Mushoku Tensei (LN) – Tome 7 – Chapitre 2

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Chapitre 2 : Les grizzlis brillants

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Chapitre 2 : Les grizzlis brillants

Partie 1

Le lendemain matin, je m’étais dirigé consciencieusement vers la porte nord de la ville. Je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de cette expédition, mais mon corps s’était déplacé en mode pilote automatique. J’avais en fait recueilli quelques informations sur les grizzlis brillants et sur ce lieu nommé lac Cucuru avant de me coucher. Les habitudes que j’avais prises sur le Continent Démon avaient dû s’imposer.

J’avais regardé dans les rues sombres et tranquilles. Suzanne n’avait pas précisé l’heure exacte de la rencontre, alors j’étais venu aussi tôt que possible. On dirait qu’ils n’étaient pas encore là. C’était difficile à dire sans horloge, mais il était probablement quatre heures du matin. Peut-être qu’ils dormaient encore.

Honnêtement, je n’avais pas pris beaucoup de repos la nuit dernière. Pour commencer, il faisait froid ici. Et j’étais peut-être un peu nerveux à l’idée de faire équipe avec un groupe de personnes que je ne connaissais pas très bien.

« Ils prennent leur temps… »

Lorsque des aventuriers partent en mission, la règle générale était de se retrouver le matin à la première heure. J’étais peut-être venu trop tôt cette fois, mais c’était mieux que de se présenter en retard. La dernière chose dont j’avais besoin était de me laisser distancer et de finir par me morfondre tout seul toute la journée.

Ce n’était pas non plus comme si j’étais le seul ici. Il y avait aussi un autre groupe qui traînait près de la porte. Ils semblaient attendre un dernier traînard.

Mais était-il possible que je me sois fait une fausse idée à un moment donné. Peut-être qu’ils ne viendraient pas avant midi ? Il serait peut-être logique de partir plus tard si vous décidiez d’arriver à votre destination à une heure précise. Mais là encore, je leur avais dit à quelle auberge je logeais. S’ils avaient convenu d’une heure de départ différente, n’auraient-ils pas pris contact avec moi ?

« Oh. »

Au moment où mes pensées commençaient à tourner en rond, j’avais repéré un petit groupe de personnes qui marchaient vers moi dans la brume matinale.

« Hé là ! Tu es là de bonne heure. Tu n’avais pas l’air très enthousiaste hier, alors j’ai supposé que tu nous ferais attendre », dit Suzanne depuis la tête de la colonne.

« … je me suis juste réveillé un peu plus tôt aujourd’hui, c’est tout. »

« Hmmm… »

Suzanne semblait amusée. Peut-être pensait-elle que j’étais arrivé plus tôt parce que je me sentais secrètement seul et que j’avais envie de contacts humains ? Ce n’était pas vraiment vrai, mais… je n’avais pas envie de me donner la peine de le nier.

« D’accord. Merci de m’avoir accueilli comme membre temporaire de votre groupe. Je m’appelle Rudeus Greyrat. Je suis un magicien et un aventurier de rang A. Comme je l’ai dit hier, je suis bon pour soutenir la magie. », lui avais-je dit tout en retirant ma main de ma poche et en la lui offrant.

Suzanne clignea des yeux, surprise. Je n’avais pas été très amical pendant le voyage jusqu’ici, et elle ne s’attendait probablement pas à ce que je sois très poli à ce stade. Je n’avais pas prévu cela, j’avais juste eu l’impression que je devais au moins me présenter officiellement.

« Eh bien, je m’appelle Suzanne. Je suis la sous-chef du groupe Counter Arrows, et une guerrière de métier. Je me bats en première ligne. »

« Sous-chef ? Ce n’est pas toi qui commandes ? »

« Je donne parfois des ordres, mais on a aussi un vrai chef. »

Suzanne secoua le menton d’un des hommes derrière elle, qui hocha la tête et s’avança. Ma première impression sur ce type était qu’il semblait un peu… morose. À en juger par sa robe rouge brunâtre et le long bâton qu’il portait, c’était probablement aussi un magicien.

« C’est un plaisir de vous rencontrer. Je suis Timothy, magicien. Ma spécialité est la magie offensive, et je me bats sur la ligne de fond. Techniquement, je suis aussi le chef de ce groupe. »

« Ravi de vous rencontrer. »

J’avais l’impression que Suzanne détenait probablement le vrai pouvoir ici. Mais ce n’était pas forcément une mauvaise chose d’avoir quelqu’un d’un échelon inférieur à la tête du groupe qui mène le combat. Je veux dire, n’êtes-vous pas censé mettre les paresseux et les stupides aux commandes ou quelque chose comme ça ? Non pas que je traite ce type d’idiot, bien sûr…

De plus, une chaîne de commandement stricte pouvait être assez fragile. Une fois que quelqu’un désobéit à un ordre unique, tout s’effondre. Mais avec un tel dispositif, Timothy pourrait intervenir pour passer outre Suzanne si les choses devenaient risquées. Ou peut-être que Timothy avait-il décidé de leur stratégie générale, et que Suzanne s’était contentée de s’occuper de tous les détails ? Pendant qu’elle mettait leurs plans en œuvre, il pouvait surveiller la situation dans son ensemble et corriger les choses si elles s’écartaient trop des objectifs fixés.

En tout cas, le duo avait clairement trouvé un moyen de travailler ensemble en douceur. C’était une sacrée différence entre Éris et moi… Sniff…

« Hein ?! Qu’est-ce qu’il y a ?! »

« Désolé. Ça m’a juste rappelé quelques souvenirs, c’est tout. »

« Je vois… Mes condoléances, Rudeus. Le chef de votre ancien groupe devait être une personne merveilleuse. »

« Euh, pas vraiment… »

Le leader de Dead End avait été un idiot inutile du début à la fin. Le type dont nous avions donné le nom au groupe était un homme bien meilleur à tous points de vue.

« Quoi qu’il en soit, je ferai de mon mieux pour ne pas vous causer de problèmes. »

« Bon, très bien alors… J’ai hâte de travailler avec vous. »

Timothy se retira, et les autres membres du groupe se présentèrent.

« Salut, toi. Mon nom est Mimir, et je suis le guérisseur. Je suis de rang intermédiaire en magie de guérison et de rang débutant en désintoxication. »

Mimir était un homme de taille et de poids moyens qui portait une simple robe blanche.

« Je suis le mage guerrier, Patrice. Mais n’attendez pas trop de moi niveau magie. Je ne connais que les sorts de vent de niveau débutant. »

Ce Patrice était un chef de file musclé qui portait une épée à la hanche et une petite baguette de débutant dans une main.

Ils semblaient tous les deux avoir entre 20 et 30 ans, à peu près le même âge que Timothy. Je ne savais pas depuis combien de temps ils s’aventuraient, mais s’ils avaient atteint le rang B, ils étaient sans doute des vétérans chevronnés.

Enfin, il restait le dernier membre du groupe…

« Je m’appelle Sarah. Je suis une archère. Je me bats généralement au centre. »

… qui, pour une raison quelconque, me regardait encore.

Sarah était nettement plus jeune que les quatre autres membres de son groupe. Elle était probablement au milieu de l’adolescence, au bord de l’âge adulte, selon les normes de ce monde. Je ne savais pas si c’était son expression tranchante ou le fait que ses traits de visage étaient classiquement asuriens… mais j’avais l’impression qu’elle ressemblait un peu à Éris. Au moins un peu.

« Quoi ? As-tu quelque chose à dire ? »

« Désolé, non. Ce n’est rien… »

Son regard devenant encore plus féroce, j’avais détourné les yeux.

« Juste pour ton information, je ne suis pas contente de ça. Je te supporte seulement parce que Suzanne a insisté, d’accord ? Si tu fais une erreur et que tu fais tuer quelqu’un, je te promets que tu le regretteras. »

« … Bon. »

Je n’avais pas pris la peine d’essayer de l’apaiser. C’était toujours mieux de s’entendre avec ses coéquipiers, bien sûr, mais ce n’était pas comme si on allait travailler ensemble très longtemps. Si elle devait être aussi hostile, autant garder mes distances.

« Arrête, Sarah. »

« Mais Suzanne… »

« Regarde. Un jour, nous pourrions prendre des chemins différents, non ? Tu pourrais finir par devoir rejoindre un nouveau groupe plein d’étrangers. »

« Attends, quoi ? Tu vas vraiment dissoudre le groupe ? »

« Ça pourrait arriver un jour. Et si l’un d’entre nous meurt, nous devrons faire venir quelqu’un pour le remplacer, tu sais ? »

Suzanne soupira et secoua la tête : « À Asura, tu pourrais t’en tirer en rejetant des coéquipiers qui t’ont ennuyé. Mais à partir de maintenant, ce n’est peut-être plus une option. Il est temps que tu apprennes à travailler avec d’autres personnes que nous. »

Ah. Maintenant, les choses avaient un peu plus de sens. Suzanne ne m’avait pas seulement invité par sympathie. Elle m’utilisait comme un outil pédagogique. Cela expliquait pourquoi elle avait été si tenace. Il était logique de choisir un gars plus jeune comme moi si elle pensait avec cinq ou dix ans à l’avance. À ce moment-là, Sarah serait plus expérimentée et pourrait se retrouver à faire équipe avec des enfants plus jeunes et moins expérimentés. De plus, une fois qu’elle aurait réussi à travailler avec un connard inamical comme moi, tous les autres sembleraient plus faciles à supporter.

Je n’étais pas sûr de ce que je ressentais… mais cela n’avait pas d’importance. Ça ne pouvait pas faire de mal de jouer le jeu, non ? Ça ne me coûtait rien.

« Tu as compris le message ? Bien. Maintenant qu’on s’est tous présentés, allons-y. »

Cela dit, nous étions partis tous les six pour notre expédition de chasse aux grizzlis.

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Partie 2

Trois jours plus tard, après avoir parcouru une distance décente au nord de Rosenburg, nous avions installé notre campement près de notre destination. Le lac Cucuru, lieu où cette meute de monstres était censée se trouver, n’était qu’à quelques heures de route. Les grizzlis brillants ne voyaient pas très bien dans le noir et se déplaçaient lentement la nuit. Notre plan était d’attendre le coucher du soleil avant de lancer notre attaque-surprise.

En attendant, nous avions eu une réunion de groupe pour discuter de nos performances dans les batailles que nous avions livrées durant le trajet. Les Counter Arrows n’était franchement pas un mauvais groupe. Avec un duo à l’avant-garde, un combattant à distance et deux sur les lignes arrières, ils semblaient être un groupe bien équilibré.

Ils m’avaient mis dans un rôle de soutien à distance, ce qui signifiait qu’ils allaient me faire lancer des enlisements dès que nous aurions repéré des ennemis au loin. Après que je les aurais ralentis, Timothy utilisa sa magie du feu pour réduire leur nombre à longue distance. Une fois que les survivants se seraient rapprochés, Suzanne et Patrice allaient avancer pour combattre, et Sarah les soutiendrait à moyenne distance. Quand l’un des deux sera blessé, Mimir les soignera immédiatement.

Nous avions éliminé beaucoup de monstres sur la route menant au nord, et ce plan avait toujours fonctionné assez bien. Suzanne, Timothy, Mimir et Patrice savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Ils n’étaient pas vraiment du niveau de Ruijerd, bien sûr, mais quand il s’agissait de travailler en équipe, ils faisaient honte à Éris.

Cela dit… Je ne pouvais pas m’empêcher de me sentir un peu sous-utilisé, puisque les incantations d’enlisement étaient littéralement mon seul travail. J’avais décidé de faire quelques propositions.

« Euh, peut-être que je pourrais passer en soutien quand les ennemis atteindront notre ligne de front ? »

Malheureusement, Sarah rejeta toutes mes idées une par une.

« Tu ne sais pas encore comment Suzanne et Patrice se battent ! On n’a pas besoin que tu les frappes par accident ! Reste juste sur place ! »

« OK alors. Pourquoi n’aiderais-je pas Timothy à réduire leur nombre après les avoir ralentis ? »

« Les magiciens sont censés garder un peu de mana en réserve pendant les longs combats, idiot ! Tu les arrêtes juste dans leur élan. C’est tout ce dont on a besoin de ta part ! »

« Euh… pourrais-je au moins avancer une fois que l’ennemi s’est rapproché de nous ? »

« Veux-tu que je te tire dans le dos ou quoi ? »

Pour être honnête, j’avais l’impression de me battre avec les mains attachées dans le dos. Si j’avais rejoint l’attaque avec Timothy, nous aurions probablement pu anéantir la plupart des groupes de monstres à longue portée, au lieu de les laisser s’approcher suffisamment pour blesser les combattants de la ligne de front.

Mais l’efficacité n’était pas tout. Après tout, Sarah s’entraînait de plus en plus de cette façon. J’avais moi-même fait quelque chose de similaire sur le Continent Démon. En fin de compte, je n’étais qu’un membre temporaire de ce groupe. Je n’avais pas vraiment d’autre choix que de me taire et d’essayer d’apprendre leur façon de faire. Tant que je pouvais agir dans les situations d’urgence, il était logique de se retenir au lieu d’essayer de tout faire moi-même. Le travail d’équipe était une compétence qu’il fallait après tout acquérir par la pratique.

Je n’étais cependant pas sûr de pouvoir agir rapidement sous la pression…

« Écoute, tu n’es pas vraiment membre de ce groupe, d’accord ? Fais juste ce qu’on te dit et essaye de ne pas te faire de mal. »

« Très bien. »

Sarah ne semblait certainement pas très intéressée à apprendre à travailler avec moi non plus. J’avais comme l’impression qu’elle me détestait, peut-être parce que j’avais fait une mauvaise première impression. Ce n’était pas comme si j’avais besoin de me lier d’amitié avec elle, mais cette hostilité ouverte m’avait rappelé quelques souvenirs qui m’avaient un peu piqué. Lorsque j’avais commencé à être le tuteur d’Éris, elle m’avait traité de la même façon pendant un certain temps.

« Sarah, je pense que tu as fait valoir ton point de vue. Pourquoi es-tu si hostile à son égard ? », déclara Suzanne

« C’est juste que… je ne sais pas ! Il est plus jeune que moi, mais son attitude est un peu irrespectueuse… »

« C’est tout à fait normal pour un aventurier, petite. N’es-tu pas toi-même assez désinvolte avec nous ? »

« Oui, sans doute. »

« Alors, essaye de garder ton irritation pour toi. Tu sais que nous allons bientôt commencer la partie principale du travail ? Ce n’est pas le moment de rendre les choses gênantes. »

« Euh, désolée… »

Sarah avait un peu grincé des dents au moment où Suzanne l’avait grondée. Mais à en juger par le regard qu’elle lança dans ma direction, elle n’avait pas l’intention de s’excuser. Une fois la réunion du groupe terminée, elle s’était allongée pour faire une sieste et s’était endormie presque instantanément.

Je suppose que c’était ce que vous appeliez la jeunesse, hein. J’avais décidé de dormir aussi une fois que je me serais soulagé. En sortant un peu de notre camp, j’avais trouvé un endroit relativement privé pour pisser. Mais au moment où je commençais, j’avais entendu quelqu’un arriver par-derrière.

C’était Timothy. Il avait pris une place à côté de moi, ouvrit sa robe, révéla une baguette étonnamment grande… euh, et commença également à vider sa vessie.

« Désolé pour ça, Rudeus », dit-il après un moment.

« … À propos de quoi ? »

Je n’étais pas tout à fait sûr de ce pour quoi il s’excusait.

« Sarah. Ce n’est pas une mauvaise fille, mais elle devenue un peu arrogante ces derniers temps. »

« On peut difficilement lui en vouloir. Cette fille est une prodige de l’arc. »

Les quatre membres du rang B du groupe étaient effectivement des vétérans chevronnés, mais Sarah se démarquait par son pur talent. Je l’avais vue abattre monstre après monstre avec des flèches parfaitement placées, même à longue distance. Sa conscience du champ de bataille et son agilité étaient excellentes, et elle ne semblait jamais déraper. En matière de combat, elle était déjà au niveau d’une aventurière de rang A.

Les archers n’étaient pas particulièrement nombreux dans ce monde. Les mages pouvaient frapper à une plus grande distance et faire plus de dégâts avec leurs attaques, et tandis qu’un mage pouvait récupérer son mana après une bonne nuit de sommeil, un archer était limité par ses flèches. Plus vous ameniez, plus vous aviez de poids à porter. Ce n’était pas comme dans les jeux RPG où vous pouviez cacher dix mille choses dans votre sac à dos. Généralement, il valait mieux apprendre la magie que l’arc.

Cela dit, un talent vraiment spécial pouvait faire paraître tous ces inconvénients sans importance. Lorsque vous pouviez tirer cinq flèches dans le temps qu’il fallait à un magicien pour lancer un seul sort, ou obtenir un coup critique à chaque fois, vous pouviez vous en sortir comme archer. Dans ce domaine, au moins.

Si vous vouliez devenir la personne la plus forte du monde entier, c’était une autre histoire.

En tout cas, Sarah était incroyablement douée pour son âge. Son talent brut était probablement comparable à celui d’Éris.

« Tu n’as pas l’air d’être mauvais non plus, non ? C’est assez évident. Je veux dire, tu es le premier lanceur de sorts silencieux que je vois depuis mon professeur à l’académie. »

« … Cela ne sert pas à grand-chose. J’ai quand même perdu tous ceux que j’aimais. »

« Ah. C’est vrai. Mes excuses. »

L’incantation silencieuse était une compétence utile, bien sûr, mais connaître quelques tours de ce genre ne me rendait pas spécial. À quoi cela servait-il si je n’arrivais même pas à rendre une fille heureuse ?

Eh bien, je suppose que cela pourrait m’aider au moins à gagner une certaine notoriété… Il y avait une chance que j’attire une attention non désirée. Mais Zenith savait que je pouvais jeter des sorts silencieux, cela valait donc probablement la peine de le faire savoir.

« En tout cas, je suis désolé pour tout ça, Rudeus. »

« Ce n’est pas grave… »

C’était cependant assez intéressant. Après tout, peut-être que les membres les plus âgés du groupe avaient réalisé que j’étais plus capable que je n’en avais l’air. Je suppose qu’ils avaient appris à évaluer les gens au fil des ans. Ces quatre-là étaient très doués pour utiliser pleinement tous les outils et ressources à leur disposition.

En termes de force de combat brute, ils étaient probablement comparables à des aventuriers hautement qualifiés de rang C. Mais grâce à leur efficacité et à leur coordination, ils se débrouillaient très bien en tant que groupe de rang B. Ce groupe était plus que la somme de ses membres. Ils connaissaient leurs propres capacités, et ils répartissaient les tâches en conséquence.

Mais cela ne laissait pas beaucoup de place à l’improvisation ou à l’expérimentation. Quand Sarah m’avait dit de m’en tenir à mes tâches de base, ils l’avaient réprimandée pour son attitude, mais n’avaient pas vraiment contredit ce qu’elle disait. C’était en partie parce qu’ils voulaient qu’elle ait plus de pratique, mais c’était aussi le reflet de leur approche méthodique et systématique.

Il y avait là un inconvénient. Comme nous n’avions jamais expérimenté autre chose que les stratégies qu’ils avaient établies, ils ne savaient pas exactement ce que je pouvais et ne pouvais pas faire. Cela pouvait entraîner de sérieux problèmes, surtout s’ils m’avaient surestimé. Timothy et les autres m’avaient bien sûr à l’œil, mais ils essayaient aussi de voir comment ils pouvaient faire face aux monstres dans ce pays inconnu. Je pouvais leur dire mes propres forces et faiblesses, mais ils prendraient probablement mes revendications avec des pincettes.

Il fallait se demander pourquoi ils m’avaient emmené, vu les circonstances… Je suppose que la « sympathie » était sans doute la principale raison. Les gens n’agissent pas toujours de manière purement rationnelle.

« Ça ne me dérange pas vraiment. »

Pour l’instant, tout ce que je pouvais faire, c’était m’en tenir à mon rôle de lanceur automatique de sort d’enlisement et essayer de ne pas trop réfléchir.

« Merci d’être si compréhensif. Nous partirons au coucher du soleil, alors essaye de te reposer en attendant. »

« Bien sûr. »

En faisant un clin d’œil à Timothy, j’étais retourné au camp pour dormir quelques heures.

***

Partie 3

Le grizzli brillant était un monstre de classe B, l’une des espèces les plus courantes dans la région nord du continent central. En apparence, c’était essentiellement un grand ours avec un pelage blanc et une seule bande noire qui descendait verticalement en son milieu. Mais il différait de la plupart des ours sur quelques points importants : il se déplaçait en grands groupes et, à l’approche de l’hiver, ils travaillaient ensemble pour constituer d’énormes réserves collectives de nourriture. À cette époque de l’année, leurs attaques contre les humains devenaient beaucoup plus fréquentes.

Cela dit, ils étaient relativement calmes pendant les mois d’été, lorsqu’ils avaient tendance à traîner autour des sources d’eau pour s’accoupler. Les aventuriers profitaient souvent de cette occasion pour les exterminer. La méthode standard pour gérer une grande meute était de les trouver pendant la saison des amours et de lancer une attaque-surprise la nuit.

« Très bien… »

Après avoir grimpé au sommet d’une légère colline près du lac de Cucuru, nous avions aperçu les grizzlis brillants au loin. Nous étions sous leur vent et bien cachés par les broussailles. Il n’y avait pas beaucoup de risque qu’ils remarquent notre présence… d’autant plus qu’ils dormaient profondément après avoir copulé tout l’après-midi et toute la soirée. Les grizzlis brillants n’avaient pas pris la peine de creuser des trous pour dormir. Quand ils étaient fatigués, ils s’effondraient sur le sol comme des otaries.

Nous allions leur tirer dessus à distance avec de la magie, en espérant en tuer beaucoup et faire paniquer les autres. Une fois qu’ils se seraient mis à courir dans notre direction, il n’y en aurait plus assez pour donner du fil à retordre à nos guerriers à l’avant-garde.

En supposant que tout se passe comme prévu, bien sûr.

« Combien y en a-t-il, Sarah ? »

« On dirait qu’ils sont une vingtaine… »

Alors que nous étions allongés sur le sommet de la colline, Sarah jeta un coup d’œil sur le groupe de monstres qui se trouvait au loin. Sans surprise, elle avait les meilleurs yeux du groupe. Si elle pensait qu’ils étaient vingt, je devais la croire sur parole. Dans l’obscurité, je ne pouvais distinguer que quelques petits points blancs éparpillés à environ trois cents mètres de distance.

De cette distance, Ruijerd aurait pu nous donner un rapport précis sur leur nombre en un instant… mais il n’était pas là, cela ne valait donc pas trop la peine d’y penser.

« Tu penses qu’on peut les attaquer ? », murmura Suzanne.

« On va s’en sortir ! N’est-ce pas, les gars ? » dit Sarah, se retournant vers nous avec un visage plein de confiance.

Je ne savais pas à quelle vitesse les grizzlis brillants pouvaient courir, mais nous avions un avantage positionnel. Je pouvais ralentir leur charge avec un enlisement bien placé, et comme nous avions tous pris un peu de repos avant, Timothy, Patrice et Mimir avaient beaucoup de mana en réserve pour cette tâche.

« Très bien alors. Commençons. », dit Timothy.

Soudainement, tout le monde était concentré sur la tâche à accomplir. Vingt grizzlis semblaient être un nombre gérable, mais ce n’était pas une raison pour être trop confiant. Je serrais mon bâton dans mes mains et regardais attentivement dans l’obscurité, comme les autres.

« Que la vaste et bénie flamme converge à ton commandement ! Ô, feu furieux, offre-nous un grand et flamboyant cadeau ! Grande boule de feu ! »

« Enlisement ! »

Au moment où Timothée terminait l’incantation de son sort de feu intermédiaire, j’avais transformé une grande parcelle de terrain en une tourbière épaisse et boueuse. J’avais essayé de le placer juste à l’intérieur de la zone de feu de Sarah. Si les grizzlis brillants étaient arrêtés dans leur course ici, elle pourrait facilement les terrasser.

« Que la vaste et bénie flamme converge à ton commandement ! Ô, feu furieux, offre-nous un grand et flamboyant cadeau ! Grande boule de feu ! »

Timothy avait déjà rapidement lancé une deuxième grande boule de feu. La chose devait avoir deux mètres de diamètre, mais elle fut lancée dans les airs avec une vitesse impressionnante. J’avais regardé la boule de feu frapper un des grizzlis brillants. Même à cette distance, je pouvais dire que le monstre était mort instantanément. J’avais vu Timothy faire cela plusieurs fois en venant ici, mais sa Grande Boule de Feu était vraiment très puissante, rapide et précise. On pouvait dire qu’il avait une grande expérience du lancer.

« Ils nous ont repérés ! »

Un par un, les grizzlis brillants rugissants et furieux commencèrent à courir dans notre direction.

Certaines des boules de feu de Timothy manquèrent leur cible maintenant que les monstres étaient en mouvement, mais il avait quand même réussi à en frapper un certain nombre alors qu’ils se rapprochaient. Jusqu’à présent, tout se passait bien. Lorsqu’ils atteignirent l’endroit où j’avais placé mon enlisement, la moitié des grizzlis brillants étaient mort. Comme Sarah allait en abattre d’autres à partir de ce moment, il semblait possible que nous éliminions les créatures avant même qu’elles ne s’approchent.

Plutôt facile pour un travail de Rang A, vraiment…

… Ou du moins, c’était ce que j’avais pensé pendant une fraction de seconde.

« Hein ?! »

Juste avant que la meute de grizzlis brillants ne touche mon enlisement, une des boules de feu de Timothy avait brièvement illuminé la zone tout autour d’eux. Il y avait d’autres formes qui se déplaçaient dans l’obscurité. Beaucoup d’autres formes se déplaçaient sur le côté de la tourbière que j’avais créée.

Quoiqu’elles soient, elles étaient noires comme du jais… et de la même taille que les grizzlis brillants.

« Quoi ? ! Serait-ce des grizzlis noirs ? ! » s’écria Sarah.

Quand j’entendis ces mots, quelque chose cliqua dans mon esprit.

Ces formes étaient bien des grizzlis brillants, mais ils étaient juste couverts de boue. À toutes fins utiles, ils portaient un camouflage.

Bien sûr, ce n’était pas la boue de mon enlisement. Il devait y avoir une autre meute au lac, dormant dans une zone marécageuse non loin du groupe que nous avions repéré. Quand la meute à côté d’eux avait été attaquée, ils s’étaient réveillés et nous avaient repérés.

« Ils sont beaucoup trop nombreux ! »

« Retraite ! Retraite ! »

Surpris, Timothy cria l’ordre de se replier.

C’était une réaction compréhensible. Ce deuxième groupe était énorme, il devait y en avoir plus de soixante. Et ils se précipitaient droit sur nous, à peine visibles grâce aux petits feux laissés par la magie de Timothy.

J’imagine qu’ils avaient rapidement jugé que nous ne pouvions pas espérer gagner ce combat… mais pour être honnête, il était maintenant un peu tard pour battre en retraite. Idéalement, nous aurions dû remarquer cette meute avant d’attaquer l’autre, mais nous avions décidé de ne pas prendre ce risque. Ne pas avoir fait de repérage dans la zone pendant la journée était une grave erreur.

« On ne peut pas les combattre ici ! Repliez-vous à l’endroit que nous avons trouvé en chemin ! », cria Suzanne de quelque part dans l’obscurité.

Plus tôt, nous avions trouvé un point d’étranglement naturel où nous pourrions mener les grizzlis brillants au cas où leur nombre serait trop élevé. Si nous y arrivions et que nous nous regroupions… Mais là encore, il était trop tard pour ça. Pour atteindre ce point d’étranglement, il nous faudrait une distance bien plus grande entre nous et les monstres, et un énorme bourbier sur leur chemin pour les ralentir. Nous ne pouvions pas espérer échapper à une meute de grizzlis brillants qui courait à toute allure sans aucun obstacle sur leur chemin.

Il n’y avait tout simplement plus aucune option.

« Ce n’est pas bon ! Ils vont nous rattraper ! »

« Tch ! Je vais les occuper ! Vous autres, courez ! »

« Suzanne ! »

Suzanne s’était arrêtée net. Sarah lui tournait autour, le visage pâle et effrayant.

« Non ! Je reste derrière ! C’est de ma faute ! C’est moi qui ne les ai pas remarqués ! »

« Tu ne pourras même pas les ralentir, petite ! »

« Ne sois pas idiote, Suzanne ! Ils sont trop nombreux pour que tu puisses les retenir tout seul ! Si tu ne fuis pas, personne ne fuit ! », dit Patrice.

« D’accord ! Montrons-leur de quoi nous sommes faits ! », annonça Mimir.

Abandonnant la tentative de retraite, chacun leva ses armes et se prépara à se battre. La meute de grizzlis brillants s’était abattue sur nous avec une vitesse féroce, forte et violente comme un tremblement de terre. Même dans l’obscurité, c’était un spectacle terrifiant.

Les jambes de Sarah tremblaient. Elle n’était pas non plus la seule. Suzanne, Mimir, Patrice et Timothy semblaient tous regarder la mort droit dans les yeux.

Mais pas un seul d’entre eux n’avait essayé de fuir.

En les regardant tous les cinq, j’avais senti mon cœur battre avec force dans ma poitrine. Était-ce parce que les grizzlis se rapprochaient de nous ? Non, certainement pas. Cela n’avait même pas l’air important.

C’était Suzanne. Et Sarah. Et Timothy, Mimir, et Patrice.

Pour une raison inconnue, les regarder réveilla quelque chose en moi. Mon souffle devenait rude. Je ne savais pas exactement quelle était cette émotion, mais elle était intense. Quelque chose dans la façon dont ils faisaient face à cette horde de monstres… m’avait vraiment touché.

« Ah… »

À un moment donné, j’avais mis la main dans ma poche pour y mettre ce que j’avais dedans.

« Qu’est-ce que tu fais, Rudeus ? ! » cria Patrice.

Les autres avaient tous jeté un coup d’œil dans ma direction. Pendant un instant, j’avais vu leurs visages. Il n’y avait de désespoir sur aucun d’entre eux. Pas même sur celui de Sarah. Ils étaient tous déterminés à trouver un moyen de survivre. Même maintenant, aucun d’entre eux n’avait abandonné. Aucun d’entre eux n’avait accepté sa propre mort.

J’avais su, à cet instant, pourquoi ils avaient choisi de tenir bon et de se battre. J’avais lu la réponse sur leurs visages. Je l’avais sentie dans ma poche. Et je l’avais vu dans un souvenir qui m’avait brièvement traversé l’esprit.

Je connaissais la réponse depuis longtemps maintenant.

Et maintenant que je m’en souvenais…

« Tout va bien. Je m’en occupe. »

Je leur avais parlé si calmement que je m’étais moi-même surpris.

Gardant mes émotions cachées du mieux que je pouvais, j’avais dirigé mon bâton directement vers le groupe de grizzlis lustrés couverts de boue qui s’approchait.

« Exodus Flame. »

Une énorme vague de feu magique traversa le groupe comme un couteau chaud à travers du beurre.

◇ ◇ ◇

Une heure passa. La zone autour du lac avait été réduite à une friche calcinée. Les cadavres des grizzlis brillants étaient partout. La plupart avaient été brûlés, mais quelques-uns avaient encore leur peau raisonnablement intacte. En ce moment, nous en dépouillions autant que possible.

Ma magie du feu avait anéanti la majorité des grizzlis brillants. Après cela, ils s’étaient séparés et avaient commencé à courir dans toutes les directions. Une poignée continua à nous charger, mais Suzanne et les autres s’étaient occupés de ceux-là, et j’avais éliminé ceux qui avaient essayé de s’enfuir avec le canon de pierre.

Une fois le dernier monstre abattu, tout le monde resta silencieux pendant un long moment, jusqu’à ce que je propose finalement de s’occuper des corps. Nous y travaillions depuis un moment déjà.

Nous devions rapporter les queues des grizzlis brillants pour prouver que nous avions fait notre travail, et leurs peaux que nous vendrions pour de l’argent. Naturellement, leur fourrure se vendait à un prix assez raisonnable. Les aventuriers avaient l’habitude d’en rapporter autant qu’ils pouvaient en porter. Nous nous séparions en équipes de deux pour la partie la plus compliquée. J’avais été jumelé avec Timothy, mon collègue magicien. Il était silencieux depuis un certain temps. J’avais eu le sentiment qu’il ne savait pas exactement quoi me dire.

Mais il n’y avait pas que Timothy. Tous les autres étaient aussi silencieux. Mais ce n’était pas la pire sorte de silence au monde. Je n’avais pas ressenti le besoin de le rompre.

Le temps que nous dépouillions les grizzlis brillants, que nous ramassions leurs queues et leurs peaux et que nous commencions à brûler leurs corps en une pile, le ciel commençait à s’éclaircir. L’air se remplissait de l’odeur de la viande grésillante. C’était une odeur que j’en étais venu à associer à la fin d’un travail d’abattage de monstres réussi.

Alors que je regardais le feu, Suzanne était venue se mettre à mes côtés : « Je suppose qu’on t’en doit une, hein ? Si tu n’avais pas été là, nous serions tous morts. J’avais l’impression que tu étais plus fort que tu en avais l’air, mais je ne m’attendais pas à une telle performance. », dit-elle en haussant les épaules.

« Je ne sais pas. Sans moi, vous n’auriez jamais accepté ce travail, n’est-ce pas ? Vous auriez probablement commencé avec une quête de rang B ou même C pour vous faire une idée du secteur. »

« Eh bien, c’est assez vrai… »

Suzanne se gratta la joue avec un regard gêné, mais je pensais sincèrement chaque mot. J’étais même reconnaissant à son groupe. Ils m’avaient aidé à réaliser quelque chose au milieu de cette bataille, et je m’étais senti un peu mieux grâce à cela.

« Cependant, je suis heureux que vous m’ayez amené ici. Merci encore. »

« … Quand tu veux, gamin. Es-tu prêt à rentrer ? »

« Bien sûr. »

Suzanne m’avait regardé en face et m’avait souri, puis s’était retournée pour aller vers notre tas de peaux. L’étape suivante consistait à faire notre retour triomphal à Rosenburg, en trimballant autant de ces choses que possible. Les monstres avaient été tués, mais cela ne signifiait pas que notre travail était terminé. Ce n’était pas fini tant que vous n’aviez pas rapporté les preuves et vendu votre butin.

Quelques instants plus tard, alors que je portais un paquet de peaux par-dessus mon épaule, j’avais remarqué que quelqu’un était venu se mettre devant moi. Ce n’était pas Suzanne cette fois-ci, c’était une fille de ma taille.

« … Merci pour le sauvetage. »

Après ces quelques mots, Sarah s’était vite retournée et avait couru vers Suzanne.

***

Partie 4

Lorsque nous étions rentrés à six à la guilde des aventuriers de Rosenbourg avec des douzaines de peaux, nous avions été accueillis par les habitants de la région qui nous avaient jeté un regard peu amical. De nombreux aventuriers avaient travaillé dans une seule ville pendant de nombreuses années, voire toute leur carrière. Lorsque des étrangers arrivaient de nulle part et effectuaient immédiatement un travail important et lucratif, cela suscitait toujours au moins un peu d’hostilité de ce genre. Dans les villes les plus tordues, des gens venaient vous harceler et exiger une réduction de vos revenus.

J’avais jeté un coup d’œil à Timothy, en me demandant comment il allait gérer cela. À ma grande surprise, je l’avais trouvé en train de regarder dans la pièce avec un sourire éclatant, comme si les autres aventuriers étaient de vieux amis au lieu d’étrangers rayonnants et pleins de ressentiment.

« Ce soir, nous fêtons l’arrivée de mon groupe à Rosenburg. Allons au bar, tout le monde. C’est moi qui paie ! », cria-t-il à la foule.

Pendant un instant, les autres aventuriers furent trop surpris pour réagir, mais ils savaient déterminer rapidement si ce qu’ils entendaient était vraiment une bonne affaire. Des acclamations s’étaient élevées tout autour de la salle.

« Hé, pour une fois que les nouveaux en ville ont l’air sympas ! »

« Hahaha ! Je vous aime bien, les gars ! »

« Putain, ouais ! De l’alcool gratuit ! »

Pour être honnête, j’étais stupéfait. Est-ce que Timothy avait vraiment jeté les gains d’un travail de sept jours aussi simplement ?

Suzanne vit le regard que j’avais et sourit, regardant fièrement son chef.

« C’est comme ça que Timothy fait toujours les choses. Si vous payez à tout le monde quelques verres de temps en temps, personne ne va vous détester, non ? C’est un petit prix à payer pour que les gars les moins amicaux ne soient pas sur votre dos. »

Huh. Vu la manière dont elle le disait, cela avait l’air vraiment logique. Plus vous aviez d’argent et de succès, plus les gens étaient jaloux. C’était une réalité. Les aventuriers devaient vivre de l’argent qu’ils gagnaient lors de leurs quêtes, ce n’était donc certainement pas quelque chose que vous pouviez faire si souvent… mais si vous faisiez preuve d’un peu de générosité les jours de paye importante, cela réduirait l’hostilité qui se mettait en travers de votre chemin.

« Très bien, tout le monde ! Souvenez-vous juste de nos noms, d’accord ? On est le groupe Counter Arrows, et lui, c’est Rudeus Greyrat ! Nous sommes impatients de travailler avec vous ! »

« Counter Arrows ! Counter Arrows ! »

« Rudeus ! Rudeus ! »

En se basant sur les chants chaleureux qui nous entouraient, Timothy nous avait à tous les coups fait gagner une popularité temporaire. Si sa stratégie était aussi efficace, je devrais essayer de suivre son exemple. Ce serait bien si je pouvais éviter les disputes inutiles avec des gens comme Sarah.

Avec cette pensée, j’avais laissé la foule me porter tout en se dirigeant vers le bar le plus proche.

 

◇ ◇ ◇

J’étais finalement rentré à mon auberge quelques heures plus tard. Les autres m’avaient convaincu de prendre quelques verres au bar. Malheureusement, je n’étais pas habitué à l’alcool, et la seule sorte qu’ils avaient dans cette ville était du whisky assez fort. J’avais rapidement eu mal à l’estomac et j’avais dû me lancer un sort de désintoxication. Ce n’était pas une erreur que je referais.

En utilisant un sort de base de guérison sur ma tête encore douloureuse, j’avais traversé ma chambre pour allumer un feu dans le poêle de chauffage.

« Ouf… »

Très vite, de petites flammes dansaient sur le bois à l’intérieur de la boîte métallique. Il faudrait probablement un certain temps pour que la pièce se réchauffe de manière significative, mais le simple fait de regarder le feu était étrangement réconfortant.

En regardant les flammes vacillantes, j’avais mis la main dans ma poche et j’avais récupéré un certain objet. C’était un morceau de tissu blanc. Pas un simple mouchoir, bien sûr. C’était quelque chose que Lilia m’avait livré contre toute attente, malgré tout ce que nous avions perdu lors de l’incident de déplacement.

C’était ma sainte relique. Je l’avais gardée en sécurité dans ma poche tout au long de mon voyage jusqu’ici. Je l’avais saisie à deux mains et je l’avais pressée fermement contre mon front.

Quand j’avais vu les membres du groupe se tourner pour combattre cette horde de grizzlis brillants, c’était une image de Roxy qui m’avait traversé l’esprit de façon si vive.

Roxy était la personne la plus forte et la plus déterminée que j’avais jamais connue.

Je ne l’avais jamais vue dans une situation de vie ou de mort, mais je savais qu’elle avait elle-même été une aventurière. Lorsque son groupe s’était retrouvé en danger, elle s’était probablement retournée et avait dû l’affronter, tout comme les membres de ce groupe. Elle avait protégé ses amis avec courage, et elle avait été protégée en retour. Elle avait survécu.

Et puis… elle était devenue ma tutrice. Elle m’avait appris tout ce qu’elle avait appris dans sa vie d’aventurière. Elle m’avait appris ce que ça signifiait d’être en vie.

Mais elle n’était pas née en sachant tout ça. Elle l’avait compris par elle-même, au cours des années qu’elle avait passées à se battre aux côtés des autres.

« Bien sûr que ça compte si tu meurs, crétin… »

J’avais serré le tissu blanc contre ma poitrine pendant un moment.

« Tu as perdu tout ce à quoi tu tenais ? Qui l’a dit ? ! »

J’avais pressé l’étoffe blanche sur mon front pour que mes larmes ne le tachent pas, je m’étais alors recroquevillé en boule et je m’étais mis à sangloter. Peu après, j’avais commencé à pleurer, mon corps frémissant à chaque hoquet douloureux.

Je n’avais pas tout perdu. Pas du tout. J’avais perdu quelque chose qui me tenait à cœur. C’était vrai. Mais cela ne signifiait pas que je n’avais plus de raison de vivre.

Souviens-toi du jour où tu es arrivé dans ce monde. Souviens-toi de Roxy. Souviens-toi du jour où elle t’a montré le monde extérieur. Tu as appris toutes sortes de choses d’elle. Elle t’a tant appris. Tu ne peux pas la trahir maintenant.

Roxy n’était pas la seule qui m’avait donné quelque chose. J’avais touché le pendentif en bois que je portais autour de mon cou. C’était un cadeau de Lilia — un cadeau qu’elle avait probablement fait à la main. Lilia avait toujours été si gentille et dévouée envers moi. Elle attendait sans doute avec impatience le jour où nous nous reverrions. Et quelque part à Millis, Paul faisait de son mieux pour réunir notre famille. Nous étions très éloignés l’un de l’autre, oui. Mais quand même, je n’étais pas seul au monde.

« Roxy… s’il te plaît, montre-moi le chemin… »

Je ne pouvais pas m’allonger et mourir ici au milieu de nulle part. Oui, je souffrais encore. Ça ne servait à rien de prétendre le contraire. Mais j’avais déjà vécu pire que ça il y a longtemps.

Tu ne peux pas tomber en morceaux maintenant, bon sang. Continue d’avancer. Fais ce que tu dois faire.

« … Très bien. »

J’avais ouvert mon bagage et j’avais sorti un autre morceau de tissu. C’était mon souvenir d’Éris, celui que j’avais trimballé avec moi tout ce temps, même si cela me faisait me sentir malheureux.

Sans un mot, je l’avais jeté dans le fourneau de chauffage.

 

Sarah

Pour être honnête, je l’avais sous-estimé.

La première chose qui m’était venue à l’esprit lorsque j’avais entendu le nom de « Greyrat » était le noble qui avait régné sur la ville où j’étais née. La famille Nostos Greyrat contrôlait toute la région de Milbotts. Je n’avais vu le seigneur lui-même qu’une seule fois, quand j’étais très jeune. Il était venu dans notre village avec un groupe de soldats pour chasser quelques monstres dans les environs. Mes souvenirs de l’époque étaient pour la plupart assez flous, mais je me souvenais très clairement de son visage à l’air rusé. Et Rudeus lui ressemblait beaucoup.

« Greyrat » n’était évidemment pas un nom de famille si rare dans le royaume d’Asura. Mais la plupart des gens qui l’avaient étaient des nobles de rang inférieur ou moyen. Vous n’en trouverez pas beaucoup parmi les villageois ou les citadins ordinaires. En fait, les gens ordinaires n’avaient généralement pas de nom de famille. Je sais que je n’en avais pas. J’étais née d’un chasseur et de sa femme, et le nom « Sarah » était tout ce qu’ils pouvaient m’offrir. Ma mère et mon père n’en avaient pas non plus.

Pour faire court, ce « Rudeus Greyrat » était manifestement un enfant riche. Il mettait une robe bon marché et se laissait pousser les cheveux à l’état sauvage pour tenter de se déguiser en aventurier ordinaire, mais ce bâton à l’allure coûteux qu’il portait ne laissait aucun doute. On pouvait pratiquement sentir l’ignorance sur lui.

Pourquoi le fils d’un noble asurien quitterait-il son pays pour se rendre dans les Territoires du Nord ?

L’expression de son visage le montrait clairement. Le gamin parlait assez poliment, mais il avait toujours l’air sombre comme l’enfer, et son attitude criait simplement « laissez-moi tranquille ». Il avait probablement eu des problèmes au pensionnat pour enfants riches, ou s’était battu avec ses parents. En d’autres termes, il s’enfuyait de chez lui.

Ce n’était vraiment pas très inhabituel. Je n’arrivais pas à le comprendre, mais il semblerait que certains jeunes nobles asuriens ne supportaient pas que tout ce qu’ils voulaient leur soit donné sur un plateau d’argent. Et après avoir fui leurs écoles ou leurs demeures, ils essayaient généralement de devenir des aventuriers.

Les enfants de la noblesse étaient éduqués dès leur plus jeune âge. L’accent était mis sur des choses normales comme la lecture, l’écriture et le calcul, mais beaucoup de familles avaient aussi formés leurs enfants au maniement de l’épée. Certaines maisons nobles considéraient la magie comme moins importante, mais de nombreuses académies exigeaient également que leurs élèves apprennent des sorts de niveau débutant.

Ainsi, certains enfants avaient acquis des compétences de combat de base, puis ils commençaient à apprendre un peu sur le monde extérieur dans leurs académies. À ce stade, pour une raison ou une autre, beaucoup d’entre eux décidaient d’abandonner leur vie facile. C’était particulièrement fréquent chez les garçons de l’âge de Rudeus. J’avais déjà monté la garde pour des enfants comme lui quelques fois auparavant, bien qu’aucun d’entre eux n’ait été assez courageux pour essayer de quitter Asura. La majorité d’entre eux n’avaient tenu qu’un ou deux jours avant de prendre peur et de retourner d’où ils venaient. Bien sûr, de temps en temps, l’un d’entre eux se révélait avoir un vrai talent et devenait un véritable aventurier, mais je n’en avais jamais rencontré.

Je m’étais dit que Rudeus n’était qu’un autre de ces enfants riches. Et j’avais toujours détesté ces enfants. Ils étaient nés dans des foyers riches et avaient reçu une excellente éducation. Ils pouvaient vivre dans le luxe et ils n’auraient jamais à travailler. L’idée que des gens comme ça puissent devenir des aventuriers me rendait furieuse.

Peut-être que cela ne me dérangerait pas tant s’ils étaient réellement engagés. Mais d’après mon expérience, ils n’étaient jamais prêts à risquer leur vie comme nous le faisions tous les jours. Lorsqu’un monstre les frappait ou qu’un autre membre de leur groupe était en danger, les enfants riches se mettaient toujours à courir.

La raison était en fait assez simple : ils avaient encore un endroit où retourner. Quand les choses devenaient trop laides ou trop effrayantes, ils pouvaient toujours rentrer chez eux. Même lorsqu’ils essayaient de devenir des aventuriers, ils avaient toujours ce plan de secours planqué dans le coin de leur esprit. Il ne leur venait même pas à l’esprit que certains d’entre nous n’avaient pas cette option. Ils ne se rendaient même pas compte que certaines personnes devaient passer le reste de leur vie en tant qu’aventuriers. Et ils nous entraînaient dans leurs petits jeux inutiles, n’épargnant même pas une pensée pour ce qui pourrait nous arriver si nous étions blessés assez gravement pour perdre notre gagne-pain.

Je pensais que Rudeus n’était qu’un autre de ces gosses inutiles. L’histoire de sa mère disparue m’avait choquée au début, mais après un certain temps, j’avais commencé à penser que c’était probablement un mensonge. Il semblerait plus probable qu’il voulait juste prouver à quel point il était « différent » et « spécial » en jouant à être un aventurier dans les Territoires du Nord, plutôt qu’être un aventurier d’Asura. Je m’étais dit qu’il s’enfuirait si les choses devenaient un tant soit peu risquées. J’avais donc essayé de limiter son rôle au sein de notre groupe, en espérant au moins l’empêcher de nous saboter.

Pour être honnête, je l’avais sous-estimé.

Au lieu de fuir pour sauver sa vie, il avait anéanti presque à lui seul cette énorme meute de Grizzlis Brillant. C’était clairement un magicien de niveau Avancé ou même de niveau Saint. Et pour une raison inconnue, il nous avait caché cela.

Cela ne faisait que m’ennuyer encore plus. Il était indéniable qu’il avait sauvé notre groupe, alors je l’avais remercié. Mais je ne me sentais toujours pas particulièrement reconnaissante.

« Viens, Sarah. Combien de temps vas-tu bouder ? »

« Qui dit que je boude ? ! »

Mon irritation n’avait pas disparu, même après notre retour à l’auberge. Je ne voulais pas admettre que ce gosse de riche était différent des autres. C’était toujours un aristocrate, et je détestais les aristocrates.

« Qu’est-ce qui t’arrive ces derniers temps, Suzanne ? Pourquoi continues-tu à t’occuper de ce type ? »

« Allez, Sarah, qu’est-ce que j’étais censé faire ? Un enfant aussi jeune ne devrait pas voyager tout seul, non ? Ça m’aurait laissé un très mauvais goût dans la bouche s’il se faisait tuer. Je veux dire, on dirait qu’il peut prendre soin de lui-même, mais quand même… »

« Qui s’en soucie ? S’il se fait tuer, ce sera à cause de sa foutue stupidité ! Cette histoire sur sa mère est de toute façon forcément fausse. Il est probablement juste en train de s’enfuir de chez lui. »

« Sarah, je sais que tu ne veux pas l’admettre, mais il dit manifestement la vérité. Ne prétends pas que tu ne le sais pas. »

Suzanne n’avait pas tort. Si Rudeus mentait, il n’aurait pas tenu bon avec nous. Il n’aurait pas craqué et pleuré au milieu de la guilde des aventuriers. Je le savais.

Je savais que ce qu’il disait était vrai. Il avait vraiment été victime de l’incident de téléportation de Fittoa. Il avait vraiment passé des années à apprendre la magie afin de rentrer chez lui, pour se rendre compte que sa maison avait disparu. Il s’était vraiment mis à la recherche de sa mère disparue. Ce n’était pas seulement une histoire triste, c’était vraiment arrivé. Maintenant que j’avais travaillé avec l’enfant, j’étais presque sûre de tout cela.

Mais une partie de moi voulait vraiment le traiter d’escroc. Je suppose qu’il y avait quelque chose à propos de Rudeus que je ne pouvais pas tolérer. Ou peut-être que c’était trop humiliant d’affronter le fait qu’un gosse de riche m’avait sauvé la vie.

« Hmph. Ce travail ne semblait de toute façon pas être un grand défi pour lui. Je suis sûre qu’il va se mettre à courir dès qu’il sera en danger. »

Faisant fi des paroles de Suzanne, je m’étais enfoncé dans mon lit et lui avais tourné le dos.

Pour une raison inconnue, je m’étais sentie incroyablement frustrée.

***

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Un commentaire :

  1. Merci pour le chapitre

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