vrai. Sois calme. On avait besoin de calme ici.

« Tu n’as nulle part où aller », me disait la femme guerrière.

J’avais regardé derrière moi et j’avais réalisé que je m’étais appuyé contre le mur de l’entrepôt. Mais ce n’était pas un problème. J’avais déjà mis au point ma stratégie. Sans un mot, j’avais tendu mes deux paumes vers mon assaillante peu vêtue.

« Champs glacés. »

Au moment où j’avais canalisé mon énergie magique dans ma main droite, de l’air intensément froid sortit de nulle part pour remplir l’entrepôt. La température avait chuté de trente degrés centigrades presque instantanément. Tout d’un coup, c’était comme si nous étions à l’intérieur d’un réfrigérateur.

« Qu’est-ce que… !? »

Je voyais déjà la chair de poule sur le haut des bras de la dame en bikini, mais je n’avais pas encore fini. Cette fois, j’avais laissé mon énergie magique se diriger dans ma main gauche.

« Explosion. »

Une grande rafale fit reculer la femme. Le temps qu’elle cesse de tomber, je l’avais envoyée jusqu’à l’entrée de l’entrepôt. Je pensais appeler cette petite combinaison de sorts « Explosion polaire. »

« Haa-choo ! »

L’air ici était si froid que j’avais l’impression de prendre froid moi-même, mais j’avais parfaitement réussi ce que je m’étais fixé comme objectif. Frissonnant et éternuant, la femme en bikini fit un geste frénétique à ses amis pour leur demander un manteau. J’étais maintenant hors de danger. Une fois ces seins cachés à la vue de tous, il n’y avait aucun moyen pour elle de prendre le dessus sur moi. Il ne me restait plus qu’à assommer tout le monde et à m’enfuir…

« Je suis là, les gars ! Désolé de vous avoir fait attendre ! »

ou du moins, c’est ce que je pensais, jusqu’à ce que mon nouveau challenger fasse irruption.

L’homme dans l’embrasure de la porte me semblait familier. Quelque chose dans son visage me faisait ressentir une sorte de… nostalgie. J’avais déjà vu ce type quelque part, non ? Mais où ? Il ne venait pas à moi.

« Tch. Ce petit voyou est vraiment une nuisance, hein ? Hic… Reculez, tout le monde ! Aucune raison de se liguer contre un morveux… Je vais l’abattre personnellement. »

L’homme était évidemment confiant dans ses compétences, mais il semblait également être ivre. Même de loin, je pouvais le voir avancer de façon instable, et son visage était teinté de rouge.

Franchement. Plus je regardais ce type, plus il me semblait familier. Avec ses cheveux bruns et son visage un peu voyou, il ressemblait un peu à Paul… En y réfléchissant, il lui ressemblait vraiment beaucoup. Oui. Si vous mettiez Paul au pain sec et que vous ne le laissiez pas dormir pendant quelques mois, il finirait probablement par ressembler à ça. Cela m’avait fait hésiter à lancer des attaques sérieuses sur ce type.

Mais bien sûr, il n’était pas question que mon père traîne avec une bande de kidnappeurs à Millis.

« Hé, toi ! Tu pensais que tu pouvais juste débarquer ici et frapper mes gens, hein ? Eh bien, je vais vite te le faire regretter ! »

L’homme s’était avancé devant son groupe, cracha quelques mots enflammés dans ma direction et sortit une paire d’épées de leur fourreau. Toute personne capable de manier l’épée avec habilité devait être un maître épéiste. Rien qu’à sa position, j’avais eu le sentiment qu’il était à un tout autre niveau que la dame en bikini. Est-ce que Canon de Pierre allait être suffisant pour en finir avec lui ?

Hmm… Je ne veux cependant pas vraiment utiliser quelque chose qui pourrait tuer le gars…

Sentant peut-être mon hésitation, l’homme s’était brusquement avancé.

« Wah... ! »

Il m’avait un peu pris au dépourvu, mais j’avais réussi à lancer tardivement mon Canon de Pierre. L’homme avait réagi instantanément, en tournant l’épée de sa main droite en diagonale pour dévier le projectile.

« Style du Dieu de l’eau, hein !? »

« Ce n’est pas tout ce que j’ai à offrir, mon pote ! »

Il était presque au-dessus de moi maintenant. Par pur réflexe, j’avais déclenché une onde de choc et m’étais envoyé en arrière dans les airs.

« Ha ! »

« Wow ! »

J’avais activé mon Œil de la Clairvoyance pour jeter un coup d’œil dans le futur afin de m’aider à éviter ses attaques ultérieures. L’homme était rapide avec ses épées, mais son jeu de jambes semblait un peu négligé. C’était probablement lié à l’alcool qu’il avait dans son organisme. Après tout, peut-être que je pourrais faire ça.

« Tch ! Il bouge comme ce gamin, bon sang… Vierra ! Shierra ! Venez me donner un coup de main ! »

Juste comme ça, la dame en bikini et son amie magicienne s’étaient à nouveau avancées. Qu’était-il arrivé à l’idée de me faire tomber tout seul ? De toute façon, quel genre d’homme es-tu ? !

La femme guerrière, maintenant couverte d’un manteau, tourna autour de moi. Et la magicienne commençait déjà à chanter une autre incantation. Ce n’était vraiment pas bon. Les attaques de l’homme étaient féroces et persistantes, et j’avais déjà bien de la peine à les esquiver toutes.

Heureusement, j’avais encore un ou deux tours dans les manches.

« Wah ! »

« Argh ! »

En utilisant la magie vocale des races bestiales, j’avais arrêté les mouvements de l’homme pendant un instant, me donnant le temps de l’envoyer voler avec une onde de choc rapide.

« Canon de Pierre ! »

En surveillant l’homme qui tombait en arrière, j’avais lancé un sort d’attaque rapide sur la magicienne. Ensuite, au moment où la femme en bikini se jetait sur moi avec son épée, j’avais utilisé mon œil de la clairvoyance pour éviter la frappe et obtenir une solide contre-attaque.

Le magicien étant concentré sur son incantation, mon sort l’avait frappée de plein fouet et l’avait rendue inconsciente. La guerrière tituba en arrière, mais elle n’était pas encore mise KO, à en juger par la fureur dans ses yeux.

Et bien sûr, à ce moment-là, l’homme revint vers moi.

« Shierra ! … Tu vas payer pour ça, petite merde ! »

Juste au moment où il fit un pas en avant, j’avais transformé le sol en dessous de lui en une petite parcelle de marécage boueux. Son pied plongea droit dedans, et il tomba maladroitement en avant sur le sol.

« Capitaine ! »

Pendant un moment, les yeux de la guerrière étaient tournés vers lui plutôt que vers moi. Mauvaise idée. Sans un mot, j’avais lancé un autre Canon de Pierre droit sur elle.

« Ah ! »

Deux en moins, plus qu’un.

« Vierra ! Bon sang ! »

Replaçant l’une de ses épées dans son fourreau, l’homme enfonça l’autre dans sa bouche. J’avais activé mon œil de la clairvoyance.

L’homme me court après à quatre pattes.

Ce type était un chien ou quoi ?

J’avais lancé plusieurs sorts Canon de Pierre pour le tenir à l’écart et j’avais reculé pour mettre plus de distance entre nous. Malheureusement, cet entrepôt n’était pas particulièrement grand. Il n’y avait pas de moyen facile de l’empêcher de combler l’écart.

« Raaaah ! »

En se tordant étrangement, l’homme sauta du sol. Il réussit à tirer l’épée à sa hanche, alors même qu’il se jetait sur moi comme un animal. Ses attaques étaient rapides et furieuses, à partir de positions si étranges que je n’avais jamais su à quoi m’attendre.

L’homme saisit l’épée dans sa bouche avec sa main gauche et la brandit en dessous.

Quel geste bizarre !

Ce type avait défié mes attentes chaque fois. Sans l’Œil de la Clairvoyance, je n’aurais jamais réussi à éviter cette dernière. En fait, sa lame m’avait effleuré le bout du nez. La coupure me donnait des frissons douloureux.

« … »

Mon cœur battait dans ma poitrine. Je n’essayais pas de tuer cet homme, mais il avait l’intention de m’ôter la vie. Pour une raison quelconque, ça n’avait pas vraiment marché jusqu’à ce moment. Cela aurait dû être évident dès le début. Si je n’avais pas donné tout ce que j’avais, je n’aurais pas pu sortir de cet entrepôt vivant.

J’avais serré les dents et je m’étais mis dans une position accroupie. J’avais repensé à ma formation avec Ruijerd et Éris. Le style féroce et bestial de cet homme était probablement proche de la façon dont Ruijerd attaquait lorsqu’il samusait dans les donjons, mais ses mouvements n’étaient pas aussi rapides ni aussi parfaits que ceux de Ruijerd. Le facteur de bizarrerie était son principal avantage. Je pouvais le faire.

La prochaine fois qu’il se jettera sur moi, je recevrai une contre-attaque et…

À ce moment-là, j’avais réalisé que l’homme avait cessé de bouger.

Un moment plus tard, j’avais remarqué que la culotte que je portais sur la tête était maintenant étendue sur le sol de l’entrepôt.

Merde, ce n’était pas bon. Ils voyaient mon visage…

« C’est… toi, Rudy ? »

Rudy ?

Il n’y avait qu’un seul homme qui m’appelait par ce nom.

Et cette voix… ce n’était plus cette voix rauque d’un ivrogne en colère. Soudainement, elle m’avait semblé très familière.

« … Père ? »

◇ ◇ ◇

Depuis la dernière fois que je l’avais vu, Paul Greyrat avait manifestement subi une transformation.

Son visage était décharné, il y avait des poches sous les yeux et des poils sur les joues. Ses cheveux n’étaient pas soignés, et son haleine empestait l’alcool. À tous les égards, mon père avait l’air d’une vraie loque. La différence avec l’homme dont je me souvenais était… dramatique, c’est le moins qu’on puisse dire.

***

Chapitre 2 : L’histoire de Paul

Partie 1

Quand j’avais ouvert les yeux, je m’étais retrouvé au milieu d’une plaine herbeuse.

C’était un terrain plat et vide, sans grande importance, mais bizarrement, cela me semblait familier. J’avais essayé de déterminer où je me trouvais, et la réponse m’était venue à l’esprit très vite. J’étais dans le sud du Royaume d’Asura, près d’une ville où j’avais déjà vécu. C’était l’endroit où j’étais resté quand j’avais appris le style du Dieu de l’eau… et la ville natale de Lilia.

Naturellement, j’en avais conclu que cela devait être une sorte de rêve. Je n’avais après tout aucune raison d’être ici. Pourtant, cela m’avait rappelé des souvenirs. Combien d’années avais-je passées dans cette région ? Une seule ? Peut-être deux ? Tout ce dont j’étais sûr, c’était que je n’étais pas resté très longtemps.

La plupart de mes souvenirs de cette période de ma vie concernaient la salle d’entraînement et les élèves de dernière année que j’y avais formés. C’était une bande d’idiots arrogants avec de grandes bouches et sans réelle compétence. J’avais un vrai talent, alors ils étaient toujours occupés à essayer de me garder à ma « place ». J’avais toujours détesté qu’on me donne des ordres comme ça. Après tout, la raison pour laquelle je m’étais enfui de chez moi était pour échapper à mon père.

Mais il avait au moins été un homme vraiment compétent et intimidant, avec assez de pouvoir pour justifier son ego. Les élèves de dernière année, en revanche, n’étaient que des déchets arrogants inutiles. Lorsque j’avais atteint le rang intermédiaire, ils étaient encore à la traîne dans les dernières étapes de leurs leçons de débutant. C’était vraiment pathétique.

Même le maître de la salle d’entraînement n’avait jamais atteint le rang avancé que dans le style du Dieu de l’eau. C’était l’un de ces vieux fourmiliers qui n’avaient que les mots « tripes » et « détermination » à la bouche, bien qu’ils ne l’aient jamais beaucoup fait progresser. Un jour, je voulais montrer à chacun d’entre eux à quel point j’étais vraiment bon.

En fin de compte, je n’en avais jamais vraiment eu l’occasion. J’avais fini par perdre patience face à leurs conneries, j’avais couché avec Lilia par dépit et je m’étais enfui dans la nuit. Je cherchais à la fréquenter depuis un moment… mais à ce moment-là, tout ce que je voulais, c’était mettre en désordre quelque chose qu’ils chérissaient tous.

Le lendemain matin, ils étaient tous partis à ma recherche. J’avais fui vers un pays étranger avec un rictus sur le visage.

Mon Dieu, j’étais vraiment une petite merde stupide. Je me fichais de savoir à quel point les autres étudiants me haïssaient, mais extérioriser ma frustration sur Lilia comme ça n’était pas vraiment une chose dont j’étais fier.

« Mm… »

Le vent se levait. Un peu de poussière était rentrée dans l’œil, me faisant faire une petite grimace. Un instant plus tard, je sentis un petit coup sur ma manche.

« Papa ? Où sommes-nous… ? »

« Hm ? »

Pour une raison quelconque, je tenais Norn dans mes bras. Elle me regardait avec des yeux anxieux.

À ce moment-là, j’avais finalement réalisé que je me tenais en fait au milieu d’un champ avec les vêtements que je portais à la maison. Je pouvais sentir la terre ferme sous mes pieds… et la chaleur du corps de ma fille contre ma poitrine.

Ce n’était pas un rêve.

« C’est quoi ce bordel… ? »

Je n’avais pas la moindre idée de ce que je faisais ici. Si j’avais été seul, j’aurais probablement continué à croire que c’était un rêve. Mais Norn était juste là, dans mes bras.

Oui. C’était bien la petite Norn. Mon adorable fille de trois ans.

Je ne l’avais pas souvent serrée dans mes bras comme ça. Je voulais être un père sévère et digne, alors j’avais limité mes mouvements d’affections au maximum. Mais alors, que faisait-elle dans mes bras ?

Oh, c’est vrai. Maintenant, je me souviens.

Il y a quelques instants, je discutais avec Zenith dans notre maison.

« Tu sais, les filles arrêtent de se laisser serrer dans les bras de leur père quand elles grandissent un peu. Tu devrais vraiment les serrer un peu tant que tu le peux encore. »

« Non, cette fois-ci je travaille sur ma dignité paternelle. Comparé à Rudeus, Norn semble être un enfant ordinaire, non ? Si je joue bien mes cartes, je parie que je peux la convaincre que je suis le meilleur homme du monde. »

« N’était-ce pas aussi l’approche de ton père ? Je croyais que tu le détestais. »

« … Très juste. Très bien, laisse-moi-la voir. »

C’était juste une conversation stupide et décontractée. Lilia était également dans les parages, apprenant à Aisha une chose ou deux. Après avoir réalisé que sa fille était « douée », elle avait décidé de cultiver ses talents par des leçons et des conférences constantes. J’avais fait valoir qu’Aisha serait plus heureuse si nous lui laissions une enfance plus insouciante, mais Lilia me repoussa si férocement que j’avais dû reculer.

Mais l’enfant grandissait vraiment vite. Elle avait commencé à marcher très tôt et absorbait comme une éponge tout ce qu’on lui enseignait. Lilia était une bonne enseignante, donc c’était probablement en partie grâce à elle, mais Aisha faisait tellement de progrès que j’avais eu peur qu’il y ait un problème avec Norn.

Quand j’en parlais avec Lilia, elle me répondit : « Aisha n’a rien de spécial par rapport au jeune maître Rudeus. Et Mlle Norn est une enfant parfaitement normale. »

Honnêtement, je ne me souciais pas vraiment de savoir si Norn était « normale » ou non. Mais quand je l’imaginais grandir dans l’ombre de frère et sœur brillants, je me sentais un peu mal pour elle.

Je m’étais souvenu d’autres pensées… comme celles qui me traversaient l’esprit.

Et puis j’avais été soudainement enveloppé d’une lumière blanche aveuglante.

Oui, je m’en souviens maintenant. Il n’y avait pas de trou dans ma mémoire. Le fait que j’avais toujours Norn dans les bras en était la preuve. La fille se promenait seule depuis un certain temps déjà, mais je la tenais contre ma poitrine.

Il se passait quelque chose de très étrange. Cela m’avait paru évident.

« Papa ? »

Norn m’avait parlé à nouveau d’une voix inquiète. Elle avait regardé mon visage tout ce temps.

« Tout va bien, Norn. »

En la tapotant doucement sur la tête, j’avais regardé autour de moi. Zenith et Lilia n’étaient nulle part. Étaient-elles proches ? Ou étais-je le seul à avoir été amené ici ?

Dans ce cas, pourquoi Norn était-elle encore avec moi ?

Une possibilité m’était venue à l’esprit.

Une fois, j’avais déclenché un piège diabolique dans les profondeurs d’un labyrinthe, un cercle de téléportation caché. Et cela m’avait semblé très similaire. À l’époque, j’avais eu la chance d’être téléporté tout près. Mais j’avais pris Elinalise par la manche par réflexe au moment où le piège s’était déclenché, ce qui l’avait également entraînée. Elle était assez énervée contre moi.

Si vous étiez malchanceux, un piège de téléportation était le genre de chose qui pouvait être instantanément mortel. Ce n’était pas vraiment ma faute si j’avais marché dessus, puisque notre singe éclaireur aurait dû repérer la chose avant… mais ce n’était plus vraiment important. En gros, la magie de la téléportation était capable de vous déplacer instantanément, vous et toute personne avec laquelle vous étiez en contact physique, vers un autre endroit. Cela expliquerait pourquoi Norn était toujours avec moi, mais pas les autres.

Mais pourquoi avais-je été téléporté ? Je n’avais pourtant reçu aucun avertissement. Quelqu’un m’avait-il fait ça délibérément ?

Pour être honnête, j’avais des ennemis partout. Il ne serait pas surprenant que quelqu’un lance une attaque furtive sur moi, étant donné toutes les mauvaises choses que j’avais faites dans le passé. Mais la magie de téléportation ? Ça n’avait aucun sens. D’une part, il n’y avait aucune incantation connue pour cela. Pour téléporter quelqu’un, il fallait utiliser soit un cercle magique, soit un objet magique spécial. Les objets de téléportation étaient interdits dans le monde entier, et la création de cercles de téléportation était interdite depuis si longtemps que l’art lui-même était pratiquement perdu. Pourquoi quelqu’un irait-il jusqu’à des limites aussi extrêmes et dangereuses juste pour se venger d’un seul homme comme moi ? Et pourquoi me jetteraient-ils dans un champ vide… ?

Un des étudiants de la salle d’entraînement aurait-il pu en être responsable ? Peut-être qu’ils étaient encore rancuniers et qu’ils m’avaient téléporté pour pouvoir mettre la main sur Lilia. Peut-être m’avaient-ils mis ici pour m’envoyer un message… et quand je rentrerais chez moi, je trouverais Zenith et Lilia en train d’être dépouillés par une bande de voyous vicieux.

Merde. Ça ressemblait à quelque chose auquel ces salauds auraient pensé.

« Euh, papa… »

« Ne t’inquiète pas, Norn. Tout va bien. On rentrera à la maison bien assez tôt. »

Essayant de me rassurer autant que Norn, j’étais parti vers la ville voisine. Heureusement, j’avais une pièce d’or d’Asura cachée dans mon fourreau d’épée en cas d’urgence. Et grâce aux vieilles habitudes de mes jours d’aventurier, je gardais toujours mon épée sur moi, même quand je dormais. La seule fois où je l’enlevais, c’était quand je faisais l’amour. Ma carte d’aventurier était également rangée dans son étui. C’était une petite précaution dans ce genre de cas d’urgence.

Je m’étais rendu à la guilde locale et j’avais échangé ma pièce d’or contre des pièces de plus petite valeur. Le réceptionniste m’avait rendu neuf pièces d’argent d’Asuran et huit grosses pièces de cuivre. Ils avaient apparemment augmenté leurs tarifs à un moment donné, mais j’avais de toute façon plus que ce dont j’avais besoin. J’avais rapidement passé en revue les quêtes disponibles, j’en avais trouvé une quête de livraison d’urgence et je l’avais immédiatement acceptée.

Ma carte n’avait plus de magie depuis des années, alors la dame derrière le comptoir avait dû la recharger pour moi d’abord. Lorsque les mots qui y figuraient étaient réapparus, elle s’était exclamée, surprise, et m’avait demandé pourquoi un aventurier de rang S prenait un tel travail. Comme il s’agissait d’une demande urgente, les restrictions normales ne s’appliquaient pas, mais dans des circonstances normales, il s’agissait d’une tâche de rang E.

***

Partie 2

Je n’avais pas vraiment de raison de cacher ma situation, mais je n’avais pas envie de prendre le temps de m’expliquer. Je lui avais donné une vague non-explication, puis je lui avais demandé si je pouvais emprunter un cheval. C’était l’un des avantages spéciaux que la guilde offrait aux aventuriers de Rang S. Lorsque vous acceptiez un travail de livraison urgente, ils vous prêtaient un cheval gratuitement. Bien sûr, vous deviez rendre le cheval une fois le travail terminé… mais cette fois, j’avais l’intention de partir dans une direction totalement différente. Je me sentais mal pour le client, mais j’avais moi-même une urgence à régler.

Le cheval qu’ils m’avaient apporté s’était avéré être un spécimen assez impressionnant. J’avais eu de la chance. Ce travail de livraison devait être très urgent. Il y avait une réelle possibilité que je perde mon statut d’aventurier à cause de cela, mais je pouvais bien m’en passer. Je n’avais plus l’intention de gagner ma vie de cette façon.

J’avais hissé Norn sur le cheval, puis j’avais sauté derrière elle.

Nous avions immédiatement galopé hors de la ville.

À la moitié du voyage, Norn était tombée malade. Ma fille n’avait aucune expérience de l’équitation, et je l’avais fait voyager jour et nuit. C’était probablement trop dur à supporter pour elle.

Avec le temps qu’il avait fallu pour la soigner, je n’étais pas revenu dans la région de Fittoa qu’après deux bons mois. Cela avait pris tellement de temps que j’aurais presque souhaité dès le départ prendre une calèche. Bien sûr, j’avais échoué depuis longtemps, mais les frais de rupture de contrat n’avaient pas été trop pénibles.

Mais à l’heure actuelle, j’étais au plus profond du désespoir. Nous n’avions pas encore atteint le village de Buena, mais j’avais enfin découvert la gravité de la situation.

Toute la région de Fittoa avait disparu.

J’étais déconcerté. Totalement déconcerté. Qu’est-ce qui s’était passé ? Où était maintenant le village de Buena ? Où étaient Zenith et Lilia ? La citadelle de Roa avait également disparu. Cela signifiait-il que même Rudeus avait disparu ?

Cela ne peut pas arriver.

À un moment donné, j’étais tombé à genoux, sous le choc et l’angoisse. Les mots « ils ont été anéantis par un piège de téléportation » résonnaient dans mon esprit.

C’était une phrase que j’avais entendue plus d’une fois au cours de mes aventures, alors que j’explorais encore des donjons. Les pièges de téléportation étaient la seule chose à laquelle il fallait faire attention. Ils divisaient votre groupe et vous laissaient dans l’incertitude quant à votre propre emplacement. En déclencher un était une très, très mauvaise idée. J’avais entendu de nombreuses histoires d’équipes de vétérans qui avaient été anéanties à cause de ces choses. Une fois, j’avais vu un homme stupéfait raconter comment tout son groupe avait marché sur un cercle de téléportation. Il avait réussi à faire équipe avec un autre aventurier et à se frayer un chemin hors du donjon, pour découvrir ensuite que tous ses amis avaient péri.

Mais pourquoi cela s’était-il produit ici ? Pour nous ?

« Papa… on n’est pas encore rentrés ? »

La voix de Norn m’avait ramené à la réalité. Sa petite main s’agrippait à ma manche.

Sans dire un mot, je l’avais serrée contre moi.

« Qu’est-ce qui ne va pas, papa ? »

C’est exact. Je suis son père.

Cette fille ne comprenait toujours pas ce qui s’était passé. Mais elle n’était pas inquiète, parce qu’elle m’avait avec elle. J’étais son père. J’étais un père maintenant, bon sang ! Je ne pouvais pas montrer de faiblesse. Je devais rester calme et confiant. Tout allait bien se passer.

La téléportation était un piège dangereux, et je n’avais aucune idée de la raison de ce qui s’était passé. Mais j’étais en vie, pas vraie ? Zenith était une ancienne aventurière à part entière. Et même si Lilia n’était plus aussi agile qu’avant son empoisonnement, elle savait encore se servir d’une épée.

Aisha, cependant…

Réfléchis, bon sang. Est-ce que Lilia la touchait à ce moment-là ?

… je ne m’en souvenais pas. Mais je n’allais pas non plus perdre espoir.

Pour l’instant, il me suffisait de croire que Lilia tenait la main de sa fille quand cette lumière nous avait frappés.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

J’avais rendu le cheval de la guilde à la ville la plus proche et je commençais à rassembler des informations.

Il semblerait que cette calamité magique ait vraiment affecté toute la région de Fittoa. Philip et Sauros avaient tous deux disparu, le frère aîné de Philip devint donc le seigneur intérimaire. Cependant, il subissait d’intenses pressions politiques afin qu’il assume la responsabilité de la catastrophe. Il était sur le point d’être démis de ses fonctions. Toute l’énergie de l’homme était actuellement consacrée à se protéger, il n’avait donc pris aucune mesure réelle pour faire face à la calamité elle-même. Au lieu de s’occuper de son peuple, ce salaud égoïste essayait de sauver sa propre peau. Et vous vous demandiez pourquoi je ne supportais pas les nobles d’Asura.

Au cours de mes enquêtes, j’avais rencontré un vieil homme nommé Alphonse. Il s’était présenté comme un majordome qui avait été au service de Philip avant la catastrophe. Sa loyauté envers la famille Boreas Greyrat était apparemment inébranlable malgré les circonstances actuelles. Il installa un camp de réfugiés, payé de sa propre poche, et il voulait que je l’aide à le faire démarrer.

Quand je lui avais demandé pourquoi il me voulait, le vieil homme m’expliquait que Philip avait parfois mentionné mon nom. Apparemment, il m’avait fait épingler comme « un homme qui montre sa vraie valeur dans une crise, mais qui a aussi tendance à les créer par sa propre myopie ». Je ne demandais pas vraiment une critique, mais peu importe.

Alphonse avait admis qu’il avait été quelque peu hésitant à m’approcher à la vue de cette « approbation » douteuse. Mais une fois qu’il avait pris en considération le fait que j’étais le père de Rudeus, il décida qu’il serait sage de me demander de l’aide.

J’avais un peu entendu parler de la situation à Roa par le biais de lettres, mais c’était quand même agréable de voir que mon fils était tellement apprécié par quelqu’un avec qui il n’avait probablement pas eu de contacts aussi fréquents. En tout cas, j’avais accepté l’offre d’Alphonse avec joie et je m’étais mis au travail tout de suite.

Au bout d’un mois, nous avions fait beaucoup de progrès.

Alphonse était un homme qui avait de nombreux contacts. En quelques semaines seulement, il s’était occupé de tous les préparatifs et avait rassemblé suffisamment de travailleurs pour que le camp de réfugiés soit opérationnel. C’était un exploit impressionnant.

Pour ma part, j’avais recruté la plupart des jeunes réfugiés qui s’étaient rassemblés dans la région dans une organisation appelée Recherche de Fittoa et Brigade de Rescousse. Nous avions parcouru tout le pays pour aider les personnes déplacées par la catastrophe. Bien sûr, mon objectif premier n’était pas de sauver une bande de parfaits inconnus. Avant tout, je cherchais ma famille.

À ce stade, la lutte pour le pouvoir dans la capitale royale s’était apparemment résolue d’elle-même, puisqu’Alphonse commença à recevoir du gouvernement des fonds de secours en cas de catastrophe. J’avais laissé un mot au camp de réfugiés pour Rudeus et j’étais parti avec mon équipe pour le pays saint de Millis, où se trouvait le siège de la guilde des aventuriers. Asura et Millis étaient deux des plus grands pays du monde. Je m’étais dit que les informations que je cherchais devaient se trouver dans l’un de ces deux pays. Cela me semblait être une approche logique.

Honnêtement, je pensais que je trouverais tout le monde assez vite.

C’était de l’optimisme aveugle.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

Mes six premiers mois à Millis avaient été assez productifs.

Il s’était avéré qu’un grand nombre de Fittoens avaient été téléportés sur ce continent, nous avions donc fait le tour pour les sauver tous. Certains avaient déjà été vendus comme esclaves, et libérer de force la « propriété » de quelqu’un d’autre était contraire à la loi à Millis. Mais l’idée que quelqu’un puisse vendre Zenith ou Lilia en esclavage m’avait rendu si furieux que je n’avais jamais hésité à enfreindre cette loi. Je m’étais obstiné à suivre une politique de sauvetage de tous ceux que nous avions trouvés.

Une fois que j’avais opté pour cette ligne de conduite, je m’étais tourné vers la famille de Zenith pour obtenir de l’aide. Il se trouvait que ma femme venait d’une maison noble avec un certain pouvoir à Millis. Ils étaient connus entre autres pour avoir produit de nombreux chevaliers célèbres. Avec leur aide, j’avais commencé à préparer le terrain pour libérer tous les esclaves que nous avions localisés.

Dans l’ensemble, nos efforts avaient été couronnés de succès. Nous avions agi rapidement et avions trouvé rapidement un grand nombre de Fittoens sans le sou. Une fois que nous les avions sortis de la situation dans laquelle ils avaient atterri, nous avions fourni à ceux qui étaient capables de rentrer chez eux des fonds de voyage, nous avions recruté tous les volontaires qui le souhaitaient dans notre équipe et nous avions trouvé des endroits où les enfants et les réfugiés âgés pouvaient rester.

Bien entendu, la libération des esclaves avait demandé plus d’efforts. Nous avions payé pour leur liberté là où nous le pouvions. Lorsque ce n’était pas possible, la famille de Zenith leur mettait la pression. Et quand cela ne marchait pas, nous cherchions des occasions de les arracher à leurs propriétaires.

Naturellement, la noblesse de Millis dans son ensemble voyait d’un mauvais œil le fait qu’on enlevait de force des esclaves. Certains d’entre eux avaient même envoyé leurs forces personnelles après nous. Nous avions eu un certain nombre de morts.

Pourtant, je n’étais pas prêt de m’arrêter. J’avais le moral à fleur de peau. Je sauvais des gens désespérés qui avaient besoin d’aide. Et pour cette raison, mon équipe était restée avec moi malgré le danger.

J’avais utilisé tout ce que j’avais — le nom de Greyrat, mon lien avec la famille de Zenith et ma réputation d’ancien aventurier — pour trouver des moyens de contourner les obstacles sur notre chemin. Mais peu importe les efforts que nous avions déployés, peu importe la profondeur de nos recherches, je n’avais trouvé aucune information sur Zenith ou Lilia.

Je n’avais même pas encore entendu parler de Rudeus. Ce garçon se démarquait partout où il allait, mais maintenant il donnait l’impression d’avoir disparu de la surface de la planète.

***

Partie 3

Avant que je ne m’en rende compte, une année entière s’était écoulée.

À ce moment-là, nous entendions parler de moins en moins de Fittoens échoués. Nous avions probablement trouvé presque tous ceux que nous devions trouver, tant sur le continent Millis que dans les régions méridionales du continent central. Il y avait encore quelques petits villages que nous n’avions pas encore fouillés, et un certain nombre d’esclaves que nous n’avions pas réussi à libérer, mais c’était à peu près tout. Mon équipe travaillait systématiquement pour libérer les esclaves restants. Une fois que nous avions mis la main sur eux, le reste avait été assez simple.

Je savais que c’était une approche violente. Je savais que chaque esclave que nous libérions me valait plus de haine de la part de la noblesse locale, mais je le faisais quand même. Parfois, mes gens se faisaient attaquer dans la rue. Parfois, ils étaient gravement blessés, voire tués. Et certains membres de l’escouade m’avaient blâmé pour cela.

Ils avaient peut-être raison. Peut-être que j’aurais pu empêcher que les choses prennent une telle tournure.

Mais quoi qu’on ait pu dire, je n’allais pas changer mon approche maintenant. J’étais trop engagé dans la voie que j’avais choisie.

Nous avions commencé à recevoir plus de nouvelles sur les Fittoens morts que sur les vivants. Il y avait eu plus de mauvaises nouvelles que de bonnes depuis le début, mais le ratio n’avait fait qu’empirer.

Pour être franc, les personnes que nous avions trouvées vivantes étaient très minoritaires. Les Etos, Chloé, Laws, Bonnie, Lane, Marion, Monty… tous avaient maintenant disparu. Chaque fois que j’apprenais la mort d’une connaissance, mon sang était glacé.

Parfois, les membres de l’équipe fondaient en larmes à la dernière mauvaise nouvelle. Plus d’une fois, nous arrivions un peu trop tard pour sauver quelqu’un, et un ami ou un membre de la famille se défoulait sur moi, demandant pourquoi j’avais mis tant de temps à nous rendre dans cette ville ou ce village.

Mais comme nous risquions de nous retrouver bloqués quelque part si nous ne planifiions pas nos déplacements avec soin, je ne pensais pas que ma stratégie était mauvaise. Sous ma direction, nous avions réussi à sauver plusieurs milliers de réfugiés.

Bien sûr, si j’avais réussi à mettre la main sur les membres de mon ancien groupe, les Crocs de loup noir, ils auraient aussi pu chercher sur le Continent Démon et le Continent Begaritt pour nous. Mais je n’avais réussi à entrer en contact qu’avec l’un d’eux, et il avait disparu peu après quelques brèves conversations. Je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait maintenant.

Je ne dirais pas qu’il était sans cœur ou quoi que ce soit. Dès le départ, nous ne nous étions jamais très bien entendus, et il y avait eu une sacrée bagarre quand j’étais parti. Après la façon dont je leur avais dit au revoir, il ne serait pas surprenant qu’ils m’en veuillent encore.

De toute façon, pourquoi diable avais-je dû laisser les choses sur une note aussi amère ? J’étais un enfant si stupide.

Mais il n’y avait pas beaucoup d’intérêt à s’attarder sur ce point maintenant.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

Un an et demi s’était écoulé depuis « L’incident de la téléportation. »

Ces derniers temps, l’alcool était la seule chose qui me permettait de tenir le coup. Je commençais à boire le matin, et je continuais jusqu’à la nuit. Je n’étais littéralement jamais sobre.

Je savais que je devais m’arrêter. Mais chaque fois que l’alcool s’était dissipé, les mêmes pensées m’étaient venues à l’esprit.

Je me disais que ma famille était morte.

Je pensais à la façon dont ils auraient pu mourir. Je me demandais ce qu’il était advenu de leurs cadavres. Je ne pouvais penser à rien d’autre.

Pouvez-vous vraiment me blâmer ? Même mon fils au talent absurde avait disparu sans laisser de traces. Je ne voulais pas le croire. Je ne voulais pas y croire. Mais selon toute probabilité, il était mort. Ils étaient probablement tous morts au cours de ces dix-huit derniers mois, les larmes aux yeux, en attendant que je les sauve.

Chaque fois que je l’avais imaginé, j’avais pensé que je pourrais devenir fou. Mais qu’est-ce que je faisais ici, de toute façon ? Pourquoi avais-je perdu tout ce temps à aider une bande d’étrangers ? J’aurais dû me rendre directement dans les parties les plus dangereuses du monde dès le début. J’aurais pu y arriver, d’une manière ou d’une autre, même si j’étais seul.

J’avais fait le mauvais choix, et maintenant j’avais perdu ma famille. Les personnes dont je m’occupais le plus m’avaient été volées, et je ne pourrais jamais les récupérer.

Bien sûr, je ne voulais pas le croire.

Alors je buvais. Quand j’étais ivre, au moins, je pouvais ressentir quelque chose comme le bonheur.

Je ne faisais plus beaucoup de vrai travail.

Dans six mois, nous allions lancer une opération pour renvoyer chez eux une grande partie des Fittoens que nous avions trouvés sur le continent Millis. Il s’agissait de personnes âgées, de femmes, d’enfants et de personnes si malades qu’elles pouvaient à peine bouger. Même si nous leur donnions de l’argent, il n’y avait aucune garantie qu’ils puissent supporter un long voyage. Mais ils voulaient tous retourner dans leur pays, et mon équipe les escorterait donc jusqu’au Royaume d’Asura.

La planification avançait régulièrement. Mais malgré mon rôle de capitaine de l’escadron, je ne participais pas aux réunions et passais mes journées à boire.

Je resterais à Millis après l’opération, avec quelques autres membres importants de l’équipe de recherche et de sauvetage. Mais une fois l’opération terminée, nos activités allaient être fortement réduites. En d’autres termes, ils allaient mettre fin à la recherche de victimes après seulement deux ans. Cela semblait beaucoup trop tôt… mais en même temps, je devais admettre que je comprenais leur logique. Continuer à passer la campagne au peigne fin ne serait à ce stade qu’un gaspillage d’argent.

Finalement, je n’avais pas réussi à trouver un seul membre de ma famille.

J’étais un perdant complet.

Maintenant que j’étais tout le temps saoul, les autres membres de l’équipe avaient commencé à garder leurs distances avec moi. Je pouvais difficilement les blâmer. Personne ne voulait perdre son temps à s’occuper d’un imbécile ivre.

Il y avait eu quelques exceptions, cependant, et Norn était l’une d’entre elles.

« Papa ! Devine quoi ? Devine ce qui s’est passé quand j’étais dehors ? »

Même si j’étais ivre, Norn me parlait toujours avec plaisir. Cette gentille petite enfant était tout ce qu’il me restait de ma famille maintenant.

C’est vrai. Il y avait une bonne raison pour laquelle je n’étais pas allé sur le Continent Démon ou sur le Continent Begaritt. Je devais m’occuper de Norn. Qu’est-ce que j’étais censé faire, abandonner ma fille de quatre ans ? Il était impossible que je l’abandonne et que je m’en aille dans un endroit où je pourrais facilement mourir.

« Hm ? Quoi de neuf, Norn ? Est-ce que quelque chose de bien est arrivé ? »

« Oui ! J’ai failli tomber dans la rue dehors, mais ce grand chauve m’a aidée ! Et il m’a ensuite donné ça ! Regarde ! »

Avec un grand sourire, Norn me montra la pomme rouge vif qu’elle tenait dans ses mains. Elle avait l’air fraîche et juteuse.

« Ah oui ? Eh bien, tu as de la chance. As-tu dit “merci” comme une bonne fille ? »

« Oui ! Et quand j’ai dit merci, le chauve m’a tapée sur la tête ! »

« Sans blague ? Je suppose que tu as rencontré une personne très sympathique. Mais tu ne devrais pas l’appeler “chauve”, d’accord ? Certains gars sont un peu susceptibles quand on parle de leurs cheveux. »

Bavarder avec ma fille était toujours si amusant. Norn était la lumière de ma vie. Si jamais quelqu’un essayait de lui faire du mal, j’y mettrais fin, même si cela signifiait se battre avec le pape de l’église de Millis.

« Capitaine ! Nous avons un problème ! »

Juste au moment où je commençais à me sentir un peu mieux, un de mes hommes fit irruption dans ma chambre. Je ne pouvais pas dire que j’étais heureux d’avoir une conversation avec ma fille interrompue comme ça. J’aurais peut-être jeté le gars dehors en rugissant de colère, mais Norn était toujours dans la chambre. Un peu de fierté mesquine m’avait permis de garder une voix calme.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

« Les gars qui ont fait ce travail aujourd’hui viennent de se faire attaquer ! »

« Quoi, sérieusement ? »

Qui irait faire une chose pareille ?

Question idiote. C’était évidemment encore ces salauds d’aristocrates. Nous avions expliqué cent fois que d’innocents habitants du royaume d’Asura avaient été réduits en esclavage à la suite d’une calamité magique, mais les salauds refusaient obstinément de nous les rendre. Comme je l’avais rappelé, nous avions prévu de sauver un esclave de l’un d’entre eux aujourd’hui.

« Très bien ! Tout le monde, enfilez vos affaires ! Allons-y ! »

Je m’étais précipité hors de ma chambre et j’avais appelé les bagarreurs de l’équipe. Aucun d’entre eux n’était vraiment un guerrier expérimenté, mais ce n’était pas non plus comme si nous allions affronter une bande de vétérans explorateurs de donjons. Avec mes hommes qui me suivaient de près, je m’étais dirigé vers l’endroit où le combat avait éclaté.

Ce n’était pas une longue marche. Ils avaient été attaqués dans le bâtiment juste à côté, un des entrepôts de l’équipe de recherche et de sauvetage, un endroit que nous utilisions pour stocker des vêtements et des fournitures pour notre personnel. Si nos ennemis l’avaient trouvé, nous aurions un problème de plus sur les bras. Nous pourrions avoir besoin de changer de base d’opérations.

« Il n’y a qu’une personne, mais elle est coriace. Fais attention, Paul. »

« C’est un épéiste ou quoi ? »

« Non, c’est un magicien. On dirait un enfant, mais il a son visage caché. »

Un enfant magicien ? Je savais que mes gens étaient des amateurs, mais c’étaient des adultes en bonne santé, et il en avait descendu un certain nombre. Si vous voulez mon avis, ce « gamin » était probablement un hobbit. Ils profitaient toujours de leur apparence enfantine pour tromper les gens.

Un vieux mage hobbit, alors… hmm. Pourrais-je le battre dans cet état ? J’étais persuadé que je pouvais m’occuper d’un ou trois voyous typiques, peu importe à quel point j’étais ivre, mais…

Non, ça devrait aller. J’ai plein de cartes dans ma manche.

En secouant la tête, j’étais entré dans l’entrepôt.

***

Chapitre 3 : Querelle familiale

Partie 1

Paul logeait dans un endroit appelé l’auberge de la porte de l’aube, mais il m’avait conduit au bar d’à côté. Il y avait une dizaine de tables rondes en bois à l’intérieur, et pour le moment, j’étais assis à l’une d’entre elles en face de mon père.

Il faisait encore jour, mais nous n’étions pas les seuls dans le bar. En fait, tous les sièges étaient occupés. Les gars que j’avais assommés dans l’entrepôt tout à l’heure étaient assis et leurs blessures étaient soignées par les guérisseurs du groupe. Il allait sans dire que les regards qu’ils me lançaient n’étaient pas très amicaux.

Tout le monde ici était apparemment un membre du gang de Paul. Et la femme guerrière assise en diagonale derrière Paul était certainement celle qui attirait le plus l’attention.

Elle avait des cheveux châtains courts qui se recourbaient vers l’extérieur aux extrémités, une bouche boudeuse et un visage assez charmant. Mais c’était sa silhouette et sa tenue qui la faisaient vraiment ressortir. Sa poitrine était énorme, sa taille était fine et ses fesses étaient grosses. Pour une raison inconnue, elle portait encore cette armure bikini. Je supposais qu’elle était à la fin de l’adolescence.

C’était la même fille qui m’avait donné tant de mal plus tôt. Paul l’avait appelée « Vierra ». Elle avait certainement le genre de corps sur lequel je pouvais voir mon vieux baver. J’avais moi-même du mal à détourner le regard lorsque je la regardais dans sa direction… et cette tenue absurdement sommaire n’arrangeait certainement rien.

« L’armure bikini » elle-même n’était pas si rare dans ce monde. Après tout, la plupart des blessures pouvant être guéries instantanément par la magie, certaines épéistes avaient donc opté pour un équipement de protection plus léger, acceptant le fait qu’elle soit parfois touchée. J’avais rencontré quelques personnes comme ça sur le Continent Démon, et je devais supposer que c’était la même chose pour elle. Mais je n’avais jamais vu personne dans une tenue aussi minimaliste. Normalement, une telle armure était portée sur des vêtements légers, pas sur la peau nue. Et vous portiez des protections pour couvrir au moins certaines de vos articulations.

Je suppose que, vu que nous étions juste assis dans un bar en ce moment, il serait logique de ne pas se donner la peine de les porter. Pourtant, vous porteriez normalement un manteau par-dessus ce genre d’armure lorsque vous ne vous battez pas. C’est du moins ce que faisaient les dames du Continent Démon. Bien que certaines des épéistes les plus âgées ne se donnaient parfois pas la peine…

Attendez. N’avait-elle pas mis un pardessus à l’entrepôt après que j’ai jeté ce sort ? Pourquoi diable l’aurait-elle enlevé à nouveau ?

Eh bien, peu importe. Autant profiter du spectacle pour les yeux tant que je le peux. Mm, oui en effet. Splendide, splendide… Oups.

J’avais accidentellement rencontré le regard de la fille en la reluquant. Elle me fit un rapide clin d’œil, ce que je lui fis également.

« Hé, Rudy… Rudy ? »

À ce moment-là, j’avais remarqué que Paul me parlait, et à regret, il m’arracha les yeux de la femme guerrière.

« Bonjour, Père. Cela fait un moment. »

« Oui. Euh… c’est bon de voir que tu es toujours en vie, gamin. »

La voix de Paul était emplie d’épuisement. L’homme avait vraiment beaucoup changé. Et sûrement pas en bien. Je ne l’avais jamais vu aussi hagard ou débraillé.

« Eh bien… merci… »

Pour être honnête, j’avais beaucoup de mal à comprendre cette situation. Que diable faisait Paul ici ? On était dans le Saint Pays de Millis. C’était à peu près aussi loin du royaume d’Asura que la Mongolie l’était de l’Afrique. Était-il venu ici pour me chercher ?

Non, ce n’est pas possible. Il ne savait même pas que j’avais été téléporté sur le Continent des Démons. Il devait y avoir une autre raison. Qu’est-il arrivé à son travail de protection du village de Buena ?

« Alors… que fais-tu ici, Père ? »

Cette question m’avait semblé être un point de départ raisonnable, mais Paul avait réagi avec une surprise évidente.

« Quoi ? Tu as vu mon message, hein ? »

« Ton message… ? »

De quoi parlait-il ? Je ne me souvenais pas d’avoir reçu de messages de sa part.

Pour une raison inconnue, Paul fronça les sourcils en raison de ma confusion. Avais-je réussi à le contrarier ?

« Veux-tu bien me dire ce que tu as fait jusqu’à présent, Rudy ? »

« Euh, j’essaie surtout de survivre. C’est une très longue histoire… »

J’espérais vraiment que Paul m’expliquerait d’abord la situation, mais comme il me l’avait demandé, j’avais décidé de lui raconter l’histoire de ma route vers Millishion. J’avais commencé par ma téléportation sur le Continent des Démons avec Éris, en décrivant comment nous avions été sauvés par un démon, comment nous étions devenus des aventuriers et avions passé une bonne année à voyager jusqu’au Port Venteux.

Rétrospectivement, ce fut un voyage assez amusant. Nous avions eu un départ difficile, c’est vrai, mais au bout d’environ six mois, nous nous étions habitués à la vie d’aventurier. J’avais peu à peu commencé à prendre plaisir à raconter ma propre histoire. Mes descriptions des événements étaient devenues plus éloquentes, et j’avais commencé à décrire divers épisodes de manière de plus en plus dramatique. Tout cela n’était pas de la fiction, mais j’avais trouvé des moyens de tout intégrer dans un récit spectaculaire.

Pour commencer, j’avais divisé notre aventure sur le Continent Démon en trois parties bien distinctes :

Chapitre un : je rencontre mon cher ami Ruijerd, et nous nous faisons un nom dans la ville de Rikarisu.

Chapitre deux : en jurant d’aider Ruijerd dans sa quête et de corriger diverses erreurs, le grand magicien Rudeus se lance dans un grand voyage.

Chapitre trois : Je tombe dans un piège tendu par des hommes bêtes, et je me retrouve prisonnier sans défense dans leur village.

Il y a peut-être eu quelques légères exagérations par-ci par-là, mais j’avais continué à faire avancer le récit en douceur. Au bout d’un moment, je m’amusais tellement que j’avais commencé à agiter les mains et à ajouter des effets sonores dramatiques aux scènes d’action.

J’avais également choisi de laisser de côté toute l’histoire avec l’Homme-Dieu.

« Et puis, alors que nous arrivions enfin au Port Venteux, la première chose qui nous est apparue… »

Alors que je terminais le chapitre deux de mes « Chroniques d’un voyage à travers le Continent Démon », je m’étais brusquement tu. Pour une raison inconnue, l’humeur de Paul s’était dégradée. Il y avait quelque chose qui ressemblait beaucoup à un air renfrogné sur son visage, et il battait des doigts sur la table en signe d’irritation.

Avais-je dit quelque chose ? Je ne comprenais pas vraiment pourquoi il était contrarié, alors j’avais décidé d’essayer de continuer.

« Euh, de toute façon… Après ça, nous nous sommes dirigés vers la Grande Forêt. »

« Assez. J’ai compris, d’accord ? Tu as passé la dernière année et demie à jouer. », dit Paul avec un ton nettement irrité.

La façon dont il avait repoussé ce genre de choses m’énerva.

« Pardon ? J’ai eu en fait beaucoup de problèmes là-bas. »

« Ah oui ? Quand ? »

« Hein ? »

Il m’avait pris au dépourvu avec cette question. Ma voix était devenue un peu étrange.

« De la façon dont tu viens de le décrire, tout cela ressemblait à une foutue promenade dans le parc. »

Eh bien, oui. C’est parce que j’ai délibérément raconté l’histoire de cette façon. Peut-être que je me suis un peu trop emporté.

« Écoute, Rudy… laisse-moi te demander une chose. »

« Qu’est-ce que c’est ? »

« Pourquoi ne t’es-tu pas donné la peine d’essayer de savoir si quelqu’un d’autre avait été téléporté sur le Continent des Démons ? »

Je m’étais tu. C’était la seule chose que je pouvais faire. Après tout, je n’avais pas de bonne réponse à sa question. Il n’y avait qu’une seule réponse possible. Une raison simple.

Cela m’avait échappé.

Au début, j’avais les mains complètement occupées par les problèmes de notre groupe. Mais même après que nous ayons commencé à prendre des quêtes, il ne m’était jamais venu à l’esprit que quelqu’un d’autre que nous aurait pu également être envoyé sur le Continent des Démons.

« Je suppose… que j’ai oublié ça. Hum… J’étais un peu occupé… »

« Mais tu l’as fait ? Tu as trouvé le temps d’aider un démon que tu n’avais jamais rencontré auparavant, mais tu ne pouvais pas penser aux autres personnes qui avaient probablement été envoyées là-bas également ? »

Je m’étais à nouveau tu.

J’avais peut-être mal défini mes priorités. Effectivement. Mais je ne voyais pas l’intérêt de me ratisser les cheveux en quatre à ce sujet après coup.

Je n’y avais pas pensé à ce moment-là. Qu’étais-je censé dire ?

« Ha ! Et alors ? Tu n’as cherché personne. Tu n’as même pas pris la peine d’écrire une seule lettre. Tu t’es juste promené en profitant de la vie d’aventurier avec une mignonne petite dame et un garde du corps invincible ! Et puis, une fois arrivé à Millishion… hah ! La première chose que tu fais est de tomber sur un kidnapping, de te mettre une culotte sur la tête, et de prétendre que tu es une sorte de héros ? »

D’un air moqueur, Paul tendit la main pour prendre une bouteille d’alcool à la table voisine. Il en vida la moitié en une seule longue gorgée, puis cracha bruyamment sur le sol.

Son attitude commençait vraiment à m’énerver. Je n’allais pas lui dire de ne pas boire d’alcool, mais nous étions en quelque sorte au milieu d’une discussion importante.

« Écoute, j’ai fait du mieux que j’ai pu, OK ? J’étais coincé dans un endroit totalement inconnu, sans argent, et j’ai senti que je devais me concentrer sur la sécurité d’Éris. Peux-tu vraiment me blâmer si j’ai raté quelques trucs ? »

« Je ne te blâme pas, gamin. »

Le ton de Paul était toujours aussi moqueur.

Je n’avais pas pu m’empêcher d’élever la voix cette fois-ci.

« Dans ce cas, pourquoi continues-tu à me marteler de la sorte !? »

Ma patience avait ses limites. Je ne comprenais pas pourquoi l’homme agissait ainsi.

« Pourquoi ? »

Une fois de plus, Paul cracha sur le sol avec dégoût.

« C’est ce que je veux savoir. Pourquoi ? »

« Pardon ? »

Cette conversation devenait de plus en plus confuse avec le temps. Qu’essayait-il de dire ici ?

« Cette Éris est la fille de Philip, pas vrai ? »

« Hein ? Euh, oui, bien sûr. »

« Je ne l’ai jamais vue moi-même, mais je suis sûr que c’est une petite dame très mignonne. C’est pour cela que tu n’as pas envoyé de lettres ? Je suppose qu’il aurait été plus difficile de la draguer si elle avait eu trop de gardes du corps. »

« Franchement ! Je te l’ai déjà dit, j’ai juste oublié ! »

Rien de tout cela ne m’avait même traversé l’esprit.

Il était vrai qu’Éris était la fille d’une famille puissante. Les Greyrats avaient beaucoup d’influence. Si j’avais parlé au seigneur local de Port Zant, ils nous auraient peut-être donné un ou deux gardes du corps. Bien sûr, j’avais fini dans une cellule de prison dans un village d’hommes bêtes avant d’avoir eu la chance de tenter quelque chose comme ça. Ne lui avais-je pas déjà expliqué cela ?

Oh, attendez. Non. Je n’étais en fait jamais arrivé à cette partie…

Pourtant, j’avais vraiment eu le sentiment d’avoir fait le meilleur travail possible dans ces circonstances. Je ne disais pas que j’avais pris les meilleures décisions possible à tout moment, mais je ne pensais pas que Paul avait le droit de me critiquer après coup.

***

Partie 2

Lorsque nous nous étions tus un moment, la dame en bikini posa une main sur l’épaule de Paul par-derrière.

« Capitaine, pourquoi ne pas en rester là ? Tu vois bien que c’est encore un jeune garçon. Il n’y a aucune raison d’être aussi dur avec lui. »

Je n’avais pas pu m’empêcher de grogner. C’était vraiment typique de Paul. Malgré toutes ses belles paroles, il ne pouvait même pas se contrôler avec les femmes. Comment un type comme lui avait-il pu prendre son pied en me parlant comme ça ?

Juste pour info, je n’avais pas posé un doigt sur Éris. J’avais effectivement eu mes moments de tentation. Parfois, mes pulsions pécheresses avaient failli prendre le dessus sur moi. Mais en fin de compte, je ne l’avais jamais touchée.

« Je ne suis pas sûr que tu as le droit de me faire la morale sur les femmes, Père. »

« … Quoi ? »

Les yeux de Paul se rétrécirent alors de façon inquiétante. Mais à ce moment-là, je n’avais pas remarqué.

« De toute façon, qui est cette fille derrière toi ? »

« Vierra ? Tu as un problème ? »

« Dis-moi, Mère et Lilia savent-elles que tu travailles si étroitement avec une si jolie femme ? »

« Non, elles ne le savent pas. Comment diable le pourraient-elles ? »

Le visage de Paul se tordit amèrement, mais je ne le regardais même pas. J’étais trop occupé à profiter du fait que j’avais enfin pris le dessus.

« Alors, tu peux les tromper à ta guise ? C’est une sacrée tenue que tu lui as d’ailleurs fait porter. Je suppose que je vais bientôt avoir un nouveau frère ou une nouvelle sœur. »

Tout à coup, je m’étais retrouvé allongé sur le sol avec le visage douloureusement palpitant. Paul me regardait de haut avec de la haine dans les yeux.

« J’en ai assez de tout ce merdier, Rudy. »

Il m’a frappé. Pourquoi ? Mais qu’est-ce qu’il se passe ?

« Regarde. Si tu es arrivé ici, tu es passé par le Port Zant à un moment donné, non ? »

« Oui. Et alors ? »

« Alors tu le savais déjà, pas vrai !? »

De quoi parlait-il ? ! Cela n’avait sérieusement plus aucun sens. Tout ce que je pouvais dire, c’était que Paul me cachait quelque chose… et qu’il était furieux que je ne sache pas ce que c’était ce « quelque chose ». Quelle blague ! Bon sang je ne savais vraiment rien. Le monde était rempli de choses que j’ignorais.

« Je ne sais même pas de quoi tu parles ! »

Je m’étais levé d’un bond et j’avais frappé Paul.

Alors même qu’il esquivait le coup de poing, j’activais mon œil de la clairvoyance.

Il m’attrapera la jambe et me fera trébucher.

J’avais fait un pas en avant sur le pied de Paul, et j’avais pivoté pour lui donner un autre coup de poing vers son menton.

Il esquiva mon coup de poing et me frappa avec un direct.

L’homme s’était bien déplacé pour quelqu’un de si manifestement ivre. J’avais canalisé ma magie dans ma main droite. Si je n’étais pas de taille face à Paul dans une bagarre de puncheur, je n’aurais qu’à utiliser mes sorts.

Le tourbillon que j’avais déclenché frappa mon père de plein fouet. Avec un cri de surprise muet, il fit un tête-à-queue dans les airs, s’envolant jusqu’au comptoir du bar. Le fracas des bouteilles brisées avait rempli la pièce alors qu’il touchait le sol.

« Bon sang ! C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! »

Paul se leva aussitôt, mais tituba de façon instable lorsqu’il essaya de bouger.

Tu as trop bu, imbécile. Il avait été tellement plus fort avant. L’ancien Paul m’aurait empêché de lancer un tourbillon, même dans cette position délicate.

« Rudy, espèce de petit… »

« Capitaine ! »

Alors que Paul s’essoufflait, une autre femme se précipita à ses côtés. Cette fois, c’était la magicienne en robe. L’homme n’était-il vraiment entouré que de filles ? Et il avait ait eu le culot de me faire la morale.

« Lâche-moi ! »

Poussant la magicienne à l’écart, Paul traversa la pièce pour revenir vers moi.

« Avec combien de femmes as-tu joué pendant mon absence, Paul ? »

« Ferme-la, bon sang ! »

Il lancera un direct avec sa main droite.

Tu parles d’un coup de poing télégraphié. C’était vraiment le Paul que je connaissais ? Même sans l’Oeil de la Clairvoyance, j’aurais probablement pu éviter celui-ci.

« Hah ! »

J’avais saisi son bras tendu et je l’avais tiré vers l’avant dans une sorte de lancer d’épaule à un bras. Bien sûr, je ne pouvais pas vraiment faire du vrai judo. J’avais utilisé un souffle de vent magique pour le propulser, puis je l’avais jeté au sol aussi fort que possible.

« Gah... ! »

Paul n’avait même pas réussi à amortir sa chute correctement. Alors qu’il était étendu maladroitement sur le sol, je m’étais laissé tomber et je lui montais dessus, en plaçant ses bras sous mes genoux comme Éris le faisait toujours.

« J’ai fait… du mieux que j’ai pu, d’accord !? »

Je l’avais frappé.

Et je l’avais frappé.

Et je l’avais encore frappé.

En serrant les dents, Paul me regarda avec des yeux pleins d’amertume et de fureur.

Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui, bon sang ! Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter ce regard !?

« Qu’est-ce que tu veux de moi !? J’étais bloqué dans un endroit totalement inconnu ! Je n’avais personne vers qui me tourner ! Et j’ai quand même réussi à faire tout ce chemin ! Ce n’est pas suffisant !? »

« Tu aurais pu faire mieux, et tu le sais ! »

« Ce n’est pas vrai ! »

Je l’avais encore frappé. Et encore.

Nous étions apparemment tous les deux à court de paroles. Paul leva les yeux vers moi, le sang coulant du coin de sa bouche.

Il avait l’air si irrité. Comme s’il avait affaire à quelqu’un de totalement déraisonnable. Pourquoi ? Je n’avais jamais vu une telle expression sur son visage avant. Cela ne lui ressemblait pas du tout. Bon sang, tout ça pour…

« Arrêtez ! »

Tout d’un coup, quelque chose m’avait frappé sur le côté. Je m’étais un peu balancé sous l’impact, et à l’instant suivant, Paul me poussa hors de lui et s’assit.

En supposant qu’une autre attaque allait suivre, je m’étais vite préparé. Mais Paul ne bougea pas vers moi… parce qu’il y avait maintenant une petite fille qui se tenait juste entre nous.

« Arrête ! Arrêtez ! »

La gamine avait le nez de Paul et les cheveux dorés de Zénith. Je l’avais reconnue immédiatement. C’était Norn. Norn Greyrat, ma petite sœur. Elle avait beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l’avais vue. Elle devrait maintenant avoir cinq ans, non ? Peut-être même six ans. Pourquoi se tenait-elle devant moi avec les bras écartés ?

« Arrête de t’en prendre à papa ! »

 

 

Dans la confusion, j’avais cligné des yeux.

« Hein ? »

Tu t’en prends à papa ? Quoi ? Non, franchement…

Norn me fixait du regard, elle pouvait vraiment fondre en larmes à tout moment. Quand j’avais regardé dans la salle… pour une raison quelconque, tout le monde me regardait comme si j’étais le méchant.

« … Vous êtes sérieux ? »

J’avais senti mon sang se glacer. Les souvenirs des décennies précédentes avaient déferlé dans mon esprit. Des souvenirs de toutes les fois où j’avais été maltraité dans ma vie passée. À l’époque, chaque fois que j’avais essayé de me défendre, tout le monde dans la classe me regardait comme ça.

C’est cela. Je suppose que j’avais encore tort, hein ?

Peu importe. J’abandonne.

Assez de ça. Il était temps pour moi de partir. Je n’avais rien vu de valable ici, et je n’avais rien fait de mal non plus. Autant retourner à l’auberge pour attendre Éris et Ruijerd. Nous pourrions quitter immédiatement cette ville… peut-être même demain ou le jour suivant. Ce n’était vraiment pas la fin du monde. La capitale n’était pas le seul endroit où nous pouvions gagner un peu d’argent. Je veux dire, le Port Ouest devait avoir sa propre branche de guilde, non ?

« Écoute, Rudy. Tu n’es pas le seul à avoir été téléporté par la Calamité. Tout le monde à Buena Village l’a été aussi. »

Paul disait quelque chose, même je ne comprenais vraiment rien.

Hm ? Quoi ?

Qu’est-ce qu’il venait juste de dire ?

« J’ai laissé un message pour toi dans les guildes de Port Zant et de Port Ouest. N’es-tu pas devenu un aventurier ? Pourquoi diable ne l’as-tu pas lu ? »

Hein ? Je n’avais jamais rien vu de tel au Port Zant…

Non, attends. Nous n’avions jamais eu la chance de visiter la guilde des aventuriers là-bas. J’étais allé directement chercher Ruijerd après notre arrivée, et cette sortie s’était terminée par mon enfermement dans une cellule de prison du village de Doldia.

« Pendant que tu étais parti profiter de tes petites vacances, un tas de gens sont morts. »

J’avais vu « l’incident de la téléportation » de mes propres yeux. J’avais vu l’ampleur de cette calamité magique. Pourquoi n’avais-je pas compris tout cela par moi-même ? Même l’Homme-Dieu a parlé d’une « énorme » catastrophe. Je n’avais aucune raison de penser qu’elle n’avait jamais atteint le village de Buena.

Donc… tout le monde avait disparu…

« Cela signifie-t-il que… Sylphie a aussi disparu ? »

« Tu es plus inquiet pour une fille que pour ta propre mère, Rudy ? », dit Paul, en fronçant les sourcils de manière irritante.

J’avais eu le souffle coupé dans la gorge.

« Quoi !? Tu n’as même pas trouvé Mère !? »

« C’est exact. Je ne la trouve nulle part ! Ni Lilia, d’ailleurs ! »

Les mots m’avaient frappé comme un coup de poing dans les tripes. Mes jambes tremblèrent et lâchèrent sous moi, j’ai trébuché en arrière, parvenant à peine à me rattraper sur une chaise avant de tomber.

« Nous avons cependant cherché. Nous avons cherché tous ceux qui ont disparu. C’est tout l’intérêt de l’équipe de recherche et de sauvetage. »

L’équipe de recherche et de sauvetage ? Tout le monde ici faisait partie d’une équipe de recherche organisée, alors ?

« Mais… pourquoi une équipe de recherche et de sauvetage enlèverait-elle des gens dans la rue ? »

« Parce que certains des déplacés ont été vendus comme esclave. »

Selon mon père, c’était un scénario courant : vous étiez téléporté dans un endroit totalement inconnu. Vous n’aviez aucune idée de l’endroit où vous vous trouviez. Et puis quelqu’un en profite pour vous tromper et vous asservir.

Paul et les autres membres de l’équipe avaient comparé d’innombrables dossiers à leurs listes de personnes disparues, étaient allés voir tous les esclaves qu’ils avaient trouvés, puis avaient essayé de convaincre leurs propriétaires de les libérer. Mais apparemment, beaucoup de ces personnes avaient fermement refusé de renoncer à leur « propriété ». Au vu des lois sur l’esclavage de Millis, peu importait la façon dont vous finissiez esclave, une fois que vous en étiez un, vous n’étiez rien de plus que la possession privée de votre propriétaire. Paul avait donc eu recours à la libération forcée des esclaves.

Naturellement, voler un esclave était un crime, mais il y avait certaines failles dans la loi. L’escadron en avait profité pour libérer de nombreuses personnes.

Bien sûr, ils étaient prêts à respecter les souhaits de tous ceux qui choisissaient de rester dans leur situation actuelle. Mais pratiquement tous les esclaves qu’ils avaient trouvés leur supplièrent d’être ramenés dans leur pays avec des larmes. Le garçon qu’ils avaient sauvé aujourd’hui en était un. Pas étonnant que le gamin avait eu un air si familier. C’était Somal, un des enfants qui s’en prenait à Sylphie à l’époque. L’année dernière, il avait été forcé de travailler comme une sorte de prostitué ici.

***

Partie 3

Paul et ses compagnons avaient entendu les cris amers d’innombrables Fittoens asservis, dont certains n’avaient toujours pas réussi à être sauvés. Ils s’étaient fait beaucoup d’ennemis parmi la noblesse locale, et les membres de l’escouade avaient commencé à se retirer en raison de leurs méthodes de plus en plus énergiques. Paul était soumis à une montagne de pression de toutes parts. Chaque jour était une épreuve éprouvante pour les nerfs. Mais il persévérait. La seule chose qui comptait était de trouver et de secourir les victimes de la calamité, et tout ce qu’il faisait, il le faisait pour elles.

« Je pensais que tu avais compris la situation il y a longtemps, Rudy. J’ai supposé que tu étais déjà dehors en train de faire ta part. »

Tout ce que je pouvais faire à ce moment-là, c’était de me pendre. Il n’était pas juste. Comment étais-je censé savoir tout ça ?

Mais bon… quand j’y pensais vraiment…

Il était tout à fait possible que je trouve des Fittoens déplacés dans certaines des villes que nous avions traversées sur le Continent Démon. Si je leur avais parlé, j’aurais probablement pu me faire une idée de l’ampleur de la catastrophe. Je n’avais pas fait assez d’efforts pour comprendre la situation. J’avais préféré aider Ruijerd plutôt que d’en apprendre plus sur la catastrophe.

J’avais clairement et simplement merdé.

« Et maintenant, je découvre que tu t’es lancé dans une aventure… »

Tu déconnes, hein… ?

Ouais. Je ne pouvais vraiment rien dire à ce sujet.

Pendant que j’étais dehors à voler les culottes d’Éris, à reluquer les femmes de la guilde des aventuriers, à lécher les bottes de la Grande Impératrice Démoniaque et à reluquer une fille aux oreilles de chat, Paul cherchait désespérément notre famille disparue.

Pas étonnant qu’il soit devenu si furieux contre moi.

Pourtant, je n’arrivais pas à trouver en moi le courage de m’excuser. Au bout du compte, j’avais fait de mon mieux. J’avais bien réfléchi et pris les décisions qui me semblaient les plus raisonnables.

Qu’est-ce que j’étais censé faire maintenant ?

Paul n’avait pas dit un mot de plus. Norn se tut aussi. Mais je pouvais voir l’hostilité dans leurs yeux, et cela m’avait profondément blessé. J’avais l’impression qu’ils avaient pris un gros morceau de mon cœur.

J’avais jeté un coup d’œil dans la pièce et je vis que les camarades de Paul me regardaient aussi d’un air réprobateur.

D’autres souvenirs douloureux m’étaient revenus en mémoire. Je m’étais souvenu du jour où une bande de délinquants m’avait déshabillé et m’avait attaché dehors pour que tout le monde puisse le voir. Je m’étais souvenu de la façon dont tout le monde me regardait quand j’étais entré dans la classe ce matin-là.

J’avais l’esprit vide.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

À un moment donné, j’étais retourné dans notre chambre à l’auberge.

Je m’étais effondré sur le lit. Je n’étais pas sûr de ce qui m’était arrivé, ni pourquoi. Je n’étais sûr de rien. Mon cerveau ne fonctionnait pas vraiment à ce moment-là.

« Hein… ? »

Quelque chose à l’intérieur de mes vêtements s’était froissé de manière audible. En fouillant dedans, j’avais trouvé le papier à lettres que j’avais acheté cet après-midi-là. Je l’avais écrasé dans mes mains et l’avais jeté.

« Hah... » Avec un long soupir, je m’étais rabaissé sur le lit et j’avais serré mes genoux contre ma poitrine.

Je ne voulais rien faire du tout.

Je n’avais jamais été traité aussi froidement par un parent, même dans ma vie précédente. En fin de compte, maman et papa avaient toujours été très doux avec moi.

Mais maintenant, Paul m’avait totalement rejeté. Il m’avait regardé de la même façon que mon frère dans mon ancienne vie le jour où il m’avait mis à la porte.

Où m’étais-je trompé ?

Tout bien considéré, je pensais avoir fait du bon travail. Même aujourd’hui, aucune de mes grandes décisions ne s’était révélée être une erreur fatale. Ce qui m’était venu le plus à l’esprit, c’était la façon dont je m’étais tourné vers Ruijerd pour obtenir de l’aide au tout début. J’avais suivi le conseil de l’Homme-Dieu sur ce point, même si je me méfiais profondément de lui.

Le fait que j’aie décrit mes voyages aussi joyeusement que possible n’avait pas aidé. C’était en partie parce que je m’étais laissé emporter, mais je ne voulais pas non plus que Paul s’inquiète… et j’avais aussi ma fierté. Je voulais le convaincre que je pouvais me débrouiller seul.

Mais Paul n’était pas d’humeur pour un récit d’aventures faciles. Et les autres membres de son équipe non plus. J’avais certainement mal choisi mes mots. D’abord, je n’avais jamais voulu laisser entendre que Sylphie était plus importante que ma mère. Mais Paul et Norn étaient tous les deux là… N’était-il pas naturel pour moi de supposer que Zenith était aussi là ?

Non. Ce n’était qu’une excuse. À ce moment-là, l’idée de Zenith ne m’était même pas venue à l’esprit.

Et cette histoire de femme ? C’était Paul qui en avait parlé, je n’avais même jamais levé le petit doigt sur Éris. Un salaud de tricheur comme lui n’avait sûrement pas le droit de me faire la morale…

Oh. Attendez. Tout prenait un sens maintenant. Peut-être qu’il n’avait également pas touché ces filles. Ouais… ça expliquerait pourquoi il m’a fait craquer.

OK. J’avais tout reconstitué maintenant.

Il faudrait juste que j’y retourne demain et que je reparle à Paul. On avait tous les deux juste été un peu émotifs aujourd’hui. J’avais déjà eu affaire à ce genre de choses auparavant. Une fois que nous en aurions parlé, il comprendrait.

Oui. Tout devrait bien se passer la prochaine fois. Bien sûr, j’étais aussi inquiet pour notre famille. Si j’avais su plus tôt qu’ils avaient disparu, je les aurais cherchés aussi.

Avoir passé plus d’un an sur le Continent des Démons sans recueillir aucune information craignait vraiment. Mais au bout du compte, j’étais toujours en vie. J’avais encore une chance d’arranger les choses. Tout ce que nous avions à faire était de planifier une recherche lente et approfondie. Trouver quelques personnes bloquées dans un monde aussi grand allait prendre un certain temps, quoi qu’il arrive. Paul l’avait sûrement compris. Une fois que je l’aurais calmé, nous pourrons alors déterminer notre prochaine action. Nous voulions nous concentrer sur les endroits que personne n’avait encore fouillés. Je l’aiderais aussi, bien sûr. Une fois que j’aurais déposé Éris à Asura, je pourrais soit continuer à voyager vers le nord, soit partir complètement ailleurs.

Ouais. Très bien. Tout d’abord, je vais… aller voir Paul à nouveau. Je vais retourner… à ce bar, et…

« … Urp ! »

Je m’étais soudainement senti accablé par une nausée. Je m’étais précipité hors du lit et j’avais couru aux toilettes. En peu de temps, j’avais vomi le contenu de mon estomac.

J’avais réglé les choses du mieux possible, mais je ne me sentais toujours pas mieux. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été confronté à ce genre d’hostilité de la part d’un membre de ma famille, et cela me faisait trop mal pour le supporter.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

En début d’après-midi, Ruijerd était revenu dans la chambre. Il avait l’air un peu plus heureux que d’habitude. Il avait sorti une petite enveloppe et commença à me la montrer. Mais quand je l’avais regardé depuis ma position assise sur le lit, il s’arrêta et fronça les sourcils.

« S’est-il passé quelque chose, Rudeus ? »

« Je suis tombé sur mon père. Il est ici en ville. »

L’expression de Ruijerd devint encore plus sévère.

« T’a-t-il dit quelque chose de désagréable ? »

« Oui. »

« Vous ne vous êtes pas vus depuis un certain temps ? »

« Effectivement. »

« Et vous vous êtes disputés ? »

« Oui. »

« Raconte-moi les détails. »

J’avais décrit l’ensemble de l’incident du début à la fin aussi honnêtement que possible. Une fois que j’avais terminé, Ruijerd me dit un « je vois », puis il se tut.

Ce fut la fin de notre conversation. Après un certain temps, il quitta la pièce en silence.

Éris était revenue dans la soirée.

Il s’était manifestement passé quelque chose, à en juger par son excitation. Il y avait des feuilles collées à ses vêtements et des traces de poussière sur son visage… mais elle avait l’air heureuse. Il semblerait que la quête de tueur de gobelins s’était bien déroulée. C’était au moins une bonne chose.

« Salut, Éris. »

« Hé, Rudeus ! Je suis de retour ! Tu ne devineras jamais ce que… Hein ? »

Quand je lui avais souri, les yeux d’Éris s’étaient élargis de façon choquante. Un instant plus tard, elle courut vers moi à travers la pièce.

« Qui était-ce !? Qui t’a fait ça !? », cria-t-elle frénétiquement, me secouant par les épaules.

« Je vais bien. Ce n’est pas grave. »

« Franchement ! Tu n’es pas sérieux ! »

Nous avions répété ce même genre de propos pendant un certain temps, mais Éris était vraiment tenace. J’avais fini par céder et lui raconter ce qui s’était passé avec Paul. D’une voix plate et sans émotion, j’avais raconté une seconde fois toute l’histoire, ce que j’avais dit, comment il avait réagi et comment tout s’était terminé.

La réaction d’Éris avait été une explosion de fureur.

« Je n’arrive pas à y croire ! Comment a-t-il pu dire ces choses ? Tu t’es démené pour nous faire venir ici ! Et il appelle ça “jouer” !? C’est un échec total en tant que père ! Je vais tuer cet abruti fini ! »

Avec cette déclaration quelque peu alarmante, elle quitta la pièce, son épée à la main. Je n’avais même pas l’énergie pour essayer de l’arrêter.

Quelques minutes plus tard, Ruijerd ramena Éris dans la pièce par la peau du cou comme un chaton indiscipliné.

« Laisse-moi partir, Ruijerd ! »

« Tu ne devrais pas te mêler d’une querelle de famille », déclara Ruijerd en déposant sa prisonnière sur le sol.

Éris s’était immédiatement retournée et l’avait regardé fixement.

« Il y a des choses que vous ne devriez jamais dire à votre enfant ! Même si vous vous battez ! »

« C’est vrai. Mais je peux comprendre ce que le père de Rudeus a ressenti. »

« Ah oui ? Alors, qu’en est-il de ce que ressent Rudeus ? ! Le sais-tu ? C’est la personne la plus insouciante et la plus confiante de la planète. Tu peux le frapper ou lui donner des coups de pied, et il se contente de hausser les épaules ! Mais regarde-le maintenant… Il est dévasté ! »

« Dans ce cas, peut-être devrais-tu le consoler. Je suis sûre qu’une jeune femme comme toi pourra y arriver. »

« Quoi !? »

Alors qu’Éris battait des ailes sans rien dire, Ruijerd se retourna et sortit tranquillement de la pièce.

Laissée derrière moi, Éris commença à s’agiter, puis s’était mise à bouger dans la pièce sans rien faire de particulier. Elle jeta de fréquents regards dans ma direction. Parfois, elle s’arrêtait, prenait sa pose habituelle avec ses bras, et ouvrait la bouche pour dire quelque chose, pour ensuite la fermer et reprendre son errance. La fille était très nerveuse. Elle me donnait la même sensation que celle de regarder un ours dans un zoo.

À la fin, Éris s’était tranquillement assise à côté de moi sur mon lit. Elle n’avait pas dit un mot. Et elle laissa une petite distance entre nous.

Quelle était l’expression de son visage en ce moment ? Je n’avais pas regardé très attentivement. Je n’avais pas l’énergie nécessaire.

Un peu plus de temps passa, silencieux.

Finalement, j’avais remarqué qu’Éris n’était plus assise à côté de moi. Au moment où je me demandais où elle était partie, elle m’avait entouré de ses bras par-derrière.

« C’est bon. Je suis là pour toi… »

En prononçant ces mots, Éris me serra très fortement la tête. J’étais enveloppé de douceur, de chaleur et de l’odeur légèrement moite de son corps.

Après l’année et demie que nous avions passée ensemble sur la route, cette odeur m’était très familière. Et maintenant, elle était étrangement réconfortante. Le rejet de ma famille m’avait rempli d’anxiété et de peur, mais maintenant ces sentiments semblaient s’estomper.

Peut-être qu’à ce stade, Éris faisait aussi parti de la « famille ». Si elle avait été présente dans ma vie précédente, j’aurais peut-être échappé à ma misère beaucoup plus tôt. À en juger par ce que cette étreinte avait fait pour moi, cela semblait plausible.

« Merci, Éris. »

« Je suis désolé, Rudeus. Je ne suis pas très douée pour ce genre de choses… »

Je m’étais levé pour serrer une des mains d’Éris pendant qu’elle me serrait dans ses bras. C’était la main d’une combattante à l’épée, forte et calleuse, un témoignage de son travail acharné. Ce n’était pas exactement ce que l’on attendait de la petite dame d’une maison noble.

« Ne t’excuse pas. Cela signifie beaucoup pour moi. »

« … OK. »

Quelque chose en moi se recomposait. Je me sentais devenir un peu plus calme.

Avec un soupir de soulagement, je m’étais laissé retomber contre Éris. J’avais besoin de m’appuyer un peu sur elle… au moins pour le moment.

***

Chapitre 4 : Réunis

Partie 1

Paul

Je n’avais toujours pas quitté le bar.

Le soleil était sur le point de se coucher, l’endroit commençait donc à recevoir plus de clients qui n’étaient pas membres de mon équipe. D’autre part, beaucoup de mes gens étaient déjà partis. Mais ce n’était pas comme si je m’en souciais vraiment. J’avais été laissé à une table tout seul, à boire comme un trou.

Apparemment, il était évident que je n’étais pas de très bonne humeur. Tout le monde dans cet endroit me laissait une large place.

« Hé là ! Je te cherchais, mon pote. »

Tout le monde, à l’exception du dernier arrivé.

J’avais levé les yeux et je m’étais retrouvé face à face avec un homme singe souriant. C’était la première fois que je voyais son affreux visage en un an.

« Geese… ? Où diable étais-tu passé, hein ? »

« Ooh, quelle hostilité ! Tu as l’air encore plus grincheux que d’habitude, mon ami. »

« Qu’attends-tu ? »

En claquant la langue en signe d’irritation, je m’étais levé et j’avais touché ma joue. L’endroit où Rudeus m’avait frappé plus tôt me faisait encore mal. J’aurais peut-être dû ravaler ma fierté et laisser un de nos guérisseurs me soigner.

Ce satané gamin. Je te le jure.

« Le Continent du Démon est peut-être dur, mais ma magie était plus que suffisante », hein ? Eh bien, tant mieux pour toi. Si c’était si facile, pourquoi n’as-tu pas pris le temps de chercher ta mère ?

Oh, mais au moins, j’avais pu entendre ta conférence sur les meilleures façons de cuisiner la viande de Grande Tortue.

« Si je n’avais pas eu l’idée de créer une marmite en utilisant la magie de la Terre, nous aurions été obligés de manger des morceaux carbonisés et malodorants de ce truc pendant toute une année ! »

N’y avait-il rien d’autre que tu aurais pu faire avec le temps que tu as utilisé à traquer les ingrédients d’un ragoût de monstre?

Argh. Bon sang.

Et puis, pour couronner le tout, tu as eu le culot de m’accuser d’infidélité ! Je n’ai même pas pensé à toucher une femme depuis un an et demi, espèce de petit crétin suffisant ! Tu n’as rien fait pour m’aider, et tu penses avoir le droit de t’occuper de mon cas ?

Oh, tu ne savais pas, hein ? Super excuse. Si tu t’étais donné la peine de regarder le monde autour de toi, Zenith ou Lilia seraient peut-être de retour parmi nous en ce moment !

Sérieusement. Quelle blague... !

« Hee hee hee. D’après ce que je vois, je suppose que vous n’avez pas eu la chance de vous rencontrer. »

Souriant à lui-même pour une raison peu claire, Geese commanda quelque chose. Probablement de l’alcool. L’homme était un plus gros buveur que Talhand, et Talhand était un nain.

« Hé, Paul. N’oublie pas de passer à la Guilde des Aventuriers demain, d’accord ? »

« Pourquoi ? »

« Parce que je pense que tu vas rencontrer quelqu’un d’intéressant. »

Quelqu’un d’intéressant ? Geese avait apparemment pensé que cette rencontre améliorerait mon humeur. Étant donné le moment de son arrivée et la personne que j’avais « rencontrée » aujourd’hui… il n’était pas difficile de deviner de qui il voulait parler.

« Tu parles de Rudy ? »

En boudant un peu, le vieux singe se gratta la tête.

« Hein ? Comment sais-tu ça ? »

« Je suis déjà tombé sur lui aujourd’hui. »

« Compte tenu de la situation, tu n’as pas l’air particulièrement heureux. Vous vous êtes battu ? »

Un combat… ? Eh bien, je suppose que c’est ce qu’on a fait. Bien que l’on puisse avoir du mal à le qualifier comme tel.

Bon sang. J’ai encore mal au visage rien que d’y penser,…

« Que s’est-il passé, Paul ? Raconte-moi tout. »

Geese s’était levé et tira sa chaise à côté de moi. Avec son visage amical, l’homme avait toujours eu un talent pour écouter les problèmes des gens. Ce n’était pas la première fois qu’il mettait son nez dans mes affaires et m’encourageait à râler.

« Très bien, écoute donc ça… »

J’avais raconté à Geese ce qui s’était passé plus tôt.

J’étais bien sûr heureux de voir Rudeus. Mais nous n’étions pas vraiment sur la même longueur d’onde, alors je lui avais demandé ce qu’il avait fait jusqu’à présent. C’est alors qu’il commença à parler joyeusement de son voyage à travers le Continent des Démons.

Chaque mot qui sortait de sa bouche était une vantardise inutile, alors je lui avais fait remarquer qu’il aurait pu utiliser son temps de manière plus productive. Il s’était ensuite mis en colère contre moi. Il fit une blague sur le fait que je couchais à droite à gauche. J’avais complètement perdu mon sang-froid. On s’était ensuite disputés, et il me botta le cul. Fin de l’histoire.

« Ahh… oui. Je comprends… »

Geese avait écouté patiemment toute l’histoire, hochant la tête et faisant quelques brefs commentaires ici et là. J’avais eu l’impression qu’il sympathisait avec moi. Mais une fois que j’avais terminé, il me regarda dans les yeux et me dit :

« On dirait que tes attentes étaient un peu injustifiées, chef. »

« Hein ? »

J’avais répondu en lui montrant un air complètement idiot.

Injustifié ? En quoi était-ce injustifié ? Et envers qui ?

« Tu crois que j’en attendais trop ? De Rudy ? »

« Je veux dire, réfléchis-y, mec », poursuivit Geese alors que je clignais des yeux dans la confusion.

« Bien sûr, le gamin est incroyable. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui pouvait jeter des incantations silencieuses comme ça. Et quand je l’ai vu rendre coup pour coup avec le Saint Gall du Nord, ça m’a donné des frissons dans le dos. Rudeus est le genre de prodige que l’on voit une fois par siècle. »

C’est vrai. Rudeus était un prodige. C’était un génie. Il pouvait toujours faire tout ce qu’il voulait, même quand il était petit. Pendant un certain temps, j’avais eu l’impression qu’il avait aussi des défauts relativement sérieux, mais… je voulais dire qu’à la fin de son séjour à Roa, Philip était prêt à lui marier sa propre fille. Philip ! Le même gars qui avait dit des conneries sur moi dans mon dos !

« Ouais, c’est ça. Il est incroyable. Quand il n’avait que cinq ans, il… »

« Mais au bout du compte, ce n’est encore qu’un enfant. »

Surpris par l’interruption ferme de Geese, je me suis tu.

« Rudeus est encore un enfant de onze ans », répétait-il lentement, juste pour me faire passer le message.

« Même toi, tu ne t’es pas enfui de chez toi avant tes douze ans, pas vrais ? »

« Oui… »

« Toute personne plus jeune que ça est encore considéré comme un morveux. N’est-ce pas ce que tu disais toujours ? »

« Oui, d’accord, bien sûr. Et si c’était le cas ? »

Franchement. Rudy est déjà plus fort que moi.

Il est vrai que j’étais déjà imbibé dès le matin. Mais même en tenant compte de ça, il était clair que le gamin avait fait des progrès spectaculaires. J’étais peut-être ivre, mais j’étais aussi à fond. Je m’étais abaissé à utiliser la « Position à quatre pattes » du Style du Dieu du Nord, et j’avais même utilisé « l’Épée silencieuse » du Style du Dieu de l’Épée. Mais mon épée n’avait fait que trancher la culotte qu’il portait sur son visage. De plus, Rudy ne prenait même pas ce combat au sérieux. Le fait qu’aucun de mes hommes n’ait eu à subir de blessure sérieuse en était une preuve suffisante.

Il était difficile de dire à quel point il avait grandi en tant que combattant depuis la dernière fois que je l’avais vu. Mais même à l’âge de sept ans, il était plus intelligent que moi. Maintenant, il était à la fois plus intelligent et plus fort que moi. Qu’y avait-il donc de si déraisonnable ?? Je m’attendais à ce qu’il accomplisse bien plus que moi. Et ensuite ?? Son âge n’avait rien à voir avec ses capacités.

« Paul, que faisais-tu quand tu avais onze ans ? »

« Hm… ? »

Ce que je faisais ?? J’avais passé la plus grande partie de cette année à la maison à m’entraîner au sabre et à me faire rabrouer par mon père. Il trouvait des raisons de se plaindre de chaque petite chose que je faisais, et il saisissait toutes les occasions possibles pour me frapper.

« Crois-tu que tu aurais pu survivre seul sur le Continent des Démons ? »

« Heh. Tu oublies un petit détail ici, Geese. Rudy s’est trouvé un garde du corps démons, tu te souviens ? Ce type parle la langue humaine, celle du Dieu-démon et du Dieu-Bestial, et il est assez fort pour abattre un monstre de classe A à lui tout seul. N’importe qui aurait pu revenir avec un chaperon comme ça. »

« Non, tu n’aurais pas réussi. Aucune chance. Même si tu y allais maintenant, tu ne survivrais pas tout seul. », déclara Geese avec confiance.

Je ne peux pas dire que le fait d’entendre cela m’avait mis de bonne humeur. Et le fait que Geese me souriait encore de l’autre côté de la table ne m’aidait pas. L’homme avait un sourire très irritant.

« Haha ! Bien ! Ça prouve bien que j’ai raison. Rudy a fait quelque chose que je n’ai pas pu faire. Mon fils est un prodige ! Il se débrouille déjà très bien tout seul ! Je n’ai plus rien à lui apprendre. J’ai eu tort d’attendre de lui qu’il utilise ces talents, hein ? ! Est-ce que j’ai vraiment tort !? »

« Effectivement. Mais ce n’est pas nouveau, hein ? »

Toujours souriant, Geese s’arrêta un instant pour boire la bière qu’on venait de lui donner.

« Ahhhh ! C’est ça, le truc. Sais-tu qu’on ne peut pas trouver de l’alcool comme ça dans la Grande Forêt ? »

« Geese ! »

« D’accord, d’accord. Pas besoin de crier. »

Geese posa sa tasse en bois sur la table et me regarda dans les yeux, son expression devenant soudainement beaucoup plus grave.

« Écoute, Paul. Tu n’as jamais été sur le Continent des Démons, n’est-ce pas ? »

« Et alors ? »

C’était vrai. Je n’avais jamais eu le plaisir de le visiter. Je voulais dire, j’avais évidemment entendu des rumeurs. Tout le monde disait que c’était un endroit dangereux où l’on rencontrait des monstres chaque fois que l’on se promenait, et qu’il fallait les manger pour survivre. Mais « beaucoup de monstres » semblaient être honnêtement quelque chose que je pouvais gérer.

« Eh bien, c’est là que je suis né et que j’ai grandi, tu te souviens ? Et à mon avis, tout le continent est un cauchemar. »

« Tu sais, maintenant que j’y pense, tu n’as jamais vraiment parlé de cet endroit. Qu’est-ce qu’il y a de si terrible là-dedans ? »

« Tout d’abord, il n’y a pas de véritables routes. Il y a des chemins entre les villes, bien sûr, mais vous ne trouverez rien qui ressemble à ces routes sûres, lisses et sans monstres telles que l’on a à Millis et sur le continent central. Si tu voyages quelque part, tu dois t’attendre à être attaqué par des monstres de rang C. Ou pire encore. »

Bon, je savais que l’endroit était rempli de monstres, mais classé C ou pire ? Sur le continent central, il fallait aller au fond d’une forêt pour trouver quelque chose d’aussi dangereux. Beaucoup de monstres de ce rang voyageaient en grandes meutes, ou avaient une capacité spéciale mortelle.

« J’ai l’impression que tu exagères un peu là, Geese. »

« Non. Je ne t’ai raconté aucun bobard pour l’instant, mec. C’est juste comme ça qu’est le Continent des Démons. L’endroit grouille de monstres puissants. »

Geese avait l’air parfaitement sérieux, mais c’était son apparence habituelle lorsqu’il vous mentait. Je n’allais pas tomber dans son piège cette fois-ci.

« Maintenant, disons que nous jetons un enfant au milieu d’un endroit comme ça. C’est un gamin très talentueux, mais il n’a aucune expérience en combat réel. »

« … Bien. »

***

Partie 2

Aucune expérience en combat réel, hein ? Il semblerait que nous parlions encore de Rudy. En y repensant, on ne m’avait jamais dit qu’il avait participé à de vraies batailles auparavant. Mais il avait apparemment réussi à repousser quelques kidnappeurs à Roa, et Ghislaine pensait qu’il pourrait la battre s’il avait assez de distance au départ. Je ne connaissais pas un seul combattant à l’épée meilleur que Ghislaine. Si elle ne pouvait pas l’approcher en toute sécurité, alors il n’y avait probablement pas un millier de personnes sur la planète capable de le battre à sa distance idéale.

Dans l’ensemble, son manque d’expérience ne m’avait pas semblé si important. Alex R. Kalman, le deuxième Dieu du Nord, n’avait-il pas abattu un épéiste de rang Empereur lors de la première bataille qu’il livra ?

« À ce moment, un adulte apparaît et propose d’aider le gamin. Ce type est un démon, et un très fort en plus. En fait, c’est un Superd. Je suis sûr que tu as entendu parler d’eux. »

« Bien sûr. »

Pour être franc, je n’étais pas sûr de croire à cette partie de l’histoire. D’après ce que j’avais entendu, il ne restait qu’une poignée de Superd, même sur le Continent Démon.

« Donc, le gamin a quelqu’un qui lui offre de l’aide quand il est dans une situation désespérée. Ce type est prêt à l’aider à voyager dans un endroit dont il ne connaît rien. Et les Superds sont les êtres les plus terrifiants ! Il n’a aucune idée de la façon dont ce type pourrait réagir s’il refuse. En gros, faudrait-il accepter cette offre où non ? »

« Il faudrait sûrement l’accepter. »

« Mais au fil des jours, le petit Rudeus commence à se poser une question : “Mais pour quelle raison ce type m’aide-t-il ?” »

Bien sûr, ça ressemblait à Rudeus. La question ne m’était peut-être jamais venue à l’esprit, mais le gamin avait toujours été vif sur ce genre de choses. Je savais qu’il était étrangement perspicace depuis le jour où il était intervenu pour sauver Lilia de la colère de Zenith.

« Le problème, c’est qu’il n’arrive pas à le comprendre. Il ne sait pas ce que ce type cherche exactement. »

Comment le pourrait-il ? On ne pouvait jamais savoir ce que pensait vraiment un étranger. C’était la raison pour laquelle des gars comme Geese réussissaient à gagner leur vie.

« Ce Superd l’aide pour l’instant, mais il pourrait facilement les abandonner ou les trahir un jour… c’est ce que pense sûrement Rudeus. C’est la raison pour laquelle il a décidé d’essayer de gagner les faveurs de ce type. »

« Je ne connais pas ce plan, Geese. Est-ce qu’un Superd a même un bon côté ? »

« Bon, ne fais pas le malin. Tu sais ce que je veux dire, non ? Rudeus a décidé de faire appel aux émotions de ce type. Il veut lui faire sentir qu’ils sont potes. »

Hmm. Cela expliquerait pourquoi Rudy avait passé tant de temps à aider ce type démoniaque. Ça avait en fait effectivement du sens. Non seulement il marquait des bons points envers son protecteur, mais il avait aussi la chance de développer ses propres compétences d’aventurier au cas où il aurait besoin d’y recourir plus tard. Je devais avouer que cela semblait rationnel. C’était probablement la voie la plus sûre qu’il aurait pu choisir.

Hmph… le garçon avait la tête sur les épaules.

« Tch. On pourrait penser qu’un gamin aussi intelligent aurait trouvé le temps de regarder un peu autour de lui. »

Geese leva sa main et en écarta les doigts.

« Il est dans un pays inconnu », dit-il en en rabattant un.

« Il vit en plus sa toute première aventure. Peu importe son intelligence, tout cela est tout nouveau pour lui. Il doit apprendre les bases rapidement, avant que quelqu’un ne profite de lui. Il essaie de garder heureux un démon qui pourrait le trahir à tout moment. Oh, et il a une petite copine qui le suit et qu’il doit protéger. »

Lorsqu’il termina cette récitation, Geese avait plié tous ces doigts. Avec un petit haussement d’épaules, il passa à sa plaidoirie finale.

« S’il avait aussi réussi à passer le continent au peigne fin pour trouver d’autres personnes qui avaient été téléportées, eh bien, cela le rendrait tout simplement surhumain. Sérieusement, je serais prêt à lui donner une place dans les Sept Grandes Puissances. »

Les sept grandes puissances, hein ? Voilà qui me rappelle des souvenirs. À l’époque, je rêvais de gagner ce genre de gloire. Pourtant, j’avais l’impression que Rudy avait vraiment le talent brut pour figurer un jour sur cette liste. Et je ne pensais pas que c’était seulement la fierté de parents qui parlait.

« Le gamin aurait travaillé jusqu’à la mort rien qu’en essayant. Je sais que Rudeus est un prodige, mais les êtres humains ont leurs limites. Surtout quand ils sont encore des enfants. »

« OK, regarde », l’avais-je interrompu.

« Si c’était une lutte à ce point, pourquoi a-t-il fait croire que c’était une grande aventure amusante ? On aurait dit un de ces gosses de riches gâtés qui se baladait au premier étage d’un donjon juste pour avoir quelque chose dont il pouvait se vanter. »

Si le voyage avait été aussi dur pour Rudy, il ne l’aurait pas décrit aussi gaiement. Il m’aurait plutôt parlé des parties difficiles et douloureuses. Mais il n’avait même pas mentionné les problèmes rencontrés sur la route.

« Pourquoi ? Parce qu’il ne voulait pas t’inquiéter, évidemment. »

« Hein ? »

J’avais grogné, tout en ayant l’air encore plus stupide qu’avant.

« Pourquoi diable s’inquiéterait-il pour moi ? Suis-je à ce point un échec en tant que père ? »

« On le dirait bien. »

« Tch. Bien sûr, je suppose que tu as raison. Je suis un petit homme faible qui se noie dans l’alcool pour des raisons idiotes. Je suppose que notre petit prodige aurait beaucoup de pitié à ma vue. »

« Je déteste te dire ça, Paul, mais il ne faut pas être un prodige pour avoir pitié de toi en ce moment », déclara Geese en poussant un soupir.

« Je sais que tu ne peux pas voir ton propre visage, alors laisse-moi te dire quelque chose. Tu as une mine affreuse. »

« Ah oui ? Assez terrible pour gagner la sympathie de mon propre fils ? »

« Oui. S’il entrait maintenant, je ne pense pas que vous finiriez par vous battre. Il se sentirait probablement trop mal pour que vous vous disiez quoi que ce soit. »

Je m’étais levé et j’avais touché mon visage. La barbe que je n’avais pas pris la peine de raser depuis plusieurs jours se râpait de manière audible contre mes doigts.

« Regarde, Paul. Laisse-moi me répéter ici. Tu attendais trop de ton fils. », dit Geese, avec un ton soudainement ferme.

Était-il vraiment si déraisonnable de ma part d’en attendre davantage ? Rudy pouvait faire tout ce qu’il voulait, depuis qu’il était petit. Tout ce que j’avais fait, c’était le gêner dans mes tentatives maladroites d’être parent. Il n’avait jamais vraiment eu besoin de moi.

« Dis-moi quelque chose. Pourquoi ne peux-tu pas être heureux après l’avoir vu ici ? Est-ce que le voyage que le gamin a fait compte vraiment pour toi ? Et même si c’était effectivement une croisière insouciante, et qu’il a passé chaque minute à embrasser sa petite amie. Et alors ? Il est ici maintenant, et il est en sécurité. Ça ne vaut-il pas la peine de fêter ça ? »

Bien sûr que cela en valait la peine. Et j’étais heureux au début.

« Aurais-tu préféré que ton fils revienne avec les yeux creux et un membre ou deux en moins ? Il y avait aussi de fortes chances que tu ne puisses plus retrouver qu’un cadavre. Oh attends, je fais une erreur… S’il était mort sur le Continent Démon, il n’y aurait même plus de corps à chercher. »

Rudy ? Un cadavre ? Je l’avais vu en bonne santé et plein de vie cet après-midi, c’était donc impossible à imaginer pour l’instant. Mais il y avait à peine quelques jours… n’avais-je pas imaginé ce scénario exact alors que je me vautrais dans le désespoir ?

« Mon Dieu, ce pauvre enfant ! Après ce long et difficile voyage, il a finalement retrouvé son cher vieux père, mais le gars s’est avéré être une ordure d’ivrogne ! Si j’étais lui, j’aurais coupé les liens sur place. »

Tiens donc. Voilà qu’il jouait maintenant les acteurs.

« J’ai compris le message, Geese. Tu n’as pas tort, ok ? Mais il y a une chose que je ne comprends toujours pas. »

« Oui ? Qu’est-ce que c’est ? »

« Pourquoi Rudy n’a-t-il pas su ce qui est arrivé au village de Buena ? Je suis certain qu’un message l’attendait à Port Zant. »

Geese ouvrit la bouche pour tout m’expliquer, puis il fit une légère grimace et la ferma aussitôt. J’avais reconnu cette expression. Cela signifiait qu’il cachait quelque chose.

« Euh, je ne sais pas. Il a probablement juste été malchanceux et ne l’a pas remarqué. »

« Attends… où as-tu exactement trouvé Rudy ? Je supposais que tu l’avais croisé au Port Zant. »

Je ne savais pas où était Geese depuis un an, mais Rudeus était venu à Millis depuis le nord. Et Port Zant était la seule ville dans cette direction assez grande pour que Geese s’y épanouisse vraiment.

J’avais effectivement laissé un message à Rudy dans cette ville. Et en plus de cela, des membres de notre équipe y étaient stationnés. Leur travail consistait à recueillir des informations auprès de tous les voyageurs en provenance du Continent Démon. Si le gamin était maintenant un aventurier, il se serait évidemment arrêté à la Guilde, non ?

« J’ai en fait rencontré Rudeus dans le village du Clan Doldia. Et laisse-moi te le dire, c’était un vrai choc. Il a réussi à se faire enfermer nu dans une cellule de prison, accusé d’avoir agressé leur Bête Sacrée. »

« Nu ? Dans une prison d’hommes bêtes ? Es-tu sérieux ? »

J’en avais entendu parler par Ghislaine. Pour les membres de la tribu Doldia, être déshabillés, enchaînés dans une cellule de prison et arrosés d’eau glacée était la plus grande des humiliations. Ils ne soumettaient presque jamais les étrangers à un tel traitement, mais quand ils le faisaient, cela se terminait généralement par la mort du prisonnier. Une fois, j’avais jeté de l’eau sur Ghislaine pour plaisanter, et elle m’avait regardé comme si j’avais tué ses parents.

« Alors, euh… que s’est-il passé là-bas ? »

« Quoi ? Rudeus ne t’a pas parlé de tout ça ? »

« Tout ce que j’ai entendu, c’est la partie où il a voyagé sur le Continent Démon. »

De toute façon, pourquoi ne m’avait-il pas dit qu’il n’avait jamais vu le message que je lui avais laissé au Port Zant ? C’était vraiment très important.

Oh, c’est vrai. Je ne le lui avais jamais vraiment demandé.

Bon sang. Pourquoi étais-je si coléreux ?

J’avais besoin de me calmer et de bien réfléchir. Rudy était un garçon intelligent, mais il n’avait pas vu mon message ni même entendu parler de la situation. S’il avait passé un peu de temps au Port Zant, il serait tombé sur ce genre d’informations sans même essayer.

En d’autres termes, il avait dû se retrouver mêlé à quelque chose dès son arrivée, quelque chose qui l’avait fait embarquer par la tribu Doldia. Quoi que ce soit, cela avait dû être un incident majeur. Certains de nos gens au Port Zant devraient revenir dans deux ou trois jours pour faire leur rapport régulier, mais peut-être que quelque chose d’important s’était produit dans le nord.

« Eh bien, je ne connais pas tous les détails moi-même. Mais je traînais avec les Mildett dans la Grande Forêt quand j’ai eu vent d’une rumeur selon laquelle les Doldia avaient enfermé un enfant humain. », dit Geese.

« Hm ? Attends une seconde. Tu étais où ? »

Les Mildett ? N’était-ce pas une tribu d’hommes bêtes ? C’était ceux qui avaient des oreilles de lapin, non ?

« Dans un village des Mildett. C’était celui où vivait leur chef, donc c’est assez grand, mais… »

***

Partie 3

L’explication de Geese était péniblement longue et agaçante. Honnêtement, j’avais été tenté de lui couper la parole en cours de route. Mais j’avais manqué des informations importantes en m’impatientant avec Rudy tout à l’heure. Et bien que j’aie rarement appris de mes erreurs, je n’étais pas assez stupide pour foirer exactement de la même façon deux fois dans la même journée.

Finalement, l’histoire de Geese avait pris fin. J’avais essayé de résumer ce qu’il m’avait dit.

« En gros, tu as fait le tour de toutes les tribus de la Grande Forêt… et les avez convaincus d’envoyer tous les humains perdus qu’elles trouvaient à Millishion ? »

« C’est exact. Heh, heh. N’hésite pas à m’exprimer ta gratitude ! »

« Oui, je te dois beaucoup… »

Cela expliquait probablement le flux constant de réfugiés de la région de la Grande Forêt qui venaient me demander de l’aide.

« Eh bien, de toute façon ! Quand j’ai entendu parler de cet enfant humain, quelque chose a fait tilt, alors je me suis précipité vers lui. Sans vouloir me vanter, je suis un homme qui a beaucoup de relations. Il se trouve que je connais même quelques personnes dans le village de Doldia. J’ai demandé à un de leurs guerriers, un bon ami à moi, de me jeter dans la même cellule que le gamin. »

« Attends une seconde. Pourquoi avais-tu besoin d’aller là-dedans avec lui ? »

« Pour que je puisse l’aider à s’échapper, si le pire devait arriver. Il est bien plus facile de s’évader d’une prison d’hommes bêtes que d’y entrer par effraction. »

Je connaissais le talent de Geese pour s’échapper des prisons. Chaque fois qu’il se faisait enfermer pour avoir monté une sorte d’escroquerie, il en sortait assez vite comme si de rien n’était.

« De toute façon, sais-tu que je pensais trouver le gamin recroquevillé en boule et sanglotant ? Mais au lieu de ça… ha ha ! »

« Que s’est-il passé ? Est-ce qu’il allait bien ? »

« Il se prélassait à poil en toute décontraction ! Et les premiers mots qui sortirent de sa bouche étaient : “Bienvenue à ta destination !” Comment étais-je censé répondre à cela !? » Geese avait dû s’arrêter un moment pour rire de sa propre histoire.

« Ça n’a pas l’air d’être un sujet de plaisanterie, mec… »

« Mais c’était hilarant ! J’ai tout de suite su qu’il devait être ton fils, Paul ! »

Je n’avais pas compris ce qui était si drôle. Ou même comment il avait compris si vite.

« Il était exactement comme l’ancien toi, mec », continua Geese.

« Il était ridiculement arrogant ! Prêt à donner des ordres à un parfait étranger ! Une fois, il a essayé de flirter avec cette fille des hommes bêtes. Elle l’a regardé fixement et lui a dit “Je peux sentir ton excitation”, mais il a continué à la reluquer quand même ! Ce garçon est bien ton fils ! »

À ce moment-là, l’homme avait commencé à rire de nouveau. Je m’étais déplacé de façon inconfortable sur mon siège, ce qui m’avait rappelé quelques indiscrétions de jeunesse de ma part.

« Il m’a fallu un peu plus de temps pour en être complètement sûr. Mais oui, c’est comme ça. On peut difficilement reprocher au gamin d’avoir manqué son message. D’après ce que j’ai entendu, il n’était pas du tout resté à Port Zant. », déclara Geese, s’arrêtant pour vider une deuxième chope de bière.

« Hm ? Attends, Geese. Vous avez été enfermés dans la même cellule ? Alors… »

N’aurait-il pas pu tout expliquer ?

« Quoi qu’il en soit ! Je suis sûr qu’il y aura un peu de gêne familiale ici, mais fais une faveur à ton vieux copain Geese et va te réconcilier avec le garçon, d’accord ? », dit rapidement Geese, en se levant de son siège.

« Hé, attends. J’ai encore des choses à faire… »

« Oh oui. Ça m’est sorti de l’esprit tout à l’heure, mais il semblerait qu’Elinalise et compagnie se soient dirigées vers le Continent Démon pour toi. Les gens disaient qu’une femme elfe avait vidé la moitié des hommes de Port Zant, et nous savons tous les deux ce que cela signifie. »

« Quoi ? Sérieusement ? Je pensais qu’Elinalise me détestait encore plus que les autres, franchement. »

« Heh heh. En fin de compte, ils ne te détestent pas autant qu’ils le laissent paraître. »

Sur ce, Geese était sorti du bar. Évidemment, il n’avait pas payé ses boissons. Il ne l’avait d’ailleurs jamais fait. Mais cette fois, ça ne m’avait pas dérangé de payer sa note.

En tout cas, j’avais fait plus que ce qu’il fallait pour la journée. Il était temps que j’aille me coucher pour la nuit.

Il fallait que j’aille vite discuter avec Rudy. Peut-être même demain…

« Plus d’alcool ce soir, mon pote », dit Geese, qui avait remis sa tête dans la porte. « Tu vas aller à l’auberge de la porte du jour demain, sobre, compris ? »

« Ouais, ouais ! Je sais ! »

Avec un soupir d’irritation, je posais ma chope de bière.

Mais maintenant que j’y pense, j’en avais fait trop ces derniers temps. Pourquoi est-ce que je me noyais toujours dans cette merde ? J’avais encore beaucoup d’autres choses à faire.

« Hum… Capitaine Paul ? As-tu fini de parler avec ton ami ? »

Alors que je retournais les choses dans ma tête, une femme s’était approchée de ma table avec hésitation. Elle avait une expression d’excuse sur le visage. Ma tête était trop embrumée pour la reconnaître au début, mais après avoir étudié son visage pendant quelques secondes, j’avais réalisé que c’était Vierra, un des membres de mon équipe.

« Heh. Qu’est-ce que tu as, ma fille ? Tu as envie de porter quelque chose de modeste pour une fois ? »

« Eh bien, oui… »

D’un hochement de tête ambigu, Vierra s’était assise sur le siège que Geese venait de quitter une minute plus tôt. Pour une raison quelconque, elle ne portait pas son habituel accoutrement provocateur ce soir. Elle s’était changée dans une tenue parfaitement ordinaire qui la faisait ressembler davantage à une citadine ordinaire.

« J’ai eu peur que ce qui s’est passé avec votre fils tout à l’heure soit de ma faute, monsieur. »

« Quoi ? Pourquoi penses-tu cela ? »

« Euh, eh bien, il semblerait que… la façon dont je m’habille pourrait lui avoir fait mal comprendre la nature de notre relation… »

« Ça n’a rien à voir avec ça. Le petit voyou a jeté un coup d’œil dans ton décolleté et en a tiré ses propres conclusions. »

Il y avait une raison pour laquelle Vierra s’habillait de cette façon. Cette femme avait été une aventurière ordinaire à Fittoa, mais l’incident de téléportation l’avait laissée bloquée sur le continent Millis sans aucun équipement. Elle avait rapidement été capturée par une bande de bandits qui l’avaient traitée comme leur jouet. C’était le genre de cauchemar qui laisserait la plupart des gens brisés, mais elle avait réussi à mettre cela derrière elle grâce à sa seule volonté.

Mais nous avions aussi recueilli une fille qui n’avait pas rebondi aussi vite : sa sœur Shierra. Aujourd’hui encore, Shierra tremblait de manière incontrôlable chaque fois qu’un homme la regardait. Et nous avions eu un certain nombre de cas similaires dans notre équipe.

Afin de les protéger d’une attention indésirable, Vierra avait commencé à porter une armure délibérément légère pour attirer le regard des hommes dans sa direction. Elle était également la membre de notre équipe la plus apte à réconforter et à s’occuper des femmes qui avaient subi ce genre de traumatisme. En tant qu’homme qui n’avait aucun moyen de comprendre ce type de douleur spécifique, je la considérais comme un membre indispensable de l’équipe.

Nous n’avions pas de relations sexuelles, bien sûr. L’idée était ridicule.

« Ce n’était pas de ta faute. On est d’accord ? »

« … Oui, monsieur. »

Encore un peu déprimée, Vierra se leva et retourna à la table où les autres filles étaient assises. En regardant un peu plus attentivement qu’avant dans la salle, j’avais remarqué que plus d’une personne me regardait avec une inquiétude évidente dans les yeux.

« Oh, pour l’amour de Dieu… Ne me regardez pas comme ça, bande d’idiots ! Je me réconcilierai avec lui demain, d’accord !? »

J’avais repoussé ma chaise, je m’étais levé et j’étais sorti du bar.

Quand j’étais retourné dans ma chambre à l’auberge, j’avais trouvé Norn déjà endormi.

Je m’étais versé une tasse d’eau du pichet sur notre table et j’avais rapidement tout bu. Le liquide tiède s’était écoulé dans mon estomac tourbillonnant.

Je me sentais dégriser peu à peu. J’avais toujours eu une tolérance élevée à l’alcool. Je me sentais bien quand je buvais beaucoup, mais les effets ne semblaient jamais durer trop longtemps. Alors que le brouillard dans ma tête commençait lentement à se dissiper, j’avais regardé ma fille, qui était recroquevillée dans son lit, serrant sa couverture, et je l’avais caressée doucement sur la tête.

Je m’étais senti désolé pour Norn. J’étais vraiment désolé. Avec un père comme moi, elle devait avoir beaucoup de plaintes, mais elle les gardait toujours pour elle et faisait de son mieux pour sourire. Si jamais je la perdais, je n’aurais pas la force de continuer à vivre.

« Mm… Papa… »

Norn s’était un peu déplacée dans le lit. Il ne semblait pas que je l’avais réveillée, elle devait être en train de parler pendant son sommeil.

Norn n’était pas comme Rudy. C’était une enfant ordinaire. Je devais la protéger.

Soudainement, une pensée étrange me vint à l’esprit : Si Rudy avait été un enfant « ordinaire » lui aussi, ne dormirait-il pas dans cette chambre avec Norn en ce moment ? Il serait resté à la maison avec nous au lieu de partir comme tuteur. Et au moment de la catastrophe, il aurait pu me tirer la manche, me demandant s’il pouvait aussi tenir Norn.

Si Rudy avait été ordinaire — un enfant normal de onze ans — ne l’aurais-je pas regardé de la même façon que je regardais Norn ? Comme quelqu’un que je devais protéger ?

Mes jambes tremblaient sous moi. J’avais enfin compris pourquoi Geese m’avait dit : « C’est encore un enfant. »

Quelle différence il y avait-il dans le fait que Rudy soit ordinaire ou non ? En quoi cela avait-il eu de l’importance ? Et si Norn avait été le génie ? Lui aurais-je parlé comme ça ? Si Norn était revenue vers moi après avoir vécu une aventure, sans rien savoir de ce qui s’était passé… lui aurais-je dit que j’en attendais plus ?

Une fois que j’avais commencé à y penser, je n’arrivais pas à m’endormir. Je n’avais même pas envie de m’allonger dans mon lit. J’avais quitté notre auberge, trouvé un seau rempli d’eau dehors, et je l’avais entièrement jeté sur ma tête.

Et puis, me souvenant du regard de Rudy en quittant le bar, je m’étais penché et j’avais vomi.

Rafraîchis-toi la mémoire, Paul. Qui est la personne qui a fait autant de mal au gamin ?

En regardant dans ce seau, je vis le visage d’un idiot. Qui que soit cet idiot, c’était manifestement le dernier homme au monde qui avait le droit de se dire père.

« Ah, merde. Ça pourrait être dur… »

Si j’étais à la place de mon enfant, je couperais les ponts sans hésiter.

***

Partie 4

Rudeus

Le lendemain matin, je m’étais assis pour prendre mon petit déjeuner dans une ambiance relativement décente.

Nous venions de nous rendre au bar à côté de l’auberge. La nourriture à Millishion était vraiment savoureuse. Nos repas s’étaient améliorés au fur et à mesure que nous avancions depuis la Grande Forêt. Ce matin, nous avions du pain fraîchement cuit, une sorte de soupe claire légèrement aromatisée, une simple salade de légumes et d’épaisses tranches de bacon. Pas mal du tout.

Je n’en avais pas mangé hier soir, mais apparemment, le dîner incluait ici un vrai dessert. Il s’agissait d’une sorte de gelée sucrée spécifique qui avait été très populaire auprès des jeunes aventuriers ces derniers temps, ayant mérité une mention dans une ballade populaire récente sur les aventures d’un jeune magicien.

C’était quelque chose qu’on attendait au moins avec impatience. C’était toujours agréable de recevoir un peu de nourriture décente dans le ventre. Avoir faim vous irritait. S’irriter vous coupait l’appétit. Et un appétit gâché vous donnait encore plus faim. C’était un cercle vicieux classique. Suffisant pour rendre même un androïde grincheux.

« … Allez, entrez. »

Alors que je réfléchissais à ces questions en sirotant une boisson ressemblant à un café après le repas, le barman tourna son attention vers l’entrée. Un homme fatigué, au visage pâle, se tenait sur le seuil de la porte. Quand je vis son visage, j’avais tressailli de peur.

Il regarda un instant autour de lui, puis me repéra.

À ce moment-là, toutes les émotions que j’avais ressenties hier étaient revenues à la surface. Même s’il ne m’avait pas dit un mot, je m’étais retrouvé à détourner les yeux vers le sol.

Rien que par ma réaction, les deux personnes assises avec moi semblaient réaliser qui était l’homme dans l’entrée. Ruijerd fronça les sourcils, Éris donna un coup de pied dans le dossier de sa chaise et se leva.

« Qui êtes-vous censé être ? »

L’homme commença à marcher vers nous, mais Éris s’était plantée carrément sur son chemin. Les bras croisés, les pieds écartés et le menton en l’air, elle regarda l’homme d’un air sévère, malgré le fait qu’il était deux têtes plus grand qu’elle.

« Je suis Paul Greyrat… son père. »

« Je le sais ! »

Alors que je regardais le dos d’Éris, Paul parla au-dessus de sa tête d’une voix ironiquement amusée.

« Que se passe-t-il, Rudy ? Tu te caches derrière des filles maintenant ? Quel petit play-boy ! »

Quelque chose dans ces mots — ou peut-être son ton — m’avait un peu soulagé. Cela me rappelait la façon dont il me taquinait à l’époque. C’étaient de bons souvenirs.

Je pensais que Paul essayait de combler le fossé qui s’était ouvert entre nous. Après tout, il s’était donné beaucoup de mal pour me trouver ici dès le matin. J’étais assez calme pour au moins essayer d’avoir une conversation.

« Rudeus ne se cache pas derrière moi ! C’est moi qui le cache ! De son échec de père ! »

En frappant des poings avec ses mains, Éris frémit de fureur. On aurait dit qu’elle était prête à frapper le menton de Paul.

J’avais jeté un coup d’œil à Ruijerd. Sentant apparemment ce que je voulais, il saisit Éris par la peau du cou et la souleva du sol.

« Hé ! Laisse-moi partir, Ruijerd ! »

« Nous devrions les laisser tous les deux seuls. »

« Tu as vu Rudeus hier soir, pas vrai !? Cet homme n’a pas le droit de se dire père ! »

« Ne sois pas si dur avec lui. La plupart des pères sont loin d’être parfaits. »

Ruijerd se dirigea vers la sortie, emportant avec lui une Éris en difficulté. Mais en passant devant Paul, il s’arrêta un instant.

« Tu as le droit de dire ce que tu as à dire. Mais la seule raison pour laquelle tu le peux est que ton fils est toujours en vie. »

« Euh… oui… »

Les paroles de Ruijerd avaient un réel poids. Il semblait en effet se considérer comme le plus grand échec du monde en tant que père. Peut-être avait-il de la sympathie pour un autre raté.

« Tu ne devrais vraiment pas commander les gens avec un coup de menton, Rudy. »

« Vous avez tout faux, mon père. C’était du pur contact visuel. Mon menton n’était même pas impliqué. », avais-je protesté.

« Je ne suis pas sûr que cela fasse vraiment une différence », déclara Paul, assis en face de moi à la table.

« Alors, c’était le démon dont vous me parliez hier ? »

« Oui. C’est Ruijerd de la tribu des Superd. »

« Un Superd, hein ? Cela semble être un gars assez amical. Je suppose que les rumeurs ont dû être un peu exagérées. »

« Tu n’as pas peur de lui ? »

« Ne sois pas stupide. C’est l’homme qui a sauvé mon fils. »

Il ne semblait pas le penser hier, mais… il ne serait probablement pas très utile de le souligner.

Venons en au fait…

« Très bien. Puis-je te demander pourquoi tu es ici ? »

Ma voix était plus raide que je ne l’avais prévu et Paul broncha sur son siège.

« Euh… eh bien, je voulais dire que je suis désolé. »

« Désolé de quoi ? »

« De tout ce qui s’est passé hier. »

« Il n’y a pas lieu de s’excuser. »

Le fait qu’il soit disposé à le faire était utile, mais après une bonne nuit de sommeil sur la poitrine d’Éris, j’étais prêt à reconnaître les erreurs que j’avais commises.

« Pour être honnête, j’ai vraiment joué jusqu’à maintenant. »

Il était vrai que les choses avaient été un peu risquées au début. Mais dans l’ensemble, notre voyage s’était bien déroulé, et j’avais trouvé le temps de me livrer à diverses perversions. Le fait que je n’aie jamais réussi à rassembler des informations sur la région de Fittoa avait sans aucun doute été un échec de ma part. Je n’avais jamais eu l’occasion de fouiner à Port Zant, mais nous avions passé pas mal de temps à Port Venteux. J’aurais pu y trouver une sorte de courtier en informations et en apprendre davantage sur la calamité.

Je n’avais pas cherché quelque chose que j’aurais vraiment dû faire. C’était bâclé et irréfléchi de ma part.

« Il est compréhensible que tu sois en colère contre moi, mon père. Je suis aussi désolé… Je ne peux pas imaginer à quel point les choses ont dû être mouvementées pour toi. »

Toute la région de Fittoa avait été « déplacée », et notre famille s’était dispersée au gré des vents. Quand je pensais à ce que Paul avait dû ressentir dans les jours et les semaines qui avaient suivi, je ne pouvais pas me résoudre à lui reprocher son attitude sévère. Je voyageais dans une bulle d’ignorance, ignorant heureusement la tragédie qui m’entourait.

« Ne parle pas comme ça, Rudy. Je sais que tu as aussi dû avoir des difficultés là-bas. »

« Non, ce n’est pas du tout vrai. C’était vraiment du gâteau. »

Après tout, Ruijerd avait été là pour moi. Après notre départ cahoteux à Rikarisu, les choses s’étaient relativement bien passées. Notre garde du corps avait veillé à ce que les monstres ne nous fassent jamais tomber dans une embuscade. Il avait pourchassé notre dîner sans qu’on le lui demande, et il était même intervenu quand Éris et moi nous étions disputés. Pour moi, au moins, le voyage s’était déroulé pratiquement sans stress. Les mots « promenade de santé » sonnaient à peu près juste.

« Ah oui ? Une partie de plaisir, hein… ? »

Je ne savais évidemment pas ce que Paul pensait en ce moment. Mais pour une raison quelconque, sa voix tremblait légèrement.

« Au fait, je me sens mal de n’avoir jamais vu ton message. De quoi s’agissait-il ? »

« J’ai juste dit que j’allais bien, et je t’ai demandé de fouiller la partie nord du continent central. »

« Je vois. Je pourrai y aller pour jeter un coup d’œil une fois que j’aurai déposé Éris dans la région de Fittoa. »

Pourquoi parlais-je comme un robot ? Tout ce que j’avais dit à l’instant était ressorti avec une étrange tension. J’avais presque l’impression d’être anxieux. Mais pourquoi le serais-je ? J’avais pardonné à Paul, et il m’avait pardonné. Les choses n’étaient définitivement plus les mêmes qu’avant, mais c’était une situation d’urgence, non ? Et tout le monde était tendu dans une situation d’urgence. Bien sûr, c’était logique.

« En mettant cela de côté pour l’instant, pourrais-tu me parler un peu plus en détail de la situation actuelle dans la région de Fittoa ? »

« Oui, bien sûr. »

La voix de Paul était aussi raide que la mienne et tremblait légèrement à chaque fois qu’il parlait. Était-il aussi sur les nerfs ?

Non, non. Je devrais d’abord essayer de comprendre mon propre comportement. Il y avait vraiment quelque chose de bizarre… Je ne pouvais pas agir comme je le faisais d’habitude.

Comment avais-je parlé avec Paul avant cela ? Nous étions plutôt décontractés l’un envers l’autre, pas vrais ?

« Voyons voir. Par où dois-je commencer ? »

Sa voix toujours tendue, Paul m’avait fait un résumé complet de ce qui s’était passé à Fittoa pendant mon absence. Tous les bâtiments de la région avaient disparu, et chaque habitant avait été téléporté dans un coin quelconque de la planète. De nombreux décès avaient déjà été confirmés, et beaucoup d’autres personnes étaient toujours portées disparues.

Paul avait décrit comment il avait recruté des volontaires pour l’équipe de recherche et de sauvetage et avait tout transformé en une organisation fonctionnelle. Il avait choisi de baser leurs opérations à Millishion parce que c’était le siège de la guilde des aventuriers et un bon endroit pour recueillir des informations.

L’équipe avait une autre base d’opérations dans la capitale du royaume d’Asura, et l’ancien majordome Alphonse y dirigeait les opérations. Alphonse était également le chef de l’organisation et apportait une aide active aux réfugiés qui étaient rentrés dans la région de Fittoa.

Paul m’avait également expliqué qu’il avait laissé des messages pour moi dans des villes du monde entier. Il espérait que nous pourrions nous séparer et rechercher les membres disparus de notre famille séparément.

En tant que son aîné et le plus indépendant de ses enfants, il était probablement de ma responsabilité d’aider. Oui, j’étais encore un enfant, mais j’avais l’esprit d’un adulte. Si j’avais vraiment vu le message de Paul, cela m’aurait incité à agir.

Zenith, Lilia et Aisha avaient toutes disparu. Et il était tout à fait possible que je sois passé à côté de l’une d’entre elles quelque part sur le Continent Démon. C’était juste un fait, et c’était suffisant pour me faire regretter tout ce que j’avais fait là-bas. J’étais tellement pressé que nous ne restions que rarement dans une seule ville pendant plus de quelques jours.

« Mais Norn allait bien ? »

« Oui, on a eu de la chance là-dessus. Elle me touchait quand c’est arrivé. »

Selon Paul, c’était ainsi que la magie de téléportation fonctionnait en général : si vous étiez en contact physique avec quelqu’un quand cela vous touchait, vous étiez envoyés ensemble à votre destination.

« Est-ce qu’elle va bien ? »

« Oui. Elle semblait un peu mal à l’aise à l’idée de déménager dans un endroit aussi peu familier au début, mais maintenant elle est devenue la mascotte de l’équipe. »

« Vraiment ? C’est bon à entendre. »

Au moins, Norn était en sécurité et heureuse. C’était sans aucun doute le seul point positif dans toute cette horreur. C’était quelque chose qui valait certainement la peine d’être célébré.

Mais pour une raison quelconque, je me sentais encore un peu déprimé.

« … »

« … »

Notre conversation s’était arrêtée. C’était étrangement… gênant. Paul et moi n’étions pas comme ça avant. Qu’était-il arrivé à la façon dont nous faisions des blagues et badinions l’un avec l’autre ? C’était très particulier.

***

Partie 5

Au bout d’un moment, Paul déclara quelque chose, mais je n’avais pas réussi à lui répondre.

Mes réponses étaient devenues de plus en plus brèves et apathiques.

À un moment donné, tous les autres clients avaient quitté le bar. Dans peu de temps, on nous aurait probablement demandé de partir pour qu’ils puissent se préparer à la ruée du déjeuner.

J’imaginais que Paul avait également compris cela. Il était passé à notre dernier grand sujet.

« Que comptes-tu faire ensuite, Rudy ? »

« Tout d’abord, je vais ramener Éris dans la région de Fittoa. »

« Sais-tu qu’il ne reste plus grand-chose à Fittoa ? »

« Je sais. Mais on y va quand même. »

Même si Philip, Sauros et Ghislaine étaient toujours portés disparus, et que nous ne trouverions probablement pas de visages familiers nous attendant, nous devions partir. Après tout, notre objectif avait toujours été de retourner là-bas. Nous allions poursuivre notre objectif initial. Et une fois arrivés à Fittoa, nous pourrions constater ce qu’il était arrivé de nos propres yeux.

Après cela, je pourrais partir à leur recherche dans la partie nord du continent central… ou peut-être même demander à Ruijerd de m’aider à retourner sur le Continent Démons. Je pourrais même essayer de me rendre sur le continent Begaritt. J’en connaissais plus ou moins la langue.

« Après ça, je commencerai à chercher dans d’autres parties du monde. »

« … Très bien. »

Sur ce, la conversation s’était à nouveau interrompue. Je n’avais aucune idée de ce qu’il y avait d’autre à dire.

« Voici. »

À ce moment-là, le barman avait brutalement posé deux tasses en bois devant nous. Des vrilles de vapeur s’élevèrent doucement du liquide qui se trouvait à l’intérieur.

« C’est la maison qui offre. »

« Oh. Merci. »

Maintenant que j’y pensais, ma gorge était douloureusement sèche.

Une fois que j’avais réalisé cela, j’avais aussi remarqué d’autres choses. Je serrais mes mains très fort. Mes paumes étaient suintantes. Je sentais aussi des frissons dans mon dos et mes aisselles. Et mon franc avait blanchi.

« Hé, petit. Je ne vais pas faire semblant de savoir ce qui se passe ici, mais… »

« Hm… ? »

« Au moins, regardez le gars en face. »

Les mots qu’ils m’avaient prononcés me frappèrent subitement. J’avais évité le regard de Paul pendant tout ce temps. Dès qu’il était entré, j’avais détourné le regard. Je ne l’avais plus regardé en face. Pas même une seule fois.

Avalant anxieusement, j’avais levé les yeux vers mon père. Son visage était plein d’incertitude et d’angoisse. Il avait l’air d’un homme sur le point de fondre en larmes.

« Pourquoi fais-tu cette tête ? »

« Quelle tête ? » dit Paul, en souriant faiblement.

Avec son expression apathique et ses joues creuses, il ressemblait à une personne complètement différente de l’homme que j’avais connu auparavant. Mais pour une raison quelconque, j’avais l’impression d’avoir déjà vu un visage très similaire quelque part. Quand était-ce ? J’avais l’impression que c’était il y a longtemps…

… Maintenant, je me souviens.

Je l’avais vu dans le miroir de la salle de bain, dans mon ancienne maison.

C’était un an ou deux après que je sois devenu un vrai clochard. À ce moment-là, je pensais encore avoir le temps de changer les choses. Mais j’étais également conscient qu’il y avait un fossé grandissant entre moi et tous ceux que je connaissais, un fossé que je ne pourrais peut-être jamais combler.

Mais j’avais tout simplement trop peur de sortir à nouveau. C’était ainsi que des sentiments d’anxiété et de frustration s’étaient progressivement accumulés en moi. Ce fut probablement la période la plus instable de ma vie sur le plan émotionnel.

Je vois. C’est donc comme ça…

Paul avait cherché désespérément sa famille, sans succès. Malgré tous ses efforts, il n’avait pas reçu une seule nouvelle depuis des lustres. Il s’inquiétait constamment pour nous. Et finalement, il avait commencé à se poser des questions : et s’ils sont blessés ? Et s’ils tombaient malades ? Et s’ils sont déjà morts ? Plus il y pensait, plus il s’inquiétait.

Et puis, finalement, j’étais arrivé… avec un sourire joyeux sur le visage. C’était tellement différent de ce que Paul avait imaginé qu’il s’était énervé malgré lui.

J’avais déjà vécu quelque chose de semblable. Peu de temps après que j’ai commencé ma vie de looser, quelqu’un que je connaissais depuis le collège était venu me rendre visite et avait commencé à me parler de ce qui se passait à l’école. J’étais profondément déprimé et je souffrais beaucoup, mais il parlait de sa vie comme s’il n’avait pas un seul souci au monde. J’avais mal à l’estomac. J’avais fini par craquer et par lui lancer de sévères insultes.

Le lendemain, je m’étais dit que je m’excuserais auprès de lui la prochaine fois qu’il passera. Mais il n’était jamais revenu. Je n’étais plus jamais rentré en contact avec lui. J’avais laissé une sorte d’orgueil tenace me retenir.

Je m’en souvenais maintenant. J’avais vu ce visage dans le miroir à ce moment-là.

« J’ai une proposition, mon père. »

« Quoi… ? »

« Dans ces circonstances, je pense que nous devons essayer d’agir comme des adultes. »

« Euh, oui, je suppose que je n’étais pas très mature hier… Je ne suis cependant pas sûr de savoir où tu veux en venir. »

La morosité qui régnait dans mon cœur se dissipait rapidement. J’avais enfin compris ce que Paul ressentait maintenant. Une fois que j’avais en main cette pièce du puzzle, le reste était vraiment assez simple.

J’avais repensé au passé, au jour où Paul m’avait engueulé pour m’être battu, et où je lui avais balancé un tas de méchanceté. À l’époque, je n’avais pas été très impressionné par ses compétences parentales. Mais il n’avait alors que 24 ans, ce qui était un jeune âge pour être père, j’avais alors décidé de ne pas le juger trop sévèrement.

Depuis lors six ans s’étaient écoulés. Paul avait maintenant trente ans. Il était encore un peu plus jeune que moi dans ma vie précédente, et il avait déjà accompli plus que je n’avais jamais fait. Quand je m’étais battu avec mon ami, je n’avais même pas essayé de me réconcilier. J’avais juste trouvé des moyens de me convaincre que tout était de sa faute. En comparaison, Paul faisait un bien meilleur effort.

Je n’étais plus la même personne qu’à l’époque. Ne m’étais-je pas juré que j’allais changer ? J’avais oublié cela dernièrement. Je ne pouvais pas répéter les mêmes erreurs stupides indéfiniment.

Oui, c’était un combat beaucoup plus important que le précédent. Mais je me comportais exactement de la même façon que ce jour-là, il y a six ans. Nous faisions tous les deux les mêmes erreurs stupides, encore et encore. Je pensais avoir parcouru un long chemin depuis lors, mais au lieu de cela, il semblerait que j’avais fait du surplace. Il fallait que je le reconnaisse.

Et surtout, il fallait que je fasse un vrai pas en avant.

« Faisons comme si rien ne s’était passé hier. »

C’était une proposition assez simple. J’avais été profondément blessé par ce que Paul m’avait dit dans ce bar. La douleur était presque insupportable. Mon ami, qui était passé par là par souci pour moi, avait dû ressentir quelque chose de semblable quand je l’avais repoussé. Et c’était ainsi que les choses s’étaient terminées. Nous ne nous étions plus jamais revus.

Cela n’allait pas se passer comme ça cette fois-ci. Je ne voulais pas que mon lien avec Paul soit rompu.

« Nous ne nous sommes pas disputés hier. En ce moment même, nous nous revoyons pour la première fois depuis des années. Compris ? »

« De quoi parles-tu, Rudy ? »

« Ne réfléchis pas trop, s’il te plaît. Ouvre grand tes bras. Vas-y ! »

« Euh… OK… »

Paul écarta les bras, il semblait vraiment perplexe.

Je m’étais aussitôt précipité vers lui.

« Père ! Tu m’as tellement manqué ! »

Son corps sentait faiblement l’alcool. Il semblait être sobre en ce moment, mais je n’aurais pas été surpris qu’il ait encore une gueule de bois. Quand avait-il commencé à boire autant, d’ailleurs ? J’avais l’impression qu’il y avait à peine touché à l’époque.

« R-Rudy ? »

Paul ne semblait pas savoir comment réagir.

En posant mon menton sur son épaule, je lui avais lentement murmuré un petit conseil.

« Allez. Tu viens de retrouver ton fils. N’as-tu rien à dire ? »

Oui, tout cela était un peu ridicule. Malgré tout, j’avais étreint de toutes mes forces le corps solidement construit de Paul. Il n’y avait pas que son visage qui s’était aminci. Son corps semblait avoir une taille ou deux de moins qu’avant. Bien sûr, j’avais grandi ces dernières années, ce qui avait probablement un rapport avec cela, mais il était évident que mon père avait traversé des moments très difficiles.

Après un moment d’hésitation, Paul avait réussi à marmonner : « Tu m’as aussi manqué. »

Et une fois qu’il avait fait sortir ces premiers mots, c’était comme si des vannes s’ouvraient.

« Tu m’as manqué aussi, Rudy… Tu m’as tellement manqué ! J’ai cherché et cherché, mais je n’ai trouvé personne… J’ai commencé à penser que tu étais peut-être mort… J’ai commencé… à t’imaginer… »

Quand je regardais Paul de nouveau, des larmes coulaient sur ses joues. Ce n’était pas vraiment une belle image. L’homme sanglotait comme un bébé.

« Je suis désolé… Je suis tellement désolé, Rudy… »

Eh bien, super. Il avait maintenant réussi à me faire marcher.

J’avais tapoté l’arrière de la tête de Paul plusieurs fois. Pendant un moment, nous avions pleuré tous les deux ensemble.

Et ainsi, pour la première fois en cinq ans, j’avais enfin retrouvé mon père.

 

 

 

***

Interlude 1: Éris, tueuse de Gobelins

Partie 1

Excusez la brusque digression, mais parlons d’un jeune homme nommé Cliff Grimor.

Cliff avait douze ans à l’époque, il était plus jeune qu’Éris, mais plus âgé que moi. Enfant, il avait vécu dans un orphelinat à Millishion. Cet établissement était géré par l’église de Millis, et servait de symbole de sa puissance et de son prestige. Naturellement, il ne manquait pas de fonds ou de soutien, ses enfants étaient bien pris en charge de toutes les manières possibles, et beaucoup avaient finalement été adoptés.

Après plusieurs années passées dans cette institution haut de gamme, Cliff avait été adopté à l’âge de cinq ans par son père adoptif actuel. Il s’agissait de Harry Grimor, un homme âgé et de haut rang de l’église de Millis.

Une fois que Cliff a rejoint le foyer de Harry, il suivit un programme éducatif rigoureux conçu pour faire grandir ses talents naturels. En quelques années seulement, il avait atteint un grade avancé en magie de guérison, de désintoxication et en magie divine. Il avait également appris à lancer des sorts de niveau intermédiaire dans toutes les disciplines de la magie offensive, et même des sorts de feu de niveau avancé.

En un mot, Cliff était un prodige.

Tout le monde autour du garçon le couvrait d’éloges. Tout le monde lui avait dit qu’un jour il laisserait sa marque dans le monde.

À cet égard, ses premières années étaient semblables à celles de Rudeus. Mais contrairement à Rudeus, qui conservait les souvenirs de sa vie précédente pour le garder humble, Cliff était devenu arrogant. Pour être franc, le gamin était imbu de lui-même.

Dans un sens, il était difficile de le blâmer. Même parmi ses instructeurs, il n’y avait personne qui pouvait utiliser une aussi grande variété de magie avec autant de compétence que lui. Il est vrai que certains pouvaient lancer des sorts de Guérison de Rang Saint, d’autres avaient maîtrisé les sorts de Désintoxication de Rang Saint. Cependant, seul Cliff était avancé dans quatre disciplines distinctes. L’étendue de ses compétences était telle que certains disaient qu’il était un sage en devenir. L’ego du garçon grandissait de jour en jour. Peu à peu, il cessa d’écouter ses tuteurs.

Un jour, Cliff devrait succéder à son père adoptif et prendre un poste à l’église de Millis. Cliff en était bien sûr conscient. Mais à présent, il aspirait à être un aventurier.

Pourquoi un aventurier, me demanderiez-vous ?

La cause se trouvait dans ses premières années à l’orphelinat. Beaucoup de ceux qui avaient été élevés dans cet établissement étaient devenus des aventuriers. Les enfants qui n’avaient pas été adoptés avant leur dixième anniversaire étaient envoyés dans une école gérée par l’église de Millis, où ils suivirent une formation de cinq ans dans les arts du combat à l’épée et de la magie. Après avoir obtenu leur diplôme, ils accepteraient des emplois adaptés à leurs talents particuliers. Ceux qui obtenaient de superbes résultats dans les études du maniement du sabre et la magie devenaient parfois chevaliers, mais la majorité de ces diplômés finissaient comme aventuriers.

Ces jeunes hommes et femmes s’arrêtaient fréquemment pour visiter leur ancienne maison. Ils se réjouissaient de pouvoir retrouver leurs anciens professeurs et de raconter des histoires passionnantes de leurs aventures aux enfants qui y vivaient. Beaucoup d’orphelins, captivés par ces récits, rêvaient de suivre leurs traces, et Cliff ne faisait pas exception.

Bien sûr, il ne croyait pas que son rêve se réaliserait un jour. Malgré ce que son cœur voulait, il comprenait clairement les circonstances actuelles. Un enfant adopté dans un orphelinat ne pouvait pas espérer choisir son propre destin.

Il pouvait l’accepter… du moins au début. Mais la routine ennuyeuse de sa vie quotidienne s’était abattue sur Cliff, et les louanges constantes qu’il recevait lui gonflaient la tête. C’était ainsi qu’un jour, il avait eu l’idée de s’enfuir de chez lui pour s’inscrire comme aventurier.

Il voulait simplement juste mettre ses compétences à l’épreuve. Même certains de ses instructeurs de magie s’étaient fait un nom en tant que jeunes aventuriers. Il devrait sûrement acquérir une expérience similaire dans sa jeunesse… du moins, c’est ce qu’il pensait. Avec le bâton que son père adoptif lui avait offert pour son dixième anniversaire entre les mains, Cliff se rendit du District Divin au District des Aventuriers, où il s’acheta une robe de magicien bleue.

Maintenant qu’il avait l’habit de l’emploi, il se dirigea vers la Guilde. Craignant que l’église ne le retrouve rapidement s’il s’inscrivait comme guérisseur, il avait décidé de mentionner sa profession de « magicien » à la place. Pour une raison quelconque, il pensait que cela ferait une différence.

Très vite, l’enregistrement de Cliff fut complet. Il était désormais officiellement un aventurier. Un tout nouveau monde de danger, d’excitation et de gloire s’était ouvert devant lui.

Son cœur palpitant de joie, Cliff regarda autour de lui. Presque tous ceux qu’il voyait étaient des hommes musclés. Il était clair que la plupart d’entre eux étaient des épéistes ou des guerriers de métier.

Cliff avait appris des aventuriers qui avaient visité l’orphelinat que les lanceurs de sorts talentueux étaient très demandés. Il supposait qu’en se présentant simplement comme magicien, il trouverait rapidement une place dans le groupe de quelqu’un. Il n’avait pas prêté attention aux explications de la réceptionniste sur le système de classement de la guilde. Il pensait qu’il pouvait rentrer directement dans n’importe quel groupe, quel que soit son rang.

« Ça ne va pas le faire, gamin. »

Inévitablement, il avait été rejeté. Tous ceux qu’il avait approchés l’avaient brusquement repoussé. Lorsque cela s’était produit pour la quatrième fois de suite, la patience du garçon avait fini par s’épuiser.

« Pourquoi !? Pourquoi ne me laissez-vous pas entrer dans votre groupe !? »

« Je te l’ai déjà dit. Nos rangs sont différents. »

« Qu’est-ce que ça peut faire !? Je suis aussi puissant que n’importe quel magicien de classe A ! Vous devriez être reconnaissants que je sois même prêt à travailler avec des gens comme vous ! »

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? J’en ai assez de tes conneries, sale gosse ! Tu veux vraiment te battre avec moi en duel !? »

« Tout ce que vous savez, bandes d’incultes, c’est comment brandir une épée. Je ne serais pas trop arrogant si j’étais vous ! »

« Espèce de petite merde… »

L’aventurier costaud devant Cliff s’était avancé et l’avait saisi par le devant de sa chemise. Il ne s’attendait pas à ce que les choses se passaient ainsi, mais s’il parvenait à battre cet homme, cela servirait à démontrer sa force.

« Arrête ça. Tu es puéril. »

Mais avant qu’il n’ait eu la chance d’essayer, une jeune fille rousse de son âge était intervenue.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

Faisons un petit retour en arrière.

Ce matin même, Éris Boreas Greyrat s’était séparée de Rudeus et Ruijerd pour rendre visite à la Guilde des aventuriers de Millishion. Alors qu’elle se dépêchait de descendre la rue principale menant au bâtiment, le sourire sur son visage était si grand que quiconque l’aurait vu aurait probablement souri aussi. Elle portait sa tenue d’aventurière habituelle : une chemise épaisse, un protège-poitrine en cuir, un pantalon en cuir et des bottes à semelles fines, mais résistantes. Avec son arme à la hanche, il était évident au premier coup d’œil qu’elle était épéiste de profession.

Aujourd’hui, elle avait choisi de ne pas porter sa cagoule habituelle. L’année dernière, elle avait appris que la porter dans une guilde était un bon moyen de se faire passer pour un magicien… ce qui avait tendance à encourager des hommes étranges à l’approcher.

En peu de temps, Éris avait atteint sa destination. La guilde des aventuriers de Millishion se tenait au bout d’une rue principale. C’était le siège de toute l’organisation, et le plus grand bâtiment du quartier des aventuriers.

Son imposante porte d’entrée n’était pas suffisante pour intimider Éris. Elle s’avança à l’intérieur. Mais la taille même du hall d’entrée du bâtiment l’avait presque obligée à s’arrêter et à croiser les bras. Non seulement la pièce était plus grande que tout ce qu’elle avait vu dans les autres bâtiments de la Guilde, mais elle était aussi plus grande que la salle de banquet de la maison de sa famille à Roa. Tout jeune homme ou femme qui y mettait les pieds pour s’inscrire à la Guilde aurait probablement hésité devant ce spectacle impressionnant.

Mais bien sûr, Éris n’était pas une nouvelle venue timide. C’était une aventurière de premier plan, une vétérante de longue date. Il lui avait suffi d’une seconde pour se rendre au tableau d’affichage.

Ce tableau était bien plus grand que tous ceux qu’elle avait déjà vus, mais il débordait néanmoins de feuilles de papier. Pliant les bras, Éris commença à regarder par-dessus.

Aujourd’hui, au lieu de se diriger vers les tâches de rang B, qui était le travail quotidien de la Dead End, elle étudiait la section du tableau de rang E, à la recherche de tâches classées comme des quêtes ouvertes. Il s’agissait de missions spéciales, affichées périodiquement par le pays dans lequel la guilde était située. Leurs récompenses se trouvaient en bas de l’affiche, mais comme elles étaient de haute priorité, tout aventurier pouvait les accepter, quel que soit son rang.

Évidemment, il n’y en avait pas eu sur le Continent Démon. Il n’y avait pas de « pays » à y trouver.

Parmi la poignée de Quêtes ouvertes, les yeux d’Éris s’étaient fixés sur une quête en particulier.

Mission spéciale

Mission : exterminer les gobelins

Localisation :

à l’est de Millishion

Durée de la mission :

Aucune

Date Limite :

Pas de date limite

Commanditaire :

Les Saints Chevaliers de Millis

Récompenses : 

10 pièces de cuivre Millis par oreille

Notes :

Les nouveaux aventuriers doivent se méfier des Hobgoblins, que l’on trouve parfois parmi des groupes de Gobelins. Ne retirez pas cette demande du tableau, apportez simplement les oreilles que vous recueillez directement au comptoir d’accueil.

Les gobelins étaient une espèce de monstre qui vivait principalement à la limite entre les forêts et les plaines ouvertes. Ils avaient une forme humanoïde et utilisaient des armes rudimentaires, mais ne pouvaient pas comprendre le langage humain. En petit nombre, ils étaient pour la plupart inoffensifs, mais si on les laissait seuls trop longtemps, ils se reproduisaient rapidement et commençaient à attaquer les villages voisins. Ils étaient considérés comme un parasite assez dangereux. Cependant, comme ils résidaient à la périphérie des zones boisées, ils servaient également de tampon naturel contre les monstres plus dangereux qui se reproduisaient à l’intérieur des forêts.

C’était des créatures faibles qui pouvaient être tuées sans trop de difficultés par n’importe quel jeune homme ou femme qui savait se servir d’une épée. La guilde des aventuriers en profitait pour proposer des tâches régulières d’extermination des gobelins avec des récompenses légèrement généreuses, comme une sorte d’introduction aux quêtes de combat.

De plus, bien qu’Éris n’en soit pas consciente, les créatures étaient parfois utilisées comme outil de torture contre des espions étrangers capturés. Pour toutes ces raisons, le Saint Pays de Millis ne fit aucun effort pour exterminer les gobelins à l’intérieur de ses frontières, préférant maintenir leur population à un niveau stable.

Éris était une aventurière de Rang A dont les compétences avaient été reconnues par Ruijerd Superdia, et qui était parfaitement capable de battre un guerrier moyen de rang C rien qu’avec ses poings nus. Vous vous demandez peut-être pourquoi elle s’embêterait avec un travail aussi basique à ce stade.

Il y avait deux raisons.

Premièrement : c’était quelque chose qu’elle rêvait de faire depuis très longtemps.

Pendant la brève période de sa vie où elle était à l’école, Éris avait souvent écouté un groupe de garçons dans sa classe. Ils parlaient constamment de ce qu’ils feraient une fois qu’ils seraient devenus des aventuriers. Leur plan était de commencer par chasser les gobelins. Après avoir économisé un peu d’argent et s’être renforcés, ils finiraient par se rendre dans les régions du sud du continent central, où ils pourraient occuper des emplois de haut niveau et plonger dans des donjons.

***

Partie 2

En écoutant leur bavardage excité, Éris commença à se livrer à ces mêmes fantasmes.

Un jour, elle s’était approchée du petit groupe et exigea qu’ils la laissent se joindre à la conversation, ce qui avait conduit à une bagarre dans laquelle elle les avait brutalement battus tous les trois. Elle avait été renvoyée de son école, mais elle avait vite rencontré Ghislaine, dont les histoires n’avaient fait qu’intensifier son désir de vivre une vie d’aventure.

Après avoir rencontré Rudeus, elle rêvait constamment de devenir une aventurière avec lui. Dans son imagination, ils formeraient un groupe de deux : Éris, l’épéiste, et Rudeus, le mage. Ensemble, ils allaient défier des donjons inconnus à la recherche d’un trésor.

Mais lorsqu’elle s’était retrouvée coincée avec lui sur le Continent Démon, les choses s’étaient déroulées à l’opposé de ces fantasmes. En particulier, Rudeus s’était avéré très pragmatique dans cette affaire. Il avait tenu le groupe éloigné des donjons et de leurs dangers inconnus. Si Éris leur avait proposé d’aller tuer des gobelins, il aurait probablement froncé les sourcils et dit : « Pourquoi nous donnerions-nous la peine de faire ça ? »

Bien entendue, Éris n’était plus une débutante. Elle s’était frayé un chemin à travers les dangers du Continent Démon, et elle savait qu’il n’y avait pas vraiment d’intérêt à prendre ce travail maintenant. Mais même si c’était inutile, tuer des gobelins avait toujours été en tête de sa liste des « choses que je veux faire une fois que je serai une aventurière. » Elle voulait à minima vivre cette expérience.

C’était sa première raison. La deuxième… était un secret.

« Je me demande si je peux revenir avant le coucher du soleil… »

En étudiant la tâche qu’elle avait repérée sur le tableau, Éris essaya de comprendre combien de temps prendrait le voyage aller-retour. Elle devrait cette fois-ci faire le voyage à pied. C’était encore le matin, mais il était préférable d’avoir une marge d’erreur confortable.

« … Hm ? »

Mais en y réfléchissant bien, elle remarqua une note affichée toute au bord du tableau, au-delà des tâches de rang F.

Mission spéciale

Mission : Citoyens déplacés de la région de Fittoa

Localisation :

Veuillez contacter l’adresse suivante…

Après avoir lu la première ligne, Éris détourna le regard. Elle avait également vu cette même note dans la guilde des aventuriers de Port Zant.

Rudeus n’avait jamais parlé de la région de Fittoa. Éris supposait donc que c’était juste parce qu’il ne voulait pas la rendre anxieuse. Elle soupçonnait que la raison pour laquelle il avait proposé ce « jour de congé » était pour pouvoir prendre des mesures sur ce front.

Éris essaya de ne pas trop réfléchir à des problèmes compliqués. Elle s’était convaincue qu’elle n’était pas assez intelligente pour le comprendre et elle avait demandé à Rudeus de réfléchir à sa place. Une fois le moment venu, elle était sûre qu’il lui expliquerait son plan de manière à ce qu’elle puisse le suivre. Elle n’aurait jamais imaginé que Rudeus n’était même pas au courant de l’existence de ces avis.

« Très bien ! »

Après avoir fait ce pour quoi elle était venue, Éris s’était éloignée du tableau avec beaucoup d’enthousiasme et s’était dirigée vers la sortie. Il ne restait plus qu’à se diriger vers l’est et à tuer quelques gobelins. Vu l’enthousiasme qu’elle ressentait en ce moment, elle allait probablement anéantir un ou deux nids avant d’avoir terminé. Il n’y avait rien ni personne qui pouvait l’arrêter. Un moment de silence pour nos petits amis verts, s’il vous plaît…

« Pourquoi !? »

Il semblerait que nous ayons pris nous-mêmes un peu d’avance. Au moment où elle s’apprêtait à quitter le bâtiment, Éris s’était arrêtée sur ses pas après avoir entendu ce cri.

En se retournant, elle vit un jeune garçon entouré d’un groupe d’hommes faisant près de deux fois sa taille.

« Pourquoi ne me laissez-vous pas entrer dans votre groupe !? »

Le garçon qui avait crié semblait être un magicien, vu sa robe bleue. Il était un peu plus petit que Rudeus, ses cheveux brun foncé étaient longs à l’avant, cachant ainsi ses yeux. Le bâton qu’il portait n’était pas aussi impressionnant que l’Aqua Heartia de Rudeus, mais on pouvait voir à la taille de son cristal magique qu’il était fait de matériaux de qualité. Sa famille était probablement aisée, mais pas aussi riche que celle d’Éris.

« Je suis aussi puissant que n’importe quel magicien de rang A ! Vous devriez être reconnaissants que je sois même prêt à travailler avec des gens comme vous ! »

Son attitude arrogante n’était pas très bien accueillie par les hommes qui l’entouraient. Ce n’était pas vraiment surprenant. Éris l’aurait frappé au visage sans un mot s’il lui avait dit quelque chose comme ça.

« C’est quoi ce bordel ? J’en ai assez de tes conneries, sale gosse ! Tu veux vraiment te battre avec moi en duel !? »

« Tout ce que vous savez, bande d’inculte, c’est comment brandir une épée. Je ne serais pas trop arrogant si j’étais vous ! »

« Espèce de petite merde… »

Un des aventuriers attrapa le garçon par sa chemise. Son visage était resté calme, mais Éris avait pu voir que ses jambes tremblaient légèrement.

Elle se dirigea vers le petit groupe et intervint pour intervenir.

« Arrête ça. C’est puéril. »

Si Rudeus avait été là, sa mâchoire aurait probablement touché le sol à ce moment-là. Ce n’était pas le genre de phrase qu’on s’attendrait à entendre de la part d’Éris.

Honnêtement, Éris avait trouvé toute cette affaire plutôt excitante. En tant qu’aventurière de rang A, elle était au-dessus de tous ces gens. Elle était la vétérante calme, intervenant pour protéger le nouveau venu contre une bande de brutes ! Très cool, se serait-elle dit à elle-même.

Bien sûr, Ruijerd devait souvent intervenir de cette manière pour l’empêcher de frapper un idiot malchanceux au visage, mais ce fait gênant lui avait complètement échappé.

« … Tch. Oui, je suppose que tu as raison. Je n’agissais pas de façon très mature. »

À sa grande surprise, l’homme recula immédiatement. Elle s’attendait à ce que cela se transforme en bagarre, alors cela lui a semblé un peu désagréable.

« Allez, les gars. Allons-y. »

Les hommes partirent, laissant le garçon magicien derrière eux. Éris attendait qu’il la remercie avec un petit sourire sur son visage. Dans son imagination, il se passait quelque chose comme ça :

Garçon : Merci de m’avoir aidé, mademoiselle. Qui êtes-vous ?

Éris : Oh, personne de spécial.

Garçon : Je vous en prie ! Dites-moi au moins votre nom !

Éris : Hmm. Très bien… dans ce cas tu peux m’appeler Ruijerd de la Dead End.

Rudeus aimait utiliser cette dernière ligne parfois. Elle avait l’intention de l’essayer.

« Qui t’a demandé de m’aider, hein !? »

L’expression de fierté d’Éris s’était figée sur place lorsque le garçon lui cria dessus.

« J’aurais pu maîtriser ces voyous avec ma magie ! Ne fourre pas ton vilain nez là où il ne doit pas être ! »

Dans un sens, le garçon avait eu de la chance. Après tout, il avait été assommé par son tout premier coup de poing, et les hommes de tout à l’heure étaient encore dans les parages. S’ils n’étaient pas revenus en courant pour l’arracher d’Éris, il se serait probablement réveillé en ayant perdu une partie plutôt délicate de son anatomie.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

De mauvaise humeur, Éris s’était rendue à la porte d’entrée de Millishion. D’habitude, elle mettait rapidement de côté les choses désagréables, mais cette fois, elle se sentait encore irritable. Il y avait évidemment une raison à cela.

« Attendez ! S’il vous plaît, attendez ! »

C’était parce que le garçon de la Guilde, ayant repris conscience, lui avait couru après.

« Je suis désolé pour ce que j’ai dit tout à l’heure. C’était juste que je l’ai dit sous le coup de la colère… »

Une fois qu’il l’avait rattrapée, il s’était immédiatement excusé et baissa la tête poliment. De ce fait, l’humeur d’Éris était restée dans la seule fourchette « un peu » mauvaise. Le garçon avait pour l’instant échappé de justesse à un sort horrible.

Bien sûr, s’il était resté conscient après ce premier coup de poing rageur, il n’aurait pas été assez fou pour la poursuivre de cette façon.

« Mon nom est Cliff. Cliff Grimor! »

« … Je suis Éris. »

Éris avait brièvement envisagé d’utiliser le nom de « Dead End » mais avait décidé de s’y opposer. Elle n’allait pas mentionner le nom de Ruijerd à quelqu’un qu’elle avait frappé.

« Éris ! C’est un nom merveilleux ! D’après votre tenue, je suppose que vous êtes une épéiste, oui ? Voulez-vous faire un groupe avec moi ? »

Cliff s’était planté en plein milieu de la route pour lui parler. Éris avait été cruellement tentée de lui donner un nouveau coup de poing au visage, mais elle avait réussi à se contrôler.

« Non merci. »

Elle tourna son visage de côté avec dédain et s’était remise à marcher.

Pour être honnête, elle n’était pas spécialement habituée à ce genre de choses. Rudeus était en fait la seule autre personne qui revenait en redemander après sa première raclée.

« Oh. D’accord. Dans ce cas, laissez-moi au moins vous soutenir par l’arrière ! Vous savez, tout le monde dit que je suis un sage en herbe. Je serai certainement utile ! »

Si Rudeus avait été là pour assister à cette demande désespérée, il aurait probablement fait un commentaire du genre : « Plutôt un prêtre en herbe, petit vierge effrayant », du moins pour lui-même.

Éris n’avait rien dit d’aussi grossier. Elle s’était cependant demandé, sans plus, à quel point le garçon pourrait être « utile » si elle le transformait en compost.

« Je suis sûr que vous n’avez jamais vue un lanceur de sorts aussi étonnant que moi, Éris. Je suis même meilleur que la moyenne des magiciens lambda de rang A ! », dit Cliff avec un sourire confiant.

Cette remarque avait un peu contrarié Éris. Pour elle, le magicien le plus étonnant du monde était clairement Rudeus Greyrat. Même Ruijerd avait reconnu ses compétences. Même s’il était un aventurier de premier plan, il n’avait rien de « moyen ».

« Vous devez vraiment voir au moins ce que je peux faire ! »

Très bien, Éris s’était retrouvée à réfléchir. Voyons si ce ne sont que des paroles en l’air.

« Très bien. Suis-moi. »

« Bien sûr ! »

C’était ainsi qu’Éris et le jeune magicien Cliff avaient entrepris de tuer quelques monstres.

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

En un instant, une grande vague de flammes consuma sept gobelins d’un coup.

« Qu’est-ce que vous en dites ? Plutôt incroyable, non ? Votre magicien moyen ne pourrait jamais réussir ça ! », dit Cliff, en regardant les cadavres des monstres avec un regard de grande satisfaction sur son visage.

Éris avait également examiné les restes. Toutes les créatures avaient été réduites en cendres, ce qui signifiait qu’il n’y avait plus d’oreilles à ramasser.

« Tu crois ? Je ne peux pas dire que je suis impressionnée. »

C’était ce qu’elle pensait réellement. Elle n’aurait pas en fait pu être beaucoup moins impressionnée. Cliff avait utilisé un sort de feu avancé appelé « Flamme de l’Exode ». Éris avait vu également Rudeus faire exactement le même sort. Mais contrairement à Cliff, il n’avait pas fait de longues incantations, et ses flammes avaient également été plus puissantes. Bien sûr, Rudeus n’aurait pas utilisé un tel sort sur cette meute de gobelins. Il les aurait tués sans endommager leurs oreilles.

De plus, Éris avait gardé les monstres occupés jusqu’à ce que Cliff termine son incantation, lui donnant ainsi une chance de montrer ce dont il était capable, mais comme il ne l’avait pas avertie lorsqu’il avait terminé, elle avait presque été prise dans le rayon de son sort. Rudeus n’aurait jamais fait une gaffe aussi dangereuse.

« Ah, il semble que tu ne connaisses pas grand-chose à la magie, Éris. Tu vois, il y a beaucoup de sortes de sorts différents, et… »

***

Partie 3

Cliff lui avait ensuite donné une longue conférence sur les différents niveaux de sorts, expliquant que la magie qu’il venait d’utiliser était un sort de niveau avancé, si complexe que même la plupart des adultes étaient incapables de le lancer.

Bien sûr, Éris savait déjà tout cela. Elle l’avait appris au cours de ses leçons avec Rudeus. Et comparées aux explications décousues de Cliff, les cours de Rudeus avaient été dix fois plus faciles à comprendre.

« Et alors ? Maintenant, tu comprends à quel point je suis étonnant ? »

Éris voulait absolument frapper ce petit con au visage. Il mettait vraiment un bémol à sa journée tant attendue de chasse aux gobelins. Les bras encore pliés, elle avait froidement rendu son verdict.

« Bon, j’en ai assez vu. Tu ne vas pas m’aider beaucoup, alors tu peux partir maintenant. »

Si Rudeus avait été à la place de Cliff à ce moment, il aurait probablement choisi de battre en retraite. Mais Cliff n’avait pas conscience de l’hostilité dans les yeux d’Éris.

« Tu es sérieuse !? Je ne peux pas te laisser seule ici ! Tu luttais pour tuer une poignée de gobelins ! »

Dès que les mots quittèrent sa bouche, Éris l’avait frappé. Durement.

Cliff recula en titubant et posa une main sur son visage. Du sang jaillissait de son nez. Il s’était rapidement jeté un sort de base de guérison pour arrêter le flux.

« Hé, pourquoi as-tu fait cela !? »

Éris s’était mise à claquer la langue en signe d’irritation. Cette fois-ci, elle y avait été mollo avec lui, car le laisser inconscient au milieu d’une zone externe n’était pas vraiment une option. Apparemment, il avait besoin d’une plus sévère correction avant d’apprendre sa leçon.

Mais au moment où elle serrait le poing pour une nouvelle attaque, Cliff semblait enfin comprendre la situation.

« Attends, non ! J’ai compris ! Tu es manifestement très forte, Éris. Et si on allait dans la forêt un moment, alors ? Je ne peux pas vraiment démontrer ma vraie valeur en tant que mage contre une bande de gobelins. »

Il n’y avait pas de motifs sinistres derrière cette proposition. Cliff voulait juste frimer devant Éris. Ce n’était pas comme s’il avait le béguin pour elle, ni même qu’il voulait l’impressionner, il était simplement désireux de se délecter de son propre pouvoir.

« Les forêts sont dangereuses », déclara sèchement Éris. C’était ce que Rudeus disait toujours, et Ruijerd était d’accord avec lui. Elle avait une confiance totale dans leur jugement.

« Tu n’as sûrement pas peur, Éris ? »

« Bien sûr que non ! »

Mais bien sûr, Éris était une fille simple. Quand vous contestiez sa fierté, elle mordait à l’hameçon chaque fois. Après tout, aucun membre de la famille Boreas qui se respecte ne laisserait un aventurier novice leur parler comme ça.

« La forêt, c’est ça ? Très bien ! Allons-y ! »

C’était ainsi qu’ils firent un détour par un bois sombre et lugubre situé à proximité.

« Je suppose que même les bois ne sont pas trop mal à Millis, hein ? »

Éris avait abattu une créature ressemblant à un singe appelée Utan pendant qu’elle parlait. C’était un monstre de Rang D, considérablement plus dangereux qu’un gobelin, mais il ne représentait pas une réelle menace pour elle.

« Je suppose que non. Ces choses ne sont pas à mon niveau ! »

Cliff, pour sa part, tuait les Utans avec des sorts de vent de niveau intermédiaire tout en poussant de plus en plus loin dans les bois.

« Oh… »

Soudainement, Éris arrêta d’avancer.

« Qu’est-ce qu’il y a, Éris ? », dit Cliff, en se retournant et en s’approchant d’elle avec un grand sourire sur le visage.

En faisant une grimace, Éris plia les bras, écarta ses pieds à la largeur des épaules et leva le menton en l’air.

« Réponds-moi. As-tu suivi notre itinéraire pour sortir d’ici ? »

« Non, pas vraiment. »

Cliff n’avait même pas pensé à faire attention à cela. Tout ce voyage avait été fait sur un simple coup de tête, il n’avait donc pas fait de planification ou de préparation au préalable.

« Je vois. Cela veut donc dire que nous sommes perdus » dit Éris.

Cliff se tut. Au bout d’un moment, son visage devint très pâle.

« Euh… que devrions-nous faire ? »

Comme Éris semblait imperturbable, Cliff supposa qu’elle devait avoir une sorte de plan. Mais ce ne fut pas le cas.

Ce n’était pas bon du tout. Que diraient Rudeus et Ruijerd s’ils découvraient qu’elle s’était perdue dans les bois ? Comment pourrait-elle expliquer comment elle s’est retrouvée là-bas, alors qu’elle était censée chasser des gobelins ?

Bien sûr, Éris n’avait pas laissé transparaître son anxiété. En tant que femme de la famille Greyrat, on attendait d’elle qu’elle reste calme et posée en tout temps.

« Cliff, élève-toi dans le ciel et vois dans quelle direction est la ville. »

« Tu plaisantes ? C’est absurde. »

« Rudeus peut très bien le faire. »

« Rudeus ? Qui diable est Rudeus ? »

« C’est mon tuteur. »

« Quoi !? »

Éris laissa échapper un petit soupir. Il était inutile de se lancer dans une dispute pour l’instant. Que devrait-elle faire dans une telle situation ? Ghislaine ne lui avait-elle pas appris ce qu’elle devait faire si elle se perdait ?

Si. Tu devais ramasser des branches et allumer un feu, non ? La fumée serait visible de loin. Mais qui verrait le signal ? Ruijerd et Rudeus avaient tous deux d’autres affaires à régler aujourd’hui. Ils n’étaient pas à sa recherche.

Éris plia les bras et commença à froncer les sourcils. Elle ferma les yeux et essaya de réfléchir. Ghislaine disait toujours qu’il était essentiel de rester calme, surtout quand on se sentait anxieux. Éris ne se laissait donc jamais affoler.

« Qu’est-ce qu’on fait, Éris ? »

« Il y a probablement plusieurs autres aventuriers dans cette forêt, non ? »

« Oh, bien sûr ! On peut juste demander de l’aide… Essayons d’en trouver ! »

Cliff commença immédiatement à courir, mais Éris ne bougea pas. Ruijerd lui avait dit qu’il valait mieux ne pas bouger dans ce genre de situation. Il lui avait appris à rester immobile et à aiguiser consciemment ses sens. Éris n’avait pas son troisième œil, mais elle avait des oreilles et un nez. Et elle pouvait sentir le flux d’énergie magique dans la région. Elle était encore inexpérimentée à bien des égards, mais elle s’entraînait tous les jours.

« Euh, Éris…  ? »

« Tais-toi ! »

Les yeux encore fermés, Éris prit une grande respiration et se vida l’esprit. Elle écouta la forêt. Elle pouvait entendre le bruissement des branches, les monstres en mouvement, le bourdonnement des insectes volants… et quelque part au loin, les faibles bruits du combat.

« Très bien. Suis-moi. »

Sans un instant d’hésitation, Éris se remit à marcher.

« Qu’est-ce qui se passe ? As-tu remarqué quelque chose !? » dit Cliff, se dépêchant de la suivre.

« Très bien, il y a d’autres personnes ici. Ils sont par là. »

« Comment peux-tu le savoir !? »

« J’ai aiguisé mes sens pendant un certain temps. »

« Ton professeur t’a-t-il aussi montré comment faire cela !? »

Éris avait dû y réfléchir pendant une seconde. Ruijerd était-il son professeur ? Probablement. Il lui avait appris beaucoup de choses, sinon autant que Ghislaine. Elle pourrait même l’appeler son maître actuel.

« Oui, c’est ça. »

« Ce Rudeus doit vraiment être quelque chose… »

« Hm…  ? Oui, Rudeus est incroyable. »

Un peu confuse quant à la raison du changement de sujet si soudain, Éris s’était lancée dans l’aventure.

Au moment où ils atteignirent la lisière de la forêt, ils aperçurent un chariot couché sur le côté au milieu des ornières que ses roues avaient faites.

« Baisse-toi ! »

« Ack! »

Éris avait saisi Cliff par la tête et le poussa au sol, puis elle se baissa et se mit à côté de lui pour observer la situation.

Six personnes étaient encore debout à ce moment-là. L’une d’entre elles était un chevalier entièrement en armure et casqué, debout, le dos tourné à un arbre et l’épée tirée. Les cinq autres étaient des hommes tout de noir vêtus, positionnés en demi-cercle autour de ce guerrier solitaire.

Trois cadavres gisaient dans l’herbe à proximité. Ils portaient tous la même armure que le chevalier encerclé. Lentement mais sûrement, les hommes en noir se rapprochaient de leur proie.

Cette bataille était déjà perdue. Mais pour une raison quelconque, le chevalier ne fit aucun mouvement pour s’enfuir. En regardant de plus près, Éris réalisa qu’il y avait une jeune fille recroquevillée au pied de l’arbre derrière le guerrier en armure, une fille dont le visage était terrorisé et en larmes.

« Cette armure… C’est un chevalier du temple, Éris ! » chuchota Cliff.

Le cœur d’Éris battait maintenant. Elle connaissait bien les Chevaliers du Temple. C’était l’un des trois ordres militaires sacrés de Millis. L’élite des Chevaliers de la Cathédrale était chargée des questions de défense nationale. Les Chevaliers missionnaires étaient envoyés à l’étranger comme des sortes de mercenaires, afin qu’ils puissent diffuser les enseignements de l’église de Millis et démontrer sa puissance. Et les très craints Chevaliers du Temple, avec leurs tristement célèbres inquisiteurs, étaient chargés d’éradiquer l’hérésie.

Les Chevaliers de la cathédrale portaient du blanc, les Chevaliers missionnaires de l’argent et les Chevaliers du temple du céruléen. Même à distance, l’armure du chevalier acculé était d’un bleu très clair. Il n’y avait pas de place pour le doute. C’était un groupe de Chevaliers du Temple qui avait été pris en embuscade ici.

« Imbéciles ! Ne savez-vous pas qui est cette dame ? ! »

Ce n’était que lorsque le chevalier acculé cria ces mots que Cliff et Éris réalisèrent que c’était une femme.

Les hommes vêtus de noir se regardèrent et s’esclaffèrent de rire.

« Bien sûr que oui. »

« Alors, pourquoi chercher à lui faire du mal !? »

« Cela ne devrait-il pas être évident ? »

« Vous êtes donc les laquais du pape !? Saletés de brutes ! »

Éris ne comprenait pas grand-chose à cette conversation. Mais une chose était très claire pour elle : ces hommes menaçants vêtus de noir allaient tuer cette petite fille terrifiée. Elle avait attrapé l’épée à la hanche.

« Attends, tu ne vas quand même pas ? » dit Cliff.

« On ne peut pas se mêler de ça ! Cette fille est la Sainte Enfant qui est supposée être un futur Pape potentiel, d’accord ? Cela signifie que ces hommes en noir sont les assassins personnels du Pape actuel ! Ils sont bien entraînés et impitoyables. Même moi, je n’aurais aucune chance contre eux ! »

Éris ne s’était même pas arrêtée pour se demander pourquoi Cliff en savait autant sur tout cela. Elle n’avait qu’une seule chose en tête en ce moment : à moins qu’elle n’intervienne, cette fille allait mourir sous ses yeux.

Éris était une membre de la Dead End à part entière. Si elle restait assise et regardait un enfant se faire tuer, elle ne pourrait plus jamais regarder Ruijerd dans les yeux. Et plus d’une fois, elle avait vu Rudeus se mettre en danger pour des raisons très similaires.

« Allons. Restons silencieux et espérons qu’ils ne nous remarquent pas… »

« Désolée, mais c’est inutile. Ils savent déjà que nous sommes ici. »

L’un des hommes vêtus de noir avait remarqué leur présence au moment où elle poussa Cliff au sol. Éris n’avait pas négligé sa légère réaction.

Elle ne savait pas exactement ce qu’ils allaient faire une fois leur mission accomplie, mais cela n’avait guère d’importance. Elle avait l’intention de prendre l’initiative ici et maintenant.

« Cache-toi ici, Cliff ! »

« Éris ! Non ! »

Tirant son épée, Éris fit un bond en avant vers les assassins.

Les hommes vêtus de noir s’étaient immédiatement dispersés, mais…

« Trop lent ! »

Éris avait agi beaucoup plus rapidement qu’ils ne l’avaient prévu. Son attaque principale était la technique de rang Avancé « Épée Silencieuse » du style du Dieu de l’Épée, un mouvement moins complexe que « l’épée de lumière », mais mortel en soi. Son épée siffla dans l’air sans le moindre bruit.

Au cours de sa formation avec Ghislaine et Ruijerd, ses compétences en matière de maniement de l’épée avaient été remarquablement affinées. Sa lame avait touché un des hommes à l’épaule, lui tranchant la cage thoracique en diagonale, le coupant en deux.

***

Partie 4

Bien que ce fût la première fois qu’Éris tuait quelqu’un, elle n’avait pas faibli, même pas un seul instant. Son attention s’était déjà portée sur sa prochaine cible. Les hommes vêtus de noir se déplaçaient rapidement pour l’encercler, mais Éris était un pas plus rapide que n’importe lequel d’entre eux. Ruijerd lui avait fait la leçon sur la bonne façon de se déplacer lorsqu’elle était entourée de plusieurs ennemis. De nombreux monstres chassaient en meute, votre but était de les éliminer rapidement avant qu’ils ne puissent vous encercler.

« Haaah ! »

En un clin d’œil, Éris avait abattu un autre des assassins.

Les trois hommes restants étaient visiblement perturbés. Les mouvements de cette fille étaient erratiques, et ses attaques venaient subitement d’angles inattendus. Il était pratiquement impossible de les esquiver tout en essayant de faire autre chose.

Pourtant, c’était des tueurs professionnels. Au moment où ils virent Éris tuer leur camarade, ils l’avaient encerclée avec succès. Deux des assassins sautèrent vers Éris presque simultanément, en échelonnant délibérément leurs attaques.

Ils étaient rapides, mais pas autant que Ruijerd. Ils n’étaient pas non plus aussi parfaitement coordonnés que les Pax Coyotes du Continent Démon.

Ces hommes n’étaient pas assez bons.

« Il y a du poison sur leurs poignards ! Faites attention ! »

Le chevalier qui avait défendu la petite fille se précipita pour frapper l’un des assassins par-derrière en lui lançant ces mots d’avertissement.

Éris anticipa avec précision la réaction des hommes vêtus de noir et trouva l’opportunité de se libérer de leur encerclement. Au moment même où elle réalisa qu’elle allait gagner ce combat, son épée transperça un troisième assassin.

« Merde ! Battons en retraite ! »

Les deux hommes restants firent volte-face et ils se mirent à courir. Mais Éris n’avait jamais été du genre à laisser un travail à moitié terminé. En un clin d’œil, elle en rattrapa un et le découpa sauvagement par-derrière, l’éviscérant. Ses entrailles s’étaient déversées sur le sol alors qu’il tombait.

 

 

Le dernier assassin n’avait pas regardé en arrière. Le temps qu’Éris se tourne vers lui, il avait déjà disparu au loin.

Avec un petit soupir de dédain, elle avait vigoureusement brandi son épée pour retirer le sang qui était sur sa lame. D’après les apparences, elle était plus calme que jamais. Mais son cœur battait encore rapidement dans sa poitrine. Elle venait de vivre sa première bataille de vie ou de mort contre d’autres êtres humains. Pour la toute première fois, elle avait tué quelqu’un.

De plus, ses adversaires avaient manié des poignards empoisonnés, et même une seule égratignure aurait pu lui être fatale. Et Rudeus et Ruijerd n’avaient pas non plus été là pour surveiller ses arrières. Elle s’était jetée dans la mêlée sans trop réfléchir, mais sans cette femme chevalier, elle aurait pu mourir.

Naturellement, Éris garda ces pensées pour elle. Rengainant son épée, elle se tourna vers le Chevalier du Temple en armure.

« Désolé. L’un d’eux s’est enfui. »

Ces mots avaient laissé le chevalier quelque peu abasourdi. La fille qui se tenait devant elle n’était même pas adulte, mais elle avait réussi à se frayer un chemin à travers un groupe de tueurs. Et elle semblait en plus totalement imperturbable.

Sans même enlever son casque, la femme posa son poing sur son ventre et s’inclina dans le style des Chevalier Saint de Millis.

« Mes remerciements les plus sincères pour votre aide. »

Éris s’était souvenue de la façon dont Ruijerd avait répondu à des mots comme ceux-ci, et avait décidé de suivre son exemple. Ne faisant pas de courbettes, elle dit : « Je suis heureuse que l’enfant soit indemne » et rien de plus.

« Je suis Thérèse Latria des Chevaliers du Temple. Je suppose que vous êtes une aventurière, mademoiselle ? Puis-je vous demander votre nom ? »

« Je suis Er — »

Éris commença à donner son vrai nom, mais elle s’arrêta net. Ce n’était pas juste. Que faisait toujours Rudeus dans ces situations ?

« Je suis Ruijerd de Dead End. Croyez-le ou non, je suis en fait un Superd. »

Sous son casque, le visage de Thérèse s’était tendu. Bien qu’Éris n’en soit pas consciente, les Chevaliers du Temple dans leur ensemble avaient plaidé pour l’expulsion de toute les espèces démoniaques du continent Millis.

Bien sûr, Éris n’avait pas tous les traits distinctifs d’une vraie Superd. Il n’avait fallu qu’un instant à Thérèse pour se détendre à nouveau. Cette fille lui avait donné un nom clairement faux et avait pris l’identité d’un démon que les Chevaliers du Temple verraient avec hostilité. Cela semblait indiquer qu’elle n’avait aucun intérêt à s’impliquer davantage avec eux ou dans cette affaire.

En d’autres termes, elle ne s’attendait à aucune récompense, bien qu’elle ait sauvé la vie d’un personnage important. Thérèse trouva cela agréablement surprenant.

« Je vois. Très bien… »

Pendant un moment, elle s’était arrêtée pour étudier Éris alors que la jeune fille la regardait avec les bras croisés. Une fois son visage mémorisé, elle siffla fortement.

Peu de temps après, un cheval sortit de la forêt en courant.

C’était l’animal qui tirait leur chariot auparavant. Il s’était enfui lorsque la voiture avait été renversée, mais il était revenu à l’appel de Thérèse, comme il avait été entraîné à le faire. Après avoir soulevé sa jeune charge sur son dos, Thérèse sauta derrière elle.

« Si jamais vous avez besoin d’aide, demandez Thérèse des Chevaliers du Temple ! »

Avec ces derniers mots, la dame chevalier se mit en route au galop. Éris la regarda partir sans un mot.

Dans l’ombre, un jeune homme, toujours incapable de se tenir debout, la regardait également. Et à ses yeux, le chevalier en fuite et l’intrépide épéiste rousse qui l’avait vu partir ne ressemblaient à rien de moins que des personnages de conte de fées.

Il y avait quelque temps, un prélat de l’église de Millis était tombé amoureux d’une femme de la race des Hobbits. La femme lui avait donné un fils, et avec le temps, ce garçon avait grandi et avait aussi pris une femme. Cliff était le premier et unique enfant de ce couple.

Au moment de la naissance de Cliff, différentes factions au sein de l’église étaient engagées dans une lutte de pouvoir vicieuse. Cette violence avait coûté la vie à ses deux parents. Afin de tenir Cliff à l’écart du conflit, son grand-père, le prélat, l’avait temporairement laissé à l’orphelinat de Millishion. Il triomphera alors de ses ennemis, s’emparera de la papauté et ramènera Cliff dans sa famille.

En d’autres termes, Cliff Grimor était le véritable petit-fils de l’actuel pape de Millis… bien que peu de gens, même au sein de l’Église, en avaient eu conscience.

De ce fait, Cliff savait parfaitement pourquoi cette voiture avait été attaquée. Cette enfant bénie, dont on disait qu’elle possédait des pouvoirs miraculeux, était l’outil le plus puissant de l’arsenal d’un certain archevêque. Et la faction de cet archevêque était actuellement en conflit actif avec le grand-père de Cliff.

En fait, Cliff avait déjà rencontré la fille. Il n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait dans cette forêt, mais il connaissait les assassins en noir qui l’avaient attaquée. Ces hommes étaient parmi ses instructeurs. Il savait depuis un certain temps qu’ils faisaient ce genre de travail pour son grand-père. Il savait aussi à quel point ils étaient puissants. Il s’était battu contre eux à de nombreuses reprises, mais jamais il n’avait eu la chance de gagner. Et pourtant, ils n’avaient aucune chance contre Éris.

En réalité, le combat avait été très serré. Mais aux yeux de Cliff, cette fille avait totalement dominé un groupe d’hommes qu’il n’aurait jamais pu vaincre en un million d’années. Alors qu’ils retournaient sur leur pas, il se mit à regarder son visage fatigué avec une profonde et sincère admiration.

Cette fille allait bientôt devenir quelqu’un.

Avec cette pensée bien ancrée dans son esprit, Cliff fit une offre impulsive.

« Éris, veux-tu m’épouser !? »

« Quoi !? N’y pense pas! »

Elle l’avait instantanément rejeté. Et en faisant en plus une horrible grimace sur le visage.

Il semblait bizarre à Cliff que n’importe quelle fille refuse une demande en mariage de quelqu’un d’aussi talentueux que lui, alors il commença à chercher une explication. Il repensa à toutes leurs conversations. Au bout d’un moment, il se rappela qu’elle avait mentionné un certain « professeur » à plusieurs reprises. Comment s’appelait-il déjà ? Ru… Ru…

« Rudeus. »

Éris se tourna au son de ce nom.

« C’est le nom de ton professeur, non ? Comment est-il ? »

En quelques minutes, Cliff en était venu à se maudire pour avoir posé cette question. Il avait eu l’impression qu’Éris n’était pas très bavarde, mais ce n’était clairement pas le cas. Une fois qu’elle avait commencé à parler de ce Rudeus, elle bafouillait fièrement et indéfiniment. Elle continua ainsi des plaines en dehors de Millishion jusqu’à la Guilde des Aventuriers. Tout ce qu’elle disait était exclusivement des compliments, et l’expression de son visage rendait l’intensité de ses sentiments très évidente. C’était plus que suffisant pour rendre Cliff profondément jaloux.

« Je vais rentrer chez moi maintenant », interrompit-il finalement, conscient que son expression était probablement plutôt maussade.

Éris semblait prête à continuer à parler pendant encore une heure ou deux, mais elle se contentait maintenant d’agiter la main avec un mouvement vague et désintéressé.

« Oh, d’accord. Bye. »

Il était difficile de croire que c’était la même fille qui avait parlé avec tant de passion de son tuteur quelques secondes plus tôt.

Cliff la regarda partir en silence jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Qui était ce « Rudeus » qui avait totalement enchanté cette fille puissante, belle et sans défaut ?

Avec des visions d’un rival mystérieux flottant dans son esprit, le jeune mage retourna au siège de l’église de Millis, où il reçut un discours sévère de la part des personnes qui l’avaient cherché.

Soit dit en passant, la lutte pour le pouvoir au sein de l’Église s’était rapidement intensifiée à la suite de l’incident avec la Sainte Enfant. Le pape avait rapidement décidé qu’il était trop dangereux pour son petit-fils de rester à Millishion, Cliff avait donc été envoyé vivre dans un pays étranger. Mais bien sûr, tout cela n’avait rien à voir avec Éris.

Quant à Éris elle-même, elle avait pratiquement oublié tous ces événements dès qu’elle était revenue à l’auberge et vit Rudeus assis misérablement sur son lit. Mais là aussi, c’est une tout autre histoire.

***

Chapitre 5 : Objectifs confirmés

Partie 1

Après cela, nous avions, Paul et moi, passé beaucoup de temps à discuter. Nous n’avions pas discuté de choses particulièrement importantes, nous nous en étions tenus délibérément à des sujets plus triviaux.

Tout d’abord, il m’avait raconté comment les choses s’étaient passées dans le village de Buena pendant les années que j’avais passées dans la citadelle de Roa.

Paul avait deux femmes à ce moment-là, mais cela ne s’était apparemment pas traduit par deux fois plus de « plaisir ». Zenith et Lilia avaient eu des discussions secrètes et avaient trouvé un accord. En règle générale, on attendait de Paul qu’il ne touche pas à Lilia. La seule exception serait si Zenith tombait enceinte pour la troisième fois, mais dans ce cas, Paul serait tenu d’obtenir au préalable son approbation.

Zenith était encore un peu en conflit avec cet accord, mais je suppose qu’elle l’avait accepté dans la plupart des cas. C’était certainement très pratique pour mon père. Pour être honnête, j’étais un peu envieux.

« Alors, crois-tu qu’une troisième petite sœur va arriver ? »

« Nan. Pour une raison inconnue, nous avons beaucoup de mal à réussir… Je ne sais pas pourquoi. On t’a pourtant fait du premier coup. »

« Tu as donc réussi à avoir un fils aussi parfait à ton premier essai. Tu es vraiment un individu chanceux, père. »

« Te crois-tu vraiment drôle ? »

Cela ne semblait pas être le genre de conversation qu’un enfant de onze ans devrait avoir avec son père, mais nous nous amusions quand même tous les deux.

Il y a des choses sur lesquels nous n’avions pas discuté, comme le fait de savoir si Zenith et Lilia étaient toujours en vie. C’était pourtant un sujet tabou, nous savions tous les deux que le fait d’en parler ne ferait que nous mettre de mauvaise humeur.

« Est-ce que Sylphie se débrouillait bien sans moi ? »

« Oh oui. Cette fille est incroyable, Rudy. Je suppose que tu as un certain talent de professeur. »

D’après ce qu’il en savait, Sylphie se portait bien. Elle passait ses matinées à courir et à entraîner des techniques magiques de base, et l’après-midi, elle travaillait généralement sur ses sorts de guérison avec Zenith.

Soit dit en passant, la petite Aisha avait également commencé à recevoir des leçons de Lilia après quelques années, bien que celles-ci portaient principalement sur des sujets comme l’étiquette plutôt que le lancer de sorts.

« Quoi qu’il en soit, cette enfant est vraiment… euh, je suppose que le mot “sérieuse” lui convient. Elle venait toujours chez nous pour faire quelque chose dans ta chambre. »

« … Sais-tu si Sylphie a trouvé quelque chose là-dedans ? »

« Quoi ? Y avait-il quelque chose de caché que tu ne voulais pas qu’elle voie ? »

« Non, non ! Bien sûr que non. Ne sois pas ridicule, père. »

Ha ha. Quelle suggestion absurde !

« Eh bien, je suppose que de toute façon, tout a disparu. »

D’après ce que m’avait dit Paul, pratiquement tous les objets de la région de Fittoa avaient disparu lors de la catastrophe. Cela inclut tout, des petites choses comme les plumes d’oie et les bouteilles d’encre aux grandes structures comme les bâtiments et les ponts. Les seules exceptions étaient les objets que les gens avaient sur eux au moment de leur téléportation.

« Oh. Je vois… »

C’était dommage. Je ne me souvenais pas bien pourquoi, mais j’avais quand même ressenti une certaine mélancolie.

« Alors, qu’est-ce que tu faisais à l’époque, Rudy ? »

« Oh, tu veux parler de Roa ? »

Je m’étais lancé avec obligeance dans un rapide résumé de mon temps de tuteur.

L’histoire commença avec mon premier jour de travail, quand Éris me frappa, alors que j’avais presque complètement abandonné, puis elle continua avec notre « malheureux » enlèvement. J’avais expliqué qu’Éris s’était de peu échappée avec moi après que je nous aie sortis de cette situation difficile, mais qu’elle refusait toujours de prendre mes leçons au sérieux.

Ensuite, j’avais décrit comment j’avais appelé Ghislaine à l’aide et comment elle avait convaincu la petite dame d’être attentive en classe. Et après cela, j’avais raconté comment ma relation avec Éris s’était progressivement améliorée, avec nos cours de danse et les événements de mon dixième anniversaire.

« Ah, d’accord. Ton anniversaire. Désolé pour ça, gamin… »

« Pourquoi t’excuses-tu ? »

« Eh bien, n’ai-je pas pu être présent à ce moment-là ? »

Pour les habitants du royaume d’Asura, le dixième anniversaire d’un enfant était un événement d’une importance monumentale. Je ne comprenais pas encore exactement pourquoi, mais cela semblait être considéré comme une sorte de jalon chanceux. Votre famille était censée faire une grande fête et vous couvrir de cadeaux.

« Ce n’est pas grave. La famille d’Éris m’a organisé une merveilleuse fête. »

« Ah oui ? Qu’est-ce qu’ils t’ont donné ? »

« Un bâton très sympathique, même si le nom est un peu gênant. Il s’appelle Aqua Heartia — l’arrogant roi dragon d’eau. »

« Qu’est-ce qui ne va pas avec ce nom ? Il me semble plutôt cool. »

Est-il sérieux ? Le simple fait de dire tout cela à voix haute m’avait donné envie de m’enterrer dans un trou. Peut-être que dans ce monde, il était normal de donner des noms exagérés à des objets très puissants.

« Oh, ne t’ont-ils pas donné un autre cadeau, Rudy ? C’est Alphonse qui m’en a parlé. »

« Un autre cadeau ? »

Hmm. Qu’est-ce que ce serait ? Sagesse, courage et pouvoir illimité ? J’avais pourtant l’impression de manquer encore un peu sur tous ces fronts…

« Allez, je parle de la fille de Philip. Aujourd’hui, c’est la première fois que je la vois, mais c’est une enfant très mignonne. Et si dévouée aussi ! La façon dont elle t’a protégé était vraiment réconfortante… »

Mais personne ne m’avait vraiment donné Éris.

Ce que je voulais dire par là, c’est que Philip avait dit que j’avais sa permission de faire le premier pas, mais je n’avais pas encore fait grand-chose. Je me souciais d’Éris et je ne voulais pas précipiter les choses. Hier encore, elle était là pour moi quand j’avais le plus besoin d’elle. Je n’avais jamais eu personne pour me serrer dans ses bras et me caresser la tête jusqu’à ce que je m’endorme comme ça. Je n’avais jamais trahi sa confiance. Elle m’avait promis que nous pourrions passer à l’étape suivante quand j’aurais quinze ans. Mais même à ce moment-là, je me serais retenu si elle n’était pas encore prête.

Bien sûr, j’avais une libido un peu trop active, qui pourrait être encore plus forte dans quatre ans. Il y avait une chance que je ne puisse plus me contrôler… mais, pour le moment, j’avais l’intention d’essayer.

« Oui, Éris est importante pour moi. Mais je préfère ne pas parler d’elle comme si elle était un objet que j’ai reçu de ses parents. »

« Eh bien, je suppose que tu te marieras dans leur famille, donc c’est plutôt eux qui te reçoivent. »

« Qu… ? »

Qui se marie dans quoi ?

« Tu vas rejoindre la noblesse avec le soutien de Philip, pas vrai ? »

« De quoi parles-tu ? Quand est-ce que quelqu’un a dit quelque chose à ce sujet ? »

« Hein ? Je crois que c’était un an environ avant la catastrophe. Philip m’avait envoyé une lettre disant que toi et Éris vous entendiez bien, alors il voulait que vous vous mariiez dans sa famille. Si tu veux mon avis, la noblesse Asurienne est une bande de pourris, mais j’ai dit que tu pouvais faire ce que tu voulais… »

Intéressant. Philip avait donc déjà contacté Paul à ce sujet avant notre conversation le jour de mon dixième anniversaire. Même si j’avais rejeté l’idée, il avait probablement l’intention de passer les prochaines années à essayer de nous pousser tous les deux ensemble. Ce n’était pas du tout une proposition spontanée.

En tout cas, cela expliquait pourquoi Paul avait tiré quelques conclusions hâtives à propos d’Éris et moi. Deux jeunes gens amoureux, échoués dans un pays inconnu, seuls et profondément angoissés ? On pourrait penser qu’ils « apprendraient à mieux se connaître » au cours de leur voyage.

« D’après ton regard, je suppose que Philip t’a piégé. »

« Probablement. »

Nous avions tous les deux poussé simultanément des soupirs. Philip était un homme sournois, mais il fallait probablement l’être pour survivre dans le monde impitoyable de la haute noblesse asurienne.

« De toute façon, il semble que tu sois assez amical avec la petite dame. Est-ce que ça veut dire que Sylphie est... »

Paul hésita à la moitié de la phrase.

« Euh, désolé. Oublie ce que j’ai dit. »

Pour autant que nous le sachions, Sylphie restait parmi les disparus. Pourtant, je m’étais retrouvé à réfléchir à la question que Paul avait commencé à poser.

Je tenais à Sylphie, mais ce que je ressentais pour elle n’était pas tout à fait la même chose que ce que je ressentais pour Éris. Elle était plus comme une petite sœur pour moi, ou peut-être même comme une fille. J’avais été bouleversé de la voir se faire harceler et je voulais l’aider à grandir et je voulais qu’elle soit heureuse, mais nous nous étions séparées avant que ces sentiments ne se transforment en autre chose.

Ce n’était pas si différent de ce que j’avais avec Éris, mais ces jours-ci, elle me soutenait autant que je l’aidais. Si vous me demandiez laquelle d’entre elles m’intéressait le plus en ce moment, la réponse doit être Éris.

Mais bien sûr, ce n’était pas comme si j’avais fait une comparaison approfondie des deux. En fait, il s’agissait plutôt du temps que nous avions passé ensemble. Éris faisait partie de ma vie depuis des années maintenant. Les gens adorent écrire des histoires sur des gars qui retrouvent leurs amis d’enfance, mais il était plus facile de tomber amoureux de quelqu’un après avoir passé beaucoup de temps à ses côtés. À ce jour, j’avais passé deux fois plus de temps avec Éris qu’avec Sylphie. Et nos années ensemble avaient été pour le moins mouvementées.

Bien sûr, cela ne signifiait pas que je n’étais pas inquiet pour mon amie disparue.

« J’espère que Sylphie va bien… »

« Eh bien, la fille n’est pas tout à fait à ton niveau, mais elle s’était mise au travail. Je veux dire, sais-tu qu’elle peut utiliser la magie de guérison sans incantations ? C’est suffisant pour gagner sa vie où que tu ailles. Les guérisseurs sont très précieux, au moins en dehors du continent Millis. »

« Oh. D’accord… »

Hein ? Attends. Est-ce qu’il vient de dire ce que je crois qu’il a dit ?

« Attends. Sylphie peut lancer des sorts de guérison en silence ? »

« Hm ? Oui. Zenith a été choquée au début. Mais tu peux faire ça aussi, non ? »

« Non, pas avec la magie de guérison. »

Je ne comprenais pas les principes sous-jacents de ces sorts, donc je n’avais jamais réussi à les lancer en silence. Peu importe le nombre de fois que je les utilisais, je ne comprenais pas les mécanismes par lesquels ils guérissaient le corps.

« Sans blague ? »

« Non. Je ne peux lancer ces sorts que si j’utilise les incantations. »

« Je ne vais pas prétendre en savoir beaucoup sur la magie, mais on dit que tout le monde est naturellement meilleur avec certains types de magie qu’avec d’autres. Je suppose que Sylphie a juste un don pour la guérison. »

Peut-être que Sylphie était devenue beaucoup plus forte que moi depuis que nous étions séparés. Maintenant, j’avais un peu peur de la revoir. Et si elle regardait ma magie et me disait :

« Rudy, tu n’as pas du tout progressé… »

Paul et moi avions continué à parler pendant un certain temps. À la fin de notre conversation, le gouffre qui s’était ouvert entre nous avait complètement disparu.

En début de soirée, deux des camarades de Paul étaient venus le chercher.

Plus précisément, c’était la dame en bikini et son amie magicienne. La première portait pour une raison inconnue des vêtements ternes et ordinaires aujourd’hui. C’était un changement radical par rapport à l’accoutrement qu’elle portait hier. Elle avait été l’une des causes de notre dispute, bien que… peut-être essayait-elle d’être attentionnée ?

« Père. »

« Oui ? »

« Je te fais bien sûr confiance. Mais après tout ce qui s’est passé hier, je veux juste vérifier formellement… Tu n’as pas de liaison ? »

« Non. »

C’était bon à entendre. Nous avions tous deux tiré des conclusions hâtives hier. Au lieu d’obtenir les faits réels, nous nous étions accusés mutuellement d’être des idiots fous de sexe sans… Oups. Non, non. J’avais déjà officiellement effacé ces événements de l’histoire.

En tout cas, il semblerait que Paul n’avait pas de temps ou d’énergie à consacrer aux femmes en ce moment. Il était concentré sur la recherche de sa famille, et il n’était pas prêt à risquer de la briser. Je devais tirer les leçons de son exemple et réduire mes propres bouffonneries perverses.

« Rudy. Vas-tu escorter Éris jusqu’à la région de Fittoa ? »

Avant son départ, mon père voulait apparemment confirmer que j’étais bien décidé.

J’avais répondu « Oui » d’un signe de tête ferme.

« Mais tu préfères que je rejoigne aussi l’équipe de recherche et de sauvetage ? »

« Non, ce ne sera pas nécessaire. Nous avons de toute façon l’obligation de ramener à Asura tous les membres de la famille Boreas que nous trouverons. »

« Cela semble être une mission très importante. Es-tu d’accord pour la laisser entre mes mains ? »

« Je ne peux pas penser à quelqu’un qui soit mieux adapté pour ce travail. Et tu as déjà évidemment gagné sa confiance. »

***

Partie 2

Il était évident que Paul avait beaucoup de foi en moi. Peut-être qu’il en avait un peu trop. J’avais l’impression qu’il avait tendance à surestimer mes capacités. Mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Quoi qu’il pense de moi, j’allais essayer d’être à la hauteur de ses attentes cette fois-ci.

« Bien sûr, je pourrais toujours lui affecter quelques gardes du corps si tu préfères rester ici à Millishion », dit Paul avec un sourire.

Oh, je t’en prie.

En termes purement rationnels, se séparer d’Éris ici était une option valable. Non pas que je resterais à Millishion pour cet événement, je pourrais simplement partir à la recherche de ma famille dans une autre partie du monde. Par exemple, retourner sur le continent des démons pourrait être une approche raisonnable.

Mais cela n’était vrai qu’à un niveau purement rationnel. Je ne pouvais pas abandonner Éris pour mon propre bénéfice. Je devais la ramener chez elle, saine et sauve.

De plus, l’idée de quitter mon travail à moitié fait pour pouvoir travailler sur autre chose me rappelait quelques souvenirs désagréables. Dans ma vie précédente, je n’avais jamais vraiment terminé ce que j’avais commencé. Je ne voulais pas retomber dans cette habitude destructrice. Me connaissant, il était probable qu’Éris ne parvienne pas à atteindre Fittoa en toute sécurité et que ma recherche en solo sur le Continent Démon ne donne absolument rien.

Mieux valait donc se concentrer sur une chose à la fois. Après tout, il y avait aussi la question de Ruijerd à prendre en compte. Il était difficile d’imaginer notre ami têtu s’entendre avec des membres de l’équipe de recherche et de sauvetage choisis au hasard, et il serait probablement furieux si j’essayais de quitter notre groupe maintenant. Sur son carnet, cela serait qualifié de conduite indigne d’un guerrier.

« C’est gentil à toi de le proposer, mais je pense qu’il serait préférable que je la raccompagne. »

« Oui, de toute façon ce n’est pas comme si nous avions quelqu’un de plus fort que toi dans l’équipe. Pas étonnant que tu ne veuilles pas nous confier le travail. »

Il y avait une sorte de grimace sur le visage de Paul lorsqu’il dit ces mots.

Peut-être était-il un peu gêné par le fait que je l’avais battu dans une bagarre ? Il était clairement ivre à ce moment, j’avais donc eu l’impression que ça ne comptait pas… mais si je le disais maintenant, ce serait probablement plus humiliant qu’autre chose. Parfois, la meilleure chose à faire était de se taire.

« De toute façon, combien de temps resteras-tu à Millishion ? »

« Eh bien, nous prévoyons de gagner de l’argent ici pour la prochaine étape de notre voyage, donc probablement environ un mois. »

« Nous pouvons couvrir vos frais de voyage », déclara Paul.

Se tournant vers les deux jeunes femmes qui l’attendaient derrière lui, il s’était adressé à la douce magicienne aux taches de rousseur.

« Nous en avons mis de côté, non ? »

« Oui, M. Alphonse nous a confié des fonds à utiliser au cas où nous trouverions des membres de la famille Boréas. »

De toute évidence, l’ancien majordome de la famille avait laissé à Paul une somme d’argent destinée à assurer un retour confortable à tout membre de la famille d’Éris qu’ils trouveraient à Millis.

« Exact. Donc tout t’appartient. »

« Je vois… Eh bien, je suis content que tu n’aies pas tout gâché pour de l’alcool. »

« Pourquoi penses-tu que j’ai confié la gestion de l’argent à Shierra ? »

Pour une raison inconnue, Paul avait l’air fier de lui. J’étais un peu triste, mais je n’allais rien dire.

« Quel est exactement le montant ? », avais-je demandé.

« C’est l’équivalent de vingt monnaies royales », avait instantanément répondu Shierra.

Les monnaies royales étaient la monnaie la plus précieuse sur le continent de Millis. Si l’on considère qu’une pièce de pierre vaut 1 yen, cela équivaut à environ 50 000 yens chacune. Donc, vingt d’entre eux donnaient…

« Un million de yens ! »

« … Un million de quoi ? » dit Paul en plissant les sourcils.

OK, peut-être que ma première réaction était un peu trop joyeuse. Cependant, peux-tu vraiment me blâmer ? Depuis un an et demi, j’étais obsédé par chaque pièce que nous dépensions, et maintenant, ils m’avaient fait tomber un million de yens de nulle part.

« Mais franchement ! Avec une telle somme, tu pourrais passer toute ta vie dans l’insouciance ! »

« Eh bien, je suppose que tu pourrais probablement te construire une maison dans le sud avec cette somme. Mais ça ne te durera pas toute une vie. »

Quoi ? Mais c’est un million ! Un million de yens ! C’est comme… quoi, mille pièces de minerai vert ? ! Tu pourrais même payer le passage d’un Superd sur un bateau avec ça !

Oh, maintenant que j’y pense.

« Hm. En fait, il y a encore un autre problème à régler. »

« Sérieusement ? Qu’est-ce que c’est ? »

« Lors de notre passage au Port Venteux, ils voulaient une somme d’argent ridicule pour laisser un Superd prendre le bateau pour Millis. Je ne suis pas sûr de savoir comment ça se passe au Port Ouest, mais je suppose qu’ils vont aussi exiger un prix énorme. Je ne sais même pas si vingt pièces de monnaie royales seront suffisantes… »

« Ah, effectivement… »

Paul plia les bras en signe de reconnaissance. Il n’allait certainement pas me suggérer de laisser Ruijerd derrière moi.

« Shierra, que font-ils payer pour amener un Superd sur le continent central ? »

D’un petit signe de tête, Shierra répondit aussitôt.

« Cent pièces de monnaie royales. »

Avait-elle mémorisé tous les tarifs ? Cette fille semblait vraiment être au top. À bien y penser, elle ressemblait un peu à une « secrétaire à l’esprit vif »…

Alors que je regardais dans la direction de Shierra, nos regards s’étaient brièvement croisés. Elle poussa un petit cri et regarda immédiatement le sol. L’ex-bikiniiste s’avança pour la cacher de ma vue. Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir blessé.

« Je suis désolée, mais elle est un peu mal à l’aise avec le contact visuel. Pourrais-tu essayer de ne pas trop la regarder ? »

« Uhm, ok... »

Ma relation avec Paul était redevenue normale, mais apparemment, les autres membres de son équipe ne m’aimaient toujours pas trop. Il fallait que je vive avec ça.

Plus important encore… cent pièces de monnaies royales, hein ? On parlait là d’environ cinq millions de yens. Ce n’était pas vraiment le genre de liquidité qu’on pouvait rassembler à la hâte. C’était suffisant pour faire soupirer un homme.

« Mais pourquoi est-ce toujours aussi cher pour les Superds ? »

« C’est parce que les règles ont été établies il y a quelque temps, à l’époque où la persécution de cette tribu était à son apogée », répondit Shierra de quelque part derrière la dame en bikini.

Au ton de sa voix, on aurait pu penser que c’était de notoriété publique, mais même les personnes travaillant au poste de contrôle du Port Venteux n’avaient pas pu me le dire. La poitrine de la jeune fille était assez petite, mais apparemment, elle avait un cerveau massif.

« De plus, le noble qui dirige le poste de douane du Port Ouest est bien connu pour sa haine des démons. Même si vous trouvez l’argent, il pourrait trouver une raison de vous refuser le passage. », ajouta Paul.

« D’accord. Uhm… peut-être pourrions-nous demander à la famille de Mère de tirer quelques ficelles en notre nom ? »

« Désolé, mais en l’état actuel des choses, ils prennent déjà des risques pour nous. Nous ne pouvons pas les entraîner dans d’autres problèmes pour l’instant. »

En d’autres termes, nous devrions probablement nous tourner à nouveau vers les passeurs. Cela n’avait pas très bien marché la dernière fois, j’espérais donc trouver un autre moyen. D’abord, nous étions toujours sur le même continent que le groupe que nous avions attaqué. Si les escrocs locaux avaient des connexions avec des syndicats plus importants, nous pourrions être à ce stade sur une sorte de liste noire.

Plus je réfléchissais au problème, plus cela me donnait mal à la tête.

« Très bien. Nous allons juste trouver quelque chose par nous-mêmes. »

« Désolé, mon petit », dit Paul, puis il sourit et se tourna vers les femmes qui l’attendent derrière lui.

« Hé, alors que pensez-vous de mon petit gars ? Vous avez vu comment il est autonome ? »

« Uhm, bien sûr. »

« Err... »

Les deux filles se regardèrent en souriant maladroitement. Elles n’étaient pas sûres de ce qu’il attendait d’elles. Se souvenait-il au moins de cette histoire de « bagarre dans un bar » d’hier ?

« Père, tu ne devrais pas prendre l’habitude de demander aux jeunes femmes d’évaluer ton “petit gars”. Cela pourrait ternir la réputation de la famille Greyrat. »

« Tes sales blagues n’aident pas non plus, gamin ! »

Paul et moi avions tous les deux éclaté de rire. Les deux femmes dans la salle n’étaient visiblement pas amusées, mais on ne pouvait pas plaire à tout le monde.

« Très bien, Rudy. Il est temps pour moi d’y aller. »

« OK. »

Enfin, se levant de son siège, Paul déplaça ses épaules assez bruyamment. Je n’avais même pas remarqué, mais il semblerait que nous parlions depuis longtemps.

Lorsque j’avais jeté un coup d’œil au comptoir, le barman avait un sourire un peu ironique. Avions-nous pris une de ses tables pendant la ruée du déjeuner ? Il fallait que je laisse un bon pourboire quand je payerais.

« Une fois que tu auras élaboré tes plans, contacte-moi. On devrait au moins dîner avec Norn avant que tu prennes la route. »

« Ça me paraît bien. »

Sur ce, Paul sortit du bar, les deux jeunes femmes le suivant de près.

Il avait vraiment l’air d’un vieil homme obscène parfois, pas vrai ?

♥♥♥

Peu de temps après le départ de Paul, Éris et Ruijerd étaient revenus au bar. Éris avait un œil au beurre noir et Ruijerd affichait une expression de malheur évidente sur le visage.

« Vous deux, que s’est-il passé ? »

« Rien », dit Éris, en croisant les bras avec un petit grognement irrité.

« Comment ça s’est passé avec cet homme ? »

« Nous nous sommes réconciliés. »

Dès que ces mots quittèrent ma bouche, les sourcils d’Éris s’étaient fortement rapprochés : « Quoi !? Pourquoi !? » Elle ponctua sa question en tapant du poing sur la table si fortement qu’elle se brisa bruyamment.

Mon Dieu, quelle puissante jeune femme...

« Je vois. Je suis heureux d’entendre cela. », dit calmement Ruijerd.

« Rudeus ! »

Éris m’avait saisi avec force par les épaules. Et c’était vraiment fort. L’emprise de cette fille était vraiment quelque chose.

« Pourquoi ferais-tu ça !? »

« Comment ça, pourquoi ? » avais-je demandé, quelque peu déconcerté.

« Ne te souviens-tu pas à quel point tu étais déprimé hier !? »

« Bien sûr. Et j’apprécie ce que tu as fait pour moi. Cette étreinte m’a vraiment calmée. »

C’est seulement grâce à Éris que j’avais réussi à regarder Paul en face aujourd’hui. Si elle n’avait pas été là pour me réconforter, j’aurais pu rester enfermé dans ma chambre pendant des jours.

« Ce n’est pas de ça que je parle ! Cet homme n’est même pas venu pour ton dixième anniversaire, Rudeus. Et la façon dont il t’a traité hier était incroyable ! Tu as dû traverser tout le Continent Démon ! Tu as été enfermé dans une cellule de prison dans la Grande Forêt, bon sang ! Mais quand tu es enfin revenu à lui, il t’a dit en gros de te tirer ! Comment peux-tu pardonner à ce connard !? »

Wôw. C’était une sacrée diatribe.

J’avais compris où Éris voulait en venir. Quand tu le dis en ces termes, Paul avait l’air d’être un père vraiment minable. J’aurais même pu croire qu’il me détestait. Si j’avais été un enfant ordinaire, ses actes auraient été impardonnables.

***

Partie 3

Mais de la façon dont je voyais les choses, il était inévitable qu’il fasse quelques erreurs en essayant de s’occuper d’un fils comme moi. J’avais été réincarné avec mes souvenirs intacts, et j’en avais profité pleinement dès le début. Comment pouvait-on être un père « normal » pour un enfant aussi bizarre ? Paul avait eu du mal à trouver comment interagir avec moi, et c’était encore quant à comment m’élever. Et pour être honnête, je ne pensais pas s’il savait vraiment ce que cela signifiait d’être un bon père… ce n’était pas comme si je le savais aussi.

En tant que fils, tout ce que j’avais à faire était d’observer ses tentatives maladroites d’être un parent avec chaleur, compréhension, et juste une pincée de condescendance. Paul pouvait se tromper autant de fois qu’il le voulait. Je prenais ses erreurs au sérieux. Elles n’allaient pas me blesser aussi profondément que cette dispute d’hier.

Évidemment, nous allions, de toute façon, bientôt nous séparer.

« Éris. »

« Oui ? Quoi… ? »

Je ne savais pas trop quoi dire. Éris était en colère parce qu’elle se souciait de moi. Mais en ce qui me concernait, tout cela était déjà du passé.

« Mon père est un être humain. Tout le monde fait des erreurs, d’accord ? »

Après avoir dit ça, j’avais mis ma main sur son visage et je m’étais mis au travail pour soigner son hématome. Éris accepta mes attentions assez docilement, mais l’expression de son visage me disait qu’elle n’était pas convaincue. Une fois mon sort terminé, elle retourna à l’auberge dans notre chambre en boudant.

Alors que nous la regardions partir, j’avais parlé au troisième membre de notre groupe.

« Alors, Ruijerd… »

« Oui ? »

« D’où vient cette ecchymose sur son visage ? »

Cette chose n’était certainement pas là hier.

« J’ai eu du mal à l’arrêter », répondit Ruijerd d’un ton posé.

Hmm. Normalement, c’était le genre de type qui exploserait de colère s’il voyait quelqu’un frapper un enfant, mais peut-être que ses principes étaient plus souples que je ne le pensais. Éris avait dû se débattre comme une folle dans sa fureur. Et bien sûr, ils s’affrontaient constamment, alors ce n’était pas la première fois qu’il lui faisait un ou deux bleus…

Mais en regardant son visage de plus près, je m’étais rendu compte que ce n’était pas vraiment pertinent. Ruijerd n’était pas calme en ce moment. Ce n’était pas un homme expressif, mais je pouvais voir quelque chose comme de l’angoisse dans ses yeux.

Il n’avait jamais voulu la frapper. Il n’avait pas dû avoir le choix.

Je ne savais pas exactement ce qui s’était passé, ni quels mots ils avaient échangés. Mais il y avait une chose dont je pouvais être sûr : c’était ma faute s’ils s’étaient disputés. Mais j’avais pu faire la paix avec Paul grâce à cela… ce qui signifiait que je devrais leur être très reconnaissant.

« Merci, Ruijerd. Il aurait été difficile de me réconcilier avec mon père si elle l’avait tué. »

« Pas besoin de remerciement. »

Pourtant, à ce stade, Ruijerd avait apparemment dû frapper Éris pour l’arrêter. Cette fille devenait de plus en plus forte chaque jour.

Un peu plus tard, nous avions tenu tous les trois une rapide réunion d’équipe.

« Très bien. Commençons notre deuxième réunion officielle à Millishion ! »

Cette fois-ci, nous menions nos affaires dans le bar plutôt que dans notre chambre. En y repensant, je n’avais pas fait un pas en dehors de ce bâtiment de toute la journée. C’était un endroit confortable, et il n’y avait jamais eu trop de monde… même si j’étais sûr que le propriétaire avait des sentiments mitigés à ce sujet.

« N’avons-nous pas eu une réunion il y a deux jours ? » dit Éris.

Elle n’avait plus l’air d’être en colère. Je m’attendais à ce qu’elle boude dans la chambre pendant au moins deux heures, mais elle avait fini par sortir au bout d’une dizaine de minutes seulement. La fille savait comment avancer rapidement. Il faudrait que j’essaie de tirer les leçons de son exemple.

« Oui, mais la situation a changé depuis. Pour être précis, nous n’avons plus besoin de gagner de l’argent à Millishion. Je pense que nous devrions passer à autre chose assez rapidement. »

Avec vingt pièces de monnaie royales dans notre bourse, il n’y avait pas grand intérêt à essayer de se faire plus d’argent ici. Quant à la collecte d’informations, Paul m’avait déjà dit en gros tout ce qu’il savait. Notre campagne de relations publiques étant pour l’instant en veilleuse, il ne nous restait pas grand-chose à faire dans cette ville, comme je l’avais brièvement expliqué.

J’avais hésité à parler à Éris de l’état actuel de la région de Fittoa. Mais finalement, j’avais saisi l’occasion pour aller de l’avant et le faire. Il serait probablement préférable qu’elle sache ce qui nous attend, ne serait-ce que pour pouvoir se préparer.

« Éris, on dirait que notre maison n’existe plus. »

« Oui. »

« Aussi… Philip et Sauros sont toujours portés disparus. »

« Je ne suis pas surprise. »

« Personne ne sait non plus où se trouve Ghislaine, donc il est possible… »

« Écoute, Rudeus. Je m’attendais toujours à ce que les choses soient au moins aussi mauvaises. », dit Éris, en croisant les bras et en levant le menton en l’air.

Son regard était fixe. Son expression était aussi intense et arrogante que jamais. Il n’y avait aucune trace de doute ou d’incertitude dans ses yeux.

Éris n’avait pas oublié Fittoa. Elle était prête à affronter le pire.

Avec un petit grognement, elle continua.

« Je parierais que Ghislaine est toujours là quelque part, mais je savais qu’il y avait une bonne chance que Père et Grand-père soient morts. »

Après tout, nous étions tous les deux bloqués au milieu du Continent Démon. Je supposais qu’elle avait réalisé que beaucoup d’autres auraient pu atterrir dans des endroits tout aussi dangereux. Bien sûr, il y avait une chance qu’elle fasse preuve de courage en ce moment même. Avec Éris, il était difficile de faire la différence entre la confiance réelle et les fanfaronnades.

« Oh, je savais que tu essayais de me cacher tout ça. »

Je ne savais pas trop ce qu’elle pensait avec son « cachais ». D’après ce que je voyais, ce n’était pas seulement un mot en l’air. Éris avait réfléchi à sa manière. En d’autres termes, j’étais le seul à avoir complètement oublié la région de Fittoa.

C’était un peu gênant.

« Je vois. Bon, très bien alors. »

Éris était vraiment une jeune femme impressionnante. Ayant atteint cette conclusion, j’avais décidé de passer à notre prochain sujet.

« En tout cas, je pensais que nous pourrions quitter Millishion dans une semaine environ. »

« En es-tu sur ? », demanda Ruijerd.

« Pourquoi ne le serais-je pas ? »

« Une fois que nous serons partis, tu pourrais ne plus jamais revoir ton père. »

« Eh bien, c’est un peu inquiétant… »

Venant de Ruijerd, ces mots avaient un vrai poids. Mais ce n’était pas comme si je me dirigeais vers les lignes de front d’une guerre quelconque.

« Le fait est que j’ai aussi quelques autres membres de ma famille que je ne reverrai peut-être jamais. Pour l’instant, je pense que je devrais vraiment essayer de les retrouver. »

« Je vois. C’est assez vrai. »

Comme Ruijerd semblait convaincu sur ce point, j’étais passé à l’essentiel.

« Pour le reste de notre voyage, j’aimerais donner la priorité à la collecte d’informations. »

Nous resterions encore une semaine environ dans chaque grande ville que nous aurions atteinte. Mais au lieu de nous concentrer sur le gain d’argent, nous utiliserions principalement ce temps pour recueillir les rumeurs et les ragots locaux.

Avant tout, nous chercherions à retrouver les Fittoens déplacés. La route de Millis à Asura était l’équivalent de la route de la soie dans notre monde, aucune autre n’était plus fréquentée, en particulier par les marchands et les commerçants. L’équipe de recherche et de sauvetage avait sans doute passé au peigne fin chaque kilomètre de cette route. Il y avait quand même une chance de trouver quelque chose qu’ils avaient négligé.

Nous ferions aussi ce que nous pourrions pour améliorer la réputation des Superds pendant que nous fouillons. Mais malheureusement, le nom de Dead End n’était pas très connu à Millis et sur le continent central. Nous devrons peut-être reconsidérer notre approche précédente.

« Il y a cependant un problème. Je ne sais pas comment nous pouvons nous permettre de traverser la mer. »

C’était sans aucun doute le plus gros problème à l’heure actuelle. Dans ce monde, même les voyages maritimes « quotidien » étaient une affaire sérieuse. Il y avait de nombreuses façons de se faufiler à travers les frontières nationales sur terre, mais lorsqu’il s’agissait de bateaux, vos options étaient très limitées… surtout si vous étiez un Superd.

« À propos de ça, Rudeus… Regarde ça. »

Ruijerd sortit une enveloppe. C’était la même que celle qu’il allait me montrer hier, avant qu’il ne remarque mon état.

Je l’avais pris et l’avais examiné. Les mots « Au Duc Bakshiel » étaient griffonnés sur le devant. Au dos, j’avais trouvé un sceau de cire rouge, grossièrement imprimé avec quelque chose qui ressemblait à un blason de famille.

« Qu’est-ce que c’est ? »

« Une lettre. Une de mes connaissances l’a écrite pour moi hier. »

Ah, oui… En y repensant, il avait mentionné qu’il allait aller saluer quelqu’un qu’il connaissait dans cette ville.

« Peux-tu nous dire qui est cette connaissance, Ruijerd ? »

« Un homme nommé Gash Broche. »

« Quelle est sa profession ? »

« Je ne sais pas. Il semblerait cependant qu’il ait un certain statut ici. »

Ruijerd expliqua ensuite qu’il avait rencontré Gash sur le Continent Démon il y a une quarantaine d’années, après avoir sauvé son groupe de voyageurs d’un groupe de monstres qui les avaient presque anéantis. Gash n’était qu’un enfant à l’époque, il avait d’abord regardé Ruijerd avec un mélange de terreur et d’hostilité. Après avoir passé un certain temps ensemble, ils s’étaient cependant séparés sur des bases relativement amicales. Ruijerd emmena son groupe en toute sécurité dans la ville la plus proche, et Gash lui avait dit de passer s’il venait à visiter Millishion.

Comme il n’avait jamais quitté le Continent Démon, Ruijerd avait complètement oublié cette offre. Mais il avait repéré l’homme avec son « troisième œil » alors que nous contournions les murs extérieurs de la ville, et tout lui était revenu. Intéressé par la façon dont les années avaient traité Gash, mais aussi un peu inquiet que l’homme ait pu l’oublier complètement, Ruijerd s’était rendu sur place pour lui rendre visite.

À sa grande surprise, Gash le reconnut instantanément et le reçut fort chaleureusement. Au début, Ruijerd avait juste l’intention de lui dire bonjour, mais apparemment, ils s’étaient bien entendus. Il avait fini par raconter toute l’histoire de notre voyage jusqu’ici et, une fois qu’il eut fini, Gash lui écrivit sur le champ une lettre et lui dit de la donner au responsable de Port Ouest.

C’était une histoire intéressante. Tout d’abord, Ruijerd ne se faisait pas aussi facilement d’amis. Peut-être que ce type ressemblait à Gustav des Hommes-Bêtes ? À en juger par la façon dont il avait rédigé une lettre informelle à un duc, il avait probablement une certaine influence dans le coin…

Honnêtement, je voulais jeter un coup d’œil à la lettre qui se trouve à l’intérieur. Mais, comme je l’avais rappelé, briser ce genre de sceau invaliderait son contenu.

« On dirait que ce Gash est probablement une sorte de noble, hein ? »

« Je ne pourrais pas le dire, mais il avait beaucoup d’hommes. »

Je ne savais pas ce que cela signifiait. Parlait-il de serviteurs ? Le mot « beaucoup » était aussi vraiment vague…

En tout cas, l’homme était un ami de Ruijerd. Je ne serais pas trop surpris s’il s’avérait être un prétendant bienveillant au rôle de Mamodo King.

« Étais-tu chez lui ? »

« Oui. »

« Était-ce grand ? »

« C’était effectivement le cas. »

« Uhm, quelle taille ? »

« Pas aussi grand que le château de Kishirisu. »

Le château de Kishirisu ? Bon, ça excluait le grand palais au milieu du lac. Non pas que je m’attendais vraiment à ce que le gars soit un membre de la famille royale. Pourtant, ce bâtiment devait être sacrément grand si Ruijerd utilisait un château comme point de comparaison.

Hmm…

Nous parlions ici d’un ami de Ruijerd. Ce n’était probablement pas un mauvais gars. Mais d’après ce que Paul m’avait dit plus tôt, le noble responsable du poste de douane de Port Ouest détestait les démons avec passion. Si notre ami Gash n’était que modérément influent, la remise de cette lettre pourrait se retourner contre lui. Peut-être devrions-nous prendre un peu de temps pour découvrir qui il était exactement ?

Mais Ruijerd avait l’air si fier quand il avait sorti cette lettre. Si j’exprimais des soupçons sur son nouveau copain, il me ferait sans doute un discours sur l’honneur et la confiance.

Bon, peu importe. Ce n’était pas comme si j’avais de meilleures idées. Pour l’instant, je pourrais aussi bien suivre le mouvement et rendre Ruijerd heureux. Je pourrais demander plus tard secrètement à Paul des renseignements sur ce Gash Broche.

« Très bien. Espérons que cette lettre fera l’affaire. », lui ai-je dit.

Ruijerd répondit par un petit signe de tête d’approbation.

Cela avait permis de clore pour l’instant le dossier. Nous allions quitter Millishion dans une semaine. D’ici là, nous accomplirions ce que nous pourrions à l’intérieur de la ville.

« Personnellement, ça ne me dérangerait pas de partir à la première heure demain matin ! »

Faisant un petit sourire suite à la proposition d’Éris, j’avais déclaré notre réunion d’équipe officiellement ajournée.

***

Chapitre 6 : Une semaine à Millishion

Partie 1

Le lendemain matin, je m’étais rendu au quartier général de l’équipe de recherche et de sauvetage pour informer Paul de nos plans.

Le QG lui-même était un bâtiment de deux étages parfaitement ordinaire. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour retrouver mon père. Il était au travail dans ce qui semblait être une salle de conférence, discutant de certains sujets avec une douzaine d’autres hommes. Je pouvais distinguer des bribes de conversation de l’extérieur, il semblerait qu’ils se préparaient à une sorte de vaste opération.

D’après l’apparence de Paul l’autre jour, je pensais qu’il passait chaque jour à Millishion à se saouler ou à soigner sa gueule de bois, mais peut-être que mon timing était mauvais. En ce moment, il était l’image même d’un leader concentré et compétent. J’étais impressionné malgré moi… du moins, jusqu’à ce que quelqu’un fasse allusion au fait qu’il avait sauté un mois de réunions alors qu’il était en pleine cuite. D’après ce que j’avais entendu, il s’était brusquement remis à être motivé que depuis hier.

C’était probablement parce que Paul voulait me montrer son meilleur profil. En d’autres termes, il s’était remis au travail grâce à moi.

Bonté divine. Les garçons adorent me montrer leur plus beau profil…

Avec un soupir théâtral, j’avais décidé d’attendre que Paul me trouve un peu de temps libre.

S’asseoir dans la pièce à l’extérieur pouvait devenir ennuyeux, alors j’avais décidé de me promener dans le bâtiment pendant un moment. Après quelques minutes d’exploration, j’étais tombé sur ma petite sœur Norn en train de jouer. Elle était dans une pièce qui semblait servir de nurserie, jouant aux blocs avec un groupe d’autres enfants de son âge.

« Salut », lui dis-je tout en levant la main pour la saluer alors que ses yeux rencontraient les miens.

Norn commença par être surprise, puis elle fronça les sourcils et me lança le bloc de bois dans sa main, que j’avais réussi à attraper.

« Va-t’en ! »

Cela ne m’avait pas semblé être la façon la plus amicale de dire bonjour. Hmm. Avais-je fait quelque chose pour la mettre en colère contre moi ? La seule chose qui m’était venue à l’esprit, c’était la fois où j’avais battu Paul devant ses yeux.

Oui, ça avait probablement un rapport avec ça.

« Hum… Père et moi, nous nous sommes réconciliés, Norn », avais-je protesté gentiment.

En réponse, elle cria « Menteur ! » et partit aussi vite que ses petites jambes la portaient.

Apparemment, ma petite sœur me détestait. C’était un peu déprimant.

Je ne voulais pas la bouleverser par ma présence, alors j’étais retourné dans la pièce la plus proche de l’immeuble, une salle d’attente. Alors que je m’asseyais dans le coin, plusieurs têtes se tournèrent vers moi. J’avais reconnu au moins deux des gars que j’avais repérés l’autre jour en train de « kidnapper » Somal.

Je commençais à avoir le sentiment que je n’étais peut-être pas très populaire dans cet endroit.

Mais avant que je n’aie vraiment le temps de me baigner dans la gêne, une femme familière était entrée dans la pièce, et tous les yeux s’étaient soudainement tournés vers elle. C’était la dame en bikini, qui avait repris sa vieille habitude de rester à moitié nue. Elle m’avait tout de suite repéré et s’était approchée de moi.

« Bonjour. », lui dis-je

« Bonjour. Avez-vous besoin de quelque chose de notre part aujourd’hui ? », me répondit-elle avec un sourire et une petite inclinaison de la tête.

« Oui. Je suis ici pour voir mon père, euh… »

Quel était le nom de cette dame déjà ? J’avais l’impression que Paul ne me l’avait pas dit.

« Ah, pardonnez-moi. Je ne me suis pas présentée, mademoiselle. Je m’appelle Rudeus Greyrat. »

Je m’étais levé, j’avais mis une main à ma poitrine et j’avais offert un salut aristocratique.

« Euh, oh… mon nom est Vierra », répondit la dame en bikini, ses mains battant anxieusement dans l’air.

« Je suis un membre de l’équipe du Capitaine Paul. »

Elle me salua en retour, m’offrant une vue vraiment irrésistible de son décolleté.

La fille était vraiment un plaisir pour les yeux. Je venais juste de prendre la résolution de réduire mon comportement pervers, je ne voulais donc pas la fixer. Mais je n’arrivais pas à détourner le regard. Toutes mes bonnes intentions étaient dénuées de sens face à l’attraction gravitationnelle de sa poitrine.

Cette tenue était tout simplement injuste.

« Je suis vraiment désolé d’avoir été si grossier l’autre jour. Mon père est un peu un coureur de jupons, alors j’ai peur de m’être fait des idées. »

« Non, non ! Ce n’est pas grave. Je peux comprendre que vous pensiez cela, vu comment j’étais habillée. »

Vierra souligna ses paroles en secouant vigoureusement la tête. Certaines autres parties de son corps avaient également bougé en conséquence. Cette armure bikini semblait bien fixée dans une certaine mesure, mais cela ne suffisait pas à l’empêcher de gigoter lorsqu’elle faisait des mouvements brusques. Après tout, ces choses étaient énormes.

Oups. Je le faisais encore.

Avec beaucoup d’efforts, j’avais réussi à détourner mes yeux.

« Si vous voulez mon avis, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de traîner autour d’un groupe d’hommes dans cette armure, mademoiselle. J’imagine que certaines personnes pourraient trouver cela un peu distrayant. Au moins, pourriez-vous peut-être mettre une cape par-dessus ? »

Vierra sourit maladroitement.

« Je suis désolée, mais il y a une raison pour laquelle je porte ça. »

Peut-être que j’imaginais des choses, mais j’avais eu l’impression que beaucoup de gens me regardaient tout d’un coup. Avais-je dit quelque chose que je n’aurais pas dû ? Eh bien, peu importe. Il faudrait que je le demande à Paul plus tard.

« Savez-vous quand les réunions de Père seront terminées ? »

Vierra pencha la tête sur le côté alors qu’elle réfléchissait.

« Il a un mois entier de travail à rattraper en ce moment. Je pense qu’il pourrait être très occupé pendant un certain temps. »

« Très bien. Quand vous en aurez l’occasion, pourriez-vous lui faire savoir que je compte quitter Millishion dans sept jours ? »

« Vraiment ? Cela semble terriblement proche. »

« Eh bien, c’est ce à quoi nous sommes habitués à ce stade. »

« Je vois… Dans ce cas, laissez-moi aller chercher Shierra pour vous. Juste un moment, s’il vous plaît. »

Avec ça, Vierra se rendit quelque part. Quelques minutes plus tard, elle était revenue avec une magicienne familière.

Quand la fille vit que je la regardais, elle souffla un peu et s’était mise derrière Vierra avant de dire quoi que ce soit.

« L’emploi du temps du capitaine est chargé pour le moment, mais il a du temps libre dans la soirée dans quatre jours. Voulez-vous dîner avec lui à ce moment-là ? »

« Hum, s’il est trop occupé cela ne sera pas la peine. »

« Quand il vous parle, le capitaine est plein de vie et d’énergie. Il est très occupé, mais j’espère que vous viendrez quand même. »

La voix de Shierra semblait assez posée, vu qu’elle se cachait toujours derrière Vierra. Cette fille semblait vraiment me détester. Ou peut-être même me craignait-elle. C’était un peu regrettable, mais… et bien.

« Dans quatre jours, c’est ça ? Entendu. Dois-je le rencontrer à son auberge ? »

« Je ferai pour vous une réservation dans un restaurant que notre équipe visite fréquemment. Rendez-vous plutôt directement là-bas. »

Shierra procéda calmement pour me fournir une heure et un lieu exacts. Nous mangerions dans un endroit du quartier commercial appelé « L’indolent Millis. » Pour être sûr, je m’étais renseigné sur le code vestimentaire, mais apparemment il n’y en avait pas.

Cela m’avait semblé cependant un peu étrange. C’était comme si je planifiais une réunion d’affaires avec le PDG d’une grande entreprise. Paul avait-il une secrétaire qui planifiait ses journées maintenant ? Ce type avait certainement fait son apparition dans le monde.

« Allez-vous amener un invité ? »

Le visage d’Éris m’était venu à l’esprit, mais au même moment, je m’étais souvenu qu’elle avait crié « Je vais tuer ce crétin » alors qu’elle s’apprêtait à assassiner Paul.

« Non, je pense que je vais venir seul. »

Sur ce, nous avions réglé tous les détails. J’avais ensuite pris congé.

♥♥♥

En fait, nous n’avions qu’une semaine pour travailler, ce qui était peu. Il faudra donc utiliser notre temps de manière productive. C’était dans cet esprit que j’étais allé à la guilde des aventuriers de Millishion.

Le bâtiment était sur la grande avenue, comme on pouvait s’y attendre du siège de toute l’organisation. Il mesurait deux étages et occupait beaucoup plus d’espace que toutes les autres branches de la guilde que j’avais vues. Bien sûr, j’avais déjà vu quelques gratte-ciel à mon époque, alors la vue ne m’avait pas vraiment coupé le souffle.

Une fois à l’intérieur, je m’étais mis au travail pour recueillir des informations.

Au début, j’avais posé des questions sur la région de Fittoa, mais personne ne semblait savoir quoi que ce soit que Paul ne m’avait pas déjà dit. Dans cette ville, au moins, l’équipe de recherche et de sauvetage était probablement mieux informée sur Fittoa que n’importe qui d’autre.

Ensuite, j’avais cherché des informations sur les monstres vivant dans la région de Millishion.

D’après ce que j’avais entendu, au niveau de la menace ils n’étaient pas comparables aux créatures du Continent Démon. La plupart du temps, vous trouviez des monstres comme la sauterelle géante, qui n’était qu’une grosse sauterelle, le lapin coupeur de viande, qui n’était qu’un lapin carnivore, et le ver de terre, essentiellement un ver de terre envahissant la végétation. La majorité d’entre eux ne présentaient que très peu de danger.

Ils étaient également très petits, du moins en comparaison avec les bêtes du Continent Démon. Dans ce pays rude, les monstres plusieurs fois plus grands que les humains étaient monnaie courante. Même les coyotes pax, que nous avions pratiquement fait disparaître (légère exagération), mesuraient plus de deux mètres, et les loups acides plus de trois. Quant aux grandes tortues, un spécimen ordinaire pouvait mesurer huit mètres de long et les plus grandes pouvaient vivre plus de vingt ans. Les monstres qui émergeaient pendant la saison des pluies dans la Grande Forêt étaient également pour la plupart de la taille d’un homme adulte.

La taille ne correspondait pas toujours à la force, mais la masse était une arme à part entière. Dans l’ensemble, les monstres autour de Millishion étaient de petits êtres faibles.

Cela me convenait parfaitement. C’était une chose qui ne nous inquiétera pas.

Une fois que j’en avais entendu assez sur les monstres, j’avais pris le temps de réfléchir à la façon dont nous pourrions améliorer l’opinion des habitants sur les Superds.

Malheureusement, il semblerait que nous avions du pain sur la planche.

D’une part, il y avait une faction politique importante à Millishion qui préconisait « l’expulsion » des démons. Les dirigeants de ce groupe étaient associés aux Chevaliers du Temple, l’un des ordres militaires sacrés de l’église de Millishion. Ils déclarèrent haut et fort que tous les démons devaient être bannis entièrement du Continent Millis.

À l’heure actuelle, cette faction ne contrôlait pas Millis. Le pape actuel appartenait à une faction plus puissante qui appelait à la coexistence avec les démons. Par conséquent, les Chevaliers du Temple ne pouvaient pas prendre de mesures actives pour les expulser. Cependant, si un démon venait à causer des problèmes dans la ville, ils se précipiteraient pour harceler toutes les personnes impliquées. Malgré leur faiblesse politique, ils s’en sortaient souvent en prenant des mesures agressives au nom de la « justice » ou de « l’ordre public. »

***

Partie 2

Si Ruijerd annonçait publiquement qu’il était un Superd et qu’il commençait à faire des quêtes autour de Millishion, les Chevaliers du Temple rendraient nos vies misérables en un rien de temps. D’après les rumeurs, ils avaient des yeux et des oreilles partout dans la ville.

Dans ce cas, nous pourrions peut-être essayer de travailler en dehors de la ville.

En gardant cette idée à l’esprit, j’avais récupéré une quête classée B que la guilde venait à peine d’afficher au tableau. Apparemment, un monstre se déchaînant dans un village local devait être tué. L’endroit était suffisamment proche pour que nous puissions facilement terminer la tâche dans la journée.

Cette fois, notre cible était un Tigre des Herbes. C’était un monstre originaire des régions du sud de la Grande Forêt, mais pour une raison quelconque, celui-ci avait erré vers le sud pour s’installer dans cette région.

Les Tigres des Herbes avaient des pelages verts tachetés recouverts d’un motif marron. Cela leur permettait de se fondre parfaitement dans la forêt. Comme ils étaient difficiles à voir et qu’ils se déplaçaient souvent en petits groupes, ils étaient considérés comme des monstres de rang B. Cependant, celui que nous recherchions était seul, et son camouflage était inutile dans ces prairies dégagées. Il était probablement moins menaçant que le loup acide moyen. Je l’aurais placé au maximum au rang D. Lorsque nous étions sur le Continent Démon, j’aurais sauté de joie si j’avais trouvé un travail aussi facile sur le tableau.

Nous étions immédiatement partis tous les trois. Et juste au moment où nous arrivions, un gros chat vert sortait du village avec un poulet dans la bouche.

Il nous remarqua et laissa tomber sa proie pour grogner dans notre direction, mais Éris avait juste dit « Je vais m’occuper de son cas ». Celle-ci s’était précipitée vers lui et le trancha en deux.

Mission accomplie ! Huh, c’était rapide.

Les gens du village nous avaient remerciés du fond du cœur. Ce tigre avait tué beaucoup de bétail et avait récemment attaqué plusieurs fermiers de la région.

Normalement, un chevalier venant d’un des saints ordres militaires aurait été envoyé pour les protéger. Mais il y a quelques jours à peine, un grave incident avait eu lieu au cours duquel un enfant béni aurait été attaqué dans le voisinage. Son escorte, une unité des Chevaliers du Temple, avait été presque anéantie, seul leur capitaine avait survécu.

Heureusement, le capitaine des chevaliers avait de peu réussi à protéger la Sainte Enfant. Mais elle fut tout de même relevée de son poste en punition des graves pertes subies.

Les saints ordres militaires étaient déjà sur les nerfs après une récente série d’enlèvements d’esclaves, avant même cette catastrophe. La nouvelle de ces enlèvements avait provoqué un tollé dans l’église de Millis et chez ses chevaliers. En conséquence, ils n’avaient absolument rien fait contre certains monstres dangereux de rang B. Faute de meilleures options, les villageois s’étaient tournés vers la guilde des aventuriers.

C’était une histoire intéressante. Mais cela n’avait pas grand-chose à voir avec nous.

Maintenant que j’avais rassemblé toutes les informations possibles, je m’étais mis à faire une petite expérience.

Pour être précis, j’avais parlé aux villageois des Superds. J’avais expliqué que notre ami Ruijerd appartenait à cette tribu, et que son peuple voyageait dans le monde entier en faisant de bonnes actions pour tenter de gagner l’amitié des autres races.

« Au premier coup d’œil, le Superd peut sembler froid ou même hostile, mais il est assez facile de percer cet extérieur pierreux. Vous voyez cette petite statue juste là, les amis ? Il suffit d’en montrer une à un Superd et de mentionner le nom de Ruijerd. Ce redoutable air renfrogné se transformera en un sourire heureux, et vous serez les meilleurs amis pour la vie en quelques minutes ! »

Si vous voulez mon avis, c’était un argument de vente parfait. Pourtant, le chef du village n’avait pas l’air très enthousiaste. Ils étaient reconnaissants envers Ruijerd, mais cela ne suffisait pas pour changer leur point de vue sur l’humanité démoniaque dans son ensemble. Et en tant qu’adeptes de l’église de Millis, ils n’étaient pas intéressés par la possession d’une statue de démon. Ainsi, il avait repoussé la petite figure dans mes mains.

Il semblerait que cette expérience soit un échec. Ce n’était probablement pas un problème que l’on pouvait espérer résoudre immédiatement.

Peut-être qu’une figurine d’une fille sexy aurait été plus efficace. Ooh, et si j’avais fait une version de Ruijerd avec changement de sexe ?

Attendez, non. Cela irait à l’encontre du but.

« Je ne savais pas que tu avais fait une telle chose », dit Ruijerd, en étudiant la figurine avec admiration alors que nous nous dirigions vers Millishion.

« N’est-ce pas incroyable ? Rudeus est vraiment doué pour faire ces choses ! »

Pour une raison inconnue, Éris semblait très fière que j’aie gagné son approbation.

Bien que celle-ci ait été rejetée, mes statues avaient en fait atteint un bon prix sur le marché. Après tout, elles étaient de suffisamment bonne qualité pour mériter l’admiration d’un certain roi épéiste Homme-Bête et d’un prince dans un pays étranger.

Et oui. J’étais pratiquement un artisan royal à ce moment-là !

« Cependant, cette position n’est pas du tout bonne. »

« Oui, la position est toute fausse. Il faudrait s’accroupir beaucoup plus bas… »

Gros son triste

Ces deux-là savaient vraiment comment faire retomber un type sur terre.

♥♥♥

Trois jours plus tard, la veille de mon rendez-vous avec Paul, je m’étais rendu compte que je n’avais rien à me mettre pour aller au restaurant.

Il n’y avait pas de code vestimentaire, c’était juste une réunion de famille. Pourtant, les vêtements que j’avais achetés sur le Continent Démon avaient l’air un peu miteux dans les rues de Millishion. J’étais donc allé faire un peu de shopping avec Éris.

Cela pouvait probablement être qualifié de rendez-vous, même si ce n’était pas particulièrement excitant. Éris n’était jamais très motivée pour acheter des vêtements et avait tendance à penser que tout était « bien ». Je m’étais dit que je devrais en profiter pour lui offrir quelques nouvelles tenues. À partir de ce moment, nous voyagerons sur le territoire des Humains, et on dit que la première impression était liée à la façon dont on se présentait. Au minimum, je voulais que nous soyons suffisamment bien habillés pour que les gens ne nous traitent pas de manière grossière.

J’aurais aimé pouvoir demander conseil à une amie qui s’y connaissait en matière de mode. Mais les seules personnes que je pouvais même appeler « connaissances » dans cette ville étaient cet homme singe et Vierra. Je n’avais aucune idée de l’endroit où se trouvait Geese, et je n’étais pas assez proche de Vierra pour lui demander une faveur personnelle.

Finalement, j’avais décidé d’étudier les gens qui passaient par là jusqu’à avoir une idée de ce qui se passait. Éris et moi étions assis dans une rue et nous observions la foule au ralenti.

Au bout d’un moment, j’avais remarqué que les vêtements bleus semblaient assez populaires actuellement. De plus, certaines personnes portaient des manteaux ou des vestes, mais beaucoup d’autres ne s’en souciaient pas. Le climat ici était assez agréable pour que la plupart des vêtements d’extérieur soient plus légers.

« On dirait que le bleu est à la mode en ce moment. »

« Le bleu n’est pas une couleur qui me convient, Rudeus. »

Wôw, c’était brutal. Heureusement, je ne me souciais pas tant que ça des tendances actuelles.

« Alors, qu’est-ce qui marche pour moi ? »

« Tu as ce truc que Geese t’a donné, pas vrai ? Fais avec ça. »

Elle parlait de ce gilet en fourrure, non ? Ce truc était cependant un peu trop grand pour moi. Il était assez long pour ressembler à un manteau. Cela dit, ce n’était pas du tout inconfortable, alors je le portais parfois. Surtout les jours de grand froid.

« Celui-là n’est pas mal, mais j’ai l’impression qu’il est un peu trop long pour moi. »

« Effectivement. Dans ce cas, pourquoi ne pas simplement réduire sa taille ? »

« Ce serait du gâchis. Je suis encore un garçon en pleine croissance, tu t’en souviens ? »

En bavardant, nous avions choisi quelques articles. Cela n’avait pas pris beaucoup de temps, ce que j’avais attribué à notre manque d’intérêt mutuel. J’avais donc été surpris de voir qu’à la fin, Éris avait choisi une robe noire plutôt à la mode, brodée de petites roses blanches.

« Veux-tu vraiment celle-là, Éris ? »

« … Quoi ? Ça te pose un problème ? »

« Non, non. Je parie que ça t’ira très bien. »

« Hmph. Tu n’as pas besoin de me flatter. »

Après avoir réglé nos achats, nous étions retournés à l’auberge.

Enfin, le grand jour est arrivé.

Dans l’après-midi, j’avais fait savoir à Ruijerd et Éris que je dînerais avec mon père ce soir-là.

« Je suis content d’entendre ça », dit Ruijerd avec une expression légèrement soulagée sur son visage.

J’avais pu voir le bonheur dans ses yeux. D’après ce que j’avais vu, il voulait vraiment que je quitte cette ville en bons termes avec mon père. Il n’avait bien sûr pas de raison de s’inquiéter. J’allais profiter pleinement de cette occasion pour me rapprocher de ma famille.

« Je viens aussi ! », annonça Éris.

En me retournant, je la trouvai en train de me fixer dans sa pose habituelle.

« Uhhh… »

« Quoi ? Cela te dérange ? »

Si rien ne s’était passé l’autre jour, j’aurais cédé immédiatement, mais Éris ressentait clairement encore une certaine hostilité envers mon père. En fait, c’était probablement un euphémisme. On aurait dit qu’elle le détestait. Je pouvais comprendre ce qu’elle ressentait dans une certaine mesure, mais j’avais déjà décidé d’être gentil avec Paul.

Si c’était le seul problème, j’aurais pu l’amener avec moi et essayer de les mettre en meilleure entente. Mais sais-tu que ce dîner allait être notre premier repas en famille depuis de nombreuses années ? Et je n’avais pas encore arrangé les choses avec Norn. J’avais aussi dit que je viendrais seul au restaurant.

« Ne peux-tu donc pas rester ici à la place, Éris ? »

Tout bien considéré, je voulais qu’Éris fasse preuve d’un peu de retenue. Amener une bombe au milieu d’un feu de forêt en furie ne m’avait pas semblé être la meilleure des idées. Si je la présentais officiellement à ma famille, ceux-ci pourraient s’attendre à ce que nous devenions un peu plus intimes qu’à l’heure actuelle.

« Oui, ça me dérangerait ! Je viens aussi, compris !? »

Je suis bête. Le mot « retenue » ne faisait pas partie du vocabulaire d’Éris.

« Ruijerd, peux-tu dire quelque chose ? »

Lorsque je m’étais retourné vers Ruijerd pour chercher de l’aide, je l’avais trouvé en train de réfléchir. Il avait posé sa main sur son menton. Son regard intense était passé de mon visage à celui d’Éris, puis il revint vers le mien.

« Tu t’es réconciliée avec ton père, pas vrai ? Ça ne devrait donc pas être un problème. Laisse-la venir. »

Ouah ! Poignardé dans le dos ! Est-ce le même type qui avait frappé Éris pour l’empêcher d’intervenir la dernière fois ?

Oh, bien. Je suppose que je devrais laisser la majorité décider sur ce point.

« Eh bien, si tu le dis, Ruijerd… »

« Hmph ! À quoi t’attendais-tu ? »

« Juste une chose, Éris. Je veux rester en bons termes avec mon père, alors sois polie avec lui, d’accord ? »

« … Bien ! »

À en juger par le ton de sa voix, elle n’avait pas l’intention de tenir cette promesse. Ce n’était pas vraiment rassurant.

J’étais ensuite monté à l’étage pour enfiler mes vêtements neufs, puis j’étais allé au restaurant en tant que « moi » (alias Newdeus). Éris m’avait suivi dans sa robe noire que nous avions achetée l’autre jour.

***

Partie 3

J’avais fait de mon mieux pour éviter les rues secondaires plus étroites. Il y avait beaucoup de kidnappeurs qui se cachaient dans ces ruelles sombres, et ils pouvaient devenir un peu violents à certains endroits. Il n’y avait aucune raison de faire en sorte que nos nouveaux vêtements soient abîmés.

Bien sûr, les grandes avenues avaient aussi leurs dangers. Comme il était à peu près l’heure du dîner, pas mal de gens achetaient des plats comme des yakitoris sur les étals extérieurs. Si je tombais sur un de ces types, le résultat serait sans doute tragique. Et si l’un d’entre eux entrait dans Éris, son Boreas Punch nous laisserait probablement tous les deux maculés de sang.

Par mesure de précaution, j’avais gardé mon Œil de la Clairvoyance actif. En regardant constamment une seconde dans l’avenir, j’avais pu nous guider en toute sécurité à travers la foule. Utiliser une capacité aussi puissante pour quelque chose d’aussi banal me mettait mal à l’aise, mais nous avions au moins atteint notre destination sans incident.

Tout ce truc avec les « réservations » m’avait rendu un peu nerveux. Mais il s’était avéré que l’Indolent Millis était un endroit parfaitement ordinaire. C’était un bar et un restaurant indépendant, qui ne faisait pas partie d’une auberge. La plupart des clients semblaient être des locaux relativement respectables. Lorsque j’avais donné mon nom au serveur, il nous avait immédiatement amenés, Éris et moi, à notre table. Le fait que nous étions deux n’avait pas provoqué de remarque. Paul était déjà assis à la table avec un sourire gêné et Norn était très grincheuse.

« Désolé, je suis un peu en retard ? »

« Euh, non… Désolé pour ça, gamin. Pour une raison quelconque, Shierra s’est un peu emportée. Je lui ai dit que l’endroit habituel suffirait, mais… »

« Il n’y a rien de mal à changer d’endroits de temps en temps, n’est-ce pas ? »

J’avais commencé à tirer une chaise, puis je m’étais arrêté en constatant qu’Éris avait elle-même l’air plutôt grincheuse. Techniquement, ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait Paul, mais peut-être que les présenter serait une bonne idée.

« Euh, mon Père, voici Éris. Comme je te l’ai dit l’autre jour, c’est la fille de Philip, et un membre de la famille Boréas… »

« Oh. D’accord, d’accord. »

Me coupant au milieu de la phrase, Paul se leva et se tourna vers Éris. Il se redressa et posa une main sur sa poitrine, puis baissa légèrement la tête. C’était un salut pratiqué, pas moins lisse que celui de Philip.

« C’est un plaisir de faire votre connaissance, mademoiselle. Je suis Paul Greyrat, le père de Rudeus. »

Stupéfaite, Éris essaya de me regarder, mais n’avait pas réussi à rompre totalement le contact visuel avec mon père.

« Euh, je suis… Éris Greyrat… monsieur. »

L’expression de son visage était encore grognon. Néanmoins, elle avait saisi les extrémités de sa robe et fit une petite révérence maladroite. On aurait dit qu’elle avait raté l’occasion de se mettre à crier ou à donner des coups de poing.

Je dois avouer que Paul m’avait impressionné. Apparemment, il avait appris une chose ou deux sur la façon de traiter les filles grâce à ses années de coureur de jupons.

… Mais depuis quand peut-il faire un nœud comme ça ?

« Très bien. Pourquoi ne pas s’asseoir tous ensemble ? »

En tout cas, notre dîner de famille s’était déroulé sans effusion de sang.

Éris et moi, nous nous étions installés dans nos sièges. Pour l’instant, Éris se taisait, mais il était évident qu’elle montrerait ses crocs en un instant si les choses prenaient une mauvaise tournure. Paul avait toujours l’air un peu mal à l’aise. Et quant à Norn… Elle ne m’avait même pas encore jeté un coup d’œil.

Pour faire court, l’ambiance n’était pas si bonne. Peut-être que c’était vraiment une erreur d’amener Éris.

Il semblerait que je n’étais pas le seul à trouver la situation un peu gênante. Après quelques instants de silence, Paul se tourna vers Norn avec une expression troublée sur le visage.

« Allez, ma petite. Ton grand frère est là ? Pourquoi ne lui dis-tu pas bonjour ? »

« Non ! Je ne veux pas dîner avec le connard qui a frappé mon père ! »

Éris fronça les sourcils et commença à ouvrir la bouche, mais Paul avait été plus rapide.

« Ne dis pas ça, ma petite. Parfois, papa mérite un coup de poing ou deux. »

« Mais tu n’as rien fait de mal », dit Norn, en gonflant ses petites joues dans un adorable geste d’indignation.

« Ton grand frère et moi nous sommes déjà réconciliés, d’accord ? N’est-ce pas, Rudy ? »

Oh, mon Dieu. Il me lançait ça, hein ? Eh bien, peut-être que c’était une sorte d’opportunité. Une occasion de démontrer mon esprit et mon charme !

« Oh, absolument. Afin de te le prouver, veux-tu qu’on se fasse la bise ? », avais-je dit en souriant.

« Hein !? »

« Hein ? »

Pour une raison inconnue, ma proposition avait fait un énorme flop. En fait, je ne pouvais pas vraiment le blâmer. Je ne voulais pas non plus l’embrasser. Peut-être qu’on pourrait juste oublier ce que je venais de dire.

« Euh, de toute façon… nous sommes de nouveaux amis maintenant, Norn. Pourquoi ne te réconcilies-tu pas aussi avec ton grand frère ? »

« Pas question ! »

Paul tapota la tête de Norn pendant qu’elle faisait la moue. Ses cheveux dorés étaient vraiment jolis. Cela me rappelait Zenith. En y repensant, elle boudait de cette manière chaque fois que quelque chose la contrariait. Peut-être que Norn avait hérité cette habitude de maman ?

Après s’être soumise aux caresses de Paul pendant un certain temps, la gamine s’était brusquement tournée vers moi. Elle avait dû incliner sa tête en arrière juste pour me regarder en face, donc l’effet global était plus adorable qu’intimidant.

« Papa fait de gros efforts. »

Comme ce commentaire semblait s’adresser à moi, j’avais répondu le plus gentiment possible.

« Oui, je sais qu’il en fait. »

« Il n’embrasse aucune fille ! »

« C’est ce que j’ai entendu dire. Je suis désolé d’avoir douté de lui. »

« Il est toujours très gentil avec moi aussi ! »

Les petits yeux de Norn se remplissaient de larmes. Merde, avais-je dit quelque chose de méchant ? Ne commence pas à brailler, gamine…

« On dirait que papa a toujours envie de pleurer ! »

Étonnés par l’évidente détresse de Norn, Paul et moi nous étions regardés avec incertitude.

« Attends, vraiment ? »

« Euh, eh bien, j’ai un peu… »

« Je suis tellement triste pour lui ! »

Aucun de nous n’avait rien à dire à ce sujet.

« Comment as-tu pu le battre comme ça ? Tu es si méchant ! »

En regardant le visage de Norn, j’avais dû combattre l’envie de pousser un long et lourd soupir. Paul et Norn avaient été téléportés ensemble. Je savais tout cela maintenant. Elle était tombée très malade pendant leur voyage de retour à Fittoa et avait failli être attaquée par des monstres à plusieurs reprises en cours de route. Et c’était notre père qui l’avait protégée de tous ces dangers.

Avec la disparition de sa mère, de sa bonne et de sa sœur, et son cœur qui battait à tout rompre, Paul était la seule personne sur laquelle elle pouvait compter. Pendant des années, il avait été la seule famille qu’il lui restait.

Et puis un étranger était arrivé de nulle part, l’avait renversé et s’était mis à le frapper au visage. Cela suffirait à traumatiser la plupart des enfants de son âge.

« Norn, regarde. C’était vraiment ma… »

« Tout va bien, père. »

Si elle était un peu plus âgée, nous aurions peut-être trouvé tous les trois un moyen d’en parler. Mais à son âge, c’était probablement impossible. Paul et moi avions tous deux commis des erreurs et tiré des conclusions hâtives, nous nous étions réconciliés en reconnaissant nos fautes. Mais on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’un enfant comprenne cela.

« Norn est encore très jeune. Et si j’étais à sa place, je ne pense pas que je pardonnerais le connard qui t’a frappé. »

Voir Norn me détester me rendait triste, mais je n’y pouvais pas grand-chose. Il fallait juste qu’on en parle dans quelques années. Une fois qu’elle sera plus âgée, j’étais sûr qu’elle comprendrait. Le temps n’était pas une ressource infinie, mais il pouvait guérir au moins quelques blessures.

« Non, ça ne va pas. »

Mais il était évident que Paul n’était pas d’accord avec mon plan.

« Vous êtes peut-être les seuls frères et sœurs encore en vie, d’accord ? Je veux que vous soyez bons les uns envers les autres. »

Alors que le sens de ces mots s’enfonçait, je fronçais les sourcils devant lui.

« Ne trouves-tu pas que c’est un peu inquiétant ? »

« … Oui, tu as raison. Désolé. »

Eh bien, ce n’était pas du tout bon. L’ambiance devenait de plus en plus lourde. Il semblait qu’il était temps de changer de sujet.

« Au fait, père, qu’est-ce qui est bon ici ? J’ai sauté le déjeuner aujourd’hui, alors je suis affamé. »

Ce n’est pas la transition la plus fine, mais Paul semblait comprendre ce que je faisais. Avec un sourire tendu, il prit ses repères.

« Hm, voyons voir. Ils ont un délicieux ragoût de fruits de mer avec du poisson frais de la mer du sud. Oh, et le bœuf est bon aussi. Ils élèvent beaucoup de bétail dans les fermes du coin. En fait, son goût est assez différent de celui de chez nous, surtout qu’ils ont tendance à le faire bouillir. Ça lui donne un goût très agréable et très riche. »

« Oh, il faut que j’essaie ça. Toute la viande sur le Continent Démon était sérieusement avariée. »

« Tu as dit que c’était surtout des morceaux de Grande Tortue, non ? Oui, la plupart des monstres ont un goût assez désagréable. »

La conversation commençait enfin à s’animer, mais Norn avait encore la tête tournée. Elle ne répondait que lorsque Paul lui disait quelque chose, refusant même de regarder dans ma direction. Je m’étais plus ou moins résigné à ce moment-là, mais sais-tu que ça pique encore un peu ?

Bien sûr, c’était exactement la même chose que ce que j’avais fait à Paul il y a quelques jours. Avec le recul, je m’étais senti très mal.

Éris n’était pas très satisfaite de l’attitude de Norn, à en juger par la façon dont elle la regardait. Je ne voulais vraiment pas que cela se transforme en bagarre, mais… il valait mieux laisser les choses en suspens pour le moment.

« Oh, au fait. Il y a quelque chose que je voulais te demander. »

« Oui ? Qu’est-ce que c’est ? »

« Connais-tu quelqu’un du nom de Gash Broche ? »

« … Euh, non. Où as-tu entendu ce nom ? »

J’en avais profité pour parler à Paul de la lettre de Ruijerd et du mystérieux ami qui l’avait écrit pour nous. J’avais fait une copie approximative de l’emblème sur le sceau de cire, alors je l’avais sorti et je le lui avais montré.

« Un mouton, un faucon et une épée, hein ? On dirait le blason familial d’un paladin. Mais je ne crois pas avoir déjà entendu le nom de Gash Broche. Non pas que je sois familier avec tous les nobles Millis. »

« Je vois… Penses-tu que Shierra pourrait savoir quelque chose sur lui ? »

« Hmm, je ne sais pas. Je lui demanderai plus tard. »

Le fait qu’il n’ait jamais entendu parler de ce type n’était pas très rassurant, il me fallait donc attendre pour voir ce qui se passera.

Une fois le sujet épuisé, Paul et moi avions discuté de tout ce qui nous venait à l’esprit. Finalement, nous avions abordé le sujet de mon dixième anniversaire.

Selon Paul, les monstres de la forêt à l’extérieur du village de Buena étaient devenus beaucoup plus actifs environ un mois auparavant. Paul et Zenith avaient été tellement occupés à essayer de maîtriser la situation qu’ils n’avaient tout simplement pas eu le temps de s’inquiéter de mes cadeaux. Ils avaient finalement réussi à subjuguer la forêt la veille de mon anniversaire, mais juste au moment où ils s’apprêtaient à m’envoyer quelques affaires, la calamité avait eu lieu.

Alors qu’elle écoutait tout cela, Éris fit la moue, les lèvres pincées. En y repensant, elle avait l’air vraiment triste quand elle avait appris que Paul ne viendrait pas à cette fête.

***

Partie 4

« Juste par curiosité, que comptiez-vous m’envoyer ? »

« J’allais te donner une paire de gants. Je me sentais un peu coupable, puisque je venais de les trouver au fond de notre entrepôt, mais c’était un objet magique provenant du fond d’un donjon. Ces choses étaient légères comme des plumes. Ils ne m’avaient jamais convenu, mais j’avais pensé qu’ils t’iraient bien, Rudy. »

« Sans blague ? Je ne savais pas que tu avais quelque chose comme ça qui traînait. »

« Oui. Zenith a dit que c’était un secret, mais j’ai remarqué que parfois Lilia regardait cette petite boîte fermée avec un sourire sur le visage. Je suppose que c’était aussi pour toi. »

« Une boîte ? »

Maintenant, il m’avait rendu curieux. Qu’est-ce qui avait pu se trouver à l’intérieur de cette boîte ? Non pas qu’il y ait eu beaucoup d’intérêt à y penser. Quoi que ce soit, cela n’existait plus depuis longtemps maintenant.

Après cela, nous avions en quelque sorte abordé le sujet de la famille de Zenith. Ils étaient évidemment bien connus de la noblesse Millis, car ils avaient produit avec le temps de nombreux chevaliers talentueux et vertueux. Malheureusement, mes grands-parents avaient pratiquement renié Zenith lorsqu’elle avait quitté la maison, et ils n’étaient donc au début pas très enthousiastes à l’idée d’aider à la retrouver.

Mais ils avaient complètement changé d’avis une fois qu’ils avaient vu Norn. Ce monde était différent de mon ancien monde à bien des égards, mais le pouvoir d’un petit enfant mignon était évidemment universel.

« Hmm. Je me demande s’ils te donneraient plus d’argent si je passais ? »

« Euh, je pense que ça se retournerait probablement contre toi… »

« Oui, tu as raison. »

Je pourrais essayer d’agir comme un gentil petit enfant devant eux, mais ma vraie nature se révélerait très probablement avec le temps. Le risque n’en valait pas la peine.

Peu de temps après cet échange, le serveur avait finalement apporté la nourriture à notre table.

« D’accord, allons-y », dit Paul tout en faisant planer sa fourchette théâtralement dans l’air.

« Hmm, par quoi commencer… ? »

« Cela a l’air appétissant », murmura Éris, qui étudiait cette prolifération avec des yeux brillants. Elle ressemblait honnêtement plus à l’enfant de Paul que moi. Mais Paul et Philip étaient cousins, alors peut-être que ce n’était pas trop bizarre.

En tout cas, cela semblait être une occasion en or pour améliorer légèrement l’image que Norn se faisait de moi.

« Père, tes manières sont… »

« Arrête, papa ! Tu dois prier avant de manger ! »

Nous avions parlé tous les deux presque simultanément. Norn me regarda avec surprise, mais se détourna en boudant une seconde plus tard.

« Ha ha. OK, les enfants. »

« … Très bien, très bien. »

Paul se grattait la tête avec regret, et Éris semblait un peu réticente, mais ils s’étaient tous deux penchés sur leur chaise pour le moment. Tous les quatre, nous avions fait une courte prière à Millis. Tout ce que cela impliquait, c’était de serrer les mains l’une contre l’autre et de fermer les yeux pendant quelques secondes.

Éris et moi n’étions pas croyants, et Paul ne l’était probablement pas non plus, mais ce n’était que de bonnes manières d’être à table dans ce monde. Ne dit-on pas : À Rome faite comme les Romains ? Nous avions fait les démarches sans nous plaindre.

Pour une raison inconnue, il semblerait qu’Éris et Norn soient de meilleure humeur après cela.

Nous avions apprécié notre nourriture tout en discutant de rien de vraiment important. Paul et moi avions surtout parlé. Norn ne regardait jamais dans ma direction, et de son côté, Éris gardait le plus souvent le silence. Paul commençait à lui parler de temps en temps, mais les vagues d’hostilité qu’elle émettait étaient suffisamment fortes pour qu’il y trouve toujours son compte. Il était sans doute sage de sa part de ne pas taper dans la fourmilière.

Alors qu’Éris et moi quittions le restaurant ensemble, je l’avais entendu marmonner : « Hmph, je suppose qu’il s’est maîtrisé cette fois-ci ».

Je ne voulais même pas penser à la façon dont elle aurait pu réagir si Paul m’avait crié dessus, ou s’il m’avait donné un coup de poing. Mais comme il n’y avait rien eu de tout cela, son désir de le tuer avait pu s’estomper, du moins légèrement.

En ce sens, au moins, cela avait été une utilisation productive de notre temps.

Notre semaine à Millishion s’était terminée en un rien de temps.

Le jour de notre départ, nous nous étions dirigés vers la porte du quartier des aventuriers. Nous avions fini de charger nos affaires dans la calèche et nous nous préparions à partir quand Paul était venu nous voir partir.

« Salut, Rudy. Es-tu sûr que tu ne veux pas rester un peu plus longtemps ? »

Bien que j’appréciais ce sentiment, il était un peu tard pour cela maintenant.

« Je suis sûr que ce serait bien, mais nous pourrions finir par rester paresseusement ici jusqu’à l’année prochaine si nous ne bougeons pas. »

« Mais Norn et toi ne vous êtes pas encore réconciliés. »

« Il y a assez de temps pour y travailler une fois que nous aurons trouvé les trois autres. »

De plus, il ne s’agissait pas seulement de moi. J’avais jeté un coup d’œil sur Éris. Ruijerd l’avait saisie par la peau du cou par mesure de précaution, mais le regard qu’elle lançait sur Paul contenait toujours des poignards. J’avais peut-être surestimé la capacité de cette fille à passer rapidement à autre chose.

« Et je ne suis pas le seul à vouloir voir sa famille. »

« Oui, bien sûr. Mais la famille Boreas est probablement… »

« N’en parlons pas », avais-je dit, en coupant Paul d’un geste de la main.

« Il est possible que Philip et Sauros nous attendent quand nous reviendrons à Fittoa. La nouvelle n’est peut-être pas encore arrivée ici. »

« Bien. Oui, c’est vrai. Mais tu sais, Rudy… »

Paul s’arrêta un instant, le visage s’assombrissant.

« Tu ne devrais pas être trop optimiste. Même si les deux hommes reviennent vivants, on ne sait pas ce qui pourrait leur arriver après une catastrophe de cette ampleur. »

« Que veux-tu dire par là ? »

Paul avait juste un peu baissé la voix.

« James, le frère de Philip, est occupé à essayer de sauver sa propre peau. Il y a une chance qu’il fasse porter à l’un d’entre eux la responsabilité de ce gâchis. »

Wôw.

L’idée ne m’était pas venue à l’esprit avant, mais elle me semblait plausible. Sauros était le seigneur de Fittoa, et Philip était le maire de Roa, ils avaient tous deux occupé des postes d’autorité importants. Même s’ils rentraient chez eux, ils pourraient être tenus pour responsables des pertes massives en vies humaines et en biens causées par la calamité.

Je ne savais pas exactement ce que cela signifiait. Mais au moins, il était difficile d’imaginer qu’ils pourraient revenir à leurs anciens rôles et reconstruire leur pouvoir. En fait, il ne serait pas si surprenant que quelqu’un les fasse assassiner immédiatement. Cela empêcherait le frère de Philip de les utiliser comme boucs émissaires, ce qui faciliterait grandement sa mise au pied du mur politique.

« Si les choses se présentent mal, assure-toi de garder la petite dame en sécurité. Certaines personnes peuvent raconter des conneries sur les “devoirs de la noblesse”, mais vous n’avez pas à vous en soucier. »

« Bien sûr. Je ferai attention », dis-je en hochant la tête avec l’expression la plus sérieuse possible.

Paul avait souri fièrement et fit un signe de tête en retour.

« Oh, et j’ai demandé à Shierra à propos de cette lettre. Elle n’a jamais entendu parler de ce type. »

« Je vois… »

« Cependant, elle a dit qu’il n’était probablement pas dangereux. »

« Très bien. Pourrais-tu la remercier pour moi ? »

Paul acquiesce légèrement. Et puis, finalement, il se retourna et parla à la petite fille qui se tenait derrière lui.

« Viens, Norn. Dis au revoir à ton grand frère. »

« … Je ne veux pas. »

Norn n’avait pas bougé de sa cachette derrière son père. Mais la moitié de son visage était en train de se dévoiler. C’était adorable. Je m’étais demandé si elle deviendrait une beauté comme sa mère.

« Je ne sais pas combien de temps cela prendra, Norn, mais revoyons-nous un jour. »

« Je ne veux pas. »

Jusqu’à la fin, ma petite sœur refusa de me regarder en face. Souriant maladroitement, j’étais retourné dans notre chariot.

Et juste comme ça, notre groupe avait laissé la ville de Millishion derrière lui.

Paul

Juste comme ça, Rudeus était de nouveau sur la route.

Le gamin était toujours aussi impressionnant. Il avait planifié ses plans en un rien de temps, puis les avait mis en œuvre immédiatement. Elinalise m’avait dit un jour que je « me précipitais dans ma vie ». Il fallait se demander ce qu’elle penserait si elle le voyait.

Ce serait peut-être amusant de les faire se rencontrer un jour, mais… ce n’était peut-être pas une si bonne idée. Oui. La dernière chose que je voulais, c’était de finir comme beau-père de cette femme.

Juste au moment où j’en étais arrivé à cette conclusion, quelqu’un m’avait donné une tape sur l’épaule. Je m’étais retourné pour trouver un homme à tête de singe qui me souriait.

« Salut, Paul. As-tu fini de dire au revoir à ton fils ? »

« Geese… »

J’étais reconnaissant envers ce crétin, plus reconnaissant que je ne pourrais l’exprimer en paroles. Sans lui, je n’aurais probablement jamais pu me réconcilier avec Rudeus.

« Je t’en dois sérieusement une, mec. »

« Hé, ne t’en fais pas ! »

À ce moment-là, j’avais remarqué que Geese était habillé pour partir.

« Mais qu’est-ce que tu as ? Tu vas quelque part ? »

« Oui. Je ne sais pas encore où, mais il y a plein d’endroits que tu n’as pas encore fouillés, non ? »

Il m’avait fallu un moment pour réaliser ce qu’il disait. Geese allait continuer à chercher ma famille. Ça avait été franchement un choc. De tous les membres de mon ancien groupe, c’est Geese qui avait le plus souffert après que je l’ai dissous. Ce n’était pas un combattant, mais un touche-à-tout sans réelle spécialité. Aucun autre groupe ne voulait l’accueillir, et il n’était pas assez fort pour faire face seul à des tâches difficiles. Il avait été forcé de laisser la vie d’aventurier derrière lui. Il avait toutes les raisons du monde de m’en vouloir, voire de me haïr.

« Pourquoi fais-tu… ça, Geese ? Pourquoi fais-tu tant d’efforts pour les trouver ? »

Les coins de la bouche Geese s’étaient tordus dans son sourire ironique habituel.

« Je suis ma fortune. »

Et avec cette « explication » typiquement cryptique, il s’était retourné et s’était éloigné.

J’avais mis mes mains sur mes hanches et je l’avais regardé partir avec un sourire ironique sur mon visage. L’homme avait beaucoup d’idées sur la chance, et aucune d’entre elles n’avait jamais eu beaucoup de sens pour moi. Mais cette fois, je ne me plaignais pas vraiment.

« Très bien ! »

Une fois que Geese avait disparu, je m’étais penché et j’avais soulevé Norn sur mes épaules. Tout d’un coup, j’étais débordant d’énergie et de motivation.

Tout d’abord, nous devions nous assurer que l’opération de relocalisation des réfugiés se déroule sans accroc. Et une fois que ce sera fait, je retrouverais le reste de ma famille. Quoiqu’il en coûte.

Avec ma détermination bien ancrée dans mon cœur, j’étais retourné en ville.

***

Chapitre 7 : Direction le Continent Central

Partie 1

Après deux mois de route, notre groupe avait finalement atteint la ville de Port Ouest. Ses rues ressemblaient beaucoup à celles de Port Zant, la ville côtière du nord. Elle était cependant beaucoup plus grande.

La route entre les capitales du pays Saint de Millis et du royaume d’Asura était une artère commerciale cruciale. De nombreuses villes étapes servaient de base d’opérations pour les marchands et les commerçants, Port Ouest était l’une des plus importantes.

Bien qu’il ne puisse pas être comparé au district commercial de Millishion, un certain nombre d’entreprises y avaient leur siège et les rues de la ville étaient remplies de leurs magasins et entreprises annexes.

Maintenant que nous étions arrivés jusqu’ici, il était temps de dire au revoir à notre cheval et à notre voiture.

Dans ce monde, il n’y avait pas de ferry pour transporter les véhicules terrestres sur l’eau. Tout comme lorsque nous avions quitté le Continent Démon, nous avions dû vendre nos moyens de transport ici et en acheter un nouveau de l’autre côté.

Contrairement à ce charmant lézard, je ne m’étais pas trop attaché à notre cheval, alors j’avais décidé de lui donner un nom à la toute fin. Adieu, fidèle Landbiscuit.

Une fois notre ami vendu, nous étions allés directement au poste de contrôle. Celui-ci s’était avéré être un très grand bâtiment, contrairement à celui de Port Venteux. Il y avait même des soldats casqués et en armure devant l’entrée.

Des chevaliers entièrement en armure étaient également très courants dans les rues de Millishion. Au premier coup d’œil, leur équipement semblait très robuste, mais quand j’avais pensé à ce que pouvaient faire Éris ou Ruijerd, je m’étais demandé si cela servirait à quelque chose. Les gens et les monstres de ce monde avaient tendance à disposer d’une puissance de feu importante. Un seul tir pouvait suffire à vous faire tomber votre luxueuse armure et vous laisser tout nu. Le choc pourrait même vous faire tomber dans une fosse instantanément…

D’accord, désolé. Je vais arrêter maintenant.

En entrant dans le bâtiment des douanes, nous l’avions trouvé plein de gens. Beaucoup d’entre eux semblaient être des aventuriers, et beaucoup d’autres étaient habillés comme des marchands. Un certain nombre de commis à l’allure alerte traitaient leurs demandes avec empressement. C’était un monde différent de Port Venteux, où les bureaux étaient pour la plupart vides et le personnel au mieux apathique.

Je m’étais rendu au comptoir ouvert le plus proche.

« Bonjour. »

« Bonjour. Que puis-je faire pour vous aujourd’hui ? »

Une fois de plus, je m’étais retrouvé face à une réceptionniste aux seins impressionnants. Dans ce monde, il semblait y avoir une sorte de règle non écrite selon laquelle les commis devaient avoir ce qu’il faut. Je n’avais bien entendu aucun commentaire à faire sur ce sujet.

« Uhm, je cherche à sécuriser le passage de mon groupe à travers la mer. »

« Très bien. Prenez ceci, s’il vous plaît. »

La femme m’avait remis une petite plaque en bois sur laquelle était gravé le numéro 34. C’était manifestement une opération bureaucratique qu’ils appliquaient ici.

J’étais retourné dans la salle d’attente et j’avais pris un siège. Éris s’était assise sur la chaise à côté de moi, mais Ruijerd était resté debout. Quand j’avais jeté un coup d’œil autour de moi, il semblait y avoir beaucoup d’autres personnes qui attendaient également que leur numéro soit appelé.

« Hmm. On dirait que ça va prendre un moment. »

« Ne vas-tu pas leur donner la lettre ? », demanda Ruijerd.

J’avais secoué la tête.

« Pas avant qu’ils n’appellent notre numéro. »

« Si tu le dis. »

Éris était déjà un peu agitée. C’était compréhensible, car attendre patiemment n’était pas vraiment sa spécialité. Cependant, au bout d’un moment, celle-ci murmura :

« Rudeus, je crois que quelqu’un me regarde… »

Cette fois, j’avais regardé plus attentivement autour de la pièce, en essayant de repérer la personne dont elle parlait. Il s’était avéré que c’était les gardes. Beaucoup d’entre eux jetaient de brefs regards dans la direction d’Éris, celle-ci détournait évidemment le regard.

« S’il te plaît, ne commence pas à te battre avec eux, Éris. »

« Je n’en avais pas l’intention. »

C’était un peu difficile à croire. En tout cas, il fallait se demander pourquoi ils regardaient dans sa direction. Aucune explication plausible ne me venait à l’esprit. Étaient-ils simplement captivés par sa beauté ? Non. Éris était de plus en plus jolie, mais c’était encore une enfant. À moins que tous les chevaliers qui travaillaient ici ne soient des pédophiles, ça ne pouvait pas être ça.

« Numéro trente-quatre, veuillez vous avancer. »

De toute façon, ils avaient finalement appelé notre numéro. Je m’étais donc levé et je m’étais dirigé vers le comptoir.

J’avais expliqué à la réceptionniste que nous voulions réserver un passage vers le continent central, puis j’avais remis la lettre de Ruijerd. Elle me l’avait prise avec un sourire poli, mais lorsqu’elle regarda le nom écrit sur l’enveloppe, son expression devint quelque peu perplexe.

« Attendez une minute, s’il vous plaît. »

Sur ce, elle s’était levée et était partie à l’arrière du bâtiment.

Au bout d’un moment, j’avais entendu un grand coup, et le bruit de quelqu’un qui criait. Un soldat en armure s’était dépêché de sortir par l’arrière, s’était approché d’un autre garde et lui murmura quelque chose à l’oreille. Ce garde s’était mis à courir hors du bureau avec une expression très grave sur le visage.

Tout cela m’avait semblé quelque peu inquiétant. J’avais remis cette lettre parce que je faisais confiance à Ruijerd, mais il aurait peut-être été plus intelligent de creuser un peu plus sur ce personnage de Gash Broche.

« Désolé de vous avoir fait attendre ! »

La réceptionniste d’avant était revenue. Son sourire professionnel ne pouvait pas cacher la tension sur son visage.

« Le Duc Bakshiel dit qu’il va vous recevoir maintenant. »

J’avais eu un très mauvais pressentiment à ce sujet.

« Je suis le duc Bakshiel von Wieser, directeur du bureau de douane de Millis Continental. »

Ce cochon était en tout point semblable à un porc.

Oups, je me suis trompé. Cet homme était en tout point semblable à un porc.

Son cou était si énormément gros que son menton avait complètement disparu. Ses cheveux blonds clairs étaient collés sur son front, et il y avait d’énormes poches sous ses yeux. Il avait le visage d’un vieil homme rusé et méchant.

Il nous regardait aussi de haut avec une hostilité ouverte.

J’avais déjà vu un type comme ça à l’époque… chaque fois que je me regardais dans le miroir.

« Hmph. Penser qu’un sale démon serait assez effronté pour m’apporter une lettre comme celle-ci… »

Le duc Bakshiel était assis dans un luxueux fauteuil en cuir, qu’il ne semblait pas enclin à quitter. Celui-ci grinçait sous lui lorsqu’il tapait avec un stylo sur le morceau de papier qu’il tenait à la main. Il y avait d’innombrables morceaux de papier sur son bureau à l’allure onéreuse. Parmi eux, j’avais repéré une enveloppe familière, maintenant déchirée. Il en tenait probablement le contenu.

« Vous avez certainement choisi un nom impressionnant, je vous l’accorde. Et ce sceau avait l’air très réel lui aussi. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie, mes amis ! C’est manifestement un faux ! »

Bakshiel nous jeta la lettre avec insouciance. Je l’avais attrapé par réflexe.

Cet homme est un Superd. Néanmoins, j’ai une grande dette envers lui.

C’est un homme peu loquace, mais de caractère noble.

Renoncez à tous les frais habituels et accompagnez-le en toute sécurité sur le continent central.

Galgard Nash Vennik,

Commandant des Chevaliers missionnaires

Un regard sur le nom en bas me fit tourner la tête. Qu’était-il arrivé à Gash Broche ? Qui était ce Galgard Nash Vennik ?

Il m’avait fallu quelques secondes pour réaliser qu’on pouvait raccourcir « Galgard Nash » en « Gash ». Peut-être était-il le genre de gars qui se présentait en utilisant un surnom ? Ruijerd avait peut-être eu l’impression qu’il ne s’appelait en réalité que Gash. Bien que cela n’expliquait évidemment pas la partie « Broche ».

Cependant, le plus important était sûrement… « Commandant des Chevaliers missionnaires » ! Était-il sérieusement le chef d’un des trois ordres militaires sacrés ? ! Cela me donnait un sérieux mal de tête. Pourquoi la vieille connaissance de Ruijerd serait-elle un personnage aussi important ?

Mais d’une certaine manière, cela avait du sens. Le commandant des Chevaliers missionnaires devait être assez haut placé dans la hiérarchie de Millis, non ? Savoir qu’un type comme lui était ami avec un Superd pourrait paraître incroyable. C’était peut-être pour ça qu’il avait utilisé un faux nom.

Bien sûr, il y avait aussi des explications plus simples à cela. Cela faisait quarante ans que Ruijerd avait rencontré cet homme pour la première fois. Peut-être qu’il s’était tout simplement marié dans une famille puissante et qu’il avait changé de nom.

« En premier lieu, il n’y a aucune chance que cet homme ne parlant peu écrive une lettre comme celle-ci. Je le connais bien, et je sais qu’il déteste mettre des mots sur un papier, même si c’est simplement nécessaire. Pensez-vous vraiment que je vais croire qu’il a écrit cela au nom d’un humble démon ? Quelle farce ! »

Ruijerd écoutait tout cela en silence avec une expression contradictoire sur son visage. Cet homme affirmait sans ambages que sa lettre était fausse simplement parce qu’il était un Superd, ou du moins c’était ce qu’il lui semblait. Et honnêtement, il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Paul m’avait prévenu que ce Duc Bakshiel était célèbre pour sa haine de toutes les races démoniaque.

Ce Gash, ou Galgard, le savait sûrement aussi, n’est-ce pas ? S’il savait comment était Bakshiel, il aurait vraiment dû écrire une explication un peu plus complète.

L’homme n’était-il pas vraiment celui qu’il prétendait être ?

Non, non. Souviens-toi de ce que Ruijerd t’a dit.

Il avait rencontré Gash dans un bâtiment assez grand pour qu’il le compare au château de Kishirisu. Ce serait trop grand pour être une maison ou un manoir, mais que se passerait-il si c’était le quartier général des Chevaliers missionnaires? Ce serait probablement un grand bâtiment, avec de nombreux chevaliers à l’intérieur en permanence… et si Gash était le commandant, tous ces chevaliers seraient ses subordonnés. Cela expliquerait pourquoi Ruijerd avait dit qu’il avait « beaucoup d’hommes. »

Bien sûr, le fait de comprendre tout cela n’avait pas été particulièrement utile pour le moment. Le duc Bakshiel avait déjà décidé que cette lettre était un faux. Puisque les choses en étaient arrivées là, lui dire que : « Oui, c’est une fausse ! Désolé pour ça ! » n’allait nous attirer que des ennuis.

J’avais fait un pas en avant.

« En d’autres termes, vous croyez que cette lettre est un faux, monsieur ? »

« Qui es-tu censé être ? Je n’ai pas le temps de bavarder avec les enfants. », dit Bakshiel en me regardant d’un air suspect.

Wôw. C’était certainement une sorte de nouvelle sensation. Il y avait longtemps que personne n’avait été aussi condescendant avec moi. Quand je voulais être traité comme un enfant, les gens me traitaient comme un adulte. Mais quand je voulais être traité comme un adulte, les gens me traitaient comme un enfant. Quelle nuisance !

En gardant ces pensées pour moi, j’avais mis ma main droite sur ma poitrine et je m’étais incliné dans le style de la noblesse Asurienne.

« Mes excuses, monsieur. Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Rudeus Greyrat. »

Le sourcil de Bakshiel s’était légèrement tordu.

« Rudeus… Greyrat, dis-tu ? »

« C’est exact. Bien que je rougisse de l’admettre, je suis membre d’une petite faction indigne du fameux clan Greyrat qui compte parmi la haute noblesse d’Asura. »

« Hrm. Mais les familles Greyrat utilisent les noms des anciens dieux du vent pour se distinguer, pas vrai ? »

« Effectivement, monsieur. J’appartiens à une branche familiale, je n’ai donc pas le droit d’en utiliser une. »

***

Partie 2

Dès l’instant où les mots « branche familiale » avaient quitté ma bouche, j’avais pu voir la prudence dans les yeux de Bakshiel céder la place au dédain. Mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, j’avais indiqué Éris avec la paume de ma main.

« Cependant, Lady Éris ici présente est une membre de la famille Boreas Greyrat. »

Au moment où je lui avais donné une légère tape dans le dos, Éris fit un pas en avant elle aussi. Elle me regarda avec surprise pendant un moment, mais n’avait pas paniqué.

Au début, elle plia les bras à hauteur d’épaule et écarta les pieds, mais elle avait vite compris que ce n’était pas bien. Sa deuxième impulsion avait été d’atteindre les bords de sa jupe pour pouvoir faire une révérence, malheureusement, elle ne portait pas de jupe. Elle décida finalement de mettre sa main sur sa poitrine et de s’incliner comme je l’avais fait.

« Je suis Éris Boreas Greyrat, fille de Philip Boreas Greyrat. C’est un plaisir de vous connaître, monsieur. »

Sa salutation était un peu laborieuse. J’avais aussi l’impression qu’elle avait tout gâché.

J’avais jeté un coup d’œil au visage de Bakshiel. C’était difficile de dire comment il prenait ça, mais… peu importe. Il fallait juste s’appuyer sur l’influence de la famille d’Éris ici.

« Hmph. Et que fait la fille d’un noble d’Asuran ici, je t’en prie ? »

C’était certainement la question évidente à ce stade. Heureusement, nous n’avions pas eu besoin d’y répondre autrement qu’avec la vérité.

« Monsieur, connaissez-vous la calamité qui s’est abattue sur la région de Fittoa il y a deux ans ? »

« Bien sûr. De nombreux Asuriens ont été téléportés dans le monde entier, si j’ai bien compris. »

« C’est exact. La jeune femme et moi-même étions deux des personnes concernées. »

Comme je l’avais expliqué à Bakshiel, j’avais escorté Éris tout le long du continent des démons avec Ruijerd comme garde du corps engagé. Lors de la traversée vers le continent de Millis, nous avions à peine réussi à payer le voyage en vendant tous nos biens, mais nous n’avions pas assez de fonds pour payer le voyage de Millis au continent central. En particulier, le coût du passage de Ruijerd était tout simplement trop élevé.

En conséquence, nous nous étions tournés vers le Seigneur Galgard pour obtenir de l’aide, car il était à la fois une vieille connaissance de la famille Greyrat et un ami personnel de Ruijerd. Il avait eu la gentillesse de nous écrire une lettre.

Cette histoire n’était bien sûr pas tout à fait vraie. Mais elle était assez proche de la réalité.

« La jeune femme est peut-être habillée comme une aventurière en ce moment, mais c’est uniquement parce que nous ne voulions pas que des voyous se rendent compte qu’elle est de naissance noble. Je suis sûr que vous pouvez comprendre les dangers potentiels, Duc Bakshiel. »

« Je vois. Alors c’est comme ça. Vous êtes de mèche avec cette “équipe de recherche et de sauvetage de Fittoa” qui a causé des problèmes à Millishion récemment ? », dit Bakshiel, avec une expression aigre sur son visage.

« Euh… quoi ? Non, non. De quoi parlez-vous, monsieur ? »

« Je n’ai jamais entendu le nom d’Éris Boreas Greyrat avant. Cependant, je connais un certain Paul Greyrat, un petit voyou qui est censé voler des esclaves par la force. » déclara Bakshiel avec un grognement distinctement porcin

Oh, charmant. Papa a vraiment une sale réputation.

« Laissez-moi m’assurer que je vous comprends, Duc Bakshiel. Vous pensez que la lettre du Seigneur Galgard est une fausse et que Lady Éris n’est pas vraiment un membre de la noblesse asurienne, exact ? Et vous nous prenez pour de simples laquais de ce bon à rien lubrique de Paul Greyrat, qui boit toute la journée, qui s’en prend à son propre fils, qui a les pieds qui puent, et qui cause à sa pauvre fille des soucis sans fin ? »

« En effet. »

Honnêtement, quelle chose terrible à dire ! Paul faisait de son mieux. Certes, il avait ses défauts, et certaines de ses méthodes étaient peut-être loin d’être parfaites. Mais le rejeter comme étant « sans valeur » ? C’était tout simplement insultant !

« Puis-je vous demander pourquoi vous avez conclu que le sceau sur notre lettre était non authentique ? » avais-je dit, en montrant l’enveloppe sur le bureau de Bakshiel.

L’homme fronça légèrement les sourcils et hocha la tête.

« Il n’est pas rare que des contrefaçons du sceau du Chevalier missionnaire circulent au marché noir. »

Vraiment ? C’était la première fois que j’en entendais parler.

« Et pourquoi pensez-vous que mon employeur, Lady Éris, n’est pas celle qu’elle prétend être ? »

« Pah. Pensiez-vous vraiment que je croirais que cette épéiste rustre était la fille d’un noble asurien ? »

J’avais jeté un coup d’œil à Éris, qui avait pris sa pose habituelle de bras croisés. Ses bras n’étaient pas marqués par des cicatrices, mais ils étaient bronzés et plus musclés que ceux d’un jeune aventurier moyen. Ce n’était pas exactement ce que l’on pourrait s’attendre d’une petite princesse protégée.

« Ah. Il semblerait que vous ne connaissiez pas le Seigneur Sauros. », dis-je avec un petit rire.

« Sauros ? Voulez-vous parler du seigneur de la région de Fittoa ? »

Apparemment, il avait au moins reconnu ce nom. Bien.

« Effectivement. C’est aussi le grand-père d’Éris, et l’homme qui a choisi de cultiver ses talents à l’épée dès son plus jeune âge. »

« Quoi ? Pourquoi aurait-il fait une telle chose ? »

« C’est un peu un secret de famille, mais… il a été décidé il y a quelque temps que Lady Éris se marie dans la famille Notos. Et le Seigneur Sauros déteste le chef actuel de cette maison. »

« Je vois. »

Pour être parfaitement clair, j’insinuais qu’Éris avait été entraînée à devenir une petite guerrière sauvage afin qu’elle puisse un jour assassiner le chef de la famille Notos dans sa chambre. Heureusement, Éris avait semblé perplexe devant mes propos. Si elle avait compris ce que je disais, j’aurais probablement perdu quelques dents à ce moment-là.

« Pour cette raison, entre autres, la jeune femme doit retourner à Asura. Si vous insistez sur le fait qu’elle est une impostrice, nous devrons simplement retourner à Millishion et déposer un appel auprès des autorités compétentes. »

Je n’avais bien sûr aucune idée de qui serait ces autorités compétentes. Ce n’était pas quelque chose que j’avais pris la peine d’examiner.

« Hmph. Si vous voulez que je croie tout ça, alors montrez-moi une sorte de preuve. »

« La lettre du Seigneur Galgard est sûrement une preuve suffisante. »

« C’est absurde. Vous ne faites que tourner en rond. »

« Que vous importe si c’est le cas ? Écoutez, Duc Bakshiel, voulez-vous vraiment devenir un ennemi de la famille Asuran Greyrat ? »

Merde. Je ne savais même plus ce que je disais.

Heureusement, la menace que j’avais lancée semblait avoir un certain effet, à en juger par l’intensité du regard de Duke Bakshiel.

« Très bien. Je vais vous permettre, à vous et à la jeune femme, de réserver un passage. »

« Mais notre garde… »

« Par mon autorité de duc, j’assignerai quelques chevaliers pour vous escorter. Ce serait sûrement préférable à la protection de ce… démon. »

Plutôt que d’octroyer un passage pour les démons, Bakshiel préférait nous prêter deux de ses propres hommes. Il semblait obstinément déterminé à ne pas laisser passer Ruijerd, quoi qu’il arrive. Je n’avais jamais vu ce genre de chose de mes propres yeux auparavant, mais la discrimination contre les démons sur ce continent était manifestement pire que ce que j’avais imaginé.

Quelles étaient les options qui s’offraient à nous à ce stade ? Devrions-nous simplement essayer d’organiser le passage de Ruijerd séparément ? Je pouvais facilement voir que cela se traduirait par une autre bataille sanglante contre un groupe de contrebandiers. Cela ne m’avait pas semblé très attrayant…

Mais juste au moment où j’envisageais ma réponse, on frappa à la porte.

« Qu’est-ce que c’est ? Je suis en plein milieu d’une réunion », déclara Bakshiel, l’air un peu méfiant.

La personne à l’extérieur n’avait pas attendu la permission d’entrer. La porte s’était ouverte, et une femme blonde en armure bleue était entrée dans la pièce.

« Pardonnez-moi. On m’a dit qu’un certain “Ruijerd de Dead End” était ici. »

« … Mère ? »

C’était Zenith.

« Hein !? »

Toutes les autres personnes présentes dans la pièce s’étaient tournées à l’unisson pour la regarder.

La femme m’avait regardé fixement, l’air un peu fâché.

« Je suis une femme célibataire. Je n’ai pas d’enfants, encore moins un aussi vieux que vous. »

Comment ? Allons, maman. As-tu perdu la mémoire depuis la dernière fois que je t’ai vue ? Oh, peut-être qu’elle en a juste eu marre des bêtises de Paul…

Mais en regardant de plus près cette femme, j’avais commencé à remarquer quelques détails qui la distinguaient de ma mère. Après des années de séparation, je ne me souvenais pas parfaitement de Zenith… mais la forme du visage de cette femme et la couleur de ses cheveux étaient très subtilement différentes. Ce n’était donc pas elle.

« Je suis désolé. Ma mère a disparu, et vous lui ressemblez beaucoup. »

« … Je vois. »

Super. Maintenant, elle me regardait avec pitié dans les yeux. Peut-être m’avait-elle catalogué comme un enfant solitaire et perdu ou quelque chose comme ça. Les gens ne me traitaient pas trop souvent comme un enfant ces jours-ci, mais j’en avais au moins toujours l’air.

Avec un grognement, le Doc Bakshiel jeta un regard furieux sur la femme en armure.

« Eh bien, si ce n’est pas notre Chevalier du Temple fraîchement émérite. Avez-vous besoin de quelque chose de ma part ? »

« Un Superd est apparu sur le territoire de Millis. Tout membre diligent de mon ordre viendrait en courant à cette nouvelle. »

« Vous ne prendrez votre poste ici que dans dix jours. Ne fourrez pas votre nez là où il ne faut pas. »

« Là où il ne le faut pas ? Quelle chose étrange à dire, Duc Bakshiel ! Certes, je n’ai pas encore officiellement pris mes fonctions ici, mais mon prédécesseur est déjà parti pour Millishion. Lorsque des problèmes surviennent à un point de contrôle, il est de la responsabilité des Chevaliers du Temple de les régler. Et pourtant, il semble que je sois le seul chevalier du temple dans cette salle. Pourriez-vous m’expliquer cela ? »

Cette diatribe avait laissé l’homme sans voix. Il bégayait légèrement, son visage était un peu pâle.

« Une équipe de deux chefs devrait superviser la défense de chaque poste de douane. C’est une règle de fer établie par l’église de Millis, Duc Bakshiel. Vous n’avez sûrement pas l’intention de la défier ? »

« Bien sûr que non. Je pensais seulement… Eh bien, vous venez juste d’arriver ici. Pourquoi ne pas prendre quelques jours pour vous détendre et vous habituer à la ville ? »

« Ce ne sera pas nécessaire. »

À voir la tête du Duc Cochon, on aurait pu croire qu’il était sur le point d’être abattu. J’allais vraiment apprécier la prochaine fois que j’irai manger du porc.

« Maintenant, pouvez-vous nous expliquer de quoi il est question ici ? »

Dans l’ensemble, il semblerait que cette dame chevalier était sur un pied d’égalité avec Bakshiel ici. Normalement, un duc se trouve au sommet de l’ordre aristocratique, mais dans le pays Saint de Millis, l’Église était extrêmement puissante. Ce système avait probablement un rapport avec cela.

« Eh bien, il se trouve que… »

Le Duc Bakshiel avait ensuite résumé la situation. Parfois, il fit des remarques basées uniquement sur ses propres hypothèses, j’avais donc dû apporter quelques corrections.

Le chevalier écouta toute l’histoire en silence, puis il jeta un coup d’œil sur notre groupe.

« Hm. Cet homme est certainement un démon, hein… ? »

Elle plissa ses yeux pendant qu’elle étudiait Ruijerd, mais en se tournant vers Éris, son expression s’était instantanément adoucie.

Finalement, elle rencontra mon regard… et posa une main sur son menton avec délicatesse.

« Jeune homme, vous pensiez que j’étais votre mère, oui ? Puis-je vous demander son nom ? »

« C’est Zenith. Zenith Greyrat. »

« Et celui de votre père ? »

J’avais jeté un coup d’œil sur Bakshiel. Bordel, ça allait être gênant…

« Paul Greyrat. »

On pouvait comprendre que le duc ait eu les yeux grands ouverts. Il suffisait d’insister sur le fait que mon père était une personne totalement différente, et non cette ordure de Millishion. Mon père était fondamentalement un saint. Il vous donnait même de l’argent si vous le frappiez plusieurs fois.

« Je vois », murmura le chevalier.

Et puis, pour une raison inconnue, elle s’était accroupie et enroula ses bras autour de moi.

« Hein !? »

Cela avait été pour le moins une surprise.

« Je ne peux pas imaginer ce que tu as vécu… »

Non seulement elle m’avait pris dans ses bras, mais maintenant elle me caressait aussi la tête.

À cause de l’épaisse armure qu’elle portait, ce n’était pas la plus douce des étreintes, mais je sentais au moins une bonne odeur de parfum féminin. Naturellement, mon petit copain d’en bas… n’avait même pas bougé. Huh.

***

Partie 3

Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? Je croyais que tu aimais l’odeur d’une femme légèrement en sueur. L’autre jour, il suffisait d’une bouffée d’Éris pour que tu sois réveillé…

En regardant la jeune femme en question, je l’avais trouvée en train de nous fixer avec ses yeux grands ouverts et ses mains serrées dans les poings. C’était terrifiant.

« Hum… mademoiselle ? »

Après m’avoir tapoté plusieurs fois sur la tête, le chevalier s’était levé une fois de plus. Et au lieu de regarder dans ma direction, elle s’était retournée pour faire face au duc Bakshiel.

« Je vais prendre ces trois-là sous ma protection personnelle. »

« Quoi !? L’un d’eux est un démon, femme ! » cracha Bakshiel.

Le chevalier, le gardant dans le coin de l’œil, m’avait arraché des mains la lettre de Ruijerd et l’avait rapidement regardée.

« Soit dit en passant, cette lettre est authentique. Je reconnais l’écriture du Seigneur Galgard quand je la vois. »

« Ignoreriez-vous complètement les enseignements de l’église de Millis ? Quel genre de Chevalier du Temple êtes-vous ? »

À ce stade, Éris avait laissé échapper un petit « Oh ! » La dame chevalier se tourna un instant vers elle et lui fit un clin d’œil.

… je commençais à me sentir complètement perdu.

« Je suis la capitaine de la Compagnie du Bouclier. Et je suis très sérieuse sur ce sujet. »

« Pah ! Un capitaine rétrogradé pour avoir perdu toute son unité ! »

« Hmph. Votre propre situation n’est-elle pas un peu similaire ? Non, je me trompe. J’ai au moins accompli ma mission, alors que vous avez simplement abandonné votre devoir. »

Le Duc Bakshiel serra les dents et grogna. D’après ce que l’on savait, il avait été envoyé ici aussi comme une sorte de punition. Une fois que l’on connaissait ce petit détail, son grand titre semblait en fait plus pathétique qu’intimidant. Il y avait quelque chose comme une véritable haine dans ses yeux maintenant.

« Regarde, femme. Je me fiche de la puissance de ta famille. Ce genre d’insolence ne va pas… »

Bakshiel n’avait pas pu finir sa phrase. À mi-chemin, le chevalier avait incliné sa tête vers lui.

« Je m’excuse. Mes paroles étaient déplacées. Vu que j’ai été affecté ici, je n’ai aucune envie de me mettre en conflit avec vous. Cependant, cette affaire particulière a une signification personnelle pour moi. J’espère que vous me pardonnerez mon impolitesse. »

Le timing était vraiment impressionnant. Elle avait dit tout ce qu’elle voulait dire, mais elle s’était excusée immédiatement. On pouvait voir la colère sur le visage de Bakshiel s’estomper. Il faudrait que j’essaie de l’imiter la prochaine fois que j’énerverai quelqu’un.

« Signification personnelle ? »

« Oui », dit le chevalier, en faisant un petit clin d’œil à son collègue qui doutait. Elle avait alors laissé tomber une main sur mon épaule.

« Voyez-vous, ce garçon est mon neveu. »

Pardon !?

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

Thérèse Latria était la quatrième fille de la famille Latria, une des pierres angulaires de la noblesse de Millis. Elle était également un chevalier très prometteur qui avait obtenu le grade de capitaine des Chevaliers du Temple à un âge remarquablement jeune.

Le comte Latria était son père. Et Zenith Greyrat était sa sœur.

Lorsqu’il apprit que j’étais un parent de sang de Thérèse, le visage du duc Bakshiel prit une expression résignée. Avec un soupir réticent, il accepta de renoncer au prix du billet pour le passage de mon groupe sur le continent central.

En ce moment, je me trouvais dans une auberge du Port Ouest, enveloppé dans les bras de Thérèse.

Seules Éris, Thérèse et moi-même étions dans la chambre à ce moment-là. Sentant peut-être que cela pourrait rendre les choses gênantes s’il restait, Ruijerd s’était éclipsé pour le moment.

« Tu sais, Rudeus, ma sœur m’a beaucoup parlé de toi dans ses lettres. »

« L’a-t-elle vraiment fait ? Qu’a-t-elle dit sur moi ? »

« Principalement, que tu étais adorable. Je ne peux pas dire que c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit quand je t’ai vu dans ce bureau, mais maintenant je comprends. Tu es mignon comme tout ! »

Au moment même où elle parlait, Thérèse me touchait affectueusement la nuque avec son visage.

C’était une expérience un peu inhabituelle pour moi. Au cours des treize dernières années, plusieurs personnes m’avaient décrit comme « effrayant », « impudent » ou « suspect », mais Zenith devait être la seule à m’avoir traité de mignon.

Quoi qu’il en soit… bien que j’aie été enlacé par une belle femme aux gros seins, pour une raison étrange, le canon entre mes jambes n’était pas prêt à se mettre au garde à vous.

Était-ce parce qu’elle était ma parente ?

« Thérèse, peux-tu maintenant lâcher Rudeus ? »

Éris nous regardait, le menton appuyé sur une main, en tapant avec irritation des doigts contre la table. Était-ce de la jalousie ? Ce n’était pas facile d’être un tel play-boy…

« Je peux comprendre ce que vous ressentez, Mlle Éris, mais on ne sait pas quand je reverrai Rudeus. Et d’ici à ce que nous soyons réunis, il aura très probablement perdu tout vestige de la mignonnerie qu’il possède maintenant. Mes plus sincères excuses, mais j’aimerais lui faire partager quelques souvenirs tant que je le peux. »

Thérèse commença à me museler encore plus vigoureusement qu’auparavant, ne montrant aucun signe de contrition.

« Puis-je demander pourquoi tu parles si poliment à Éris ? »

« Parce que je lui dois la vie. »

Voilà qui éveilla mon intérêt.

Le jour où Éris était partie chasser les gobelins près de Millishion, elle avait apparemment sauvé Thérèse d’un groupe d’assassins qui l’avaient encerclée. Thérèse était en service pour défendre un certain « personnage important » à l’époque. Si Éris ne s’était pas montrée à ce moment-là, Thérèse et son protégé auraient tous deux perdu la vie.

Tout cela était nouveau pour moi. Lorsque j’avais regardé Éris, elle me montra une expression de gène.

« Désolée. J’ai oublié de te parler de tout ça… »

D’après ce que m’avait dit Éris, une fois rentrée à l’auberge et ayant vu à quel point j’étais déprimé, elle avait oublié tout le reste de ce qui s’était passé ce jour-là. C’était essentiellement de ma faute, hein ? Dans ce cas, je ne pouvais pas vraiment me plaindre.

D’ailleurs, Thérèse me caressait toujours comme une folle. Comme elle était assise derrière moi, il était difficile d’en être sûr, mais je parierais que cette femme avait une expression plutôt béate sur le visage. C’était vraiment un peu gênant. Je veux dire, une femme pressait ses seins contre moi et je n’étais pas du tout excité. C’était un sentiment très… inhabituel.

« Sérieusement. Tu es trop mignon, Rudeus. Je pourrais te dévorer ! »

 

 

« Euh, ça veut dire que tu veux coucher avec moi ? »

En réponse à ma misérable petite blague, Thérèse avait couvert ma bouche avec sa main.

« Tu es vraiment plus mignon quand tu te tais. T’entendre parler me fait penser à Paul Greyrat. »

Il semblerait que ma tante n’était pas une grande fan de mon père. Me caressant comme un chiot, elle était allée de l’avant et changea de sujet.

« Franchement… le commandant Gash ne changera jamais, hein ? Il aurait dû savoir comment le Duc Bakshiel réagirait à une telle lettre, mais il l’a quand même écrite. »

Le Galgard Nash Vennik était, en fait, l’homme qui commandait les Chevaliers missionnaires de Millis. Cet ordre agissait essentiellement comme une force mercenaire qui envoyait de jeunes chevaliers dans les régions turbulentes du monde, où ils pouvaient acquérir une réelle expérience du combat tout en diffusant les enseignements de l’église de Millis. Actuellement, ils se trouvaient entre deux campagnes et étaient retournés à Millis pour renforcer leurs rangs avec de nouvelles recrues.

Le copain de Ruijerd, Gash, alias Galgard, était leur chef depuis quelque temps déjà. Il avait survécu à une expédition désastreuse sur le Continent Démon en tant que jeune chevalier, et au cours des décennies suivantes, il avait transformé son ordre en la force la plus puissante qu’il ait jamais été. C’était un homme brusque et tranquille qui souriait rarement, mais il était également connu pour son équité et son impartialité envers les pires des méchants.

À Millis, personne n’était considéré comme un chevalier à part entière tant qu’il n’avait pas vécu au moins une expédition avec les Chevaliers missionnaires. Ces campagnes étaient souvent très dangereuses. Mais avec Gash aux commandes, plus de quatre-vingt-dix pour cent des jeunes chevaliers envoyés revenaient maintenant vivants. C’était la raison pour laquelle beaucoup l’avaient salué comme le plus grand commandant que l’ordre ait jamais connu. Chaque chevalier des trois ordres militaires sacrés respectait profondément Gash. Beaucoup lui devaient même la vie.

« Bien sûr, il est aussi célèbre pour écrire peu et parler encore moins. »

Sur le champ de bataille, il donnait des ordres rapidement et avec précision, mais la plupart du temps, il était trop apathique pour retourner les salutations d’un officier. Il n’écrivait presque jamais de lettres d’aucune sorte, et se contentait d’approuver les rapports rédigés par d’autres. Peu de gens avaient vu son écriture, au point que de faux documents circulaient régulièrement en son nom.

Ruijerd l’avait décrit comme un homme bavard et passionné. Mais bien sûr, Ruijerd était lui-même assez discret. Peut-être que ses normes en matière de « bavardage » étaient différentes des nôtres… ou peut-être que Gash agissait-il simplement différemment en étant proche de lui.

« Très bien, mais vas-tu enfin le lâcher ? », interrompit Éris.

Je pouvais voir à ce moment-là qu’elle était à cinq secondes de craquer. J’avais finalement échappé à Thérèse.

« Aww… mon gentil et chaleureux Rudeus… »

Ma tante avait l’air d’avoir le cœur légèrement brisé, mais je n’étais pas son oreiller corporel. Et ce n’était pas comme si j’avais vraiment apprécié l’expérience.

« Viens ici, Rudeus ! »

Comme on me l’avait ordonné, je m’étais assis à côté d’Éris. Elle avait rapidement saisi ma main.

« Euh… »

En quelques secondes, la jeune fille rougissait jusqu’au bout des oreilles. En la regardant fixement de côté, je n’avais pu m’empêcher de sourire.

Thérèse, par contre, était occupée à frapper un oreiller sur le lit. C’est compréhensible, mais pourquoi ne pas frapper le mur à la place ? D’après mon expérience, c’était beaucoup plus satisfaisant.

« Hah… profitez de votre jeunesse tant que vous l’avez, les enfants. »

Thérèse secoua la tête en soupirant, puis elle nous regarda avec une expression plus sérieuse.

« Bien. Il y a une chose dont je voulais te mettre en garde, Rudeus. Ce n’est peut-être pas très important, puisque tu es sur le point de quitter Millis, mais je pense que tu dois en être conscient. »

Elle s’était arrêtée un instant après cette longue introduction, puis poursuivie fermement : « Il serait plus prudent de ne pas mentionner le mot superd à l’intérieur des frontières de ce pays. »

« Pourquoi ça ? »

« L’un des plus anciens enseignements de l’Église Millis soutient que l’humanité démoniaque doit être totalement expulsée. »

Concrètement, cela signifiait que tous les démons devaient être chassés du Continent Millis. C’était une doctrine archaïque que peu de gens prenaient au sérieux, mais les Chevaliers du Temple s’efforçaient toujours de la mettre en pratique. Et bien sûr, les Superds étaient tristement célèbres, même parmi les races démoniaques. Si l’on apprenait qu’un d’entre eux voyageait dans Millis, les Chevaliers le poursuivaient avec tout ce qu’ils avaient, même s’il n’était pas vraiment ce qu’il prétendait être.

« Étant donné tout ce qu’il a fait pour toi et Éris, je dois faire une exception dans son cas. Mais d’ordinaire, je n’aurais pas négligé ce point. »

« Ne sois pas ridicule. Même dans un million d’années tu ne battras jamais Ruijerd, peu importe le nombre de personnes que tu lui auras jetées dessus, » déclara froidement Éris.

« Je suppose que vous avez sans doute raison, Mlle Éris. Mais les Chevaliers du Temple sont une bande de fanatiques, j’en ai peur. Moi y compris. Nous livrerions cette bataille, même si nous savons que nous n’avons aucune chance. » dit Thérèse en souriant.

Il y avait apparemment pas mal de gens comme ça parmi les Saints Chevaliers de Millis. Elle avait donc de ce fait souligné que nous devrions être très prudents si jamais nous revenions sur ce continent.

Tout cet incident avait montré à quel point les préjugés de l’humanité à l’égard des démons étaient profondément ancrés. J’avais eu l’impression qu’il pourrait être difficile de travailler sur la réputation du Superd à partir de maintenant.

De plus, si quelqu’un apprenait que je vénérais Roxy comme un dieu, je pourrais finir par être torturé par un inquisiteur. Il était probablement préférable de garder ma religion personnelle pour moi.

♥♥♥

Cette fois-ci, notre voyage en mer s’était déroulé sans encombre.

Ma tante s’était assurée que nous étions bien préparés pour le voyage. Non seulement elle nous avait fourni toutes les provisions dont nous aurions besoin, mais elle nous avait même procuré une sorte de médicament contre le mal de mer. J’avais l’impression que la médecine était un domaine un peu négligé dans ce monde, mais de toute évidence, ils ne comptaient pas sur la magie de guérison pour tout. Il y avait au moins des remèdes pour ce genre de maladie.

Cela dit, ces médicaments n’étaient pas bon marché. Heureusement que j’avais des parents haut placés.

Thérèse avait pris un soin particulier à répondre à tous les besoins d’Éris. Il y avait toujours une certaine hostilité dans ses yeux quand elle regardait Ruijerd, mais que pouviez-vous faire ? Les gens ne changeaient pas leur vision du monde du jour au lendemain.

Grâce aux médicaments que Thérèse s’était procurés, Éris avait passé la plus grande partie de notre voyage dans une situation légèrement inconfortable plutôt que complètement misérable. Elle ne m’avait donc pas supplié de la soigner tout le temps.

Pour être tout à fait honnête, c’était un peu décevant. J’avais espéré la voir à nouveau toute douce. Mais le bon côté, c’était que mon super compteur ne s’était pas rechargé, que je n’avais jamais lâché mon Buster Wolf et qu’Éris n’avait pas eu besoin de me frapper avec un Sunny Punch. Tout s’était passé comme d’habitude.

Mais Éris semblait un peu anxieuse depuis la dernière fois. Elle m’avait collé comme de la glu une fois sur le bateau. Elle n’était pas du tout « douce », mais au moins, je l’avais vue sautiller de joie en regardant la mer. C’était suffisant pour moi.

Un des marins en avait cependant profité pour nous taquiner.

« Salut, les tourtereaux ! Vous vous êtes mariés dans le royaume du dragon roi ou quoi ? »

« Tu parles. Ça va être un mariage de folie, » dis-je, en mettant un bras autour des épaules d’Éris avec un sourire.

À ce moment-là, Éris m’avait frappé au visage.

« Il est bien trop tôt pour nous marier, idiot ! »

Malgré la violence, elle ne semblait pas trop mécontente de l’idée elle-même, à en juger par la façon dont elle avait ensuite trafiqué les choses. La partie « taquineries publiques » était probablement le principal problème.

Si je voulais aborder ce sujet, ce devrait être dans un endroit agréable et calme, avec seulement nous deux, et seulement une fois qu’une bonne ambiance avait été établie. Éris était une épéiste à l’heure actuelle, mais c’était encore une jeune fille innocente quand il s’agissait de romance.

Toutefois… le mariage, hein ?

Philip et les autres avaient certainement essayé de nous pousser à nous mettre ensemble. Mais maintenant, personne ne savait plus où ils en étaient. Paul avait dit de ne pas être trop optimiste…

Bien sûr, il n’y avait pas que Philip, Sauros et compagnie. Zenith, Lilia et la petite Aisha manquaient aussi à l’appel. Il n’y avait pas non plus de nouvelles de Sylphie. On ne savait même pas si Ghislaine était encore en vie. Il y avait tant de raisons d’être inquiets.

Mais je ne pouvais pas me laisser aller au pessimisme. Quand nous serons rentrés à Fittoa, peut-être que tout le monde nous attendrait là-bas, sain et sauf.

Je savais que l’idée était absurde. Je savais que ce n’était pas du tout probable. Mais en même temps, m’arracher les cheveux d’inquiétude ne servirait à rien pour le moment. C’était du moins ce que je m’étais dit.

Pour le meilleur ou pour le pire, nous avions mis le Continent Millis derrière nous.

***

Chapitre 10 : Interlude 2 : Les retrouvailles de Roxy

À peu près au même moment où Rudeus et son groupe quittaient Millis, Roxy Migurdia retournait dans sa ville natale pour la première fois depuis de nombreuses années.

Le village de Migurd n’avait pas du tout changé. Et tous ceux qu’elle y connaissait se ressemblaient à peu près. Il y avait peut-être plus d’habitants qu’avant, mais c’était toujours un endroit étrangement calme.

Roxy n’avait pas trouvé ce silence étrange quand elle était enfant, mais maintenant qu’elle avait voyagé dans le monde entier, elle pouvait dire avec confiance que c’était très inhabituel. On n’entendait pas une seule voix dans ce village. Et pourtant, ses habitants communiquaient parfaitement.

Lorsque les habitants du village avaient repéré Roxy, ils s’étaient contentés de la fixer du regard. Elle savait qu’ils essayaient de lui parler par télépathie, cette capacité innée unique qui distinguait la race des Migurdes des autres démons. Mais elle ne pouvait pas savoir ce qu’ils disaient. Tout ce qu’elle pouvait distinguer, c’était une sorte de faible bourdonnement. Roxy ne pouvait pas répondre à leurs paroles.

Au bout d’un certain temps, ses parents étaient apparus. Les années ne les avaient pas non plus changés. Ils avaient accueilli leur fille avec des mots joyeux et lui avaient demandé si elle avait fait tout ce chemin seule, avec des voix pleines d’inquiétude.

Elinalise et Talhand avaient choisi d’attendre à l’extérieur du village. Peut-être avaient-ils pensé qu’elle préférait avoir un peu d’intimité pour cela.

Roxy raconta ses voyages à ses parents d’une voix calme et impartiale. Ils avaient exprimé leur surprise face à son histoire et, le visage soulagé, lui avaient dit de rester aussi longtemps qu’elle le souhaitait.

Mais Roxy se sentait comme une étrangère ici, même lorsqu’elle parlait à ses propres parents. Leurs mots d’inquiétude et de bienvenue étaient tous prononcés dans une langue qui lui était étrangère. Ses parents ne disaient jamais rien de vraiment important avec leur bouche, et encore moins quand ils voulaient exprimer leur amour ou leur affection.

Il était tout à fait possible qu’au fond de leur cœur, ses parents étaient sincèrement inquiets pour elle, mais ils n’avaient aucun moyen de le faire savoir à Roxy. Ne pouvant pas utiliser la télépathie, leurs messages ne pouvaient donc pas lui parvenir.

Elle se sentait terriblement seule.

Rester ici pendant un certain temps serait tout simplement douloureux. Elle ne faisait que se plaindre du fait qu’elle ne faisait pas vraiment partie du peuple Migurd, elle avait donc décidé de repartir immédiatement.

« Tu pars vraiment déjà ? » lui demande son père, l’expression inquiète.

« Oui. »

« Tu ne peux pas rester au moins une nuit ? »

Roxy secoua la tête sans expression.

« Je suis désolée, mais ce voyage est vraiment urgent. Je suis juste passée vu que je passais dans le coin. »

« Quand pourras-tu revenir, ma chère ? »

« Je ne sais pas. Je ne reviendrai peut-être jamais, » répondit honnêtement Roxy.

C’était au tour de sa mère de se sentir concernée maintenant.

« Roxy… tu peux sûrement prendre le temps de nous rendre visite tous les vingt ans environ ? »

« Je suppose que oui. Peut-être que je passerai dans les cinquante prochaines années, » répondit-elle, dans un ton non engageant.

« Vraiment ? Tu le promets ? Nous attendrons donc. »

« Très bien », déclara Roxy tout en hochant la tête de manière ambiguë.

À ce moment-là, elle avait remarqué que sa mère s’était lentement mise à pleurer.

« Euh… Maman… ? »

« Oh, je suis désolée. Je me suis dit que je n’allais pas pleurer, mais… Je suis désolée, ma chère… »

À la vue de ces larmes, quelque chose avait cédé à l’intérieur de Roxy. Avant qu’elle ne s’en rende compte, elle serrait sa mère très fort dans ses bras, puis son père les avait toutes les deux enlacées.

À ce moment, Roxy avait finalement réalisé que les mots et le langage ne faisaient pas tout. Finalement, elle resta dans le village de Migurd pendant environ trois jours. Et pour la première fois depuis longtemps, elle avait réussi à se détendre un peu.

◇ ◇ ◇

Le « maître du chenil » de Dead End était en fait Rudeus Greyrat.

Il avait fallu un certain temps à Roxy pour s’en rendre compte.

Après avoir atteint le Continent Démon, son groupe s’était progressivement déplacé vers le nord à la recherche d’informations sur Rudeus. Plus ils se rendaient au nord, plus les gens reconnaissaient son nom.

Roxy se rapprochait, mais en même temps, il semblait que cela avait quelque chose de bizarre. Tous ceux qui avaient vu Rudeus le décrivaient d’une manière qui se recoupait avec les histoires des imitateurs de Dead End. Plusieurs fois au cours de leur voyage, Talhand avait fait remarquer que ce garçon humain capable de jeter des incantations silencieuses ressemblait exactement au maître du chenil de ce groupe.

En vérité, Roxy avait elle-même réalisé cela très tôt. Elle ne voulait tout simplement pas s’avouer à elle-même qu’elle avait croisé son élève sur la route sans même s’en rendre compte.

Mais lorsqu’ils arrivèrent à la ville de Rikarisu, elle n’eut pas d’autre choix que de le faire. Dans cette ville, elle avait appris « l’incident de Dead End » qui s’y était produit il y avait deux ans. Elle avait également entendu l’histoire d’un homme nommé Nokopara, avec qui elle avait déjà fait un groupe. Compte tenu de ce que ses parents lui avaient dit lorsqu’elle s’était arrêtée dans leur village… toutes les pièces s’emboîtaient. Roxy devait simplement admettre la vérité.

Le maître de chenil devait être Rudeus.

En ce moment, Roxy était dans un bar de Rikarisu avec son vieux camarade Nokopara.

Lorsqu’elle lui posa des questions sur Rudeus, il avait d’abord hésité à en dire plus. Il semblerait avoir adopté une ligne de conduite quelque peu irrespectueuse à un moment donné. Mais Roxy n’était pas prête à le juger pour cela. Sur le Continent Démon, on devait faire ce qu’il fallait si l’on voulait survivre.

« Je vois… Donc Blaze est mort dans une quête, hein… ? »

« Oui. Le pauvre bâtard s’est fait avaler tout entier par un Cobra à capuchon rouge. »

Cela faisait des années que Roxy avait quitté le Continent Démon, les deux avaient beaucoup de choses à se dire. Et pourtant, ils s’étaient retrouvés à parler surtout du bon vieux temps.

En fermant les yeux, Roxy pensa à Blaze. L’homme avait un visage de cochon et une bouche sale, il avait insulté Roxy chaque fois qu’elle avait fait une bêtise. Pourtant, au fond, il n’était pas un méchant, et on ne pouvait pas demander un guerrier plus fiable.

Selon Nokopara, Blaze était le chef vétéran d’un groupe d’aventuriers de rang B au moment de sa mort. Sur le Continent Démon, ce n’était pas une mince affaire. Roxy avait été impressionnée par le chemin parcouru par son ancien collègue à la langue bien pendue. Mais en même temps, son groupe s’appelait apparemment Super Blazers. Sérieusement ? Cet homme n’avait jamais été doué pour nommer les choses.

En tout cas, Nokopara avait dit que le monstre qui avait anéanti l’équipe de vétérans de Blaze avait ensuite été tué par Rudeus et son groupe, qui venaient tout juste de former leur propre groupe. En d’autres termes, il avait abattu un monstre de rang A juste après être devenu un aventurier.

Il n’y avait aucune chance pour que Roxy y parvienne à l’époque. Mais ça ressemblait bien à Rudeus. Cette idée la fit sourire.

En sirotant son verre, une liqueur typiquement forte du Continent Démon, Nokopara murmura : « Tu as vraiment changé, Roxy. »

Roxy regarda son reflet dans son verre et s’était demandé si c’était vrai.

« Vraiment ? C’est un peu difficile à dire pour moi. »

« Oui. Tu as l’air beaucoup plus adulte qu’avant. »

« Quoi ? Tu te moques de moi ou quoi ? »

Au moment où elle avait commencé à s’aventurer avec Nokopara et Blaze, Roxy avait déjà l’air d’une Migurd adulte. Son visage et sa silhouette n’avaient pas beaucoup changé depuis. Elle était parfaitement consciente qu’elle devait être la même.

« Non, je suis sérieux ! C’est un peu comme l’aura que tu dégages. À l’époque, tu ressemblais plus à un enfant. »

« Eh bien, j’ai beaucoup vieilli depuis la dernière fois. Même si ça n’en a pas l’air. »

Roxy haussa les épaules, s’était mis une poignée d’en-cas rôtis dans la bouche et s’était éloignée. Ces choses étaient en fait des graines de Treant de Pierre. Elle ne les trouvait pas particulièrement savoureuses, mais pour une raison quelconque, il était difficile d’arrêter de les mettre dans sa bouche une fois qu’on avait commencé.

« Mais c’est exactement ce dont je parle. À l’époque, tu voulais tellement que tout le monde te considère comme un adulte. Tu aurais probablement été sur un nuage si j’avais dit quelque chose comme ça. »

« Vraiment… ? Oui, je suppose que j’ai été comme ça pendant un moment. »

C’était à l’époque où elle ne comprenait pas bien ses propres compétences et limites. À cette époque, Roxy avait travaillé avec acharnement pour convaincre les gens qu’elle était une adulte et quelqu’un à prendre au sérieux. Elle s’était vantée de ses talents de magicienne et de ses compétences dans tous les domaines de la magie. Elle avait insisté sur le fait qu’elle était capable de tout.

Depuis lors, l’opinion qu’elle avait d’elle-même avait été complètement inversée, mais la réputation qu’elle s’était forgée avait continué à se propager d’elle-même. De nos jours, on avait l’impression que les gens attendaient constamment d’elle qu’elle fasse des choses qu’elle ne pouvait pas faire. Elle avait été très surprise par les réactions des gens sur le Continent Démon lorsqu’elle leur avait dit qu’elle était l’ancienne professeur de Rudeus. Pour une raison inconnue, le garçon avait dit à tout le monde qu’il devait ses compétences aux « enseignements de son maître ». Naturellement, ils avaient supposé que Roxy devait aussi être capable de jeter des incantations silencieuses, ce qui n’était certainement pas le cas.

Peut-être que le propre maître de Roxy, qui l’avait autrefois dénigrée dans les termes les plus durs, avait éprouvé des sentiments similaires. Si c’était le cas, Roxy se sentait mal de la façon dont elle avait réagi. Il était difficile d’être le mentor de quelqu’un de plus talentueux que vous. Apparemment, vous deviez le vivre par vous-même avant de le comprendre vraiment.

Dans le cas de Roxy, c’était une source d’embarras aussi bien que de fierté. Elle ne voulait plus que Rudeus l’appelle son maître, mais pour une raison inconnue, le fait qu’il avait totalement ignoré ses ordres sur ce point la rendaient plutôt heureuse.

« De toute façon, tu n’as pas changé d’un poil, Nokopara. »

« Ah oui ? »

« Oui. Sauf physiquement, bien sûr. »

L’homme avait toujours été avide d’argent et avait tendance à s’attaquer aux faibles, et c’était évidemment toujours le cas. À l’époque, Roxy avait souvent pensé qu’il était la dernière personne dont elle voulait se faire un ennemi.

« Hé, qu’est-ce que ça veut dire ? Tu insinues que je suis vieux et ridé maintenant ? »

« Oui, on peut dire ça comme ça. Tu as vieilli, Nokopara. Et ridé. »

« Hah! Tu as maintenant le sens de la répartie, ma fille ! »

Nokopara laissa échapper un rire sarcastique, puis soupira.

« Bon sang, ça me ramène vraiment… »

« Je sais ce que tu vas dire. »

Autrefois, il y en aurait eu deux autres à cette table : un garçon qui jurait toujours furieusement contre Nokopara, et un autre garçon qui interrompait leurs disputes en soupirant. Ces deux-là étaient partis maintenant, ne laissant derrière eux que deux anciens aventuriers d’âge moyen.

Il était vrai que l’une d’entre elles n’avait pas trop vieilli en raison de sa race, mais le bon vieux temps ne revenait jamais. C’était certain.

Les deux avaient fini par se rappeler des souvenirs pendant des heures dans le bar, jusqu’à ce que Nokopara se mette à boire sous la table.

Roxy avait vu ses parents, et maintenant une très vieille connaissance. Rien que cela signifiait que son voyage jusqu’ici n’avait pas été une perte de temps. Elle était vraiment, profondément heureuse d’être venue.

◇ ◇ ◇

Rudeus avait-il déjà atteint Millishion à ce moment-là ? se demandait Roxy.

En supposant qu’ils se soient croisés au Port Venteux, il avait probablement quitté ce continent il y a six mois. La saison des pluies était sur le point de commencer, c’est vrai… mais la route de l’Épée Sainte était une route sûre et facile à suivre. S’il ne s’était pas arrêté à un campement d’Elfes ou de Nains, son groupe aurait sûrement déjà atteint la ville.

En d’autres termes, elle n’avait plus besoin de le chercher. Comme Paul l’avait supposé dans cette lettre, le garçon se débrouillait très bien tout seul. Il avait traversé tout le Continent Démon en un rien de temps, avec la fille « Éris » avec laquelle il avait été téléporté. La plupart des voyageurs auraient été victimes de ses dangers ou auraient lutté pour progresser, mais il avait fait croire que c’était facile. En plus de tout cela, il avait en quelque sorte recruté dans son groupe un membre de la race des Superds que Roxy avait toujours craint.

« Ton élève est un enfant impressionnant, Roxy. »

« En effet. J’ai du mal à croire qu’il soit vraiment le fils de Paul. »

Elinalise et Talhand avaient également reçu de nombreux compliments.

Cependant, voici la façon dont Roxy voyait les choses : il n’était pas important de savoir qui était Rudeus, aussi bien en tant qu’enfant et en tant qu’élève. Dès son plus jeune âge, ce garçon était un prodige. Il aurait pu très bien réussir, même si elle ne l’avait jamais rencontré.

Mais en mettant tout cela de côté…

« Qu’allons donc nous faire maintenant ? »

Roxy s’était arrêtée pour réfléchir à la question d’Elinalise. Le but initial de ce voyage était de trouver Rudeus, mais il était maintenant probablement en sécurité à Millishion. Roxy voulait vraiment le voir, mais en même temps, elle ne voulait pas abandonner leur objectif plus large.

« Cherchons dans la région nord-ouest du Continent Démon. »

Ils avaient retrouvé Rudeus, mais les trois autres membres de sa famille étaient toujours portés disparus. Sur la route, ils avaient déjà trouvé un certain nombre de personnes déplacées de la région de Fittoa, il y en avait probablement aussi dans le nord-ouest.

« Tu ne veux pas aller voir ton élève ? » demanda Talhand.

« Oui, j’en suis sûre », dit Roxy d’un léger hochement de tête.

D’abord, s’était-il rendu compte qu’elle l’avait dépassé sans même s’en rendre compte ? Ce serait tout simplement trop humiliant. Son statut de « maître » était déjà assez précaire.

« Il y a beaucoup de villes sur le Continent Démon que nous n’avons pas encore visité. Continuons à les parcourir une par une, comme nous l’avons fait. »

Talhand et Elinalise s’étaient juste regardés et avaient ri.

D’une manière ou d’une autre, le voyage de Roxy Migurdia n’était pas encore terminé.

 

***

Bonus 1 : La viande de dragon dans le style nanahoshi

Partie 1

Nous étions arrivés à la ville de Port Est dans le Royaume du Roi Dragon, la plus grande ville portuaire du monde.

Les gens y parlaient la même langue que dans le pays Saint de Millis, mais les noms et les apparences des magasins étaient subtilement différents. C’était quand même la quatrième ville portuaire que je voyais, donc l’endroit n’avait pas vraiment l’air nouveau. Une fois que nous étions descendus du bateau, on s’était mis au travail afin de nous trouver une auberge, ce qui était notre routine.

Mais alors que nous marchions dans la rue, Éris s’était arrêtée et murmura : « Quelque chose sent bon. »

Hmm. Comme l’odeur de ton cou juste après une séance d’entraînement ? Je suis personnellement un grand fan de celle-ci. Mais en respirant une seule bouffée d’air, j’avais compris ce que Éris voulait dire. Il y avait certainement une odeur tentante qui flottait dans la région.

J’avais jeté un coup d’œil vers le soleil placé haut dans le ciel. Maintenant que j’y pensais, mon estomac se sentait un peu vide en ce moment.

« Je pense qu’il est peut-être temps de déjeuner. »

« Oui… »

Éris avait acquiescé, en hochant légèrement la tête.

Nous avions tous les deux les yeux fixés sur le restaurant qui semblait être la source de cette odeur intéressante. Son extérieur était moins que prometteur. Les murs de briques étaient en très mauvais état, avec des trous visibles ici et là, et l’enseigne en bois du haut était tellement sale et abîmée qu’il était impossible de la lire. Même la porte d’entrée était sur le point de tomber de ses gonds. Il ressemblait plus à une maison abandonnée qu’à un établissement de qualité.

Cependant, l’odeur qui s’échappait de l’intérieur était une tout autre histoire. Ce n’était pas le genre de parfum riche qui mettrait immédiatement l’eau à la bouche d’un homme, mais il y avait quelque chose de nostalgique. Je sentais mon estomac gronder.

« Veux-tu entrer là-dedans ? »

La question de Ruijerd m’avait un peu effrayé. Je m’étais approché du restaurant sans même m’en rendre compte.

« … Oui. Est-ce un problème ? »

« Ne dis-tu pas toujours que nous devrions manger dans des restaurants plus attrayants ? »

Je me souvenais avoir dit effectivement quelque chose dans ce sens. Mais c’était sur le Continent Démon, où l’on pouvait s’attendre à avoir de la nourriture vraiment horrible dans chaque auberge miteuse. Parfois, on trouvait une exception à la règle, un endroit où tout était bien meilleur que prévu, mais… d’une manière ou d’une autre, je n’aurais normalement pas mis les pieds dans un endroit qui ressemblait à ça.

Pour une raison quelconque, cependant, je m’étais senti très attiré par celui-ci.

« Un changement ne peut pas faire de mal, n’est-ce pas ? »

« Eh bien, si tu le dis… »

Avec Ruijerd et Éris qui me suivaient, j’avais poussé la porte d’entrée. Elle protesta bruyamment contre ce traitement cruel et inhabituel.

Il n’était pas surprenant que le restaurant lui-même soit aussi sale. Eh bien… peut-être que « sale » n’était pas le bon mot. Il avait au moins l’air assez propre pour servir de lieu de restauration. Plus que toute autre chose, c’était juste miteux. La moitié des chaises semblaient avoir des pieds manquants, la plupart des tables étaient fissurées, et il y avait des trous peu profonds partout sur le sol.

Comme on pouvait s’y attendre, il n’y avait pas d’autres clients à l’intérieur.

« Nous avons l’endroit rien que pour nous », murmura joyeusement Éris.

Je supposais qu’elle n’avait rien trouvé de suspect dans le fait qu’un restaurant soit totalement vide à l’heure du déjeuner. C’était largement suffisant pour me rendre anxieux. Mais pour une raison quelconque, mon sens de l’anticipation était encore plus fort.

« Bienvenue, les amis… »

Alors que nous prenions place tous les trois, un homme squelettique s’était approché de nous avec un menu. C’était peut-être lui qui dirigeait cet endroit ? Je dois dire que son visage était très sombre. Je veux dire, il était évident au premier coup d’œil que les affaires de ce restaurant n’étaient pas très florissantes, mais faire au moins un faux sourire aux clients ne pouvait pas lui faire de mal…

« Rudeus, es-tu sûr que nous ne devrions pas reconsidérer cela ? »

Wôw. Ce n’était pas tous les jours que Ruijerd me remettait en question comme ça. Mais on ne pouvait pas juger les gens sur leur apparence, pas vrais ?

« Plus maintenant. La nourriture pourrait être délicieuse, non ? »

Souriant maladroitement à mes paroles, l’homme squelettique nous ouvrit son menu. Il n’y avait que deux plats qui y figuraient :

Viande de dragon, dans le style nanahoshi

Ragoût de poisson d’Alba

À Millishion, les restaurants vous proposaient généralement plus de dix choix. Même les bars qui se concentraient surtout sur l’alcool offraient un peu plus de variété que cela. Le bon côté des choses, c’était que les prix y étaient bas. Peut-être que tout se compensait.

« Qu’est-ce que ce sera, les amis ? »

On avait donc le choix entre une viande ou un poisson ?

Le poisson d’Alba était une espèce originaire des mers du sud. C’était un élément standard de l’alimentation des gens dans cette partie du monde, j’en avais déjà essayé à Port Ouest. Le menu disait que c’était un « ragoût », mais dans ce cas, cela signifiait probablement une sorte de soupe de poisson et de légumes. C’était censé être un plat très courant dans le royaume du roi dragon.

Mais d’un autre côté, nous avions de la « viande de dragon dans le style Nanahoshi ». Je n’avais même jamais entendu parler de celui-ci. Je savais que le Royaume du Dragon se situait dans une chaîne de montagnes voisine qui leur avait donné leur nom. On disait qu’ils étaient capables de manipuler la gravité elle-même. Était-ce vraiment la viande de ces monstres ? Ou peut-être quelque chose qui avait un aspect et un goût très similaires… ?

De plus, que signifiait « Nanahoshi » ? Le terme était totalement nouveau pour moi, bien qu’il avait l’air presque… japonais. Bien sûr, je n’étais pas très familier avec les différentes cuisines de ce monde. C’était peut-être une méthode de cuisine populaire dans le Royaume du Dragon.

D’une manière ou d’une autre, cela avait certainement retenu mon attention.

« Je vais prendre la viande. »

« Moi aussi. »

« Ce sera donc trois viandes. »

Une fois que ses invités carnivores avaient passé leurs commandes, l’homme squelettique avait disparu sans dire un mot dans la cuisine.

Il n’y avait pas d’eau, et je ne m’attendais pas à ce qu’il en soit autrement. En règle générale, on n’obtient pas grand-chose gratuitement dans ce monde. Il fallait donc que je le fasse moi-même. J’avais créé des tasses avec la magie de terre, je les avais remplies d’eau et je les avais passées à Ruijerd et Éris. Avec quelques glaçons, on ne pouvait pas demander un meilleur tonifiant pour un corps fatigué.

Éris avait englouti le contenu de son verre en quelques secondes, mâcha la glace et me retourna la tasse.

« Rudeus, recommence. »

En secouant la tête avec tristesse, je l’avais remplie pour elle. Normalement, je lui aurais peut-être dit de jeter le sort elle-même, mais nous étions dans un restaurant. Il n’y avait aucune raison de risquer qu’elle l’abîme en inondant l’endroit.

Comme toujours, Ruijerd ne faisait que siroter son eau. L’homme mangeait vite, mais il prenait toujours son temps avec ses boissons.

« De toute façon, il semblerait qu’il n’y ait pas beaucoup d’informations à rassembler dans cette ville. »

« Je suppose que non. Je voulais en quelque sorte regarder les épées un peu plus longtemps, mais peut-être devrions-nous passer à la ville suivante. »

Il y avait une grande variété d’armes blanches en vente ici. Même un étalage de bord de route moyen présentait une gamme d’épées. Éris en avait déjà regardé quelques-unes avec des yeux brillants, mais elle s’était vite rendu compte que c’était toutes des épées merdiques émoussées destinées à des débutants qui ne connaissait pas mieux. Ses compétences en tant que combattante avaient fait du chemin, mais cela ne signifiait pas encore qu’elle pouvait distinguer une bonne épée d’une mauvaise d’un seul coup d’œil. Ce n’était pas vraiment très surprenant.

« Hé ! J’arrive ! »

Notre conversation avait été brusquement interrompue par une forte détonation. Quelqu’un avait ouvert la porte. Un homme à l’allure de voyou s’était introduit dans le restaurant sans même enlever ses chaussures. Bon, ce n’était pas comme si quelqu’un l’avait fait ici.

Au son de la voix de cet intrus, l’homme squelettique était sorti de la cuisine.

« Shagall… »

« Salut, Randolph ! Es-tu enfin d’humeur à prendre la bonne décision aujourd’hui ? »

« Ma réponse ne changera pas, quel que soit le nombre de fois que tu me poseras la question. Pourrais-tu partir, s’il te plaît ? »

« Haha ! Combien de temps vas-tu faire tourner cette épave vide, mec ? »

« Jusqu’à ma mort, bien sûr. C’est dans ma famille depuis des générations… »

D’après leur échange, je pourrais raisonnablement deviner la situation ici. Pour faire court, cette entreprise luttait pour survivre. Le propriétaire avait probablement contracté toutes sortes de prêts juste pour garder ses portes ouvertes. Ce voyou était probablement un spéculateur véreux qui voulait acheter le terrain à bas prix.

« Attends au moins ici un moment. J’ai actuellement des clients. »

« Des clients ? Oh, wow, vraiment. Ça, c’est une vision rare ! »

« Je ne renoncerai pas à cet endroit, pas tant que j’aurai un seul client. »

« Haha ! »

Lâchant un rire vulgaire, le voyou s’était laissé tomber dans une chaise voisine. Avec un regard de côté dans sa direction, l’homme squelettique s’était précipité dans la cuisine.

On aurait dit que les temps étaient durs. Je ne connaissais pas tous les détails, bien sûr, mais si la nourriture était bonne, nous pourrions peut-être essayer de faire connaître cet endroit.

« Cet homme nous regarde… »

J’avais le sentiment qu’Éris pourrait réagir de façon excessive à tout contact visuel de ce type, alors j’avais pris les devants et j’avais couvert ses yeux avec mes mains. Un problème comme celui-ci devait être résolu par le pouvoir de la nourriture, et non par la furie de ses poings.

« Hé ! Rudeus ! Je n’y vois rien ! »

Agh. Attends. Pas mon poignet, Éris ! Oh, mes os. Mes pauvres os délicats…

« Désolé pour l’attente, les amis. »

***

Partie 2

Alors que je jouais avec Éris, notre nourriture était sortie de la cuisine… et mes yeux s’étaient élargis à sa vue.

« Pas possible… ! »

« Viande de dragon dans le style nanahoshi » était apparemment un repas en trois parties distinctes.

Tout d’abord, il y avait une sorte de soupe de légumes transparente. Je pouvais dire d’un seul coup d’œil qu’elle aurait une saveur simple et rafraîchissante. C’était très bien. C’était un plat standard. Mais les deux autres parties étaient d’un autre calibre.

D’abord, à gauche, nous avions un aliment de base que je n’avais pas vu une seule fois après être venu au monde. C’était du riz blanc ! L’empereur de tous les grains !

Non… attendez. À la réflexion, la couleur n’était pas tout à fait la même. On aurait dit qu’il y avait aussi d’autres grains mélangés là-dedans. Bon, alors du riz multigrain. Ça faisait si longtemps que je n’avais rien vu de tel que je m’étais légèrement mélangé.

En tout cas, cela expliquait certainement pourquoi l’odeur venant de cet endroit avait été si nostalgique. Il devait être en train de cuire du riz à ce moment-là. Pas étonnant qu’on m’ait attiré comme un aimant.

Enfin, il y avait aussi la troisième partie de notre repas. Elle consistait en morceaux dorés et frites. En d’autres termes…

C’était, sans aucun doute, du karaage.

Ce qui signifiait que… bien que la soupe ne soit pas exactement du miso, et que le riz ne soit pas exactement blanc… c’était un repas karaage classique.

« Je n’arrive pas à y croire ! »

« Qu’y a-t-il, Rudeus… ? »

Éris me regardait avec des doutes à l’esprit. C’était compréhensible vu que je tremblais et que je serrais la table à deux mains.

« Euh, désolé… Ce n’est rien. »

Je n’avais même jamais imaginé que des fritures à la japonaise puissent exister dans ce monde. Le ciel m’avait vraiment béni aujourd’hui ! Peut-être que ce personnage d’Homme-Dieu commençait enfin à comprendre ce que je voulais de la vie.

Alors, c’est entendu ! Allons-y ! Allons manger ! Tout de suite !

En joignant mes mains, j’avais fait une rapide prière de remerciement à tous les esprits des cieux et de la terre.

« Mangeons ! »

Bien sûr, il n’y avait pas de baguettes. J’avais donc mis un gros morceau de riz dans ma bouche avec ma fourchette.

« Aaaah... »

Une seule larme coula sur ma joue.

Dans ma vie précédente, ma passion pour le riz ne connaissait pas de limites. C’était essentiellement ma raison de vivre, surtout à la fin de la vingtaine, je devais en avaler un gallon chaque jour. Et comparé au riz que je mangeais à l’époque, ce truc était mauvais. Selon le système de classement japonais, il n’aurait même pas obtenu un C.

Et pourtant, c’était toujours du riz. Du vrai riz, du bon riz.

Pour la première fois de ma vie, j’avais vraiment compris que tous les riz étaient créés égaux.

« R-Rudeus ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Oh, ce n’est rien… rien du tout ! »

Je pleurais en silence pendant que je mangeais. Je ressemblais à l’un de ces soldats japonais qui venaient de rentrer chez lui après des années passées dans un camp d’internement en Sibérie. Chaque bouchée me remplissait la bouche de la saveur familière et réconfortante du riz.

Oh, attendez. Il n’y en a pas tant que ça, hein ? Je devrais le manger avec les plats d’accompagnement…

Il était temps que j’essaie ce karaage. D’un coup de fourchette avide, j’avais embroché un morceau de viande frite et l’avais porté à ma bouche.

« Mergh ! »

Instantanément, ma joie fit place au choc.

C’était effectivement de la viande frite. Mais ce n’était certainement pas du karaage. L’enrobage était humide et huileux, la viande à l’intérieur était sèche et dure. Et plus je la mastiquais, plus son odeur rance devenait forte.

En fait, ça me donnait la nausée.

La colère bouillonnait en moi. Vous vous attendez à ce que je… Vous vous attendez à ce que je mange du riz avec ça !?

Je pourrais évidemment manger le riz tout seul. Je pourrais en manger à volonté, tant que j’avais un peu de sel. Oui, le riz blanc salé était tout ce dont mon âme de samouraï avait besoin.

Et pourtant. Je n’arrivais pas à réprimer ma fureur. Ce karaage n’était rien de moins qu’un acte blasphématoire contre le riz lui-même.

« Je veux voir le chef ! Tout de suite ! »

♥♥♥ ♥♥♥ ♥♥♥

Lorsque le propriétaire du restaurant était sorti anxieusement de la cuisine, j’avais commencé par lui faire quelques compliments.

Tout d’abord, la pseudo-miso était tout à fait passable. C’était une simple soupe de légumes claire et salée, mais elle complétait très bien la saveur distinctive du riz multigrain. En combinant ces deux plats, on avait presque l’impression d’avoir un repas complet à part entière. Seul un artisan habile aurait pu y arriver.

La façon dont il avait cuisiné le riz était également impressionnante. Il semblerait qu’il ait utilisé la bonne quantité d’eau et la chaleur parfaite. Là aussi, on sentait la touche d’un professionnel chevronné. Chaque grain que j’avais goûté m’avait donné la larme à l’œil. S’il était allé un peu plus loin et avait fait plus attention à la qualité de l’eau qu’il utilisait, il aurait mérité un score parfait. Et j’étais parfaitement disposé à lui offrir quelques mégatonnes de la délicieuse eau de la marque Rudeus. La substance que j’avais soigneusement concoctée de toutes pièces était plus savoureuse que tout ce qui se trouvait dans le puits de votre jardin.

Cela dit, j’étais passé au sujet du karaage… ou plutôt, de la viande de dragon à la Nanahoshi.

Je l’avais déchiquetée. Je l’avais déchiquetée complètement et brutalement.

Ce truc n’était pas propre à la consommation humaine. Comment osait-il le servir à un client qui payait ? Avait-il la moindre idée de qui j’étais ? J’étais Rudeus Greyrat du groupe Dead End, bon sang ! Il paiera cher pour cette insulte !

Pour faire court, je m’en étais pris à ce gars comme un chef célèbre psychotique d’humeur particulièrement mauvaise. Rétrospectivement, je ne savais même pas pourquoi je m’étais mis en colère. Peut-être le fait que j’avais encore faim y était-il pour quelque chose.

Éris et Ruijerd avaient dû penser que j’avais perdu l’esprit. À la fin de ce vilain épisode, ils avaient dû me traîner hors de l’endroit alors que je donnais des coups de pied en criant.

Honnêtement, j’étais allé trop loin. Mon amour pour le riz avait pris le dessus sur moi, oui… mais cela ne justifiait pas certaines des choses que j’ai dites. D’autant plus que je n’étais moi-même qu’un amateur.

Ce monde n’avait pas le genre d’ingrédients que l’on trouvait facilement au Japon. Même l’huile nécessaire à la friture de la viande était probablement de qualité bien inférieure ici. En fin de compte, j’avais appris que certaines personnes dans ce monde mangeaient du riz avec des plats d’accompagnement, et que la friture existait aussi ici. C’était une nouvelle fantastique. Alors pourquoi diable m’étais-je laissé aller à une telle colère ?

Lorsque nous avions quitté son restaurant, le propriétaire de l’endroit s’était complètement ratatiné, et je pouvais voir des larmes briller dans ses yeux. J’avais vraiment agi comme un crétin finit.

Faisons mieux la prochaine fois, Rudeus.

Propriétaire

Les affaires étaient terribles.

Ces dernières années, je n’avais presque pas eu de clients. Même quand quelqu’un entrait par hasard, il ne devenait jamais un client régulier. Je m’enfonçais de plus en plus dans les dettes sans que rien ne m’en sorte.

Pour couronner le tout, aujourd’hui, un client m’avait frappé avec un barrage de critiques absolu. Apparemment, mon huile n’était pas assez chaude et la viande ne contenait pas assez d’humidité. Oh, et j’aurais dû ajouter un assaisonnement aigre-doux avant de mettre l’enrobage. À la fin de son discours, le garçon m’avait même dit que j’avais choisi au départ le mauvais type de viande.

Mais le Dragon était l’épine dorsale du menu de ce restaurant depuis des centaines d’années. Que pouvais-je faire si le problème était aussi simple ?

« Mec, ça m’a sérieusement fait sursauter… »

Un homme qui ressemblait beaucoup à un bandit avait rompu le silence gênant. Il s’appelait Shagall Gargantis, et il me harcelait sans relâche depuis des années.

« Quand même, je pense que cela devrait rendre les choses très claires, n’est-ce pas ? Ta cuisine est suffisamment mauvaise pour que même un morveux puisse la mettre en pièces. »

Shagall avait un vilain sourire plâtré sur son visage, comme il le faisait toujours. Quand son expression était sérieuse, l’homme était assez beau, et il n’était pas stupide non plus. S’il entrait dans la bonne pièce, des dizaines de subordonnés lui inclinaient la tête. Mais pour une raison inconnue, il aimait se déguiser en voyou et se moquer de moi.

Peut-être voulait-il se déguiser.

« Vous avez raison… mais… »

« Écoute, je comprends pourquoi tu voudrais protéger quelque chose qui est dans ta famille depuis des générations. Le truc, c’est que tu n’es pas fait pour les affaires ni pour faire fonctionner cet endroit. »

Ces mots m’avaient frappé comme un coup de poing dans le ventre. Il avait tout à fait raison. J’étais un homme d’affaires sans espoir. Et je n’avais même pas de talent de cuisinier. Ma cuisine était clairement atroce si elle ne pouvait même pas satisfaire un enfant comme ça.

« Cela dit, tu as de vraies compétences dans un autre domaine. Chacun a un métier qui lui convient mieux que d’autres, ne trouves-tu pas ? »

« Je suppose que oui… »

Je n’avais pas pu m’empêcher d’être d’accord. Toute ma détermination s’était finalement effritée, ne laissant que la résignation dans son sillage.

« Très bien, vous avez gagné. Je vais fermer mon restaurant. »

Ce lieu avait été fondé il y a 250 ans, il s’était transmis de génération en génération. Mais je n’avais pas réussi à préserver cet héritage.

Je n’avais plus qu’à porter cette honte avec moi pour le reste de mes jours.

Ce jour-là, le Haut général Shagall Gargantis du Royaume du Dragon Roi avait réussi à recruter un certain individu… à savoir Randolph Marianne, le Dieu de la Mort, classé quatrième parmi les sept grandes puissances.

Pourquoi Randolph avait-il soudainement accepté l’offre de Shagall, après des années de refus fermes ?

Très peu de gens connaîtront réellement la réponse à cette question.

***

Chapitre 12 : Bonus 2 : La mort d’Ariel

Partie 1

Mon nom est Gustaf. Je suis un humble courtier en informations qui vit dans la ville d’Ars, capitale du royaume d’Asura.

Quand je dis « humble », cela ne voulait pas dire que j’avais une mauvaise opinion de moi-même. En fait, il était juste de dire que je suis sacrément bon dans ce que je fais. Pour le bon prix, je peux trouver tout ce que vous vouliez savoir sur tout ce qui s’était passé à l’intérieur des frontières d’Asura.

Un jour, il n’y a pas si longtemps, j’avais eu vent d’une certaine rumeur.

C’était quelque chose comme ça : la deuxième princesse Ariel Asura avait été assassinée par des inconnus alors qu’elle était en route pour s’inscrire à l’université de magie de Ranoa.

Comme je suis un petit malin, je m’étais vite rendu compte que cette « nouvelle » était délibérément répandue dans la ville par le prince Grabel, le rival le plus acharné d’Ariel.

Environ un mois plus tôt, Ariel avait quitté Ars, soi-disant pour aller étudier à l’étranger. Son départ s’était fait dans le calme. Vu sa popularité auprès des citoyens de la capitale, toute tentative de grande parade d’adieu aurait pu devenir totalement incontrôlable. C’était pourquoi elle s’était soi-disant échappée secrètement de la ville. Sa suite, composée de gardes et d’accompagnateurs, ne comptait que dix-sept personnes. C’était une très petite escorte pour une princesse royale. Mais comme elle comprenait à la fois le célèbre playboy Luke Notos Greyrat et le très visible garde du corps connu sous le nom du « Fitz le Silencieux », mon réseau d’information m’avait rapidement apporté des nouvelles de leur départ.

À ce moment-là, bien sûr, les rumeurs se multipliaient déjà sur le fait qu’Ariel avait été envoyée en exil après avoir perdu une lutte de pouvoir à la cour royale. Et maintenant, quelques semaines plus tard, ce nouveau ouï-dire fit le tour du monde.

Si la princesse avait vraiment été assassinée, la nouvelle s’était répandue très rapidement. Ce serait bien s’il y avait un témoin qui pouvait nommer les coupables, mais au lieu de cela, nous avions des « assaillants inconnus » et une source anonyme. Le fait qu’une rumeur aussi peu convaincante se soit répandue aussi rapidement dans la ville semblait être une preuve suffisante qu’elle était délibérée.

En tant que fournisseur professionnel d’informations précises, j’étais tenté de creuser et de découvrir la vérité. Cependant, la dernière chose que je désirais était d’attirer l’attention du noble intrigant responsable de cette situation. J’avais donc décidé de ne pas en parler.

Cependant… peu de temps après que la rumeur de la mort d’Ariel ait commencé à se répandre, un certain individu m’avait rendu visite.

Cet homme connaissait mon existence et ma réputation de courtier en informations de premier ordre. Et je l’avais reconnu, c’était un serviteur de Pilemon Notos Greyrat, chef de la faction de la princesse Ariel parmi la noblesse. Son rôle principal était de fournir à son seigneur des renseignements à jour. Bien sûr, il était venu me voir déguisé et avait donné un faux nom, mais il aurait aussi bien pu ne pas s’en soucier.

Au début, il semblait me considérer comme un personnage suspect et me parlait de façon assez condescendante. Mais quand je lui avais finalement dit que je savais exactement qui il était, il avait incliné la tête devant moi et m’avait présenté un travail.

Plus précisément, il voulait que je découvre si la princesse Ariel était vraiment morte.

Honnêtement, c’était une sacrée surprise. Je n’aurais jamais deviné que les propres alliés d’Ariel avaient perdu tout contact avec sa faction et ne savaient même pas si elle était en sécurité. Même un garçon intelligent comme moi pouvait être un peu embobiné de temps en temps. J’avais d’abord choisi de rester à l’écart de tout ce merdier… mais j’avais quand même décidé d’accepter le poste.

Pourquoi, me diriez-vous ?

Eh bien, c’était parce que la somme promise était assez conséquente.

♥♥♥

J’avais commencé par retracer les pas de la princesse Ariel.

Après avoir quitté la capitale, son groupe s’était dirigé tout droit vers le nord, en direction de Ranoa. J’avais envisagé la possibilité qu’elle ait fui dans une tout autre direction après avoir répandu des mensonges sur son inscription à l’Université de Magie, mais cela ne semblait pas être le cas.

En suivant la piste d’Ariel et en recueillant des informations, il était vite devenu évident qu’un groupe de poursuivants la chassait. Certaines personnes avaient rapporté avoir vu des personnages suspects vêtus de noir juste au moment où le groupe de la princesse passait dans leur ville, et Ariel semblait avoir perdu une ou deux personnes au moment où elle atteignait la ville suivante sur sa route.

Ce n’était cependant pas inattendu. Si le voyage s’était bien déroulé, ses alliés n’auraient pas cherché à s’informer de sa sécurité.

Bien qu’elle ait perdu un garde après l’autre, Ariel n’en avait pas moins continué sa progression vers le nord. Avec sa suite réduite à dix, elle avait finalement atteint le point de contrôle à la frontière nord. C’était une installation solide, bien gardée, qui s’appuyait sur une grande forêt juste au sud de la vallée, connue sous le nom de « Mâchoire Supérieure du Wyrm Rouge. »

Ici, j’avais pu obtenir un témoignage utile d’un homme qui se souvenait très clairement de l’arrivée d’Ariel.

Agent de contrôle des frontières

Déclaration de Smily Gatlin

J’étais de mauvaise humeur ce jour-là. Bien qu’à cet égard, ce n’était pas différent de n’importe quel jour. Après tout, à l’époque, j’avais le sentiment que mon travail était totalement indigne de moi.

Hmm ? Quel était mon travail exactement, me demandez-vous ? Eh bien, c’était surtout un travail fastidieux et harassant. Je vérifiais les laissez-passer des voyageurs qui cherchaient à quitter le territoire d’Asura. Parfois, je pouvais les fouiller ou fouiller leurs affaires pour trouver des objets de contrebande. Mais, bien sûr, la grande majorité de ceux qui passaient par ce point de contrôle était soit des aventuriers, des mercenaires ou des commerçants qui voulaient, pour des raisons bizarres, faire des affaires dans le nord. La plupart des commerçants avaient des laissez-passer valables, et les aventuriers étaient autorisés à utiliser leur carte de guilde à la place.

Les groupes de mercenaires et les nouveaux voyageurs devaient se soumettre à une procédure d’inspection officielle avant que leur laissez-passer ne leur soit délivré, mais ce n’était pas mon travail. Je les dirigeais simplement vers un autre officier. Et à moins que vous ne soyez une sorte de criminel notoire, vous obteniez généralement vos documents assez rapidement. Nous n’étions pas trop stricts sur ces choses de ce côté du point de contrôle. Après tout, beaucoup plus de gens voulaient entrer dans Asura que la quitter.

Techniquement, j’étais également chargé d’arrêter les criminels qui tentaient de passer la frontière en utilisant des documents falsifiés, mais le plus dur n’était pas non plus de mon ressort. C’était les soldats qui s’occupaient de ce genre de problèmes.

Mais comme je l’avais déjà dit, il n’était généralement pas très difficile d’obtenir un laissez-passer, sauf si vous étiez un grand criminel. Les personnes de ce genre étaient généralement recherchées. Plutôt que de risquer de se rendre à un poste de contrôle, ils se tournaient généralement vers des passeurs pour leur faire passer la frontière. Et bien sûr, traquer et éradiquer les réseaux de contrebande ne faisait pas non plus partie de mon travail.

Je trouvais mon travail péniblement ennuyeux et complètement ingrat. Quels que soient mes efforts, je savais que je n’obtiendrais jamais de reconnaissance ici. L’idée de vieillir dans cet endroit me rendait complètement misérable.

Le fait que je n’étais pas en bons termes avec les soldats, qui étaient essentiellement mes collègues, n’avait pas aidé. Je les considérais comme des imbéciles, et ils me voyaient comme une minable tapette ayant un ego surdimensionné. Le fait que nos chaînes de commandement soient complètement séparées n’avait fait qu’empirer les choses.

J’étais un homme diplômé d’une prestigieuse académie aristocratique de la capitale. Mes talents étaient clairement gaspillés dans ce trou perdu… du moins, c’était ce que je croyais sincèrement à l’époque.

De mémoire, le groupe de la princesse Ariel était arrivé vers midi.

Au début, je n’avais vu qu’une luxueuse voiture à deux places accompagnée de sept gardes à pied. En comptant le conducteur à l’avant et les deux passagers potentiels à l’intérieur, il semblait s’agir d’un groupe de dix personnes au total.

J’avais d’abord pensé qu’un aristocrate s’engageait dans une sorte d’expédition touristique. Cependant, c’était la frontière du Royaume. Au-delà de ce point de contrôle, il n’y avait que les dangereuses terres étrangères connues sous le nom de Territoire du Nord, infesté de neige et de monstres. Les nobles y passaient parfois pour se rendre dans des endroits éloignés, mais ils amenaient toujours au moins trois voitures et vingt gardes ou plus. Vous pourriez peut-être vous contenter de moins si vous engagiez une bande d’aventuriers d’élite, mais ce groupe ne m’avait pas semblé être un groupe de guerriers aguerris au combat. Ils étaient tous habillés pour la route, mais certains n’étaient manifestement pas habitués aux longs voyages, et d’autres semblaient plutôt maigres pour des gardes du corps.

Donc, ce n’était peut-être pas un voyage touristique. Était-il possible qu’ils aient des affaires à ce point de contrôle lui-même ? On ne pouvait jamais exclure la possibilité d’une inspection incognito de la part d’un seigneur de haut rang.

Pour l’instant, j’avais décidé de procéder comme d’habitude.

« Puis-je voir votre laissez-passer, s’il vous plaît ? »

« Voilà. »

La réponse à ma demande était venue d’un jeune homme qui se trouvait à la tête même du groupe. Il était remarquablement beau, même à mes yeux, mais il y avait des signes évidents d’épuisement sur son visage. En particulier, les cernes sous ses yeux se distinguaient.

C’était à ce moment que j’avais senti pour la première fois qu’il pouvait se passer quelque chose d’étrange ici.

Il n’y avait aucun problème avec le laissez-passer lui-même. C’était un document authentique délivré par le Royaume d’Asura, portant la marque authentique de la famille Notos. Tout était parfaitement en ordre. Normalement, je les aurais fait passer par la porte sans hésiter.

Mais quelque chose dans le visage du beau jeune homme m’avait fait hésiter. J’aurais juré l’avoir déjà vu quelque part. Avec le recul, j’aurais dû deviner qu’il s’agissait de Luke Notos Greyrat, le célèbre chevalier gardien de la princesse Ariel. Je suppose que je ne pouvais pas le reconnaître, car je ne l’avais jamais vu d’aussi près auparavant.

En tout cas, j’avais pris l’habitude de détenir toute personne qui me semblait vaguement familière. La plupart des visages que j’avais récemment mémorisés provenaient de représentations de criminels recherchés, après tout.

« Mes excuses, mais puis-je jeter un coup d’œil à l’intérieur de votre voiture ? »

Suite à mes mots, un certain nombre de soldats qui se tenaient autour du poste de contrôle s’étaient déplacés pour bloquer les sorties. Nous n’étions effectivement pas en bons termes, mais ils avaient toujours accompli leur devoir dans des moments comme celui-ci. Plusieurs des gardes autour du carrosse étaient devenus visiblement tendus à cause de cette évolution. Je m’étais moi-même un peu raidi, me demandant si j’avais vraiment affaire à une bande de bandits.

Le beau jeune homme secoua lentement la tête.

« En raison de certaines circonstances extraordinaires, le passager à l’intérieur doit garder un total anonymat. »

Il n’y avait aucune chance que cela fonctionne, bien sûr.

***

Partie 2

Lorsque j’avais répété ma demande en termes un peu plus durs, le visage du jeune homme s’était contorsionné en une grimace amère. Certains de ses compagnons, ceux qui semblaient plus habitués à voyager, en particulier, me regardaient fixement et mettaient leurs mains sur les épées qu’ils portaient. Leurs mouvements n’étaient pas aussi rapides que ceux des maîtres guerriers, mais j’avais le sentiment qu’ils avaient vécu leur part de combat.

En particulier, le garçon aux cheveux blancs et à la petite taille qui se tenait juste derrière le beau chef était en fait assez intimidant. La seule arme qu’il portait était une petite baguette du genre de celles que les débutants utilisaient pour pratiquer la magie de base, mais quelque chose dans sa façon de se tenir suggérait que c’était un combattant vraiment mortel ayant la méfiance d’un vétéran chevronné. Je suppose qu’il devait s’agir de ce fameux « Fitz le Silencieux. » Je ne pensais pas avoir jamais eu aussi peur d’un garçon de moins de la moitié de mon âge.

Mon expérience m’avait appris qu’un groupe comme celui-ci pouvait causer des dommages importants à notre garnison. Devais-je ordonner aux soldats de les saisir maintenant, ou y avait-il une autre option ?

Alors que j’hésitais, quelqu’un parla à l’intérieur de la voiture.

« Arrête ça, Luke. »

C’était une voix si douce. Le son de cette voix avait transformé mon cerveau en bouillie. Je crois qu’il y avait quelque chose de presque hypnotique. À ce moment-là, j’avais vraiment voulu l’écouter pour toujours.

C’était une voix que j’avais déjà entendue, une voix que j’avais reconnue.

Je l’avais déjà entendue dix ans plus tôt, lors de la cérémonie de remise des diplômes de mon académie dans la capitale, lorsqu’un certain personnage avait prononcé un discours de félicitations à notre major de promotion. Aussi bref que ce discours eût été, je ne l’avais jamais oublié. Jamais. À l’époque, je pensais que presque tous les diplômés présents dans cette salle s’étaient maudits de ne pas avoir étudié plus dur.

« Ces hommes sont simplement diligents dans leurs devoirs. »

Lorsque la porte de cette voiture s’était ouverte, j’avais senti un grand frisson me parcourir l’échine.

Je n’aurais pas pu l’oublier si j’avais essayé.

Je me souvenais clairement, même maintenant, de la jeune princesse qui avait assisté à notre cérémonie de remise des diplômes en tant qu’invitée d’honneur. Je me souvenais de la joie que j’avais ressentie à l’idée de la servir et de servir ce royaume. Je m’étais souvenu du privilège que j’avais eu de rejoindre les rangs de ce fier pays.

Je me souviendrai d’elle jusqu’au jour de ma mort.

« Mes excuses, Votre Altesse… »

Déjà enfant, cette princesse aux cheveux d’or était d’une beauté éblouissante, et maintenant elle se tenait devant moi bien plus belle qu’avant. Je m’agenouillai instantanément, sans y penser consciemment.

Il n’y avait aucun doute à ce sujet. C’était la deuxième princesse du royaume d’Asura, Ariel Anemoi Asura, le membre le plus aimé de la famille royale, qui apparaissait régulièrement lors d’événements dans la capitale et défendait les intérêts de ses citoyens. De nombreux soldats stationnés ici l’avaient probablement déjà aperçue de loin à un moment donné. Mais c’était certainement la première fois que l’un d’entre nous la voyait d’aussi près.

« Ce n’est pas nécessaire. Si je me souviens bien, il y a une loi qui stipule que personne ne doit s’agenouiller dans un poste-frontière dans le cadre de ses fonctions ordinaires. »

Avec ces mots, la princesse sortit de son carrosse.

Presque tous les soldats autour de nous avaient suivi mon exemple et s’étaient mis à genoux. Mais comme la princesse Ariel l’avait fait remarquer, sauf circonstances particulières, personne en service ici n’était censé s’agenouiller. Je ne savais pas exactement pourquoi, mais c’était ainsi depuis de très nombreuses années. Depuis que j’avais commencé ici, je ne m’étais jamais agenouillé devant quelqu’un, quel que soit son rang. C’était aussi la première fois que je voyais un soldat le faire. Et personne ne nous avait jamais réprimandés ou défiés à ce sujet.

Mais bien sûr, le fait que ce n’était pas obligatoire ne signifiait pas que c’était interdit. Nous étions restés comme nous étions, et nous avions incliné la tête vers Ariel. C’était tout simplement ce que nous devions faire.

« Princesse Ariel, je… pense qu’il est de mon devoir de vous demander… pourquoi vous êtes venue à un tel passage de frontière avec une si petite suite. »

« On ne vous a rien dit à l’avance ? »

Je savais qu’il devait se passer quelque chose d’étrange ici, bien sûr, et quand j’avais cherché dans ma mémoire en me basant sur ce qu’Ariel avait dit, un événement survenu environ un mois avant m’avait traversé l’esprit.

Je n’étais sûrement pas la personne qui commandait ce point de contrôle. Mon supérieur direct, l’officier supérieur de contrôle des frontières, ne l’était pas également. Le responsable était un noble qui était également le maire d’une ville voisine, l’endroit le plus proche où les voyageurs pouvaient trouver un logement. L’homme pouvait passer des mois sans se montrer ici, mais il venait nous donner quelques ordres quand il en ressentait le besoin.

Lors de sa dernière visite, il nous en avait parlé : « Dans les prochains mois, un certain personnage de haute noblesse pourrait nous rendre visite ici. » En me basant sur l’expression « personnage de haute noblesse », j’avais imaginé que cela impliquerait des dizaines de voitures entourées d’une foule de préposés, donc je ne m’étais même pas souvenu de l’incident jusqu’à ce que je voie réellement la princesse.

« On m’a dit qu’un personnage vraiment de haute noblesse pourrait venir, oui… »

« Et c’est tout ce qu’on vous a dit ? »

Sa question m’avait permis de mieux me souvenir de ce moment. En fait, l’homme avait continué :

« Ce personnage cherchera très probablement à traverser la frontière et à fuir vers le nord. Cependant, vous ne devez pas le permettre. Trouvez une raison de retenir leur groupe, et faites-les attendre en ville pendant plusieurs jours. »

On m’avait ordonné de ne pas la laisser passer. De l’arrêter ici.

En d’autres termes, de lui assurer la mort.

Ce n’était pas la première fois que nous recevions un ordre de ce type. Il était relativement courant pour les nobles qui avaient fait une grave erreur dans la capitale d’essayer de fuir vers le nord, et dans ce cas, le commandant nous donnait des instructions similaires. Parfois, on nous demandait de les laisser passer et ils se rendaient au nord en toute sécurité. Mais parfois on nous disait de les retarder un peu, et ils « disparaissaient » inévitablement dans la forêt juste après la frontière.

J’étais né et j’avais grandi dans la capitale, mais j’étais un roturier de naissance. Je ne savais pas grand-chose sur la cour royale et ses factions. Bien sûr, j’étais conscient que la noblesse dans son ensemble était constamment impliquée dans de violentes luttes pour le pouvoir. Je pouvais dire que mon supérieur ne condamnait pas certains fugitifs en échange d’argent, et encore moins au hasard. Ceux qui vivaient appartenaient sans doute à sa faction de l’aristocratie, tandis que ceux qui mouraient étaient fidèles à ses ennemis.

Cette charmante jeune princesse avait perdu un combat contre les alliés de mon supérieur, et était maintenant en fuite. Cela semblait de loin la possibilité la plus probable.

« Que se passe-t-il ? Répondez-moi. »

Pendant un instant, j’étais perdu dans mes pensées.

Il serait facile de sourire et de répondre :

« Non. On m’a simplement dit de vous traiter avec la plus grande courtoisie. Cependant, il semblerait qu’il y ait de légères irrégularités dans votre laissez-passer. Cela pourrait prendre un peu de temps pour régler ce problème, alors pourriez-vous revenir demain ? »

C’était comme ça que je l’avais toujours fait dans le passé. Trouver un petit détail justifiant de la retarder ne me poserait aucune difficulté.

Mais en même temps, je m’étais demandé si c’était ce que je devais faire.

Quel était le but du travail que je faisais ici, à ce poste-frontière ennuyeux ?

Je n’étais certainement pas en train de « servir mon pays » de manière appréciable. L’idée même était absurde. Pas une seule fois, pendant tout le temps que j’avais passé au travail, une telle idée ne m’avait même traversé l’esprit.

Et pourtant, malgré mon cynisme, il y avait eu un moment de solitude dans ma vie où j’avais ressenti un véritable zèle patriotique. Comme je vous l’avais dit plus tôt, c’était à la cérémonie de remise des diplômes, lorsque j’avais posé les yeux pour la première fois sur la princesse Ariel. Ce jour-là, je m’étais vraiment considéré comme une petite partie d’un grand et fier pays. L’idée de la servir, elle et lui, m’avait apporté de la joie.

Maintenant que je me souvenais de ces sentiments, je devais me demander : étais-je vraiment prêt à prendre du recul et à laisser cette jeune princesse à son sort ?

La réponse avait été immédiate et décisive. Je n’avais pas ressenti la moindre hésitation.

« On m’a dit d’arrêter ce noble personnage ici, et de faire en sorte qu’il passe plusieurs jours à attendre dans la ville voisine. »

Tous les gardes de la princesse avaient réagi visiblement à ces mots, mais Ariel elle-même était restée totalement calme et imperturbable.

« Je vois. Alors, que comptez-vous faire ? »

« Rien de particulier. »

« Vous n’allez pas exécuter vos ordres ? Aussi étranges soient-ils, les ignorer pourrait vous faire perdre la tête. »

Je n’avais pas pu m’empêcher de glousser doucement devant la franchise de ses paroles.

« Mes ordres, mademoiselle ? Je ne sais pas trop de quoi vous parlez. Je n’ai jamais entendu parler d’un “personnage de haute noblesse” se rendant dans un pays étranger avec une seule calèche miteuse et moins de dix gardes. »

« Oh ? »

« En ce moment, je n’ai affaire qu’à une jeune femme plutôt pompeuse dont je ne connais même pas le nom. D’ailleurs, pourriez-vous me dire qui vous êtes ? »

La princesse Ariel avait ri dans ce qui semblait être un véritable amusement. Peut-être appréciait-elle cette farce presque autant que moi.

« Il se trouve effectivement que je suis Ariel Canalusa. La seule enfant d’un noble de bas rang. »

« Très bien alors, Mlle Canalusa. Qu’est-ce qui vous amène dans le nord ? »

« Je vais à Ranoa pour m’inscrire à l’université de magie. »

« Vraiment? Je ne vois pas de problème avec votre laissez-passer, alors veuillez passer. Je vous souhaite un bon voyage. »

« Merci. »

***

Partie 3

Avec un petit salut gracieux et incontestablement royal, la princesse Ariel remonta dans son carrosse. Le chauffeur fit immédiatement avancer les chevaux, et ses gardes se précipitèrent à côté, l’air un peu perplexe.

« Bon. Qui est le prochain sur la liste ? »

Lorsque ces mots étaient sortis de ma bouche, j’avais réalisé que plusieurs yeux étaient maintenant fixés sur moi. En fait, pratiquement tous les soldats de la région me regardaient.

Je m’étais demandé si je n’avais pas été trop hâtif à ce sujet.

Tous ces hommes étaient fidèles à leur devoir. Ils n’étaient pas comme moi, c’était des combattants stupides qui avaient été formés dans la capitale pour obéir aux ordres de manière absolue, sans même y réfléchir à deux fois. Alors qu’ils étaient techniquement sous mon commandement à ce poste de contrôle, en fin de compte, j’appartenais à un tout autre service. Il était tout à fait possible que leurs propres supérieurs leur aient directement ordonné de ne pas laisser passer Ariel. Dans ce cas, ma désobéissance aurait eu des conséquences pour eux aussi. Comme la princesse Ariel était une cible prioritaire, il ne serait pas du tout surprenant que leurs officiers aient envoyé un message à la base pour l’avertir de sa venue.

J’avais fait du mieux que j’avais pu. Il semblait plausible que ces hommes me roueraient de coups avant de révéler ce que j’avais fait. Après tout, c’était ma décision unilatérale de laisser passer la fille.

Alors que je me mordais la lèvre, un des hommes s’était lentement approché de moi.

C’était le capitaine de tous les soldats dans la cour. Ses épaules étaient, soit dit en passant, trois fois plus larges que les miennes.

Il avait levé sa main, large et lourde comme une poêle à frire… et l’avait ensuite frappée contre mon dos.

J’avais avancé en titubant, mais à ma grande surprise, je n’avais presque pas eu mal.

« Beau travail, mon pote. »

Au moment où leur capitaine prononça ces mots, les autres soldats levèrent le poing en l’air et rugirent d’approbation. Quelques-uns d’entre eux m’avaient même acclamé.

Bien que je n’avais appris cela que plus tard, pratiquement tous les soldats travaillant à ce poste de contrôle étaient de fidèles fans de la Princesse Ariel. Il semblerait qu’elle ait pris l’habitude de se présenter également aux cérémonies de remise des diplômes militaires. La plupart d’entre eux ne l’avaient entendue dire que quelques mots avant cela, mais je n’étais guère différent à cet égard. Je pouvais comprendre exactement ce qu’ils ressentaient.

« Permission de parler librement, officier Gatlin ? Nous avons tous perdu l’esprit par frustration depuis qu’ils nous avaient largués ici, mais vous venez de nous mettre de bonne humeur pour la première fois depuis des lustres ! N’est-ce pas, les gars ? »

« Et comment ! »

« Venez à la taverne en ville ce soir, d’accord ? C’est moi qui paie ! »

Alors que le capitaine me frappait encore sur le dos, j’avais ressenti un sentiment très particulier. Jusqu’à il y a quelques minutes, je considérais ces gens comme… différents de moi sur un plan fondamental. Je m’étais convaincu que c’était une bande de voyous grossiers et sans instruction, et non des sujets loyaux de la famille royale. Mais ce n’était pas du tout le cas. Tout comme moi, ils avaient été jetés ici au milieu de nulle part et obligés d’obéir à un misérable bâtard. Tout comme moi, ils s’étaient mis en colère.

Et après avoir réalisé cela… assez étrangement, j’avais commencé à ressentir une certaine fierté pour mon travail.

Depuis ce jour, j’étais en bons termes avec les soldats, et mon travail m’avait apporté un réel plaisir.

Tout cela était bien sûr dû à la Princesse Ariel. En honorant simplement de sa présence ce poste de contrôle, elle en avait fait un endroit bien plus heureux.

Après cela, l’officier Gatlin fit un long monologue sur la profondeur de son adoration pour la princesse Ariel, que j’ai choisi d’omettre.

♥♥♥

Et bien. Même si j’avais aimé entendre l’officier Gatlin faire l’éloge de la princesse Ariel, ce n’était pas la raison exacte pour laquelle je lui parlais.

« Est-ce qu’un groupe d’hommes vêtus de noir est passé par ce point de contrôle pour la poursuivre ? »

À cette question, l’expression de l’homme était devenue soudainement plus sombre.

« Je crois qu’ils n’étaient pas… exactement à sa poursuite. »

« Que voulez-vous dire ? »

« Un groupe de personnages suspects est passé par le poste de contrôle peut-être trois jours avant l’arrivée de la princesse Ariel. Je n’étais pas en service à ce moment-là, et je n’ai appris leur existence que plus tard. »

C’était intéressant. Si les ennemis d’Ariel avaient traversé la frontière en premier, ils attendaient probablement de lui tendre une embuscade lorsqu’elle allait quitter le pays.

« Si j’avais su, j’aurais au moins pu l’avertir… mais à ce stade, je ne peux que prier pour sa sécurité. »

« Je vois. Merci beaucoup. »

L’Office Gatlin n’avait manifestement pas entendu la rumeur selon laquelle la princesse était déjà morte. Il semblerait bien que cette histoire avait pris naissance dans la capitale.

Cependant, cela ne suffisait pas pour me dire si Ariel était vivante ou morte.

J’avais choisi de continuer à rassembler des informations. Ce que j’avais à l’époque ne suffisait pas pour mener à bien ce travail.

J’avais commencé avec les autres officiers au poste de contrôle, et j’avais aussi essayé quelques soldats. Puis je m’étais rendu dans la ville voisine et j’avais essayé de trouver des gens qui semblaient traverser la frontière régulièrement.

J’avais besoin de savoir ce qui était arrivé à Ariel de l’autre côté de ce mur. Avait-elle réussi à traverser la forêt en un seul morceau ? Ou était-elle morte là-bas, comme le prétendaient les rumeurs ? J’avais parcouru toute la ville à la recherche de quelqu’un qui pourrait me donner la réponse… et j’avais fini par dégoter un certain jeune marchand avec une histoire à raconter.

Déclaration de Bruno le Marchand

Ce jour-là, j’étais occupé à apporter mes marchandises au sud d’Asura, comme toujours. Je descendais par la mâchoire supérieure du Wyrm rouge, et je suivais la route unique qui traversait les moustaches du Wyrm… Hein ? Oh, c’est vrai. Oui, c’est comme ça que tout le monde ici appelle la forêt du nord. Mais je ne sais pas qui a inventé ça.

Donc, de toute façon, je ramenais un chargement de… hmm. Je ne me souviens pas vraiment de ce que c’était. Je suppose que c’était probablement des peaux que l’on ne pouvait trouver que dans les Territoire du Nord.

Quoi ? Non, il n’y avait que moi.

Des gardes ? Est-ce que j’ai l’air d’avoir l’argent pour engager des gardes ? Vous savez, je suis assez bon pour me défendre moi-même au combat. J’avais passé un peu de temps à m’entraîner dans le Sanctuaire de l’Épée. Euh, de quoi parlions-nous déjà ?

C’est vrai, c’est vrai. Je descendais à travers les moustaches du Wyrm. Il n’y avait que moi et mon pote Robinson.

Hm ? Tu veux savoir où il est ? Heh. Dehors dans les écuries. Mais j’ai bien peur qu’ils ne servent pas d’ânes ici. Quoi qu’il en soit, nous deux, nous prenions du bon temps. De mémoire, j’étais de bonne humeur. Les affaires marchaient bien, et j’avais presque économisé assez pour m’acheter une charrette. Savez-vous que même ces chariots à ânes vous permettent de déplacer beaucoup plus de choses à la fois. C’était une perspective très excitante.

Mais ensuite, j’avais entendu le bruit du métal qui s’entrechoquait quelque part devant moi, et mon humeur s’était rapidement dégradée.

Il n’y avait pas que le son. Je pouvais sentir quelque chose de louche dans l’air. Je gagnais déjà ma vie en tant que commerçant solo depuis un moment. J’avais un sacré bon flair pour sentir le danger.

Il était bien sûr toujours préférable d’éviter les ennuis. Mais comme je l’avais dit, il n’y avait qu’un seul chemin à travers les Moustaches, et je ne pouvais pas faire demi-tour. J’avais décidé de me rendre dans les bois avec Robinson et de me glisser le long de la route. Je savais qu’il serait plus intelligent de laisser l’âne derrière moi, mais Robinson était mon partenaire commercial adoré. Je ne pouvais pas prendre le risque qu’il se fasse manger par un monstre.

Donc, de toute façon, lui et moi avions commencé à nous déplacer dans la forêt, en nous assurant de rester cachés. Le bruit du métal qui s’entrechoquait devenait de plus en plus fort à mesure que nous avancions, et je pouvais aussi distinguer les gens qui criaient. Robinson était un peu effrayé, mais j’étais avec lui, alors il était resté tranquille. Nous avons suffisamment traversé des moments difficiles ensemble.

Qu’est-ce qu’il y a ? « Assez parlé de l’âne, dis-moi juste ce que tu as vu ? » Mec, tu es un type impatient… Mais bon, peu importe.

Quand j’avais jeté un coup d’œil à la scène de derrière les sous-bois, la première chose que j’avais remarquée, c’était un carrosse. Il n’était pas si grand, un peu comme une calèche simple. Il transportait probablement trois personnes, si vous comptiez le conducteur devant. La plupart de celles de cette taille ne prennent qu’un cheval, mais il y en avait deux attelées à celui-ci, donc c’était probablement un carrosse sur mesure.

Hmm ? Oh, vous vous demandez pourquoi je suis si bien informé sur ce genre de choses ? Eh bien, j’avais essayé de choisir quelle charrette je devrais acheté pour mon âne, non ? Le vendeur de chariots m’avait donné le détail de toute sa gamme, et… Ok, ok, très bien. Tu n’as pas besoin de me regarder comme ça, mec ! Je reviens sur le sujet.

Bref, j’avais tout de suite compris que cette voiture avait été attaquée. Elle était couchée sur le côté dans la boue, et des types qui ressemblaient à des gardes se battaient contre un tas d’autres types en vêtements noirs. Quand j’étais arrivé, il y avait sept hommes en noir qui combattaient quatre gardes. Deux gardes, ou peut-être des domestiques étaient déjà couchés sur le sol. Oh, et il y avait aussi quatre filles blotties l’une contre l’autre près du carrosse, tremblant assez férocement. Elles étaient probablement les cibles de l’attaque.

Les gars en noir étaient nombreux, mais ils ne semblaient pas avoir un avantage énorme. Après tout, ils étaient bien plus nombreux à être allongés dans la boue. Ils devaient déjà être une douzaine à terre. J’étais en fait un peu sidéré. Je me demandais quel genre de crétins avait envoyé une bande d’amateurs maladroits pour faire un travail comme celui-ci.

Mais je m’étais fait une fausse idée. Quand j’avais regardé un peu plus attentivement, je m’étais rendu compte que les gars en noir n’étaient pas du tout mauvais. Au contraire, ils étaient plus compétents que les gardes. Dans un combat à l’épée en un contre un, ces gars auraient gagné à tous les coups.

Hein ? Vous voulez savoir comment je pourrais le savoir ? Essayez de faire plus attention. Comme je l’ai dit, je suis un meilleur sabreur que vous ne le pensez. Quand je vois quelqu’un se battre, je peux dire à quel point il est fort.

Bref, tout cela m’avait paru terriblement étrange, alors j’avais fini par m’arrêter pour regarder la bataille. Et après quelques secondes, je m’étais rendu compte que ce type du côté des gardes était sérieusement rusé. C’était un gamin aux cheveux blancs. Il était plutôt maigre, et sa seule arme était une baguette magique de débutant. Mais pour une raison inconnue, il était à un niveau totalement différent des autres.

***

Partie 4

Quand j’étais au sanctuaire de l’épée, j’avais vu quelques types qui étaient en passe de devenir des saints ou des rois de l’épée. Et laissez-moi vous dire que j’avais eu l’impression que le temps passait dix fois plus lentement pour eux. Ils n’étaient pas seulement rapides sur leurs pieds, ils pouvaient faire des jugements rapides en un clin d’œil. Ce gamin n’était pas très doué, mais je pouvais dire tout de suite que sa conscience du champ de bataille était absolument excellente. Chaque fois qu’un de ses camarades était en danger, il envoyait un sort au moment idéal pour sauver ses fesses.

Le gars utilisait aussi des sorts de niveau débutant. Je pense qu’il devait soigneusement préserver son mana. Il faisait un travail vraiment divin. Un magicien moyen n’aurait pas pu faire ça en un million d’années. Il fallait être très bien formé pour gérer ce genre de choses.

De là où j’étais, je ne l’entendais pas non plus chanter. Je pense qu’il était possible qu’il fasse de l’incantation silencieuse… vous savez, l’utilisation de la magie sans les incantations. Je ne l’avais jamais vu avant, mais je suppose qu’il y avait des gens qui pouvaient le faire.

Quoi qu’il en soit, c’était impressionnant. Mais je pense que les gars en noir s’étaient adaptés à son style après l’avoir vu faucher la moitié de leur équipe. Et en plus de ça, on aurait dit que les gardes étaient sacrément malmenés. En d’autres termes, le combat était plus équilibré qu’il n’y paraissait à première vue. J’avais l’impression que c’était assez serré pour que si un seul homme de chaque côté tombait, cela décide à peu près des choses.

Dans l’ensemble, cependant, je suppose que les hommes en noir étaient un peu plus coordonnés. Tout d’un coup, ils changèrent toute leur stratégie. Je suppose qu’ils avaient dû se faire signe avant, mais je ne l’avais pas remarqué.

Jusqu’à ce moment, ils avaient adopté une approche directe à deux contre un contre les trois gardes de la ligne de front, leur homme supplémentaire jouant le rôle de joker itinérant. Les sept s’étaient alors détachés et s’étaient dirigés vers le jeune homme aux cheveux blancs.

Les trois épéistes n’avaient pas pu réagir à temps. Mais le gamin avait pu. En gardant sa concentration, il avait instantanément déclenché un sort à grande portée qui en avait tué deux à la fois.

À ce moment, les hommes en noir s’étaient dispersés. Deux d’entre eux avaient continué à se diriger vers le garçon aux cheveux blancs, et les trois autres s’étaient précipités sur les filles qui se trouvaient près de la voiture. Ils avaient trouvé l’occasion de percer la ligne des gardes.

Le mage aux cheveux blancs avait quand même réussi à réagir. Sans même regarder les deux assassins qui se dirigeaient vers lui, il avait donné un coup de baguette magique à ceux qui s’en prenaient aux femmes. Incroyable, non ? Normalement, vous seriez plus inquiet pour les types qui venaient vous tuer.

Dans l’instant qui avait suivi, tout un tas de choses s’était produit en même temps.

Tout d’abord, le jeune aux cheveux blancs avait jeté un mauvais sort qui tua deux des assassins qui s’en prenaient aux filles.

Ensuite, deux des gardes s’étaient précipités pour intercepter les deux types en noir qui venaient pour le gosse. Les quatre étaient tombés ensemble.

Et enfin, le dernier des hommes en noir avait sorti une des filles gelées et tremblantes du groupe et lui avait coupé sa jolie petite tête.

C’était un instant trop tard, le dernier des hommes en noir fut poignardé par-derrière. Brandissant fièrement la tête coupée de sa victime, l’homme était mort avec un regard de satisfaction sur son visage.

Je supposais que cela devait être la jeune femme que les gardes avaient tant combattue pour protéger.

Les cinq survivants étaient restés là en silence, totalement abasourdis. C’était compréhensible, non ? Je veux dire, ils avaient perdu la plupart de leurs copains et la fille qu’ils essayaient de défendre.

Maintenant que le spectacle était terminé, je m’étais déplacé lentement à travers les bois. Il y avait une chance que l’odeur du sang attire quelques monstres dans la région. Et je n’avais pas vraiment envie de m’occuper de ceux qui me demandaient de l’aide. Robinson et moi nous étions vite partis.

♥♥♥

C’était tout ce qu’il y avait à dire sur l’histoire de Bruno.

En combinaison avec ce que j’avais appris de l’officier Gatlin, il semblerait que la princesse Ariel avait passé le poste de contrôle en toute sécurité, pour ensuite être prise en embuscade dans les bois juste au nord de celui-ci, où les assassins lui avaient ôté la vie au cours d’une bataille vicieuse.

Après tout, les rumeurs étaient vraies. Tout comme les nobles de sa faction l’avaient craint, Ariel était morte.

Il restait encore quelques mystères.

Par exemple, qu’étaient devenus les survivants ? D’après ce que Bruno m’avait dit, cinq membres du groupe avaient survécu à cette bataille. Le statut de Luke Notos Greyrat n’était pas clair, mais au moins, Fitz le Silencieux était toujours en vie. Ce type s’était vraiment distingué dans la foule, et je n’avais pas entendu un seul mot sur son retour à la capitale.

Il y avait une chance qu’il ait pris un chemin détourné au lieu de celui que j’avais suivi ici, mais cela aurait quand même impliqué de passer la frontière en premier. Personne au poste de contrôle n’avait parlé de son retour. J’avais dû penser qu’il avait plutôt continué à se diriger vers le nord.

Cela ne m’avait cependant pas semblé trop étrange. Il faudrait avoir du cran pour rentrer en disgrâce après avoir laissé la princesse Ariel se faire tuer. Peut-être avait-il décidé qu’il était plus intelligent de fuir vers les Territoires du Nord à la place.

Il n’aurait pas été trop difficile de savoir si c’était ce qui s’était passé si j’avais traversé la frontière et que je m’y étais rendu pendant un certain temps, bien sûr… mais malheureusement, mon domaine d’expertise est « tout ce qui se passe à l’intérieur des frontières d’Asura ». Je ne m’occupe pas des affaires internationales.

En outre, mon travail ici consistait à déterminer où se trouvait la deuxième princesse Ariel Anemoi Asura. Ses gardes n’étant pas concernés par cette mission, j’avais décidé de retourner dans la capitale royale. J’étais un citadin dans l’âme. Je n’étais jamais trop à l’aise dans la cambrousse.

Pourtant, j’avais réussi à acheter de l’alcool rare des Territoires du Nord à mon nouveau copain Bruno. Une fois ce travail terminé, j’allais faire une petite fête.

♥♥♥

Vous auriez dû voir le regard du serviteur de Pilemon quand j’avais fait part de mes découvertes. J’avais eu le plaisir de voir un homme qui traitait des informations bien au-delà de mes moyens financiers devenir blanc comme neige au soleil pour quelques faits que j’avais rassemblés.

Quoi qu’il en soit, l’affaire avait été officiellement close et j’avais reçu mon salaire en totalité.

J’avais décidé de me faire un bon dîner de fête pour savourer mon tas d’argent, l’alcool que j’avais acheté à Bruno et le souvenir du visage de mon client.

Je m’étais rendu dans mon bar préféré, j’avais commandé des plats légers et je m’étais assis pour me détendre à mon endroit habituel. D’ici, on avait une très bonne vue sur tout l’endroit, c’était essentiellement ma table personnelle à ce moment-là.

Lorsque je me concentrais soigneusement, je pouvais entendre toutes les conversations qui se déroulaient ici en même temps. C’était l’une des plus utiles de mes nombreuses compétences. Si vous vouliez devenir un courtier en information de premier ordre, vous ne devriez pas laisser échapper une seule information.

« J’ai entendu dire qu’une rumeur circulait selon laquelle la princesse Ariel avait été tuée dans le nord, hein ? »

« Oui. C’est vraiment dommage. J’étais un grand fan… »

« Allez, ne me dites pas que vous croyez à ces conneries. »

« Je veux dire, ce n’est pas comme si je voulais, mais… »

Quelqu’un parlait du sujet du moment. J’avais jeté un coup d’œil dans cette direction. Un type robuste buvait avec un homme nettement plus âgé. Il était clair qu’aucun des deux ne connaissait la vérité. Ils n’étaient que des marionnettes ignorantes, qui dansaient comme les dernières rumeurs les attiraient.

Cette pensée m’avait mis de meilleure humeur. Parfois, ça faisait vraiment du bien d’être un homme qui était au courant.

« Écoutez, savez-vous que je suis posté au poste de contrôle près de la frontière ? »

« Bien sûr que je le sais, mon vieux. Tu y as travaillé durant vingt ans, non ? C’est pour ça qu’ils t’ont donné ce congé prolongé. »

« Quel je-sais-tout. Tu sais ce que je faisais aussi à ce poste de contrôle ? Hm ? »

« Euh, non… »

Le sujet semblait s’éloigner d’Ariel. Je commençais à perdre tout intérêt dans cette histoire. Je pouvais voir le barman mettre la dernière main à ma commande. L’affaire était de toute façon classée, non ? Mon travail suivant consistait à trouver la meilleure façon d’apprécier cet alcool.

« Je travaille dans la tour de guet. »

Maintenant, il m’avait redonné de l’intérêt à écouter son histoire.

« Tout en haut de ce point de contrôle, nous avons cet outil magique qui nous permet de voir très loin. On l’utilise pour surveiller la forêt au nord. Je suis l’homme responsable là-haut. »

« Sans blague. »

« De toute façon, la nouvelle s’est vite répandue après que la princesse Ariel ait franchi les portes en bas. Tous mes gars de l’équipe de surveillance mouraient d’envie de l’apercevoir, alors nous avions regardé jusqu’à ce que nos yeux soient injectés de sang. »

« Alors, que s’est-il passé ? L’as-tu vue sortir de la forêt ? »

« Bien sûr. C’était la princesse Ariel, aucun doute là-dessus. »

Ce n’est pas possible, me suis-je dit. Est-ce que ce vieux soldat mentait ? Bruno aurait-il pu, pour une raison quelconque, mentir ?

Cela ne semblait pas probable… mais il était possible que Bruno se soit fait une fausse idée. Peut-être que la fille que le dernier assassin avait tuée n’était pas vraiment la princesse Ariel. D’après ce que j’avais entendu, la famille royale d’Asura possédait des outils de magie sophistiqués qui pouvaient transformer quelqu’un en un double parfait. Elle en avait probablement utilisé une pour survivre à l’attaque.

J’avais sauté à la mauvaise conclusion. J’avais fourni des informations erronées. Ce n’était pas bon. J’avais besoin d’obtenir une confirmation ferme de cette histoire, puis de dire la vérité à mon client…

« Profite, mon pote. »

Le barman déposa ma nourriture à ma table.

Il y avait une assiette de bouffe chaude devant moi, et à côté, une bouteille d’alcool rare que l’on ne voyait presque jamais à Ars.

« … Ah, au diable tout ça. »

Je m’étais à moitié levé de mon siège, mais j’avais choisi de redescendre en piqué. Si la princesse était réellement vivante et inscrite à l’université de magie de Ranoa, la vérité se ferait jour tôt ou tard. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était qu’un noble prétentieux me demande un remboursement, alors je n’avais qu’à quitter un peu la capitale.

Sérieusement, cependant… Qui aurait cru que les guetteurs de cette tour pouvaient la voir de cette distance ? Je suppose que même un garçon intelligent comme moi avait tendance à négliger certaines choses de temps en temps.

Finalement, le courtier en informations connu sous le nom de Gustaf avait fourni à son client des informations trompeuses.

En conséquence directe, Pilemon Notos Greyrat, le principal membre de la faction d’Ariel, avait été contraint de faire un choix douloureux qui l’avait laissé dans une situation difficile… mais c’était une autre histoire.

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Illustrations

Fin du tome.

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3 commentaires :

  1. Merci encore pour tout votre taff monstrueux

  2. Aymeric Chinot

    hey salut ! super boulot merci.
    Dommage que vous n’avez pas continué la traduction de ce LN qui le mérite.
    ++

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